Quelles Rivières Pour Demain ?
Quelles Rivières Pour Demain ?
Quelles Rivières Pour Demain ?
Quelles rivières
pour demain ?
Réflexions sur l’écologie
et la restauration des cours d’eau
Quelles rivières pour demain ?
Réflexions sur l’écologie
et la restauration des cours d’eau
Christian Lévêque
Éditions Quæ
RD 10
78026 Versailles Cedex, France
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ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands-Augustins, Paris 6e.
Sommaire
Préface ............................................................................................................................................... 9
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Sommaire
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Sommaire
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Préface
« Quelles rivières pour demain ? » est un livre d’histoire ! Une histoire com-
plexe et longue, celle des relations que l’homme a su établir avec les rivières, les
milieux aquatiques, et les écosystèmes qui les habitent. Cette histoire nous est
contée par quelqu’un qui, d’abord, manie très bien notre langue et sait expliquer
avec précision, clarté et souvent humour, des concepts compliqués, ou décrire
des milieux où se côtoient les principaux éléments qui nous entourent, la terre,
l’eau (sans parler de l’air et du feu), mais en y ajoutant la vie, en une succession
infinie de réactions et de rétroactions, naturelles ou engendrées par les aménage-
ments construits par l’homme. Mais cet ouvrage n’a rien d’un traité d’hydrologie
ou d’écologie des rivières, car le fil conducteur employé par Christian Lévêque
est l’homme : l’évolution de la perception que celui-ci a d’un fleuve, et de l’uti-
lisation qu’il en fait pour le transport, pour l’alimentation en eau et la pêche,
pour la production d’énergie, pour se protéger contre ses crues ou ses périodes
de sécheresse, de son rôle pour éliminer les déchets, de son rôle militaire dans la
défense de la cité, et enfin du rôle de l’eau dans l’harmonie du paysage, du plaisir
qu’a le citoyen à contempler, dessiner ou prendre en photo une rivière, qu’elle
soit naturelle ou en partie aménagée. Il nous parle de la valeur patrimoniale
d’une rivière, et finalement des messages symboliques que cet aspect esthétique
nous apporte. Un citadin pressé, quand il longe une rivière ou la traverse sur
un pont, est sensible, même inconsciemment, au calme et à la beauté de cette
eau qui s’écoule, à laquelle il abandonne ainsi une partie de son stress. Christian
Lévêque nous dit que les surfaces en eau exercent un fort pouvoir de fascination,
que l’on a pu qualifier d’« attraction hypnotique ».
Il attache aussi beaucoup d’importance, à juste titre selon moi, à l’attente du
citoyen devant la nature. Il se démarque ainsi, de façon affirmée, de ce qu’il
appelle « les mouvements écologistes intégristes et militants », pour lesquels
la nature existe de plein droit avant l’homme, et qui se fixent pour objectif,
en matière de restauration, de retrouver l’état « naturel » du milieu (ce que les
Anglais appellent la pristine nature) où l’influence de l’homme serait absente.
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Préface
ments passés (par exemple celles de la dernière déglaciation, depuis six mille ans,
qui a toujours des effets actuels), ou celles d’usages nouveaux des milieux, celles
d’introduction d’espèces nouvelles, voulues ou non voulues, celles de l’évolution
naturelle par mutation et sélection des espèces, ou celles des fluctuations à venir
du climat. Pour donner un exemple, nous avons en 2013, Christian Lévêque,
dix autres collègues et moi-même, travaillé, à la demande de l’État, sur la com-
pensation des zones humides qui seraient détruites par la construction éventuelle
de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, dans la Loire-Atlantique. Au cours
d’une des premières réunions, Christian Lévêque a posé cette question, que nous
avons prise initialement pour une boutade : « Si, comme nous l’explique l’étude
Explore 2070 du ministère chargé de l’Environnement, l’évolution du climat
en France devait conduire à une réduction importante des précipitations, et si,
de ce fait, les actuelles zones humides de Notre-Dame-des-Landes devaient se
trouver “naturellement” desséchées, y a-t-il un sens et une justification écono-
mique à vouloir restaurer ailleurs et maintenir humides des zones nouvelles pour
recréer à tout prix l’existant ? » Bien sûr, l’exemple est excessif, mais il nous force
à prendre en compte le fait que l’environnement évolue, quoi que l’on fasse, et
que vouloir rétablir une nature « pristine » et invariable dans le temps est un
objectif qui ne peut être valablement défendu.
Une autre caractéristique de cette réflexion sur les cours d’eau est l’approche
systémique (ou encore pluridisciplinaire) que Christian Lévêque prône, dans la
droite ligne des programmes CNRS-Piren et des zones ateliers qu’il a fortement
contribué à faire émerger. Cette démarche se démarque des actions trop souvent
sectorielles qui avaient longtemps été la règle pour analyser les écosystèmes. La
démarche systémique vise au contraire à comprendre et à formaliser les interac-
tions entre les divers usages de l’eau par les sociétés humaines, les besoins de la
nature et de la biodiversité, les comportements sociaux et les facteurs écono-
miques. C’est un paradigme qui reformule la manière dont les hommes inte-
ragissent avec la nature, et qui débouche naturellement vers le développement
durable et la recherche de compromis entre les besoins des sociétés humaines
et la pérennisation des ressources. Elle correspond au concept d’écologie systé-
mique – très différente de la biologie des populations – que nous avons bien du
mal à faire émerger en France.
Je dirai pour conclure que les quinze chapitres de cet ouvrage sont de nature ency-
clopédique : tout ce que chacun d’entre nous souhaite connaître sur les rivières et
les écosystèmes aquatiques est abordé. Ainsi on trouve dans cet ouvrage : qu’est-
ce qu’une rivière, son statut, les mythes et symboles qui l’entourent, sa vallée et
la façon dont se forment son lit, sa biodiversité et ses habitats, sa multifonction-
nalité, sa fragmentation par les barrages et seuils, ses poissons, son eutrophisa-
tion, ses débordements et les inondations qu’elle engendre, la Directive cadre sur
l’eau de 2000 et le « bon état écologique des masses d’eau », la rivière et la ville,
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En guise d’introduction
« Tour à tour capable de féconder sa vallée d’un riche limon, puis de la dévaster lors
de ses crues, la Loire, comme le dieu Janus, offre à ses riverains un double visage. »
Paul Fénelon (1978)2
L’écologie des écosystèmes d’eau courante est une discipline récente. Les eaux
courantes étaient quasi absentes des travaux du Programme biologique inter-
national (1965-1972) qui, en son temps, a mobilisé une grande partie de la
communauté des écologues travaillant sur les milieux aquatiques continentaux
(ceux que l’on appelait aussi limnologues ou hydrobiologistes). L’essentiel des
recherches concernait alors les lacs, d’un accès plus simple (tout est relatif…) en
matière d’échantillonnage et de fonctionnement. Rappelons à ce propos que,
depuis la fin du xixe siècle, les lacs étaient déjà considérés comme des écosys-
tèmes, bien avant la récupération du concept par le botaniste Tansley (Lévêque,
2001)3. À preuve, les travaux de l’Américain Forbes en 1887 sur un petit lac du
Middle West et du Suisse Forell dans les années 1890 sur le lac Léman.
C’est à partir des années 1970, et surtout dans les années 1980, qu’on a vu se
développer en Europe et en Amérique du Nord des travaux d’écologie systé-
mique sur les écosystèmes d’eau courante. Il y avait eu auparavant, bien entendu,
de nombreux travaux de taxonomie ou de biologie concernant les espèces aqua-
tiques, notamment sur les poissons et les invertébrés, mais ces recherches rele-
vaient plutôt de la biologie des populations que de l’écologie systémique. Et ces
travaux étaient le plus souvent menés de manière disciplinaire.
Ce n’est pas pour autant que les cours d’eau étaient ignorés par la communauté
scientifique. Les géologues, les géomorphologues et surtout les hydrologues s’y
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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En guise d’introduction
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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« Quand on examine le globe terrestre, on y voit tout d’abord deux choses : la terre et l’eau ;
et quand on voit la terre sillonnée dans tous les sens par une infinité de cours d’eau, on est
naturellement conduit à rechercher l’origine de ces cours d’eau et le rôle qu’ils jouent
dans l’histoire générale de notre globe : car tout est harmonie dans l’œuvre de Dieu. »
Charles-Auguste Millet (1871)
C’est évident mon cher Watson, tout le monde sait ce qu’est une rivière, un
fleuve, ou un cours d’eau… Pourquoi une telle question ? Parce que les juristes
sont parfois bien gênés pour trouver une définition qui permette d’asseoir l’éla-
boration des lois ou l’énoncé d’un jugement, quand il s’agit de dédommager les
plaignants à la suite d’une pollution, par exemple. Alors…
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Qu’est-ce qu’une rivière ?
en partie cette rédaction si l’on se souvient que, dans les années 1950, l’écologie
des cours d’eau était quasi inexistante, ces milieux étant jusque-là investis seule-
ment par les ingénieurs hydrauliciens et les gestionnaires des pêches.
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Qu’est-ce qu’une rivière ?
Écoutons nos anciens ! Si une eau courante n’est pas assez forte pour porter de
petits bateaux, on l’appelle en latin rivus, en françois ordinairement ruisseau ; si
elle est assez forte pour porter bateau, on l’appelle rivière, en latin amnis ; enfin,
si elle peut porter de grands bateaux, on l’appelle en latin flumen, en françois
fleuve. La différence de ces dénominations n’est, comme l’on voit, que du plus
au moins (d’après l’Encyclopédie de Diderot).
Pour la plupart des géographes français, un fleuve est un cours d’eau qui se jette
dans la mer quelle que soit son importance. Mais il existe des exceptions pour
les cours d’eau se jetant dans les « mers intérieures » (Aral, Caspienne) ou dans
les lacs endoréiques (le Chari dans le lac Tchad). Le terme « fleuve » n’a pas
d’équivalent en anglais. « Un grand fleuve (pour les géographes de l’Antiquité)
était une sorte de bras de mer. De même que la plupart des mers communiquent
entre elles, les grands cours d’eau du continent devaient donc s’unir les uns aux
autres. Tels étaient, selon la légende, les fleuves de l’Enfer. » (Grenier, 1934)
« La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruis-
seaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis ; c’est un ruisseau, agrandi
des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singuliè-
rement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales.
Comme le faible tributaire qui mêle un humble courant à sa puissante masse, il
peut avoir ses chutes et ses rapides, ses défilés et ses entonnoirs, ses bancs de cail-
loux, ses écueils et ses îlots, ses berges et ses falaises ; mais il est beaucoup moins
varié que le ruisseau et les contrastes qu’il offre dans son régime sont beaucoup
moins saisissants. Plus grand, il nous étonne par le volume de ses eaux, par la
force de son courant ; mais il reste uniforme et presque toujours semblable à lui-
même dans sa majestueuse allure. » (Reclus, 1869)
Un peu d’érudition
En grec ancien, le fleuve se dit potamos. On retrouve cette racine dans :
• Hippopotame : le cheval du fleuve.
• Potamologie – du grec logos (le discours) : la science des fleuves.
• Potamobiologie : la biologie des fleuves.
• Mésopotamie – du grec mesos (milieu) : région du Moyen-Orient située entre le Tigre et
l’Euphrate.
• Potamogeton (plantes aquatiques) ou potamot : de potamos et du latin geiton (voisin).
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
entre la Loire et l’Allier, qui est le fleuve ? Lequel se jette dans l’autre pour
rejoindre la mer ? Il en va de la dignité de toute une région ! C’est la Loire qui
remporta le match. « Le fleuve est l’époux, celui qui garde son nom et confère
par là une dignité nouvelle au tout petit ruisseau qu’il était à sa source… Et
l’Allier connut le destin des épouses. En mêlant ses eaux au cours d’eau qu’il
rejoint dans son lit, l’affluent perd, en effet, son nom et parfois beaucoup de son
identité. » (P. Barrier, 1989)
Si l’on appliquait à la lettre la définition des géographes, la Seine serait également
une usurpatrice puisque c’est l’Yonne qui est le cours principal du bassin parisien.
En effet, à leur confluent, à Montereau-Fault-Yonne, l’Yonne présente un débit
et un bassin versant supérieurs à ceux de la Seine (respectivement 93 m3/s et près
de 10 800 km2 pour l’Yonne, et à peine 80 m3/s et 10 300 km2 pour la Seine).
La même situation se produit en amont avec l’Aube, dont le bassin versant est
de 4 700 km2, avec un débit de 41 m3/s, contre 4 000 km2 et 33 m3/s pour la Seine.
Un autre problème de préséance se pose aussi parfois : quelle est la source du
fleuve ? Ainsi lit-on dans un dictionnaire du xviiie siècle : « Quoique la Seine soit
la plus renommée des rivières de France, et que sa source soit près du chemin de
Dijon à Paris par Châtillon, et par conséquent fort aisée à trouver, son origine
a eu longtemps presque le même sort que celle du Nil. Pas un géographe, pas
un historien ne l’a découverte. Tous ceux qui en ont fait mention l’ont placée
où elle n’est pas, jusque-là même que, sur les lieux, chacun veut la mettre chez
soi… la Seine prend donc sa source dans le lieu-dit Doui (douix) de la Seine ;
c’est-à-dire source de la Seine. Ce lieu est à 50 pas du grand chemin de Dijon à
Paris, et à une lieue et demie de Saint-Seine5. »
Pour autant, la question n’est pas tranchée, car une multitude de filets d’eau des-
cendent du mont Tasselot, modeste sommet du plateau de Langres, et se rejoignent
pour donner naissance à la Seine. « À 80 pas de là, quatre fontaines y viennent
fondre comme en droite ligne. Ensuite, jusqu’à Chanceaux, il y en a tant d’autres
petites qu’il semble que la terre se saigne de toutes parts pour grossir la Seine »,
décrit J. Aubert. Le choix définitif fut donc marqué d’un signe distinctif : la sta-
tue de la Seine abritée dans une petite grotte sur le territoire de Saint-Germain-
Source-Seine, sur un terrain acheté par la ville de Paris en 1932. « Ainsi, la Seine
sourd d’un sol “de la Ville de Paris” », ajoute avec humour P. Barrier.
Un fleuve n’a pas une, mais une multitude de sources réparties dans tout le
bassin versant. Et rien d’objectif ne permet de privilégier l’une plus que les
autres. De même qu’est arbitraire le choix du cours d’eau qui se jette dans l’autre
en amont : est-ce la Seine qui se jette dans l’Yonne ou l’Yonne dans la Seine ?
(d’après « La Seine en équations », site Eaufrance).
5. Cité par Jean Aubert dans La Vie des bords de Seine, Horvath, 1986.
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Qu’est-ce qu’une rivière ?
Ce joli titre est emprunté à un article de Virginie Serna, duquel nous tirons de
larges extraits. Vers la fin du xiiie siècle, avec l’affirmation des droits régaliens,
le roi était en charge de la gestion des cours d’eau. La circulation fluviale des
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
7. Manuscrit (1413) enluminé par les frères Limbourg. Cf. fac-similé, Draeger, Paris, 1978.
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Qu’est-ce qu’une rivière ?
en 1674 pour la première fois sous une forme correcte avec la Carte particulière
des environs de Paris par « Messieurs de l’Académie royale des sciences ».
Dès le xvie siècle, certaines infrastructures importantes de la rivière font l’objet
de signalisations particulières sur les cartes. Les points de passage des cours d’eau
sont ainsi rapidement apposés sur les cartes des fleuves.
En 1678, le Père Lubin, « Prédicateur et Géographe ordinaire du Roy », dans
un ouvrage attentif à la définition des termes géographiques et sensible à la diffi-
culté de représenter le fleuve, soulignait l’imprécision des géographes à désigner
ne serait-ce que le sens du courant. Il recommandait aux cartographes l’utilisa-
tion d’un principe graphique simple, qui est justement celui de la flèche : « on ne
peut faire connaître le cours qu’en gravant comme j’ai dit au milieu une flèche,
dont l’empenne marque d’où elle vient, et le fer où elle va ». Le Père Lubin
développe pour la première fois dans ce même ouvrage la règle de l’attribution
gauche et droite aux rives qui se situent à main droite ou à main gauche du bate-
lier descendant la rivière, ce qui simplifie la lecture de la rivière.
Au cours du xviie siècle, des règles spécifiques à la cartographie des cours d’eau,
c’est-à-dire la manière de les dessiner, l’indication de leurs équipements et la
couleur de leurs eaux, se mettent véritablement en place. « La grande innova-
tion résidait, pour la cartographie des rivières, dans l’apposition, sur le tracé du
fleuve, des équipements de la rivière par des signes conventionnels. La rivière y
était représentée comme un lieu de production d’énergie (moulins), accueillant
des structures en long et en travers (ponts, gués, bacs), tous ces équipements
étant intimement liés à la rivière. C’est la fonction utilitaire de la rivière qui
était clairement distinguée » (Serna, 1999). Ainsi, la carte formalisait les projets
d’aménagement hydraulique et avait pour objet de seconder les interventions
techniques des ingénieurs, qui avaient pour mission de corriger, rectifier, redres-
ser le fleuve désordonné. « On passe ainsi, grâce à la carte, de la rivière-paysage
à la rivière-machine. À regarder l’utilisation des équipements de la rivière, à
réfléchir sur les corrections apportées par les ingénieurs sur le corps hydrique,
on voit aisément que domine un modèle actif de l’aménagement hydraulique.
La science hydraulique devient un élément de l’ordre moral qui doit remettre
dans le droit chemin une nature désordonnée, trop libre, et doit lui appliquer
un certain nombre de corrections, voire une véritable médecine » (Serna, 1999).
Quand se constitue la topographie, dans la seconde moitié du xviiie siècle, le
fleuve prend place au sein des cartes. Les cartes fluviales, vers la fin du xviiie siècle,
révéleront le tracé des berges, les contours des îles, leur flore, le nombre de roues
attenantes aux moulins, voire la géométrie des installations de pêche en milieu
de lit. Le chenal de navigation indiqué, des profils transversaux tracés en marge
de la carte sont autant de données nouvelles qui traduisent la conviction pro-
fonde que la rivière est un espace économique vital, dont la représentation doit
viser l’exactitude et la précision.
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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« La montagne est sacrée dans la mesure où elle n’est pas habitée, c’est le territoire
des dieux ; le fleuve est le territoire des hommes, c’est lui qui rend la vie possible. »
Alain Rey (2010)
Les Romains désignaient l’eau par l’expression res communis, « chose commune ».
La loi du 3 janvier 1992, avec l’article L. 210-1 du code de l’environnement, a
également donné à l’eau le statut de res communis : « L’eau fait partie du patri-
moine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement
de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt
général. L’usage de l’eau appartient à tous dans le cadre des lois et règlements
ainsi que des droits antérieurement établis. » Cependant, les berges, voire les lits,
peuvent avoir un ou plusieurs propriétaires.
À l’époque carolingienne, les rivières et les ponts, au même titre que les chemins,
étaient sous le contrôle des comtes, chargés de les administrer et de punir les délits
qui pouvaient être commis. Le contrôle de la rivière s’exerçait alors sur les usages :
la navigation, le flottage du bois, l’installation des moulins, etc. Or les moulins à
eau, qui participent à « la révolution technologique médiévale », sont fort nom-
breux dès le xie siècle. Le seigneur les fait installer sur la rivière qui coule en son
fief et il impose aux habitants le ban du moulin, un monopole qui lui permet
d’obliger la population du fief à moudre son grain dans le moulin « banal », contre
redevance. Progressivement, on en viendra à dire que la rivière qui coule dans
un fief appartient au seigneur du fief. Toutefois, les riverains revendiquent des
franchises, et réclament le libre accès à l’eau. Dans certains endroits, des paysans
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
avaient obtenu une franchise et des libertés, dont celle de creuser un puits. Dès le
xiiie siècle, les moulins ont été concédés, des droits de pêche reconnus.
La mise en place de l’administration des Eaux et Forêts, sous la dynastie des
Capétiens, est concomitante de la période d’accroissement du domaine royal,
encore relativement restreint pendant le Moyen Âge. En 1575, l’ensemble du
personnel de l’administration des Eaux et Forêts représente plus de six cents offi-
ciers royaux dirigés par six grands maîtres, ce qui permet un bon quadrillage du
royaume. Les fonctions confiées aux officiers des Eaux et Forêts concernent la ges-
tion des bois et des rivières, c’est-à-dire la surveillance de l’usage qui en est fait, la
répression des délits (notamment de chasse et de pêche) et, de façon plus générale,
l’application des ordonnances royales (Dana, 2009).
Les mesures royales concernant les cours d’eau durant le xvie siècle sont relati-
vement peu nombreuses. L’ordonnance de mars 1516 est remarquable par ses
quatre articles réglementant la pêche. L’objectif de ce texte est de lutter contre les
« pilleries, larrecins et abus qui se font aux eaues et forests de nostre royaume, au
grand dégast et destruction d’icelles ». La première mesure est la proscription de
tout un type de matériel de pêche, présenté comme responsable du fait que les
rivières « soient aujourd’hui comme sans fruit ». Par exemple, cette ordonnance
réglemente la taille des mailles des filets de pêche ; ceux-ci sont autorisés si, dans
chaque maille, l’on peut « boutter les doigts jusques au gras de la main ». De plus,
un poids minimum par espèce de poissons est fixé. Enfin, pour assurer le repeu-
plement des rivières (eh oui, déjà !), il est interdit de pêcher « de mi-mars jusques
à mi-may, car les poissons frayent en iceluy temps ».
Cette ordonnance sur la pêche mise à part, les autres décisions royales au sujet
des cours d’eau sont toutes liées à la navigation. Tout d’abord, l’édit de mai 1520,
qui ne concerne que la Seine et ses affluents, préconise de défricher les berges des
rivières (probablement pour éviter toute gêne aux bateaux) et interdit d’y faire des
« édifices ni autres choses quelconques empeschant le navigage ». La plupart des
décisions royales visent alors à limiter les structures qui peuvent gêner la navigation.
Jean Bouteiller, conseiller au Parlement de Paris à la fin du xive siècle, est l’un des
premiers à esquisser une définition juridique et une catégorisation des cours d’eau.
Il s’intéresse à la juridiction des « rivieres courans parmy la terre d’aucun seigneur »
et distingue, dans un premier temps, les « grosses rivières » qui « sont au Roy nostre
Sire » telles que la Seine, l’Oise ou encore la Somme. Il ajoute aussitôt qu’aux sei-
gneurs « parmy la terre desquels les rivières passent, leurs terres et seigneuries vont
jusques en l’eauë ». En d’autres termes, les grandes rivières appartiennent au roi
alors que les rives relèvent des possessions seigneuriales. Aux « grosses rivières »,
Jean Bouteiller oppose, de façon logique, les « petites rivières », ces dernières mesu-
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Le statut des rivières
rant en moyenne sept pieds8 de large contre quatorze pieds pour les grandes. En
complément il précise que ces cours d’eau « ne portent point de navire ». Le critère
principal de différenciation est donc la navigabilité de la rivière.
L’ouvrage imprimé de Jean Bouteiller est l’édition de 1603 d’un manuscrit
réalisé deux siècles auparavant, annoté et réactualisée par le jurisconsulte Loys
Charondas Le Caron (1534-1613). Il confirme la distinction entre rivières royales
et seigneuriales selon la possibilité ou non de naviguer. Il ajoute néanmoins que
les rivières que les « seigneurs prétendent à eux, à cause de leur seigneurie » ne leur
sont dues que par la « concession des Roys ». Il ajoute ensuite que « par le droict
commun du Royaume, tous fleuves navigables sont reputez estre du domaine du
Roy, et lui appartenir à cause de sa couronne ». La définition est, cette fois, plus
précise : toutes les rivières navigables appartiennent à la Couronne et les diffé-
rents seigneurs qui en possèdent sont redevables à leur souverain. Il ajoute que les
« isles, iaveaux, atterrissemens et establissemens estans esdicts fleuves et rivieres
navigables et publics » appartiennent au roi.
Cardin Le Bret (1632), quant à lui, considère que « ce n’est pas sans raison que les
fleuves et rivières navigables ont mérité d’estre mises en la particuliere protection
des Roys : car c’est par leur moyen que les Provinces se communiquent les unes
aux autres les biens qu’ils recueillent ». Il met ici en avant le rôle fondamental de
la navigation fluviale comme moyen de communication et de transport des mar-
chandises. Par exemple, il est possible de faire transiter des produits de la façade
atlantique à la Méditerranée par voie d’eau, presque sans interruption. Les biens
sont transportés sur la Loire jusqu’à la ville de Roanne, où ils sont déchargés puis
amenés par voie de terre dans les environs de Villefranche-sur-Saône. Là, ils sont
à nouveau placés dans des bateaux sur la Saône. Enfin, la rivière de Saône assure
le relais des marchandises jusqu’à la mer Méditerranée par l’intermédiaire du
Rhône. Un tel trajet, d’environ un millier de kilomètres, est tout à fait réalisable
par voie d’eau avec seulement deux ruptures de charge et un trajet terrestre rela-
tivement court. Ce qui est vrai pour les marchandises l’est aussi pour l’artillerie,
qui est aisément transportable en bateau. Pour assurer ce rôle de transport, le
cours des rivières ne doit pas être entravé.
Cardin Le Bret rappelle également que les rivières sont un réservoir de ressources
vivrières (poissons) et fournissent l’eau d’irrigation et la force motrice. Mais les
moulins et les pêcheries ne peuvent pas se multiplier pour ne pas devenir préju-
diciables à la circulation. Un particulier ne peut pas dévier le cours d’une rivière à
son profit ni même en réaliser une dérivation partielle. Ce type de travaux relève
de la juridiction royale. Cardin Le Bret considère également que seul le roi peut
8. Le pied est une unité de longueur ancienne correspondant à la longueur d’un pied humain,
c’est-à-dire approximativement 30 cm.
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
« lever des peages sur les fleuves : aussi pour ce sujet il est tenu de faire entretenir
les ponts, les ports, les passages, et de rendre leur canal libre ». Il ajoute même
que « les peages n’ont esté establis que pour cette consideration ». Une forme
d’écotaxe en quelque sorte…
Ainsi, au xvie siècle, le roi de France est le seigneur des fleuves et rivières navigables
de son royaume. Il dispose de différentes prérogatives sur ces rivières, telles que
le droit de péage ou la réglementation de la pêche, et il s’approprie les îles et les
rivages des cours d’eau. Mais il a aussi le devoir de garantir la navigation sur les
cours d’eau ! L’ordonnance de 1669, dite de Colbert, sur les eaux et forêts, consacre
définitivement la domanialité des rivières navigables : « déclarons la propriété de
tous les fleuves et rivières portant bateaux, de leurs fonds, artifices et ouvrages de
mains dans notre royaume et terre de notre obéissance, faire partie du domaine de
la couronne, sauf les droits de pêche, moulins, bacs et autres usages que les parti-
culiers peuvent avoir par titre et possession valable auxquels ils sont maintenus ».
Les lois révolutionnaires avaient pour objectif de faire passer sous la souverai-
neté nationale tout ce qui relevait autrefois de la souveraineté monarchique.
En supprimant le droit féodal, on espérait libérer la terre des tenanciers. Mais
la réforme se révéla très compliquée. Les rivières non navigables, en particulier,
posaient problème. Les seigneurs perdaient leurs droits féodaux, mais on ne
savait pas trop au profit de qui… Pour certains, il s’agissait des communes, pour
d’autres des communautés d’habitants ; d’autres encore mettaient en avant les
droits des riverains. Devant les insuffisances de la législation, il revenait alors aux
tribunaux de régler les conflits nés d’opposition entre la propriété et l’usage, un
point particulièrement sensible dans la France rurale.
Des particuliers, de plus en plus nombreux, érigent de nouveaux moulins et
réclament des droits sur l’eau. Le principe est alors que l’eau n’appartient à
personne mais que son usage est commun. Les lois de 1790 et 1791 donnent
pouvoir aux préfets, qui accordent l’autorisation réglementant le barrage, en
fixent l’emplacement ainsi que le niveau légal de la retenue. Ce dernier est la
hauteur à laquelle l’usinier doit maintenir les eaux en temps ordinaire et les
ramener, autant que possible, en temps de crue. Cette surélévation ne doit ni
gêner le moulin supérieur, ni endommager les rives en amont. Mais le meunier
a toujours tendance à maintenir le niveau des eaux le plus haut possible, ce qui
provoque de nombreuses protestations des riverains.
C’est en 1865 que l’on assiste à un premier classement de cours d’eau soumis à
obligation d’échelles à poissons, sorte d’escalier destiné à permettre aux poissons
migrateurs de remonter les cours d’eau pour frayer. Cette mesure fut prise (déjà)
30
Le statut des rivières
pour lutter contre la disparition du poisson, qui était une ressource impor-
tante pour l’alimentation des populations rurales. Les rédacteurs avaient bien
conscience qu’il fallait apporter quelques retouches au code civil et qu’il fallait
aborder véritablement la question des petites rivières laissées jusque-là à l’appré-
ciation des tribunaux. La loi du 8 avril 1898 apporte quelques modifications.
Sur les rivières navigables et/ou flottables devenues « domaniales », ne peuvent
s’exercer que les usages soumis à autorisation. Le véritable apport nouveau de la
loi concerne les rivières « non domaniales », pour lesquelles le législateur entend
dissocier le lit de la rivière qui appartient désormais au riverain, et l’eau qui
n’appartient à personne et sur laquelle peuvent s’exercer des droits d’usage.
31
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les cours d’eau non domaniaux (rivières et ruisseaux) sont les cours d’eau non
flottables et non navigables de l’ancienne réglementation. Ils sont régis par le
droit privé. Seuls les fonds et les berges appartiennent aux propriétaires, qui
peuvent en interdire l’accès à autrui, ainsi que la circulation. Mais l’eau fait tou-
jours partie du domaine public, les propriétaires ne pouvant pas diminuer le
débit de la rivière au-dessous d’un certain seuil. En cas de dérivation, le débit doit
rester suffisant pour assurer la conservation et la diversité du milieu aquatique.
L’accès aux berges est interdit sans l’autorisation des propriétaires.
32
Le statut des rivières
33
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
et des zones humides. Le Sage est élaboré par la commission locale de l’eau (CLE),
laquelle est composée pour 50 % d’élus locaux, 25 % d’usagers et 25 % de représen-
tants des administrations, à l’initiative du préfet de département. La loi prévoit en
outre, pour l’information du public, que les résultats des contrôles sanitaires soient
transmis aux mairies « en termes compréhensibles par tous » et affichés.
Depuis 1975, l’Europe a mis en place sa politique de lutte contre la pollution des
eaux et la dégradation des milieux aquatiques à travers une trentaine de directives
et règlements qui nécessitaient plus de cohérence. La Directive a ainsi été présen-
tée comme le souci d’harmoniser et simplifier les politiques de l’eau menées dans
les 27 États membres. Depuis octobre 2000, la Directive cadre européenne sur
l’eau (directive 2000/60/CE) établit un cadre réglementaire et fixe des objectifs
pour la gestion et la préservation des milieux aquatiques. Son objectif initial est
l’atteinte du bon état d’ici 2015 (maintenant 2027), sauf dérogation spécifique.
La DCE innove à plus d’un titre. En premier lieu, elle fixe un cadre européen
pour la politique de l’eau, en instituant une approche globale autour d’objectifs
environnementaux, avec une obligation de résultat, et en intégrant des poli-
tiques sectorielles :
• elle fixe des objectifs clairs avec un calendrier précis : atteindre le bon état des
eaux souterraines et superficielles pour 2015, et réduire ou supprimer les rejets
de certaines substances classées comme dangereuses. Des dérogations sont pos-
sibles si elles sont justifiées. De fait, la date de 2015 est maintenant considérée
comme utopique ;
• elle impose une unité d’évaluation : la masse d’eau. Il s’agit d’une « unité
hydrographique (eau de surface) ou hydrogéologique (eau souterraine) cohé-
rente, présentant des caractéristiques assez homogènes, et pour laquelle on peut
définir un même objectif ». Un même cours d’eau peut être divisé en plusieurs
masses d’eau si ses caractéristiques diffèrent de l’amont à l’aval ;
• elle privilégie une vision globale de l’écosystème et non plus sectorielle, para-
mètre par paramètre ;
• le public est associé à la démarche, il doit être consulté au moment des choix à
faire pour l’avenir, dans le but de renforcer la transparence de la politique de l’eau ;
• elle propose une méthode de travail, pour un réel pilotage de la politique de
l’eau, avec l’analyse de la situation, puis la définition, la mise en œuvre et l’éva-
luation d’actions nécessaires pour atteindre les objectifs environnementaux ;
• elle intègre les thématiques de l’aménagement du territoire et de l’économie
dans la politique de l’eau. La DCE ambitionne d’être un véritable outil de pla-
34
Le statut des rivières
35
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les cours d’eau non domaniaux servent aussi à l’irrigation des terres. Par sa qua-
lité de riverain, un individu est à la fois propriétaire du lit et des berges du cours
d’eau, alors qu’il ne dispose sur l’eau elle-même, désormais « chose commune »,
que d’un droit d’usage que l’on qualifie souvent de préférentiel. Les limites des
règles générales du droit d’usage des riverains des cours d’eau non domaniaux
sont fixées par l’article 644 du code civil. « Celui dont la propriété borde une
eau courante autre que celle qui est déclarée dépendance du domaine public par
l’article 538 au titre “De la distinction des biens” peut s’en servir à son passage
pour l’irrigation de ses propriétés… Celui dont cette eau traverse l’héritage peut
même en user dans l’intervalle qu’elle y parcourt mais à la charge de la rendre, à
la sortie de ses fonds, à son cours ordinaire. »
36
3
« Devant l’eau profonde, tu choisis ta vision ; tu peux voir à ton gré le fond immobile ou
le courant, la rive ou l’infini ; tu as le droit ambigu de voir et de ne pas voir ; tu as le droit
de vivre avec le batelier ou de vivre avec “une race nouvelle de fées laborieuses, douées d’un
goût parfait, magnifiques et minutieuses”. La fée des eaux, gardienne du mirage, tient tous
les oiseaux du ciel dans sa main. Une flaque contient un univers. »
Gaston Bachelard (1942)
Les eaux, qu’elles soient douces ou salées, sont « devenues, principalement, objets
de science, d’analyse, de gestion. Mais cela n’a pas imposé un total désenchante-
ment. L’eau douce, notamment, demeure un riche support de croyances, de fan-
tasmes et, surtout, de rêves » (Corbin, 2005). En réalité, à côté de notre mode de
pensée qui se veut rationnel, il y a toujours de la place pour les émotions, les mys-
tères, le surnaturel. En effet, les fleuves font partie intégrante des grands mythes
de l’humanité. La plupart des civilisations antiques sont nées le long de grands
cours d’eau dont la crue apportait la fécondité, mais dont les « colères » terribles
et imprévisibles ne manquaient pas d’effrayer. Les cours d’eau sont perçus tout à
la fois comme bénéfiques et maléfiques, axes de navigation facilitant les contacts
et les échanges commerciaux, mais aussi voies de pénétration et d’invasions des
continents (pensons aux Vikings remontant la Seine !).
La symbolique de l’eau relève d’une dualité attirance-répulsion que l’on peut
retrouver, au fil des siècles, dans des cultures très différentes. Symbole de vie et
de pureté, l’eau intervient comme élément primordial dans beaucoup de cosmo-
gonies. Chez les Égyptiens par exemple, Noun est l’océan primordial précédant
la création du monde, une étendue d’eau mal définie, baignant dans l’obscu-
rité la plus complète. Dans la mythologie mésopotamienne, comme l’atteste
« le poème de la naissance des dieux beaux et gracieux », retrouvé à Ugarit en
Phénicie, l’eau est à l’origine de la création du monde et de la vie. Les deux
grands mythes fondateurs sont liés à l’eau : la création du monde à partir des
37
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
De manière paradoxale, le cours d’eau est à la fois un trait d’union et une fron-
tière. Les fleuves et leurs vallées furent des voies de communication qui per-
mirent le développement des échanges commerciaux, mais ce furent aussi des
voies privilégiées d’invasions. Ainsi, lors des invasions normandes au ixe siècle,
des flottes vikings, parfois composées de plusieurs centaines de bâtiments,
avaient remonté la Seine et incendié et pillé Rouen à plusieurs reprises, avant
de faire le siège de Paris en 845. On sait moins que les invasions normandes
ont concerné également la Loire et la Garonne. Les invasions sur la Loire débu-
tèrent en 843 par des pirates venus de la mer qui s’attaquèrent à Nantes, Tours,
Blois, Orléans. Toujours en 843, une flotte viking d’une centaine de vaisseaux
remonta la Garonne jusqu’à Toulouse. Tout ne fut pas négatif… les techniques
de construction navale des Normands, très en avance pour l’époque, avec des
bateaux à tirant d’eau assez réduit, à voile carrée, servirent de modèles aux cha-
lands de la Loire.
Certains de nos fleuves et de nos rivières constituent des frontières naturelles
régionales, marquant parfois la limite entre groupes sociaux. Ainsi, le Rhin et
le Danube étaient les frontières naturelles continentales de l’Empire romain.
38
Les rivières et notre imaginaire
Franchir le fleuve ?
On ne fait pas que suivre les rivières au fil de l’eau. Il faut parfois les traverser !
Bien entendu, il peut y avoir les gués qu’empruntent aussi les animaux. Et puis,
il y avait la glace, l’hiver, qui permettait la traversée, parfois à risques ! Le moyen
technique le plus simple fut le bateau puis le bac. Une solution de facilité pour
s’épargner la construction d’un pont. Cependant, petit à petit, des ponts de bois
ou de pierre furent édifiés, raccourcissant de manière sensible les parcours des
marchandises. Mais le franchissement des fleuves représentait un défi.
Il semble que, dans l’Antiquité, la traversée d’un fleuve était considérée comme
un sacrilège. Pénétrer dans ses eaux, traverser le courant, c’était entrer dans le
domaine de la divinité, dans ce domaine interdit, que les Romains désignaient
par le mot sacer, sacrum. Une telle audace devait entraîner la mort des coupables.
Mais il y avait moyen de se concilier les dieux en leur faisant des offrandes. D’où
ce rite qui consistait à jeter des pièces de monnaie dans les fleuves aux lieux
de passage, gués ou ponts. Ainsi peuvent s’expliquer les nombreuses trouvailles
de monnaies, faites dans le lit de plusieurs rivières, aux endroits mêmes où ces
rivières étaient franchies, dans la Saône à Mâcon, dans la Loire à Orléans, dans
la Seine à Paris, dans la Maine près d’Angers.
« Nous avons même des raisons de croire qu’à l’origine la construction d’un pont sur un
fleuve fut considérée, elle aussi, comme une atteinte sacrilège à la puissance de la divinité
fluviale. Quelles que fussent les craintes inspirées par une telle conception de la divinité
des fleuves, il parut de bonne heure indispensable de concilier ces superstitions avec les
nécessités de la vie. Il était impossible de maintenir aux cours d’eau le caractère de bar-
rières infranchissables pour tous, sous peine de mort. Afin d’apaiser d’avance la colère
des divinités fluviales, on leur offrit des victimes humaines ; de tels sacrifices étaient des
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
sacrifices de rachat, de rédemption. Cette notion explique et éclaire le rite des Argées.
Le pont, du haut duquel les mannequins, substituts des victimes humaines primitives,
étaient précipités dans les eaux du Tibre, n’était autre que le Pont de Bois, Pons Sublicius,
c’est-à-dire le premier pont qui permit aux habitants de Rome de franchir le fleuve ; à
l’époque historique, les mannequins, au nombre de trente, étaient d’abord placés dans
des chapelles situées en différents quartiers de la ville ; c’est dans ces chapelles qu’une
procession allait les chercher avant de les porter sur le Pont de Bois. Le rite… passait
pour avoir un effet collectif ; chacune des parties de la ville envoyait au fleuve sa victime,
dont le sacrifice devait racheter, pour l’année qui s’ouvrait, toutes les atteintes portées à
la divinité fluviale par ceux de ses habitants qui passeraient sur le pont. » (Toutain, 1926)
Le fleuve peut donc représenter une barrière psychologique, en partie symbo-
lique, comme en témoigne l’expression « franchir le Rubicon ». Ce petit fleuve
côtier qui se jette dans l’Adriatique servit de frontière entre l’Italie romaine et la
province de la Gaule cisalpine. Les Romains l’ont investi d’une importance
presque sacrée car il représente la limite qu’aucun général Romain n’a le droit de
franchir à la tête de ses troupes sans y être expressément invité, faute de quoi le
général en question est déclaré rebelle et ennemi de la Patrie. La loi romaine
assimile cet acte au crime suprême et la punition en est la peine de mort. Il entra
dans l’histoire quand Jules César, poursuivant Pompée, le traversa avec ses
légions en armes en 49 av. J.-C. C’est à cette occasion que César prononça, dit-
on, cette phrase demeurée célèbre : « alea jacta es » (le sort en est jeté !).
« Dans sa course, César avait déjà vaincu les glaces des Alpes. En lui-même il projetait d’im-
menses changements et une guerre future. Quand il atteignit les flots du petit Rubicon,
le général crut voir l’apparition immense de la patrie tremblante. Elle brillait dans la nuit
obscure. Le visage décomposé, elle répandait ses cheveux blancs autour de sa tête recou-
verte de tours. Elle s’arrachait la chevelure et se dressait les bras nus. Elle prit la parole tout
en gémissant : “Soldats, où allez-vous
trop loin ? Où portez-vous mes éten-
dards ? Si vous venez dans le respect de
la loi, si vous êtes de bons citoyens, la
frontière se trouve ici.” Alors un senti-
ment d’horreur s’empara des membres
du général. Sa chevelure se hérissa. Une
soudaine faiblesse arrêta sa marche et
retint ses pas au bord du Rubicon. »
(Lucain, Pharsale, I, 183-212)
… Ce qui n’empêcha pas César de
franchir le Rubicon ! Figure 3.1 César franchit le Rubicon.
40
Les rivières et notre imaginaire
Figure 3.2 À Saint-Savin-sur-Gartempe, le Vieux Pont date du xiiie siècle. (photo C. Lévêque)
Depuis le Moyen Âge, il permet à la route Poitiers-Bourges de franchir la rivière Gartempe. Les ponts ont joué un
rôle majeur dans l’économie nationale, cependant, ils ont aussi une signification symbolique : le pont rapproche les
opposés, c’est un lieu d’échange.
41
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
L’enfer grec comporte quant à lui cinq fleuves bien connus : le Styx, l’Achéron,
le Cocyte, le Phlégéthon et le Léthé. Les Enfers sont séparés du royaume des
vivants par un ou plusieurs fleuves, souvent le Styx, parfois aussi l’Achéron.
Qu’un mortel touche les eaux du Styx, et il sera pourvu de pouvoirs surhumains.
Thétis, mère d’Achille, le plonge à sa naissance dans le Styx pour le rendre invin-
cible – sauf au talon, par lequel elle le tient…
La Bible n’est pas en reste. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et de
là il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Fiscon ; c’est celui qui
coule autour de tout le pays d’Avila, où l’on trouve l’or, le bdellion et la pierre
d’onyx. Le nom du deuxième fleuve est Guihon : c’est celui qui coule autour de
tout le pays de Cus. Le nom du troisième est Hiddekel (le Tigre) ; c’est celui qui
coule vers l’orient de l’Assyrie. Et le quatrième fleuve est le Phrat (Euphrate).
42
Les rivières et notre imaginaire
sanctuaires. Nos ancêtres avaient peuplé sources, rivières et lacs de tout un pan-
théon de divinités, du sommet des montagnes au fond des vallées. Les sources,
entourées d’une enceinte sommaire, coulaient au bénéfice de tous, imprégnées
des vertus et des pouvoirs du dieu-héros auxquelles elles étaient consacrées. Les
Romains, qui pratiquaient un culte identique, s’accommodèrent de ces disposi-
tions et installèrent leurs dieux dans l’enclos. Divinités celtiques et romaines
cohabitèrent pacifiquement dans des sanctuaires mixtes.
Un exemple de cette fraternité des cultes est sans doute celui des sources de la Seine
dont l’origine remonte aux périodes préceltiques. L’eau des sources de la Seine a
fait l’objet d’un culte de la part des Gallo-Romains. Il semble que la fréquentation
de ce sanctuaire était de même nature et de même ampleur que le pèlerinage de
Lourdes. La déesse Sequana y était vénérée. On lui prêtait des pouvoirs protecteurs
et bénéfiques. Les sources étaient captées pour alimenter plusieurs bassins, dans
lesquels les pèlerins se livraient à des ablutions. Les campagnes de fouilles ont mis
à jour des centaines d’ex-voto en bois, en bronze ou en pierre. Ces ex-voto sont
souvent des représentations
partielles du corps humain
(bras, jambes, mains, torses,
organes génitaux, anoma-
lies pathologiques). Ces
offrandes laissent nettement
apparaître la cohabitation des
deux traditions, celtique et
romaine. La déesse Sequana
(figure 3.3) est représentée
le plus souvent sous les traits
Figure 3.3 La nymphe Sequana, personnification mythique de la Seine. d’une jeune fille debout sur
Fille de Bacchus, elle fut enlevée par Neptune, séduit par sa beauté. une barque. Des statuettes
Elle finit par échapper au dieu de la mer et se métamorphosa en rivière
au cœur de la Bourgogne. Ce nom, dû à Jules César, serait une trans- votives à cette effigie furent
cription de Sicauna, qui désigne l’Yonne. retrouvées le long de la Seine.
Nymphes
Dans la mythologie grecque, les nymphes (jeunes filles) peuplent la plupart des lieux. Ce sont
généralement de jolies filles, souvent associées à des divinités supérieures. Les Naïades (du
grec signifiant « couler ») sont les nymphes qui présidaient aux fontaines, aux ruisseaux, aux
rivières. Elles passaient pour les filles de Zeus et faisaient l’objet d’une adoration particulière.
Beaucoup de fontaines leur sont dédiées. Par leur nature, elles s’apparentent aux humains
et, de leur union avec des hommes naissent des héros ou demi-dieux. Mais elles peuvent aussi
noyer les mortels trop curieux qui tentent de contempler leur royaume immergé.
Vers le iiie siècle, les chrétiens entreprirent d’évangéliser le pays pour imposer
leur dieu unique. Tous les conciles, jusqu’au viiie siècle, jettent l’anathème sur
les cultes rendus aux « sources sacrées ». On comble les fontaines, on détruit
43
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
les temples, on coupe les arbres sacrés… Et souvent, sur les décombres, on se
réapproprie les anciennes divinités pour les affubler de noms chrétiens. L’Église
va ainsi récupérer les dévotions aux fontaines et les fées, les « dames » laissèrent
la place à Marie, à qui de nombreuses fontaines miraculeuses furent dédiées. Le
culte des saints remplaça d’une certaine manière celui des anciennes divinités. On
faisait des pèlerinages aux fontaines dans l’espoir d’obtenir des guérisons. Autant
de comportements que l’on peut encore observer de nos jours. Malgré une récu-
pération globalement réussie par la religion chrétienne, les anciennes divinités
continuèrent néanmoins à résister dans les campagnes, et le paganisme perdura
longtemps. De nos jours, on rencontre encore des sources dites « miraculeuses »
qui attirent des pèlerins.
À la Renaissance, les fées rejoignirent les nymphes antiques au fond de leurs
palais aquatiques. Un nouveau légendaire vit le jour, fortement inspiré du pré-
cédent. Les fées de la Bourgogne venaient en foule se baigner à minuit dans
la fontaine de Talent qui ne tarissait jamais. Ondines et fées acceptaient par-
fois un commerce charnel avec les mortels, mais elles n’acceptaient de prendre
un homme pour époux qu’à la condition qu’il ne dévoile jamais leur origine
aquatique et ne tente jamais de les regarder nues. C’est ainsi, pour avoir bravé
l’interdit, que Raymondin, comte de Forez, perdit sa femme Mélusine qu’il vit
s’envoler par la fenêtre, traînant derrière elle sa queue de serpent.
44
Les rivières et notre imaginaire
flottant sur l’eau, ils attirent femmes et enfants qui se baignent au bord des
rivières ; en effet, quand ceux-ci tentent d’attraper les objets qu’ils ont vus, ils
sont brusquement enlevés et entraînés au fond de l’eau. » (Gervais de Tilbury,
Otia imperialia, vers 1215)
La tarasque
La tarasque est un animal fantastique qui fait partie de la culture populaire provençale de
l’époque médiévale. Avec ses terribles dents acérées, elle s’attaquait à tous ceux qui passaient
à sa portée pour s’en repaître, qu’ils soient humains ou animaux. Elle est décrite par Jacques
de Voragine dans la Légende dorée, qu’il écrivit dans les années 1261-1266 : « Il y avait, à cette
époque, sur les rives du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon, moitié animal,
moitié poisson, plus épais qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec des dents semblables à
des épées et grosses comme des cornes, qui était armé de chaque côté de deux boucliers ; il
se cachait dans le fleuve, d’où il ôtait la vie à tous les passants et submergeait les navires. »
Selon la tradition provençale, une barque miraculeusement guidée au travers de la tempête
vint aborder un jour non loin de l’embouchure du Rhône. Elle transportait notamment
Marthe, sœur de Lazare, le ressuscité. Celle-ci remonta le Rhône en prêchant la parole et
en multipliant les miracles. Les populations des bords du fleuve en aval d’Avignon subis-
saient alors les fureurs d’un monstre qui désolait les campagnes et dévorait hommes et
bétail. C’était un dragon à longue queue, dont la gueule rappelait celle du lion et dont le
dos était protégé par une forte écaille de tortue qui le rendait invulnérable. On le nommait
Tarasque et on le croyait sorti des abîmes marins ou des eaux du Rhône. Les habitants
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
étaient à ce point terrorisés qu’ils vouaient même un culte superstitieux au monstre. Ils
implorèrent la sainte, qui accepta de les délivrer.
Marchant vers le monstre, elle lui commande au nom de Jésus-Christ de venir vers elle et
dénoue sa ceinture pour la passer au cou de la terrible tarasque. Cette dernière devenue
soudain docile, Marthe l’achemine dans la bourgade voisine comme elle aurait pu faire
d’un chien familier. En souvenir de cette délivrance miraculeuse, la ville reçut le nom de
Tarascon et les habitants instituèrent une fête commémorative, dont le cérémonial fut réglé
au xve siècle par le roi René et qu’on célèbre encore aujourd’hui chaque année. La Tarasque
devint le symbole de Tarascon ; son image figure sur les armes de la cité ; elle est sculptée
sur la façade de son hôtel de ville, gravée sur ses sceaux et ses monnaies anciennes.
On pourrait croire que ces légendes font partie du passé. Mais il existe aussi de
« nouveaux monstres », à l’exemple du silure glane, un poisson originaire du Danube
qui a été introduit dans presque toutes les rivières d’Europe au xxe siècle. De grande
taille (il peut atteindre 2,5 m), vivant sur les fonds de la rivière, il est dépourvu
d’écailles et son aspect rebute. Sur la Saône, des rumeurs circulent sur son compte :
un berger allemand aurait été mordu par celui que l’on surnomme « le requin d’eau
douce » ou « les dents de la Saône ». Sans parler des légendes qui racontent qu’en
Europe centrale, sa terre d’origine, des enfants finissent parfois dans l’estomac du
monstre. En réalité il n’y a aucun cas recensé d’attaque avérée sur l’homme.
« Je n’ai pas vu le chien se faire happer par le silure, mais j’en ai entendu parler.
Ça se serait passé entre Lamagistère et Golfech », précise M. Corbefin, garde-pêche
sur le secteur de Port-Sainte-Marie-Aiguillon. « Ça ne m’étonne pas, poursuit-il,
car j’ai pu constater que le silure avale tout et n’importe quoi. Lors des battues
au cormoran, en Garonne par exemple, j’avais un fusil avec injecteur automa-
tique, le silure n’hésitait pas à gober les cormorans et jusqu’à quatorze douilles. »
(La Dépêche du Midi, 2008)
46
4
« C’est donc par abstraction pure qu’on arrive à considérer un fleuve comme un être isolé.
Car il n’est en réalité que l’ensemble des rivières et des ruisseaux accourus de toutes les
extrémités du bassin ; il réunit les milliers de filets d’eau échappés aux glaces ou sortis des
veines de la terre ; il se compose des gouttelettes innombrables qui suintent de la terre saturée
de pluie ou couverte de neige… On peut donc dire que les cours d’eau qui répandent la vie
sur tout le globe, et sans lesquels les continents seraient des espaces arides et complètement
inhabitables, ne sont autre chose qu’un système de veinules rapportant au grand réservoir
océanique les eaux déversées sur le sol par le système artériel des nuages ou des pluies. »
Charles-Auguste Millet (1871)
Le cours d’eau n’est pas un simple tuyau d’évacuation des eaux ; il s’inscrit dans
un ensemble plus large, celui de son bassin versant et de ses interactions avec
les autres milieux environnants, qu’ils soient terrestres, aquatiques, aériens, etc.
Il s’inscrit également dans un contexte de relations socio-économiques par la
production de biens et de services.
La notion de gestion intégrée des ressources en eaux (International Water
Ressources Management) (GIRE ou IWRM) a été introduite en 2000 (GWP,
2000). Elle met l’accent sur la nécessité d’aborder la gestion de l’eau à la fois
en termes techniques (eau de surface et souterraine) et sous ses diverses facettes
politiques, économiques et sociales. La gestion intégrée élargit le débat en rap-
pelant notamment que le partage de l’eau n’est pas seulement un problème tech-
nique mais se fait dans un monde dominé par la logique politique.
Dans une perspective de gestion durable, les collègues canadiens (Canada, 1996)
avaient mené une réflexion sur l’approche écosystémique des grands systèmes
fluviaux, qui reste d’actualité.
47
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Un cours d’eau s’inscrit dans un bassin versant qui marque l’emprise du fleuve
sur le milieu géographique. C’est un territoire limité, comparable à une cuvette
qui collecte les eaux de pluies ruisselant sur le sol pour les diriger vers la rivière
ou vers une nappe d’eau souterraine. Sur le plan écologique, le bassin versant de
chaque fleuve est isolé des bassins adjacents par des lignes de partage des eaux
(ou lignes de crêtes) qui sont des frontières naturelles dessinées par le relief et
séparant les eaux de ruissellement Il en résulte que les bassins versants sont équi-
valents à des îles dans chacune desquelles les espèces aquatiques, telles que les
poissons, mollusques ou crustacés, évoluent de manière indépendante. La frag-
mentation géographique des systèmes aquatiques est ainsi un facteur favorable à
la différentiation des espèces. C’est ce qui explique la richesse relative en espèces
des eaux continentales, dans lesquelles on a recensé 130 000 espèces décrites, à
comparer aux quelque 300 000 espèces connues en milieu marin mais pour une
surface et un volume bien plus considérable (Balian et al., 2008).
Dans ce bassin versant, l’eau est le vecteur principal des échanges entre les diverses
composantes du paysage. Les cours d’eau sont classiquement perçus comme des
systèmes organisés le long d’un gradient longitudinal. L’eau s’écoule d’amont
vers l’aval avec, simultanément, une augmentation du débit et une réduction
de la pente, qui vont structurer le lit et ses habitats. L’ensemble constitué par
le chenal et ses annexes (terrestres, aquatiques et interstitielles) est désigné par
l’expression d’« hydrosystème fluvial » (Amoros et Petts, 1993).
Les systèmes aquatiques continentaux sont des systèmes ouverts, fortement
influencés par les milieux terrestres et marins qui les entourent, pour les apports
48
Un fleuve dans sa vallée : de l’écosystème au paysage
tant en eau qu’en éléments nutritifs, et pour les échanges de matériel biologique.
Le système fluvial (figure 4.1) fonctionne avec sa vallée alluviale et les différents
biotopes aquatiques qui contribuent au cycle biologique de nombreuses espèces.
49
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
50
Un fleuve dans sa vallée : de l’écosystème au paysage
Figure 4.2 L’hydrosystème dans ses différentes dimensions longitudinales, horizontales et verticales (d’après
Amoros et Petts, 1993).
Le lit
Le lit désigne tout l’espace occupé, en permanence ou temporairement, par un cours d’eau.
On distingue le lit majeur du lit mineur, ce dernier étant la zone limitée par les berges.
Le lit majeur est l’espace occupé par le cours d’eau lors de ses plus grandes crues. On le
désigne également sous l’expression « débit de plein bord », qui est la limite au-delà de
laquelle l’eau se répand dans la plaine d’inondation. On attribue à Brunetto Latini, encyclo-
pédiste médiéval, la première utilisation du terme lit pour désigner l’espace occupé par un
cours d’eau : « La rivière semble dormir, mais il lui arrive de sortir de son lit. »
51
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
dans les alluvions, mais avec des vitesses bien plus lentes. En période de crue,
une partie des eaux charriées par la rivière s’infiltre dans les sédiments pour ali-
menter la nappe. En période d’étiage, les eaux souterraines assurent, en retour,
le maintien d’un débit des cours d’eau. Ces échanges eau de surface-eaux souter-
raines concernent également les éléments dissous et les organismes aquatiques.
• La dimension verticale (échanges avec l’atmosphère)
Un cours d’eau et son bassin versant sont bien évidemment en interaction avec
l’atmosphère, via les pluies, mais aussi par les retombées des substances en suspen-
sion dans l’atmosphère, ou encore les échanges thermiques. On oublie souvent que
beaucoup d’espèces aquatiques se déplacent aussi dans l’air, à l’instar des insectes,
ou voyagent accrochées au pelage ou au plumage des animaux terrestres.
• La dimension temporelle
Les cours d’eau ont une histoire. Celle, à long terme, des événements clima-
tiques et géologiques qui ont façonné sa vallée. Celle à moyen et court terme,
liée aux événements climatiques exceptionnels ainsi qu’aux usages et aux aména-
gements de nature anthropique. Le système que nous observons aujourd’hui est
en réalité un héritage. La connaissance de l’histoire de l’écosystème permettra
bien souvent de comprendre certains aspects de son fonctionnement actuel, sans
anticiper néanmoins sur son fonctionnement futur !
52
Un fleuve dans sa vallée : de l’écosystème au paysage
sont développées au cours des temps. C’est cet ensemble interactif qui constitue
un véritable système ou anthroposystème. C’est tout autant une construction
sociale qu’une entité géographique ou écologique.
Ainsi, les cours d’eau européens sont utilisés depuis longtemps par les sociétés
humaines pour le transport et comme source d’énergie, de bonnes raisons parmi
d’autres de construire les villes à proximité des fleuves (chapitre 9). Mais, simulta-
nément, les hommes ont eu à se protéger des crues et des divagations des fleuves. Il
en résulte que les sociétés ont depuis longtemps modifié et façonné les cours d’eau
et leurs bassins versants pour mieux les utiliser et les sécuriser. Elles ont surimposé
un environnement artificiel et construit à des milieux dits naturels. Ce faisant, elles
ont également modifié les flux de matières et d’énergie et le fonctionnement des
cours d’eau est fortement contraint par l’usage qui en est fait.
En définitive, un cours d’eau, en Europe, est un système doublement construit :
par les dynamiques à long terme de l’environnement biophysique (le climat
par exemple) et par les dynamiques des sociétés. L’anthroposystème se définit
ainsi comme un système interactif entre deux ensembles constitués par un (ou
des) sociosystème(s) et un (ou des) écosystème(s) naturel(s) et/ou artificialisé(s)
s’inscrivant dans un espace géographique donné et évoluant dans le temps. Ces
anthroposystèmes sont occupés, aménagés et gérés par les sociétés qui utilisent
cet espace. On ne peut envisager le futur de notre environnement sans l’homme
et sans une nécessaire co-évolution à long terme qui suppose à la fois des adap-
tations et des compromis. Après tout, c’est ce que nous enseigne la théorie de
l’évolution !
Les écologues et les gestionnaires des milieux naturels ont longtemps privilé-
gié les notions d’équilibre ou se stationnarité. Même si l’équilibre de la nature
n’existe pas, nous aimons croire qu’il en est ainsi (Lévêque, 2013). Il est vrai que,
sur de courtes périodes, on peut avoir l’impression d’une certaine stabilité. Après
tout, le cycle saisonnier se répète plus ou moins à l’identique. Mais, sur le long
terme, les recherches en paléo-écologie ou les suivis à long terme nous montrent
que les systèmes écologiques se transforment. Les changements difficilement
perceptibles sur de courtes périodes de temps, peuvent devenir apparents quand
les périodes d’observation sont assez longues. C’est ce que l’écologue américain
John Magnuson (1990) appelait le « présent invisible ».
La mutation de l’écologie vers une écologie du changement, et non de l’équi-
libre, est en cours, mais elle est difficile. Plusieurs concepts de l’écologie scienti-
fique, sous des formes nuancées, sont porteurs de l’idée d’équilibre de la nature.
Et le public, les médias, les ONG et certains scientifiques, utilisent encore ces
53
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
54
Un fleuve dans sa vallée : de l’écosystème au paysage
55
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Un fleuve dans sa vallée : de l’écosystème au paysage
57
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Gorham E., 1997. Human impacts on ecosystems and landscapes. In Nassauer J.L., Placing
Nature, Culture and Landscape Ecology, p. 15-32. Washington et Covelo Island Press.
Hobbs R.J., Higgs E. et Harris J.A., 2009. Novel ecosystems: Implications for conserva-
tion and restoration. Trends in Ecology et Evolution, 24 (11) : 599-605.
Le Pichon C. et al., juin 2007. Méthodes et outils d’analyse spatiale des habitats des pois-
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Lévêque C. et Van der Leeuw S. (eds), 2003. Quelles natures voulons-nous ? Pour une
approche socio-écologique du champ de l’environnement. Elsevier, 324 p.
Lévêque C., 2013. L’écologie est-elle encore scientifique ? Éditions Quæ.
Magnuson J.J. 1990. Long-Term ecological research and the invisible present. BioScience,
vol. 40, 7: 495-501.
Menguy B., 2007. Le paysage, outil de négociation et de sensibilisation. In Le paysage
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Millet C., 1871. Les Merveilles des fleuves et des ruisseaux. Librairie Hachette & Cie, coll.
Bibliothèque des merveilles.
58
5
Le travail de l’eau :
quand le fleuve fait son lit
« Et les dites eaux tombantes sur les dites montagnes au travers des terres et fentes descendent
toujours et n’ont aucun arrêt jusque à ce qu’elles aient trouvé quelque lieu forcé de pierre ou
rocher bien contigu. Alors elles se reposent sur un tel fond et ayant trouvé quelque canal ou
autre ouverture, elles sortent en fontaine ou en ruisseau et fleuves selon que l’ouverture et
les réceptacles sont grands et d’autant qu’une telle source ne se peut jeter (contre sa nature)
aux montagnes, elle descend aux vallées… voilà en peu de paroles la cause des sources des
fontaines, fleuves et ruisseaux, et il ne faut chercher nulle autre raison que celle-là. »
Bernard Palissy (1580)
Dans les rivières, l’eau s’écoule par gravité. Ce flux, variable dans le temps, est
le moteur par excellence du fonctionnement morphologique et écologique du
cours d’eau. L’eau érode, dissous, transporte ; l’eau crée et détruit en perma-
nence des paysages et des habitats ; le cycle de l’eau, par la périodicité, l’intensité
et la durée des crues et des étiages, contraint les cycles biologiques des espèces.
Parler du fonctionnement de l’hydrosystème, c’est donc en premier lieu parler
du fonctionnement hydrologique.
C’est évident mon cher Watson… Les rivières sont alimentées par des sources !
Oui mais d’où vient l’eau des sources ? En réalité, l’origine de l’eau des rivières
fut une question longtemps controversée.
Dans l’Antiquité, certains observateurs s’interrogeaient fort intelligemment sur
le fait que le niveau des océans ne s’élevait pas davantage malgré l’apport inces-
sant des fleuves.
59
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Ainsi, lit-on dans le Prologue de l’Ecclésiaste (975 av. J.-C.) : « tous les torrents vont
à la mer, et la mer n’est pas pleine9 ». Les Égyptiens, quant à eux, étaient confron-
tés à une situation paradoxale qui avait tout pour induire les prêtres (détenteurs de
la connaissance) en erreur : la crue du Nil a lieu en saison sèche et non en saison
des pluies, puisqu’elle provient des précipitations sur les montagnes éthiopiennes.
Comment les Anciens expliquaient la crue du Nil
Les anciens Égyptiens, qui ne connaissaient pas les sources du Nil, croyaient que le noun,
l’océan primordial, était encore présent autour de la terre et que c’est lui qui alimentait le
Nil. Ils pensaient aussi, comme Thalès, que les vents d’été soufflant de la mer vers l’intérieur
font refluer la masse des eaux du Nil, qui ne peuvent plus s’écouler vers la mer. Pour d’autres,
il existait un Nil souterrain qui coulait durant la période des basses eaux du Nil terrestre.
Hérodote critique ces théories et déclare que la crue est l’état normal du Nil, ce sont les
basses eaux qu’il faut expliquer. Pour cela, il avance que l’hiver en Égypte (période des basses
eaux) correspond à l’été à l’endroit où le fleuve prend sa source (l’Éthiopie désignait alors
toutes les terres qui sont au sud de l’Égypte pour les Égyptiens). On expliquerait ainsi l’étiage
par le manque d’eau résultant de la sécheresse sur les sources du Nil durant l’hivernage.
Si Hérodote se trompe, il a au moins le mérite de prendre en compte l’inversion des saisons
entre le cours supérieur et le cours inférieur du Nil. C’est Démocrite (vers 420 av. J.-C.)
qui avance l’hypothèse la plus proche de la réalité : il dit que les vents étésiens poussent
vers les massifs éthiopiens les nuages qui se sont formés en Europe, où ils produisent des
pluies abondantes qui gonflent le Nil, expliquant ainsi la crue du fleuve. Aristote (vie siècle
av. J.-C.) reprend cette théorie dans son traité Sur l’inondation du Nil : la crue s’explique
par les pluies violentes qui s’abattent sur l’Éthiopie en été.
Dans la Grèce antique, on se posait aussi cette question : d’où vient l’eau des
rivières ? L’hypothèse d’un cycle souterrain de l’eau, soutenue par Platon (428-
348 av. J.-C.), affirme que la mer est à l’origine des eaux. Des tréfonds de la Terre,
elle remonte par capillarité jusqu’au plafond des grottes qui composent le sous-
sol ; les rivières ainsi formées s’en vont vers l’océan (figure 5.1). « Toutes les eaux
communiquent entre elles par des canaux souterrains, et toutes ont leur principe
et leur source dans
ce qu’on appelle le
tartare, masse d’eau
placée au centre [de
la Terre]... C’est
cette eau primordiale
et initiale qui est la
cause de l’écoulement
de chaque courant,
en raison de sa per-
pétuelle agitation, car
elle n’a pas de base, Figure 5.1 Le cycle de l’eau : l’hypothèse du Tartare selon Platon.
60
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
61
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
« qu’il est donc manifeste que quand le tiers des eaux de pluie s’évaporerait,
un tiers maintiendrait la terre mouillée dans les grandes plaines, un tiers serait
encore suffisant pour alimenter les fontaines et les rivières ». Pourtant, l’idée des
eaux centrales s’impose encore au xviie siècle, car elle s’appuie sur les traditions
(Tartare d’Homère, Abîme de la Bible) et s’inscrit bien dans la nouvelle théo-
rie astronomique de la sphéricité de la Terre. Le mathématicien Alexis Clairaut
(1713-1765) et Georges Buffon (1707-1788) mettent finalement en évidence
en 1743 que le cycle de l’eau ne peut qu’être atmosphérique. Mais en réalité il
faudra attendre le début du xxe siècle pour que soient mises au point des mesures
hydrologiques incontestables…
M. Halley a fait voir, no 192 des Transactions philosophiques, que les vapeurs élevées de
la surface de la mer, et transportées par le vent sur la terre, sont plus que suffisantes
pour former toutes les rivières et entretenir les eaux qui sont à la surface de la terre.
M. de Buffon, dans le premier volume de son Histoire naturelle, p. 356, trouve par
un calcul assez plausible, que dans l’espace de 812 ans toutes les rivières ensemble
rempliraient l’Océan : d’où il conclut que la quantité d’eau qui s’évapore de la mer,
et que les vents transportent sur la terre pour produire les ruisseaux et les fleuves, est
d’environ les deux tiers d’une ligne par jour, ou 21 pouces par an ; ce qui est encore au-
dessous des 29 pouces dont on vient de parler, et confirme ce que nous avançons ici,
que les vapeurs de la mer sont plus que suffisantes pour produire les fleuves. (d’après
l’Encyclopédie de Diderot)
Cette histoire, au-delà de son intérêt anecdotique, est intéressante à deux points
de vue :
• elle nous montre que la connaissance scientifique peut faire l’objet d’un très
long processus d’élaboration, et qu’elle est fortement dépendante des outils dont
on dispose ;
• elle nous montre aussi que les idées reçues ont la vie dure, et qu’il faut beaucoup
de temps pour s’en débarrasser. On pense, de nos jours, aux principes d’équilibre
et de stationnarité qui sont toujours d’actualité en écologie et en hydrologie, alors
que nous avons de nombreuses preuves que ces principes sont inexacts.
Les cours d’eau ont une fonction écologique essentielle : évacuer les eaux de
pluie qui ruissellent et drainer les sols. Mais le régime hydrologique dépend
étroitement du volume des précipitations tombant sur le bassin versant et de
sa répartition quantitative au cours de l’année. Les cours d’eau sont donc des
systèmes écologiques caractérisés par une forte variabilité saisonnière et interan-
nuelle, qui va contraindre à son tour le système biologique. On peut dire que
le régime hydrologique est le moteur du fonctionnement des systèmes fluviaux.
62
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
Les précipitations ont une répartition très inégale sur la planète. Suivant la
zone géographique, il peut pleuvoir de 10 à 3 000 mm par an. La pluviométrie
moyenne en France est de 800 mm par an. Les régions les plus sèches se trouvent
en plaine (Chartres, Marignane) avec une pluviométrie moyenne de 600 mm.
Les régions les plus arrosées se situent essentiellement sur les reliefs, avec une
pluviométrie annuelle moyenne supérieure à 1 200 mm. En moyenne, seulement
40 % de l’eau qui tombe alimente nos rivières par ruissellement sur le sol et/ou
via les nappes phréatiques. Le reste est évaporé ou consommé par la végétation.
Le ruissellement de surface réagit rapidement aux apports par les pluies : lors des
averses, les eaux s’écoulent sous forme d’un réseau dense de ravines et de petits
ruisseaux pour gagner rapidement les rivières. Mais le ruissellement dépend éga-
lement du couvert végétal : il est plus important sur des sols nus, dépourvus de
végétation, que sur des sols couverts de végétation. C’est pourquoi le déboise-
ment entraîne des crues plus rapides et plus importantes en facilitant le transfert
des eaux de ruissellement. Et il facilite en conséquence l’érosion des sols.
Une autre partie des précipitations s’infiltre dans les sols et chemine horizontale-
ment dans les couches supérieures du sol pour réapparaître éventuellement dans
un chenal d’écoulement. Cet écoulement hypodermique dépend de la structure
du sol et de la présence ou non de couches imperméables. Ayant tendance à ralen-
tir le cheminement de l’eau, il a pour conséquence d’allonger la durée de la crue.
Selon la géologie et la structure du sol, une fraction des précipitations atteint la
nappe phréatique dans laquelle elle va transiter à une vitesse très réduite, cette
fois : de quelques mètres à quelques millimètres par an. Les nappes phréatiques
vont, à leur tour, contribuer à alimenter les sources et les rivières, principalement
en période de basses eaux, qui correspond le plus souvent à la période où les
63
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
pluies sont rares, contribuant ainsi à maintenir un écoulement de base dans les
cours d’eau. C’est grâce à cette alimentation d’origine phréatique que les cours
d’eau n’arrêtent pas de couler. Dans les régions arides où les nappes de surface
n’existent pas, l’écoulement des cours d’eau s’interrompt en l’absence de pluies,
ce qui a bien entendu des conséquences importantes sur l’écologie de ces milieux.
Eau bleue, eau verte
La distinction eau bleue/eau verte a été proposée par Falkenberg en 1995.
L’eau « bleue » est celle qui s’écoule dans les rivières jusqu’à la mer, celle qui se trouve
dans les lacs, qui est captée dans les nappes souterraines, qui s’écoule dans les cours
d’eau. L’eau « verte » est l’eau qui est contenue dans le sol et qui est disponible pour les
plantes. Quand il pleut, une fraction de l’eau qui atteint le sol contribue à l’eau bleue (par
ruissellement superficiel et par percolation vers les nappes d’eau souterraine), alors que
le reste, estimé à 60 % du total des précipitations, constitue l’eau verte. L’eau bleue est
transformée en eau verte par l’irrigation ; l’eau verte est transformée en eau bleue par le
drainage des sols.
Le débit des cours d’eau, fortement influencé par les phénomènes météo-
rologiques, est très variable et difficilement prévisible à moyen et long terme
puisqu’il dépend des variations du climat. Le régime hydrologique décrit, par
une approche statistique, les variations dans le temps du débit des rivières, qui
est le volume d’eau, exprimé en m3 . s-1, passant durant un temps donné à tra-
vers la section de la rivière. Les régimes hydrologiques se caractérisent par des
périodes de crue et d’étiage. Étiages et crues définissent en réalité les formes
extrêmes de l’écoulement, et se caractérisent par leur fréquence, leur durée et les
valeurs des débits écoulés exceptionnellement faibles ou élevés.
Le débit moyen annuel d’un fleuve est la moyenne annuelle des débits instan-
tanés ou journaliers. L’Amazone, le Congo et le Yangzi Jiang, l’Orénoque et le
Brahmapoutre sont les fleuves qui ont le plus fort débit (tableau 5.1). À eux cinq,
ils représentent environ le quart de l’écoulement fluvial à la surface du globe.
On distingue quatre grands types de régimes en Europe :
• le régime pluvio-océanique ou atlantique, caractérisé par un débit maximal en
fin d’automne ou en hiver et des variations saisonnières relativement modérées.
C’est le cas pour des fleuves comme la Seine, essentiellement alimentée par les
eaux de pluies ;
• le régime nival de montagne pour les rivières, comme le cours supérieur du
Rhin, qui sont surtout alimentées par la fonte des neiges. La période de hautes
eaux se situe à la fin du printemps et au début de l’été ;
• le régime glaciaire caractérise les rivières fortement influencées par la fonte des
glaciers, comme le cours supérieur du Rhône. Le débit est maximal en juillet-
août et minimal en hiver ;
64
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
Tableau 5.1. Chiffres de la longueur, de la superficie du bassin versant (en millions de km2), des flux
d’eau en moyenne annuelle (km3/an), des flux de matières solides et de matières dissoutes (en millions
de t/an) pour quelques fleuves français et les grands fleuves mondiaux. (d’après de Marsily, 2009)
Fleuve Longueur S du BV Débit moyen Charge solide Charge dissoute
km Mkm2 km3/an Mt/an Mt/an
Garonne 645 0,06 17,2 2,2 3,9
Loire 1 000 0,11 28,4 7,8 6,1
Rhône 810 0,10 59,9 31 18,3
Rhin 1 233 0,22 69,4 3,4 60,5
Seine 775 0,08 15,8 0,7 7,7
Amazone 6 570 6,1 6 590 1200 287
Congo 4 700 3,7 1 200 22,8 42,5
Gange 2 525 1, 05 493 520 91,5
Yang Tsé 6 300 1,8 928 480 192,9
Danube 2 870 0,8 6 500
Nil 6 690 3,4 2 800
Dans les bassins versants de grande taille, la montée des eaux est lente, en géné-
ral, et il en est de même pour la décrue. À l’inverse, les crues violentes de courte
durée (ou flash floods) sont liées à des précipitations brutales, orageuses, s’abat-
tant sur des petits bassins à pente forte (chapitre 10). C’est le cas des « crues
cévenoles » qui résultent des précipitations brutales de nuages provenant de
la mer et se retrouvant bloqués par les Cévennes. Les précipitations orageuses
d’origine méditerranéenne, qui surviennent surtout en automne et qui défraient
régulièrement la chronique, sont quant à elles des phénomènes dits de « goutte
froide », et non pas des crues cévenoles. En effet, lorsque la terre se refroidit plus
vite que la mer, il y a un contraste entre les masses d’air froid en altitude et des
masses d’air chaud et humide provenant de l’évaporation de la mer. La rencontre
des deux crée une « bombe thermique » qui arrive sur les côtes et se déverse sous
forme de précipitations importantes. Ainsi, le 29 septembre 2014, Montpellier
a vécu un véritable cataclysme, car il est tombé en trois heures l’équivalent de ce
qui tombe habituellement en cinq mois.
65
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les débits des fleuves sont variables d’une année sur l’autre, car ils dépendent
des fluctuations climatiques. À l’échelle du siècle, on dispose de données qui
montrent l’existence de périodes sèches ou humides. Ainsi, pour différents
fleuves français qui ont eu des variations interannuelles similaires du débit, on
observe une longue période de relative sécheresse entre 1941 et 1959, précédée
et suivie d’une période humide (figure 5.2).
En Afrique tropicale, il y a eu également des changements importants du débit
des fleuves sahéliens au xxe siècle, à l’exemple du fleuve Niger. La sécheresse des
années 1970-1980 a été la plus importante du siècle. La diminution des débits
du fleuve Chari a eu pour conséquence une forte réduction des apports en eau
au lac Tchad et l’assèchement de la majeure partie du lac qui occupait pourtant
plus de 20 000 km2 en 1965.
Figure 5.2 Variations interannuelles du débit de pointe de la Seine (en m3 ∙ s-1) montrant l’alternance de périodes
sèches et humides et les principales inondations. (source : GIP Seine-Aval)
66
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
Le cycle érosion-transport-sédimentation
Les capacités d’érosion des cours d’eau sont considérables, et les rivières au cours
rapide jouent un rôle important dans l’évolution du paysage. Elles peuvent creu-
ser des vallées profondes, parfois de véritables canyons bordés de falaises verti-
cales, comme dans les gorges du Verdon (figure 5.3) où elles atteignent
700 mètres de haut. Le cycle érosion-transport-sédimentation est l’un des pro-
cessus fondamentaux du fonctionnement des systèmes fluviaux. C’est lui qui
crée et modifie en permanence la morphologie de la rivière, ainsi que les diffé-
rents habitats qui accueilleront la biodiversité, sous l’action combinée du climat,
de la nature des roches et de la pente.
Figure 5.3. Les gorges du Verdon (ici au niveau de la falaise dite des Cavaliers) sont le résultat d’une érosion
intense depuis 5 millions d’années, par des rivières tumultueuses, de massifs calcaires datant du Jurassique
(120-150 millions d’années). (photo C. Lévêque)
67
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les gorges du Verdon, étroites et profondes (de 250 à 700 mètres de profon-
deur) sont réputées pour former le plus beau canyon d’Europe.
À l’amont, l’eau érode et dissout, puis transporte les éléments arrachés ou en
solution et les dépose parfois très loin lorsque son énergie cinétique diminue.
Mais la taille des matériaux transportés et le mode de transport des sédiments
évoluent sensiblement de l’amont vers l’aval en fonction des conditions d’écou-
lement (turbulence, vitesse du courant), des modifications de la pente et de la
nature des roches. Le débit solide correspond aux matériaux fins et grossiers
transportés. On distingue ce qui est la charge de fond, c’est-à-dire les éléments
grossiers roulés ou charriés par sauts successifs, ou encore traînés sur le fond, et
dont la mobilité est réduite, des sédiments fins qui circulent en suspension, à la
vitesse de l’eau. Les temps de transit sont donc très différents : environ 100 km
par jour pour les matériaux en suspension, mais plusieurs décennies pour faire
100 km en ce qui concerne les matériaux grossiers dans le Rhône.
La charge en matières en suspension transportée par les fleuves est fonction de
la nature des sols sur le bassin versant, et de leur mode d’occupation. Chaque
année, le Rhône reçoit en moyenne près de 320 tonnes de matériaux pour chaque
kilomètre carré de son bassin fluvial, et apporte plus de 30 millions de tonnes
de matériaux à la Méditerranée. Au contraire, la Seine ne reçoit en moyenne
qu’une dizaine de tonnes par kilomètre carré de bassin versant. Le Gange et
le Brahmapoutre, qui descendent de l’Himalaya, arrachent chaque année
1 500 tonnes de terre par km2 de leur bassin versant. L’Amazone n’érode que
70 tonnes de matériaux par kilomètre carré , et le Danube la moitié. Il y a donc
des variations importantes dans les caractéristiques érosives des fleuves. À l’échelle
mondiale, les taux d’érosion des MES (teneurs de matières en suspension) varient
entre 2 et 2 150 tonnes/km2/an et on estime que l’érosion mécanique pour l’en-
semble du globe serait, au total, de l’ordre de 15 109 tonnes par an.
68
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
entraîné une forte baisse du taux de sédimentation dans le delta. Les dépôts de sédiments à
l’embouchure se réduisent depuis la fin du xixe siècle : évalués à 3 millions de m3/an entre 1895
et 1934, ils ne sont plus que de 530 000 m3/an entre 1995 et 2006, soit une diminution d’un
facteur 5.
En d’autres termes, l’activité humaine via la déforestation et l’érosion des sols a permis, au
xixe siècle, l’extension de la Camargue via une sédimentation active. Depuis cette époque,
la construction de barrages a réduit considérablement les apports en sédiments (90 % de la
charge solide est maintenant retenue), de telle sorte que les apports ne compensent plus
l’érosion marine et que le delta est, de nos jours, en voie de récession. Néanmoins, certains
auteurs considèrent que les petits barrages pour un aménagement du fleuve en dérivation,
construits au cours de la seconde moitié du xxe siècle par la Compagnie nationale du Rhône
(CNR) affectent peu, globalement, les transferts sédimentaires car ils permettent la circu-
lation d’une partie de la charge de fond dans les Rhône court-circuités.
Quoi qu’il en soit, on s’interroge sérieusement sur les conséquences éventuelles de la
remontée du niveau de la mer sur l’érosion de la Camargue, compte tenu de la faiblesse
des apports sédimentaires.
L’érosion est plus importante sur les sols déboisés. Des textes du Moyen Âge
contiennent déjà des doléances attribuant les ravages causés par les eaux et les
progrès de l’érosion, aux « abus de jouissance des montagnards et au déboise-
ment ». Dans la première moitié du xixe siècle, l’augmentation importante de la
population rurale dans les zones de montagnes conduit à étendre les labours et à
augmenter les troupeaux. Il en résulte un important recul de la forêt et une crise
érosive qui se manifeste par des avalanches, des inondations et des sécheresses.
En 1797, l’ingénieur Fabre publie un Essai sur la théorie des torrents pointant du
doigt la déforestation responsable des inondations. Sous l’égide de l’administra-
tion forestière, et de manière un peu jacobine, se met alors en place un projet
de grande envergure de protection des zones de montagne, d’abord mené de
manière volontariste sans concertation avec les populations locales.
La loi de 1860 fait suite aux grandes inondations dans les Alpes de 1856 et
1859. Très coercitive, elle impose, en montagne, la constitution de périmètres
de reboisement. Elle est suivie en 1864 par une loi sur le regazonnement des
montagnes. Ces lois suscitent en retour de vives réactions, voire des révoltes,
mais l’État a une mission d’intérêt public. « Je ne sais pas de plus noble mission
que celle d’aider la nature à reconstituer dans nos montagnes l’ordre qu’elle avait
si bien établi et que seuls l’imprévoyance et l’égoïsme des hommes ont changé
en un véritable chaos » (Prosper Demantzey, cité par Plaisance, 1974). La loi de
1882 sur la restauration des terrains en montagne (RTM) introduit l’acquisition
de terrains par l’État et leur prise en charge, notamment dans les massifs où la
pression démographique a commencé à diminuer en raison de l’exode rural.
Avec un taux de boisement voisin de 27 % et 15 Mha de forêts, la France a
doublé sa surface forestière depuis le début du xixe siècle.
Actuellement, avec l’aménagement des fleuves, les sédiments sont bloqués en
amont des barrages, et les deltas ne sont plus alimentés par les apports sédimen-
taires. Sous l’effet de l’érosion marine, ils subissent une érosion régressive avec
modification du trait de côte, qui s’accompagne d’une salinisation des eaux, à
69
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Si toute la puissance d’une rivière n’est pas utilisée par les frottements ou par le
transport des matériaux, elle est consommée dans l’érosion du substrat et la rivière
creuse son lit. Inversement, si la vitesse diminue et que la charge dépasse les pos-
sibilités de transport, la rivière va alluvionner. Les plus gros blocs sont déposés en
premier, et le lit est théoriquement formé de matériaux d’autant plus fins qu’on
se dirige vers l’aval. Entre le niveau de base qui est le point le plus bas du cours
d’eau (celui où il débouche à la mer, ou celui où il rejoint un confluent) et sa
source, la rivière travaille de manière à ce qu’il y ait équilibre en chaque point de
son lit, entre sa puissance et sa charge, entre l’érosion et le dépôt. Autrement dit,
par creusement ou par dépôt de matériaux, un cours d’eau tendrait à atteindre
un profil idéal, un profil d’équilibre, tel que l’énergie dont il dispose lui permette
d’évacuer intégralement vers l’aval la charge de matériaux qui vient de l’amont
sans qu’il n’y ait ni érosion, ni accumulation. Ce profil d’équilibre est une pente
continue, concave, décroissante de l’amont vers l’aval.
Le profil d’équilibre des géomorphologues est un peu l’équivalent de l’équilibre
des écosystèmes des écologues. C’est un paradigme qui a suscité beaucoup de
travaux et présente un intérêt opérationnel, mais l’idée même d’équilibre est évi-
demment peu crédible. Il y a ajustement permanent, à des échelles de temps
variées, qui conduisent à des alternances d’érosion et de sédimentation (Bravard,
1998). Dans la réalité, un état d’équilibre n’est jamais atteint car l’écoulement
varie plus vite que l’ajustement géomorphologique, et les diverses composantes
morphologiques du chenal ne réagissent pas toutes à la même vitesse. Le long
d’un cours d’eau, il y a en effet une succession de secteurs où l’érosion est active,
et de secteurs d’accumulation. Comme en écologie, on désigne sous le nom
d’« équilibre dynamique » cet ajustement permanent de la morphologie de la
rivière en réponse aux variations de l’écoulement et du transport de sédiments.
Les variations du niveau de base peuvent entraîner des modifications du lit flu-
vial. Si le niveau de base s’abaisse, par exemple, il y a augmentation du dénivelé
et donc du courant, ce qui entraîne une reprise d’érosion qui se propage de l’aval
vers l’amont. Inversement, lorsque le niveau de la mer monte, le fleuve perd de
sa puissance et sédimente. On ne doit pas oublier qu’il y a quinze mille ans le
niveau de la mer étant à 120 m sous le niveau actuel, les rivières ont connu une
période de creusement active, suivie d’une autre période de sédimentation tout
aussi active quand le niveau de la mer a remonté. Cela explique par exemple
70
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
l’existence des rias dans les fleuves bretons, qui sont des estuaires entaillés par
l’érosion et ont été envahis lors de la remontée du niveau de la mer.
L’extraction massive de matériaux alluvionnaires dans le lit mineur des cours d’eau
remonte à la deuxième moitié du xixe siècle (Bravard et Malavoi, 2000). Elle
concernait des volumes qui pouvaient atteindre plusieurs millions de mètres cubes
pour la construction de digues (sur la Drôme, par exemple) ou de remblais de
ligne de chemin de fer, mais qui restaient supportables. Les besoins de reconstruc-
tion, au cours des Trente Glorieuses et le développement des réseaux routiers et
ferrés, ont suscité une forte demande de sables grossiers pour le béton et de maté-
riaux grossiers pour les assises des routes et le ballast des voies de chemin de fer. Il
en est résulté des extractions massives, notamment près des villes, dans le lit mineur
des fleuves, avec des phénomènes d’érosion régressive et une incision généralisée
des lits des fleuves compte tenu de l’étendue de l’exploitation (figure 5.4).
71
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Quelques chiffres
Le granulat est un ensemble de grains de dimensions comprises entre 0 et 125 mm destinés
à la construction. Environ un million de tonnes de granulats de toutes origines sont utilisés
chaque jour sur l’ensemble du territoire français. Ces extractions représentent annuelle-
ment plusieurs décennies d’apports naturels.
• Bassin de la Loire : le volume des matériaux extraits des cours d’eau atteignait 12 millions
de tonnes par an à la fin des années 1970, contre 150 000 tonnes vers 1860. On estime à
environ 100 millions de tonnes la quantité de sable extraite de la Loire en région Centre
entre 1950 et 1992. Les apports solides estimés sur la même période sont de l’ordre de
40 Mt (1 Mt/an environ). Parallèlement, le lit moyen s’est enfoncé d’environ 2 m sur le
même linéaire.
• Bassin de la Garonne : 1 à 3 m d’incision sur la Garonne amont et affleurement généralisé
du substratum molassique. Moins 2 m entre Toulouse et la confluence avec le Tarn.
• Bassin du Rhône : le volume extrait pendant vingt ans dans l’Ardèche à l’aval de Rioms
a été évalué à 4 millions de mètres cubes (Mm3), alors que dans le même temps l’apport
(estimé) à la rivière a été de l’ordre de1,5 Mm3. Durant cette période, le lit mineur s’est
enfoncé d’environ 1 m. Pour les rivières des Alpes du Nord : incision de 12 m sur l’Arve au
Fayet, 10 m dans la plaine de Cluses et au moins 14 m aux environs d’Annecy.
Source : www.onema.fr/IMG/pdf/trans-sol_03-partie2.pdf (consulté le 13/11/2015).
72
Le travail de l’eau : quand le fleuve fait son lit
73
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
dit hypogés, qui sont adaptés à ces conditions particulières d’existence. C’est le
cas des petits crustacés du genre Niphargus qui sont aveugles et dépigmentés.
Cet espace sous-fluvial est un lieu de colonisation temporaire par des organismes
épigés, qui y trouvent refuge lorsque les conditions deviennent défavorables en
surface : crues de courte durée, arrivée subite de contaminants, etc. De même, de
nombreux invertébrés de petite taille (mollusques, crustacés, larves d’insectes),
se réfugient temporairement dans les eaux interstitielles pour résister à l’assèche-
ment lors des étiages et recoloniser le cours d’eau dès la montée des eaux.
74
6
Dans les cours d’eau, les différentes espèces ne sont pas distribuées au hasard :
elles doivent y trouver un environnement qui leur convient. L’habitat corres-
pond au lieu où vit l’espèce et à son environnement immédiat, à la fois biotique
et abiotique. La notion d’habitat est devenue un concept central de l’écologie
des peuplements, ainsi qu’une composante essentielle de la nébuleuse « biodi-
versité ». C’est en fonction de la nature de l’habitat que les espèces pourront ou
non s’établir et se reproduire. C’est également en fonction de la diversité des
habitats que les cours d’eau seront plus ou moins riches en espèces. Et c’est sur
la nature et la diversité des habitats que l’on pourra éventuellement intervenir
physiquement pour aménager ou restaurer les cours d’eau.
La notion d’habitat renvoie à deux principes fondamentaux en écologie : l’hété-
rogénéité et la variabilité qui créent la diversité biologique (Lévêque, 2001).
Plusieurs concepts relatifs à l’habitat ont été développés en matière d’écologie
fluviale. Ils doivent beaucoup à l’écologie des paysages, qui a fourni un cadre
conceptuel spatialisé pour mener des recherches en matière d’écologie et de
dynamique des peuplements. Ces concepts ont une valeur heuristique pour
aborder le fonctionnement de l’hydrosystème dans son ensemble et pour orga-
niser la réflexion, notamment dans une perspective de restauration écologique.
Mais, bien entendu, ces concepts ne sont pas des lois et leur valeur opération-
nelle reste très contingente.
75
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
la nature des habitats disponibles pour les espèces. C’est la morphologie du lit
qui détermine les formes d’écoulement et l’hétérogénéité spatiale de l’habitat
aquatique. Mais c’est l’hydrologie qui assure la variabilité temporelle du sys-
tème, créant ou détruisant des habitats selon les variations du niveau de l’eau.
Les modifications temporelles et spatiales de l’écoulement induisent ainsi une
mosaïque de conditions biotiques et abiotiques favorables à la coexistence de
diverses espèces.
Cette association d’une grande hétérogénéité spatiale avec une variabilité tem-
porelle est à l’origine du concept de « l’habitat templet » (Southwood, 1977).
Les modifications temporelles et spatiales de l’habitat induisent en effet une
mosaïque de biotopes qui jouent un rôle fondamental dans l’organisation des
communautés aquatiques. Ainsi, la distribution des organismes dépend de la
fréquence des perturbations (naturelles ou anthropiques) qui modifient la dis-
ponibilité des habitats et l’environnement physique. Selon le concept d’« habitat
templet », l’habitat fonctionne comme un moule, ou comme un « gabarit », qui
joue un rôle de filtre, sélectionnant la présence d’espèces dont les traits biolo-
giques et les stratégies écologiques sont les plus appropriés aux caractéristiques
de cet habitat.
En schématisant beaucoup, on pourrait dire, dans un contexte biogéographique
donné, que la recette miracle pour la diversité biologique est la suivante :
Hétérogénéité spatiale + variabilité hydrologique = richesse en espèces
Recréer de l’hétérogénéité morphologique dans des milieux chenalisés, et de la
variabilité en matière hydrologique, permet de retrouver une plus grande diver-
sité d’habitats et, en principe, une plus grande richesse en espèces. À condition
toutefois que l’on prenne en compte une troisième variable tout aussi impor-
tante : la qualité des eaux !
76
L’habitat, un concept structurant et dynamique
11. Colloque Habitat-poissons, Lyon, 1994 ; Bulletin français de la pêche et de la pisciculture, 1995,
no 337/338/339.
77
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
78
L’habitat, un concept structurant et dynamique
79
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Figure 6.2 Les quatre ensembles spatio-temporels de l’habitat en relation avec les fonctions biologiques des poissons.
Wasson et al. (1998) ont proposé une démarche pour caractériser l’habitat des
poissons sous forme d’échelles emboîtées, en distinguant trois échelles majeures
qui sont à l’origine de la diversification des structures morphologiques :
• l’échelle régionale du bassin, celle des différents types de vallées générées par
les grandes formes géomorphologiques, et la structure hiérarchisée du réseau
hydrographique ;
• l’échelle linéaire du tronçon, celle des séquences d’unités morphologiques
créées dans une vallée par la dynamique fluviale ;
• l’échelle ponctuelle du faciès, qui détermine les combinaisons
substrat-écoulement.
Figure 6.3 Typologie des habitats chez les poissons. (d’après Bayley et Li, 1992)
80
L’habitat, un concept structurant et dynamique
La niche ontogénique
Une espèce a besoin de trouver les conditions nécessaires à sa survie et à sa croissance à
chaque étape de son développement. La niche ontogénique est ainsi l’ensemble des habitats
et des ressources nécessaires au bon déroulement du cycle biologique. Il doit donc y avoir
une bonne synchronisation dans le temps entre le développement et les conditions offertes
par l’environnement biotique et abiotique (théorie dite du match-mismatch). Autrement
dit « il faut être au bon endroit au bon moment. » (Lévêque, 1995). Sur le plan pratique, il
faut prendre en considération tous ces paramètres dans les opérations de restauration, et
pas seulement les biotopes favorables aux adultes, pour assurer la pérennité de l’espèce.
Par exemple, une population de brochets sans prairies humides pour se reproduire aura peu
de chance de se maintenir.
81
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Tableau 6.1. Distributions et caractéristiques des segments fluviaux dans le bassin de la Seine par ordre
de Strahler. (d’après Meybeck et al., 1998)
82
L’habitat, un concept structurant et dynamique
Un gradient géomorphologique
Des sources d’un fleuve jusqu’à son embouchure, on observe une évolution mar-
quée des caractéristiques géomorphologiques : l’eau s’écoule de manière unidi-
rectionnelle, le débit augmente, la pente diminue. Il en résulte des changements
progressifs dans les styles fluviaux, ainsi qu’une structuration longitudinale
(figure 6.5) des habitats. Les peuplements biologiques se répartissent le long de
ce gradient en fonction de la nature du substrat, de la vitesse du courant, de la
température et de l’oxygénation des eaux.
Figure 6.5 Grands ensembles géomorphologiques et zonation longitudinale schématique des peuplements en
invertébrés et en poissons.
83
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Ainsi, dans la zone la plus en amont, les cours d’eau étroits, généralement rec-
tilignes et de forte pente, ont un caractère torrentiel. Malgré le faible débit, les
processus d’érosion sont intenses en raison d’un fort courant, et les fonds sont
caillouteux. Cette partie, ou cours supérieur, est parfois appelée la « zone de
production » ou « zone d’érosion » car ce chevelu de petits cours d’eau alimente
le système fluvial en eau et en sédiment. Les eaux sont fraîches et bien oxygénées
mais le courant est vif, de telle sorte que la faune est peu abondante.
Plus à l’aval, la pente et la vitesse diminuent, alors que le débit et la largeur aug-
mentent. Les fonds sont constitués de galets et de graviers, et au fur et à mesure
que la pente diminue, les processus de sédimentation deviennent prépondérants
par rapport à l’érosion. C’est la zone des chenaux en tresse (figure 6.6) qui sont
des chenaux multiples enserrant des îles caillouteuses à forte mobilité. Cette
partie du système fluvial, ou cours moyen, est également appelée « zone de trans-
fert » de l’eau et des matériaux vers la plaine alluviale.
84
L’habitat, un concept structurant et dynamique
Les microhabitats
Les caractéristiques hydrauliques ponctuelles qui contrôlent la structure de l’ha-
bitat à l’échelle locale sont la vitesse du courant, la hauteur d’eau et le substrat
(Statzner et al., 1988). Le rôle de la vitesse du courant est difficile à confirmer en
raison des difficultés liées à sa mesure à l’endroit précis où vivent les animaux.
Pourtant, ce sont les microcourants à la surface immédiate du substrat qui inté-
ressent particulièrement les écologues (Statzner et al., 1988).
On peut définir le microhabitat comme l’endroit où une espèce trouve les condi-
tions de température, de courant, de substrat, de profondeur, etc., qui lui sont
les plus favorables sur le plan biologique. Ces conditions peuvent bien entendu
changer selon les stades de développement. Mais il faut aussi que l’espèce, quel
que soit son stade, puisse trouver les proies dont elle se nourrit, ce qui signifie
que, dans le microhabitat, il y a aussi une composante ressources alimentaires.
La méthode des microhabitats consiste à rechercher les préférences d’habitat
d’une espèce en fonction des caractéristiques morpho-dynamiques de la rivière
(vitesses, profondeurs, natures des fonds). Le principe de la méthode consiste
en l’association d’un modèle hydraulique avec un modèle biologique afin d’éva-
luer l’habitat disponible pour une espèce ou un groupe d’espèces cibles. Les
modélisations couplant les conditions hydrauliques des tronçons de cours d’eau
aux communautés biologiques s’inscrivent dans la filiation de la méthode dite
des microhabitats énoncée par Bovee et Milhous (1978). Il s’agit de chercher
à prédire les conséquences de modifications du débit sur l’habitat des popula-
tions de poissons d’un tronçon de cours d’eau, à partir de préférences d’habitat
hydraulique observées à l’échelle des individus. Les recherches sur les microha-
bitats ont surtout été développées en France dans le cadre des travaux pour la
définition des débits réservés car l’habitat piscicole est particulièrement sensible
au débit du cours d’eau (Sabaton, 2003). Cette méthode permet en particulier
de déterminer un débit minimum biologique à maintenir dans un tronçon de
cours d’eau court-circuité.
Les modèles d’habitats conventionnels, essentiellement utilisés pour les poissons,
décrivent les conditions physiques dans un cours d’eau à l’aide d’un modèle
hydraulique, puis estiment la qualité de l’habitat des espèces à l’aide de modèles
de préférence des espèces pour ces conditions physiques. Le Cemagref (main-
tenant Irstea) de Lyon a développé la méthode Evha (ÉValuation de l’HAbitat
physique des poissons en rivière) pour évaluer les microhabitats des poissons.
Elle part du principe que l’habitat piscicole peut être caractérisé à partir de trois
composantes principales : la vitesse du courant, la hauteur de l’eau et le substrat.
Sur ces bases, la méthode met en œuvre :
• un modèle hydraulique d’étiage qui permet, à partir de relevés de terrain, de modé-
liser les variations des trois grandeurs (hauteur, vitesse, substrat) selon le débit ;
85
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
• des courbes de préférences propres à chaque poisson qui sont issues de résultats
statistiques de pêches ponctuelles.
Les variables usuelles de mesures pour décrire les caractéristiques hydrauliques à
l’échelle du microhabitat fonctionnent bien pour les poissons, mais ne reflètent
que partiellement la complexité hydraulique à la surface du substrat. D’autres
études (Statzner et Müller, 1989 ; Mérigoux et Dolédec, 2004) ont montré que
la contrainte hydraulique à la surface du fond du lit du cours d’eau est égale-
ment un paramètre structurant pour évaluer l’habitat des espèces benthiques.
Pour beaucoup d’invertébrés, le courant est important car il permet l’oxygéna-
tion, ainsi que l’apport de nourriture pour les organismes filtreurs. On a mis
notamment en évidence l’influence de l’effet de cisaillement à la surface du subs-
trat sur la distribution des invertébrés aquatiques de nos rivières. Les mesures
à cette échelle sont difficiles, mais Statzner et Müller (1989) ont proposé une
méthode de mesure directe de la force de cisaillement à la surface du subs-
trat qui intègre des caractéristiques hydrauliques complexes : les hémisphères
Fliesswasserstammtisch (FST). Cette méthode permet ainsi une caractérisation
de l’habitat qui trouve tout particulièrement son intérêt lorsqu’elle est associée à
un échantillonnage quantitatif des macro-invertébrés.
86
L’habitat, un concept structurant et dynamique
Les travaux pionniers en écologie fluviale ont cherché à définir des zones plus
ou moins homogènes et caractéristiques le long du cours d’eau, sur la base des
paramètres physico-chimiques.
Plusieurs zonations écologiques des cours d’eau ont ainsi été proposées, notam-
ment pour les poissons. L’une des plus connues en Europe est celle proposée
par l’ingénieur belge Huet en 1949, appelée « règle des pentes ». « Dans un
territoire biogéographique déterminé, des eaux de même importance quant à la
largeur et à la profondeur, et possédant des pentes comparables, ont des carac-
tères biologiques et spécialement des populations piscicoles analogues. » Huet
avait compris qu’en utilisant des paramètres simples comme la pente et la lar-
geur des cours d’eau, on pouvait prédire quelles sont les populations de poissons
dominantes. Ces deux paramètres sont en effet généralement bien corrélés avec
les changements graduels de température de l’eau, du taux d’oxygène dissous,
de la nature des sédiments, des caractéristiques d’écoulement liées au débit, et
de nature des berges.
La règle des pentes a le mérite de la simplicité, mais n’est pas généralisable. En
particulier, on s’est aperçu que d’autres facteurs écologiques, comme la tempéra-
ture, sont également très importants. D’autre part, en fonction des aires biogéo-
graphiques, les espèces caractéristiques ne sont pas les mêmes.
Le continuum fluvial
Le concept de continuum fluvial (River Continuum Concept, ou RCC) a été pro-
posé par Vannote et al. (1980). Il postule que, sur l’axe amont-aval, les modifi-
cations progressives des caractéristiques physiques et hydrologiques engendrent
un gradient continu des ressources trophiques disponibles et, par voie de consé-
quence, un autre gradient dans la nature des communautés biologiques qui
exploitent ces ressources.
Le RCC introduit une dimension dynamique dans la linéarité des cours d’eau,
notamment en ce qui concerne l’origine de la matière organique, de sa trans-
formation et de son utilisation par les organismes aquatiques. En effet, l’énergie
nécessaire à la production biologique dans une rivière a trois origines possibles :
la production primaire autochtone dans la rivière, les apports externes (alloch-
tones) provenant de la végétation des berges, et le transport de matériel orga-
nique depuis l’amont. Or l’importance relative de ces trois sources d’énergie
varie selon un continuum le long du cours d’eau.
De manière théorique, on peut proposer le schéma suivant :
• Dans les ruisseaux et petits cours d’eau de l’amont, la végétation arbustive des
berges intercepte la lumière, ce qui contribue à limiter fortement la production
87
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
88
L’habitat, un concept structurant et dynamique
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
sorte que le cours peut être constitué d’une alternance de vasques relativement
calmes et de zones plus rapides. Le terme continuum prête ainsi à confusion, car
le cours d’eau dans sa dimension longitudinale est le plus souvent une mosaïque
de milieux hétérogènes qui se succèdent les uns aux autres.
Les rôles des corridors écologiques sont controversés. D’un côté, ils assurent une
connexion entre populations qui seraient autrement isolées. C’est l’argument
souvent évoqué en matière de restauration lorsqu’on parle de certains poissons
migrateurs qui ont besoin de trouver des zones de frai en amont : « Créer une
véritable continuité territoriale afin de faciliter la circulation des espèces et pro-
téger ainsi la biodiversité… tel est l’enjeu de la trame bleue, formée des cours
d’eau et masses d’eau, associée à la trame verte, constituée de grands ensembles
naturels reliés par des corridors » (site web de l’Onema). Mais en réalité, peu
d’espèces utilisent l’ensemble du système fluvial pour réaliser leur cycle biolo-
gique. Bien d’autres, notamment chez les insectes (plus de la moitié des espèces
aquatiques), qui ont des capacités de déplacement autonomes, ne sont pas assu-
jetties à l’existence d’une continuité écologique pour se déplacer. On ne peut
donc pas parler de manière générale du rôle des corridors fluviaux dans la circu-
lation des espèces, mais le considérer au cas par cas.
Les corridors fluviaux sont, par ailleurs, des voies privilégiées pour la diffusion
d’espèces dites envahissantes ! On ne peut donc pas, d’une part, parler de lutte
contre les invasives et, d’autre part, leur entretenir une voie royale… Mais l’éco-
logie politique n’est pas à une contradiction près. Sans compter que, selon le
principe de solidarité amont-aval, des pollutions ou d’autres événements inter-
venant en amont se propageront alors sans obstacles sur toute la longueur du
cours d’eau.
On rappellera que le réseau de canaux en Europe permet de faire communiquer
entre eux l’ensemble des fleuves européens, de la Bretagne jusqu’au Danube. À
preuve, l’arrivée récente d’espèces aquatiques ponto-caspiennes dans nos cours
d’eau (mollusques, crustacés), surtout depuis l’ouverture du canal reliant le bas-
sin du Danube à celui du Rhin en 1992 (Beisel et Lévêque, 2010). Toute espèce
introduite dans une rivière européenne peut se retrouver potentiellement dans
les autres rivières. La trame bleue existe déjà… pour le meilleur et pour le pire !
On a souvent tendance à considérer que les systèmes aquatiques sont des milieux
qui fonctionnent en autarcie. L’archétype d’écosystème a par exemple souvent
été le lac, aux limites bien identifiées. Lacs et cours d’eau ont longtemps été étu-
diés indépendamment de leur environnement terrestre. C’est oublier qu’il y a de
90
L’habitat, un concept structurant et dynamique
fortes interactions entre les milieux aquatiques et les systèmes terrestres environ-
nants (Hanse et al., 2008) qui concernent notamment les chaînes trophiques,
par des échanges de matière organique entre les différents milieux.
On estime ainsi que les insectes terrestres jouent un rôle important dans les
réseaux trophiques des cours d’eau. Selon les saisons, les retombées d’insectes
peuvent représenter jusqu’à 50 % de la consommation de certaines espèces de
poissons. Ces apports allochtones sont cruciaux pour les poissons. Ils peuvent
aussi concerner des fruits ou des débris végétaux. Ils dépendent bien évidem-
ment du type de végétation couvrant les rives, et la déforestation a des consé-
quences sur les chaînes trophiques. Inversement, nombre d’insectes passent une
partie de leur vie en eau douce et une autre en milieu terrestre. Ainsi, les émer-
gences d’insectes aquatiques en été (Éphéméroptères, Trichoptères, Plécoptères,
etc.) peuvent représenter 90 % de la nourriture des prédateurs terrestres.
91
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Rappelons, si nécessaire, que la crue n’est pas une « perturbation » pour les cours
d’eau, comme on le dit parfois. La crue, même si elle est brutale, fait partie du
fonctionnement « normal » du système. En outre, le rythme inondation/exon-
dation est plus ou moins cyclique dans les rivières relativement larges, de telle
sorte que les organismes vivants ont développé des adaptations et des stratégies
opportunistes qui leur permettent d’exploiter efficacement la zone de transition
entre le milieu aquatique et le milieu terrestre, plutôt que de dépendre exclu-
sivement des ressources des milieux aquatiques permanents. C’est une autre
occasion de rappeler qu’une part importante de la matière organique des cours
d’eau (et donc de l’alimentation des espèces aquatiques) est d’origine exogène, et
provient des milieux terrestres (débris végétaux, fruits, insectes, etc.).
92
L’habitat, un concept structurant et dynamique
La connectivité/connexion horizontale
93
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
De grandes quantités d’eau de surface s’infiltrent dans les sédiments situés dans
la partie amont de la plaine alluviale, se mélangent aux eaux souterraines et cir-
culent sur plusieurs kilomètres avant de ressortir à la surface. Ce compartiment
souterrain du fleuve peut atteindre des épaisseurs très importantes de quelques
décimètres à près d’une centaine de mètres et héberger dans ses interstices tout
un monde vivant, depuis la bactérie jusqu’aux invertébrés le plus évolués.
Les échanges nappe-rivière sont variables dans le temps, et le sens des échanges
peut être modifié selon les périodes de basses ou de hautes eaux. Une rivière
peut alimenter la nappe en période de hautes eaux, ou au contraire la drainer en
période de basses eaux.
En raison de sa position d’interface entre les eaux de surface et les eaux souter-
raines, la zone hyporhéique est occupée par un mélange hétérogène d’espèces
adaptées aux eaux souterraines, ou provenant des eaux de surface. Cette faune,
qui s’alimente sur le biofilm, assure le transfert d’énergie entre les bactéries et les
espèces de grande taille. Elle participe au fractionnement et au recyclage de la
matière organique particulaire.
Diverses observations laissent penser que la zone hyporhéique pourrait servir
de zone refuge pendant les crues qui perturbent les sédiments superficiels, pour
les organismes qui vivent normalement à la surface du fond. Cette possibilité
de refuge dépend néanmoins de la capacité d’accueil du substrat (épaisseur des
alluvions, taille des interstices, etc.). La zone hyporhéique est également un lieu
probable de nursery pour de nombreux organismes peuplant le lit du fleuve. Les
jeunes stades larvaires y trouvent en effet un hydrodynamisme plus faible qu’en
surface et une pression de prédation moindre.
94
L’habitat, un concept structurant et dynamique
95
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Dans les petits cours d’eau, la canopée, qui filtre la lumière incidente, contribue
à rafraîchir la température de l’eau en été et réduit indirectement la croissance
des végétaux aquatiques en limitant l’éclairement.
La végétation riveraine a également une fonction d’habitat permanent ou tem-
poraire pour les espèces terrestres (oiseaux, mammifères, amphibiens) et peut
favoriser leur propagation en raison de sa structure en corridor. On y trouve
ainsi de nombreuses espèces d’oiseaux observées en forêt ou en prairie, et des
espèces plus spécifiques comme le martin-pêcheur. Le corridor naturel de la
vallée de l’Ain compte ainsi 180 espèces d’oiseaux, dont 100 espèces nicheuses.
96
L’habitat, un concept structurant et dynamique
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97
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
98
7
« L’idéologie “nationaliste”, très répandue chez les naturalistes et dans le grand public, selon
laquelle il faudrait conserver à tout prix les espèces et les écosystèmes locaux et endémiques,
mais aussi détruire tous les “envahisseurs” est une aberration qui ignore ce que l’on sait
d’une histoire de la vie faite d’une succession de peuplements, repeuplements, disparitions
et invasions. La sélection naturelle ne tient aucun compte de la “moralité” de l’écologie
politique. Elle ne conserve rien par principe, élimine le non viable et favorise le plus fécond
tant que le milieu permet la croissance. Quand ce n’est pas le cas, c’est une crise, et les
espèces qui la subissent, humains compris, changent ou disparaissent. La nature n’a besoin
ni de sauveurs, ni de protecteurs, ni de conservateurs : elle continue dans tous les cas ! »
André Langaney (préface in Alexandra Liarsou, 2013)
Il y a une réalité indiscutable pour les naturalistes : la diversité des espèces ani-
males et végétales présentes dans nos cours d’eau. Les taxonomistes et les biolo-
gistes ont consacré beaucoup d’efforts à inventorier cette diversité, un travail qui
est loin d’être achevé. Quant aux écologistes, ils ont surtout étudié la dynamique
des relations espèces-habitats et le rôle des espèces dans le fonctionnement des
systèmes écologiques. Quelques-uns, seulement, se sont aventurés à étudier le
fonctionnement de l’hydrosystème, bien que beaucoup y fassent référence de
manière incantatoire.
La biodiversité sert actuellement de support à des jeux de rôle et à des enjeux
de pouvoir autour des représentations de la nature. Le terme fut d’abord un cri
d’alarme lancé par quelques scientifiques inquiets de la disparition des forêts
tropicales, qui ont joué ainsi leur rôle de lanceurs d’alerte. Cependant, les ONG
de conservation de la nature ont rapidement investi le concept, qui est devenu le
fer de lance de leurs revendications en matière de protection de la nature, avec la
dénonciation des impacts sans précédents des activités humaines sur la planète.
Les médias ont fait de la surenchère sur le mode dramatique pour relayer des
affirmations souvent spéculatives concernant l’érosion de la biodiversité et la
99
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
mise en danger de la vie humaine qui pourrait en résulter. Nous ne sommes plus
ici dans le seul domaine scientifique mais dans une mise en scène bien organisée
de groupes de pression qui essaient de faire prévaloir leurs idées, parfois leurs
idéologies. Bref, il y a souvent confusion entre une écologie dite politique et
une écologie scientifique (Lévêque, 2013). Dans ce contexte, la biodiversité a
même été érigée en juge de paix pour évaluer la qualité des eaux continentales
dans le cadre de la DCE. Le fameux « bon état écologique », si difficile à définir
et surtout à rendre opérationnel, reste un sujet de débat chez les scientifiques et
les gestionnaires (voir chapitre 8). Quoi qu’il en soit, le terme « biodiversité »
est maintenant devenu un mot sésame. Le large consensus apparent dont il fait
l’objet peut d’ailleurs laisser perplexe. C’est en réalité un mot-valise, ou une
auberge espagnole, dans laquelle chacun apporte ce qu’il souhaite y retrouver…
(Lévêque, 2008).
100
Une biodiversité « hybride »
Les scientifiques sont confrontés aux problèmes suivants : à quoi servent toutes
les espèces présentes dans un écosystème ? Toutes les espèces sont-elles vraiment
indispensables au « bon » fonctionnement de cet écosystème ? Avec les questions
afférentes : quelles sont les conséquences de la disparition de certaines espèces ?
Ou, question moins fréquemment posée alors que le phénomène n’est pas rare :
quelles sont les conséquences d’un accroissement du nombre d’espèces consécu-
tif à des introductions ou à des migrations ?
Ces différentes questions sont fondamentales pour la science écologique, ainsi
que pour les gestionnaires qui ont la charge de protéger ou de restaurer les sys-
tèmes écologiques. Selon les réponses apportées, la manière de concevoir la ges-
tion ne sera pas la même. Faut-il réellement préserver l’intégrité des écosystèmes,
101
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
comme l’affirment certains, pour que le système fonctionne ? Faut-il faire sys-
tématiquement la chasse aux invasives ? Le bon sens nous dit que toute modi-
fication de la composition des peuplements induit automatiquement un effet !
Le problème est de savoir quelle est l’ampleur de la modification, et d’évaluer
ses conséquences pour l’écosystème, mais aussi pour la société. C’est ici que les
difficultés commencent, car si la littérature scientifique abonde en spéculations
plus ou moins plausibles, les démonstrations sur le terrain sont rares !
102
Une biodiversité « hybride »
103
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Figure 7.1 Modèle conceptuel expliquant que la composition des peuplements ichtyologiques est le résultat
de facteurs opérant à diverses échelles de temps et d’espace, via une série de filtres géographiques. (Beisel
et Lévêque, 2010)
104
Une biodiversité « hybride »
Figure 7.2 Richesse spécifique et surface du bassin hydrographique : comparaison entre les rivières européennes
et les rivières africaines. (Beisel et Lévêque, 2010)
105
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
• Cette relation est différente selon les zones biogéographiques. Ainsi, si l’on
compare les rivières européennes avec les rivières africaines, ces dernières sont
globalement plus riches en espèces. Ici encore, une explication a été avancée : il
y a beaucoup plus d’espèces de petites tailles dans les rivières africaines que dans
les rivières européennes, en raison d’une histoire moins perturbée. Ce qui veut
dire que la relation aire/espèces est contingente de l’histoire des peuplements à
l’échelle régionale.
La diversité biologique n’est pas issue de la génération spontanée. Ce n’est pas non
plus une création divine, bien que certains croient toujours que la Terre et ses habi-
tants ont été créés par Dieu12… La biodiversité a une histoire qui est celle de l’évo-
lution, elle-même fortement liée aux événements géologiques, aux changements
climatiques, et plus récemment à l’action de l’homme. La distribution actuelle des
faunes et des flores résulte de l’interaction de ces paramètres à différentes échelles
temporelles. En d’autres termes, la diversité biologique est le produit du change-
ment… sur des échelles de temps bien plus longues en général que celle de la vie
humaine, durant laquelle on peut avoir l’impression d’une « relative stabilité » de
la nature. Les peuplements biologiques des rivières n’échappent pas à cette règle
puisque la dynamique des systèmes aquatiques est sous contrainte directe des fac-
teurs climatiques, et notamment des précipitations.
Mais la situation actuelle n’a rien de définitif. On voit bien qu’avec le réchauffement
climatique, nombre d’espèces sont en train de modifier leurs aires de répartition.
Il en résulte que l’histoire de la diversité biologique est contingente, c’est-à-dire
qu’elle est différente selon les régions du monde. Ainsi, au cours des derniers mil-
lions d’années, l’hémisphère nord a connu plusieurs périodes glaciaires avec des
conséquences importantes sur la biodiversité, alors que les régions tropicales ont été
épargnées. À des échelles temporelles bien plus courtes, des modifications du régime
des pluies, à l’exemple de ce qu’a connu le Sahel au cours des dernières décennies,
ont également un impact considérable sur la composition des écosystèmes.
106
Une biodiversité « hybride »
107
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Il est admis que les espèces thermophiles ont trouvé refuge, lors des périodes
glaciaires, dans le bassin du Danube. Mais en réalité c’est la mer Noire et les
cours inférieurs des fleuves qui s’y jettent qui ont servi de zone refuge. Car, lors
du dernier maximum glaciaire, la mer Noire était à 200 m sous son niveau actuel
et alors remplie d’eau douce car elle était isolée de la Méditerranée puisque le
Bosphore était exondé. Le fait que le Danube ait constitué une zone refuge au
Pléistocène a été confirmé par une étude de la richesse en espèces de différentes
rivières européennes (Oberdorff et al., 1995). Il existe en effet une relation néga-
tive entre la richesse en espèces de poissons des bassins fluviaux et l’éloignement
de ces derniers par rapport aux zones refuges.
Figure 7.3 Les trois corridors intérieurs de migration des espèces ponto-caspiennes.
Le bassin ponto-caspien est composé de la mer Noire, la mer d’Azov et la mer Caspienne, ainsi que des secteurs
aval des fleuves qui s’y jettent (Danube, Dniepr, Don, Volga, par exemple). (d’après Beisel et Lévêque, 2010)
108
Une biodiversité « hybride »
L’influence anthropique
Les cours d’eau européens ont joué un rôle primordial dans le développement
économique de nos sociétés (voir chapitre 9). Ils ont donc été aménagés à la
fois pour des activités de transport et des raisons économiques (production
d’énergie), ainsi que pour assurer la sécurité des biens et des personnes dans
les agglomérations riveraines, ce qui a modifié les habitats (voir chapitre 6).
Simultanément, ils ont été exploités pour la pêche professionnelle ou de loisir,
et de nombreuses espèces ont été introduites à cet effet.
Figure 7.4 Les nombreux canaux qui relient les bassins des grands fleuves français ont joué un rôle important dans
les transports.
Pour l’anecdote, selon la légende, le canal du Midi servait autrefois à transformer le vin d’Algérie en vin de
Bordeaux… Mais, avec les canaux, de nombreuses espèces végétales et animales ont également voyagé à travers
l’Europe et cette trame bleue est aussi une voie privilégiée d’invasions biologiques.
Le réseau de canaux reliant les différents bassins fluviaux a permis aux espèces de
migrer d’un bassin à l’autre (figure 7.5). Ainsi, depuis la mise en service en 1992
du canal reliant le Main (affluent du Rhin) au Danube, des « envahisseurs »
109
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Figure 7.5 Les principaux bassins hydrographiques français et le réseau des canaux de navigation à grand gabarit.
L’ensemble des bassins européens est ainsi interconnecté, notamment depuis l’ouverture d’un canal entre le bassin
du Danube et celui du Rhin en 1992 (Beisel et Lévêque, 2010).
110
Une biodiversité « hybride »
Toutes proportions gardées, on assiste au même phénomène que celui des espèces
provenant de l’océan Indien qui pénètrent en Méditerranée via le canal de Suez.
Avec le risque que certaines espèces se révèlent envahissantes, à l’exemple de
la moule zébrée, qui a proliféré dans nos rivières mais dont les populations
semblent maintenant stabilisées.
111
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
112
Une biodiversité « hybride »
même acquis le statut d’espèces patrimoniales. Les citoyens sont par ailleurs
demandeurs d’introduction d’espèces nouvelles pour leur plaisir ou pour des
raisons économiques. Quant aux écologistes, ils restent divisés sur cette question
que l’on ne peut traiter qu’au cas par cas.
Les espèces introduites seraient responsables de la disparition des espèces autoch-
tones. Cette affirmation basée sur la notion de compétition interspécifique est
loin d’être vérifiée. S’il y a parfois concomitance entre l’apparition d’espèces
invasives et la disparition d’espèces autochtones, une relation de cause à effet
n’est pas souvent démontrée et une interprétation différente (mais non exclu-
sive) est proposée : les espèces invasives viennent prendre la place laissée libre par
les espèces autochtones qui ne trouvent plus les conditions qui leur conviennent
dans un environnement qui se modifie. Dans ce jeu de chaises musicales, les
espèces invasives profitent de manière opportuniste des nouvelles conditions
offertes par les aménagements des cours d’eau pour s’installer dans les nouvelles
niches ainsi créées ou celles laissées vacantes par les espèces autochtones.
Les espèces invasives n’ont pas de traits biologiques particuliers qui les rendent
plus compétitives par rapport aux espèces natives. On ne peut donc, dans la
plupart des cas, tirer un portrait-robot des espèces invasives qui soit différent
des espèces natives.
La stigmatisation des introductions d’espèces renvoie à une conception fixiste
du monde. Ces introductions viennent perturber l’ordre établi : en bref, cela fait
désordre de voir s’installer chez nous des espèces venues d’autres continents...
Liarsou (2012) a montré que le rapprochement d’une espèce allochtone avec
la notion de « nuisible » était étroitement lié à la capacité d’intégration écono-
mique et symbolique de l’espèce considérée.
Il n’est pas question de cautionner l’idée que l’on peut faire n’importe quoi
en matière d’introduction d’espèces. Nous avons notamment de nombreux
exemples de maladies parasitaires introduites avec des espèces exotiques dont
les conséquences sont lourdes à assumer, chez les écrevisses en particulier. Et le
bon sens voudrait qu’on n’introduise pas d’espèces réputées prolifiques ou pré-
datrices dans des milieux riches en espèces endémiques. Mais, peut-on se priver
pour autant d’introduire des espèces qui peuvent être utiles à la société ? Et
avons-nous réellement les moyens de nous prémunir des introductions acciden-
telles dans le contexte d’un commerce international qui va croissant ? Beaucoup
de nos législations dans ce contexte sont inopérantes. Sans oublier les compor-
tements de citoyens qui ne s’embarrassent pas de formalités pour introduire les
espèces qui les intéressent.
En Europe, où de nombreuses communautés biologiques sont de simples assem-
blages d’espèces qui se sont constituées au hasard de l’histoire, il y a place sans
aucun doute pour un regard plus « amical » sur le rôle des espèces introduites
dans les écosystèmes.
113
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
114
Une biodiversité « hybride »
115
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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116
8
« L’idée de “bon état”, comme celle d’“intégrité biotique” s’inscrit dans une vision
philosophique de la nature considérée comme immuable, ou pour le moins en équilibre,
et soumise aux agressions de l’homme. Il en découle tout un appareillage de mesures de
protection et de sanctuarisation de la nature afin de la préserver. C’est dans ce contexte
moral et esthétisant de la nature qu’a émergé l’idée de bon état écologique, ainsi que ses
grilles de lecture (inventaires de biodiversité, espèces à protéger, espaces sanctuaires). »
GIP Seine-Aval, projet Beest (2011)
NB : Beaucoup des idées développées ici ont été débattues dans le cadre du pro-
gramme multidisciplinaire « Vers une approche multicritère du bon état écologique
des grands estuaires », soutenu par le programme Liteau du ministère de l’Environ-
nement, le GIP Seine-Aval et l’Onema.
L’expression « bon état écologique » a été popularisée par la Directive cadre sur
l’eau (DCE). Elle y joue un rôle central et a été érigée en principe normatif pour
conduire des opérations de protection et de restauration des systèmes aqua-
tiques continentaux. Cependant, beaucoup s’interrogent sur la signification de
ce concept, certes très imagé, mais dont la pertinence scientifique est contestée.
Tout un chacun croit savoir ce qu’est une voiture en bon état : elle fonctionne
bien, elle ne nous lâche pas quand on en a besoin et elle a belle allure. A contrario,
un véhicule en mauvais état est un véhicule dont on suspecte que la panne peut
survenir inopinément et dont la carrosserie laisse à désirer… Pour le contrôle
technique, bien évidemment, il faut faire appel au technicien qui vous dit si, sur
la base de critères techniques, le véhicule peut ou non circuler. Mais pour une
rivière, qu’est-ce que le bon état ? Certains pensent que, comme pour la voiture,
le bon état peut se définir en fonction de l’usage, ou plus exactement des services
117
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
L’état chimique
Pour l’état chimique, la question est relativement simple, du moins sur le plan
réglementaire : il s’agira de vérifier que les normes de qualité environnemen-
tales (NQE13) fixées par les directives européennes sont respectées. Autrement
dit, que les concentrations des différentes substances toxiques ne dépassent pas
des valeurs-seuils au-delà desquelles il y aurait un risque pour l’environnement
aquatique et éventuellement pour la santé.
L’état physique
L’état physique d’un cours d’eau concerne les habitats pour la faune et la flore,
ainsi que les débits et les transports sédimentaires. Pour faire bref, restaurer c’est
retrouver un régime hydrologique plus proche de celui qui existait auparavant
(hydrodynamique), et recréer de l’hétérogénéité spatiale et temporelle (hydro-
morphologie). Si l’idée est bonne, on voit néanmoins rapidement les limites des
actions possibles : pas question de permettre aux fleuves de divaguer de nou-
veau ; pas question de risquer des inondations !
13. Une NQE (norme de qualité environnementale) est la concentration d’un polluant dans le
milieu naturel qui ne doit pas être dépassée afin de protéger la santé humaine et l’environnement.
118
Le « bon état »… dans tous ses états
L’état écologique
Dans l’état actuel des techniques, les analyses physico-chimiques de l’eau ren-
seignent sur la qualité de l’eau au moment où l’on réalise les mesures. Mais, en
dehors des périodes de prélèvement, très souvent éloignées dans le temps, il peut
y avoir des épisodes brefs et plus ou moins intenses de pollutions qui peuvent
affecter l’édifice biologique sans avoir été enregistrés. En outre, le milieu biolo-
gique peut être également modifié par des aménagements du milieu physique.
C’est pourquoi on a proposé d’utiliser des critères qui prennent mieux en compte
la réalité du terrain, tels que la diversité ou l’abondance des espèces aquatiques,
pour réaliser des diagnostics sur l’état du milieu biologique. Différents niveaux
d’états écologiques seront ainsi définis, en utilisant plusieurs types d’organismes
tels que les poissons, les végétaux, les diatomées ou les invertébrés aquatiques.
Une variante reconnue par la DCE est le « bon potentiel écologique », s’appli-
quant plus spécifiquement aux masses d’eau artificielles (MEA) et aux masses
d’eau fortement modifiées (MEFM) qui ont subi des modifications physiques
souvent irréversibles pour satisfaire certains usages (hydroélectricité, protection
contre les inondations, etc.) reconnus comme prioritaires dans l’intérêt général.
Dans ces conditions, on admet des arrangements avec « l’idéal écologique »… ce
qui ne dédouane pas pour autant les gestionnaires de chercher à minimiser les
incidences écologiques des usages.
Selon les critères définis par la DCE, l’état des eaux de surface en France en 2009
se répartissait ainsi : 7 % en très bon état écologique ; 38 % en bon état ; 38 %
en état moyen ; 11 % en état médiocre ; 4 % en mauvais état. La proportion de
masses d’eau en très bon état et en bon état est de 48 % pour les cours d’eau,
16 % pour les plans d’eau, 29 % pour les eaux de transition14, 56 % pour les
eaux côtières. Pour l’état chimique des eaux de surface, 45 % des masses d’eau
sont en bon état, 21 % ne le sont pas et 34 % sont indéterminées. Coût estimé
des opérations de préservation et de restauration pour la période 2009-2015 :
27 milliards d’euros (source : site Eaufrance au 22 03 2010).
Les principaux objectifs environnementaux de la Directive cadre européenne sur
l’eau sont les suivants :
• ne pas détériorer l’existant ;
• atteindre le bon état (écologique et chimique) en 2027 et, pour les masses
d’eau artificielles ou fortement modifiées, le bon état chimique et le bon poten-
tiel écologique ;
14. Selon la DCE, ce sont des eaux de surface situées à proximité des embouchures de rivières ou
de fleuves, qui sont partiellement salines en raison de leur proximité des eaux côtières mais qui
restent fondamentalement influencées par des courants d’eau douce.
119
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
La notion de bon état écologique n’est pas nouvelle, même si l’expression elle-
même est récente. On peut la rattacher, sur le plan des idées, au fameux concept
d’équilibre de la nature, ainsi qu’aux concepts plus ou moins similaires d’inté-
grité ou de santé des écosystèmes qui ont été développés en Amérique du Nord
il y a quelques décennies.
120
Le « bon état »… dans tous ses états
nement avec lequel l’homme interagit depuis des millénaires (voir chapitre 7).
C’est d’autre part une erreur de s’appuyer sur un repère fixe et normatif quand
on sait que la nature est en perpétuelle évolution.
Pour pallier la difficulté de définir une « référence » historique, la DCE s’appuie
sur un réseau de sites supposés peu perturbés par les activités humaines, à partir
desquels on tire des métriques qui sont ensuite érigées en normes applicables
pour tous les cours d’eau de même type. C’est donc une sorte de cote mal taillée
entre l’inaccessible état pristine et un état plus ou moins anthropisé, ce qui laisse,
disons-le, une certaine « marge de manœuvre » dans le choix de la référence…
Outre le fait que cette normalisation soit discutable, il est parfois difficile de
trouver des sites peu perturbés, à l’exemple des grands estuaires européens, tous
aménagés. Sans compter que les indices biotiques utilisés ne prennent pas en
compte les espèces qui se naturalisent dans les systèmes écologiques. Or les
introductions d’espèces dues à l’homme ou au climat se multiplient.
Pourtant, les spécialistes de sciences sociales considèrent que la référence reste un
principe fort de réalité. De fait, nous idéalisons spontanément la nature et nous
la percevons aussi à travers notre mémoire individuelle et collective, à travers nos
souvenirs d’enfance et nos milieux de vie. L’écho médiatique donné aux slogans
écologistes défendant « la Loire, dernier fleuve sauvage d’Europe » montre qu’il
existe bien, dans la population, une certaine nostalgie de cet état antérieur, d’un
fleuve non domestiqué et non contraint.
121
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
122
Le « bon état »… dans tous ses états
La manière dont un citoyen va appréhender son cours d’eau renvoie aux rapports
homme/nature, un grand classique des sciences sociales. La notion de « bon état
écologique » peut être abordée à travers trois grandes thématiques :
• les croyances : ce sont les religions, superstitions, tabous, contes et légendes, la
cosmogonie, les spécificités locales ;
• la mémoire : transmissions, connaissances, savoir-être et savoir-faire ;
• le paysage : constructions, représentations, préservations.
Au sein de la série d’enquêtes réalisées dans l’estuaire de la Seine, il est apparu
que plusieurs types d’indicateurs permettent aux citoyens de qualifier l’état éco-
logique de leurs estuaires. Ces indicateurs dépendent avant tout de l’expérience
et de la relation que l’individu entretient avec le milieu estuarien qui peut être,
par exemple, une position administrative ou institutionnelle, une activité de
prélèvement (pêche, chasse), un regard savant ou passionné, une emprise ordi-
naire liée au lieu de travail ou de résidence.
Pour l’essentiel des habitants et usagers, la qualité de l’environnement estuarien
se manifeste par des indicateurs visuels où se mélangent bestiaires (espèces com-
munes ou emblématiques), herbiers, alertes à la pollution, activités sociales et
ludiques, rapport esthétique au milieu. Il convient surtout de retenir que l’état
écologique lié à l’eau en milieu estuarien est perçu majoritairement (deux cas sur
trois) à travers des éléments de pollution. Ce phénomène est intrinsèquement lié
à l’histoire de l’aménagement des estuaires français, ainsi qu’aux événements qui
ont été fortement médiatisés à travers des incidents de marée noire, des inter-
dictions de pêche et de baignade, ou l’installation d’une industrie à risque. Des
épisodes de fortes pollutions (mousses, poissons morts, marées noires) conti-
123
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Pour les usagers des estuaires, la notion de bon état est souvent mal comprise,
d’autant qu’elle fait appel à un état de référence qui n’est pas explicite ni défini.
Les usagers sont sensibles au fait de ne pas détruire le système économique,
même si la qualité écologique des estuaires est affectée. Le message est clair : les
estuaires sont des lieux où vivent des hommes dont la priorité est l’emploi. Les
appréciations de la qualité écologique – et surtout le désintérêt affiché face à
cette question – s’expliquent en partie par ce fatalisme.
Sur la base des enquêtes, il apparaît que quatre groupes sociaux ont des visions
différenciées du bon état écologique des estuaires :
• le groupe des scientifiques et des experts qui définissent le bon état écologique
à partir d’une vision dynamique, mais qui peinent à mettre en adéquation cette
vision dynamique des estuaires et des incertitudes qui en découlent quant au
futur, avec la vision administrative qui ne sait pas gérer l’incertitude et exige que
les experts produisent des certitudes… ;
• les associations naturalistes et les militants écologistes, pour qui le bon état
écologique est avant tout inscrit dans un passé révolu, dans un âge d’or disparu
de la nature qu’il faudrait s’efforcer de reconstituer.
124
Le « bon état »… dans tous ses états
• les industriels et acteurs économiques, pour qui l’idée de bon état écologique
est illusoire et qui préfèrent parler de « vernis vert ». Pour eux, la DCE est sur-
tout une lourdeur administrative de plus, qui apparaît potentiellement comme
un risque de gel de futurs projets économiques ;
• les usagers qui, pour la plupart, limitent leur vision écologique à « la nature
près de chez soi » et n’ont qu’une vision géographique segmentée et parcellaire.
Le bon état écologique se caractérise avant tout par le maintien ou non d’un
ensemble d’usages et de services (récréation, pêche, chasse, voies de communi-
cation) et d’une qualité de vie (notamment des paysages).
Lorsque les populations s’intéressent au bon état écologique, en évacuant enjeux
économiques et catastrophisme, l’intérêt pour la qualité du milieu est lié à une
activité de loisirs ou professionnelle. Ainsi, les pêcheurs, les sportifs, les jardiniers
ou les touristes fondent leur connaissance du milieu estuarien sur des herbiers
et bestiaires issus du passé (voire d’un certain folklore). Les eaux contaminées
par l’agriculture et l’industrie, l’urbanisation et l’industrialisation ne remettent
aucunement en question les usages sociaux. Même si on observe des interdic-
tions de prélèvement pour les coquillages, cela n’enlève rien à la passion éprou-
vée pour ces usages ordinaires.
Même si les scientifiques, les politiques et les écologistes tendent à minimiser
les faits, cette attitude des usagers est en bonne adéquation avec les résultats
d’Eubaromètre 2013, selon lesquels les préoccupations concernant l’environne-
ment sont très minoritaires par rapport à celles liées à l’emploi et à la sécurité.
125
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
cours d’eau. Le second est la lutte contre les pollutions, spécialement contre
toutes les formes du phosphore.
Une évaluation des cours d’eau en 2011, faite par l’agence de l’eau Rhône-
Méditerranée et Corse, aboutit aux principales conclusions suivantes :
• seule la moitié des cours d’eau présente un bon état. Les stations présentant
des états moyens à mauvais sont principalement situées sur les cours d’eau nord-
alpins impactés par l’énergie hydraulique, dans les zones où prédomine l’agri-
culture intensive (bassin de la Saône, vallée du Rhône), ainsi que dans les zones
fortement soumises à l’urbanisation (pourtour méditerranéen) ;
• 60 % des rivières ont subi des altérations physiques :
– un tiers des rivières a un régime hydrologique altéré. Outre le mode de
fonctionnement des usines hydroélectriques par éclusées, qui ont un impact
direct sur la reproduction et la vie des invertébrés et des poissons, ce sont les
prélèvements d’eau, notamment pour l’irrigation, qui affectent la qualité des
cours d’eau ;
– 50 % des rivières présentent des problèmes de continuité écologique et sédi-
mentaire. Près de 20 000 seuils et barrages bloquent la circulation des poissons
et des sédiments, et provoquent des dégâts parfois importants sur les ouvrages
(ponts, routes…) ;
– 54 % des cours d’eau ont subi des altérations de leur morphologie. La des-
truction des habitats, les digues qui limitent les zones d’expansion des crues ou
empêchent les crues « juste débordantes », diminuent les possibilités de repro-
duction de certaines espèces.
Selon le bilan dressé par l’Agence de l’eau, 38 % des cours d’eau de Seine-
Normandie en 2010 sont en bon état écologique, ce qui serait un progrès
important par rapport aux 23 % de 2007. Mais certaines portions du bas-
sin (11 %) se sont dégradées sous l’effet de la poursuite de l’urbanisation, du
vieillissement des réseaux ou du changement de mode d’occupation des sols.
Les importants efforts consacrés depuis dix ans à la réduction des pollutions
d’origine industrielle et domestique portent leurs fruits. Selon l’agence de l’eau
Seine-Normandie (AESN), la qualité de l’eau des rivières s’est améliorée entre
2007 et 2010. Concernant l’état chimique, 25 % des cours d’eau ont progressé
et 31 % sont en bon état. « Ce résultat cache une amélioration spectaculaire »,
indique Heri Andriamahefa, chef du service Connaissance des milieux aqua-
tiques. Si l’on retire le paramètre des hydrocarbures aromatiques polycycliques,
les HAP – il s’agit de résidus de combustion d’hydrocarbures qui proviennent,
pour l’essentiel, des pollutions atmosphériques ou du lessivage des routes – qui
à lui seul déclasse un grand nombre de cours d’eau, on atteint 92 % de rivières
en bon état.
Les progrès enregistrés ne doivent pas faire oublier que les objectifs de la
Directive cadre sur l’eau sont loin d’être atteints. Au rythme actuel, 45 % des
126
Le « bon état »… dans tous ses états
127
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
128
Le « bon état »… dans tous ses états
Projet Beest, 2011. Synthèse – vers une approche multicritère du bon état écologique des
grands estuaires.
Rapport D.J., 1995. Preventive ecosystem heath care: the time is now. Ecosystem health,
1 : 127-128.
Rapport D.J., Costanza R., McMichael A.J., 1998. Assessing ecosystem health. TREE,
13 : 397-402.
Regier H.A., 1993. The notion of natural and cultural integrity. In Woodley et al. (eds),
Ecological integrity and the management of ecosystems, p 3-18.
Sayeux A.-S., Sirost O., 2010. Analyse de la presse sur le bon état écologique. Projet
Liteau-Beest : Vers une approche multidisciplinaire du bon état écologique des grands
estuaires. GIP Seine-Aval.
Secrétariat technique du Sdage, 2011. Qu’est-ce que le bon état des eaux ? Agence
Rhône-Méditerranée.
Sirost O., L’Aoustet O., Ajcardi R., 2007. Perception du risque chimique chronique lié à
la qualité de l’eau chez les acteurs et usagers de l’estuaire de la Seine. Programme Seine-
Aval 3, Rapport scientifique Seine-Aval 3 (sur le web).
Steyaert P., Ollivier G. 2007. The European Water Framework Directive: How Ecological
Assumptions Frame Technical and Social Change. Ecology and Society vol. 12, no 1, p. 25.
USGPO (US Government Printing Office), 1972. Report of the Committee on Public
Works – United States House of Representatives with Additional and Supplemental
Views on H.R. 11896 to Amend the Federal Water Pollution Control Act. House
Report 92-911. 92nd Congress, 2nd session, p. 149.
129
9
« Poser un regard rétrospectif sur les multiples manières dont l’homme a investi le fleuve
au cours de son histoire nous permet aujourd’hui de comprendre en quoi, et comment,
cet “objet de nature” est peut-être surtout un objet social. Procédons d’abord à un rapide
inventaire. Comme tout cours d’eau, le Rhône constitue pour ses riverains une ressource
directe : pêche, transport, force hydraulique, irrigation, eau potable, rejet de déchets...
sont quelques-uns des usages classiques que l’on croise au fil du temps et de son histoire.
À ceux-ci s’ajoutent toutes les activités utilisant l’espace qu’il crée avec sa plaine alluviale :
agriculture, cueillette, chasse, implantations manufacturières. Enfin, il supporte également
tout ce qui peut relever du temps de non-travail : baignade, pêche, sports nautiques,
guinguettes, fêtes, joutes et spectacles ont animé, et animent ses rives, son lit, ses berges. »
André Vincent in Le Rhône, un fleuve en devenir, 2006
L’aménagement des fleuves est une expression qui inclut tout à la fois des actions
liées à la sécurité des biens et des personnes, à la réduction des préjudices (pré-
vention des inondations), à une amélioration des services (navigation, énergie,
aménités), ainsi qu’à l’amélioration du confort et du cadre de vie des riverains.
Depuis quelques décennies, on a également développé des activités de restaura-
tion qui ambitionnent de redonner aux cours d’eau un air de « naturalité » en
gommant les « dégradations » dont ils ont fait l’objet. Une ambition parfois un
peu caricaturale, voire idéologique, qui ne peut se concevoir que sous une forme
de compromis entre des héritages du passé, des usages actuels des cours d’eau et
des objectifs écologiques qui restent, le plus souvent, encore à préciser.
Les cours d’eau ont largement contribué au développement de nos économies.
En Europe, les sols alluviaux des grands cours d’eau ont probablement accueilli
les premiers agriculteurs, qui y créèrent surtout des herbages pour le bétail
(Knight et Howard, 1995). Les populations sédentaires se développèrent près
des vallées et des lacs pour profiter de l’eau et des terres fertiles, ainsi que des
ressources de la pêche. Les prairies de fauche et les terres arables prirent la place
130
La multifonctionnalité des rivières
des forêts alluviales. Puis les cultures vivrières se développèrent aux dépens des
prairies dans la plaine inondable, malgré les crues fréquentes. Les zones humides
alluviales fournissaient la biomasse : bois de chauffage, feuillerin pour nourrir
le bétail, saule pour la vannerie, etc. « Les rivières de la Gaule n’étaient pas des
espaces sauvages, vierges de toute occupation humaine. Les pêcheurs devaient
y occuper une place importante en construisant des viviers, des barrages, en
posant divers engins de pêche » (Izarra, 1993).
Les civilisations se sont développées avec la maîtrise de l’eau, quand l’homme s’est
révélé capable d’appliquer des techniques permettant de pallier aux aléas de la nature.
Dans le monde essentiellement agricole du Moyen Âge, les cours d’eau avaient un
rôle stratégique. Ils fournissaient l’énergie, bien avant l’apparition des machines à
vapeur ; ils étaient des voies de communication privilégiées pour le transport des
marchandises et des hommes ; ils fournissaient l’eau pour les usages domestiques,
artisanaux et agricoles… tout en assurant l’évacuation des déchets. Enfin, la pêche
représentait une ressource importante dans le monde chrétien. Pas surprenant, dans
ces conditions, que beaucoup de nos villes se soient développées le long des fleuves
suscitant, en retour, d’autres aménagements pour protéger les personnes et les biens
des caprices des fleuves ! Aux xiie et xiiie siècles, l’essor des villes va s’accompagner
d’une maîtrise accrue des rivières avec la mise en place des moulins hydrauliques,
des grandes canalisations fluviales, des levées de protection contre les crues, de bar-
rages, etc. « Sans la Seine, l’Oise, la Marne, l’Yonne, Paris ne mangerait, ne boirait,
ni même ne se chaufferait à son aise » écrivait Fernand Braudel à propos d’une
période qui s’étend pratiquement sur tout l’Ancien Régime.
Tous ces usages ont durablement marqué la physionomie des vallées et modifié le
régime et le débit des rivières ainsi que la qualité des eaux. Les travaux réalisés au
cours du xxe siècle s’inscrivent dans cette histoire des aménagements et viennent
se surimposer aux aménagements antérieurs ! Nos cours d’eau ont donc depuis
longtemps perdu leur caractère « naturel » du fait de l’anthropisation du lit et du
bassin versant. Cette anthropisation correspondait à des usages dont certains ont
perduré, parfois sous une forme différente, alors que d’autres ont disparu. Ainsi,
l’usage des cours d’eau comme force motrice pour les moulins a évolué vers la
production d’énergie électrique. Mais la navigation et la batellerie qui furent
longtemps essentielles à notre économie sont en déclin, même si on évoque sou-
vent leur renaissance possible. Quant aux préoccupations environnementales qui
sont une autre forme d’usage des cours d’eau, elles se sont progressivement déve-
loppées au cours des dernières décennies pour devenir un des éléments structu-
rant de la politique de gestion des systèmes fluviaux.
Les cours d’eau sont ainsi des lieux chargés d’histoire, des milieux patrimoniaux
qui conservent les traces des activités et des usages d’autrefois, mais dans lesquels
se mettent en place de nouvelles activités dont les conséquences environnemen-
tales s’inscrivent dans un contexte général déjà fortement anthropisé. Ce sont donc
131
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
des systèmes hybrides, des anthroposystèmes au sens strict, soumis à la fois aux
contraintes des éléments naturels et aux contraintes anthropiques. Il est indispen-
sable de s’en souvenir quand on parlera de restauration des cours d’eau.
Les cours d’eau (les « chemins d’eau ») sont utilisés depuis très longtemps pour
le transport des hommes et des biens. La navigation ne concernait pas que les
grands fleuves : beaucoup de cours d’eau de moindre importance étaient égale-
ment navigués, jouant le même rôle, selon certains historiens, que les multiples
chemins vicinaux.
« Les premiers systèmes de communication un tant soit peu performants, per-
mettant de transporter à moindre coût et en grande quantité des marchandises
et des hommes, se sont édifiés sur l’eau. Les premières grandes civilisations sont
nées le long du Nil, de l’Euphrate et du Tibre parce que ces fleuves ont été les
premières grandes voies de navigation unifiant d’immenses territoires. Là, le
vent souffle toujours de l’embouchure vers la source, si bien qu’il suffit de tendre
une voile sommaire sur un mauvais radeau pour remonter le cours, puis de la
baisser pour se laisser descendre, emporté par le courant » (Rasse, 2000).
Les conditions de navigation n’étaient pas les mêmes dans chaque bassin fluvial
selon la vitesse du courant, le régime des vents, la pente, les périodes d’étiage et de
hautes eaux, etc. Les formes de navigation étaient donc variables : à la descente,
batelleries à voile avec des vents dominants comme sur la Loire, la Garonne ou les
estuaires ; à la remontée, recours au halage (figure 9.1) par traction humaine ou
animale, etc. L’image qui ressort de la Gaule à la lumière de ses fleuves est celle
d’un isthme traversé au moyen de voies fluviales qui, raccordées entre elles par de
courts et faciles portages, relierait les deux mers (Izarra, 1993).
Figure 9.1 Quai de halage à Melun.
Les chemins de halage qui longent de près
la berge des voies d’eau navigables per-
mettaient autrefois la traction des péniches
et des coches d’eau par des chevaux ou
des hommes. Ces chemins étaient grevés
d’une servitude de halage (espace de
7,80 mètres en bordure du cours d’eau)
pour la libre circulation des équipages.
Avec la motorisation des bateaux, les
usages ont évolué et ces chemins sont
maintenant utilisés par les promeneurs
et les randonneurs à pied ou à vélo.
Néanmoins, des riverains peu scrupuleux
se sont approprié cet espace au grand
dam des randonneurs, qui demandent
l’application de la loi et leur réouverture.
132
La multifonctionnalité des rivières
133
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
les obstacles naturels : « Avant que l’on eût vaincu les obstacles que la nature
avait placés entre les hommes, en coupant les montagnes pour établir des che-
mins, en rendant les rivières navigables à l’aide des chaussées, en ouvrant des
communications utiles par le moyen des ponts, chaque pays était réduit à ses
productions. L’abondance les mettait à vil prix ; une année de disette faisait
périr des milliers d’hommes. L’agriculture découragée languissait » (Millard,
1993). De manière symbolique, le technicien, à l’instar du philosophe ou de
l’économiste, mène ainsi croisade contre les blocages dont souffre la société.
Dans les régions méditerranéennes, où les conditions naturelles ne se prêtent
guère à la navigation ou au flottage, l’objectif des aménagements est la protec-
tion des cultures et des habitats contre les crues d’automne ou de printemps,
souvent violentes.
134
La multifonctionnalité des rivières
Figure 9.2 Le barrage de Poses et les écluses d’Amfreville-sous-les-Monts ont été construits de 1879 à 1885,
à 160 km en amont de l’embouchure de la Seine, là où la marée n’a plus d’effet. (photo C. Lévêque)
Il était à l’époque le barrage avec la retenue la plus élevée (5,35 m) et la chute d’eau la plus forte (4 m). Il a entraîné
une élévation du niveau de la Seine de près de 1,20 m en amont du barrage. Le barrage arrête l’eau grâce à des
déversoirs mobiles montant ou descendant selon les besoins. Il a été conçu pour faciliter la navigation au niveau
du pertuis de Poses.
Outre les obstacles naturels, les ponts constituaient aussi des entraves à la navi-
gation. Ainsi, le pont de Pont-de-l’Arche, non loin de l’actuel barrage de Poses,
constituait, au xixe siècle, le point noir le plus redouté de l’estuaire amont. Ce
pont possédait 23 arches dont la majorité était occupée par des moulins et l’arche,
permettant aux bateaux de circuler, était étroite. Ces structures engendraient
une élévation du niveau de l’eau en amont, ainsi que d’importants remous à leur
niveau et une chute d’eau à l’aval. D’autre part, les pêcheries fixes installées dans
le cours principal, constituaient aussi un obstacle à la navigation.
De nombreux travaux se sont ainsi succédé jusqu’à nos jours, de telle sorte qu’ac-
tuellement 76 % des berges de la Seine sont artificialisées, de Poses à Tancarville.
Alors qu’en 1750 le secteur compris entre Poses et Oisel comptait 52 îles repré-
sentant environ 260 ha, il n’en restait que 3 en 2005, d’une superficie totale de
4,7 ha. Cette réduction est liée ironiquement aux travaux « d’amélioration de la
Seine », sous-entendu, de la navigation. De manière générale la chenalisation de
la Seine a modifié le pouvoir érosif des courants ce qui, associé aux travaux de
dragage, a engendré un approfondissement du chenal.
Les aménagements du port du Havre dans le cadre de Port 2000 permettent
maintenant l’accès à des bateaux de 14,5 m de tirant d’eau en toute condition
de marée. Mais les aménagements impliquent de mener des interventions conti-
nuelles pour maintenir un chenal en état d’accueillir des navires de tirant d’eau
de plus en plus important.
135
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
136
La multifonctionnalité des rivières
Le flottage du bois
Le bois est un matériau encombrant et lourd. D’où l’idée de le transporter par
voie fluviale, par des techniques de flottage, pour le faire parvenir au plus près
des consommateurs. Au xvie siècle, les quantités de bois arrivant à Paris étaient
énormes et les forêts proches de la capitale menacées d’épuisement. On allait
donc chercher le bois plus loin, notamment dans le Morvan, qui fut considéré
comme le grenier à bois de la capitale. La méthode la plus simple était celle
du bois flotté à bûches perdues. Le bois était lâché dans les flots et descendait
jusqu’à Clamecy, où il était arrêté par des barrages. Les bûches assemblées en
radeaux, ou « trains », étaient ensuite acheminées jusqu’à Paris. On pouvait ainsi
utiliser à moindre risque les secteurs navigables des rivières et éviter d’entraver
la navigation. Il fallait huit jours pour accomplir le trajet de Clamecy à Paris
(figure 9.3). Les péniches ont supplanté l’activité du flottage au xixe siècle, mais
rapidement le charbon a remplacé le bois pour le chauffage, de telle sorte que
l’activité de flottage a disparu dans les années 1920 (Roullier et al., 2011).
Au xixe siècle, le trafic représentait en année moyenne 200 000 ou 300 000 stères
de bois, ce qui correspond à 1 000 ou 1 500 trains. Le record est établi en 1804
avec 3 535 trains formés à Clamecy ainsi que 1 051 à Vermenton, pour un total
d’un million de stères. Cela représentait la moitié de l’approvisionnement en
bois de la capitale. Clamecy, bourgade de 5 000 habitants, compte alors 400 flot-
teurs et compagnons de rivière qui surveillent la circulation des bûches, les
repêchent ou les trient.
Figure 9.3 Du Moyen Âge jusqu’à
la fin du xixe siècle, le flottage a
été le mode de transport le plus
courant pour le bois.
Les grumes descendaient les
cours d’eau et s’accumulaient
devant des barrages mobiles
ou des écluses. Le flottage
dit « à bûches perdues » était
encore utilisé dans le Morvan
au début du xxe siècle. Il avait
nécessité l’aménagement du
bassin versant avec la construc-
tion de nombreuses petites
retenues destinées à provoquer
des chasses d’eau pour faciliter
le flottage.
Pour assurer le flottage, il faut aménager les rivières. Aussi va-t-on créer de nom-
breux étangs ou retenues, des réservoirs qui vont permettre de grossir momenta-
nément le débit des rivières pour effectuer des lâchers simultanés et grossir le flot
pour convoyer les bûches vers Clamecy. Le réservoir des Settons, par exemple,
137
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
fut créé pour favoriser le flottage sur la Cure. Changement d’époque, change-
ment d’usage… Aujourd’hui, les lâchers d’eau qui assuraient autrefois le flottage
permettent le rafting et le canoë-kayak !
« Les étangs vidés, un bruit sourd se fait entendre, le flot arrive. Il passe avec la rapidité de
la flèche, entraînant dans sa course des multitudes de bûches qui se pressent, se heurtent,
jaillissent en l’air au contact d’une roche. En certains endroits, le ruisseau est resserré
entre des entassements formidables de blocs ; alors, les bois s’accumulent, montent les
uns sur les autres, comme les glaces de la Loire pendant un embâcle ; en arrière, le flot
se gonfle, amoncelant sans cesse de nouvelles bûches. Puis un mouvement se fait dans la
masse (la rôtie), à travers laquelle l’eau jaillit violemment ; on entend un craquement, un
bruit terrible, la masse s’écoule et se précipite, des bûches se brisent, lançant des éclats
dans toutes les directions. » (Ardouin-Dumazet, 1898)
Les aménagements associés au flottage ont modifié durablement les cours d’eau.
Les retenues de tête de bassin ont considérablement accru le transport solide et
ont provoqué l’incision des lits dans la partie amont des cours. D’autre part, on
a modifié le tracé des rivières pour en réduire leur sinuosité et augmenter la pro-
fondeur. Ainsi, les lits de l’Yonne et de ses affluents apparaissent, un siècle après
la fin du flottage, figés par des enrochements.
Le moulin à eau
Le moulin à eau, d’invention antique et méditerranéenne, s’est répandu à l’époque
médiévale. Il peut être installé directement sur la rivière ou bien sur une dériva-
tion de quelques dizaines de mètres à quelques centaines de mètres, qui permet
une chute d’eau plus importante. Ces installations s’accompagnent souvent de
barrages avec déversoir et de vannages destinés à régler l’écoulement des eaux.
La première description technique d’un moulin à eau date de l’an 25 av. J.‑C.
Les moulins firent une timide apparition sur les rivières de l’Occident au début
de l’ère chrétienne. Au ier siècle de notre ère, Pline l’ancien écrit que, pour
moudre les grains en Italie, on se sert d’un pilon nu ou encore de roues que l’eau
138
La multifonctionnalité des rivières
139
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
140
La multifonctionnalité des rivières
L’hydroélectricité
Au début du xxe siècle, une grande partie des usages traditionnels des cours d’eau
a disparu ou a régressé. Les voies de communication terrestres et ferroviaires
supplantent la navigation fluviale. Les rivières sont de plus en plus endiguées
pour protéger les hommes et les biens. En ville, on les recouvre sous prétexte
d’hygiénisme et de sécurité, et on les utilise pour évacuer les eaux usées. Mais un
nouvel usage se fait jour au début du xxe siècle, qui fait suite à celui des moulins :
l’hydroélectricité. Les ouvrages hydroélectriques peuvent être des usines au fil de
l’eau qui ne nécessitent pas de retenues importantes, ou des usines de turbinage
qui utilisent l’eau stockée dans une retenue artificielle.
En 2010, au niveau mondial, l’hydroélectricité représente 16,3 % de la produc-
tion mondiale d’électricité contre 67,2 % pour les énergies fossiles, et 13 % pour
le nucléaire. Il existe environ 8 200 grands barrages qui produisent 3 250 TWh/
an, mais la capacité techniquement faisable est estimée à 15 000 TWh/an. En
France, la production annuelle moyenne est de 67 TWh, soit 12 % de la pro-
duction électrique nationale. Il existerait entre 2500 et 3 000 centrales hydroé-
lectriques, mais seulement une centaine, d’une puissance supérieure à 50 MW,
fournissent les deux tiers des 67 TWh.
Les cours d’eau contribuent également indirectement à la production d’énergie
car les centrales nucléaires ont besoin d’eau pour refroidir les réacteurs. Ainsi,
44 des 58 réacteurs nucléaires français situés au bord de rivières utilisent l’eau
puisée dans ces dernières pour la restituer ensuite, plus ou moins réchauffée. Les
centrales nucléaires doivent respecter des normes de débit minimal, avant de
prélever l’eau nécessaire au refroidissement de leurs installations. Sur la Loire, en
période d’étiage par exemple, lorsque le débit descend sous 60 m3/s, les quatre
centrales qui puisent à plein régime entre 3 et 10 m3/s sont tenues de maintenir
un niveau d’eau suffisant pour le fleuve. Elles ont en outre l’obligation de ne pas
dépasser une certaine température dans les rivières (autour de 28 °C) lorsqu’elles
y rejettent l’eau provenant des circuits de refroidissement. Quand cette tempéra-
ture est atteinte, la centrale doit alors réduire son activité et, en dernier recours,
arrêter les réacteurs.
Lors de la grande sécheresse de 2003, la situation a été critique pour plusieurs cen-
trales qui ont été confrontées au respect de la législation. La sécheresse a en effet
entraîné une baisse importante du débit des cours d’eau en période estivale, alors
141
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Figure 9.5 Le lac-barrage de Serre-Ponçon, mis en eau en 1959 mais dont le projet de construction remontait
à 1856, est le plus grand barrage en terre d’Europe.
Il fut conçu pour répondre à de nombreux usages, mais il a suscité beaucoup de polémiques en raison du
déplacement des populations et de la destruction de villages.
142
La multifonctionnalité des rivières
La pêche professionnelle
De longue date les poissons ont été une source de nourriture pour les riverains.
À la ligne, ou avec des filets et des nasses, ils ont fait l’objet d’une exploitation
souvent intense. Ainsi, dès le xiiie siècle, plusieurs ordonnances royales attri-
buées à Philippe le Bel et à son fils Charles le Bel visent à réglementer la pêche
fluviale et à lutter (déjà) contre la surexploitation qui entraînait la rareté et la
cherté des poissons. Ces ordonnances montrent la difficulté à faire appliquer
une réglementation en matière d’engins et de pratiques (interdiction de pêcher
certaines espèces en période de frai).
On attribuait le dépeuplement des rivières non seulement à la « malice » des
pêcheurs, mais aussi à celles des « sergents et des gardes desdites rivières » qui
avaient été chargés dans un premier temps de faire appliquer les réglementations,
mais s’étaient révélés malhonnêtes. L’ordonnance de Charles le Bel en 1326
confie finalement ce rôle aux maîtres des eaux et forêts (administration créée
en 1291) et à leurs agents, chargés de saisir les poissons et engins prohibés, qui
doivent être brûlés.
À Paris, la profession de pêcheur est très ancienne et date probablement de la
naissance de la ville. Les pêcheurs exploitaient une ressource locale car la Seine
était très poissonneuse. On y trouvait, dit-on, en abondance des brochets, des
carpes, des barbeaux, des anguilles, des lamproies, des ablettes, des brèmes, des
gardons, des tanches. Le saumon y était commun aux époques de remontée.
Au xiie siècle, on distinguait les pêcheurs utilisant la ligne (les pêcheurs à verge,
qui sont surtout de pauvres gens) de ceux utilisant les filets (pêcheurs à engins).
Cette distinction se perpétuera jusqu’au xixe siècle. Une réglementation très
stricte régnait sur l’utilisation des filets. La taille des mailles était définie selon
l’époque. En été, de Pâques à la Saint-Rémy, elles devaient être suffisamment
grandes pour ne pas retenir une pièce de monnaie d’environ deux centimètres
et demi de diamètre, appelée le « gros tournois ». En hiver, la taille était réduite
jusqu’à gêner le passage d’une pièce d’un centimètre et demi, le « gros parisii ».
Pendant la période du frai, de la mi-avril à la mi-mai, la pêche aux engins était
prohibée. On ne pouvait pas pêcher où l’on voulait. La Seine était divisée en
petites sections appartenant à des congrégations religieuses qui veillaient farou-
chement au respect de leurs droits. Au xviie siècle il existait des pêcheries sous
143
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
tous les ponts de Paris. Il y avait des filets dormants en forme d’entonnoir ter-
miné par une nasse, accrochés à des installations fixes. D’autres filets, traînés par
des barques, raclaient le fond à la manière d’un chalut.
La vente du poisson était assurée par les femmes, qui vont prendre dans l’ima-
gerie populaire une place particulière sous le nom de « poissardes », car leur
richesse de vocabulaire en fait des personnages redoutés et pittoresques. Lors
de la naissance d’un fils de France, elles ont le privilège de se rendre à Versailles
pour complimenter le roi.
L’aménagement des vallées à des fins productives ou sécuritaires a profondément
modifié l’écologie des cours d’eau. La multiplication des moulins et des seuils a
probablement fait disparaître des zones de frai, tout en modifiant les conditions
d’écoulement favorisant notamment l’expansion des zones d’eau calme et leurs
espèces associées.
Mais la demande en poissons est si forte au Moyen Âge que la pêche fluviale
ne suffit pas à alimenter les centres urbains. La pisciculture d’étang va alors se
développer dans les fonds de vallées, avec notamment l’introduction de la carpe.
Le bassin de la Seine se couvre d’étangs piscicoles qui vont avoir une influence
sur l’aménagement du fond de vallée. Les zones humides, notamment, reculent.
« Au mois de juin de l’année 1738, il y eut sur le pont Notre-Dame un grand remue-
ménage. Un radeau de bois amarré à la grande arche fut agité de mouvements furieux.
Ce radeau maintenait en bonne place un grand filet tendu en travers du courant. Les
soubresauts de tout cet ensemble montraient qu’une prise importante venait d’être
faite. Quelques instants plus tard, les pêcheurs sortaient de la nasse où il était venu
se jeter un esturgeon prodigieux, long de sept pieds. De mémoire de Parisien, on
n’avait jamais vu un poisson d’une telle taille ! Le bureau de la Ville à qui apparte-
nait la pêcherie du pont Notre-Dame, considérant qu’une telle pièce ne pouvait être
digne que d’un roi, résolut de l’offrir à Sa Majesté. On plaça l’esturgeon dans une
sorte de baignoire. Un bateau l’emporta jusqu’à Sèvres, et de là, une voiture l’amena
à Versailles où il fut présenté à Louis XV. Celui-ci se montra enchanté du cadeau et le
maître pêcheur reçut une gratification qui était à la mesure de la taille de la bête et du
plaisir du monarque. » (Lacordaire, 1985)
144
La multifonctionnalité des rivières
pêche sur les cours d’eau domaniaux. La pêche aux engins est soumise à licence
et adjudication tandis que la pêche à la ligne [y] demeure libre » (d’après Breton,
cité dans Barthélemy, 2003).
L’existence d’une période très courte pendant laquelle l’accès aux cours d’eau
(au moins) domaniaux fut libre a alimenté le mythe d’abondance salmonicole
sous l’Ancien Régime. On retrouve de manière récurrente des détails très précis
sur des ouvriers qui se plaignent de manger du saumon tous les jours. Des éco-
logues comme Max Thibaut ont réfuté ces arguments, mais le mythe de l’épui-
sement des ressources piscicoles du fait de la Révolution reste vif et le thème
de l’épuisement des ressources halieutiques (Delbos, 1989) se développe au
milieu du xixe siècle. Mais simultanément, en 1844, deux pêcheurs des Vosges
découvrent (redécouvrent ?) la fécondation artificielle des poissons. Il s’ensuit
rapidement un véritable engouement pour la « multiplication artificielle du
poisson ». Selon le naturaliste A. de Quatrefages, on allait pouvoir « semer le
poisson dans l’eau »… Les scientifiques s’emparent de l’affaire et tentent de
s’imposer comme les sauveurs de la ressource halieutique. Le professeur Louis
Léger, directeur du laboratoire de pisciculture de l’université de Grenoble, pro-
pose en 1910 une méthode de repeuplement reposant sur la capacité biogé-
nique du cours d’eau, selon laquelle il y aurait un rapport strict entre le nombre
d’individus dans un milieu donné et la quantité de nourriture accessible dans
le milieu.
La science laisse espérer la possibilité d’une authentique maîtrise sur la nature.
Pour l’embryologiste Coste en 1953 « c’est un bienfait de plus que les classes
laborieuses recevront des mains de la science, et qui leur fera mieux sentir quel
lien étroit unit, dans l’organisme social, ceux qui travaillent et ceux qui pensent ».
Le dépeuplement a trouvé son antidote, le repeuplement par la « semaille » et
« l’élève » et la « récolte ». La démarche consiste à « revivifier » la nature aqua-
tique, aménager des « couvoirs » naturels pour entretenir la fertilité, ou entre-
prendre « l’élève » de poissons rares. Une autre option consisterait à créer des
races domestiques et à « implanter des créations industrielles » qui seront autant
de « fabriques de substances alimentaires ». Pour les tenants de cette option, on
remplacerait ainsi le travail « sauvage » de la nature par celui, « rationnel », de
l’homme, en créant des fermes modèles.
Cet engouement ne dura pas. Mais on se souvient que cette idée a resurgi vers
les années 1970. Euréka ! Les rivières se dépeuplent mais on dispose des moyens
d’élever les poissons et de repeupler les rivières. Il va donc y avoir convergence
des intérêts des pêcheurs et des scientifiques. Les sociétés de pêche, qui vont
acquérir par la suite le droit de gérer les ressources halieutiques, vont s’associer
à des piscicultures pour ré-empoissonner avec des espèces autochtones. Il va en
résulter un grand brassage de populations entre bassins hydrographiques, ainsi
que des introductions de nouvelles espèces.
145
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
15. Usages et aménités : les usages récréatifs dans l’estuaire de la Seine. GIP Seine-Aval.
146
La multifonctionnalité des rivières
Figure 9.7 L’Armada est un rassemblement de vieux gréements et de bateaux militaires qui se tient tous les cinq
ans à Rouen. (photo C. Lévêque)
C’est l’occasion d’une fête de dix jours qui attire les foules, un moment privilégié de retour au fleuve pour les
Normands et bien d’autres.
147
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Le fleuve naturel
Le Rhône est longtemps resté un fleuve naturel, en dépit d’une navigation diffi-
cile. La plaine alluviale était constituée d’une mosaïque de chenaux (les « lônes »,
en langage local) avec une grande diversité de milieux aquatiques, semi-aqua-
tiques et terrestres. Mais le fleuve était renommé pour la violence de ses crues.
Des digues ont été construites au début des années 1800 afin d’en protéger les
riverains. Ce sont des digues longitudinales, édifiées eu surélévation de la plaine
pour lutter contre les inondations et faciliter la circulation. Dans la moyenne
vallée du Rhône ces « chaussées de terre » forment un linéaire de 100 km vers
1860, et de 300 km vers 1880. Dans le bas Rhône, plus de 300 km de digues
sont édifiés depuis au moins le xiie siècle.
Cependant, le fleuve a été relativement épargné par les grands travaux jusqu’à la
fin du xixe siècle, malgré les réclamations des bateliers. À vrai dire, les autorités
publiques hésitaient à investir le Rhône pour en corriger le cours, étant donné
sa réputation de fleuve impétueux aux courants violents. Pourtant, il y avait
environ trois mois par an ce que l’on appelait le « chômage des eaux », corres-
pondant aux périodes où le fleuve n’était pas navigable en raison des crues ou
des étiages prononcés.
La violence des crues, entraînant érosions et inondations, a légué à la vallée
actuelle des forêts, des milieux humides et autres espaces naturels de grand inté-
rêt écologique, forts dégradés aujourd’hui.
Le fleuve corrigé
À partir des années 1840, on entreprend d’aménager la voie fluviale afin d’amé-
liorer la navigation. On construit d’abord des digues longitudinales pour resser-
rer le lit du fleuve. Mais cette technique est abandonnée dans les années 1880 au
profit des aménagements Girardon (du nom de l’ingénieur qui les imagina). Le
lit mineur est reconstruit dans les passages difficiles. Il s’agit d’un ensemble de
digues en épis submersibles, qui créent un système de compartiments (« casiers »
ou « carrés » en langage rhodanien) caractéristiques des paysages fluviaux de la
vallée du Rhône.
Le résultat fut de concentrer les eaux dans un chenal aux berges stabilisées et à la
profondeur régulière (plus de 1,6 m), permettant ainsi au fleuve de creuser lui-
même le chenal de navigation. Ce sera le Rhône marinier jusqu’aux années 1950.
148
La multifonctionnalité des rivières
Le fleuve aménagé
Avec les travaux de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), principalement
entre 1950 et le milieu des années 1980, le Rhône a connu une seconde phase
d’aménagement, pour répondre à plusieurs besoins : production hydroélec-
trique, développement de la navigation à grand gabarit, irrigation des terres
agricoles. Le fleuve fut ainsi canalisé.
La loi sur l’aménagement du Rhône votée en 1921 approuve le programme
d’aménagement et douze ans plus tard, la CNR obtient la concession (pour
quatre-vingt-dix ans, soit jusqu’en 2023) de l’exploitation et du fonctionnement
des ouvrages sur le Rhône. Les premiers travaux concernent en 1938 le port
Edouard Herriot à Lyon, ainsi que le barrage de Génissiat dont la construction
débuta dans les années 1930, mais qui fut mis en eau en 1948.
Douze unités d’aménagement, dites « au fil de l’eau », furent construites, avec
dérivation de la plus grande partie du débit dans des canaux, court-circuitant
ainsi l’ancien cours du fleuve, barré par un barrage de dérivation. Ces parties
court-circuitées ne reçoivent plus qu’un très faible débit en dehors des périodes
149
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
150
La multifonctionnalité des rivières
151
10
« Vivre sur les rives d’un fleuve, c’est avoir sous les yeux le spectacle permanent d’une
nature physique mouvante, qu’un flux anime différemment selon les saisons. Aujourd’hui
paisible et inspirant à la rêverie, il sera peut-être demain impétueux, charriant dans ses
eaux des débris de bois et de plastique indiquant que plus haut, la crue l’a fait déborder de
son lit. Alors, on surveillera sa cote, on se rassemblera nombreux sur les ponts ou sur les
hautes berges, on échangera sur ses crues passées et sur leurs dégâts. On commencera peut-
être à se préparer au pire, on préviendra les enfants du danger qu’il y a à aller sur ses bords.
Et puis, une fois l’alerte passée, une fois le courant redevenu normal, on oubliera peu à peu
ce moment de colère, le fleuve revenu à son allure ordinaire, à son écoulement fluide des
jours habituels, on en viendrait presque à oublier son existence. Comme un être vivant, le
fleuve, par moments, se rappelle à nous. »
André Micoud (2006)16
16. Extraits d’un texte d’André Micoud In Le Rhône, un fleuve en devenir, Givors, Éditions MdfR.
152
L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
dans le but de sécuriser les villes installées près des fleuves. Porteurs d’une vision
hydraulicienne des cours d’eau, ils ont essayé de limiter localement l’expansion
des inondations en s’appuyant sur des ouvrages (endiguements, barrages), ou en
facilitant l’évacuation des eaux vers l’aval par des rectifications du lit. (La gestion
de l’aléa s’appuie sur une connaissance fine des précipitations et des débits des
fleuves. Comme les crues, les pluies sont définies par leur récurrence, qui est
leur période de retour.) Derrière cette démarche, il y avait évidemment la vision
prométhéenne selon laquelle l’homme pouvait contrôler la nature.
L’aléa inondation
Au cours de l’année, on observe une ou des périodes de hautes eaux et des
périodes d’étiage. Les riverains se sont adaptés à ces changements plus ou moins
saisonniers des débits des cours d’eau, tout en se méfiant, quand même, de la
période de hautes eaux. On sait qu’elle peut être dangereuse, mais on vit avec !
Elle est même parfois très attendue dans les pays où l’eau est rare (ou pour le
moins mal répartie dans l’année), comme dans le Sahel.
« Crue d’un cours d’eau : débit important d’eau douce, de courte durée, dans un courant
d’eau, résultant d’un événement météorologique comme de fortes pluies ou la fonte
rapide des neiges » (Aquaportail).
La crue est à la fois une réalité et une notion virtuelle. Les ingénieurs hydrauli-
ciens en ont donné une définition statistique. Dans son Hydrologie pour l’ingé-
nieur, l’ingénieur Réméniéras (1980) la définit comme : « tout débit égal ou
supérieur au débit caractéristique maximum, c’est-à-dire, en année moyenne,
dépassé dix jours par an ». Les statisticiens ont analysé les longues séries de débits
afin d’évaluer la récurrence des crues. On distingue ainsi la crue annuelle, qui a
153
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
154
L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
L’inondation est l’un des risques naturels majeurs qui concernent le plus grand
nombre de communes. Selon le Medde, 10 % de la population et une commune
sur deux sont exposés au risque inondation en France métropolitaine. Quelque
5 millions de personnes résident en zone inondable, soit 8 % de la population
française. Dans 12 départements, c’est plus de 20 % de la population qui vit
en zone inondable. Les départements les plus exposés sont le Rhône, les Alpes-
Maritimes, le Var, le Gard, l’Isère et la ville de Paris.
Certains croient constater une augmentation de la fréquence des précipitations
exceptionnelles menant à des inondations. Le réassureur Munich Re a recensé
949 désastres naturels en 2010 contre une moyenne annuelle de 785 depuis
l’an 2000 et de 615 sur les trente dernières années (Le Monde, 18 janvier 2011).
Plusieurs explications sont avancées pour rendre compte de l’augmentation
de la fréquence et de l’intensité de ces désordres. Ainsi, la variabilité clima-
tique pourrait amplifier les situations extrêmes. Chacun s’accorde néanmoins à
reconnaître que cette situation tient surtout à des facteurs humains : construc-
tion de plus en plus fréquente en zone inondable, insuffisance des systèmes de
prévision et d’alerte, absence de volonté politique d’investir dans la prévention
des catastrophes.
Les inondations résultent souvent des crues des cours d’eau à la suite de pluies
importantes (en termes d’intensité, de durée, de cumul et/ou d’extension spa-
tiale) ou à la fonte des neiges. D’autres types d’inondations, souvent plus loca-
lisées, sont les conséquences de la remontée de nappes phréatiques ou, dans les
zones côtières, sont liés aux coefficients de marée plus hauts que la moyenne,
associés aux surcotes dues aux tempêtes, comme ce fut le cas pour la tempête
Xynthia en 2010.
Les événements pluvieux de forte intensité sont la cause principale des crues
torrentielles en France métropolitaine. Un cas bien connu est celui des épi-
sodes cévenols qui se forment lorsque le vent chaud et humide provenant de la
Méditerranée se dirige vers le nord et vient buter contre le massif des Cévennes,
où il entre en contact avec de l’air froid présent en altitude. L’atmosphère devient
alors très instable et orageuse, favorisant la formation de nuages chargés de pluie,
qui sont bloqués par la montagne et se reforment en permanence, déversant
des quantités d’eau considérables sur une zone très réduite. Ce type de pluies
est fréquent sur l’arc méditerranéen. Le 22 septembre 1992, durant les inon-
dations de Vaison-la-Romaine, le débit de l’Ouvèze, affluent du Rhône, passa
ainsi de quelques mètres cubes par seconde à 1 000 m3/s en quelques heures,
transformant la rivière en un torrent meurtrier (37 morts), après des pluies qui
155
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
156
L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
Des pluies remarquables par leur durée et leur extension spatiale peuvent égale-
ment être à l’origine de crues dommageables. En 2001, la vallée de la Somme a
été inondée pendant près de trois mois, entre la mi-mars et la fin mai à la suite
d’une séquence pluvieuse caractérisée par des apports deux fois plus importants,
par rapport à la moyenne saisonnière, sur l’ensemble du bassin. La situation de
crise, en s’éternisant, alimenta les rumeurs (Framery, 2003). L’une d’elles parlait
d’un complot fomenté à Paris qui consistait à détourner les eaux de l’Oise vers la
Somme, afin d’éviter l’inondation de la capitale. Cette rumeur, qui sera appelée
la « rumeur d’Abbeville », fut largement relayée par les médias, dont Le Courrier
picard, le quotidien régional. Déjà en 1880, les riverains de la Somme accusaient
les lachûres du canal de Saint-Quentin d’être à l’origine de l’inondation de leurs
terres (Cartier, 2004). Les causes en sont les mêmes : défaut d’entretien des
cours d’eau, pluies excessives, caractéristiques du sol.
Les débâcles et fontes des neiges peuvent provoquer occasionnellement des inon-
dations. Lors du dégel des cours d’eau, des blocs de glace peuvent s’accumuler
au niveau d’obstacles tels que les ponts ou des embâcles, et provoquer des inon-
dations dans les plaines avoisinantes. Garnier (2010) s’est penché sur les vieux
grimoires. Pour les 600 dernières années il a pu recenser 62 inondations de la Seine
dans Paris et sa périphérie. C’est le xviie siècle qui arrive en tête avec 18 déborde-
ments. Un siècle qui s’inscrit dans le Petit Âge glaciaire, avec des hivers très nei-
geux. Dans 45 % des cas, la brusque montée des eaux est imputable à des débâcles
faisant suite à de grands froids et à d’abondantes précipitations neigeuses. Mais
le siècle des Lumières fut aussi celui des caprices du fleuve, avec 14 événements.
Jusqu’au milieu du xixe siècle, les ponts et les ouvrages hydrauliques de type moulin
étaient autant de verrous hydrographiques à l’origine d’une grande vulnérabilité.
Les images de la Seine gelée sont devenues anecdotiques de nos jours. Désormais,
les inondations de grande ampleur résultent davantage de pluies intenses et per-
sistantes en hiver, lorsque les sols sont saturés d’eau. Leur nature a donc changé.
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Cette démarche est une réponse à la DCE et à la restauration des cours d’eau
dans la mesure où l’on rétablit certaines connectivités latérales favorables à la
faune et à la flore. En bref, il s’agit de ralentir les crues sur toute la surface du
bassin versant, par des aménagements diffus à l’échelle de la parcelle (haies, fos-
sés, implantation de bandes riveraines boisées, pratiques culturales sans labours,
etc.), ainsi que dans l’axe hydraulique (recul ou ouverture des endiguements
de protection des zones non urbaines, zones de stockage, etc.). Depuis 2004,
divers projets ont vu le jour dans l’Hexagone. Ils sont confrontés à deux pro-
blèmes majeurs. D’une part, l’accès au foncier pour dégager des zones d’épan-
dage sur des territoires fortement urbanisés ou industrialisés. D’autre part, la
réticence des citoyens, inquiets que la remise en eau de certaines zones menace
leurs biens.
La gestion du risque d’inondation consiste à jouer sur deux volets : l’aléa par
des travaux hydrauliques, et la vulnérabilité en modifiant le niveau des impacts
attendus par des mesures non structurelles : relocalisations, protections amo-
vibles, plan de gestion des crises, informations, etc.
Des années 1950 aux années 1980, la gestion du risque inondation se résu-
mait plus ou moins à la gestion de l’aléa en luttant contre les inondations par
des réponses techniques : constructions de barrages, de digues, de bassins de
rétention. Mais, à partir des années 1990, les solutions techniques ayant atteint
leurs limites (impact écologique sur les cours d’eau et coût économique trop
important supporté par la société), on a recherché d’autres moyens de réduire le
risque tout en prenant mieux en compte la vulnérabilité. En effet, il apparaît que
l’État ne peut plus garantir la protection complète contre l’aléa, et les coûts des
réparations sont devenus très élevés. Les services de l’État et les autorités locales
s’orientent donc vers une meilleure gestion de la vulnérabilité.
Les principales actions s’articulent autour de la sensibilisation, de l’éducation,
de la prévention, et de l’adaptation du bâti (Langumier, 2008). Néanmoins, une
telle démarche fait apparaître l’existence de freins :
• la « culture du visible » : les collectivités préfèrent gérer la construction d’ou-
vrages que de financer des opérations de sensibilisation, jugées trop peu visibles.
En d’autres termes, on préfère couper des rubans… ;
• réduire la vulnérabilité fait remonter des dysfonctionnements internes de nos
sociétés. Stigmatiser l’attribution de permis de construire dans des zones inon-
dables, ça dérange un peu… Dans un contexte de pénurie budgétaire, la culture
du risque et la mémoire des inondations deviennent très vite les parents pauvres
des politiques de prévention. On en parle beaucoup, mais on agit peu… ;
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L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
18. Cité par Picon et Allard, Gestion du risque inondation et changement social dans le delta
du Rhône. Les catastrophes de 1856 et 1993-1994, éditions Quæ.
19. Journal La Croix du 13 février 2011.
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L’eau qui fait peur : les risques d’inondations
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Depuis des siècles, on construit des barrages pour irriguer les champs, maîtriser les
crues, faciliter la navigation, produire de l’énergie hydraulique, assurer l’approvi-
sionnement en eau potable. Il faut maintenant y ajouter le tourisme et les loisirs
nautiques, qui se sont largement développés autour de nombreux réservoirs arti-
ficiels européens. Et, à l’exemple du barrage-réservoir du Der-Chantecoq sur la
Marne, en Champagne, certains sont même devenus des hauts lieux de naturalité,
notamment pour l’accueil des oiseaux migrateurs !
167
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
On a l’habitude de mettre en avant les conséquences des barrages qui sont réelles
sur le plan hydrologique, sédimentologique, écologique et humain. Mais, pour
être objectifs, il faut aussi mettre dans la balance les services qu’ils nous rendent,
ou nous ont rendus !
168
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
Figure 11.1 L’étiage de la Seine à Paris (pont Marie) en 1943. (avec l’aimable autorisation de P. Hubert)
L’origine de cet « à-sec » de la Seine reste assez mystérieuse et serait due, selon certaines rumeurs, aux forces d’oc-
cupation allemandes afin d’inspecter les ponts et de préparer leur minage. Mais ce ne sont que des spéculations…
169
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Environ la moitié des grands barrages du monde a été construite à des fins
d’irrigation exclusivement. Sur 271 millions d’hectares irrigués dans le monde,
30 à 40 % utilisent l’eau de barrages. La question de l’irrigation et des retenues
collinaires est un sujet sensible en France. Les retenues collinaires sont des réser-
voirs de stockage d’eau de dimensions modestes créés à partir d’un petit barrage
en remblai. Elles existent depuis longtemps dans toutes les zones du monde où
l’agriculture a besoin d’un apport supplémentaire en eau, là où le relief le per-
met. Elles servent aussi à la protection incendie, aux loisirs, à la pêche, à la pis-
ciculture et, plus récemment, à alimenter les canons à neige. Elles apparaissent
surtout comme des dispositifs locaux d’appoint, qui permettent d’accroître les
disponibilités en eau au cours de l’année dans des zones isolées ou insuffisam-
ment équipées et souffrant de déficit, chronique ou récurrent, de pluviométrie
ou d’apports d’eau (Dunglas, 2014).
La production d’électricité
La production hydroélectrique est en croissance dans le monde, passant d’envi-
ron 1 000 TWh/an en 1965 à plus de 3 400 TWh/an en 2010. Cette croissance
est particulièrement importante en Amérique du Sud, ainsi qu’en Asie, qui est le
premier producteur d’hydroélectricité avec plus de 26 % de la production mon-
diale, devant l’Amérique du Sud. Cet accroissement se fait par la construction de
nombreux barrages, à l’exemple du barrage des Trois-Gorges en Chine.
En France, EDF possède 640 barrages (figure 11.2) et 447 centrales de produc-
tion. La production hydroélectrique atteint 63,8 TWh en 2012, soit 11,8 % de
la production totale d’électricité du pays, ce qui en fait la seconde source de pro-
duction d’électricité en France, derrière le nucléaire. Si l’on prend en compte,
par contre, la production d’énergie primaire en 2011, la production primaire
de l’ensemble des énergies renouvelables (électriques et thermiques) s’élève à
19,5 Mtep contre 139 Mtep pour la production nationale énergétique. Le bois-
énergie en représente 46 %, l’hydraulique 20 %, les biocarburants 10 %. Dans
ce contexte, l’énergie hydraulique ne représente que 3,9 Mtep, soit 2,8 % de la
production d’énergie primaire.
La production d’énergie hydroélectrique est souvent présentée comme une éner-
gie « verte ». Certes, elle ne produit pas directement de gaz à effet de serre, mais
on ne peut ignorer que les réservoirs, souvent mis en eau sans défrichement
préalable, sont de grands réacteurs de méthane, un GES plus puissant que le gaz
carbonique, au moins pendant les années qui suivent leur mise en eau.
170
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
Figure 11.2 Le barrage de Saint-Guérin, en Savoie, porte le nom du saint patron des alpages. (photo C. Lévêque, 2010)
C’est un barrage en voûte (250 mètres de long) mis en service en 1961. Il participe au vaste ensemble hydroélec-
trique du Beaufortain.
171
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
d’entre elles ont été noyées ou sont devenues inaccessibles. L’utilisation de passes à
poissons pour les espèces migratrices a connu un succès certain, mais limité, car la
technologie n’est pas toujours adaptée aux sites et aux espèces concernées.
Néanmoins, l’argument selon lequel les barrages sont des obstacles à la migration
des espèces n’est pas généralisable à l’ensemble des espèces aquatiques. En effet,
une grande partie des macro-invertébrés sont des insectes qui ont des capacités
de déplacement autonomes. Et, moyennant quelques exceptions (les crustacés
du genre Macrobrachium, par exemple), beaucoup d’autres invertébrés n’ont
pas besoin de la connectivité longitudinale pour accomplir leur cycle de vie.
Poissons migrateurs
Une des conséquences les plus importantes de l’aménagement hydroélectrique du bas
Rhône concerne les poissons migrateurs, en particulier l’alose. Avant 1950, l’alose remon-
tait l’ensemble du bassin du Rhône jusqu’au Doubs par la Saône, et au lac du Bourget par le
haut Rhône. Le premier aménagement hydroélectrique, Donzère-Mondragon, mis en service
en 1952, a coupé d’emblée l’accès à 75 % du bassin pour les poissons migrateurs. Les autres
sites de frai ont été fortement compromis par la mise en service de l’aménagement de
Vallabrègues, en 1970. À la fin des années 1980, l’alose n’était présente de façon signifi-
cative qu’à l’aval de l’aménagement de Vallabrègues, les dispositifs de franchissement des
seuils et des barrages étant peu ou pas efficaces pour cette espèce.
172
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
Une autre conséquence, qui n’était pas tellement prévue lors de la construction
des barrages, est l’érosion côtière (Eurosion, 2004). Le recul des deltas est un
phénomène bien connu pour un grand nombre de fleuves aménagés, tant en
Europe qu’aux États-Unis. Actuellement, cette érosion due aux marées, courants
marins et tempêtes n’est plus compensée par les apports des fleuves qui, autre-
fois, comblaient le déficit sédimentaire.
Ainsi, on estime que les aménagements du Rhône et de ses affluents ont fait
passer la charge sédimentaire arrivant annuellement à la mer d’environ 30 mil-
lions de tonnes au début du xxe siècle à 12 millions de tonnes dans les années
1960 et à seulement 8 millions de tonnes de nos jours. C’est la conséquence
des barrages hydroélectriques construits depuis 1945, ainsi que de l’abandon
173
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
des terres agricoles en montagne, qui avait déjà réduit l’abondance de la charge
alluviale des rivières dans les premières décennies du xxe siècle (Provansal, 2003).
Cela explique l’érosion des plages de la Camargue et du Languedoc oriental,
rongées par des courants littoraux peu chargés en sédiments. Un cinquième du
littoral de l’Union européenne est sérieusement atteint par l’érosion côtière. Par
endroits, le recul est de 0,5 à 2 mètres par an, et même de 15 mètres dans
quelques cas alarmants.
La Camargue s’érode…
Avant les aménagements, le Rhône avait un lit très mobile façonné par les graviers. Mais
le transit par charriage, qui atteignait 400 000 m3/an à l’entrée du bas Rhône, ne dépasse
pas 40 000 m3/an de nos jours. Les apports par les affluents se sont réduits dans la seconde
moitié du xxe siècle, à la suite du reboisement des hauts massifs, ainsi que l’extraction
massive de granulats. Ces prélèvements ont représenté l’équivalent de plusieurs siècles
d’apport, ce qui a entraîné un abaissement du lit, interrompant le transit des graviers. En
outre, l’endiguement des berges a encore limité les possibilités d’érosion. En l’absence de
graviers, ce sont les limons qui façonnent la plaine alluviale du Rhône.
La conséquence de cette réduction des apports est le recul de la côte en Camargue.
L’endiguement du fleuve empêche notamment l’inondation du delta et son exhaussement
par l’apport de sédiment, car le panache fluvial évacue au large les sédiments fins. Sans
compter que le niveau marin s’est élevé en moyenne de 2,2 mm/an entre 1905 et 2003 et
monte actuellement au rythme de 3,2 mm/an ! Le recul rapide du trait de côte est ainsi le
résultat de l’épuisement des apports du Rhône, et de la dynamique marine.
174
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
En arrêtant l’eau, les barrages créent un nouvel habitat : un lac d’eau stagnante.
La création de ce nouvel habitat n’est pas en soit rédhibitoire. La flore et la faune
d’eau courante laissent partiellement la place à une flore et une faune de type
lacustre, qui n’existait pas nécessairement dans le cours d’eau, mais qui peut s’y
installer rapidement si elle a les moyens de coloniser ce nouveau milieu.
Débits réservés
Débit réservé, débit de référence biologique, débit biologique minimum acceptable : sous
ces termes, on désigne le débit qu’il serait souhaitable de maintenir à l’aval des barrages
pour garantir au milieu aquatique des conditions acceptables pour la conservation des
espèces animales et végétales. Les débits réservés constituent un outil de régulation pour
concilier les différents usages de l’eau. En France, la loi pêche de 1984 recommande de
maintenir 1/10e du module, c’est-à-dire du débit moyen interannuel, afin de préserver la
vie piscicole. Sur le Rhône, l’expérience a montré qu’une augmentation des débits réservés
avait des effets très positifs sur les habitats aquatiques et le peuplement piscicole.
175
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
commission mondiale des barrages (CMB, 2000) a constaté que tous les réser-
voirs échantillonnés à ce jour par les scientifiques produisent, comme les lacs
naturels, des gaz à effet de serre en raison de la décomposition de la végétation
et des apports de carbone du bassin versant.
Le volume de ces émissions est néanmoins très variable. Un chercheur brési-
lien, Fearnside (1997), a produit des résultats qui montrent que certains réser-
voirs artificiels laissent échapper des quantités très importantes de gaz à effet
de serre (CO2 et méthane). Ainsi, du réservoir de Balbina, près de Manaus,
en Amazonie, il serait sorti, dès sa première année de mise en eau en 1988,
10 millions de tonnes de CO2 et 150 000 tonnes de méthane. En comparant le
barrage de Balbina à une centrale au charbon qui produirait la même quantité
d’électricité, on en déduit que l’hydroélectricité serait 16 fois plus polluante !
Cependant, cette situation ne semble pas être généralisable à l’ensemble des
réservoirs, les barrages amazoniens, surtout lors de leur mise en eau, étant très
riches en matière organique décomposable. Ailleurs (c’est le cas notamment des
réservoirs dans les zones boréales), les émissions brutes de gaz à effet de serre
seraient considérablement plus faibles que celles des centrales thermiques.
Des travaux réalisés en Guyane depuis la mise en eau du barrage EDF de Petit-
Saut en 1994 ont montré que cet ouvrage était susceptible de produire en un
siècle autant de gaz à effet de serre, en équivalent CO2, qu’une centrale ther-
mique à gaz de puissance équivalente. Au niveau mondial, les premières esti-
mations publiées situent à environ 70 mégatonnes annuelles les quantités de
méthane produites par les retenues artificielles de par le monde (St-Louis et al.,
2000), un chiffre à vérifier, qui équivaudrait à la production en méthane de
l’ensemble des rizières mondiales.
Le développement d’espèces invasives dans les réservoirs, telles que la jacinthe
d’eau, produit d’énormes quantités de matière organique qui, en se décompo-
sant, sont également susceptibles d’accroître la production des GES.
Risques de ruptures
Les risques environnementaux les plus souvent cités pour les barrages sont les
conséquences de leur rupture éventuelle. Malgré leur faible charge, les petits bar-
rages ont un taux de rupture moyen qui est du même ordre de grandeur que
les grands barrages. Comme il y a au moins cinquante fois plus de petits bar-
rages que de grands barrages, quelques dizaines de petits barrages sont détruits
chaque année dans le monde (Albergel et al., 2004). Lorsqu’il s’agit d’un barrage
de 50 000 m3, sa destruction passe inaperçue. Elle n’engendre que peu de catas-
trophes à l’aval, mais les sédiments stockés dans la retenue sont libérés dans le
réseau hydrographique et le cours d’eau reprend son régime hydrologique naturel.
Lorsqu’il s’agit d’un ouvrage de 10 à 15 m de haut avec un stockage de quelques
176
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
centaines de milliers de mètres cubes, sa rupture peut créer des crues dangereuses
de plusieurs centaines de mètres cubes par seconde dans un cours d’eau auprès
duquel des populations ont pu s’installer. Les autorités chinoises ont reconnu,
en 1998, que plusieurs milliers de leurs barrages construits dans les années 1950
et 1960, en mauvais état, sont menacés de rupture. Déjà plus de 300 d’entre eux
auraient cédé, provoquant des centaines de morts. Difficile à vérifier !
Une étude réalisée par le Cemagref a mis en évidence que les petits barrages du
Gers souffraient dans l’ensemble d’un vieillissement prématuré. Parmi les prin-
cipales raisons : l’insuffisance des études préalables des sites et des sols, les sim-
plifications de structure adoptées par les maîtres d’œuvre pour diminuer le coût
de la construction, le laxisme des propriétaires ainsi que le manque d’entretien
et de suivi des ouvrages (Lautrin, 1998).
La présence de barrages fait obstacle aux migrations des poissons qui remontent
les cours d’eau pour frayer. En Europe, ces ouvrages sont en partie responsables
de la raréfaction de plusieurs espèces de poissons amphihalins, dont le très
emblématique saumon. Cette situation est-elle irréversible ? La réponse logique
et théorique est simple : on va supprimer les seuils et les barrages qui encombrent
nos rivières, et nos poissons pourront de nouveau circuler librement, à la grande
satisfaction de quelques pêcheurs et naturalistes. Voilà une bonne idée ! Dans
cette approche typiquement sectorielle, on ne parle que des poissons migrateurs,
mais pas des implications sociales et économiques de l’arasement des barrages
puisque, comme toujours, c’est la société qui va assumer…
177
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
D’après les états des lieux réalisés dans les années 2004-2005, les barrages et
endiguements, qui compartimentent les cours d’eau, seraient responsables d’en-
viron 50 % des risques de non-atteinte du bon état écologique des eaux en 2015.
La restauration de la continuité écologique est donc indispensable au respect de
cet objectif (JO Sénat du 17/03/2011). On se demande de quel chapeau sort le
chiffre de 50 %.Mais qu’importe ! Le gouvernement a lancé, en novembre 2009,
un plan national de restauration de la continuité écologique des cours d’eau avec
une mise en œuvre progressive et hiérarchisée. Il fixe les priorités d’intervention
sur les cours d’eau empruntés par les migrateurs amphihalins.
178
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
179
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
d’eau pour les soutiens d’étiage. On en aura peut-être besoin dans les décennies
à venir ! Si l’utilité économique de nombreux barrages peut être remise en cause,
ils ont aussi une valeur patrimoniale : dans l’esprit des riverains, ils font partie
intégrante de la rivière, avec les plans d’eau qu’ils génèrent et qui sont souvent
attractifs pour les loisirs.
Le lac du Der-Chantecoq, créé en 1974 afin de régulariser le cours de la Marne
en Champagne, représente le plus grand lac artificiel de France avec 4 800 ha.
Ce réservoir avait pour fonction initiale de retenir les eaux de crue pour limiter
la montée du niveau de la Seine à Paris. On a peut-être oublié qu’il avait fait
l’objet de vives oppositions car il a noyé trois villages et une zone réputée de
bocage. Le coût écologique et social est loin d’être nul. Après la mise en eau, les
oiseaux ont colonisé cette vaste zone humide artificielle. Les vasières découvertes
à la fin de l’été attirent les limicoles en migration. Les îles au beau milieu du lac
servent de reposoir aux grues cendrées durant la nuit. Point de passage obligé
lors des migrations du printemps et d’automne, le lac est également prisé par les
hivernants. L’été, les migrateurs de retour des pays chauds retrouvent les oiseaux
sédentaires. Bref, un paradis pour les ornithologues… En tout cas, une zone
ornithologique d’importance internationale selon le site web de la LPO.
Imaginez un seul instant (mais il faut avoir une imagination vraiment débor-
dante…) qu’au nom de la restauration de la continuité écologique, on décide
d’effacer le barrage. Ce retour en arrière serait sans aucun doute perçu comme un
drame de la part des ornithologues. On serait enclin, dans ces conditions, à faire
une entorse aux grands principes ? En réalité, cette situation n’est pas unique, et
beaucoup de sites aménagés sont devenus des milieux d’accueil pour des espèces
emblématiques. De celles-là on parle peu dans le monde de la restauration !
Dans ce contexte, on assiste à des tentatives de radicalisation : pour les uns,
il faudrait patrimonialiser tous les moulins même si tous n’ont pas de réelle
valeur patrimoniale, tandis que pour les autres il faudrait araser tous les bar-
rages sans exception en négligeant les usages associés à certains d’entre eux, ou
en surestimant les bénéfices apportés par l’effacement. Il serait maladroit de
sous-estimer la valeur patrimoniale (figure 11.3) et touristique des barrages,
ainsi que l’attachement des citoyens à ces témoins du passé. Mais il serait tout
aussi naïf de croire que le seul fait d’invoquer la sauvegarde d’un patrimoine
donne toute légitimité pour ne rien faire. Certains propriétaires de moulins
oublient que le droit de l’eau est lié à un usage et qu’ils doivent s’astreindre à
des règles d’entretien.
Si le principe de l’effacement de seuils et de barrages est acquis pour les services
de l’État, le principal frein à sa mise en œuvre est d’ordre culturel. La concer-
tation est donc de mise. Comme le reconnaît le ministère de l’Écologie, les
mesures d’aménagement ou de suppression doivent être établies au cas par cas
et de manière proportionnée.
180
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
Figure 11.3 Le moulin de Grand Fayt, dans le Nord. (photo C. Lévêque, 2010)
Les moulins à eau ont longtemps été des infrastructures indispensables à notre économie quotidienne. Ils ont
maintenant perdu leur utilité, et sont même considérés comme des obstacles à la libre circulation des espèces
aquatiques. On peut comprendre la réticence des propriétaires de moulins et des citoyens à détruire ce qui est
considéré par beaucoup comme un véritable patrimoine bâti et naturel.
Le jeu des acteurs mobilisés pour ou contre l’arasement est sensiblement structuré
autour d’alternatives au modèle historique de la rivière aménagée, diffusées par des
associations de protection de l’environnement, de défense du patrimoine, ou par
les médias. Trois modèles principaux s’affrontent (Germaine et Barraud, 2013).
Le premier modèle revendique le maintien et la restauration de la rivière aména-
gée. Il tend à promouvoir l’image idéalisée d’une rivière belle et utile, la rivière
à moulins, et ses aspects paysagers liés notamment aux chutes d’eau. Le second
modèle, dit écocentré, est basé sur l’assimilation du cours d’eau à une infrastruc-
ture naturelle. La restauration écologique doit assurer la préservation et le rétablis-
sement du patrimoine naturel, évalué à partir de la fonctionnalité écologique, et
des services écosystémiques délivrés et de la biodiversité. Ce modèle est privilégié
dans les projets initiés par les services de l’État. Enfin, un troisième modèle, dérivé
du précédent, s’en distingue par son fondement éthique et clairement biocentré.
Il s’agit du modèle de la rivière sauvage, soutenu à l’échelle internationale par des
ONG de l’environnement qui reprennent l’imagerie de la wild river renvoyant
à un état idéalisé de nature vierge, et qui considèrent que le barrage est le sym-
bole de la dégradation environnementale (Barraud, 2011). Les promoteurs de ce
modèle rêvent de « rivières sauvages », caractérisées par des écoulements libres,
voire torrentueux, à l’exemple des rivières exemptes d’interventions humaines et
présentant une dynamique fluviale sans contrainte (Malavoi, 2011).
181
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Quelles perspectives ?
La prolifération des lacs de barrage à travers le monde s’est faite le plus souvent à
partir d’une démarche sectorielle d’usage de l’eau. Une étude menée par la com-
mission mondiale des barrages fait un constat globalement positif des bénéfices
tirés de ces barrages, mais sévère quant aux conséquences sociales et environ-
nementales. On a, par exemple, sous-estimé les conséquences sanitaires liées à
l’existence des barrages, leur rôle dans la production des GES, les conséquences
en matière d’érosion des côtes et des deltas, les risques que fait courir le vieillis-
sement des barrages dans un contexte climatique qui évolue rapidement. Dans
certains cas, des solutions peuvent être apportées mais, pour l’érosion côtière, on
s’interroge encore. Les petits barrages paraissent poser moins de problèmes envi-
182
De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
183
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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De la fragmentation des rivières à la reconquête de l’axe fluvial
Onema, 2010. Pourquoi rétablir la continuité écologique des cours d’eau ? Journée d’in-
formation du 5 mai 2010. Brochure.
Pattee E., 1988. Fish and their environment in large european river ecosystems. The
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185
12
Dans l’imaginaire collectif, l’eau des rivières est bien évidemment une eau lim-
pide et claire. C’est l’eau lustrale, celle dans laquelle, et par laquelle, on se res-
source. S’il n’en est pas ainsi, c’est que notre société urbano-industrielle a tout
gâché ! Mais si l’on interviewait un poisson pour nous parler de son eau préfé-
rée, il y a fort à parier qu’il choisirait une eau riche en plancton et relativement
turbide selon nos critères ! Une eau riche en nitrates est ainsi un avantage pour
l’agriculteur qui irrigue son champ, alors que c’est un handicap quand on veut
la boire. La qualité de l’eau est donc une appréciation toute relative, qui dépend
de l’utilisateur et de l’usage qu’il en fait. On ne devrait donc pas parler de qualité
de l’eau, mais de qualités des eaux !
En réalité, on s’intéresse surtout aux qualités de l’eau du fait de la pollution.
C’est donc un regard le plus souvent suspicieux que les médias et les scienti-
fiques portent sur l’eau des rivières. Pas étonnant, dans ces conditions, que le
grand public ait, lui aussi, une image négative. Par effet miroir, une eau de bonne
qualité, selon les critères normatifs, serait une eau non polluée, dont les teneurs
en éléments chimiques jugés toxiques ne dépassent pas les valeurs légales. Un
langage technocratique qui ne signifie pas grand-chose pour le citoyen, ce der-
nier utilisant d’autres types d’approches, plus visuels ou plus sensoriels, pour
évaluer l’état d’une eau.
La pollution des eaux est un des domaines qui a fortement contribué à la sensi-
bilisation de nos sociétés aux problèmes d’environnement dans les années 1960.
C’est une question complexe, qui fait intervenir beaucoup d’acteurs écono-
miques et sociaux, et qui interpelle directement notre mode de développement.
186
La rivière aux poisons
C’est aussi un super-business avec des enjeux financiers énormes, qui met en jeu
des pollueurs et des dépollueurs, et au milieu desquels des scientifiques et des
techniciens essaient difficilement d’établir des règles du jeu, que les uns et les
autres s’ingénient à transgresser. En réalité, c’est un domaine dans lequel inter-
fèrent la recherche d’un profit à court terme (vendre des pesticides, par exemple,
ou des procédés de dépollution…), des comportements irresponsables, voire
parfois délictueux (utilisation et/ou rejets dans la rivière de produits interdits)
et des jeux de rôle où l’État fait de la surenchère et imagine pouvoir jouer les
arbitres en légiférant.
Une vision un peu simpliste, dans la perspective de rechercher un bouc émis-
saire, pourrait laisser penser que ce sont les industriels et les agriculteurs qui
sont surtout responsables de la pollution des eaux. Si ces derniers ne sont pas
innocents, loin s’en faut, les citoyens ordinaires, eux aussi, ont leur part de res-
ponsabilité dans ce processus.
187
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
« Il y a pollution [de l’air, de l’eau, du sol, etc.] lorsque la présence d’une substance étran-
gère ou une variation importante dans la proportion de ses constituants est susceptible
de provoquer un effet nuisible, compte tenu des connaissances scientifiques du moment,
ou de créer une gêne » (Conseil de l’Europe, 1987).
Pour l’agence de l’eau Rhin-Meuse, la pollution de l’eau est une altération qui rend son
utilisation dangereuse et (ou) perturbe l’écosystème aquatique (site de l’agence de l’eau
Rhin-Meuse).
Pollution : « l’introduction directe ou indirecte, par suite de l’activité humaine, de substances
ou de chaleur dans l’air, l’eau ou le sol, susceptible de porter atteinte à la santé humaine ou
à la qualité des écosystèmes aquatiques ou des écosystèmes terrestres dépendant directement
des écosystèmes aquatiques, qui entraînent des détériorations aux biens matériels, une dété-
rioration ou une entrave à l’agrément de l’environnement ou à d’autres utilisations légitimes
de ce dernier » (arrêté du 25 janvier 2011 sur l’état écologique des eaux de surface).
« L’état chimique d’une masse d’eau de surface est bon lorsque les concentrations en
polluants ne dépassent pas les normes de qualité environnementale (NQE) par le biais
de valeurs seuils » (http://www.eaufrance.fr/spip.php?rubrique69).
188
La rivière aux poisons
La pollution visuelle est l’un des aspects qui frappe les imaginations car les « ofni »
(objets flottants non identifiés !) qui dérivent à la surface du cours d’eau donnent
l’impression que l’eau est sale et polluée. La propreté des eaux de surface de la Seine
est pourtant l’une des préoccupations du SIAAP (Syndicat Interdépartemental
pour l’Assainissement de l’Agglomération Parisienne), créé en 1970. Il a implanté
en divers endroits de l’agglomération parisienne des minibarrages, destinés à rete-
nir les déchets flottants qui sont ensuite enlevés par une embarcation, Le Silure.
En matière de pollution chimique, on distingue les pollutions ponctuelles des
pollutions diffuses. Les pollutions ponctuelles sont celles dont on peut identifier
une origine assez précise : collecteur d’égout, rejet industriel, effluents d’élevage,
etc. On peut en principe remédier à ces pollutions par la mise en place, à la
source, de dispositifs de dépollution adaptés, même si cela a un coût. Et puis il
y a les pollutions diffuses, celles qui proviennent du lessivage des sols agricoles
ou urbains, ou qui viennent de l’atmosphère. Et là, on est bien plus désarmés !
C’est notamment à ces pollutions diffuses que les agences de l’eau sont actuelle-
ment confrontées et se trouvent bien embarrassées pour y faire face. Le seul vrai
moyen d’y remédier serait de les supprimer à la source…
On parle également de pollutions permanentes (rejets domestiques d’une grande
ville par exemple) ou périodiques (comme les variations saisonnières de rejets pol-
189
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Ce serait une grossière erreur de penser que la pollution des eaux est un phéno-
mène récent. L’ordonnance de Colbert sur les eaux et forêts de 1669 stipulait déjà
que « quiconque aura jeté dans les eaux des drogues ou appâts qui sont de nature
à enivrer le poisson ou à le détruire sera puni […] ». Il s’agissait alors de lutter
contre des pêcheurs peu scrupuleux, prêts à utiliser tous les moyens pour voler le
poisson des seigneurs et du roi. En réalité, différentes activités agricoles, artisanales
ou industrielles ont largement contribué par le passé à polluer les eaux des rivières.
Au Moyen Âge, la qualité de l’eau, variable selon les formations géologiques
traversées, s’apprécie localement en fonction des usages textiles, piscicoles ou
industriels. Guillerme (1993) parle des « métiers de la rivière » installés pour
transformer les matières premières comme la laine, les peaux, le lin et le chanvre.
Chaque ville acquiert sa réputation avec le grand teint et le velours de ses tissus. Le
grand teint dépend du dosage des colorants mais aussi de la minéralogie des eaux
que les artisans savent utiliser judicieusement. Globalement, les « métiers dra-
pants » n’ont qu’un impact limité sur la qualité des milieux aux xiie et xiiie siècles.
190
La rivière aux poisons
Figure 12.1 Chronologie schématique des principales sources de pollution des eaux continentales dans les pays
industrialisés.
191
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
192
La rivière aux poisons
Cependant, la pollution des cours d’eau dans les régions tempérées et indus-
trialisées a pris une ampleur nouvelle et inquiétante dans la seconde moitié du
xxe siècle, avec notamment la mise sur le marché des pesticides et l’augmentation
des rejets d’origine industrielle ou urbaine qui saturent les capacités d’auto-épu-
ration des eaux, ou qui ne sont pas biodégradables. Les vallées fluviales sont
ainsi devenues des collecteurs de substances indésirables qui, transportées vers le
littoral, sont venues s’accumuler dans les baies. Cette phase du « tout à la rivière »
a duré jusqu’aux années 1960, période où les traitements et/ou le recyclage des
eaux usées domestiques puis industrielles se mettent en place. Les premières
réglementations généralisées liées à la qualité du milieu aquatique se développent
avec la mise en place des agences de bassin au début des années 1970.
L’exemple du Rhin est édifiant. Dans la seconde moitié du xxe siècle, il est
devenu un véritable égout, charriant, en moyenne, sous forme de matières en
suspension et de produits solubles, près de 20 millions de tonnes de déchets
organochlorés, d’hydrocarbures, de sels dissous provenant de l’exploitation des
potasses, de métaux lourds déversés entre Bâle et Rotterdam par des entreprises
suisses, françaises, allemandes et néerlandaises. En 1972, un rejet accidentel de
mercure et d’insecticides par une usine chimique de Mayence a vidé le fleuve
d’une grande partie de sa faune piscicole jusqu’à son embouchure. Les consé-
quences sur la faune aquatique sont nettes : alors qu’en 1885 on pêchait près de
150 000 saumons par an dans le Rhin, et seulement 3 000 en 1959, aujourd’hui,
on essaie à grand-peine de les faire revenir. Entre-temps, le Rhin subit les consé-
quences de l’accident Sandoz en 1986.
193
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
La création d’un fond Sandoz en 1987 permit de mettre en place des recherches
sur la connaissance du fonctionnement de l’écosystème fluvial. Dans les deux
mois suivant l’accident, les ministres de l’environnement des pays riverains déci-
dèrent d’un vaste programme de résurrection du Rhin. Ce plan d’action semble
avoir porté ses fruits : la qualité de l’eau s’est améliorée, la faune s’est rétablie.
L’accident s’est révélé bénéfique par son impact politique. Mais est-ce vraiment
un happy end ?
En 2000, La DCE change de braquet en affichant des obligations de résultats.
Il ne suffit plus d’afficher des objectifs, il faut des résultats tangibles… N’en
déplaise à certaines Cassandres, la situation de nos rivières s’améliore, même
si des efforts restent bien évidemment à faire. Une preuve parmi d’autres, on
recommence, timidement, à voir des saumons dans la Seine et dans le Rhin !
Les recherches sur les pollutions sont justifiées par les risques qui sont encourus :
des risques sanitaires et des risques écotoxicologiques. Le risque sanitaire, qui
est souvent associé à la notion de santé publique, concerne les effets, directs ou
indirects, immédiats ou différés, des substances chimiques sur la santé humaine.
Le risque écotoxicologique renvoie quant à lui aux effets nocifs de ces substances
sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes.
Pour traiter des risques sanitaires et écotoxicologiques, il faut disposer d’ou-
tils d’évaluation performants et validés. Ces outils concernent notamment la
mesure du niveau d’exposition des populations humaines et/ou des écosystèmes
aux agents chimiques. Il faut pour cela déterminer la nature et les concentrations
en agents chimiques dans l’environnement et, d’autre part, évaluer le niveau
d’effet potentiel des agents concernés sur les populations et/ou les écosystèmes.
Vaste programme, bien difficile à réaliser !
Fort heureusement, les techniciens et les gestionnaires aiment les normes. Elles
peuvent donner l’impression de sérieux et d’objectivité, en traitant l’ensemble
des situations de manière équitable. Pour les experts, l’objectif est de se mettre
d’accord sur des normes et d’harmoniser les protocoles afin de déterminer des
classes de qualité des eaux et des milieux aquatiques. Sur ces bases, on légifère et
on dimensionne les traitements des eaux usées pour répondre aux normes. Tout
manquement est en principe pénalisé… Techniquement, c’est simple, même si
on ne sait pas toujours éliminer efficacement certains polluants. Mais le diable
réside dans le détail, l’établissement des normes !
Les normes en matière de qualité des rivières sont largement conditionnées,
en France, par la réglementation européenne. Par exemple, la grande affaire de
la Directive cadre sur l’eau, ce sont les normes de qualité environnementale
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La rivière aux poisons
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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La rivière aux poisons
On peut faire toutes les analyses d’eau que l’on veut, cela ne résoudra pas le pro-
blème de la présence des contaminants dans l’eau. C’est bien là que le bât blesse
dans le domaine de l’écotoxicologie : on peut déceler la présence des contami-
nants, évaluer leur impact sur la flore, la faune et la santé, suivre l’évolution de
leur concentration dans le milieu naturel, mais on ne peut pas faire grand-chose
pour les éliminer une fois qu’ils sont dans la rivière !
Certes, et ce n’est pas rien, de gros efforts ont été réalisés par les agences de l’eau en
vue de réduire les sources de pollutions ponctuelles, notamment les rejets domes-
tiques et industriels. De nombreuses stations d’épuration ont ainsi été construites,
et leur efficacité est réelle. Mais le problème auquel les agences sont actuellement
confrontées, c’est la pollution diffuse. Et là, on ne sait pas très bien faire !
Pollueur-payeur
Le principe pollueur-payeur a été adopté par l’OCDE en 1972, en tant que principe écono-
mique visant l’imputation des coûts associés à la lutte contre la pollution. Il stipule que les
coûts de prévention, de réduction, de lutte contre la pollution, de dépollution et de restau-
ration doivent être pris en charge par le pollueur. Le principe pollueur-payeur est devenu,
avec la loi Barnier de 1995, un des grands principes généraux du droit de l’environnement
français. Son application reste néanmoins plus aléatoire !
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les PCB
Les PCB ou polychlorobiphényles (le pyralène, le phénochlor) sont des molécules voisines du
DDT sur le plan de la structure chimique et de leurs propriétés écotoxicologiques. Ils ont été
utilisés depuis les années 1930 par de nombreuses industries : électrotechnique (transfor-
mateurs électriques, condensateurs), peintures, matières plastiques, etc. Les PCB peuvent
être stockés dans les graisses des organismes vivants. En 1964, la détection de résidus de
PCB dans l’environnement a conduit, dans les années 1970, à restreindre leur usage dans la
plupart des pays industrialisés. La production des PCB a été arrêtée en France en 1987, mais
ils sont très rémanents et de grandes quantités sont stockées dans les sédiments.
En 1985-1986, des analyses révélèrent des teneurs en PCB bien supérieures au taux admis
dans des poissons et des mollusques du Rhône en amont de Lyon. On identifia la source de
contamination, une usine de retraitement et d’incinération des déchets dangereux, ce qui
déclencha une série de mesures de la part des pouvoirs publics, visant notamment à réduire
très fortement les rejets de l’usine. Le pêcheur professionnel à l’origine des analyses qui
ont mis en évidence la pollution, cessa son activité sans aucune compensation. Cette conta-
mination n’a pas fait l’objet de beaucoup d’informations de la part des instances de l’État !
En 2005, de nouvelles analyses, une fois encore à l’initiative d’un pêcheur, ont révélé chez des
poissons du Rhône des quantités de PCB jusqu’à 40 fois supérieures aux normes admises pour
une consommation quotidienne. La consommation des poissons pêchés dans le Rhône est alors
interdite sur 300 kilomètres du fleuve, de l’amont de Lyon à son embouchure en Camargue.
Une telle politique est difficile à mettre en œuvre. Sur le plan technique d’abord,
on ne peut se passer complètement de pesticides. Seuls quelques esprits mal
informés demandent leur disparition totale. L’agriculture n’y survivrait pas !
Mais, inversement, un usage inconsidéré n’est plus acceptable pour la société.
C’est pourquoi on tente d’en limiter l’utilisation.
Le contexte social et politique récent appelle les acteurs du monde agricole à
réduire de façon drastique l’emploi des produits phytosanitaires. Les engagements
du Grenelle de l’environnement se sont notamment traduits, pour les produits
phytosanitaires, par la mise en œuvre du plan ÉcoPhyto 2018, qui vise à réduire
l’utilisation des produits phytosanitaires de 50 %, si possible, d’ici à 2018, tout
en préservant la compétitivité de l’agriculture. Il prévoit pour cela toute une série
de mesures dont l’objectif est d’aider les agriculteurs à diminuer la consomma-
tion de ces produits, à mieux les utiliser, et à disposer de méthodes alternatives le
plus rapidement possible. Ne rêvons pas, les 50 % restent un objectif bien ambi-
tieux qui ne sera pas atteint ! Mais apprécions l’aspect positif de la démarche !
Il faut également mettre en place une politique de prévention en ce qui concerne
le relargage de contaminants par les sédiments, à l’exemple actuel des PCB. Et
200
La rivière aux poisons
sensibiliser les citoyens à un usage parcimonieux des produits qui leur assurent un
certain confort immédiat mais sont tout aussi toxiques que ceux des professionnels.
On voit se dessiner ici les conflits d’intérêt potentiels entre des industries puissantes
qui cherchent à vendre leurs produits, tout en continuant à innover, et les citoyens
(au sens large) soucieux de protection de l’environnement et de sécurité sanitaire.
Reach
Le règlement européen Reach (Registration, Evaluation and Autorisation of CHemicals)
est entré en vigueur le 1er juin 2007. Il va permettre, dans les dix prochaines années, de
recueillir un grand nombre d’informations sur les propriétés des substances chimiques utili-
sées. Ses objectifs sont de :
• combler le manque de connaissances sur les risques environnementaux et sanitaires des
substances chimiques, en particulier les plus anciennes introduites sur le marché européen
avant 1981 et sur lesquelles nous avons très peu d’informations ;
• confier la responsabilité de l’évaluation et de la gestion des risques des substances aux
entreprises productrices et importatrices et non plus aux autorités administratives. C’est le
« renversement de la charge de la preuve » ;
• favoriser une politique d’innovation et de substitution des substances les plus dange-
reuses, notamment via la procédure d’autorisation.
Avant son adoption, Reach a fait l’objet de vives discussions entre les industriels et les
politiques. Les ambitions initiales ont été revues nettement à la baisse. Six substances
dangereuses ont été proposées au retrait en 2011… Affaire à suivre !
201
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
sait bien, une usine en bon état de marche ne connaît pas ce genre d’événement !
Cette fiction allait bien évidemment à l’encontre des dommages quotidiens ou
récurrents occasionnés par les industries, et notamment des déversements répé-
tés dans les rivières (Garcier, 2005).
Entre le milieu du xixe siècle et le début du xxe, la pollution des eaux générée
par les activités industrielles, de plus en plus nombreuses, a suscité d’intenses
débats. La disparition du poisson affecte en premier lieu les pêcheurs profes-
sionnels. Des affaires d’empoisonnement des cours d’eau par l’industrie éclatent
régulièrement : en 1857, les pêcheurs et les brasseurs de Douai qui utilisent l’eau
de la Scarpe se plaignent de ce que les usines de potasse et les fabriques de sucre
et d’alcool « rejettent dans la rivière de grandes quantités d’eaux viciées par des
principes nuisibles » (cité par Malange, 2007). Mais, peu organisés et sans réel
poids politique, les pêcheurs professionnels ne sont pas entendus, d’autant que
le développement industriel est, à cette époque, une priorité nationale.
Simultanément, les nouvelles pratiques de pêche sportive importées d’Angle-
terre favorisent la constitution de clubs (figure 12.2), regroupant des adhérents
aisés et relativement influents (Barthélemy, 2003). La pollution des cours d’eau
par l’industrie va rapidement devenir un sujet récurrent de conflit entre les
pêcheurs amateurs et les industriels qui se souciaient fort peu d’environnement.
À partir du milieu des années 1860, les rejets d’eaux industrielles dans les rivières
sont dénoncés comme une des causes principales de la disparition du poisson.
202
La rivière aux poisons
La naissance du Fishing Club de France en 1908 est une étape importante dans
la sensibilisation des masses à la question des pollutions. Son slogan, « l’eau pure
pour tous ! », résume ses objectifs : créer une vaste cohésion nationale contre la
dégradation systématique des cours d’eau tout en protégeant la pêche. Sa revue,
La Pêche illustrée, éditée de 1909 jusqu’au milieu des années 1980, connaît un
grand succès. En 1909, pour la première fois en France, le Fishing Club obtient
la condamnation d’un industriel. C’est alors que le mot pollution commence
à être couramment utilisé. Au début du xxe siècle, les pêcheurs à la ligne sont
donc (déjà…) des lanceurs d’alerte, qui adressent de plus en plus de pétitions
argumentées aux instances administratives (maires, préfets). Cette contestation
trouve un écho auprès d’une population plus large et plus modeste qui pratique
la pêche dans les eaux domaniales le dimanche, et pour qui cette activité consti-
tue un complément alimentaire à une époque où le poisson de mer n’est pas
encore répandu sur les marchés (Barthélemy, 2003).
Une des réponses au dépeuplement des cours d’eau va être la pratique du repeuple-
ment. Aux yeux des pêcheurs, la pisciculture apparaît en effet comme la solution
idéale pour lutter contre le dépeuplement des cours d’eau. Mais, en même temps,
on inaugure une période de transferts et d’introductions d’espèces, notamment
pour les salmonidés qui sont des poissons nobles. C’est ainsi que la truite arc-
en-ciel est introduite en Europe en 1882 et reproduite en pisciculture pour la
pratique des repeuplements par les sociétés de pêche. Au début du xxe siècle, le
poisson-chat, d’origine nord-américaine, a été largement diffusé à partir d’élevages
en étangs. L’engouement des sociétés de pêche pour cette espèce était plus lié à la
bonne qualité de sa chair qu’à une certaine aptitude à résister à la pollution.
Entre les années 1920 et 1950, les pêcheurs à la ligne, présents au bord de l’eau,
et soucieux de la préservation des ressources piscicoles, deviennent les spécialistes
empiriques des cours d’eau. Ils participent notamment à la collecte des informa-
tions sur la pollution des cours d’eau et toutes les menaces qui planent sur les
rivières. Le Conseil supérieur de la pêche créé en 1948 devient un établissement
public à caractère administratif en 1957. Il émet des avis sur la législation et la
réglementation de la pêche. Il a un rôle d’assistant technique pour les fédérations.
Enfin, il forme et emploie des gardes-pêche. De fait, il est investi d’une mission
de police (Barthélemy, 2003). Par la suite, il deviendra l’Onema.
Il ne suffit pas que le délit de pollution soit inscrit dans le code rural. Encore
faut-il avoir des outils efficaces pour caractériser les pollutions et apporter des
preuves auprès des tribunaux. Les pêcheurs vont alors se tourner vers les scienti-
fiques qui, de leur côté, vont développer dans les années 1970 de nouvelles tech-
niques de mesure de la qualité des eaux, basées sur les indices biotiques. Il n’en
reste pas moins que, pendant une vingtaine d’années, les revendications des
pêcheurs ne seront l’objet d’aucune suite. Elles s’accumuleront dans les bureaux
203
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
jusqu’à ce que la loi « pêche » de 1984 donne aux fédérations la mission d’établir
un schéma départemental de vocation piscicole et des plans de gestion.
Simultanément, au cours des années 1970-1980, se développe un mouve-
ment associatif à sensibilité environnementale qui va modifier quelque peu les
rapports de force. Leurs revendications vont s’appuyer sur la loi de 1976 qui
impose des études d’impacts, et susciter à leur tour des oppositions parfois vives
entre militants et aménageurs. Elles ne concernent plus seulement la pollution,
mais aussi le débit et la morphologie des cours d’eau. La notion d’habitat monte
ainsi en puissance, parallèlement à la qualité des eaux. Ces revendications vont
prendre le pas sur celles des pêcheurs, dont le nombre commence aussi à dimi-
nuer. L’adéquation entre la gestion piscicole et la pensée écologique ne va pas
de soi. La remise en cause d’une politique de gestion du patrimoine piscicole
basée sur l’alevinage, au profit d’une pensée écologique qui défend la restau-
ration des habitats, heurte les habitudes des pêcheurs, ainsi que les intérêts
des pisciculteurs.
204
La rivière aux poisons
industrie comme les autres, mais elle est la seule à avoir aussi une action posi-
tive sur l’environnement : entretien des paysages, utilisation des boues urbaines,
lutte contre les incendies, etc. Le discours professionnel officiel se veut donc
responsable et rassurant : il est de l’intérêt bien compris de tous, et en premier
lieu des agriculteurs, de limiter l’utilisation d’intrants chimiques.
La « directive nitrates » (européenne), publiée en décembre 1991, impose ainsi
aux États membres de lutter contre la pollution des eaux par les nitrates d’ori-
gine agricole. À partir de 1993, l’État met en place un Programme de maî-
trise des pollutions d’origine agricole (PMPOA), par lequel les exploitations
s’engagent, avec l’aide publique, à lutter pour une meilleure prise en compte de
l’environnement dans le cadre d’un code national de bonnes pratiques agricoles.
Des initiatives sont engagées dans ce sens, comme l’opération Ferti-Mieux, qui
ne touchera cependant qu’un petit nombre d’agriculteurs.
Au fil des prises de position, s’affirme de plus en plus l’idée d’une « agriculture
compétitive et respectueuse de l’environnement », avec en filigrane la certitude
que des solutions techniques pourront être mises en œuvre pour régler ces ques-
tions. Le mode de développement intensif de l’agriculture n’est pas remis en
cause, et la mission des agriculteurs, qui est de nourrir la Nation, est constam-
ment réaffirmée. Quoi qu’il en soit, vingt ans après, la teneur en nitrates de
nos cours d’eau n’a guère diminué et les pollutions diffuses réputées d’origine
agricole restent le point noir des agences de l’eau (voir chapitre 11).
205
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Dans les eaux continentales, les phosphates sont dépourvus d’effet connu sur
la santé humaine, mais ce sont les principaux responsables de l’eutrophisation.
Ils proviennent, à parts à peu près égales, de sources agricoles, industrielles et
domestiques (détergents et lessives phosphatées). Dans les zones agricoles, on
estime que 0,5 à 2,5 % du phosphore des engrais répandus est entraîné par ruis-
sellement. L’azote est présent dans l’eau sous la forme d’ammonium (NH4+) et
de nitrate (NO3-). L’ammonium s’oxyde en nitrites, puis en nitrates (processus
de nitrification), qui constituent la forme dominante dans la rivière.
En eau douce, le phosphore est le plus souvent présent en faible quantité et sa
faible disponibilité limite la production végétale. Dans les milieux côtiers, le
phénomène est plus complexe, du fait de la succession d’espèces planctoniques
au cours de la saison. Ainsi, au printemps, c’est le phosphore qui est souvent
considéré comme le facteur limitant. Mais, bien que la question soit débat-
tue, de nombreux spécialistes considèrent qu’azote et phosphore sont rares en
période estivale et qu’ils sont plus ou moins co-limitants. Pour le développement
des macroalgues telles que les ulves, il est reconnu que l’azote représente tou-
jours le facteur de contrôle en raison de la forte disponibilité du phosphore dans
les eaux très côtières et de la très forte nitrophilie des ulves.
206
La rivière aux poisons
À partir de 1948, l’utilisation des phosphates pour adoucir l’eau de lavage du linge
en neutralisant l’action du calcaire a permis aux producteurs de lessives de conqué-
rir un marché fort rentable. Par malchance, on attribua rapidement au phosphore
la responsabilité du développement des « fleurs d’eau », ou efflorescences algales,
qui correspondent au développement massif de quelques espèces algales.
La pollution par les phosphates devient rapidement un problème majeur dans la
gestion des eaux continentales, en Amérique du Nord comme en Europe. Les pays
les plus touchés envisagent alors des mesures en vue de déphosphater les effluents
ainsi que pour réduire le phosphore à la source. Ainsi, en 1967, la Commission
internationale pour la protection des eaux du Léman, constatant que plus de
50 % du phosphore d’origine domestique provient des lessives, recommande
d’utiliser des détergents sans phosphore. Une telle mesure ne pouvait pas laisser
indifférents les industriels concernés. Il s’ensuivit une longue polémique et une
« guerre des lessives » impliquant des scientifiques, portant sur les rôles respectifs
du phosphore et des nitrates dans les phénomènes d’eutrophisation.
En 1990, le professeur Roland Carbiener, de l’université Louis-Pasteur de
Strasbourg, rendit un rapport à la demande du ministre de l’Environnement,
Brice Lalonde, sur l’impact des phosphates dans l’environnement. Le verdict
était sans appel : les phosphates sont les principaux responsables de l’eutrophisa-
tion des rivières et des lacs. Il fallait donc privilégier l’usage de lessives sans phos-
phates. La Suisse avait déjà interdit l’utilisation de phosphates dans les lessives
en juillet 1986, avec des résultats significatifs au niveau de l’eutrophisation du
lac Léman. Et plusieurs pays utilisèrent rapidement des produits de substitution,
les zéolithes (silicates de sodium et d’aluminium), mis sur le marché en 1989.
En France, il faudra attendre le 1er juillet 2007 pour que les phosphates soient
interdits dans les lessives domestiques, c’est-à-dire vingt ans après ! Quant à
l’interdiction pour les usages industriels, elle date de 2012 : cherchez l’erreur…
207
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
pas considérés comme toxiques en tant que tels. C’est leur éventuelle transfor-
mation en nitrites, puis leurs dérivés comme la nitrosamine, qui peut être dange-
reuse pour la santé, et notamment pour le nourrisson (L’hirondel et L’hirondel,
1996). Et il a été démontré que la fameuse limite des 50 mg/L dans l’eau de
boisson, fixée par une directive européenne de 1980, est une décision purement
administrative. En 1998, le Pr Apfelbaum confirme que la consommation de
nitrates est inoffensive chez l’homme sans limite de dose. On consomme en effet
sans problème des épinards qui ont de fortes teneurs en nitrates.
Ces prises de position ont donné lieu à de vives réactions de mouvements
militants, notamment de la part de l’association Eaux et rivières de Bretagne.
Certaines études menées ultérieurement tendent à confirmer l’existence d’un
effet toxique des nitrates et un risque de cancer pour des taux trop importants…
Mais la question n’est probablement pas close. Actuellement, beaucoup de spé-
cialistes estiment que les nitrates ne sont pas un vrai problème de santé publique
et que, si la norme était de 100 mg/L, cela n’aurait aucune incidence sur la santé !
La contribution des nitrates à l’eutrophisation n’est cependant pas remise en
cause, compte tenu notamment de son impact sur le milieu côtier.
208
La rivière aux poisons
Qu’en est-il aujourd’hui des teneurs en phosphore et en azote dans nos rivières ?
Peut-on penser que les mesures qui ont été prises ont été efficaces ? Toutes ces
mesures et initiatives ne sont pas restées sans résultats, mais ces derniers sont
encore insuffisants puisque la réduction de la teneur en nitrates dans les eaux
superficielles et souterraines reste limitée. Une des raisons pourrait être que le
nombre d’agriculteurs impliqués dans les mesures agri-environnementales n’est
pas encore suffisant ; une autre est que les surfaces cultivées sont plus impor-
tantes aujourd’hui. Le problème reste entier et constitue un sujet de préoccu-
pation majeur pour les agences de l’eau car il pénalise les efforts réalisés pour
atteindre les objectifs de « bon état » des eaux fixés par la DCE.
Selon le rapport du commissariat général au développement durable (2011) qui
s’appuie sur les résultats du programme Ospar, « depuis la fin des années 1990,
les flux de phosphore sont nettement en baisse – en diminution de moitié, voire
plus – sur l’ensemble des trois façades maritimes françaises. Cette amélioration
est explicable, d’une part, par le moindre recours aux engrais phosphatés, et de
l’autre, par l’amélioration des performances des stations d’épuration ». On peut
penser que l’interdiction des lessives phosphatées a également joué un rôle, bien
que le rapport ne le précise pas.
En ce qui concerne l’azote, « la tendance est moins marquée sur les flux azotés,
en particulier pour la façade méditerranéenne. Les flux d’ammonium ont certes
fortement diminué, notamment en Manche et mer du Nord, grâce aux meilleurs
traitements des stations d’épuration. Mais ils sont au minimum dix fois infé-
rieurs à ceux liés aux nitrates. Les légères baisses constatées sur la façade atlan-
tique-Manche-mer du Nord n’atteignent pas les réductions de moitié relevées
sur les flux phosphorés. Le flux en Méditerranée reste quant à lui plutôt stable. »
Si l’on s’intéresse à l’ammonium, plutôt d’origine urbaine, les apports sont large-
ment minoritaires par rapport aux nitrates, et globalement en baisse : diminution
209
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
210
La rivière aux poisons
Les pêcheurs ont une réelle proximité avec la rivière. Ils ont joué un rôle déter-
minant en tant que sentinelles de l’environnement, pour alerter les pouvoirs
publics sur les pollutions. Les enquêtes sur la perception des pollutions par les
pêcheurs, réalisées sur le Rhône par Gilles Armani (2007) mettent en évidence
que « pour la construction d’indicateurs de qualité de l’eau, le pêcheur se fie à ses
cinq sens. La vue est sollicitée en premier lieu. L’aspect visuel du “coin de pêche”
est fondamental pour son évaluation qualitative. Dans cette perspective, toute
pollution visuelle, auditive ou olfactive est une entrave au plaisir. Les matières
solides, les déchets qui encombrent l’environnement immédiat du pêcheur, sont
autant d’indicateurs d’une atteinte au milieu. Les taches d’huile, les mousses,
les couleurs, indiquent une détérioration de la pureté initiale de l’eau. La trans-
parence est l’idéal, bien que le pêcheur accepte la couleur brune révélatrice des
orages en amont. Les odeurs nauséabondes attestent la présence de produits
chimiques ou d’un processus de putréfaction. Le toucher, qu’il s’agisse de mar-
cher dans l’eau, d’effleurer des algues ou de palper un poisson, rend compte
d’éventuelles dégradations. »
Le corollaire est que les phénomènes invisibles et impalpables (les micropol-
luants, par exemple) échappent à ces catégories de perception du milieu basées
sur des aspects visibles et sensibles. Les pollutions non perceptibles sensuelle-
ment remettent donc en cause les constructions symboliques classiques de l’eau.
Faute de ces indicateurs, les pêcheurs doivent avoir recours à un « tiers instruit »,
le scientifique ou l’expert. L’individu perd ainsi son autonomie de jugement pour
s’en remettre à une autorité compétente. Mais l’information à laquelle il accède
et qui est relayée par les médias ne satisfait pas toujours ses attentes. Ainsi, sa
connaissance du milieu lui permet d’interroger l’interdiction de consommation
de toutes les espèces de poissons du fait de la pollution par les PCB. Certaines
personnes relativisent le danger : elles ont toujours mangé le poisson du Rhône
et une consommation modérée ne semble pas faire de mal. Sans compter que
tous les poissons ne seraient pas forcément touchés de la même manière, en
fonction de leur âge ou de leur mode de vie (poisson de fond ou de surface) ! Le
doute s’installe : pourquoi ne pas interdire aussi les fruits et légumes irrigués avec
l’eau du fleuve ? Et comment se fait-il que l’on prenne seulement des mesures
maintenant pour un problème qui est connu depuis vingt-cinq ans ? L’absence
de réponse à ces questions laisse place à de la colère ou de la suspicion envers les
autorités, et au refus d’appliquer la réglementation en consommant du poisson
malgré l’interdiction. Comme souvent, on évoque la théorie du complot : il y a
une volonté délibérée de faire disparaître la pêche !
211
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
212
La rivière aux poisons
Conclusions
Les pollutions chimiques en milieu aquatique ont suscité un très grand nombre
de recherches dont certaines sont qualifiées d’écotoxicologiques alors qu’elles
ne sont en réalité que des recherches toxicologiques. Certes, nous connaissons
beaucoup de choses sur la toxicité de divers produits, mais ces travaux sont
d’une utilité limitée quand il s’agit d’améliorer l’état des cours d’eau. Une fois
qu’elles sont dans le milieu, les substances toxiques sont difficiles, sinon impos-
sibles à traiter ! L’idée selon laquelle les cours d’eau sont des tuyaux d’évacuation
des déchets reste encore ancrée dans certains esprits, ou du moins reste une
solution de facilité. La logique implacable est qu’il faut pratiquer la prévention
et limiter les pollutions à la source. Et la prévention passe souvent par la prise
213
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
de précautions non seulement dans l’utilisation des produits mais aussi sur leurs
conditions de stockage ainsi que dans le nettoyage des engins d’épandage.
Quoi qu’il en soit, le contrôle des pollutions est un maillon essentiel d’une poli-
tique de reconquête écologique des cours d’eau. Sans une qualité d’eau accep-
table pour la vie des organismes, on aura beau recréer des habitats, la qualité
écologique globale du milieu ne s’améliorera pas.
Pour conclure, l’étude de la pollution des rivières par des éléments chimiques
artificiels est un véritable tonneau des Danaïdes. Comme le fait remarquer avec
humour Jean Duchemin, de l’agence de l’eau Seine-Normandie dans son image
de l’iceberg (figure 12.3), nous avons étudié seulement une partie des polluants
potentiels alors que les effets de nombre d’autres polluants ne sont pratiquement
pas connus.
Figure 12.3 Avec moins d’un millier de molécules recherchées dans les contrôles, c’est à peine 0,1 % de ce qui
existe qui bénéficie d’un bilan, même parcellaire, de contamination, nous ne voyons que la partie émergée
de l’iceberg. (dessin de Jean Duchemin, 2012)
214
La rivière aux poisons
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215
13
« L’eau est une des matières premières de l’urbanisme. Sans eau, pas de vie ni de ville.
Mais trop d’eau empêche ou dilue l’assise de ses fondations. De ce paradoxe naîtront deux
attitudes fortement ancrées dans la mémoire collective. L’une amenant l’eau
à force d’ouvrages, l’autre n’ayant de cesse de l’éliminer ».
Jean Labasse au colloque « La ville et le fleuve » (1987)
Les relations entre les hommes et les cours d’eau sont aussi vieilles que l’histoire
de l’humanité. Dans la préhistoire, les fleuves ont permis aux hommes de se
repérer dans l’espace et d’avoir un accès à l’eau en permanence. Dans l’espace
méditerranéen, c’est le long des fleuves que se sont développées les premières
civilisations agricoles, en utilisant d’abord les plaines alluviales enrichies en
limon, puis en maîtrisant progressivement l’eau pour l’irrigation. Il y a plusieurs
millénaires, la civilisation occidentale est née dans le Croissant fertile, entre le
Tigre et l’Euphrate. La civilisation égyptienne, quant à elle, est née autour de la
vallée du Nil, qui constituait une voie de communication et d’échanges.
Depuis l’Antiquité, fleuves et rivières ont également joué un rôle important dans
la fondation des villes et dans leur développement économique. Les rives des
cours d’eau débordent en effet d’activités :
• domestiques : fourniture d’eau, blanchissement du linge, baignade, évacuation
des déchets et des eaux usées, fournitures de sables et de graviers ;
• alimentaires : pêche, maraîchage ;
• défensives ;
• économiques : transport du bois, des marchandises, des denrées alimentaires
ainsi que les commerces et métiers associés à la batellerie : armateurs, dockers,
cordiers, charpentiers…, sans oublier les nombreux moulins utilisant la force
hydraulique ;
• ludiques : joutes, sports nautiques, tourisme et, plus tardivement, cadre de vie
et environnement.
216
Les cités redécouvrent leurs rivières
Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de villes se soient installées à proxi-
mité des fleuves. Pourtant, c’était un peu la roulette russe : le fleuve offrait beau-
coup d’avantages mais, simultanément, une seule crue pouvait détruire en peu
de temps les biens accumulés par le travail de plusieurs décennies. Le danger
permanent des crues dévastatrices rendait les relations entre la ville et son fleuve
incertaines.
Au cours des siècles derniers, les villes ont divorcé de leurs cours d’eau qui
étaient devenus, pour beaucoup, des poubelles. Certains ont même été enterrés
pour cacher les pollutions et les miasmes. Mais l’époque actuelle est à la réha-
bilitation des fleuves sacrifiés. On parlerait plutôt de reconquête du fleuve en
milieu urbain, comme le soulignait Labasse (1987) : « il est d’ailleurs acquis
que, de toutes les fonctions remplies par le fleuve dans la ville, celle qui touche
à l’animation sociale est la plus stable à travers les âges, alors que la fonction
proprement économique est soumise à des fluctuations assez amples […]. Du
coup, les missions utilitaires reculent devant celles qui concernent les loisirs et
la convivialité ». Et il ajoutait : « L’écologie, le souci de l’environnement et de
la qualité de la vie, la recherche d’une nouvelle convivialité sont autant de fac-
teurs qui expliquent les tentatives nombreuses de réhabilitation des fleuves à
l’intérieur des villes. Des fronts fluviaux sont restaurés, des ports de plaisance
et des stades nautiques sont créés, des promenades se substituent parfois aux
autoroutes riveraines ».
Pour Guillerme (1993), qui a réalisé une remarquable analyse de l’évolution des
rapports entre l’eau et la cité à travers les siècles, « l’eau est à l’urbain ce que la
terre est au rural ». Il nous propose une lecture, basée sur trois grandes époques,
des logiques et des symboliques qui ont présidé à la gestion de l’eau pour les villes.
217
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Au xive siècle, la France entre dans une longue période de troubles. Pour se
défendre des attaques, la ville se replie sur elle-même, comme en témoigne
l’extension démesurée des douves, qui permet une meilleure protection des
murailles, mais qui dissipe une partie de l’énergie hydraulique destinée à l’ali-
mentation des canaux industriels intra muros. Et l’eau emmagasinée dans les
réservoirs défensifs accroît l’humidité de la cité, favorisant ainsi la production de
salpêtre à des fins militaires. La ville de l’Ancien Régime (du début de la guerre
de Cent Ans jusqu’à la fin du xviiie siècle) sera celle de « l’eau morte ».
218
Les cités redécouvrent leurs rivières
20. Cité par Catherine Sabbah, Le retour à l’eau. Rives de villes, Urbanisme, no 285, novembre-
décembre 1995, p. 27-31.
219
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
À partir des années 1980, le fleuve est progressivement remis en valeur (manifesta-
tions et fêtes sur les berges, aménagement de parcs, etc.). On lui reconnaît main-
tenant de nouvelles valeurs, s’appuyant sur des contenus essentiellement culturels
(symboliques, récréatifs, ludiques), pour le bien-être des citoyens qui prennent
plaisir à flâner sur les berges paysagées. « L’émergence de sensibilités nouvelles et la
forte demande sociale en espaces publics et en espaces de loisirs en ville remettent
le fleuve au centre de tous les intérêts. Ce retournement vers le fleuve qui offre des
espaces libres et un horizon dégagé semble en effet correspondre à un besoin de
nature ou plutôt à l’idée que l’on s’en fait. Les villes fluviales redécouvrent leurs
bords d’eau auxquels elles avaient dénié toute qualité et leur forte potentialité pour
220
Les cités redécouvrent leurs rivières
Cet engouement pour la reconquête des berges n’est pas l’apanage des grandes cités
fluviales. Les communes plus modestes cherchent aussi à développer leurs activités
économiques en rapatriant des activités sportives et des pratiques liées à l’eau, ainsi
qu’en favorisant le tourisme fluvial. Un riche vocabulaire s’est mis en place pour
désigner les actions en faveur d’un réinvestissement du fleuve par la ville : réconci-
lier (la ville et le fleuve), se réapproprier ou reconquérir (les berges), renouer, réta-
blir, retrouver, retisser (les liens)… Ce vocabulaire traduit l’intention de renouer
221
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
avec un élément fondateur de la ville (le fleuve ou la rivière) qui participe de son
identité et l’inscrit dans un territoire (Lechner, 2006). « Pour une commune, être
au bord d’un fleuve est bel et bien une chance qui peut lui permettre d’attirer des
entreprises créatrices d’emplois, des touristes, voire de nouveaux habitants. Sans
parler de l’attrait indiscutable, pour ne pas dire de la fascination, qu’offre toujours
une rive… la seule mention « vue sur Seine » vaut de l’or. Nos villes bétonnées
sont devenues par moments insupportables et la vue du fleuve est bien souvent le
seul lien qui nous reste avec la nature et la réalité. » (Jego, 2005)
Après que le fleuve a joué un rôle économique déterminant en matière de trans-
port et comme pourvoyeur d’énergie, on lui reconnaît maintenant de nouvelles
valeurs s’appuyant sur des contenus essentiellement culturels (symboliques,
récréatifs, ludiques). Source de richesses matérielles, le fleuve devient également
une source de richesses immatérielles et de satisfactions esthétiques et ludiques,
pour le bien-être des citoyens qui prennent plaisir à flâner sur les berges paysagées.
222
Les cités redécouvrent leurs rivières
de la ville, aussi bien pour le citadin concerné que pour les touristes potentiels.
Par là même, on ouvre la voie à une redynamisation du cours d’eau comme
moyen de transport ou lieu d’activités ludiques.
Les petites rivières urbaines sont des rivières non domaniales, qui ne font pas
partie du domaine public. Chaque propriétaire riverain du cours d’eau est res-
ponsable de l’entretien de la berge et du bon écoulement des eaux au droit de sa
propriété, en échange des droits d’usage que lui confère le code rural (droit de
pêche, droit d’irrigation, droit de prélèvements de matériaux…). Mais voilà, ce
statut hérité de législations anciennes pose aujourd’hui la question de la bonne
gestion de ces cours d’eau face à l’absence généralisée d’entretien : le morcelle-
ment foncier ne facilite pas les actions coordonnées, et les coûts des travaux sont
souvent trop élevés pour être pris en charge par les seuls riverains.
Les rivières urbaines ont connu un destin assez semblable dans de nombreuses
villes. Du xviie siècle jusqu’au milieu du xixe siècle, la rivière avait des fonc-
tions multiples et servait d’abord à l’alimentation des citadins et des animaux,
ainsi qu’à de multiples petites industries (tanneries, mégisseries, fabriques de
colle, etc.) parfois implantées en amont des prises d’eau potable. La rivière fai-
sait tourner les moulins en grand nombre, mais servait aussi à évacuer une part
importante des déchets urbains. De fait, les sociétés ont entièrement modelé les
rivières urbaines depuis le Moyen Âge, et leur cours ainsi que leur bassin ont été
redessinés par des aménagements successifs commandés par les usages. À la fin
de l’Ancien Régime, les ingénieurs de l’État vont également recalibrer les rivières
et les canaliser afin de faciliter l’écoulement pour éviter les inondations. Ce n’est
pas peu dire que les conséquences écologiques ont été considérables !
Simultanément, avec l’appui des hygiénistes soucieux de lutter contre les odeurs
et les maladies, on va enterrer les rivières urbaines, qui sont, pour certaines,
recouvertes, et disparaissent du paysage quotidien. Elles acquièrent essentiel-
lement une fonction d’égout pour l’évacuation des eaux usées domestiques et
industrielles. On ne parle plus guère d’écologie… Mais, depuis quelques décen-
nies, les petites rivières urbaines sont devenues un enjeu des politiques d’urba-
nisation. Elles fonctionnent comme marqueur identitaire dans une démarche
de marketing territorial. On leur trouve de nouveaux usages : cadre de vie et
mise en spectacle dans des projets d’aménagement urbain, lieux de détente et de
loisirs, lieux patrimoniaux de mémoire architecturale ou industrielle, projet de
naturalisation pour créer de nouveaux écosystèmes que l’on qualifiera de natu-
rels (c’est tendance...), alors que la gestion du système reste très segmentée car il
faut surtout éviter les inondations.
223
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
La Bièvre réhabilitée
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Les cités redécouvrent leurs rivières
s’oriente alors vers une autre solution : canaliser la rivière, un aménagement qui
se révèle insuffisant au milieu du xixe siècle. Aux grands maux les grands remèdes :
sur les recommandations des hygiénistes, on entreprend alors d’enfouir la Bièvre.
Progressivement, tous les tronçons et les biefs de l’ancien cours d’eau furent com-
blés et leurs eaux envoyées dans le circuit des égouts. Le bief des Gobelins dispa-
rut en 1912. Et le processus de couverture s’est poursuivi à l’amont de Paris.
225
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Figure 13.2
Il fut un temps où le
Furan (le « furieux »
en parler local)
faisait mouvoir de
nombreux moulins à
soie. On y trempait
aussi l’acier
des sabres et
des épées pour
le rendre plus dur
et plus flexible.
226
Les cités redécouvrent leurs rivières
227
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
ranéens étudiés par Romain (2010). Le paysage fluvial apparaît comme un outil
visuel majeur du discours politique concernant la reconquête. Ce rôle du fleuve
en tant qu’infrastructure paysagère « est essentiellement fondé sur une image,
plus que sur une matérialité physique ». Cette image, soumise à des désirs de
consommation, prévaut sur le risque d’inondation que le fleuve torrentiel conti-
nue de constituer, risque précisément renforcé par ces pratiques urbanistiques.
On occulte ainsi l’existence de phénomènes naturels qui imposeraient une urba-
nisation en recul du fleuve. On construit, par exemple, de nouveaux quartiers
jouxtant le Lez, sans tenir compte des besoins d’expansion du fleuve. Comme
le souligne Romain (2010), « le concept de nature est un argument majeur des
discours sur ce “retour au fleuve”, mais n’est toujours qu’un symbole convoqué
dans la scénographie urbaine… Cette nature, qui fait figure d’un musée à ciel
ouvert, ne semble devenir qu’un élément phagocyté par une maîtrise d’ouvrage,
exprimant elle-même un discours politique sur la ville. »
Selon Claire Gerardot (2004), si les politiques de reconquête s’inscrivent dans la
démarche écologique de protection des espaces fluviaux dits naturels, on ne perd
pas de vue pour autant les fonctions économiques et industrielles du fleuve, ni
le fait qu’il est un danger permanent en raison des crues. Pour fonder la recon-
quête, on peut s’appuyer sur des images produites par des discours. Ainsi, celui
qui accompagne la reconquête des fleuves lyonnais consiste à imposer l’image de
Lyon en tant que ville fluviale, sur la base d’une histoire plus ou moins idéalisée
des relations entre les hommes et les fleuves. La « ville aux deux fleuves », la
« ville des ponts, des quais et des bas-ports », doit tout aux fleuves, son existence,
sa prospérité, mais aussi son identité et sa réputation. Il faut alors reconquérir
le fleuve parce que c’est la nature même de la ville qui est en jeu. On touche ici
au mythe fondateur.
L’histoire des relations de la ville de Lyon avec ses cours d’eau fait ainsi l’objet
d’un discours très formaté, propagé par les élus, les médias, ainsi que des univer-
sitaires. Il aboutit à un découpage du temps en trois tranches :
• la première, qui va des origines de la cité jusqu’au xixe siècle, est intitulée « la
ville au bord de l’eau ». C’est, selon le discours officiel, une période de symbiose,
d’osmose de la ville avec ses cours d’eau, durant laquelle « l’homme s’accom-
mode avec la nature » ;
• la deuxième (« la construction des quais ») est une période de rupture qui voit
la ville et ses habitants tourner le dos au fleuve en raison de son artificialisation et
de son industrialisation. Les ports s’éloignent du centre-ville, les berges ne sont
plus accessibles car elles sont utilisées pour des infrastructures routières. Les bar-
rages ont régulé les fleuves, qui sont devenus moins vivants… « Lentement, mais
sûrement, Rhône et Saône ont disparu de l’inconscient collectif lyonnais. » ;
228
Les cités redécouvrent leurs rivières
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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14
« Le témoin, c’est bien entendu le fleuve d’autrefois, un Rhône impétueux, sauvage, agissant
à sa guise, “irrégulier jusqu’à l’extravagance” dont Vauban disait qu’il était “incorrigible”.
Mais ce fleuve appartient au passé depuis que la technique, les exigences de l’économie, une
entreprise grandiose qui s’achève à peine, l’ont transformé, domestiqué et du coup assagi. »
Fernand Braudel (1986)
231
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
La nébuleuse de la restauration
Pendant longtemps, les politiques de gestion des cours d’eau ont été largement
centrées sur l’entretien des aménagements hydrauliques et la préservation de la
ressource en eau tant du point de vue quantitatif que qualitatif. En reconnais-
sant la valeur patrimoniale des grands migrateurs salmonicoles, la « loi pêche »
de 1984 marque un premier tournant « écologique » en matière de gestion des
cours d’eau. Puis, dans la loi du 3/01/1992, l’eau est qualifiée de « patrimoine
commun de la Nation ».
Les années 2000 se caractérisent par une meilleure prise en compte de l’écolo-
gie des cours d’eau sous l’impulsion de la DCE (Barraud, 2011 ; Germaine et
Barraud, 2013). On reconnaît le rôle structurant de la dynamique fluviale vis-à-vis
de la diversité biologique, ce qui incite à agir directement sur la morphologie des
milieux fluviaux afin de préserver ou de restaurer leurs fonctionnalités (Malavoi
et Bravard, 2010). Et l’idée fait son chemin selon laquelle le rétablissement de la
continuité écologique des cours d’eau est la condition nécessaire pour atteindre
le bon état écologique. Cette idée est réaffirmée par la loi sur l’eau et les milieux
aquatiques (Lema, 2006), et par le Grenelle de l’environnement (2007) à travers
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
des mesures phares, comme la mise en place des trames vertes et bleues. Elle est
formalisée par une série de mesures (Plan de préservation du saumon atlantique,
2008 ; Plan de gestion de l’anguille, 2010 ; Plan national de restauration de la
continuité des cours d’eau, 2009 ; Stratégie nationale pour les poissons migra-
teurs, 2010). Les mesures les plus emblématiques qui sont envisagées concernent
l’arasement des ouvrages considérés comme des obstacles aux migrations pisci-
coles ainsi qu’au transit sédimentaire.
Quoi qu’il en soit, face aux réalités du terrain, l’objectif de rétablir un état ini-
tial relève souvent de l’utopie. On a donc inventé de nouveaux termes pour
contourner l’obstacle. Ainsi, le terme « réhabilitation » signifie que l’on modère
ses ambitions en se fixant seulement pour objectif un retour partiel aux condi-
tions préexistantes, par la réparation et la récupération de certains processus.
Et puis, si on réduit encore ses prétentions, on parlera de « réaffectation » pour
désigner une opération d’affectation d’un espace dégradé à un autre usage pour
lequel aucune référence historique n’est requise. À la limite, on parlera de « créa-
tion » si l’on conduit une opération de transformation d’un écosystème en un
autre qui n’existait pas auparavant à cet endroit, dans un passé récent. Ainsi,
plusieurs grandes zones humides françaises (Sologne, Dombes, Marais poitevin,
Camargue, etc.) sont tout simplement des créations !
233
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Pourquoi restaurer ?
Trois raisons principales sont avancées pour restaurer les systèmes écologiques
dégradés, correspondant chacune à des finalités différentes :
• pour les mouvements conservationnistes, la nature a une valeur intrinsèque, et il
convient de retrouver l’état initial du cours d’eau afin de redonner toute sa légitimité
à la nature. La motivation est essentiellement de nature éthique, voire utopique ;
• basée sur les mêmes prémices mais avec une finalité différente, la restauration
est parfois motivée par les bénéfices attendus de telles opérations : renaturer le
bassin versant pour éviter l’érosion des sols, ou revégétaliser les berges pour assu-
rer leur stabilité. La motivation est plutôt sécuritaire ou économique ;
• avec la seule préoccupation d’améliorer le cadre de vie, nombre de grandes
métropoles établies à proximité des fleuves cherchent à renaturer les berges
bétonnées et à les ouvrir au public comme lieux de détente et de loisirs. On parle
alors de reconquête des berges, mais ce sont les aspects paysagers et sécuritaires
qui dominent. La motivation relève alors du bien-être du citoyen.
Pour Osborne et al. (1993), la restauration, « c’est le rétablissement de la dyna-
mique fluviale et des processus naturels, c’est-à-dire un chenal stable, ou plutôt
en équilibre dynamique, qui abrite un peuplement fonctionnellement diversi-
fié et auto-entretenu conformément aux potentialités correspondant au type de
cours d’eau ». Cependant, les scientifiques sont bien embarrassés quand il s’agit
de définir précisément les termes utilisés (équilibre dynamique, diversifié, auto-
entretrenu, potentialités, etc.). Quel est précisément l’état que l’on souhaite
atteindre ? Celui de notre enfance ? Ou celui de la période pré-industrielle ?
Cairns (1991) a utilisé à ce propos la métaphore de la montre : sur quelle heure
doit-on régler l’écosystème ?
234
Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
Système de référence
« Un écosystème est un système en évolution constante. Définir un état de référence ou
un bon fonctionnement de référence qui correspondrait à un bon état écologique et dans
lequel le système serait en équilibre et vers lequel on souhaiterait le faire tendre, est donc
chose impossible dans l’absolu » (Astee, 2013).
« La référence identifiée comme objectif doit en principe décrire l’idéal à atteindre. Elle
peut être définie à partir de mesures sur des sites existants et à proximité du site à restaurer.
Elle peut aussi être construite à dire d’expert. Cette définition de la référence permet de
donner une base plus réaliste à la planification de la restauration » (Astee, 2013).
Comment restaurer ?
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Ingénierie écologique
Il existe de nombreuses définitions de l’ingénierie écologique qui font référence à la mani-
pulation par l’homme de son environnement. La dernière définition en date serait : « l’ingé-
nierie écologique désigne les savoirs scientifiques et des pratiques, y compris empiriques,
mobilisables pour la gestion de milieux et de ressources, la conception, la réalisation et
le suivi d’aménagement ou d’équipements inspirés de, ou basés sur les mécanismes qui
gouvernent les systèmes écologiques. Elle fait appel à la manipulation, le plus souvent in
situ, parfois en conditions contrôlées, de populations, de communautés ou d’écosystèmes,
au pilotage de dynamiques naturelles et à l’évaluation de leurs effets désirables ou indési-
rables. C’est une ingénierie centrée sur le vivant envisagé comme moyen et comme objectif
de l’action. » (CNRS et Cemagref, 201021)
La longueur et la complexité de cette définition, par ailleurs très générale, laisse perplexe !
De manière plus pragmatique, l’Astee propose de retenir qu’il s’agit d’une « ingénierie
répondant en même temps aux trois principes suivants :
• une finalité : améliorer, restaurer, conserver, ne pas dégrader la qualité d’un écosystème ;
• une démarche basée sur les principes de l’ingénierie, à savoir une approche technique
rigoureuse dans la conception, la réalisation et l’évaluation des projets, basées sur les
règles de l’art partagées et des connaissances scientifiques solides ;
• des outils, utilisant les processus naturels des écosystèmes » (Astee, 2013).
21. http://www.cnrs.fr/inee/recherche/fichiers/Manifeste_ingenierie_ecologique.pdf
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger sur les capacités de la science à proposer
des mesures opérationnelles appropriables par les gestionnaires et visant à res-
taurer des écosystèmes. C’est une écologie de l’action qui nous est proposée en
réaction, peut-être, à une écologie longtemps cantonnée aux études d’impacts et
aux notices nécrologiques. Mais peut-on refaire ce qui a été défait, comme on
répare une voiture ou une installation électrique ? Il y a là une vision très méca-
niste de la nature, qui suppose que l’on soit capable de contrôler les trajectoires
des systèmes écologiques, un postulat qui est loin d’être démontré. Compte tenu
des nombreuses incertitudes en matière de fonctionnement écologique, on peut
dire que l’on sait ce que l’on ne veut pas, mais on ne sait pas nécessairement ce
que l’on aura…
Un dernier point qui est loin d’être un détail : pour restaurer, il faut disposer
de terrains sur lesquels on puisse agir. C’est l’un des obstacles principaux aux
projets de restauration. En tout cas, c’est ce qui impose des limites aux projets
d’envergure à l’échelle de l’hydrosystème. Il est peut-être envisagé de restaurer
les zones inondables, mais il est peu probable que les riverains qui les utilisent
souhaitent abandonner leurs biens. Dans ce contexte, la restauration ne peut
être que partielle et sectorielle.
237
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
On peut, de manière intuitive, penser que plus il y aura d’habitats différents, plus
il y aura d’espèces présentes dans la rivière. En suivant ce raisonnement, on peut
aussi penser que certaines activités humaines, en créant de nouveaux milieux, par-
ticipent à enrichir localement la richesse en espèces du bassin. Ainsi, une rivière
avec des seuils artificiels hébergera probablement plus d’espèces qu’une rivière
sans obstacles car elle possédera des habitats d’eau calme auxquels sont inféodées
d’autres espèces que les espèces d’eau courante… Tout ne serait donc pas aussi
mauvais qu’on le dit généralement à propos des actions de l’homme sur la nature ?
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Pour le public qui n’a pas accès aux rapports techniques et aux résultats d’ana-
lyse, voir des débris flotter à la surface est un signe que l’eau est polluée, ce qui
n’est pas nécessairement vrai. Mais l’image de poissons morts flottant en surface
par suite d’une pollution massive est un grand classique de la communication
qui correspond à une réalité. Dans ce contexte, le poisson sert en quelque sorte
de médiateur et permet une prise directe avec le terrain. Plusieurs projets de res-
tauration de cours d’eau en Europe ont ainsi choisi des poissons comme espèces
emblématiques, et plus particulièrement le saumon, pour communiquer avec
le public sur la qualité de l’eau. Une espèce emblématique possède en effet une
valeur symbolique que l’on utilise pour donner un sens à des projets de conser-
vation ou de restauration en milieu aquatique (Rochard et al., 2006). Ce sont
en général des espèces qui jouissent d’une grande popularité du fait de leur
taille, de leurs qualités intrinsèques réelles ou supposées, ou encore parce qu’elles
sont menacées d’extinction. Plus modestement, on peut parler d’espèces phares
lorsqu’elles caractérisent symboliquement certains types de milieu : l’éperlan
pour la partie aval de la Seine, la grande alose pour la partie amont.
Les scientifiques ont tendance également à privilégier les poissons comme révé-
lateurs de la qualité des eaux, dans la mesure où ce sont des espèces à durée de
vie assez longue, en fin de chaîne trophique. Le saumon atlantique est ainsi une
espèce doublement emblématique, dont le déclin a été relaté abondamment. Il a
progressivement disparu au début du xxe siècle du bassin de la Seine, comme les
autres migrateurs (esturgeon, grande alose, lamproie marine), alors qu’autrefois
il constituait une ressource substantielle pour les pêcheurs. On en garde des sou-
venirs émus et nostalgiques : « le saumon, on l’travaillait au filet dérivant de nuit.
J’ai vu à cette époque-là (en 1920) des petits saumons de 5, 6 livres, en prendre
12, 15 dans la journée. Le plus gros que j’ai pris, il faisait 23 livres, c’était un
monument. Le plus beau que mon père a pris, il faisait 42 livres, il était aussi
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
type de système agricole qui existait autrefois à cet endroit, lorsque les terres ont
été gelées. C’est un témoin du passé, mais il ne s’agit en aucun cas d’un « système
naturel » : c’est un système anthropisé qui devrait, à la lettre, être compensé à
l’équivalent si on le détruit ! Problème…
Cette patrimonialisation de sites et de paysages anthropisés pose immédiatement
la question du maintien (ou non) des activités et des pratiques qui ont permis de
créer et de gérer ces systèmes. Ce qui soulève également une autre question de
fond : devons-nous, au nom d’une démarche patrimoniale, entraver toute évolu-
tion des activités agricoles, ou d’autres projets d’aménagement, qui auraient évi-
demment pour conséquences des changements dans les pratiques et les paysages ?
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Pratiques-usages-représentations
Les sociologues de la Maison du Rhône ont constaté, dans leurs enquêtes, que les riverains
semblent porter assez peu d’attention aux actions de restauration, même si elles ont des
effets visibles. Pour tenter de comprendre ce paradoxe, ils ont émis l’hypothèse que le
« triptyque » pratiques-usages-représentations devrait permettre de comprendre comment
se construit le rapport à l’eau dans notre société contemporaine, et quels sont les leviers que
l’on pourrait activer afin de susciter un renouveau d’intérêt de leur part.
Honneger et Vincent (2009) ont clairement montré que l’intérêt qu’un individu porte au cours
d’eau relève de deux problématiques : une pratique de la rivière (professionnelle ou de loisir)
et/ou la mémoire d’un événement marquant et vécu (inondation, pollution majeure, etc.).
Le fait d’habiter au bord de l’eau ne renvoie pas systématiquement à une sensibilité effective
vis-à-vis de la rivière. Pour beaucoup de riverains, la rivière relève du cadre de vie. Elle est
un élément du décor qui valorise une résidence (les habitations avec vue sur l’eau coûtent
plus cher !) et introduit, ce faisant, un élément positif dans le cadre de vie. La relation au
cours d’eau reste informelle si l’individu n’a pas une pratique effective du fleuve qui l’amène
à considérer la rivière comme un objet dont il se préoccupe, et non pas seulement comme
un élément de décor. On parlerait plutôt d’« usage » du cours d’eau. À l’image des « usagers
de la route », il y a des usagers des espaces aquatiques qui les utilisent comme des espaces
de consommation. Ainsi, un promeneur au bord de la rivière est d’abord un consommateur
d’espace qui profite des aménités offertes sans pour autant avoir une relation privilégiée
avec le cours d’eau.
La pratique, quant à elle, relève d’une action s’inscrivant dans une interaction avec le cours
d’eau au sens où elle repose sur une connaissance du milieu physique qui est une condition
de sa mise en œuvre. La pêche, le kayak, sont ainsi des activités qui, de fait, ne peuvent se
conduire sans un ensemble de savoirs et savoir-faire. Cependant, même pour ceux qui ont une
pratique du cours d’eau, cette approche reste souvent sectorielle (la qualité de l’eau pour
le pêcheur, le risque d’inondation pour le riverain), et le citoyen n’a pas souvent une vision
d’ensemble du cours d’eau.
La distinction entre pratique et usage est donc beaucoup plus opératoire que la notion de
« riverain », car elle permet de repérer des individus qui entretiennent un rapport construit
avec le cours d’eau, mettant en jeu un ensemble de savoirs et de connaissances, ainsi que
des formes de relations sociales. Dans une perspective de développer des actions de sensibi-
lisation, c’est donc autour des pratiques qu’il faudrait s’orienter.
Cette politique de restauration mise en place au début des années 2000 s’est
accompagnée d’études de perception paysagère (Cottet-Tronchère, 2010) en
vue de mieux connaître les attentes du public et de préciser les objectifs des
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
La naturalité d’un paysage, telle qu’elle peut être perçue, est un facteur très
structurant des préférences paysagères. Par « naturalité », on entend une
construction cognitive qui se rapporte à ce que les individus considèrent comme
étant « naturel », c’est-à-dire non modifié par l’homme. Mais, autre paradoxe,
si les individus expriment dans les enquêtes une préférence pour les rivières
jugées « naturelles », certaines caractéristiques paysagères résultant d’une action
de l’homme sont également appréciées… Certains ont d’ailleurs introduit le
concept de « paysage humanisé » pour désigner ces systèmes complexes où inte-
ragissent des mécanismes naturels et anthropiques. Ceux-ci fonctionnent selon
une double logique :
• une logique « naturelle » qui explique la présence d’une faune et d’une flore
particulières liées à l’histoire géologique, géomorphologique et biologique ;
• une logique « humaine » qui a organisé l’espace au fil du temps en fonction des
besoins de l’homme et des pratiques culturales, par exemple (Blandin, 1996).
Une approche purement écologique ne suffit donc pas pour comprendre l’orga-
nisation et le fonctionnement du paysage où processus spontanés et anthro-
piques sont étroitement corrélés. On retrouve ici le concept d’anthroposystème
(cf. chapitre 4).
251
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les enquêtes réalisées sur le Rhône pour évaluer la perception qu’avait le public
de la restauration d’un cours d’eau ont mis en évidence que les paysages de
rivières qui exercent la plus grande attraction sont ceux qui apparaissent comme
« entretenus » aux yeux du public. Car l’entretien des berges favorise un accès
physique et visuel à l’eau, un élément fondamental des perceptions paysagères.
Pour beaucoup de personnes interrogées, il est « important de pouvoir marcher
au bord de l’eau ». Cette attirance pour les paysages entretenus peut s’expliquer
par des besoins de loisirs, mais aussi de sécurité. Ces observations montrent
l’ambiguïté du concept de naturalité : si les individus affichent des préférences
pour les environnements naturels, ce sont en réalité les paysages entretenus qu’ils
plébiscitent. Ce que les gens désirent, ce sont « des corridors fluviaux calmes,
riches en flore et en faune, et formant des paysages attractifs, mais ces derniers
doivent disposer d’aménagements basiques tels que des toilettes ou des che-
mins » (Green et Tunstall, 1992).
Un des dogmes de la restauration est le rétablissement durable des conditions de
fonctionnement de l’écosystème : ce dernier doit être capable de s’auto-entre-
tenir. Mais dans quelle mesure est-ce crédible ? Ainsi, la dynamique naturelle
peut conduire à l’atterrissement d’annexes fluviales, que l’on considère par ail-
leurs comme importantes à préserver. La dynamique naturelle de l’estuaire de la
Seine aboutirait, selon toute probabilité, à son envasement et à son colmatage
en l’absence de dragage.
Quelle doit donc être la part du « naturel » par rapport au « culturel » en matière
de restauration ? Il ne suffit donc pas de traiter les symptômes d’une dégrada-
tion, pour que les choses aillent dans le sens souhaité. Il faut souvent intervenir
pour orienter l’évolution du système, ou pour maintenir certaines espèces ou
certaines fonctions que l’on souhaite préserver, et dont la présence s’inscrivait
dans un contexte d’usages. Avec l’arrêt de pratiques culturelles traditionnelles ou
locales, beaucoup d’écosystèmes anthropisés perdent leur intégrité et leur diver-
sité biologique… Un exemple emblématique pourrait être la Camargue, produit
de l’activité des Salins du Midi et de l’agriculture. Avec l’arrêt de l’activité des
Salins du Midi, comment cette zone humide emblématique va-t-elle évoluer ?
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Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Dans le bassin de Loire, Van Looy et al. (2014) ont sélectionné un réseau de
17 000 km de linéaire, divisé en 4 930 segments homogènes du point de vue
géomorphologique et comportant 5 500 obstacles à l’écoulement. Ils ont utilisé
le ROE (Référentiel des obstacles à l’écoulement) de l’Onema afin de construire
un modèle d’impact des seuils et barrages. Du côté des indicateurs biologiques,
ils ont utilisé deux métriques multifactorielles : l’indice « poissons-rivières »
(IPR), qui mesure la qualité piscicole, et l’indice « invertébrés-multimétrique »
(I2M2), qui mesure la réponse des invertébrés aux pressions. Les résultats de leur
étude montrent l’existence de relations complexes entre la densité des barrages
et les réponses des organismes vivants. Pour les poissons comme pour les inver-
tébrés, il n’y a pas de relation significative à l’échelle locale entre la densité des
barrages et les indices globaux d’intégrité utilisés dans le cadre de la DCE (IPR,
I2M2). Une corrélation n’apparaît qu’à l’échelle du bassin versant. Par contre,
une corrélation existe pour des traits biologiques spécifiques tels que la rhéophi-
lie, caractère qui correspond chez les poissons au groupe des espèces d’eau vive.
Pour les communautés d’invertébrés, les perturbations sont plus marquées dans
les zones amont et pour les espèces eurytopes, multivoltines et ovovivipares. Plus
généralement, l’impact des barrages est plus marqué à l’échelle régionale qu’à
l’échelle locale, et au niveau des traits biologiques qu’au niveau de la richesse
taxonomique. Dans le cours supérieur, la qualité de l’habitat est importante et
des suppressions de barrages peuvent avoir des effets significatifs sur la com-
position des peuplements. Pour le cours inférieur, la situation est plus compli-
quée car les facteurs d’impacts sont multiples, et il est indispensable d’avoir une
démarche plus systémique. En particulier, les efforts de restauration n’abouti-
ront pas si l’on n’évalue pas les capacités de recolonisation des sites concernés par
des espèces dont la présence est conditionnée par un flux continu d’individus.
D’où le rôle crucial de la connectivité.
De toute évidence, le succès des opérations de restauration est confronté à la
multiplicité des causes de perturbation, qui sont variables selon le contexte local
et qui ne sont pas toujours faciles à identifier. Les facteurs temps et les questions
d’échelle sont souvent mal pris en compte. Une méta-analyse (Moreno-Mateos
et al., 2012), portant sur 621 projets de restauration ou création de zones
humides dans le monde, montre que dans de nombreux cas la récupération est
lente voire incomplète. Il n’est pas évident que des opérations sectorielles et de
petite emprise, comme c’est souvent le cas (Morandi, 2014), soient le meilleur
moyen de parvenir à des résultats significatifs. Le problème récurrent tient au
fait que nous ayons peu de longues séries de données après restauration, à des
échelles régionales, pour tirer réellement des conclusions opérationnelles. Il n’en
reste pas moins que la complexité des phénomènes et la grande variabilité des
situations observées doivent nous inciter à plus de prudence et d’humilité dans
ces opérations, par ailleurs fort coûteuses.
254
Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
Ne restons pas sur une vision négative. Saluons les efforts et les progrès réali-
sés en matière de débits réservés. L’hydro-électricité est une source importante
d’énergie renouvelable en France. Mais les installations (barrages, seuils, déri-
vations, turbines) ont des impacts conséquents sur l’état des cours d’eau et des
milieux aquatiques. L’un d’entre eux est de modifier considérablement le régime
hydrologique à l’aval, ainsi que la variabilité saisonnière. L’article L. 214-18 du
code de l’environnement impose à tout ouvrage transversal dans le lit mineur
d’un cours (seuils et barrages) de maintenir à l’aval du cours d’eau un débit
minimal garantissant en permanence la vie, la circulation et la reproduction des
espèces présentes. Pendant longtemps, il y a eu obligation de maintenir un débit
correspondant au 1/40e du module22. Avec la loi applicable au 1er janvier 2014,
le débit ne doit pas être inférieur au 1/10e du module du cours d’eau. Il ne doit
pas être inférieur au 1/20e du module sur les cours d’eau dont le module est
supérieur à 80 m3/s, ainsi qu’à l’aval d’ouvrages assurant la production d’électri-
cité aux heures de pointe. C’est ce débit qui est communément appelé « débit
réservé » ou « débit minimal ». Ponctuellement, en cas d’étiage exceptionnel, le
préfet peut fixer le débit réservé en dessous du minimum légal.
Si les opérations de restauration écologique se concrétisent le plus souvent par
des actions locales portant sur la morphologie et le paysage, la qualité de l’eau
reste cependant un facteur essentiel, qui ne peut se traiter qu’à l’échelle globale.
Cette amélioration de la qualité de l’eau est aussi un problème plus complexe
qui manque de visibilité pour le public, mais dont le coût pour la société est très
élevé. Néanmoins, c’est la clé d’une amélioration de l’état de nos cours d’eau !
255
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
256
Restauration : recréer la nature ? Ou l’adapter à nos besoins ?
257
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Rochard E., Béguer M., Gazeau C., Marchal J., Ombredane D., Baglinière J.-L., Pellegrini P.,
2006. Identification écoanthropologique d’espèces migratrices, emblématiques de la
reconquête d’un milieu fortement anthropisé : la Seine. Cemagref, Rennes Agrocampus
et Muséum national d’histoire naturelle. Rapport pour le Programme Seine-Aval. Étude
Cemagref no 104, 86 p.
Sirost O. (coord.), Melin H., Gilles S., Lecoeur M., Bouillon D., 2012a. Les enfants du
fleuve. Paysages vécus et paysages perçus dans l’estuaire de la Seine. Projet Seine-Aval 4,
223 p.
Sirost O., Féménias D., 2012b. Les usages récréatifs de l’estuaire de la Seine. Projet Seine-
Aval 4, 131 p.
Van Looy K., Tormos T. et Souchon Y., 2014. Disentangling dam impacts in river net-
works. Ecological Indicators, 37, p. 10-20.
258
15
Les écologues sont friands d’observations à long terme car la reconstitution des
trajectoires temporelles et spatiales permet de mieux appréhender les détermi-
nants du fonctionnement et de la dynamique actuelle des systèmes écologiques.
Mais les suivis écologiques à long terme posent un certain nombre de problèmes.
• Des problèmes de financement récurrents, dans la mesure où les instituts de
recherche ne souhaitent pas s’engager sur des financements à long terme et que
la récolte de données de terrain coûte cher ! Pourtant, dans d’autres domaines
scientifiques (astronomie, géophysique, climat, etc.), de tels dispositifs existent
et sont financés… pourquoi une telle disparité ?
• Des problèmes méthodologiques liés à l’échantillonnage (méthodes, fré-
quences, spatialisation, etc.) et à la représentativité des observations réalisées.
Tous les ichtyologues savent, par exemple, que la manière de pêcher n’est pas
facilement codifiable, et que les engins de pêche sont très sélectifs par rapport
aux peuplements en place.
• Des problèmes d’exploitation des données car l’interprétation des change-
ments observés nécessite de pouvoir les confronter aux changements de l’en-
vironnement, ce qui suppose de posséder les informations ad hoc concernant
l’ensemble de l’hydrosystème. En outre, cela nécessite des analyses multicritères,
pour essayer de démêler les influences réciproques des principaux paramètres…
259
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
ce qui est souvent très difficile ! Sans compter que la mise en évidence de corré-
lations ne signifie pas nécessairement qu’il y a relation de cause à effet…
• Des problèmes théoriques : qu’attend-t-on de ces suivis ? Surtout ne pas ima-
giner qu’après quelques décennies, si les conditions de l’environnement s’amé-
liorent, on va retrouver une situation historique. On ne travaille pas sur des
systèmes à l’équilibre mais sur des systèmes qui évoluent. L’expérience montre
qu’il n’y a pas de retour en arrière dans ce domaine. On peut néanmoins espérer
avoir les éléments permettant d’anticiper, à moyen terme, la trajectoire du sys-
tème écologique actuel, et tenter de l’infléchir si on le juge nécessaire.
En réalité, faire du suivi à long terme est tout sauf trivial. On comprend pour-
quoi, dans ces conditions, nous possédons peu de longues séries de données
d’observations sur les systèmes d’eau courante. Par chance, si l’on peut dire,
certains suivis à long terme ont été réalisés dans le cadre de mesures réglemen-
taires concernant l’impact des aménagements sur les systèmes fluviaux. Ainsi,
le suivi de l’impact des centrales nucléaires établies près des fleuves a constitué
pour les hydrobiologistes français une source importante de données, qui ont
été exploitées également dans le cadre des recherches sur les conséquences du
changement climatique.
Les débits des cours d’eau, leur régime saisonnier, sont fortement condition-
nés par les régimes climatiques et les précipitations. Depuis quelques années,
la perspective des changements climatiques a suscité beaucoup d’intérêt et de
discours, souvent spéculatifs car nous ne disposons que d’un nombre limité
d’informations au regard de la complexité des processus impliqués. Il est donc
bien prétentieux de vouloir faire des prévisions dans ce domaine, compte tenu
des nombreuses incertitudes. Néanmoins, on ne peut s’en désintéresser car la
société demande d’anticiper les conséquences des changements annoncés.
Une augmentation de 1 °C de la température moyenne de l’air peut entraîner un
accroissement d’environ 6 à 7 % du réservoir de vapeur atmosphérique23. On
doit donc s’attendre, à l’échelle du globe, à une augmentation des précipitations.
Dans les régions de basse latitude, les modèles de circulation générale (MCG)
simulent une augmentation des pluies en zone équatoriale, et une tendance à la
diminution des pluies dans les régions subtropicales, là où se situent les steppes
et les déserts. Dans certaines régions de moyenne latitude, telles que la zone
méditerranéenne, les précipitations diminueraient aussi, alors que vers les plus
260
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
261
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
bassins ayant été modifiés au cours des siècles derniers (occupation des sols,
utilisation de l’eau pour l’industrie ou l’irrigation), on ne peut exclure le rôle
de ces facteurs dans une éventuelle évolution des débits. On observe cependant
quelques tendances cohérentes au niveau régional : légère aggravation des crues
dans le nord-est de la France ; des étiages un peu plus sévères dans les Pyrénées
alors qu’ils le sont moins dans les Alpes (Gresillon et al., 2007).
En matière de prospective, quelques travaux ont essayé d’évaluer les change-
ments possibles. Selon Boe (2007), à la fin du xxie siècle, les précipitations dimi-
nueraient sur les régions du sud de l’Europe (diminution inférieure à – 25 % en
été) et augmenteraient au nord de l’Europe (augmentation supérieure à + 25 %
en hiver). La France est située dans la zone de transition, avec de fortes incerti-
tudes sur le signe des changements prévus… Sur le bassin versant du Rhône, en
cas de fort recul ou de disparition des glaciers et de la composante nivale dans
les écoulements, il y aurait une forte diminution des débits estivaux car la fonte
estivale des glaciers alimente les débits dans les périodes particulièrement sèches.
Des travaux réalisés dans le cadre du plan Bleu (Milano, 2010 ; Nicholls et
al., 2011) ont cherché à évaluer l’impact des changements climatiques sur les
débits de quatre grands fleuves méditerranéens, aux horizons 2050 et 2100. Les
écoulements du Rhône pourraient baisser de 15 à 30 % en moyenne, et de 30
à 40 % en été, les étiages s’étalant plus longtemps (un mois environ). Les débits
ne devraient pas être affectés en hiver.
Le projet Explore 2070 (Chauveau et al., 2013) a également cherché à éva-
luer les impacts possibles des changements climatiques sur les eaux de surface à
l’horizon 2046-2065 par rapport à un état de référence 1961-1990 en France
métropolitaine et sur les départements d’outre-mer. Cette étude a comparé plu-
sieurs modèles climatiques et hydrologiques. En métropole, on note :
• une augmentation possible des températures moyennes annuelles de l’air de
l’ordre de + 1,4 °C à + 3°C ;
• une évolution incertaine des précipitations, la plupart des modèles s’accordant
cependant sur une tendance à la baisse des précipitations en été sur l’ensemble
de la métropole ;
• une diminution significative globale des débits moyens annuels à l’échelle du
territoire, de l’ordre de 10 % à 40 %, particulièrement prononcée sur les bassins
Seine-Normandie et Adour-Garonne ;
• pour une grande majorité des cours d’eau, une baisse prononcée des débits
d’étiage ;
• des évolutions plus hétérogènes et globalement moins importantes sur les
crues.
La perspective d’étiages plus sévères pose la question assez peu abordée des sou-
tiens d’étiage. En effet, la sécheresse de 2003 a montré que les conséquences
d’étiages sévères pouvaient être importantes pour la faune, avec des effets à long
262
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
Nos cours d’eau européens ont été fortement aménagés pour la navigation et
pour lutter contre les inondations. Une modification majeure a été de couper
les fleuves de leurs plaines d’inondation, ce qui modifie considérablement leur
fonctionnement. Même si on redécouvre l’intérêt des zones d’expansion des
crues, il y a peu de chances que la disponibilité du foncier permette de recréer
les vastes zones inondables d’autrefois.
Un autre impact tout aussi important a été la fragmentation des cours d’eau par
des barrages. La politique affichée de reconquête de la continuité longitudinale
va dans le sens de l’arasement de certains d’entre eux. Néanmoins, les citoyens
263
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
ne sont pas tous favorables à la suppression des retenues qui ont permis locale-
ment une valorisation économique via les loisirs et le tourisme. Les candidats à
l’arasement sont en réalité peu nombreux en dehors des seuils à l’abandon.
Quant aux grands barrages, fers de lance de l’énergie hydraulique réputée verte, il
y a peu de chances qu’on envisage de les araser sauf si, localement, pour des raisons
économiques ou de sécurité (car les barrages vieillissent, eux aussi…), leur des-
truction est nécessaire. Il faudra continuer à les vidanger régulièrement, avec les
conséquences que cela entraîne sur l’écologie des espèces en amont et en aval (flux
de sédiments lors des chasses, effet thermique, etc.). Ils continueront également
à réduire les flux de sédiments aux zones côtières, dont l’érosion se poursuivra.
Bien évidemment, le transit des éléments dissous et des sédiments dépend aussi
des régimes hydrologiques et des débits, et donc de l’évolution du climat. La
remontée du niveau de la mer peut agir également sur le profil en long des fleuves :
le niveau de base remontant, ils pourraient alluvionner en certains endroits.
264
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
L’amélioration de la qualité de l’eau est la condition sine qua non à tout projet
de restauration des cours d’eau. Si les eaux sont par trop polluées, la restauration
des habitats n’aura pas l’effet escompté. Si la qualité de l’eau de nos rivières est
loin d’être parfaite, il y a eu néanmoins des progrès significatifs depuis quelques
décennies. On a souligné des améliorations dans le traitement des eaux usées,
qui se traduisent en particulier par une diminution significative des apports en
phosphore. Mais d’autres polluants sont également en diminution.
265
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
avec parfois des niveaux préoccupants. Cet herbicide non sélectif d’usage très
courant est employé en zones agricoles pour tous les types de culture et en zones
non agricoles par les collectivités et les particuliers.
Le plan Écophyto qui a été lancé après le Grenelle de l’environnement n’a pas
donné de résultats à la hauteur des espérances… Mais on avait mis la barre un
peu haut. Il faut poursuivre dans cette voie avec un nouveau plan, certes moins
ambitieux, mais qui peut contribuer à une réduction substantielle des pollutions
phytosanitaires.
266
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
• du mercure et de ses composés, très largement présents dans la chair des pois-
sons d’eau douce ;
• des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dont l’origine est majo-
ritairement diffuse et atmosphérique (combustion des matières fossiles pour la
production d’énergie, chauffage, transports…) ;
• des composés du tributylétain, agents biocides utilisés pour le traitement du
papier, du bois et des textiles industriels et d’ameublement ou dans des peintures
pour coques de navires ;
• de certains composés perfluorés, en particulier les PFOS, utilisés, d’après l’Anses
(2011), dans plus de 200 applications industrielles et domestiques (imperméa-
bilisation de textiles, cuir et emballages, mousses anti-incendie, industrie élec-
tronique, synthèse de polymères fluorés) ;
• des dioxines et composés de type dioxine formés lors de combustions incom-
plètes de divers dérivés aromatiques chlorés, notamment l’incinération de
déchets, qu’ils soient ménagers ou industriels ;
• des PCB de type dioxine (PCB-DL) ;
• de l’heptachlore, insecticide organochloré dont la production, la mise sur le
marché et l’utilisation sont maintenant complétement prohibées dans l’Union
européenne depuis 2004.
Le caractère ubiquiste de ces substances est très bien illustré par le bilan de l’état
de contamination des bassins Rhône-Méditerranée et Corse (agence RMC,
2013) ou le bilan national produit en 2011 par le Commissariat général du
développement durable (Dubois et Lacouture, 2011) :
• 99 % des sites de surveillance sont contaminés par les hydrocarbures aroma-
tiques polycycliques (HAP). À titre de comparaison, les niveaux de concentra-
tion du fluoranthène dans les sédiments du Doubs et de trois de ses affluents
dépassent les concentrations rencontrées dans le bouchon vaseux de l’estuaire de
la Seine, et sont de 2 000 à 4 000 fois supérieures aux concentrations considérées
comme sans effet sur l’environnement ;
• les polychlorobiphényls (PCB) sont présents dans la moitié des sédiments des
sites de surveillance en RMC, mais les niveaux ne sont pas élevés, en général.
Ces composés, très toxiques pour l’environnement et dangereux pour la santé
humaine, sont interdits de vente et d’utilisation en France depuis 1987. Pour
autant, ils sont toujours présents dans l’environnement, alors que leurs émis-
sions ont été stoppées, car ils sont très stables et donc persistants. Néanmoins,
on a constaté que les flux de PCB dans les matières en suspension charriées par le
Rhône à Arles ont très fortement diminué au cours des trente dernières années ;
• l’étude de la contamination des poissons d’eau douce par les contaminants
persistants que sont les PCB, PBDE (polybromodiphényléthers), PFC (per-
fluorocarbure) et métaux, réalisée en 2008-2010 par Babut et al. (2011) sur le
bassin Rhône-Méditerranée, a mis en évidence une contamination généralisée
267
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
des poissons par les retardateurs de flamme PBDE. Plus de 40 % des analyses
effectuées entre 2007 et 2009 au niveau national présentent des PBDE (Dubois
et Lacouture, 2011), pour l’essentiel dans les sédiments.
Ces contaminations à caractère ubiquiste sont le reflet d’une empreinte anthro-
pique globale sur l’environnement, au travers des multiples vecteurs de pollution
des eaux : voie atmosphérique, lessivage des sols et surfaces imperméabilisées,
héritages de pollutions passées, stockées dans les sédiments pour des polluants
persistants, fond géochimique naturel dont les apports peuvent être aggravés par
l’action de l’homme. Il est donc difficile d’identifier précisément les sources et
de quantifier les flux. Constater la présence de ces substances ne suffit pas pour
diagnostiquer une pollution et envisager une action. On peut s’imaginer que
la lutte contre la pollution sera longue… Quoi qu’il en soit, quelques priorités
peuvent être dégagées :
• mieux lutter contre les foyers de contamination connus ;
• mieux traiter les rejets domestiques très diversifiés via les eaux usées et les
déversoirs d’orage pour les systèmes urbains ;
• rechercher et traiter les sources ignorées des pollutions héritées du passé (sédi-
ments ou sols contaminés), souvent d’origine industrielle, et le « stockage » de
contaminants dans les sédiments potentiellement remobilisables lors de crues,
de tempêtes ou de travaux.
L’eutrophisation
Parmi les problèmes liés à la qualité de l’eau des fleuves, il y a l’existence de
périodes d’anoxie, résultant d’une trop grande quantité de matières organiques
en décomposition provenant en grande partie de rejets urbains ou industriels.
Ces périodes d’anoxie ont généralement lieu en été et se manifestent notamment
par des mortalités de poissons. Mais, bien évidemment, les invertébrés sont éga-
lement affectés. La modernisation et l’extension des stations d’épuration ont
réduit de manière significative les apports en matière organique dans les cours
d’eau. Une question reste en suspens : les apports massifs d’eau polluée dans
les cours d’eau suite aux orages ou aux pluies diluviennes. Des efforts sont en
268
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
cours pour pallier à ces problèmes. Dans le cas de l’estuaire de la Seine, l’ana-
lyse des mesures d’oxygène montre une diminution très significative de la zone
déficitaire en oxygène dans l’estuaire depuis les années 1956. Cette régression
se manifeste par la moindre amplitude spatiale et la durée plus faible du phéno-
mène. Elle est le résultat des efforts de traitement des effluents et de contrôle des
rejets, aussi bien dans les industries que dans les stations d’épurations urbaines.
Globalement, selon une étude statistique publiée par le Medde24, portant sur
l’état des cours d’eau métropolitains en 2011, la demande biochimique en oxy-
gène, indicateur de la quantité de matières organiques biodégradables présentes
dans l’eau, a diminué de près de moitié depuis 1998, ce qui est le résultat de
meilleures performances obtenues par les stations d’épuration.
L’ammonium, autre paramètre caractéristique de l’efficacité des traitements épu-
ratoires, confirme lui aussi une nette tendance à la baisse (– 59 %). De même, les
orthophosphates diminuent de 43 % sur la même période, sous l’effet conjugué
d’une réduction sensible des apports agricoles, d’une amélioration de la perfor-
mance des stations urbaines et de la réduction des lessives au phosphore.
L’évolution des teneurs en nitrates est contrastée suivant les bassins. La tendance
à l’augmentation se poursuit dans certains bassins aux teneurs en nitrates faibles
ou, au contraire, dans d’autres bassins aux concentrations déjà élevées, comme
les bassins de la Seine et de l’amont du Rhône. L’amélioration se confirme pour
les bassins fortement agricoles dans l’Ouest, où l’utilisation d’intrants azotés a
diminué.
La mise en place de la nitrification sur la station d’épuration Seine-Aval en 2007
a été décisive pour l’amélioration de la qualité de la Seine et de son estuaire
(ammonium, mais aussi oxygène dissous). Avec la mise en place, plus récente, de
la dénitrification, l’« azote des villes » ne représente plus aujourd’hui que 25 %
des apports azotés de la Seine à la mer (agence Seine-Normandie, 2013). Par
contre, les éventuels progrès réalisés en agriculture dans la gestion de la fertilisa-
tion semblent être effacés par l’augmentation des surfaces en grandes cultures à
haut rendement et la diminution des surfaces en prairies. La pression potentielle
en azote d’origine agricole reste donc forte sur le bassin et les concentrations en
nitrates des eaux superficielles continuent d’augmenter.
Sur la Seine, le risque d’eutrophisation a cependant beaucoup régressé. Sur les
1 119 stations suivies en eau douce, seules 26 dépassent les niveaux considérés
comme problématiques en termes de prolifération végétale. Et sur le littoral, les
épisodes de prolifération d’algues ont diminué (Asen, 2013), contrairement à la
Bretagne…
24. http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/indicateurs-indices/f/1965/1115/
evolution-qualite-physico-chimique-cours-deau.html (consulté le 23/11/2015).
269
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
La maîtrise des eaux pluviales est devenue un enjeu pour de nombreuses collec-
tivités. Car, s’il est relativement facile de prévoir les volumes d’eaux usées domes-
tiques rejetés dans les réseaux d’assainissement, il en va différemment en ce qui
concerne les eaux pluviales, du fait des variations brutales de débit qui peuvent
provoquer des déversements d’eaux usées dans les cours d’eaux. L’augmentation
de l’imperméabilisation des villes, en particulier, peut renforcer ces phénomènes.
Les collectivités avaient jusqu’ici l’habitude de collecter l’eau de pluie dans les
mêmes égouts que les eaux usées (réseaux d’assainissement dits unitaires) et de
la renvoyer à la station de traitement des eaux usées, ou de la rejeter directement
au milieu récepteur, avec évidemment les matières organiques et les polluants
dont les eaux se sont chargées en ruisselant sur les terrains imperméabilisés. Ces
eaux d’orages, en apportant brutalement des quantités importantes de matière
organique dans les cours d’eau, sont souvent à l’origine d’une crise anoxique due
à la décomposition de la matière organique, dont les manifestations concrètes
visibles sont des mortalités de poissons.
On assiste néanmoins à quelques changements de pratiques encore timides
avec l’application de techniques dites alternatives (noues, puits d’infiltration,
structures réservoirs, toitures stockantes…) qui présentent plusieurs avantages :
réduire, et éventuellement réguler, les apports d’eau dans les réseaux et à la station
de traitement des eaux usées ; permettre aux eaux de pluies de ne pas se charger
en polluants en s’infiltrant rapidement, contribuant ainsi à recharger les nappes.
Il existe peu d’études de long terme sur la dynamique des communautés ben-
thiques. Celles qui existent mettent néanmoins en évidence une dérive temporelle
des communautés d’invertébrés, attribuée parfois aux changements climatiques,
mais dont la cause est probablement plus complexe, et qui se traduit par la dimi-
nution progressive du nombre de taxa sensibles, rhéophiles et sténothermes, au
profit de taxa généralistes, limnophiles et eurythermes25 (Daufresne et al. 2004).
25. Les espèces rhéophiles sont celles qui vivent dans les eaux courantes alors que les espèces
limnophiles préfèrent les eaux stagnantes. Les espèces sténothermes ne vivent que dans des milieux
présentant de faibles variations de température, alors que les eurythermes supportent des variations
de grande amplitude.
270
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
271
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
272
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
liaison avec l’arrivée de nouvelles espèces. Le suivi, depuis le début des années
1980, montre une diminution régulière et marquée des populations de crustacés
autochtones depuis une dizaine d’années, en particulier des aselles, alors que
plusieurs espèces de crustacés invasifs sont progressivement apparues.
Une première vague de crustacés invasifs (Gammarus tigrinus, Dikerogammarus
villosus) a été observée durant les années 1990 sur le Rhône moyen, principalement
en relation avec le développement des liaisons fluviales inter-bassins (ouverture
du canal entre le Danube et le Rhin, par exemple). Ces colonisations ont pu être
favorisées par d’importants épisodes hydrologiques. La période de canicule et post-
caniculaire du début des années 2000 se traduit par l’apparition d’une seconde
vague d’espèces exotiques invasives (Atyaephira desmarestii, Hemimysis anomala,
Chelicorophium curvispinum) et l’installation durable des premiers arrivants.
273
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
274
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
Ces résultats sont exploratoires et ne sont issus que d’un seul modèle climatique,
on ne peut donc pas se prononcer sur leur robustesse. Néanmoins, ils permettent
de mesurer l’amplitude possible des changements concernant la distribution des
espèces sous forçage climatique, et montrent que le retour à des états antérieurs
ne peut manifestement pas être un objectif en matière de restauration. Ainsi,
pour le scénario A2 du Giec, et à l’horizon 2080, le nombre de bassins versants
favorables au saumon atlantique diminuerait (Rochard et Lasalle, 2010). En
particulier, le bassin versant de la Garonne ne lui serait plus favorable. Mais
pour le scénario B1 du Giec, le plus favorable, le saumon se maintiendrait dans
la Garonne et dans la plupart des fleuves bretons. Les investissements en vue
de sauvegarder une espèce donnée doivent bénéficier des éléments disponibles
sur la viabilité à terme des populations de cette espèce dans le bassin concerné.
Sinon, c’est du temps et de l’argent gâchés.
275
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Un peu de prospective ?
276
Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
277
QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Le scénario « le local » (4) n’apparaît pas globalement comme très positif pour
les écosystèmes aquatiques en raison des choix très différents de politique de
l’eau réalisés par les territoires en fonction de leur histoire et de leur structure
économique. Le manque de coordination politique entre eux est une contrainte
supplémentaire. Ainsi, il est apparu difficile de passer en moins de vingt ans (à
l’horizon 2030) du modèle jacobin français, malgré la succession des politiques
de décentralisation menées depuis quarante ans, à un modèle de type plus fédé-
ral. Ce scénario pâtit de l’hétérogénéité des politiques locales, malgré les choix
exemplaires de certaines régions, et présente de forts risques de conflits.
Seuls les scénarios « techno-garden, anthropisation » (3) et « le choix des techno-
logies douces » (5) permettent une réduction importante, tant des prélèvements
que des pollutions, et tous deux ont une préoccupation de continuité écologique.
La continuité écologique est cependant mieux assurée dans le scénario 5 que dans
le scénario 3. Elle est alors le point le plus difficile à améliorer, les prélèvements
et la pollution diminuant déjà pour certains usages. Néanmoins, la construction
de ces deux scénarios a montré la difficulté à conjuguer les objectifs environne-
mentaux énergie-climat du développement durable des territoires et les objectifs
« eau ». Au-delà de l’hydro-électricité et de la culture de biomasse (qui requiert
toujours de l’eau), qui peuvent servir les objectifs d’énergie moins carbonée mais
qui affectent le bon état des eaux, la densification urbaine pour une moindre
consommation énergétique contraint l’espace nécessaire aux variations hydrolo-
giques des cours d’eau en ville. La navigation, mode de transport longue distance
qui consomme le moins d’énergie à la tonne transportée, oblige à aménager les
cours d’eau et à rompre la continuité écologique. C’est pourquoi il s’est avéré
impossible de parfaitement concilier les objectifs climat-énergie et eau.
On notera aussi que ces deux scénarios (3 et 5) ont un coût économique ou fon-
cier important : le scénario 3 pour l’investissement massif dans les infrastructures
et la technologie, le scénario 5 pour le coût du foncier (espace nécessaire à l’eau
dans les villes et systèmes d’épuration lagunaires). Tous deux peuvent suggérer
également un coût social non négligeable : l’acceptabilité de l’artificialisation
dans le scénario 3 et l’acceptabilité de laisser la place à l’eau pour les riverains
actuels des cours d’eau dans le scénario 5. Enfin, l’impact de ces scénarios sur la
biodiversité, notamment les espèces emblématiques, montre qu’il est difficile de
conserver toutes les espèces dans leur habitat traditionnel, même dans les scéna-
rios les plus favorables à leur maintien, ne serait-ce qu’en raison du changement
climatique et de l’augmentation de la température de l’eau.
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Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
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Des changements en perspective ? Tendances, trajectoires, prospectives…
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Conclusions
Les poètes chantent depuis fort longtemps les lacs et les rivières, et l’image du
torrent impétueux ou du fleuve majestueux occupe toujours les esprits ! Les
citoyens, de manière plus pragmatique, ont su utiliser la force motrice du cours
d’eau et ses ressources biologiques. Les ingénieurs se sont évertués à bâtir des
ponts et des barrages résistant aux humeurs des fleuves, et les hydrologues à
réunir les données nécessaires au dimensionnement des ouvrages. Quant aux
écologues, il y a seulement quelques décennies qu’ils se sont intéressés à l’étude
des fleuves : jusque-là, en effet, ils trouvaient ces systèmes bien trop complexes !
En réalité, les différentes disciplines concernées par l’étude des fleuves se sont
longtemps ignorées. C’est avec beaucoup d’humour que le Canadien Hynes, dans
un discours prononcé en 1972 devant la Société internationale de limnologie,
rappelait que l’existence d’hydrologues, de pédologues et de forestiers fut une
véritable découverte pour les hydrobiologistes27. De fait, la compréhension du
fonctionnement écologique des systèmes fluviaux a beaucoup progressé à l’initia-
tive d’écologues qui s’étaient rendu compte que les cours d’eau sont des systèmes
dynamiques dans lesquels le régime hydrologique est le moteur du fonctionne-
ment. Ce dernier, combiné au cadre géomorphologique, va créer une grande
27. On utilise aussi le terme hydrobiologiste pour qualifier les écologues qui travaillent sur des
systèmes aquatiques continentaux.
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Conclusions
On manie actuellement des termes – que certains érigent en concepts – qui ont
parfois un intérêt pédagogique, mais qui sont le plus souvent mal définis. Si
l’expression « bon fonctionnement d’un écosystème » renvoie à une représen-
tation mentale de ce dernier, sa mise en application sur le terrain est beaucoup
plus compliquée, car il n’y a pas un fonctionnement idéal standardisé auquel se
référer. Il y a plusieurs types de fonctionnement possible d’un système fluvial au
cours de l’année, avec des contrastes très marqués. En réalité, on devrait se poser
la question du bon fonctionnement pour quoi ? Pour produire du poisson ? Ou
pour évacuer les eaux de pluie ? Ce n’est pas tout à fait la même chose !
Beaucoup de termes utilisés actuellement, dont celui de biodiversité, surfent
sur l’ambiguïté. Quand on parle de gain ou de perte de biodiversité, de quoi
parle-t-on ? Des poissons ou des bactéries ? Ou des habitats ? Ou de populations
génétiquement différenciées ? Ou de tout à la fois ? Généralement, on se garde
bien de le préciser car le terme est utilisé de manière incantatoire et la diversité
biologique est difficile à quantifier. Tout aménagement induit des changements,
et il y a nécessairement des gains et des pertes ! La question est de savoir si, à nos
yeux, ils sont jugés négatifs ou positifs… et par rapport à quoi ? Car les systèmes
modifiés restent des systèmes écologiques fonctionnels. Avec la création du lac
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
Les aménagements réalisés sur les cours d’eau ont répondu à deux grandes
préoccupations :
• les aménager de manière à pouvoir exploiter au mieux leurs potentialités.
Par exemple, construire un barrage sur un cours d’eau pour utiliser sa force
motrice, ou pour accroître la disponibilité en eau ;
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Conclusions
• minimiser les risques vis-à-vis des personnes et des biens. Par exemple,
construire des digues pour se protéger des crues, ou drainer les zones humides
pour éradiquer la malaria.
Dans ce contexte, les efforts des gestionnaires ont beaucoup porté sur la réduc-
tion de la variabilité, car on cherchait à stabiliser les moyens de production et à
éviter les excès. Chemin faisant, pour le transport et pour éviter les crues, on a
chenalisé et corseté les rivières, réduisant ainsi l’hétérogénéité.
Tous ces usages ont durablement marqué la physionomie des vallées et modifié
le régime et le débit des rivières ainsi que leur morphologie et, bien entendu,
les peuplements. Depuis quelques décennies, de nouveaux usages des cours
d’eau se font jour, qui viennent se surimposer aux précédents. Ils sont liés
au mode de vie de plus en plus urbain, et à un nouveau rapport à la nature
qui s’est développé dans nos pays. On re-nature ou re-paysage pour faire des
cours d’eau des lieux de loisirs et de détente. Chemin faisant, on recrée un peu
d’hétérogénéité des habitats, mais dans des limites imposées par la disponibi-
lité du foncier. Difficile de trouver assez de terres pour reconstituer des zones
inondables… Quant à la variabilité, elle nous vient surtout des aléas clima-
tiques car on ne peut se permettre d’exposer volontairement les populations à
des crues dévastatrices !
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QUELLES RIVIÈRES POUR DEMAIN ?
démarche a ses limites quand les phénomènes ne sont pas de nature mécaniste,
comme c’est le cas pour les systèmes écologiques. Alors il faut faire des scéna-
rios, c’est-à-dire se raconter des histoires plausibles, en anticipant, avec tous
les risques et incertitudes que cela comporte, aussi bien concernant l’avenir de
la politique agricole commune que le possible accroissement des événements
climatiques extrêmes.
Cet exercice de prospective est difficile, l’écologie prenant, en outre, conscience
que la quête d’un ordre de la nature qui fut longtemps son credo devient un
objectif de plus en plus difficile à atteindre. La remise en cause du paradigme
déterministe n’est pas une mince affaire, car nos modèles de gestion sont
essentiellement basés sur les notions d’équilibre. Mais c’est bien l’enjeu de la
recherche que de creuser de nouvelles pistes plutôt que de rester cantonnée dans
les tranchées du savoir académique.
Au-delà du discours théorique sur les fonctions et services écosystémiques, il
existe également beaucoup d’incertitudes sur les résultats attendus concrète-
ment des opérations de restauration. Une méta-analyse (Moreno-Mateos et
al., 2012) portant sur 621 projets de restauration ou création de zones humides
dans le monde montre que, dans de nombreux cas, la récupération est lente,
voire incomplète. Il faut laisser du temps aux systèmes réhabilités et, même
dans ces conditions, on ne maîtrise pas la trajectoire future des écosystèmes
restaurés, qui peut dépendre de facteurs de contrôle non maîtrisés, notamment
les facteurs sociétaux et climatiques (de Billy et al., 2015).
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Conclusions
ludiques. Ce n’est pas tout à fait la définition d’une nature vierge… Pourtant,
la gouvernance, qui est au cœur de la Directive européenne sur l’eau, se réduit
souvent à des enquêtes demandées aux sciences sociales sur le niveau d’accep-
tabilité par les citoyens de projets décidés dans d’autres sphères. Si beaucoup
pensent qu’il faut rechercher des compromis, et si les collègues des sciences
sociales nous proposent différentes approches, il n’en reste pas moins que les
exemples récents de Notre-Dame-des-Landes et de Sivens nous rappellent que
le dialogue a des limites !
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Édition : Sylvie Blanchard
Mise en pages et couverture : Paul Mounier-Piron
Achevé d’imprimer par CPI Firmin Didot
Dépot légal : février 2016
No d'impression : 133403
Les rivières ont été aménagées pour maîtriser les risques d’inondation,
améliorer la navigation, ou encore promouvoir les loisirs. Elles ont aussi
été polluées par nos déchets de toute sorte. Pourtant, elles interpellent
fortement notre imaginaire et attirent de nombreux citoyens, soucieux
de retrouver le contact avec la nature sur les rives de cours d’eau qui
ne sont plus des systèmes naturels, au sens strict du terme, mais des
systèmes patrimoniaux.
Au cours des siècles, certains usages ont disparu, d’autres sont nés,
avec diverses conséquences sur le fonctionnement des hydrosystèmes.
De nos jours, sans délaisser les fonctions économiques des cours d’eau,
les sociétés s’inquiètent de leur « bon état écologique » et de leur
devenir, dans la perspective du changement climatique. Cela doit nous
interroger sur les objectifs des opérations de restauration écologique.
Quelle sera leur pertinence dans quelques décennies ? Que cherche-t-on
à restaurer ? Quelles natures voulons-nous ?
L’histoire nous montre que nos relations aux rivières ont changé, et
ce livre en explore de multiples aspects. L’auteur, qui a pris part aux
programmes de recherches multidisciplinaires sur la dynamique des
systèmes fluviaux, initiés en France dans les années 1980, sait qu’il n’y a
ni « équilibre », ni retour en arrière possible. La gestion des rivières doit
donc s’inscrire dans une démarche prospective et adaptative pour tenter
de concilier le fonctionnement écologique et les attentes des sociétés.
36 €
ISBN : 978-2-7592-2424-1
Réf. : 02517
Éditions Cirad, Ifremer, Inra, Irstea
www.quae.com