Master1 Cours 3
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Cours n° 3
Mouloud MAMMERI (1917-1989) est parmi les écrivains colonisés de cette période celui
dont la formation de lettré est la plus poussée. Après des études primaires dans son village,
à 11ans il part au Maroc chez un oncle qui était précepteur des enfants du sultan. Il passe
quatre années à Rabat où il suit des études de lettres classiques, découvre les auteurs grecs,
la littérature antique. Lui qui était imprégné de sa culture originelle prend conscience qu’il
existe d’autres cultures que la sienne. Il revient ensuite à Alger où il fait le Lycée Bugeaud
(aujourd’hui Emir Abdelkader). Après son bac, il poursuit des études au Lycée Louis Le Grand
à Paris mais survient la seconde guerre mondiale et il est mobilisé en 1939. Libéré en
octobre 1940, il s’inscrit à la Faculté des Lettres d’Alger mais il est une nouvelle fois mobilisé
en 1942 et fait les campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne. A la fin de la guerre, il
termine ses études de Lettres classiques à la Sorbonne et rentre en Algérie en septembre
1947. Il enseigne à Médéa puis à Ben Aknoun.
Il s’est toujours intéressé à la société berbère dont il est issu et dès 1938, il écrit une étude
ethnologique sur « la société berbère » et en 1950 une étude sur l’évolution de la poésie
kabyle, continuant ainsi le travail d’un de ses précurseurs Jean Amrouche préoccupé de
conserver le patrimoine culturel berbère.
Son œuvre est très diversifiée puisqu’il a touché à plusieurs genres : le roman, la nouvelle,
le conte, le théâtre, la traduction et critique littéraire ; des ouvrages de langue comme un
« Précis de grammaire berbère » (1988), un « lexique français-touareg (1967) ; il a été
également scénariste de plusieurs films (Morte la longue nuit, L’Aube des damnés). Il a
rédigé des préfaces d’ouvrages. Il a enfin été l’auteur de plusieurs conférences à la fin des
années 70 à l’université d’Alger sur « La littérature algérienne d’expression française ». En
1980 , l’interdiction d’une de ses conférences sur la poésie ancienne berbère à l’université
de Tizi Ouzou, déclenche un vaste mouvement de revendication linguistique, le Printemps
berbère, sévèrement réprimé et qui sera à l’origine des événements d’octobre 1988 et de la
reconnaissance ensuite de la langue amazigh comme langue nationale.
En 1956, Mammeri Mammeri écrit des articles dans le journal d’expression libérale créé par
des français qui luttaient pour la paix en Algérie et prenaient parti pour le combat du FLN.
(André Mandouze, Henri Alleg, Jean de Maisonseul, mais aussi Mahfoud Kaddache, Salah
Louanchi, Pierre Chaulet, …). Tous y contribuèrent sous divers pseudonymes. Mais en 1957,
année de forte répression plusieurs libéraux furent arrêtés et torturés. Mammeri réussit à
s’échapper au Maroc.
En 1957, durant « la bataille d’Alger », Mammeri écrit la pièce de théâtre Le Foehn qui traite
de la guerre d’indépendance. Elle ne pourra pas être jouée . Il faut attendre 1967 pour
qu’elle soit vue et jouée en français à Alger, Oran et Constantine et 1982 pour qu’elle soit
publiée aux éditions Publisud à Paris.
Mammeri décide d’écrire des romans pour les mêmes raisons que Feraoun. Comme ce
dernier, il écrivait d’abord pour lui-même, accumulait les notes jusqu’au moment où il
décide de faire parler les Algériens , de leur donner une voix que l’on n’entendait pas chez
les autres écrivains de la communauté européenne, de leur donner une visibilité.
Ainsi, son premier roman , La colline oubliée, au contraire de ce qui lui a été reproché par
Mohamed Chérif Sahli , Mostefa Lacheraf et Amar Ouzeggane, est une œuvre qui traite de
l’Algérie profonde, celle d’une région, éloignée de « la civilisation » occidentale, qui a ses
traditions , ses problèmes internes et ses conflits de société. Or cette région aurait pu être
une toute autre région d’Algérie mais dans le roman , il s’agit de la Kabylie région natale de
l’auteur, celle qui lui est la plus familière. Le village de Tasga est symbolique du lieu des
origines, celui où les gens vivaient heureux jusqu’au jour où la mobilisation (événement lié à
la colonisation) vient bouleverser cette quiétude et disperser les hommes du village . De
même la misère accentuée par la colonisation qui n’est pas nommée explicitement, c’est
vrai, est un des thèmes importants de l’œuvre, de même le conflit générationnel dû aussi à
la colonisation qui a forcé les jeunes à s’éloigner du lieu originel et à découvrir d’autres
mondes qui ont influencé leur façon de regarder leur propre univers est présent à travers la
volonté des jeunes à changer leur société, à faire évoluer les anciens même si cette tentative
échoue. Dans ce roman, l’écrivain en décrivant les coutumes des villageois, les traditions
vestimentaires, culinaires, en retranscrivant des expressions de sa langue maternelle, en
évoquant l’appartenance religieuse de cette communauté, revendique la spécificité
identitaire de ce peuple que la colonisation niait systématiquement.
Enfin, la polémique qui fut faite à Mammeri par les nationalistes de l’époque parce que son
œuvre fut favorablement perçue par la critique française dénote un parti pris expliqué par
l’idéologie arabo-islamique à laquelle se référaient les politiques algériens pour contrer
l’idéologie coloniale. D’ailleurs, en 1999 Mostefa Lacheraf regrette son attitude passée et
avoue n’avoir pas décelé alors la lucidité et l’engagement de Mammeri dans ce premier
roman. Par ailleurs, les propos des détracteurs de Mammeri ne tenaient pas compte de la
conjoncture et de la censure qui guettait les écrits qui combattaient ouvertement la
colonisation. L’écrivain, lui-même, déclare qu’il était « contraint à la litote, à certaines
ambigüités ». Pourtant, certains personnages illustrent bien la situation du paysan colonisé
dépossédé de sa terre par une stratégie coloniale qui l’acculait à la paupérisation et à la
perte de sa dignité. Le personnage d’Ibrahim est victime de cette politique de colonisation et
il représente nombre d’Algériens qui sont passés du statut de propriétaires à celui d’exilé ; Il
sera forcé d’aller au Sahara pour gagner de l’argent et faire vivre sa famille.
Ainsi ce premier roman raconte les balbutiements d’une révolte qui se prépare et qui va être
plus explicite dans le roman suivant, Le Sommeil du juste (1955).
La première partie intitulée « Le père » porte l’éclairage sur une société complexe et qui
subit les conséquences de la colonisation. Le père est obligé d’hypothéquer sa terre à son
cousin Toudert qui travaille avec l’administration coloniale. Le fils ainé Mohand forcé
d’émigrer à la recherche du travail , ouvrier dans les usines Renault a contracté la
tuberculose et est revenu au pays en attente de mourir. Dans la deuxième partie intitulée
« Le fils », Slimane , le plus jeune fils quitte son village pour aller chercher du travail dans les
villes d’Algérie et découvre grâce à son ami Lounas le parti du peuple dans lequel il fera son
apprentissage politique. Durant son séjour hors de son village, il se trouve confronté à la
violence du colon et commence à prendre conscience des injustices et du sort qui est
réservé aux colonisés. Quant aux deux dernières parties du roman , elles sont
essentiellement consacrées à Arezki, personnage principal du roman. Celui-ci est le seul à
avoir fait des études, à l’école normale, où son professeur M. Poiré lui enseigne les grandes
valeurs d’humanité, de liberté. « L’ange », titre de la troisième partie réfère à l’angélisme
d’Arezki résultat d’un enseignement idéaliste qui ne le prépare pas en fait à affronter la
réalité de la guerre (franco-allemande d’une part et franco-algérienne d’autre part). Arezki
vient d’être mobilisé avec son camarade Meddour. Tous deux se rendent donc à Alger.
Cette troisième partie débute de façon poétique par la description du décor environnant.
Mais déjà on sent que ce tableau cache des zones sombres révélatrices de deux mondes qui
se côtoient , de ce compartimentage dont parle Frantz Fanon dans Les damnés de la terre.
La mer bleue reflétait le ciel bleu. L’air était calme. Dans le vert des arbres dormaient les
villas rose, blanches ou crème. Un bidonville se terrait dans un creux. Une ménagère, un
panier percé au bras, trainait derrière elle un chien aux longs poils. Des cireurs illettrés
vendaient L’Echo aux gens qui savaient lire : Images de la paix !
Arezki s’aperçoit vite qu’au sein de l’armée il n’est pas traité de la même façon que les
soldats français. Alors qu’il est aux arrêts pour s’être rebellé contre l’injustice, il se met à
écrire une longue lettre à son professeur Poiré dans laquelle il raconte son parcours
difficile pour accéder à une reconnaissance en tant qu’être humain, son expérience
d’acculturé qui l’a transformé en étranger pour sa communauté et sa désillusion.
« Les efforts que je fis pour échapper à cette condition nul ne les a soupçonnés, pas
même vous dont j’ai été le disciple aimé. Il fallait chaque jour m’arracher à un peu de ce
qui avait été moi ; je ne croyais pas que ce dût être si douloureux. »
Le contrat social. Discours sur l’Inégalité. Les Châtiments. Jaurès. Auguste Comte. Ha !
Ha ! Mesdames et Messieurs, quelle blague ! Quelle vaste blague ! Quelle fumisterie !
Des Imann ! tout ça, c’est pas pour des Imann !
A la fin du roman, il est arrêté et condamné pour un meurtre qu’il n’a pas commis ;
absurdité d’une situation qui rappelle celle de L’étranger, œuvre de Camus .
Quand l’avocat général a demandé ma tête je crois qu’il a parlé aussi de ma liberté. Je ne
sais plus, je n’écoutais que distraitement. Cette langue m’était de toutes façons
étrangère. Je n’ai entendu que la péroraison.
« Regardez, messieurs les jurés. Regardez, au coin de ces lèvres implacables, ce sourire
« qui voudrait être ironique ? Cette conscience est opaque : nulle lueur ne peut en
« percer la nuit. Seule la justice des hommes en attendant celle de Dieu pourra la
réduire sinon l’éclairer. »
Tout le discours d’Arezki nous est transmis à travers les lettres adressées à son
professeur et son journal intime qu’il tient dès qu’il est mobilisé.. Ainsi il s’exprime à
la première personne, ce qui est loin d’être innocent. En effet, en disant « je », il
s’impose comme sujet de son dire, de son faire et de ses pensées. Mammeri a choisi
de lui donner la parole car le personnage lui ressemble un peu et porte en quelque
sorte ses propres idées quant à la nécessité de ne jamais renier son identité, sa
culture car celles-ci sont le rempart contre l’aliénation. Le choix d’un intellectuel
permet à l’écrivain de porter des idées qui dans un camp comme dans l’autre (la
société patriarcale et la société coloniale) bousculent l’ordre établi. Arezki a engrangé
du savoir au fur et à mesure de ses expériences qui le transforment
intellectuellement et qui lui permettent d’avoir plus de discernement. Sa
condamnation finale n’est peut-être pas une fin en soi. Arezki prend plus de distance
avec les événements et devient plus lucide. En prison, il comprend que la lutte c’est
celle qui permet au colonisé d’être lui-même, de se retrouver, de se libérer. Cette
libération qui se profile est celle d’une façon plus large de la nation par un peuple qui
se révolte . Le meurtre de Toudert le traitre et le spéculateur par Mohand le frère
ainé d’Arezki revenu de France malade n’est peut-être pas seulement un règlement
de compte familial mais aussi une revanche sur les méfaits de la colonisation.