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Traité de mise en scène

Méthode des actions scéniques paradoxales


Collection Univers Théâtral
dirigée par Anne-Marie GREEN

On parle souvent de « crise de théâtre », pourtant le théâtre est


un secteur culturel contemporain vivant qui provoque interrogation
et réflexion. La collection Univers Théâtral est créée pour donner
la parole à tous ceux qui produisent des études tant d'analyse que
de synthèse concernant le domaine théâtral.
Ainsi la collection Univers Théâtral entend proposer un
panorama de la recherche actuelle et promouvoir la diversité des
approches et des méthodes. Les lecteurs pourront cerner au plus
près les différents aspects qui construisent l'ensemble des faits
théâtraux contemporains ou historiquement marqués.

Déjà parus

Sarah MENEGHELLO, Le théâtre d'appartement, 1999.


Françoise QUILLET, L'Orient au Théâtre du Soleil, 1999.
Pierre-Étienne HEYMANN, Regards sur les mutations du théâtre
public (1968-1998), 2000.
Yannick BUTEL, Essai sur la présence au théâtre, l'effet de cerne,
2000.
Bernard JOLIBERT, La commedia dell'arte et son influence en
France du xvr au XVIIr siècle, 2000.
Dusan Szabo

Traité de mise en scène

Méthode des actions scéniques paradoxales

Préface de Robert Abirached

L'Harmattan L'Harmattan Inc. L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia


5-7, rue de l'École-Polytechnique 55, rue Saint-Jacques Hargita u. 3 Via Bava, 37
75005 Paris Montréal (Qc) CANADA 1026 Budapest I0214 Torino
FRANCE H2Y lK9 HONGRIE ITALIE
@L'Hannatlan,2001
ISBN: 2-7475-1131-6
Préface

Pris dans la tourmente de Sarajevo, où il fut


personnellement soumis à toutes sortes de menaces et de pressions,
Dusan Szabo a dû quitter son pays treize mois après le
déclenchement des violences en laissant derrière lui une carrière
brillamment entamée au théâtre, au cinéma et à la télévision. Né en
1951 à Novi Sad, diplômé en mise en scène par la Faculté d'art
dramatique de Belgrade, puis par l'illustre GITIS de Leningrad, où
il a complété sa formation auprès de Georgi Tovstonogov, Dusan
Szabo a déjà à son actif une importante filmographie, de
nombreuses mises en scènes théâtrales et télévisuelles, ainsi que
cinq ou six écrits remarqués, lorsqu'il arrive en France en 1993,
dans un pays dont il ignore la langue et où personne ne le connaît.
Bénéficiant du statut de réfugié politique, il a conscience qu'il lui
faut refaire toutes ses preuves et réaffirmer son identité d'holl1nle
et d'artiste dans le monde nouveau où il est entré.
Après avoir acquis une bonne maîtrise du français, qui lui
permet de trouver un travail de journaliste à Radio France
Internationale et de chef d'édition à TV5, Dusan Szabo s'inscrit en
1996 à J'université de Paris X - Nanterre, où j'ai eu le plaisir de
diriger ses travaux en DEA, puis en doctorat. Conformément à sa
vocation initiale, il a alors rédigé une thèse, soutenue en juin 2000
et reprise pour J'essentiel dans le présent ouvrage, beaucoup moins
nourrie d'érudition que d'expérience v~cue et bien plus tournée
vers la pratique de la scène que vers l'histoire du théâtre. Comme
l'a noté Denis Guenoun, Dusan Szabo, ce faisant, nous « introduit
dans un systèlne de références, plus: dans un mode de pensée,
dans un univers n1ental qui est bien loin des habitudes françaises, et
il faut lui savoir gré de nous inviter à cette ouverture».
Tel est bien le premier tnérite de cet ouvrage: sa tournure,
parce qu'elle a de quoi dépayser le lecteur français, oblige celui-ci
à quitter les sentiers qu'il fréquente d'ordinaire, pour regarder d'un
point de vue nouveau le théâtre et ses modalités d'apprentissage; il
est ainsi invité à faire son profit d'une méthode qui ne dissitnule ni
sa visée didactique ni son penchant pour l'élaboration de préceptes
propres à s'inscrire dans un système. La question ici posée a en
effet longtemps été éludée en France, où elle n'est à l'ordre du jour
depuis deux ou trois ans: que faut-il savoir de la mise en scène
pour l'apprendre et la pratiquer? Et COllllllenttranSlnettre un art
qui est en même temps un métier? Le livre de Dusan Szabo vient à
point, me sen1ble-t-il, pour aliInenter une réflexion aujourd'hui
ouverte au Conservatoire et en d'autres lieux.
En s'interrogeant sur les deux écritures théâtrale et
scénique et sur la manière dont on va d'un texte à son inscription
dans l'espace, Dusan Szabo montre que le théâtre se nourrit sur la
scène d'actions spécifiques qu'il qualifie de paradoxales, parce
qu'elles sont distinctes à la fois des actions physiques produites par
l'acteur et des actions dralnatiques prévues par l'écrivain: elles
suscitent des événelnents particuliers, car elles sont dotées d'une
valeur intrinsèque et d'une logique propre. Tout le langage
scénique peut être gouverné à partir de cette détnarche première,
qui stipule que le théâtre ne renvoie qu'à lui-même: c'est sur cette
base que Dusan Szabo propose de redéfinir les principaux concepts
(action, conflit, personnage) et les composants concrets du travail
théâtral (scénographie, costume, etc.), puisqu'il revient au lnetteur
en scène de conférer sens et émotion à ce qu'il montre, une fois
adtuis que tout pour lui est signe et personnage (y cOlnpris les
objets, la musique, etc.) et que tout son art consiste à mettre en
rapport tous ces élén1ents entre eux et à orchestrer leurs liaisons
invisibles.

6
Ainsi ce livre, modeste d'apparence, a la double ambition
de définir les éléments constitutifs de la mise en scène considérée
comme un objet de savoir, et de proposer les linéatnents d'une
méthode d'apprentissage et de transmission de ce savoir. Il
emprunte pour ce faire la forme toute simple d'un manuel dont les
définitions et les exercices nle paraissent pour le moins stimulants ~
ils sont de nature, en tout cas, à contribuer à l' établisselnent d'une
didactique de la scène qui se cherche encore, bien qu'on en
ressente de plus en plus conlmunétnent l'utilité.

Robert Abirached

7
Lorsque l'eau se trouble à l'elnbouchure
Ji tel point que tu ne peux plus distinguer
ni le poisson ni le lit sableux
Pars à contre courant jusqu'à la source
Tout en restant attentif èt ne pas eJnporter
le limon de l'embouchure sur tes pieds
et à ne pas troubler let clarté de la source.

(Thou Litze, 200 ans avo J-C.)

Introduction

Lorsqu'on a décidé de redéfinir des principaux éléments


du langage de la mise en scène, l'idée était que cela soit fait du
point de vue de la mise en scène et en fonction de son
apprentissage. Les notions communes à la dran1aturgie et au
domaine du théâtre ne servent pas le mên1e but dans le processus
du travail sur un spectacle dramatique. Elles n'ont d'ailleurs pas la
même signification. Afin de pouvoir les appliquer, le metteur en
scène doit leur trouver un substitut ou leur donner un sens propre à
la mise en scène. Le metteur en scène, par exen1ple, n'explique pas
le conflit à l'acteur~ il fournit à l'acteur des actions scéniques leur
correspondant. Il ne dit jamais: «Mets-toi en conflit' ». Afin de
parvenir à ce même résultat, il doit rechercher des actions
scéniques qui ne ressemblent pas au conflit n1ais qui portent dans
leur ensemble la signification du conflit. Voici déjà un paradoxe à
l'œuvre.
En parcourant la littérature qui pourrait servir notre
objectif, il est apparu nécessaire de préciser la signification, pour la
mise en scène, de tous ses élén1ents, puis de les coordonner de
manière générative à l'intérieur de son langage. L'usage de la
notion d'action n'est pas le même pour un metteur en scène, pour
un dramaturge, pour un écrivain, pour un historien et enfin pour un
spécialiste de l'esthétique théâtrale. L'organisation dominante nous
vient principalement de la dran1aturgie. Ainsi, certains élélllents
requièrent par rapport aux autres une contextualisation différente
(l'événement, le conflit, la scène), certains requièrent un sens
différent par rapport au sens existant (l'action proposée de la scène
et l'action scénique), tandis que certains objectifs du metteur en
scène demandent l'introduction de nouveaux éléments (le principe
sumatraïste, l'attribution de la fonction du personnage à la
scénographie, au costull1e, à la musique, etc.).
Notre travail a cherché sa propre forIne dans un lien de
coordination solide entre les éléments de la 111iseen scène. Il ne
serait pas opportun de les redéfinir, élément par élément, et de les
classifier, par ordre alphabétique. Il existe entre eux un fort lien
génératif. Si le langage de la mise en scène est universel, une
111éthodeest valable pour tous les exelTIples que nous connaissons
ou que nous ignorons. Elle vaut même pour ceux qui n'existent pas
encore et qui sont à venir. Nous nous sommes appuyé sur la
logique: s'en tenir aux phases du travail du metteur en scène et
redéfinir intégralement les élélnents en fonction de leur
ordonnancement génératif. De cette manière, quel que soit
l'élément de la mise en scène à partir duquel commencerait le
travail du metteur en scène, il embrassera également tous les autres
éléments du langage. Le metteur en scène peut partir d'une scène,
d'un costume ou d'une réplique, mais il sera contraint dans le
processus de son travail de coordonner systématiquement le thème
de la pièce, l'idée principale, ainsi que le style et le genre de
l'événement scénique, l'objectif du personnage, les caractères des
personnages, etc. Pourtant, mêlne dans ce choix, un piège était à
éviter: quels exemples fallait-il prendre?
L'exigence que nous nous SOlTIlneSin1posée présupposait
que ce qui est valable pour le travail du metteur en scène sur une
pièce de Sophocle, de Corneille ou de Shakespeare doit l'être
également pour une pièce de Tchekhov ou de Beckett. Le langage
de la mise en scène est donc indifférent aux époques, à la
dramaturgie aristotélicienne ou non aristotélicienne. Il s'est imposé
naturellen1ent que le choix des différents exelnples en1piriques
aboutisse soit à la première soit à la deuxième école. Soit nous
choisirions ceux des exemples qui confirment notre méthode, soit
nous réduirions celle-ci au nOlnbre litnité des exemples considérés.

10
Ces derniers doivent ainsi correspondre à des modèles. Nous
devons donc les inventer, puisqu'ils n'appartiennent à aucun auteur
particulier. De plus, la modestie de l'auteur qui les invente étant
prise en compte (et afin de préserver les pièces choisies des visions
personnelles de la mise en scène), plusieurs exemples différents
seront donnés pour chaque modèle.
C'est ainsi que le travail lui-même commence à prendre
forme. Pour nous faciliter la tâche, nous sommes parti tout d'abord
à la recherche des ouvrages abordant ce thèn1e sous le même angle
d'approche. Nous avons tout juste pu retenir trois auteurs
représentatifs, n'étant plus en vie, qui ont essayé de donner corps
au travail de metteur en scène appliqué à eux-n1êlnes, au texte et à
ceux qui collaborent à la réalisation d'une pièce sous forIne d'une
présentation du langage de la mise en scène1. Il s'agit de H. Klajn2,
H. Cluffi1an3 et G. Tovstonogov4. Leurs livres nous ont servi de
repère, même lorsque nous n'étions pas d'accord avec leurs
auteurs. Dans l'introduction de son livre, Clurman va jusqu'à
avancer: « Il y a plusieurs raisons pour le titre présolnptueux de ce
livre. Je ne voulais pas l'appeler L'Art de la mise en scène car le
fait de commencer avec un tel titre peut nous mener à penser qu'il
n'y a qu'un seul art de la mise en scène, une seule méthode, une
seule façon.» L'art de la mise en scène n'est qu'un, il est une
activité unique, ses méthodes pouvant être différentes et
innombrables. Ces trois auteurs ont évité, par prudence, en se
basant principalement sur leurs propres expériences, d'en1ployer le
terme de 111anueI,ou de traité, et cela bien que leurs livres aient pris
la forme de traités. Renonçant à introduire dans ce travail notre
propre expérience de Inetteur en scène et décidant de nous servir
uniquement des exemples modèles -
appliqués aux pièces qui
-
« embrassent» toutes les époques du théâtre nous nous SOl11111es
1 Nous avons consulté un grand nOlnbre de livres qui exposent les problètnes
auxquels se heurtent les metteurs en scène, tnais qui n'ont pas pour but la
systématisation du langage de la lnise en scène.
2 H. KLAJN, OsltoVIli proble",i rezye, Beograd, II izdanje, Univerzitet ulnetnosti,
1979.
3 H. CLURMAN, 011 Directillg, Collier books, New York A Division of
MaclnilIan Publishing Co., 1974.
4 G.A. TOVSTONOGOV, Zerka/o .fce"i, Letùngrad, Iskusstvo, 1980.

Il
trouvés privés d'un choix facile. L'intention initiale de spécifier
l'emploi que fait le metteur en scène des éléments du langage de la
mise en scène conduisait, tnalgré nous, vers la fonne d'un traité
pour l'apprentissage de la mise en scène.
Ayant conçu notre travail comme un traité du point de
vue de la méthode des actions scéniques paradoxales, il est
possible que nous puissions être, pour certains, à l'origine d'un
doute. La méthode proposée n'est notamn1ent pas une certaine
vision personnelle de l'auteur de la pédagogie du langage de cet
art*. Nous sommes parvenu à la méthode des actions scéniques
paradoxales après le constat que, dans toutes les méthodes de mise
en scène, existe un principe de paradoxe qui s'est révélé comme
élémentaire et en Inême telnps universel. C'est cette méthode,
valable pour l'apprentissage de tous les types de mise en scène, qui
est proposée en conséquence. Initialelnent, nous hésitions à lui
donner le nonl de système. Le système oblige les utilisateurs à une
application identique ~une méthode est utilisée par tous de façon
différente.
La question qui se posait égalen1ent concernait l'objectif
même, à l'heure actuelle, d'un traité de l'ait de la mise en scène.
Ceux qui ont du talent n'en ont pas besoin. À ceux qui n'en ont
pas, il ne sera d'aucun secours. Les longues expérin1entations de
mise en scène appliquée à une représentation que Meyerhold,
Stanislavski, Brecht, Copeau, etc., ont pu se pertnettre, ne sont plus
aujourd'hui accessibles, dans la tnême 111eSUre, aux jeunes 111etteurs
en scène. La mise en scène a dépassé sa période pionnière.
L'appréhension de la mise en scène en tant que profession,
occupant une place à part sur le marché, s'est cristallisée
aujourd'hui à tel point que la mise ~ll point de certains raccourcis
dans l'apprentissage s'impose. Par conséquent, un traité n'a pas
pour but de s'occuper de la question du talent du professeur ou de
l'étudiant, mais de fournir des connaissances de base
indispensables pour satisfaire tout ce qui est nécessaire à l'exercice
de l'art de la n1ise en scène. La mise en scène a, au cours des
den1ières décennies, mûri et atteint un tel degré de conscience

* L'art on n'apprend pas ~on apprend uniqueluent son langage.

12
d'elle-mên1e que perdre son ten1ps en tant qu'autodidacte n'est
plus souhaitable *. De là s'impose le traité: à ceux qui savent, il
pern1ettra de confirmer une fois de plus ce qu'ils savent ~ à ceux
qui manquent de connaissances, il aidera à cOlnbler ce manque; à
ceux qui débutent et ignorent encore beaucoup de choses, il aidera
à raccourcir le processus de l'apprentissage.
Il faut se débarrasser des préjugés selon lesquels un traité
- donc un ensemble de règles, de contraintes, donc « l'ennemi» de
la liberté artistique - sert à entraver 1'i~agination de quelqu'un. Il
ne sert qu'à discipliner celle-ci afin de la libérer réellement. À la
base de la mise en scène se trouve un art qui exige la connaissance
du lnétier afin que l'art véritable apparaisse. Aujourd'hui, un
metteur en scène instruit doit au moins pouvoir satisfaire au I1létier,
c'est-à-dire à la n1aîtrise dont se sert le langage de la nlise en scène.
On reconnaît l'œuvre d'un maître non par l'absence de vision
authentique de l'auteur (quelqu'un l'a, quelque part, déjà, autrefois,
fait ainsi), mais par la perfection de l'articulation de tous les
éléments du langage de la mise en scène dans une représentation.
Nous reconnaissons l'artiste par l'articulation authentique des
élénlents dans un spectacle.
Le nlettenr en scène se doit de comnluniquer avec tous
ceux qui collaborent à la réalisation de la représentation en utilisant
le même langage s'il veut que, à partir de cc qu'il a conçu dans sa
pensée, tous parviennent à un résultat unique. Le traité est une
grammaire qui nous aide à nous comprendre ~à nous y tenir, et si
nous nous en éloignons, à savoir pourquoi nous le faisons. Nous
pouvons blâmer la rigueur de la grammaire, mais uniquement en
restant intelligible. S'opposer à la grammaire est indispensable
aussi longtemps que cela sert à la compréhension. Et c'est
uniquement de cette façon que nous pouvons espérer produire, de
spectacle en spectacle, de répétition en répétition, un résultat
unique de l'ensen1ble.

* Les autodidactes très souvent ne sont pas sans talent ~le plus souvent ils ne sont
que Ina} orientés.

13
Bien évidelnment ce travail n'est qu'une des méthodes
possibles d'apprentissage du langage de l'art de la mise en scène.
Ceux qui s'y opposeront parviendront peut-être à des solutions
encore plus approfondies et satisfaisantes. Nous ne pouvons que
nous en réjouir avance.

14
Franchir les obstacles

COlnlnent présenter et/ou enseigner le langage de la mise


en scène? Cette question présuppose que l'on sache ce qu'est la
mise en scène: l'art de la création d'une représentation théâtrale.
Mais si nous cherchons à savoir de quoi est fait l'art de la création
de la représentation théâtrale, les réponses C011Imencentà prendre
des contours 11Ioinsprécis. Pour transmettre la connaissance de la
nlise en scène, une définition claire de cette profession, fût-elle
seulelnent opérationnelle, est nécessaire. Les dictionnaires et les
encyclopédies ne nous diront rien de plus. Les doculllents
administratifs font preuve des mêmes lacunes. Afin qu'il nous soit
possible de pénétrer ces définitions, il est indispensable de poser
tout d'abord la question suivante: en quoi la luise en scène est-elle
un art ? Autrement dit: qu'est-ce qui fait qu'une lnise en scène soit
précisé11Ient« la » luise en scène? Sans élaboration d'une réponse
à cette question, on ne peut parler d'enseignel11ent et/ou
d'apprentissage du langage de la nlise en scène5. Pour une
pédagogie véritable de la profession de nletteur en scène, il
manque la cristallisation des notions d'un savoir spécifique et
circonscrit dont les éléments définissent les 11loyens(les outils) qui,
appliqués au matériau dralnatique (1' objet), réalisent la
représentation dramatique (le résultat). Dans la luise en scène, tout
comme, d'ailleurs, dans d'autres domaines de la création, il existe

5 Au sujet d'une Ellqllête allolly",e ,Yllr la ,,,ise ell scène t'lie par ,yes pratiquallts,
voir Renlarqlles et conl1nentaires., p. 196.
certains éléments stables que tous les luetteurs en scène appliquent
lors de la création d'un spectacle dramatique, sans lesquels il n'y a
pas de mise en scène, et que nous pouvons appeler « le contenu
minimal commun» (le plus petit dénominateur conlmun) de toutes
les représentations dramatiques. Tout le reste peut être rejeté dans
les poétiques et les goûts personnels. Ou pour Robert Lewis6, il
existe une grammaire qui sert à développer la technique de la luise
en scène avec des éléments qui sont utiles pour n'importe quel
style théâtral. La transmission d'une expérience personnelle, de
génération en génération, est aujourd'hui, à l'époque des nouveaux
médias et des technologies, dépassée. Cette forme de transmission
du savoir tient davantage au caractère fortuit et arbitraire dans
l'évolution professionnelle d'un enseignant/metteur en scène
particulier qu'à l'élaboration systématique de l'essence luême de
cette profession.
Déjà en 1921 A. Taïrov écrit dans ses Notes du metteur
en scène, sous le titre grandiloquent de «Dilettantislue et
maîtrise»: «Si vous désirez jouer correctement du piano, on
considère comme normal que vous deviez vous exercer
quotidiennen1ent pendant quasiment dix ans sans qu'il vous vienne
à l'esprit de vous présenter à un concert; un effort immense est
nécessaire, des études préparatoires et des exercices, afin que le
désir flou et une volonté pure se transforluent en une Inaîtrise
véritable» 7. Un minimum de connaissances présuppose
l'élaboration du traité, d'une lnéthode (représentation cohérente,
substantielle, des principaux éléments de la profession elle-n1ême).
Un futur metteur en scène n'aura aucune garantie pour
l'apprentissage du langage de son métier s'il ne s'appuie que sur
l'expérience des autres, sur des documents et descriptions (par
aiIIeurs nOlnbreux), et s'il ne s'approprie auparavant la maîtrise du
fondement systématique du langage de la mise en scène dans son
ensemble8. Quelqu'un peut apprendre à extraire une racine carrée

6 Robert Lewis pense en premier lieu à la technique du jeu d'acteur dans le texte ~
voir R. LEWIS, UII {[ellli-siècle ([ails le théâtre allléricaill in Bouffoneries N°
18/19, France 1989.
7 A. TAÏROV, Notes of a Director, Florida, University ofMialni, 1969.
8 Les « méthodes» les plus courantes de la tral1sn1ission/apprentissage du savoir

16
en mathématiques à l'aide de tables logarithlniques. Sans une
connaissance préalable des n1athématiques d'Euclide et des
différentielles infinitésitnales, il ne saura pas néanmoins ce que
sont les mathén1atiques. G. Tovstonogov répétait à chaque nouvel1e
génération d'étudiants en mise en scène que l'on n'apprend pas le
résultat mais le processus *.
Nous avons donc devant nous une tâche précise: isoler,
systématiser et définir les principaux élén1ents du langage de la
mise en scène comme étant indispensables et nécessaires dans leurs
actions mutuelles à travers le processus. Sans eux l'art de la 111ise
en scène ne pourrait même pas exister comme activité autonome.
Ce n'est que lorsque nous aurons distingué ces éléments
fondalnentaux et les rapports qu'ils entretiennent mutuellement -
tout en respectant le principe selon lequel l'apprentissage de la
mise en scène se transmet indépendalnment de la poétique
personnelle du metteur en scène/enseignant - que nous disposerons
des critères nécessaires à un apprentissage 111éthodique,à une n1ise
en scène et un jugement sur la ll1iseen scène.
Mais avant de répondre à la question « qu'est-ce que la
luise en scène », tâchons d'élucider deux hypothèses
communéluent admises.

existent sous tonne de contèssions (voir quelques difficultés typiques autour des
Quelques tl,éories ",odèles (le la ",ise ell scèlle, écrites par le..f ",ettellrs ell
scèlle, dans Renlarques et conlmentaires, p.197), recueils d'écrits, joun1aux
intinles de luetteurs en scène autour de leur travail de répétitions ou/et de leur
représentations ~de souvenirs d'acteurs, de lew"s tétuoignages et descriptions de
travaux avec des Inetteurs en scène~ de jugeJnents de valeur énoncés par des
critiques ~ de classifications des théoriciens ~ de reconstructions de fragJnents
lTIonographiques ~de croquis fàits par des Juetteurs en scène, de Inaquettes et de
photographies. . .
G.A. TOVSTONOGOV enseigna la luise en scène pendant plusieurs décelu1.Îesà
l'Université GITIS à Leningrad (atyourd'hui Saint-Pétersbourg).

17
~

'
L'Approche des hypothèses en vigueur

Si nous avançons que la mise en scène est l'art de la


création des représentations théâtrales, la notion de représentation
théâtrale apparaît trop large puisqu'elle embrasse -l'expérience
nous le suggère - une grande diversité de types de représentations
scéniques: rituels et représentations sportives, cirque et
manifestations folkloriques, opéra, ballet, drame, « one man
show» et « happening », toutes formes supposant des mariages de
genre comme les représentations de Inusique conceptuelle ou les
choréo-drames. Nous voici contraints d'utiliser des critères afin de
nous aider à classifier, selon certains points comnluns, les
variations de la représentation scénique. Se signale, COlTIln e
premier critère de classification, l'objet de l'expression. Qu'est-ce
que les participants au spectacle maîtrisent ou bien que veulent-ils
montrer? Ainsi nous obtenons deux types de spectacles: A. de la
démonstration de la maîtrise de l'art et B. de l'art de
l'imagination.
A. Dans les représentations de la démonstration de la
maîtrise de l'art, les participants doivent prouver la tnême maîtrise
que leurs adversaires comme dans le cas du sport ~au cirque, les
participants démontrent la InaÎtrise de l'art de jouer avec les limites
des lois de la nature.

19
B. Dans les représentations de l'art de l'imagination
les participants deviennent des personnages dans le but d'introduire
le spectateur dans un univers itnaginé: leur art est uniquement
celui de la transformation.
Nous pouvons confirmer la distinction proposée par un
aperçu de la nature des règles du jeu. Dans le groupe A, les
exigences de la mise en scène n'existent pas. Des règles agonales
existent qui impose la forme et la dimension du terrain, les types
d'obstacles... Les règles sont toujours les mêmes et valables pour
tous les participants. Dans le groupe B, les règles du jeu sont
formulées en fonction de leur usage pour chaque spectacle. En
effet, les participants n'entrent pas en cOlnpétition entre eux ni
avec les lois de la nature. Comme à chaque fois on imagine de
nouvelles règles, quelqu'un doit agir comme metteur en scène.
Il se peut cependant que, pour les représentations de
l'imagination (groupe B), la mise en scène n'occupe pas une place
suffisante ou que sa nature s'avère différente. Nous sommes
contraints de procéder à une nouvelle classification qui, cette fois,
se rapportera aux moyens d'expression. Nouveau critère donc: de
quoi les participants se servent-ils en priorité pour s' expritner ?
Nous distinguons quatre types de spectacles: a) narratifi',
b) musicaux, c) dansés, et d) dralnatiques *.

Première hypothèse: la mise en scène est présente dans


toutes les représelltations théâtrales.

a) Les spectacles narratifs. Ils sont assurés


traditionnellement par les conteurs et les interprètes des contes, les
récitants, les pantomimes, etc. Aujourd'hui, Je théâtre d'acteur et
les interprètes de sketches en font partie. La nature même de la

* Nous acceptons la reInarque qui nous sera probablelnent adressée qu'entre ces
quatre catégories il existe des fonnes lnixtes de représentations (draIne avec chant,
musique avec danse, etc.). Nous isolons arbitrairelnellt des fonnes pures afin de
faire apparaître facilelnent celles qui sont nùxtes.

20
narration suppose que l'exécutant est un interlnédiaire qui illustre
l'histoire à l'aide du jeu dramatique ou qui en accompagne les
moments clés. Il est difficile de déterminer ici la place et la nature
de la mise en scène car la maîtrise du jeu de l'acteur est
prépondérant.
b) Les spectacles musicaux. Les rituels, les soirées
folkloriques, l'opéra, l'opérette, le music-hall: toutes les fOll11esau
service de la Inusique. Il existe quelques élélnents ruditnentaires de
I'histoire et du jeu dramatique - surtout dans l'opéra - mais dans la
représentation tout est envisagé scéniquement comme support de
l'effet musical exercé sur le spectateur. La place de la mise en
scène est ici également incertaine.
c) Les spectacles dansés. Les danses traditionnelles et
rituelles, le ballet. Les danses folkloriques n'ont pas de luise en
scène. Les figures se transnlettent de génération en génération
portant toujours les n1êmes significations. Le ballet, par contre
suppose un chorégraphe. C'est incontestablenlent lui - SUltoutdans
le ballet contemporain - qui remplit certains objectifs de la Inise en
scène.
d) Les spectacles dramatiques. Tragédie, c0l11édie,
drame, etc. Le l1l0yen principal de l'expression est l'action
dran1atique. Tout naît d'elle et s'y incanle. Aussi bien la pièce que
le jeu dramatique, la scénographie que la 111usique,les costumes
que l'éclairage, etc., fonctionnent autour d' elle. Voilà l'authentique
métier du metteur en scène: exprimer quelque chose en s'appuyant
sur J'action dramatique et adapter tous les éléments du spectacle en
fonction d'elle.
Nous nous attendons ici à la critique suivante: aussi bien
dans les spectacles narratifs, les spectacles musicaux que les
spectacles dansés, il existe une action dranlatique. Ce constat
résulte d'une confusion profondément ancrée. Les trois fornles
mentionnées elnploient l'action dratnatique C0l11111e support en
fonction de I 'histoire pour exprimer cette dernière sous forme
narrative, Inusicale ou dansée: Elles n'ont pas pOlirbut l'expression
dralnatique elle-même. Les spectacles dramatiques, au contraire,
visent la création de l'action dramatique (laquelle peut se servir
aussi bien de la narration, de la danse que de la musique). Ici, il

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s'agit de la différence entre « dramatique» au sens de forme
théâtrale, et « dramatique» au sens commun de grave, pénible:
tout ce qui est dramatique au sens grave et pénible ne doit pas être
dramatique au sens théâtral, mais tout ce qui est dramatique au sens
théâtral doit être dramatique au sens grave et pénible (même
lorsqu'il s'agit du risible comme dans le cas de la con1édie).
Confonnélnent à I'hypothèse selon laquelle la mise en
scène est le propre de toutes les représentations théâtrales, nous
nous trouvons confronté à un problème. En effet, dans les trois
premiers types de spectacles, le besoin existe de recourir à
quelques éléments de luise en scène alors que, dans le spectacle
dramatique, seule la mise en scène s'avère être une préoccupation à
part entière ayant un objet précis: elle n'y est employée ni en
fonction du jeu narratif, ni en fonction de la Iuusique, ni en
fonction de la danse. À l'inverse dans un spectacle dranlatique tous
trois se trouvent en fonction d'elle.
Nous dégageons trois possibilités:

1. Considérer qu'il existe plusieurs genres de mise en


scène ~
2. Diviser la mise en scène en deux types:
dramatique et non dranlatique ;
3. Considérer uniqueluent la lUIse en scène
dramatique conlme de la mise en scène.

1. L'idée de l'existence de plusieurs genres de mise


en scène est relativement répandue (la mise en scène théâtrale,
cinématographique, appliquée à l'opéra, à la télévision et à la
radio). Qu'ont-ils en commun? Dire que chaque média de masse a
sa propre nlise en scène n'est qu'une application de la notion de
mise en scène et non une désignation d'essence. Si la mise en
scène est une activité à part entière, unique, authentique et
d'ensemble - non fragmentaire -, elle doit avoir des bases
communes que l'on retrouve dans tous les médias. Pour l'instant,
nous ne voyons ici C0111mebase commune que l'action dramatique.
Plusieurs genres de nlise en scène se voient ainsi éliminés en tant
que possibilité. Les mises en scène théâtrales, cinélnatographiques

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ou télévisuelles se différencient du point de vue de la technique et
non par leurs objectifs principaux qui visent à construire l'action
dramatique.
2. Si la mise en scène est née de son rapport à l'action
dramatique, pour quelle raison faudrait-il prendre une forme non
dramatique quelconque pour une 111ise.en scène? C'est ainsi que
tout ce qui est non dramatique n'appartient pas à la mise en scène.
Il existe un théâtre non dramatique Inais il n'existe pas de mise en
scène non dran1atique.
3. De toute évidence, il nous faut adopter la troisiènle
possibilité. Il est incontestable que dans les spectacles non
dramatiques on retrouve un peu de mise en scène, ne serait-ce
qu'appliquée à des fragtnents. Mais pour qu'existe - au sens plein
de ce mot - la profession de metteur en scène ne peut se baser que
sur son intégralité et son indépendance.
Ainsi, sans l'action dramatique la mise en scène n'existe
pas. Dans une représentation dramatique tout est soumis à la
pensée dramatique. Le metteur en scène en porte entièren1ent la
charge. C'est lui qui la recherche dans une pièce ou dans n'impolie
quel autre matériau, la conçoit et lui donne une forme propre à
travers chaque représentation théâtrale. De là, lorsque nous nous
référerons, à partir de maintenant, à la notion de Inise en scène,
nous penserons exclusivement à la Inise en scène en tant
qu'activité de l'incarnation scénique de l'action dralnatique. Sans
cette dernière, la mise en scène n'existe pas. C'est pourquoi nous
proposons de distinguer dès à présent la mise en spectacle de la
lnise en scène9. Car la mise en scène ne correspond pas à une pure
disposition physique des éléments de la représentation sur la scène,

9
Il est question de la différence entre la nlise en scène et la 111iseen spectacle (la
mise en espace, la luise enforme, la nÜse en inlage, etc.). Le nletteur en scène se
charge de la prel11ière, le l11etteur en spectacle (en espace, en fomle, en irnage,
etc.) se charge de la seconde. Le prelnier s'occupe de l'action dratnatique tandis
que les autres se chargent de l'or~anisation de l'espace scénique, autrement dit de
l'arrangement de la scène. Au lSemesiècle, on se contentait de dire la nlise, écrit
A. Pieo-on dans Le tl,élitre, ses ,,,étier.~, SOil ltlllgage, Edition I-Iachette, coll.
« Classiques», 1994, p. 71.

23
où la scène est envisagée en tant qu'objet architectural, mais dans
la scène, oÙ la scène incan1e la plus petite unité dralnatique du
confli t.

Deuxième hypothèse: la mise en scène est présente


dans le théâtre dramatique depuis son apparition

Une des affirmations que l'on rencontre le plus souvent et


que le travail du metteur en scène a été, de temps en temps, assumé
par les écrivains eux-rnêlnes, par des producteurs ou par des
acteurs. Pourtant, dire que ces derniers portaient à la scène des
textes dralnatiques ne signifie pas encore qu'ils les mettaient
également en scène. Le fait est que la mise en scène en tant que
profession à part entière - et le metteur en scène en tant que
créateur autonolne - est apparu il y a deux siècles à peine. S'il est
vrai que la profession existait depuis la création du genre
dramatique, oÙ se cachait alors son représentant pendant presque
deux Inillénaires et delni ? Il ne semble pas logique qu'il n'ait pas
émergé plus tôt! Cela signifierait-il qu'il n'était pas nécessaire?
Pendant des siècles, sous la domination des pré-
aristotélisme, aristotélisme et pseudo-aristotélisme, les pièces sont
jouées, à chaque époque, selon les n1ên1esconventions scéniques.
Ce que nous appelons aujourd'hui la 111iseen scène est alors
codifiée et identique pour chaque pièce. Dans l'Antiquité, le
changement de décors s'effectue à l'aide de périactes (un prisme à
trois faces sur lesquelles étaient dessinés les décors, qui, pour
chaque changement de scène, tournait autour de son axe. Sa
fonction est de déterminer l'endroit oÙ se déroule l'action
scénique: une côte rocheuse, un endroit à proximité de la ville, une
montagne, etc.) ~ou à l'aide d'un eccyclème (plate-forme roulante
en bois ayant pour fonction de montrer, en le faisant pénétrer
bnltalement sur scène, ce qui se passe à l'intérieur du palais: les
scènes se déroulaient en alten1ance à l'extérieur et à l'intérieur)]o.
10Sur les autres IDoyens tecluuques ayant un sens convenu à l'avance conUDe le
sont deus ex nlachina, theologeioll, distegia, hronteion., keraul1askopeioll,

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