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Chapitre 4 - 2024 (1)

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Chapitre 4 : L’éthique biomédicale

1. Qu’entendre par « éthique biomédicale » ?

Si on se place dans la perspective de l’articulation éthique-morale-sagesse pratique de P.


Ricoeur, il est possible de comprendre l’éthique biomédicale comme étant l’étude et
l’évaluation, des manières d’agir et des manières d’être, sous l’angle de la vie bonne ou du bien
à accomplir, dans un champ déterminé du monde médical (au sens large). Cette étude et cette
évaluation reposent sur des principes, des valeurs (autonomie, justice, bienfaisance, non-
malfaisance), d’obligations et d’interdits.

Dire « éthique biomédicale » ne signifie pas non plus limiter ce domaine aux seuls acteurs
médicaux ou techniciens dans le domaine biomédical. Il s’agit non seulement de s’interroger
sur leurs attitudes, mais de s’interroger aussi sur les comportements et décisions de ceux et
celles qui recourent aux services techniques-médicaux proposés. Il s’agit aussi de s’interroger
et d’évaluer les attitudes et les décisions de tous ceux et de toutes celles qui exercent une
responsabilité dans la détermination des règles sociales, le choix des moyens mis à la
disposition des professionnels et des personnes concernées, et l’offre des ressources (entre
autres financières) qui permettent d’y avoir accès.

Comment comprendre cela ?

L’éthique clinique

Lorsqu’une action biomédicale est envisagée, le devenir des personnes est en jeu. Chaque cas,
si on peut parler ainsi, doit être appréhendé pour lui-même. Cela signifie qu’il faut comprendre
la singularité du patient, ses demandes, évaluer son histoire et l’évaluation de son état de santé
(le « récit » du patient comme on dit, et peut-être avec plusieurs voix), considérer les divers
moyens médicaux disponibles, les circonstances familiales et sociales. Tel est l’objet de ce qui
est appelé aujourd’hui « éthique clinique » (avec quelques fois, ou souvent, de véritables
dilemmes éthiques à trancher…).

L’éthique biomédicale

Mais les décisions au cas par cas pourraient engendrer discordances, cacophonie, au prix du
désarroi du malade, d’un manque de respect pour certains autres patients, etc. Elles le seraient
si elles ne pouvaient prendre appui sur l’expérience humaine de l’existence et de la maladie,
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sur la spécificité de la relation qui se noue entre un médecin et son malade, sans une réflexion
sur l’agir médical et les priorités qu’on y place, sans considération de la liberté humaine dans
ses choix et décisions face à la médecine. Toute cette réflexion expose différentes conceptions
sur ces dimensions et expose également des conflits entre des interdits ou des valeurs considérés
par la réflexion éthique comme primordiaux.

Que faire ? Analyser, interpréter, concilier si possible, ou à défaut hiérarchiser ces repères
moraux pour tenter de formuler des règles qui seront comme des guides pour prendre des
décisions. Tel est l’objet de l’ « éthique biomédicale ».

De telles règles concrètes sont toujours relatives à des situations déterminées, vécues dans un
contexte médical et culturel donné. C’est leur niveau particulier. Elles peuvent alors être, dans
un second temps, imposées par une instance déontologique, la jurisprudence, la loi aux diverses
professions soignantes. Ces règles ne peuvent pas être déduites purement et simplement de
principes généraux et de valeurs fondamentales (Voir le schéma de Ricoeur : éthique-morale-
sagesse pratique).

Paul Ricoeur évoque à ce propos les « éthiques régionales ». Il entend par là qualifier les
disciplines qui abordent les questions éthiques posées au sein d’un domaine ou champ
particulier de l’existence et l’expérience humaines. Si elles doivent être référées aux normes de
la morale, elles reposent avant tout sur la mise en œuvre de la prudence, d’une sagesse pratique
apte à considérer la complexité du réel et à parvenir à des maximes concrètes d’action.

2. Quel champ pour le biomédical ?

Dans l’Encyclopedia of Bioethics (éd. W.T. Reich, New York, The Free Press, 1978, p. 1481-
1492), il est mentionné que cette appellation si courante de recherche « biomédicale » n’existait
pas vingt ans auparavant.

Ce terme évoque une imbrication du médical et du biologique. Le rôle de la médecine est


d’expliquer les maladies humaines, dans leur nature et leur évolution, de prévenir leur
apparition, de les combattre quand elles sont là, d’aider le patient à se réadapter à une vie
sociale, de soulager les souffrances physiques, issues de la maladie ou de son traitement, ou
celles « physiologiques », etc. Mais depuis les années 1960, pour répondre à ces objectifs, la
médecine fait de plus en plus appel à la biologie conçue comme sciences du vivant.

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Il est désormais impossible ou malaisé de tracer une frontière nette entre le biomédical et ce qui
serait purement médical. L’exemple du traitement du cancer est en cela très représentatif. Il y a
désormais des unités d’oncogénétique qui vont différencier les cancers et leurs traitements en
fonction des caractéristiques génétiques des patients. Et ces unités font toujours plus appel au
domaine de la génétique et de ses avancées. Le soin des malades fait lui-même appel de plus en
plus aux biotechnologies. Les exemples pourraient sans aucun doute être multipliés (traitement
de la stérilité, etc.).

Les limites du champ biomédical sont ainsi constamment repoussées. L’exemple le plus
frappant en est que se pose désormais non plus seulement la question d’agir contre des maladies,
et si possible de guérir, mais d’améliorer (enhancement) la condition humaine et l’être humain
lui-même en associant biotechnologies, nanotechnologies, informatique, neurosciences.

Un bref regard historique permet de cibler cette évolution :

- Fin du XVIIIème et début du XIXème siècle : avènement progressif d’une médecine


scientifique avec la classification des maladies par une observation des symptômes et
vérification par l’autopsie. Mais elle ne proposait guère de thérapeutiques.
- D’où le développement de recherches biologiques destinées à comprendre le processus
des maladies, leur cause, les phénomènes de morbidité, etc.
- À partir de 1950, le recours aux techniques de l’ingénieur permit de mettre au point des
appareils de recueil d’informations, de suppléance d’organes déficients, etc.
- Quelques dates :
o 1954 : première greffe de rein ;
o 1967 : tentative de la première greffe du cœur ;
o À partir de 1968 : plusieurs pays en viennent à reconnaître un nouveau critère
de mort : la perte totale des fonctions du cerveau ;
o 1988 : lancement du programme de séquençage du génome humain ;
o 2001 : premières cartes du génome humain (avec une multiplication des
examens des caractéristiques génétiques) ;
o À partir des années 1970, développement des méthodes concernant des
anomalies du fœtus ;
o 1978 : première naissance d’un enfant conçu en laboratoire ;
o Et par là la question de l’utilisation d’embryons in vitro pour la recherche
médicale.

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Ainsi s’opère un tournant pour la médecine devenant de plus en plus biomédecine. Mais
cela n’est pas sans conséquences, notamment concernant la formation médicale. Si les
connaissances progressent fortement, si de nombreux progrès sont faits dans la lutte contre les
maladies, de telles avancées ne s’opèrent pas sans une forte spécialisation des médecins et
d’une objectivation croissante du corps humain. Le médecin peut se tenir désormais à
distance du malade et faire confiance davantage à ses instruments qu’à la parole de son
patient…sans parler des risques d’une médecine à deux vitesses, ou du décalage entre médecine
occidentale et celle des pays en voie de développement.

Les progrès biomédicaux ont donc soulevé progressivement de nombreuses questions : le


bien-fondé de l’action médicale ? les critères pour prendre des décisions ? quels acteurs pour
participer au processus de décision ? quels patients et les critères de choix de ceux qui
pourraient bénéficier de ces avancées et de ces ressources rares (organes comme le rein, etc.) ?
De même, nombre de représentations anthropologiques ont été bouleversées : la question du
critère de la mort (cœur-souffle-cerveau), la question liée au don et transplantation d’organes
qui remet en question des conceptions sur l’identité et l’intégrité personnelles. Doit-on exiger
un diagnostic prénatal d’anomalie ? Un être humain peut-il juger de la qualité de la vie d’autrui
et décider de son sort ? PMA et gestation pour autrui ? Et question fondamentale : que penser
de ce pouvoir que l’être humain peut exercer sur lui-même et ses semblables ?

Le terme bioéthique

De telles questions ont soulevé un ensemble important de réflexions. Et c’est aux USA que se
développa un mouvement autour d’un terme fédérateur, celui de bioéthique (bioethics).

Initialement, ce terme fut proposé par un biochimiste américain engagé dans la recherche sur le
cancer, Van Rensselaer Potter. Dès 1970 il publiait un article : ‘Bioéthique, la science de la
survie’, dans lequel il se disait inquiet du pouvoir acquis par l’homme sur lui-même et son
environnement. Il en appelait dès los à une nouvelle discipline. En 1971, il écrivait que
l’humanité est dans le besoin pressant d’une sagesse qui fournira le « savoir de la façon
d’utiliser le savoir » pour la survie de l’homme et l’amélioration de la qualité de la vie1. Selon
lui, il faut plus que la science pure, et ainsi le terme de bioéthique est apparu pour montrer les

1
V. R. Potter, Bioethics, Bridge to the Future, Englewood Cliffs (NJ),Prentice-Hall Inco., 1971, p. 1.
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deux composantes importantes nécessaires à une certaine sagesse face à ces évolutions : le
savoir biologique et les valeurs humaines.

Il ne fut guère entendu alors et en 1971 André Hellegers fondait un institut Joseph et Rose
Kennedy pour l’étude de la reproduction humaine et la bioéthique. Il conçut lui-même, dit-il,
ce néologisme avant de connaître celui de Potter.

Une double paternité au départ…

Le terme « bioethics » se traduit le mieux par éthique biomédicale, à condition que le


« biomédical » soit compris comme se rapportant non seulement aux médecins mais aussi à la
biomédecine, et plus globalement à tous les soins de santé.

Et puis aussi très rapidement, la question éthique a été quelque peu délaissée au profit d’une
réflexion principalement juridique.

3. Le développement de la bioéthique

Le terme de bioéthique au sens d’André Hellegers a vite rencontré un vif succès. Aux USA. Il
est vrai que la recherche y évoluait rapidement par l’introduction de nouvelles technologies,
par une spécialisation croissante dans les études qui favorisait une distance aussi croissante
entre les médecins et les malades. Il y eu même des scandales d’expérimentation sur des
personnes vulnérables… (voir H. K. Beecher, “Ethics and Clinical Research”, in New England
Journal of Medicine, vol. 274, n° 24, 1966, p. 1354-1360.).

Conséquence : Une prise de conscience se fait que la recherche médicale ne pouvait plus
être laissée aux seuls médecins expérimentateurs. se faisait ainsi sentir le besoin de règles,
de création d’instances pour évaluer les demandes et les pratiques, de consulter d’autres
personnes que celles issues seulement du sérail médical. D’où l’institution dans chaque
hôpital de comités de supervision de la recherche, puis en 1974 d’une Commission nationale
pour la protection des sujets humains de la recherche biomédicale et comportementale.

Cette commission rédigea et publia plusieurs rapports sur la recherche médicale menée sur des
groupes vulnérables. Une synthèse en fut publiée en 1978, synthèse connue sous le titre de
Rapport Belmont.

Une chose étonnante : les membres de la commission furent surpris d’être arrivés à un accord
sur des questions délicates, et cela malgré leurs différences de convictions et d’orientations
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philosophiques. Leur conclusion était que des consensus éthiques étaient possibles dans une
société pluraliste, à condition de renoncer à en chercher les fondements ultimes. La commission
a alors dégagé des principes régulateurs généraux, principes qui avaient implicitement orienté
la réflexion et qui pourraient aider et guider ultérieurement les personnes impliquées dans la
recherche médicale (les expérimentateurs).

Trois principes furent ainsi dégagés : le principe du respect des personnes, celui de
bienfaisance et celui de justice.

Ce rapport marqua profondément les milieux de la bioéthique naissante. Dès 1979, Tom
Beauchamp (philosophe qui avait participé aux travaux de la commission) et James
Childress (éthicien protestant) publièrent un ouvrage qui allait faire date sous le titre :
Principles of Biomedical Ethics. Dans le même esprit que le rapport Belmont, ils proposèrent
quatre principes : principe de non-malfaisance (ne pas faire de mal ou causer un préjudice
intentionnellement), principe de bienfaisance (contribuer au bien d’autrui), principe de
justice et principe d’autonomie (plutôt que de respect des personnes ; autonomie signifiait ici
autodétermination, le malade était invité à prendre lui-même les décisions en matière de santé
et le respect de son autonomie interdisait de faire obstacle à ce choix (influence du contexte
américain et époque marquée par un grand individualisme)).

Des discussions eurent lieu sur ces principes, notamment celui d’autonomie, et les auteurs
affinèrent leur position, parlant ainsi plus du principe de respect de l’autonomie qui fait place
à la variabilité du désir et de la capacité du patient de participer aux décisions qui le concernent.

Certains ont critiqué la schématisation de ces quatre principes et d’autres méthodes ont émergé,
dont celle de l’éthique du care. Ces éthiques du care entendent remettre au centre de la
réflexion le souci de l’autre et le soin compris comme réponse à ses besoins. Il y a là une
prise de distance par rapport à des principes abstraits. On veut remettre au centre la sensibilité,
l’attention à autrui, à sa vulnérabilité, la complexité aussi des situations humaines. Ces
réflexions et courants veulent retrouver l’intuition de base du mouvement bioéthique, entendent
réagir contre la technicisation et une certaine déshumanisation de la médecine, et à remettre en
valeur le concept de soin.

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4. La tradition européenne d’éthique médicale

En Europe, c’est plutôt la relation médecin-malade qui a fait l’objet d’une approche
approfondie, plutôt d’ordre « phénoménologique » (un retour aux choses, à ce qui aparaît).
Quelques noms : Viktor von Weizsäcker, Ludwig Biswanger, etc. Un philosophe et médecin,
Viktor von Weizsäcker a ainsi étudié ce qu’il appelle le « pathique », ou en d’autres mots
l’expérience que le malade fait de sa maladie et de sa souffrance. Un autre philosophe et
psychiatre, Viktor Emil von Gebsattel, conçoit une anthropologie de la rencontre clinique.
Celle-ci se caractérise par l’appel formulé par une personne vulnérable et souffrante, et la
promesse d’aide formulée par celui ou celle réputé pouvoir l’aider, apporter savoir et remèdes.

Une telle approche n’oppose plus le respect de l’autonomie du patient et la volonté de


bienfaisance présente ou supposée présente chez le médecin. On insiste plutôt sur le fait que
cette rencontre clinique ne pourra porter ses fruits que si elle repose sur la confiance mutuelle
des deux protagonistes.

Cette approche se voit ratifiée par un philosophe comme P. Ricoeur qui, dans une réflexion sur
l’éthique médicale, la structure autour de la notion de pacte de soins basé sur la confiance.
Un pacte qui fait du médecin et du patient des alliés dans leur lutte commune contre la maladie
et la souffrance2.

De telles réflexions nourries aussi après par d’autres philosophes francophones (C. Pelluchon,
N. Maillard, entre autres) nourrissent la réflexion éthique sur les grandes questions d’éthique
médicale, l’information du malade, la participation de celui-ci aux décisions à prendre, la
question du secret professionnel, le respect des personnes soumises à une recherche
biomédicale, etc.

Tout en faisant place à l’autonomie du malade, l’alliance thérapeutique conclue entre un


médecin et un malade exige que le patient soit le plus possible (et dans la mesure du
possible) associé à la conduite de son traitement. Mais prenant conscience qu’une trop grande
insistance sur l’autonomie risquerait de ne valoriser que les personnes ayant « toutes leurs
capacités mentales », une réflexion (avec l’influence d’un philosophe comme E. Levinas)
beaucoup plus attentive à la vulnérabilité humaine et à la responsabilité envers les
personnes à l’autonomie restreinte s’est développée.

2
Voir P. Ricoeur, « Les trois niveaux du jugement médical », in Esprit, décembre 1996, n° 227, p. 21-33.
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De telles réflexions ont aussi conduit médecins et éthiciens à s’interroger sur les objectifs que
la médecine peut raisonnablement poursuivre, le sens de la lutte contre la maladie, le non-sens
d’un refus obstiné du vieillissement et de la mort. S’il est plus ou moins acquis, désormais, qu’il
est légitime de s’abstenir de traitements lourds et disproportionnés, beaucoup de questions
demeurent quant au développement des biotechnologies. Elles ne bénéficient qu’à une petite
part de la population alors qu’un très grand nombre de personnes ont surtout besoin de lieux
d’accueil, de soins de base, d’attention et d’accompagnement… Grosse question d’éthique
sociale et de vivre-ensemble dans nos sociétés multiculturelles et multiconvictionnelles.

Dès lors réapparaissent dans le débat des valeurs fondamentales : dignité de la personne,
pacte de confiance entre soigné et soignants, liberté de la personne face à la médecine, sens
de la responsabilité du côté médical, acceptation non seulement de la vulnérabilité mais
aussi de la précarité humaine, justice sociale et solidarité entre membres d’une même
société.

5. Questions anthropologiques et éthiques

Nous sommes donc dans un contexte en pleine mutation depuis nombre d’années et les
principes mentionnés apparaissent souvent insuffisants. En 1987, le Comité consultatif national
d’éthique français énonçait qu’une triple maîtrise bouleversante se profilait : une maîtrise
sur la procréation, une maîtrise sur l’hérédité, une maîtrise sur le système nerveux.

D’où la question primordiale : quelle humanité voulons-nous être ? Question à poser dans
les finalités et les modalités de la recherche…

Les exemples sont multiples :

- Celui de la fécondation (et dissociation entre sexualité, conception, gestation ;


fécondation pour couple de même sexe, etc.) ; et donc questionnement sur les
conceptions de la maternité, de la paternité, etc.
- Fécondation in vitro et son lot d’expérimentations possibles
- Recherches génétiques et diagnostics prénataux
- Développement des neuro-sciences et questions juridiques et éthiques ; la frontière entre
les buts thérapeutiques et d’autres : augmentation des capacités intellectuelles,
mentales, etc., et quelles conséquences sur la liberté (et l’identité) de la personne
- Et la liste peut s’allonger : question de l’euthanasie et de la greffe d’organes, etc.
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Dans les sociétés multiculturelles comme les nôtres émergent donc de graves questions sur nos
conceptions fondamentales d’être humain, de vivre-ensemble, de relations au corps, de notre
identité et de notre liberté, etc.

Toute avancée médicale, toute innovation biomédicale doit nous inviter à nous interroger
en profondeur sur ce que nous sommes, voulons être, sur les répercussions que tous ces
progrès peuvent avoir.

6. La bioéthique comme attitude et méthode

En présentant ainsi le déploiement du concept de bioéthique, il serait sans aucun doute


approprié d’évoquer la méthode mise en œuvre par cette discipline et l’attitude à laquelle elle
convoque.

En effet, la démarche bioéthique est un cheminement, une manière d’être-au-monde qui permet
de faire advenir un sujet responsable au sein même de l’incertitude et de l’inconfort de certaines
décisions. De cette manière, elle rejoint bien la démarche éthique qui « consiste pour le sujet à
assumer lucidement et de façon responsable les éléments de la situation, du projet et de la
décision qu’il va prendre ; cela en tenant compte du fait qu’il n’échappera jamais à l’inconfort

- d’une situation imparfaitement analysée,

- d’un projet seulement partiellement élaboré,


- d’une décision toujours plus ou moins risquée en elle-même et dans ses conséquences
pratiques »3.

Il existe une multiplicité de définitions pour tenter de définir ce qu’est la bioéthique,


multiplicité qui cache aussi des centres d’intérêt bien divers selon l’accentuation donnée à
la définition de cette discipline4. Quelques exemples :

- F. Abel : la bioéthique est selon lui « une étude interdisciplinaire des problèmes suscités
par le progrès biologique et médical, tant au niveau micro-social qu’au niveau de la
société globale, et de ses répercussions sur la société et son système de valeurs,
aujourd’hui et demain » ;

3
R. Simon, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 13.
4
Voir E. Boné, Itinéraires bioéthiques, Bruxelles, Ciaco, 1990, p. 21-26.
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- P. Beauchamp : la bioéthique est « une science normative du comportement humain
acceptable dans le domaine de la vie et de la technique » ;
- G. Hottois : la bioéthique est « une science des interfaces entre le vivant et la technique,
ces interfaces étant considérées prioritairement du point de vue des problèmes éthiques
qu’elles suscitent, qu’il s’agisse de la vie privée et familiale, de la société ou de
l’humanité ».

Dans la manière dont cette discipline a été « instituée » se retrouve aussi la même diversité :
elle est soit comprise comme un système de contrôle ou de régulation sociale du développement
des techniques biomédicales, soit comme humanisation des hôpitaux, soit comme comités
d’éthique, soit comme éthique/déontologie médicale.

Que retenir de tout cela ?

Principalement que la démarche bioéthique fait appel avant tout à une démarche
interdisciplinaire. Il est même intéressant de constater, au niveau historique, que la théologie a
joué un rôle prépondérant dans la naissance de la bioéthique. Et de rappeler qu’à son origine
(au milieu des années soixante) cette discipline a pu se caractériser comme une libération de
l’impuissance de la morale classique (incapable de relever les nouveaux défis) et de la toute-
puissance de la science.

Deux grands axes peuvent ainsi être retenus qui caractérisent la démarche bioéthique en tant
que telle :

- elle entend libérer d’une morale trop individualiste pour l’ouvrir à un souci de
responsabilité ;
- elle entend chercher à intégrer de façon responsable les progrès biomédicaux à
l’ensemble de la vie sociale.

Si la bioéthique peut se définir par son champ de questionnement, elle peut aussi se définir par
sa méthode. La méthode mise en œuvre dans une démarche dite bioéthique fait appel à un
ensemble de recherches, de discours, de pratiques qui ont pour objet de clarifier des questions
à portée éthique suscitées par l’avancement et l’application des technosciences. En d’autres
termes, s’engager en bioéthique revient à reconnaître la multivocité du réel que chaque
discipline tente d’approcher, d’interpréter, de traduire selon une méthodologie qui lui est
propre.

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Ce dialogue est rendu possible car la responsabilité première de l’éthicien n’est pas de donner
des réponses, mais bien plutôt d’aider à clarifier des questions et des problèmes, et par là de
participer à l’élaboration d’options, de choix, de décisions. La démarche bioéthique conduit à
reconnaître que les différents acteurs (personnel soignant, chercheurs, médecins, théologiens,
philosophes, juristes, etc.) ne sont pas propriétaires de l’éthique. Cette démarche montre ainsi
qu’il est impossible (le contraire serait appauvrissant et dangereux) de se couper des multiples
sources qui peuvent aider à mieux comprendre et rejoindre le sens de différentes recherches et
la personne souffrante dans son humanité.

Un regard pluriel permet de considérer la richesse d’une personne et d’une problématique. Une
question approchée et appréhendée par diverses disciplines permet d’en apercevoir la
complexité et les enjeux dont elle est porteuse.

7. Traits caractéristiques dans les fondements de la bioéthique

En ayant repéré ces traits, il apparaît qu’un premier fondement de la bioéthique consiste dans
la reconnaissance de la complexité du réel, et particulièrement de la réalité biomédicale. La
conséquence de cette reconnaissance conduit à l’impossibilité de réduire à une vision
particulière une problématique donnée, ou tout simplement d’exclure un des acteurs de la
discussion.

Deuxièmement, la reconnaissance de cette complexité, qui permet à une problématique d’être


abordée sous différents angles, renvoie aussi à la rationalité comme capacité de rendre compte
des présupposés, des conséquences, des finalités recherchées. La rationalité n’est pas là pour
clore le débat, mais pour aider à faire émerger toutes les exigences en vue d’un jugement
possible, par rapport à une réalité mouvante et changeante.

Il y a comme une rationalité pratique qui est mise en œuvre dans le domaine bioéthique.
Qu’entendre par cette expression ? Il s’agit par celle-ci de souligner la prise de distance et la
libération à l’égard d’une « éthique déductiviste », c’est-à-dire d’une éthique qui aurait déjà
résolu les cas par avance, d’une éthique qui se considérerait comme l’application concrète, pure
et simple, en des situations particulières, de certaines normes et valeurs.

Pourquoi faire surgir cette notion ? Parce qu’il est possible de penser que les difficultés
engendrées par l’évolution des technosciences et du domaine biomédical ne trouveront pas des
solutions a priori, dans une capacité d’appliquer des normes ou des règles extérieures à une
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question particulière, mais dans une capacité à faire surgir, au sein d’une problématique donnée,
les valeurs en jeu et les solutions possibles. Dans cette perspective, pointe ce que P. Ricoeur
appelait la sagesse pratique. Cette sagesse pratique, cette « prudence », cette capacité de
discernement orientées vers la position du jugement pratique en situation qui fait appel à une
connaissance de la situation, à une prise en compte des normes du code moral sur lequel
habituellement ce jugement s’appuie, et sur son enracinement dans le mouvement de la visée
éthique.

Ce jugement prudentiel comme raison pratique entend donc répondre à l’expérience prise dans
sa totalité : connaissance de la situation, évaluation de son contenu et de ses enjeux, référence
à des normes existantes, rapport à la visée bonne (voir le schéma inspiré par P. Ricoeur). Si
cette raison pratique occupe une place centrale en bioéthique, il est permis de penser que la
démarche bioéthique vise aussi une démarche de réconciliation entre les divers acteurs. La
« prudence » mise en œuvre vise une décision « rationnelle » au cœur même de l’action. Elle
est en quelque sorte l’aboutissement d’un cheminement éthique pensé comme manière d’être-
au-monde, comme attitude et décision. Il s’agit bien de se saisir d’une question, d’un cas, et de
trouver la meilleure (ou la moins mauvaise) solution, fruit d’un discernement et d’une
expérience (et non pas d’une déduction a priori).

Une telle posture témoigne aussi d’une attitude ou d’un désir de positionnement comme être
éthique, comme une personne respectueuse des autres dans les diverses situations qu’elles
vivent, d’une attitude d’écoute et de compréhension, de proximité et d’empathie. Celui que
Ricoeur appelle le phronimos, le sage, celui qui exerce la phronèsis (la prudence), est quelqu’un
qui, tout en se laissant instruire par l’expérience, est déjà en lui-même traversé par ses propres
expériences, est déjà expérimenté, est capable de questionnement et de lucidité. « Une vie sans
examen ne vaut pas la peine d'être vécue », disait le philosophe Socrate. Une telle appellation
renvoie donc à la femme et l’homme qui acceptent la remise en question, s’ouvrent à un chemin
de réflexion, recherchent une voie commune, et donnent une place à leurs expériences et à celles
de leurs pairs. La bioéthique peut ainsi être le lieu de l’émergence d’une problématique, de son
questionnement adressé à divers champs, et empêche toute clôture d’un discours qui prétendrait
à l’avance savoir ce qu’il faut faire ou dire. Réfléchir ainsi la bioéthique comme méthode et
posture éloigne donc de la bioéthique comprise comme corpus de règles à appliquer ou imposer
de l’extérieur. Elle dessine un chemin de vie…

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La démarche bioéthique laisse ainsi une place importante à l’expérience éthique des personnes
engagées dans la discussion où il est question de décider de manière personnelle, mais en étant
éclairé par l’expérience et les réflexions personnelles d’autres « acteurs » ou de personnes.
Vivre une démarche bioéthique, et la penser, permet peut-être alors un déplacement de
l’interrogation sur « ce que je dois faire » vers un questionnement plus fondamental qui est
celui-ci : « Qu’advient-il au cœur de ma propre pratique, au cœur de ma propre existence, pour
que je puisse agir de manière éthique, c’est-à-dire comme être libre, autonome, responsable,
non soumis à des critères d’action qui me seraient tout à fait extérieurs (comme des critères
économiques, religieux, culturels, etc.) ? ».

8. Le principe de l’autonomie

Si je choisis de privilégier ce concept, c’est parce qu’il peut être très exemplatif de la démarche
interdisciplinaire qui caractérise la bioéthique. Il est nécessaire d’avoir un critère pour discerner
le mieux du moins bien, le moindre mal d’un plus grand. Mis en relation avec les autres
principes de la bioéthique (bienfaisance, non-malfaisance, justice, voir plus haut) et associé à
des règles classiques comme « adéquation des moyens par rapport aux fins », ou la règle du
double effet, ou celle du moindre mal, voir plus haut), le concept d’autonomie peut éclairer sous
un angle particulier celui de la démarche bioéthique.

Qu’entendre par ce concept bien souvent confondu avec celui d’autarcie ? L’autonomie, au sens
philosophique, désigne la capacité d’un sujet à être sa propre loi, non au sens d’un arbitraire,
mais au sens d’une universalisation. Ce que je désire peut-il passer avec succès la barre
d’universalisation ? Puis-je imaginer que tous les êtres humains feraient de même ? Dans ce
sens, l’autonomie n’est pas l’autarcie, ni l’arbitraire, ni l’autosuffisance.

A un niveau fondamental, le concept d’autonomie renvoie à notre commune humanité, cette


capacité que nous avons par la raison de prendre distance et d’évaluer certains
conditionnements qui nous influencent. Il ne s’agit pas de nier ces conditionnements, comme
si l’on pouvait tout d’un coup être des êtres de pure raison ou éthérés, mais de reconnaître que
ces conditionnements ne sont pas des états de fait immuables. Nous pouvons établir un rapport
avec eux. Ce principe de l’autonomie signifie que les impulsions de sens, ou les facteurs
historico-sociaux ne doivent pas être les principes ultimes de l’action. Agir, par exemple, en
suivant ses impulsions momentanées, sans autre raison que ses inclinations immédiates, revient

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à agir aussi peu moralement que celui qui se soumet de manière aveugle à la tradition et à la
coutume sociale parce qu’elles sont telles. Le principe de l’autonomie n’est pas une invitation
à renoncer à sa tradition ou à sa coutume, mais une bien plus une invitation à prendre une
distance critique vis-à-vis de ces divers conditionnements.

Dans le domaine de la bioéthique, qui considère l’autonomie comme un principe majeur (voir
plus haut), ce concept pourrait être éclairé en termes d’autonomie réciproque5. Comment cela ?
L’autonomie invite à reconnaître que si je suis autonome, c’est parce qu’il m’a été donné
d’exister aux niveaux génétique, relationnel et langagier. L’autonomie implique la
reconnaissance de ces trois dimensions constitutives de l’être humain qu’il ne s’est pas donné
tout seul. D’où l’affirmation de J.-F. Malherbe : si l’autonomie de l’autre me concerne, c’est
parce que l’autonomie de l’autre est la condition de possibilité de ma propre autonomie » (p.
50).

Cela signifie que si ce principe d’autonomie nous constitue en tant qu’être humain, la bioéthique
se doit de le préserver, et donc avec lui ses trois dimensions constitutives, dans les diverses
situations auxquelles elle sera confrontée. Pour faire comprendre cet « impératif » de
l’autonomie, il est possible de le formuler ainsi : « si tous les hommes faisaient ce que je fais,
aboutirait-on à la violence généralisée ou bien à la promotion de chaque personne dans ce
qu’elle a d’unique ? »6.

Cette reconnaissance de l’autonomie de l’autre, qui conditionne la mienne, trouve son


expression en trois interdits fondamentaux : celui de l’homicide, celui de l’inceste7, et l’interdit
du mensonge. En d’autres termes, si mon humanité est conditionnée par celle d’autrui (c’est lui
qui me donne d’une certaine manière d’être et de vivre), je ne peux mettre fin à sa vie (interdit
du meurtre), je ne peux être lui-même ou fusionner avec lui (interdit de l’inceste), je ne peux
lui mentir (interdit du mensonge). Et ce sont là aussi trois conditions indispensables au dialogue.

En même temps, le dialogue serait impossible si trois autres conditions, qui répondent aux trois
interdits, n’étaient pas réalisées. L’interdit de l’homicide ne pourrait en effet structurer la
présence des interlocuteurs si ces derniers n’assumaient pas leur propre solitude. « Reconnaître

5
Pour ce qui suit, voir J.-F. Malherbe, Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique
clinique, Montréal, Fides, 2007, p. 50 et suivantes.
6
X. Thévenot, Une éthique au risque de l’Evangile, Paris, DDB/Cerf, 1993, p. 36.
7
L’inceste est à comprendre ici dans le sens éthique ; c’est la négation de l’autre comme sujet : « L’interdit de
l’inceste, c’est l’interdit de considérer l’autre comme une partie de moi-même, l’interdit de considérer de le
phagocyter, l’interdit de le fondre en moi comme un simple prolongement de mon être », in J.-F. Malherbe,
Sujet de vie ou objet de soins ? Introduction à la pratique de l’éthique clinique, Montréal, Fides, 2007, p. 53.
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la présence de l’autre, respecter son existence, c’est aussi découvrir que je suis seul à être moi-
même, que nul corps ne peut prendre la place du mien, que nul autre ne vit ma propre destinée,
que, dans le dialogue, je suis seul à pouvoir dire ‘je’ à bon droit en mon propre nom » (p. 54-
55). La solitude n’est pas l’isolement, mais cette donnée fondamentale de notre existence qui
nous empêche de nous mettre vraiment à la place de l’autre. Ce qui ne signifie pas non plus que
nous ne sommes pas capables d’une réelle proximité avec l’autre !

L’interdit de l’inceste ne pourrait aussi structurer la relation à l’autre que si chacun des
interlocuteurs peut assumer sa propre solitude. « Reconnaître la différence d’autrui, c’est
accepter que l’autrui soit ce que je ne suis pas, c’est-à-dire que ne pas être tout ce que je puis
désirer être (…) je ne pourrais pas reconnaître la différence qui me distingue d’autrui si je
n’acceptais pas ma contingence, mon enracinement particulier dans le monde, dans l’histoire
et la culture » (p. 55).

L’interdit du mensonge ne peut structurer l’équivalence mutuelle des interlocuteurs que par la
prise en charge par chacun d’eux de sa propre incertitude. « Si les images que je puis me faire
d’autrui et de moi-même pouvaient être vraies, si je pouvais cerner autrui et moi-même dans
une certitude absolue, comment pourrais-je accepter qu’autrui et moi soyons équivalents ? Ne
prétendrais-je pas à la supériorité de mes images sur les siennes ? Et ne partagerait-il pas pour
sa propre part la certitude symétrique ? Assumer sa propre incertitude, dans et par le dialogue
avec autrui, c’est respecter l’interdit des images (qui sont toujours fausses), c’est cultiver notre
équivalence morale » (p. 56). L’incertitude vient aussi du fait de devoir faire des choix. Et même
si j’ai de bonnes raisons de faire tels choix, des doutes subsisteront toujours.

« C’est par le travail d’assomption de notre condition humaine (caractérisée par la


solitude, la finitude et l’incertitude), que nous effectuons dans et par le dialogue avec
autrui, que nous reconnaissons notre présence, notre différence et notre équivalence
mutuelle en les structurant à l’aide des interdits de l’homicide, de l’inceste et du
mensonge » (p. 56-57).

Le but de ce travail, « qui est en définitive le seul et unique labeur qui façonne les êtres humains
en êtres davantage autonomes, c’est précisément que les humains deviennent plus humains (…)
Devenir plus humain, c’est incarner dans le dialogue avec autrui les trois valeurs essentielles
dont la poursuite constitue la clé du vrai dialogue » (p. 57).

Ce dialogue ne peut être possible que si les interlocuteurs se reconnaissent comme solidaires
dans leur destinée ; que s’ils cultivent la dignité, une attitude qui consiste à se considérer soi-
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même avec justesse (l’humilité, vertu à cultiver…) ; et le dialogue ne peut avoir lieu que si les
interlocuteurs sont libres : « Comment, en effet, nous dépendrions-nous des images toujours
fausses dans lesquelles nous nous emprisonnons si nous n’étions pas libres de nous laisser
questionner par autrui ou de refuser sa mise en question à propos de nos ‘certitudes’ ? » (p. 58).

Ces éléments constitutifs de l’autonomie réciproque peuvent être rassemblés dans le tableau
suivant.

L’autonomie réciproque

Reconnaître Respecter Assumer Cultiver


la présence l’interdit du meurtre sa solitude la solidarité
la différence l’interdit de l’inceste sa finitude la dignité
l’équivalence l’interdit du mensonge son incertitude la liberté

Ce tableau est d’usage didactique et ne doit pas être conçu de manière rigide ; il fait apparaître
autrement ce qui est contenu dans les trois interdits fondamentaux (que certains philosophes
comme E. Levinas ramène à un seul : l’interdit du meurtre).

Conséquences pour une démarche bioéthique :

L’attitude « prudentielle » à exercer dans les diverses situations vécues dans le domaine
bioéthique (mais aussi humain au sens large…) consiste alors à se demander comment ces
différents aspects peuvent être reconnus, respectés, assumés et cultivés. Cette loi profonde que
nous reconnaissons en nous et dans le dialogue avec autrui consiste à reconnaître la présence,
la différence, l’équivalence d’autrui ; à respecter les interdits du meurtre, de l’inceste, du
mensonge ; à assumer ma solitude, ma finitude, mon incertitude ; à cultiver les valeurs de
solidarité, de dignité, de liberté. Ainsi s’expriment les conditions de possibilité de notre
existence, en tant qu’humanité, comme individus singuliers (ce que je suis profondément et
réellement) et comme communautés ou collectivités.

A préciser aussi qu’à lire ainsi le principe de l’autonomie, celui peut fonctionner comme aide à
la décision éthique, comme « outil » pour interpréter et lire une situation. Il s’agit d’un outil,
d’une aide, d’un phare, et non d’une norme qui dicterait unilatéralement ce qu’il convient de

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faire. C’est un critère de discernement permettant de déployer la problématique en jeu dans ses
différents registres.

9. Le rôle du christianisme

Signalons tout d’abord que l’intérêt porté aux personnes malades remonte aux origines mêmes
du christianisme. L’exemple de Jésus est particulièrement éloquent à ce niveau-là, ainsi que
les versets dans l’évangile de Matthieu 25,35-40 : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à
manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ;
nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi’.
Alors les justes lui répondront : ‘Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te
nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te
recueillir, nu et de te vêtir ? Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir
à toi ?’. Et le roi leur répondra : ‘En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait
à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! ».

Ainsi assiste-t-on à partir du IVème siècle à la fondation d’hospices, d’hôtels-Dieu, et d’autres


institutions pratiquant l’hospitalité envers les pauvres malades et d’autres personnes en situation
de précarité. Ce n’était pas au départ uniquement des religieux ou des professionnels, mais des
croyants qui prenaient au sérieux les exigences de la compassion et de la justice. Reconnaître
dans ceux et celles qu’ils soignaient des frères et sœurs du Christ (Mt 25,40). Reconnaître ainsi
leur dignité, inaliénable, quelles que soient leurs conditions humaines et matérielles. Tout ce
mouvement gagnera au fil du temps en organisation et spécialisation.

Mais il reste que la reconnaissance de la dignité des personnes souffrantes et malades, le devoir
de solidarité avec elles, la présence d’une approche globale dans le soin, sont là des principes
qui sont encore des valeurs fondamentales pour l’exercice de la santé. Et si divers courants
philosophiques et éthiques ont contribué à les ancrer et diffuser dans la culture occidentale, leur
origine est très certainement à chercher dans la tradition chrétienne, dans l’action de croyants
dès les premiers siècles de notre ère. Tout cela associé au serment d’Hippocrate.

L’histoire montre l’implication et l’intrication entre l’engagement de croyants, de théologiens,


de philosophes chrétiens, etc. pour réfléchir aux questions posées par le développement de la
médecine. Par exemple, au sein de l’Eglise catholique apparaissent de célèbres revues comme
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le Linacre Quartely (dès 1932 aux USA), ou les Cahiers Laennec (1934 en France), Arzt und
Christ (en Autriche en 1955). Dans la seconde moitié du XXème siècle se développent nombre
de réseaux entre médecins et théologiens moralistes. Ce qui explique des prises de position très
informées du pape Pie XII entre 1954 et 1958 sur la recherche médicale, l’accouchement sans
douleur, le prélèvement de tissus et d’organes, les narcotiques en fin de vie, etc.

Plusieurs instituts de bioéthique se créent dans les années 1970 et 1980, dont plusieurs sont
rattachés à une confession religieuse. De grands centres aux USA, comme le Hastings Center
et le Kennedy Institute ont été fondés en 1969 et 1971 par des catholiques qui ont choisi de
récuser toute dénomination confessionnelle.

Donc, la présence de chrétiens dans ces questions est importante, même s’il y a des divergences
dans les options prises… Et cela renvoie à la question de l’apport des convictions croyantes
dans l’espace éthique et public, plus largement.

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