Le Verbe Chanteur
Le Verbe Chanteur
Le Verbe Chanteur
Extrait des " Contes magiques de Haute Kabylie", de Salima Aït Mohamed, 1999.
Éditions "Autre temps", collection "Temps contés".
Tous les matins, il se rendait dans la forêt et travaillait avec acharnement. Le soir, à son
retour, l’homme était tout noir de charbon. Ses filles avaient honte de sa condition et s’en
désintéressaient complètement. Elles passaient le plus clair de leur temps à s’occuper de
leurs toilettes. Elles aimaient se farder et jouer aux bourgeoises.
Thassadith, la cadette des filles, était très différente. Elle s’occupait des tâches ménagères
et prenait soin de son malheureux père. Volontaire et généreuse, elle se montrait toujours
indulgente vis-à-vis de la paresse et de l’indifférence de ses sœurs, essayant constamment
de réparer leurs erreurs et de combler leurs désirs. Cette fille était également d’une
remarquable beauté et d’une formidable sagesse. En outre, elle excellait dans l’art de
parler. Son éloquence et la finesse de son esprit étaient reconnues de tous. Dans tout le
village, on la citait en exemple. Au fur et à mesure que la jeune fille mûrissait, elle
montrait un comportement digne des plus grands sages et philosophes.
« J’ai entendu dire que ta petite dernière a le don de résoudre n’importe quelle énigme.
Serait-elle aussi forte qu’on le prétend ?
– Ô noble seigneur ! Il me semble que ce que l’on dit au sujet de ma fille est quelque peu
exagéré. Je suis votre modeste serviteur et ferai tout ce que vous demanderez, répondit le
charbonnier, effrayé par le regard pénétrant du souverain.
– Eh bien, je veux que tu rapportes à ta fille l’énigme suivante : je possède un arbre qui a
douze branches. Chaque branche se décompose en trente rameaux, précisa le roi. Si ta
fille arrive à deviner de quoi il s’agit, elle sera récompensée. Si par malheur elle échouait,
je vous trancherai la tête à tous les deux ! Tu as une semaine pour me fournir une réponse
!».
«Ce n’est pas difficile, père. Je crois que le roi veut parler de l’année. Les douze branches
étant les douze mois de l’année et les trente rameaux les trente jours du mois.»
Le charbonnier estima la réponse trop évidente et dit à sa fille, d’une voix sceptique :
«Si le roi s’est donné tant de mal, c’est sans doute que la réponse à l’énigme doit être
bien plus ardue.
Le jour fatidique arriva et le charbonnier se rendit auprès du roi, le cœur serré et en proie
au doute. N’ayant point d’autre réponse que celle trouvée par sa fille cadette, il la lui
livra.
Le roi s’exclama :
« Bon ! Bon ! Voici que ta tête et celle de ta fille sont épargnées ! Pour te témoigner ma
satisfaction, je te demande la main de cette fille à l’esprit si fin.»
Perplexe, le charbonnier n’en crut pas ses oreilles. Il hésita un peu et finit par lui avouer
ses craintes:
«Sire, ma fille est bien trop jeune et trop humble pour toi. Comment un roi aussi puissant
que tu es daignera-t-il regarder la fille d’un misérable charbonnier comme moi ?»
Déterminé et impatient, le roi décréta :
«C’est décidé, je la veux ! Dans douze mois, j’enverrai à ma fiancée les offrandes du
mariage. Tâche de préparer ta fille à cet événement.»
Le charbonnier, encore sous l’effet de la surprise, rassembla difficilement ses forces pour
rentrer chez lui. Il ignorait de quelle manière prendre la chose. Fallait-il se réjouir de la
nouvelle ou bien s’en inquiéter? La fantaisie du roi, ses désirs extravagants et son humeur
lunatique étaient bien connus de tous. Thassadith, assez étonnée par la nouvelle,
considéra malgré tout sérieusement la proposition du roi et, peu à peu, se prépara à
devenir l’épouse de cet homme si singulier.
Les douze mois fixés s’écoulèrent. Le charbonnier attendit avec impatience et anxiété à la
fois les messagers du roi. Il fit de son mieux pour les recevoir dignement.
Or, durant leur périple, les serviteurs, jaloux de la fiancée et estimant qu’elle ne méritait
pas toutes les largesses du roi, s’étaient emparés d’une partie des présents. Intuitive, la
fine Thassadith le devina. Néanmoins, elle les reçut honorablement et feignit de ne rien
remarquer de leurs fâcheux agissements. Elle les pria de goûter à son thé.
Bientôt, la famille fut au complet. Thassadith décida de servir le dîner qu’elle avait
soigneusement préparé. Elle présenta un succulent couscous au poulet. Elle coupa avec
une remarquable délicatesse les morceaux de viande et les distribua soigneusement : elle
offrit à son père la tête du poulet et quelques morceaux de la poitrine. A sa mère elle
donna le dos et partagea le reste de poitrine entre ses deux frères. Ses sœurs reçurent les
ailes, quant aux serviteurs, elle leur offrit les pattes. Elle partagea le reste des poulets de
la même manière.
Les invités échangèrent des regards étonnés mais se gardèrent bien de tout
commentaire. Tous passèrent une bonne soirée.
Quand ils furent sur le point de quitter la maison de la fiancée, cette dernière s’adressa
à eux :
Le roi attendit ses messagers avec impatience. Quand ceux-ci furent auprès de lui, il
leur demanda de lui narrer tous les détails, de lui raconter et de lui décrire les faits et
gestes de sa fiancée, ainsi que tout ce qu’elle avait pu dire.
L’un des serviteurs s’avança et relata :
«Sire, ta fiancée nous a bien reçus, mais nous n’avons rien compris à ce qu’elle nous a
dit. Elle ne parle que par énigmes !
Les serviteurs firent le récit complet et détaillé de la visite. Aussitôt, le roi sermonna
ses sujets :
« Espèces d’idiots ! Ce n’est pourtant pas sorcier ! Quand elle vous dit que sa mère est
partie voir ce qu’elle n’a jamais vu, cela signifie qu’elle est partie assister à un
accouchement. Quant au père, il est allé dévier l’eau du courant pour activer la roue de
son moulin et vous savez qu’une fois sortie du moulin, l’eau retourne vers le courant,
expliqua le monarque non sans ridiculiser ses messagers.
– Et comment expliquer le partage des poulets, sire, osa demander l’un d’eux ?
– Son partage me paraît logique et équitable : au père revient la tête du poulet car il est
le chef de famille ; à la mère revient le dos car elle est la charpente du foyer ; aux
mâles de la famille, elle a réservé la poitrine, car ils constituent le rempart qui la
protège des attaques extérieures ; aux sœurs, elle a remis les ailes car ce sont des filles
et la coutume veut qu’un jour la fille quitte ses parents pour vivre chez son époux.
Quant à vous, imbéciles, elle vous a offert les pattes, car c’est sur vos deux jambes
que vous êtes allés la voir.
– Ce n’est pas tout ! fit l’un des domestiques. Avant de nous laisser partir, elle a ajouté
ceci : « A la perdrix il manque du duvet, à la mer il manque de l’eau et au ciel il
manque des étoiles. »
Les serviteurs se jetèrent immédiatement aux pieds du roi, implorant son pardon.
Celui-ci voulut leur infliger un châtiment exemplaire, mais se retint à la dernière
minute pour éviter de choquer sa promise. Il se contenta de les prévenir :
«Disparaissez de ma vue et que je ne vous reprenne plus en train de voler, sinon je
vous couperai les mains !»
Quand Thassadith arriva dans sa demeure royale, parée de ses ornements chatoyants,
parfumée de rose et de jasmin, la démarche aussi gracieuse que celle d’une perdrix, le
roi en fut tout ébloui et eut du mal à croire qu’il s’agissait de la fille du pauvre
charbonnier. Il proposa d’ailleurs à ce dernier d’améliorer sa condition, tant il était fier
de la fille qu’il lui donnait en mariage.
Le roi, bien qu’amoureux de sa jeune épouse, resta fidèle à sa passion. Il était toujours
aussi féru de plaisanteries et de bonnes histoires. Il avait gardé l’habitude de faire une
partie d’échecs avant de s’endormir. Mais personne ne réussissait à le battre.
Il finit par se lasser de gagner. Un jour, il invita son épouse à jouer contre lui. Celle-ci
eut le pressentiment qu’elle le vaincrait. De peur de le froisser, elle le pria de renoncer
à son idée. Le roi devina la raison de son refus. Vexé et blessé dans son orgueil, il
devint véhément et la menaça :
«Si un jour par malheur ton esprit venait à battre le mien, je te répudierais. L’homme
doit demeurer le plus fort. Souviens-toi bien de cela !»
Thassadith, qui aimait tellement son mari, n’osa pas lui livrer le fond de sa pensée.
Elle feignit de vouloir jouer avec lui et le laissa gagner afin d’éviter sa colère.
L’incident fut clos et la jeune reine apprit à ruser pour éviter au roi tout objet de
mécontentement.
Un soir, la reine installée sur sa terrasse profitait de la petite brise parfumée aux
senteurs des innombrables et magnifiques fleurs de ses vergers, quand elle surprit
l’écho d’une conversation entre deux inconnus. L’un faisait à l’autre le récit de sa
mésaventure :
«Depuis mon arrivée dans ce pays, mes ennuis n’ont pas cessé. J’ai eu confiance en un
homme, il m’a volé mon poulain. J’ai demandé justice au roi, il s’est empressé de me
traiter de voleur. L’homme a réussi à convaincre le roi que mon poulain était l’enfant
de sa mule. J’ai même dû lui verser une amende!
– Mon pauvre ami, quelle injustice ! s’apitoya l’autre homme.»
Surpris, les deux hommes levèrent les yeux mais ne virent personne. La reine ajouta :
«Il n’est pas nécessaire de me voir. L’important est que justice soit faite. Alors faites
ce que je dirai.»
L’étranger ne sut toujours pas quelle était la voix qui lui parlait, mais il la trouva si
réconfortante qu’il lui demanda :
«Comment espérer justice alors que mon procès a déjà pris fin et que le verdict a été
rendu ?
– Le roi s’est trompé, expliqua la reine, et tu n’as pas assez défendu ta cause. Je sais
ce qu’il faut faire pour y remédier.»
– Le lendemain, l’étranger demanda de nouveau audience au roi. Excédé, le
souverain le menaça de lui trancher la tête s’il n’avait pas de bonnes raisons pour
le déranger. Comme la reine le lui avait recommandé, l’homme expliqua :
«Ce n’est pas pour l’affaire d’hier que je suis là, sire. Voilà ce dont il s’agit. J’ai
planté un carré de fèves près de la rivière. Au moment où je m’apprêtais à en faire
la récolte, des poissons ont surgi de l’eau et ont tout mangé.»
Furieux et caustique, le roi grogna :
– «Misérable créature ! On ne t’a donc jamais dit que le jour où les poissons
sortiront de l’eau pour se nourrir ce sera la fin du monde ?
– Naturellement, sire, je le sais bien, répondit doucement le plaignant. Mais l’on
raconte aussi que le jour où la mule mettra bas un poulain, ce sera la fin du monde
!»
Le roi se tut un instant, appréciant la sagesse de l’étranger. Cette fois il le crut et
lui demanda :
«Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cela hier, lors de ton procès ?
– C’est que, répondit l’homme, je ne m’en suis rendu compte que cette nuit.»
«Comment as-tu osé outrepasser mes ordres et violer mes interdictions ? Rappelle-toi,
je t’avais prévenue que si un jour ton esprit venait à faire de l’ombre au mien, je te
chasserais de ma vie. Alors, prends ce que tu as de plus cher et va-t-en d’ici au plus
vite !
– Bien ! fit la reine, après tout je l’ai mérité car je n’ai pas respecté ta parole. J’accepte
donc ton châtiment. Mais sire, je te sais généreux et clément. Me permettras-tu une
dernière faveur ?
Le soir venu, la reine prépara un dîner savoureux. Elle décora ses appartements de
mille et une fleurs suaves et fit brûler de l’encens de musc et de girofle. Elle se para de
son plus beau costume de soirée et arrosa subtilement son corps d’un parfum exquis et
enivrant. Quand le roi entra dans la pièce, il aperçut une telle aura se dégageant de sa
femme qu’il en fut surpris. Elle l’installa confortablement et lui servit des breuvages
divins. Le souverain prit tant de plaisir à être en sa compagnie qu’il ne tarda pas à
tomber dans l’ivresse la plus totale.
La reine Thassadith attendit de voir son époux endormi sous l’effet de l’alcool pour le
mettre dans une malle. Elle prit ses affaires et quitta le palais, traînant son lourd
fardeau. Elle marcha toute la nuit.
Au petit matin, la reine enfin rassurée s’arrêta pour se reposer. Exténuée, elle sombra
dans un profond sommeil.
Brusquement, le roi qui commençait à étouffer dans sa cachette, s’agita, donna des
coups, ce qui fit sursauter la jeune femme. Elle souleva aussitôt le couvercle.
Soulagé, le roi respira profondément, regarda autour de lui et l’interrogea d’une voix
nerveuse et impatiente :
«Tu es avec ton épouse, sire ! Souviens-toi ! Hier, tu m’as chassée. Mais tu m’as
autorisée à prendre ce que j’avais de plus cher. Et comme je n’ai rien de plus cher au
monde que toi, j’ai quitté le palais en t’emmenant avec moi !»
Le roi ne sut quoi répondre. Il fut agréablement surpris par le tour que lui avait joué sa
femme. Il comprit à quel point elle l’aimait. Il la serra alors dans ses bras et déposa sur
son front un doux baiser. Puis, il s’approcha de son oreille et lui murmura :
«Je sais à présent que ma vie n’aurait plus aucun sens sans toi !»
Dès lors, le souverain s’assagit et tempéra ses humeurs. Il n’hésita plus à demander
conseil à son épouse. Il devint moins tyrannique et fit preuve d’une grande humilité.
Thassadith fit le bonheur de son bien-aimé mais aussi celui des siens et de tout son
royaume.
Et dans ce pays-là, quand une fille naissait, on avait alors coutume de dire : « Que le
Ciel t’offre la sagesse de Thassadith ! »