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enferme une sublimité dont les anges doivent être jaloux. Un soir, il
y a deux mille ans, Jésus, tenant du pain entre ses doigts, a dit :
Ceci est mon Corps ; et ses disciples ont cru à sa parole, ils ont fait
ce qu’il avait fait, ils le feront jusqu’à la fin des siècles et, avec eux,
tous ceux qui croiront en lui. Le voilà, le règne du Verbe où la parole
accomplit tout ! Dans le miracle de la transsubstantiation, les
apparences, infimes et passives, subsistent seulement pour que la
foi ait lieu d’agir et que les sens ne soient point déçus. Sous elles
pourtant s’abrègent l’univers, la terre et le froment, le soleil
nourricier, la chair et le sang de l’homme ; et, par la substance du
Fils, la créature finie consomme son union avec l’Infini en trois
personnes.
Il est trop vrai de dire que l’éternité n’épuisera pas la
contemplation d’un tel mystère. En même temps, quoi de plus
simple, de plus accessible aux simples ! Je me souviens d’un mot dit
par une femme de pêcheur, aux Sables-d’Olonne, à une voisine dont
les vilenies l’exaspéraient :
« Allez ! Vous me le payeriez cher si, ce matin, je n’avais pas
mangé mon Dieu. »
Manger son Dieu ! Personne autre que les catholiques n’a jamais
osé se servir de cette prodigieuse expression. Mais, surtout, qu’on
songe à ce qu’y mettait la pauvre femme et qu’on essaye d’évaluer
quelle somme de charité humble, de miséricorde, de pureté, de
patience, de paix entre dans le monde par l’Eucharistie.
Lorsque les délégués de la catholicité s’assemblent pour adorer
et méditer le Sacrement saint entre tous, l’effet qu’il produit en eux
est de leur communiquer, autant qu’ils peuvent la recevoir, son unité
surnaturelle ; il fait d’eux comme des grains de blé moulus et pétris
qui deviennent un seul pain. S’ils se séparent ensuite, la force d’une
cohésion mystique persiste dans leur vie, se propage autour d’eux.
Dieu seul mesure l’efficacité qu’ont eue et auront, en des pays où,
depuis des siècles, la Présence réelle était officiellement niée, des
spectacles tels que ceux de Westminster et de Cologne, ces
processions immenses qui figuraient la continuité de la véritable
Église, son pèlerinage militant et triomphant, conduit du Golgotha au
jugement dernier.
Lille peut se glorifier d’avoir été la première ville choisie pour un
grand Congrès eucharistique. C’était en 1881 : trois cents prêtres et
laïques s’y étaient groupés ; quatre mille hommes prirent part à la
cérémonie de clôture. Ce commencement, comparé à ce que furent
les récents Congrès, fait penser au grain de senevé croissant en un
arbre où les oiseaux du ciel bâtissent leur nid.
Le choix de Lourdes, cette année, a une signification
magnifique : il atteste une reprise solennelle de la terre de France
par Jésus-Christ Roi et par Marie. Lourdes est pour les catholiques
un fief inexpugnable ; le Sauveur est là, si l’on peut dire, chez lui
plus qu’en nul autre lieu ; il circule parmi les foules qui l’acclament,
et sa présence est tellement sensible que jamais il ne passe sans
guérir des infirmes ou délivrer des âmes souffrantes.
Les apparitions de Lourdes ne sont qu’une révélation anticipée,
imparfaite du paradis. Quand on lit les récits de Bernadette et des
témoins immédiats [111] , on éprouve quelque chose de ce
rafraîchissement qu’au sortir du purgatoire doivent connaître les
sanctifiés.
[111] Ils sont bien transcrits dans le livre limpide et
fervent de M. Reynès-Monlaur, la Vision de Bernadette.

Je ne crois point qu’il y ait dans l’histoire du christianisme une


série de phénomènes comparables aux dix-huit apparitions, à ces
conversations, devant une foule, entre une petite fille agenouillée et
la Dame qu’on ne voyait pas, mais dont le visage se réverbérait sur
le sien, à qui elle répondait, selon les volontés de qui elle agissait ; et
la source irrécusable afflua pour témoigner elle-même que
Bernadette avait vu. Cela se passait en 1858, alors que Renan,
maître des esprits, prétendait avoir exclu, sans retour, des faits le
surnaturel. Quelle compassion démesurée dans cette insistance de
Marie à s’affirmer existante !
Mais, bien qu’elle ait à Lourdes redit trois fois le mot : Pénitence !
elle ne s’y révèle pas, comme à la Salette, la Mère douloureuse,
transfixée par les sept glaives et prédisant à ses fils ingrats les
dernières épouvantes. Quand elle se montre à Bernadette, elle sourit
et, tandis que l’enfant récite son chapelet, elle prononce avec elle :
Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit. Ce sourire de
l’Immaculée, cet hosanna réitéré à la Trinité sainte, n’est-ce point le
paradis vermeil, celui qui descendait sur la figure de Bernadette,
« transparente comme si de la lumière passait au travers ? » Et,
racontait la voyante, la Dame souriait aussi en regardant les autres
petites filles qui étaient là, les hommes et les femmes, toute
l’humanité pécheresse. Or, le regard de Marie sur nous, c’est celui
même du Fils de Dieu resplendissant en elle, l’éblouissement de
l’éternelle Hostie réfléchi sur celle qui n’a jamais péché.
Ainsi, Lourdes est bien l’endroit de la terre où il nous convient le
mieux de célébrer les merveilles du Saint Sacrement. Ainsi, nous
tissons à notre siècle un manteau d’une pourpre radieuse, où sera
mêlé, souhaitons-le, le rouge de notre sang [112] , mais qui porte
déjà la couleur du Sang de Jésus-Christ. Quand bien même son
avenir serait lourd de calamités et d’ignominies, il aura eu l’ineffable
privilège d’être le siècle eucharistique.
[112] Ces pages furent écrites en Juin 1914 ; elles
parurent le 12 Juillet dans La Semaine littéraire.
LA JOIE CHRÉTIENNE

Certains mots portent, dans l’unité simple de leur forme, un signe


d’absolu. Est-ce hasard si notre langue et d’autres font tenir en une
syllabe le nom qui surpasse tout nom : Dieu ? Le terme joie semble
élémentaire comme le feu, quand la flamme, droite et vive, surgit
des sarments prêts à flamber.
S’il fallait définir la joie, nous dirions que c’est un accroissement
d’essor vital par l’espérance ou la possession d’un bien. L’arbre qui
monte le plus haut qu’il peut, hors du taillis, vers le soleil, reçoit en
ses fibres un sourd bien-être, tandis que ses feuilles boivent dans
l’azur, à la source ardente. J’ai vu, en mer, sur le pont d’un bateau,
des poulains hennir de contentement au premier rayon de l’aurore
qui touchait leurs yeux. Un chien bondit à son écuelle pleine, comme
s’il conquérait pour la première fois la vie.
La joie des enfants est semblable à celle des jeunes animaux,
naïve, impétueuse et totale. Elle imite d’autre part celle des Anges et
des élus parce qu’ils savent atteindre dans les plus humbles délices
la présence du parfait. Ils désignent du doigt, en questionnant, le
mystère des origines ; ils ont la paix des simples, la paix avec les
créatures et avec Dieu ; ils s’élèvent aisément à l’évidence de son
Être ; et lui-même nous a prévenus que nous n’entrerions pas dans
son Royaume, si notre âme n’était pareille à leur âme.
Mais, les enfants, déjà leur condition d’homme les éloigne du
Paradis. Ils naissent en souffrant et pour souffrir ; leur volonté
convoite au delà de ce qu’elle possède ; elle s’exaspère des
résistances ; elle est ramenée durement en deçà des bornes. La
candeur les quitte ; une loi de déchéance signifie durement à leur
faiblesse : « En toi, c’est le péché. »
Et, dès qu’ils ont grandi, la joie, même naturelle, leur est encore
moins concédée. Elle exige une victoire à gagner et à regagner sur
le trouble des appétits, sur les puissances de la mort. Ceux qui
jouissent d’elle combien sont-ils ? On peut trouver, dans l’histoire,
des siècles qui eurent de la gaîté ; un siècle joyeux est encore à
naître. L’homme moderne a sculpté, plus profondes, sur son visage,
les rides de la tristesse. Les romantiques s’en sont parés. « Sot et
vilain ornement » aurait dit Montaigne qui ne songeait, en épicurien
de Gascogne, qu’à se maintenir gaillard et dispos. Affaissement de la
vie spirituelle, débilité physique, frénésie et lassitude des sens,
inquiétude des cœurs isolés, nostalgie du perpétuel ailleurs,
perturbations nationales, pressentiments de catastrophes, dégoût et
désespoir, toutes les misères du siècle dernier devaient aboutir au
refrain d’Edgar Poë, Nevermore :

« Mon âme hors de cette ombre qui gît flottante sur le plancher
Ne s’élèvera jamais plus. » [113]
[113] Dernière strophe du Corbeau.

Au temps de Musset et de Baudelaire il eût semblé absurde


d’inscrire au front d’un livre le mot fulgurant ; joie. Zola, plus tard, l’a
osé dans un roman dont le titre a survécu. Mais l’ensemble de son
œuvre atteste impossible cette joie païenne de vivre qu’il s’essayait à
prêcher. La logique d’un matérialiste le courbe vers le non-espoir ;
d’une vie que des forces imbéciles ont faite pour l’exterminer sans
savoir pourquoi, il ne peut attendre que « des minutes heureuses » ;
et encore, de ces minutes-là saura-t-il éliminer l’amertume de songer
qu’elles finies, tout est fini ? S’il se console, c’est dans la fiction d’une
humanité future, libérée de la souffrance, fraternelle, pacifique et
juste. Il met au bout de l’horizon un Paradis terrestre sans Dieu.
Non, le culte des instincts naturels ne nous a pas redonné le sens
de la joie. La plupart des romans naturalistes se terminent
fatalement par un désastre.
L’espérance est un aimant dont la pointe n’est en repos que
tournée vers le ciel. L’Église seule a gardé le rythme de l’Alleluia. Elle
convertit en une fête quotidienne le cercle uniforme des jours. Tous
les matins, elle reprend l’éternelle réjouissance, le Sacrifice qui ouvre
la béatitude.
Ses liturgies honorent des couleurs triomphales, l’or, le blanc et le
rouge ; quant au noir, elle le met à la portion congrue. Les oraisons
des rites [114] , les litanies de la Bienheureuse Vierge et des Saints
détiennent des trésors de magnificences. Nulle exaltation n’est
comparable à la liesse d’une foule croyante, pressée dans une
cathédrale, entonnant le Credo, le Te Deum, le Magnificat. C’est pour
les sens et pour tout l’être, la synthèse des ivresses, la communion
dans la plénitude.
[114] Dans l’ordination des diacres, le Pontife, en les
revêtant de la dalmatique, dit à chacun : Induat te
Dominus vestimento laetitiae.

A cette jubilation extérieure correspond la paix des volontés.


Maintes fois je me suis dit que, même si tous les bonheurs terrestres
m’étaient refusés, personne ne me dépouillerait de cette allégresse :
le Verbe s’est fait chair et il habite parmi nous. La communion
matinale illumine les plus grises, les plus douloureuses journées d’un
chrétien. L’Évangile est par essence un message de joie.
Aussi les écrivains qui ont restitué à la pensée moderne la notion
d’espérance, le goût de la splendeur sont-ils des catholiques. Même
Léon Bloy, dans son Désespéré, a suspendu, par le récit d’une
grand’messe, les sombres et furieux déchirements de Marchenoir.
Verlaine, le pitoyable Verlaine, nota en des modes exquis la douceur
d’être catholique :

Va, mon âme, à l’espoir immense [115] …


[115] Sagesse.

Ceux qui surent et purent croire,…


Ceux-là, vers la joie infinie,
Sur la colline de Sion,
Monteront, d’une aile bénie,
Aux plis de son Assomption [116] .
[116] Sagesse. Voir aussi Liturgies intimes, le poème
intitulé : Vêpres rustiques.

Le Christ, en apparence, est venu apporter aux hommes de la


douleur plus que de la joie, le glaive plus que la paix, les épines de
sa couronne pour oreiller et les clous de sa Croix, pour qu’ils les
enfoncent dans leurs mains. Ses vrais disciples ont été, seront
toujours des martyrs. On concevrait mal un Saint dont la vie serait
exempte de souffrances singulières, sans des phases de sécheresse
désolée et le brisement de toutes les inclinations naturelles. La
nature et la Grâce s’opposent comme deux terribles adversaires ; ce
qui est donné à l’une amoindrit l’autre ; ce que l’une veut, l’autre le
déteste ; et, comme la nature ne s’anéantit pas, il faut qu’elle soit
tourmentée jusqu’à la mort. Dirons-nous pourtant des Saints qu’ils
ressemblent à ce curé de campagne dont Mme de Sévigné
s’amusait : « Il mange de la merluche en ce monde afin de manger
de la morue dans l’autre » ? La béatitude à venir reste la chose
inestimable, la perle unique. Pour l’avoir, vendre tout le reste, c’est
payer bien peu cher.
Et, dès ici-bas, l’espérance de la conquérir fait, seule, la joie qui
est. Les Saints, parce qu’ils souffrent, ont le don d’être joyeux. Ils le
tiennent de leur Maître qui souffrit dans la joie.
Un des rapports insondables de l’humain et du divin en la
personne de Notre-Seigneur Jésus, c’est qu’au moment où il
subissait les affres de l’agonie, alors qu’il se lamentait, crucifié et
impuissant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous
abandonné ? » il se voyait sublime à la droite de son Père ; il
percevait les fruits magnifiques de la Rédemption. Il était
ineffablement heureux ; et, en un sens, l’absolu de ses opprobres, de
son délaissement, de ses tortures, augmentait sa gloire divine, la
consommait.
Une simultanéité analogue, très imparfaite, se noue dans l’âme
des Saints. En même temps qu’ils pâtissent au delà des forces
humaines, ils sont comblés d’un bonheur supra-sensible. Car la joie
mystique n’est point la jouissance, mais la conformité dans l’amour
avec le souverain Bien. Elle est l’expansion de la charité parfaite.
Dans le plus affreux abandon, celui qui aime goûte la paix ; et, parce
qu’il est désolé sans perdre l’amour, il mérite d’incroyables délices, il
les acquiert par anticipation. Les ravissements des extatiques
succèdent volontiers à des épreuves où, sans une aide mystérieuse,
ils auraient succombé.
Rien de plus triste pour des yeux frivoles qu’une vie pénitente
comme celle d’un Rancé considérant qu’après ses désordres il n’avait
qu’une ressource : « se revêtir d’un sac et d’un cilice en repassant
ses jours dans l’amertume de son cœur. » Eh bien ! Rancé acceptait,
comme un viatique de consolation, même les rigueurs qui le
frappaient par les mains d’hommes injustes :
« Ma profession veut que je me regarde comme un vase brisé qui
n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds ; et, dans la vérité, si les
hommes me prennent par des endroits où je ne suis pas tel qu’ils
me croient, il y a en moi des iniquités qui ne sont connues de
personne et sur lesquelles on ne dit mot ; de sorte que je ne puis ne
pas croire que les injustices qui me viennent du monde ne soient des
justices sécrètes et véritables de la part de Dieu… C’est la disposition
dans laquelle je suis et que je dois conserver d’autant plus que les
extrémités de ma vie sont proches : aux portes de l’éternité il n’y a
rien de plus puissant pour faire que Dieu me juge dans sa clémence
que d’être jugé des hommes sans pitié [117] . »
[117] Lettre au maréchal de Bellefonds écrite en
1678.

Des joies sont liées aux humiliations pénitentes, non le sursaut


d’orgueil qui pousserait un Saint à jouir d’être méprisé, mais le
contentement de savoir qu’une loi de justice est satisfaite par
l’iniquité de ses ennemis, et mieux encore, l’élan de l’obéissance
aimante, l’allégresse de continuer la bienheureuse Passion.
La félicité des Saints est d’un ordre paradoxal, transcendant ; elle
se fonde sur un renversement des valeurs communes ; ce qui est
souffrance pour les autres se tourne en bonheur pour eux. Mais
cette joie surnaturelle devient comme une seconde nature, si bien
qu’ils ne semblent plus pouvoir la perdre.
Dans le parloir d’un couvent je rendais un jour visite à une
religieuse, femme d’un grand cœur et qui montre, d’ordinaire sur
son visage, une sorte d’hilarité céleste. Elle venait, à l’instant,
d’apprendre la mort d’une personne qu’elle aimait ; elle arriva, les
yeux pleins de larmes ; mais le pli de ses lèvres restait souriant ; et
ce sourire illuminait ses pleurs.
J’ai revu naguère un fascinant François d’Assise sculpté en bois
brun par Alonso Cano, d’après quelque moine surpris dans une
extase. Cette figure, comme celle du Saint Paul d’Hugo Van der
Goës, concentre une double expression : regardée à droite, elle
évoque, sous le capuchon, un jeune Frère, de mine fruste et
radieuse, tendu vers la vision du Paradis prochain ; regardée à
gauche elle donne la présence même de la Béatitude ; les muscles
de la face sont caressés d’une flamme suave qui semble descendre
en eux ; la bouche entr’ouverte oublie de respirer ; un rayon invisible
attire en haut le regard embué d’ivresse. L’humain subsiste ; et
pourtant la transfiguration est plénière. L’âme s’est déjà comme
installée dans le ciel.
Je me souviens aussi d’un petit trappiste blondin à qui je
demandais : Êtes-vous heureux ? — « Oh ! oui, me répondit-il, trop
heureux. »
Ces ardeurs de joie ne sont-elles qu’une flambée de jeunesse ?
Ici, la nature tendrait à prévaloir. Le plus grave obstacle où
s’émousse la joie, ce ne sont pas les tentations ; c’est plutôt la
torpeur, la fatigue d’actes longtemps réitérés, la paresse d’un Moi qui
renonce à se libérer de lui-même. La joie requiert une souplesse
neuve de mouvements, des impressions fraîches. Seul, un puissant
amour répète sans ennui des paroles qu’use l’habitude. Le vieux
moine, quand il monte d’un pas lourd à la stalle où il reprendra son
office, le même depuis cinquante ans, sommeille quelquefois sur les
psaumes, non seulement parce qu’il est vieux, mais parce que les
psaumes n’ont pas changé.
Cependant, par le jeu de la Grâce, une loi supérieure intervient :
plus on a aimé, plus on aime. L’expérience consommée de l’oraison
affective vaut à l’ascète une plus ferme possession de la méthode
qui soutient le colloque avec l’inlassable Ami. La joie dans la prière
est un don ; elle est, à beaucoup d’égards, une science. Certains
hommes d’âge possèdent un cœur plus allègre que bien des jeunes ;
et ceux-là connaissent la perfection de la joie.
Ainsi donc, joie et sainteté sont synonymes. Nous le savions sans
doute avant que le R. P. Hostachy eût l’heureuse audace de mettre
sous leur signe les portraits de Saintes dont il nous offre la
quatrième série. Mais son ouvrage illustre par toute la richesse des
faits cette divine relation. Matière inépuisable, ample comme
l’univers des âmes. Les formes de la joie sainte varient
prodigieusement selon ses causes et ses objets, selon les caractères,
les milieux et les temps.
La joie d’une Claire d’Assise, parfaitement pauvre dès qu’elle a
secoué, comme la poussière de ses pieds, les biens de ce monde, ne
peut être pareille à celle d’une Mélanie la jeune, s’évertuant à
disperser entre les mains des pauvres une fortune si énorme qu’elle
n’en sait pas l’étendue.
La joie d’une Jeanne de Chantal, femme de France, raisonnable
et fine, héroïque avec réflexion, ne ressemble pas aux hyperboles
extatiques d’une Angèle de Foligno.
La joie dominicaine n’est pas la joie franciscaine ; l’une est plus
logicienne, dominatrice ; l’autre plus ingénue. La première considère
avec Dante — dont le Paradis est thomiste — que « la béatitude se
fonde d’abord sur l’acte de voir, puis sur l’acte d’aimer qui vient
après [118] ». La seconde inclinerait à aimer d’abord, puis à
comprendre parce qu’elle aime.
[118] Paradis, XXVIII, 37. Voir aussi l’opuscule attribué
à saint Thomas sur la béatitude et les conférences du R.
P. Janvier (Carême de 1903) sur le même sujet.
L’historien d’une sainte Catherine de Gênes définira en elle la joie
du repentir. Le biographe d’Eustochium, la très pure et charmante
amie de saint Jérôme, s’attachera aux joies de la virginité.
Le pieux auteur s’est gardé de tourner ses portraits en
méditations édifiantes ou en sèches études de sentiments. Comme
dans une Légende dorée, mais d’où seraient bannis les miracles
invraisemblables et les trop naïfs détails, il choisit les moments les
plus expressifs d’une destinée, ses parties dramatiques. Des
anecdotes, des extraits de lettres nous introduisent, de plain-pied,
près de saintes et de leur entourage.
Bien qu’il ait cru devoir associer à des figures lointaines quelques
mystiques plus modernes, Thérèse d’Avila, Marguerite-Marie, il a
compris que la nouveauté serait de ranimer surtout des chrétiens
des premiers siècles.
Revenir aux sources, c’est le grand attrait. Le commun des
lecteurs connaît fort mal l’Église du temps des Pères et se plairait à
la connaître.
Si l’on veut s’assimiler la pleine joie catholique, il semble
rationnel de la saisir en sa floraison native. Le Christianisme se
présentait comme la voie du bonheur. Au moyen âge, les épouvantes
du Jugement, l’ombre pénitentielle des cathédrales offusqueront
d’une anxiété cette candide espérance. Villon, dans sa Ballade
fameuse, fait dire à sa bonne femme de mère, devant les vitraux où
elle voit peints l’enfer et le paradis :

L’un me fait paour, l’autre joie et liesse…

La peur avant la joie, n’est-ce pas, en germe, l’effroi janséniste


vis-à-vis de l’éternité ?
Au siècle de saint Jérôme, et, plus encore, au temps des Apôtres,
la Parousie se révélait comme la grande fête promise aux Saints, la
gloire du Christ attendue, la soumission ultime des créatures au
Vainqueur de la mort.
Le Paradis était vu très simplement : dans un pacage, au milieu
des brebis, le bon Berger avec sa houlette ; ou, comme à Alexandrie,
sur la peinture murale rapportée de la crypte d’Abou-Girgeh, un
Saint en robe jaune, auréolé, parmi des fleurs vertes et roses, près
d’un poisson mystique, en face d’un homme et d’une femme debout
dans leur nudité d’innocence. Pour les persécuteurs et les impies la
menace du châtiment surgissait ; les fidèles n’envisageaient, après
les brèves tribulations et le feu purificateur [119] , que la joie sans fin.
[119] Sur le Purgatoire, on se rappelle, dans les Actes
des Saintes Perpétue et Félicité, la vision de Dinocrate
altéré.

La joie, ils l’embrassaient en ce monde comme la fille


authentique du Seigneur. Saint Grégoire de Nazianze écrivait, de son
exil, à la diaconesse Olympiade, qu’elle devait haïr la tristesse. La
mère du Saint, au bout d’une vie heureuse, mourut en extase devant
l’autel :
« De l’une de ses mains, elle tenait la Sainte Table ; et, en élevant
l’autre, elle semblait dire : « Christ, ô mon Roi, sois-moi propice. »
Grégoire lui-même, quand il se vit moribond, se fit habiller, pour
mourir, de vêtements blancs.
Lorsque Mélanie l’Ancienne, qui venait de perdre son mari,
enterra ses deux fils, elle ne versa aucune larme ; mais « prosternée
aux pieds du Christ, elle semblait lui sourire ».
Les joies surnaturelles laissaient vivre, en les transfigurant, celles
de la nature. Eustochium, un jour de fête, envoyait, en cadeau, à
son maître Jérôme, un panier de cerises, des colombes, « et
quelques-uns de ces bracelets d’honneur, armillae, que l’on donnait
aux plus vaillants soldats de la légion ».
Saint Paulin de Nole célébrait dans un poème les douceurs de
l’affection conjugale. Démétriade, à Carthage, le jour où elle reçut le
flammeum des vierges, consentit à mettre sa plus belle toilette ; et
cette prise de voile, dit saint Jérôme, jeta dans un délire
l’assistance ; il y eut là « comme une danse joyeuse et sacrée de tout
le peuple africain ».
Si les Saints fermaient une fenêtre sur les choses charnelles,
c’était pour faire entrer, par une autre, à plus large flot, la splendeur
du ciel. Saint Sébastien, avant son martyre, paraissait tout d’un coup
environné de lumière, sous un manteau blanc, et sept Anges se
tenaient debout devant lui. Saint Tiburce, marchant sur des
charbons ardents, disait : « Il me semble que je marche sur un lit de
roses. » La pauvreté, la mort, les supplices étaient épousés dans
l’ivresse.
Pourquoi cette joie primitive touche-t-elle notre cœur comme si
elle était nôtre ?
C’est qu’au fond notre sensibilité envahie par la mollesse païenne
est près de celle des païens convertis. Il nous faut des Saintes,
toutes en sourires, mêlées aux roses, comme la suave Thérèse de
l’Enfant-Jésus. Nous avons le pressentiment de cataclysmes
possibles, de temps plus cruels que ceux où saint Jérôme pleurait
sur Rome détruite. Les Barbares sont à nos portes ; ils règnent déjà
chez nous. Pour surmonter l’horreur des ruines, on aura besoin de
joies débordantes. L’art chrétien de l’avenir sera fait d’allégresse et
de clarté ; des basiliques semblables à Fourvières, des hymnes tels
qu’en chantait la jeune chrétienté de l’âge d’or. Plus le monde
avancera vers son terme, plus l’Église sera le dernier refuge de la
joie. Car c’est elle, la femme forte, à qui les Livres Saints promettent
qu’elle rira au dernier jour.
L’ESPRIT DE TRIOMPHE DANS L’ÉGLISE

Fait à l’image de l’Invincible, l’homme est né pour vaincre. Son


histoire a commencé par une défaite multipliée en d’innombrables
désastres. Mais, dès l’instant de la chute, la revanche était promise.
Sans la revanche, la chute serait même difficile à concevoir. La
femme à qui Dieu dit : « Tu écraseras la tête du serpent ; et il
guettera ton talon », ce n’était pas seulement l’Immaculée, la Mère
du Vainqueur ; la prophétie divine préfigurait l’Église, certaine
d’exterminer la Bête au terme des siècles, mais dont le talon reste
mordu, écorné par les crocs perfides, tant qu’une partie du genre
humain, soustraite à son corps, sinon à son âme, végète ou meurt
spirituellement.
La promesse messianique, l’attente de Celui qui aurait « l’empire
sur son épaule » devait être la force d’Israël jusqu’à l’avènement du
Christ et même ensuite. Pourtant la vérité de cette force a passé de
la synagogue en l’Église, depuis l’heure où le Maître, avant de quitter
les siens, leur laissa l’assurance :

Allez hardiment, j’ai vaincu le monde. [120]


[120] Ces pages étaient écrites lorsque a paru
l’Encyclique instituant la fête du Christ-Roi. Elles ne sont
que le commentaire anticipé de cet auguste document.

Parole inouïe, proférée à la veille d’une catastrophe, en


apparence, irrémédiable : Jésus sait qu’après trois années de
prédication, à trente-trois ans, il va mourir, cloué, comme un
misérable, sur une potence ; que ses disciples vont être dispersés,
désespérés ; que son œuvre naissante, si elle n’était divine, aurait
toutes les chances d’être anéantie. C’est alors qu’il se proclame
victorieux. Car, en consentant à descendre jusqu’au fond des
opprobres, jusqu’à la mort, il a rétabli dans sa dignité le vieil Adam
déchu. La défaite n’est plus possible parce que Dieu-homme a
consommé la défaite. Sa résurrection, en le démontrant Dieu,
signifiait pour l’humanité la certitude d’une vie bienheureuse et
immortelle.
Sans l’évidence de ce prodige, sans la promesse que le Seigneur,
à une date inconnue, reviendrait avec des légions d’Anges, dans la
splendeur du feu, et donnerait aux justes comme aux iniques la
rétribution dernière, la jeune Église aurait eu grande peine à soutenir
les persécutions, à pénétrer du ferment nouveau les masses
païennes, à surmonter les hérésies et les défaillances. Elle savait que
la grâce du Christ la porterait au delà de toutes les épreuves. L’esprit
de triomphe est surtout nécessaire au commencement des grandes
entreprises, ou dans des phases de lassitude, quand les énergies
sommeillent. A un degré magnifique, saint Paul le reçut et le
communiqua. Les tribulations présentes lui semblaient peu de chose
ou rien auprès « du poids de gloire » dont l’idée l’accablait. Il se
comparait volontiers au coureur tendu vers la couronne mise en
réserve pour sa victoire. Au bout du gémissement immense des
créatures il voyait « la révélation des enfants de Dieu ».
Cette révélation, l’Apocalypse de saint Jean la prophétise dans
son message d’allégresse, où les souffrances de l’Église sont figurées
comme la préparation de son triomphe. Mais les chrétiens des
premiers siècles espéraient communément que l’Évangile atteindrait
d’un élan rapide les extrémités de la terre ; que les signes
précurseurs étant accomplis, le retour du Christ glorieux ne se ferait
pas longtemps attendre.
Peu à peu, la suprématie tangible de la chrétienté apaisa
l’impatience mystique du Jugement. Le mot prêté à Julien l’Apostat :
« Tu as vaincu, Galiléen ! », atteste sous une forme légendaire la
fierté de la foi chrétienne sûre d’avoir réduit à l’impuissance le
paganisme en déroute. Sur le toit des basiliques la Croix se haussa
comme un trophée. Le bon Pasteur des catacombes devint le Christ
impérial qui siège en Juge sur les mosaïques des absides. Sa Mère
eut la majesté d’une Théotokos dont l’Enfant tient en sa petite main
le globe du monde ; elle eut la toute-puissance que l’art byzantin a
fixée avec une grandeur perdue dans la suite. Le moyen âge
pourtant sut l’imiter, lorsqu’il représentait Notre-Dame comme Reine
du ciel et Mère du Seigneur. Témoin le grand vitrail occidental de
Chartres, une des Vierges les plus triomphantes que l’on ait peintes
depuis les Vierges byzantines.
Les hymnes aussi célébrèrent la royauté du Christ sur le mode où
une armée victorieuse chanterait l’entrée de son chef dans les villes
conquises. Telle la prose carolingienne : Christus vincit, Christus
regnat, Christus imperat, presque terrible en sa rudesse comme si
elle voulait atterrer l’Ennemi.
Et les cathédrales s’érigèrent, vaisseaux de gloire qui encloront,
jusqu’à la fin des temps, la somme des splendeurs catholiques. Dans
un chœur prodigieux comme celui du Mans, sous le triple étage des
vitraux, semblable à un Paradis vermeil qui descendrait vers la terre,
quand les hautes colonnes, parées d’oriflammes, tressaillent des
vibrations de l’orgue et des chants mâles de la maîtrise, quand, au
bas de l’autel embrasé, devant l’ostensoir où l’humilité de l’Hostie
sublimise tous les hommages, entre les cierges et les encensoirs, se
massent les chapes d’or, les surplis blancs, les robes violettes et les
traînes de pourpre, alors le plus obscur des fidèles, en participant à
cette pompe liturgique, reçoit les prémices des magnificences
paradisiaques. Pour lui-même et pour la communion universelle de
l’Église il possède la Présence divine, la vérité, la joie, la beauté,
l’avant-goût de la vie parfaite.
Quelle fête humaine offrirait aux âmes de pareilles ivresses
triomphales ?
Néanmoins, il ne faudrait pas croire que l’esprit de triomphe se
soit toujours maintenu sans fléchissement ni déviation.
L’esprit de crainte le contraria : le texte du Dies irae, admirable
par sa profondeur pénitente, n’évoque du Jugement que les aspects
formidables. Il pose aux pieds du Juge le pécheur tremblant, mais
sous-entend la suprême allégresse des justes. On y perçoit déjà la
pente moderne du sentiment religieux, ramené à quelque chose
d’individuel où l’homme se voit en face de Dieu, bien plus qu’il ne
voit Dieu en face du genre humain.
Une autre cause devait affaiblir l’esprit de triomphe : toute force
comprimée, persécutée, tend par la lutte à une perfection plus
cohérente, gage, pour elle, des victoires prochaines. Toute force qui
se croit victorieuse se détend, s’amollit, et perd la volonté de
vaincre. C’est ainsi qu’au XIIe siècle et plus tard l’afflux des
prospérités amena parmi les clercs de multiples relâchements ; les
mystiques s’affligeront de cette décadence spirituelle ; Dante oppose
à l’Église triomphante, à celle du Paradis, l’Église terrestre où tant de
spectacles le désolent et l’indignent.
L’échec des croisades aussi avait fait sentir que, longtemps, hors
de la chrétienté ou contre elle, subsisteraient des régions énormes,
impénétrables à la foi.
Puis vint le déchirement de la Réforme et le jansénisme
anémiant, la sécheresse rationaliste, la mondanité sceptique, tout ce
qui pouvait affaiblir, dans les cœurs chrétiens, l’ingénuité de
l’espérance. Le faste des liturgies, au XVIIIe siècle, survivait ; mais
l’attente et le désir du Christ triomphant, comme c’était loin !
Ensuite, l’église eut à traverser une phase d’humiliations ; après
les souffrances de la Terreur elle subit les chaînes du pouvoir
temporel. Il fallut, pour que l’esprit de triomphe se réveillât, l’excès
des adversités. C’est à la veille d’être captif que Pie IX réunit le
Concile du Vatican. Une des mosaïques de Fourvières symbolise
superbement cette heure triomphale ; le Pontife élevant ses bras au-
dessus des mitres innombrables comme si, avec l’Église présente,
celle des temps passés et futurs s’assemblait là pour entendre
proclamer le dogme radieux.
Depuis lors, bien des signes ont confirmé que l’univers catholique
a senti s’accroître la conscience de sa force : ascendant du Saint-
Siège même parmi les nations séparées ; fierté intellectuelle de l’élite
croyante ; autorité de la science orthodoxe ; renouveau des études
scholastiques et de l’exégèse ; splendeur des manifestations, en
particulier à Lourdes et dans les congrès eucharistiques, où le
Sacrement de l’autel est glorifié, comme l’Agneau adoré dans le ciel
par des multitudes sans nombre.
Durant l’Année Sainte enfin, Rome a vu s’agenouiller en ses
basiliques tous les peuples de la terre ou peu s’en faut. A Bruxelles
et à Paris d’imposantes assemblées ont préparé le retour des Églises
dissidentes à l’unité première.
De plus en plus, l’Église seule peut dire : L’avenir est à moi. Les
dynasties s’écroulent, les empires s’évanouissent ; le règne de
l’argent laisse prévoir son déclin. La seule barque dont nous savons
qu’elle ne sombrera point, c’est la nôtre. Même quand arriveront les
jours prédits où la foi aura presque disparu, quand l’Église ne sera
plus qu’un petit troupeau errant, pourchassé de ville en ville, voué à
l’extermination, les derniers fidèles devront penser que le grand
triomphe est proche. Après ces temps-là, en effet, « le Fils de
l’homme reviendra ».
TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

Préface 9
Lamennais : la crise de sa chute 15
Une auxiliatrice de Lacordaire : Anna Moës 39
Le catholicisme de Barbey d’Aurevilly 68
Villiers de l’Isle-Adam 107
Le Greco de Maurice Barrès 141
Maurice Barrès et sa pensée religieuse dans la Colline inspirée 150
Georges Dumesnil 158
Histoire de mon amitié pour Camille Saint-Saëns 170

DEUXIÈME PARTIE

La gloire unique 195


Être simple 200
L’art surnaturaliste 208
Les possibilités du roman catholique 232
Le siècle eucharistique 251
La joie chrétienne 260
L’esprit de triomphe dans l’Église 274
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT-NEUF
MARS MIL NEUF CENT
VINGT-SEPT PAR L’IMPRIMERIE
ORLÉANAISE, A ORLÉANS, POUR
BERNARD GRASSET
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