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HISTOIRE

DE LA
PEINTURE CHINOISE
ANNALES DU MUSÉE GUIMET
BIBLIOTHÈQUE D'ART — NOUVELLE SÉRIE : IV

HISTOIRE DES ARTS ANCIENS DE LA CHINE

HISTOIRE
DE LA

PEINTURE CHINOISE
PAR

OSVALD SIRÉN

II
L'EPOQUE SONG ET L'EPOQUE YUAN
AVEC I2Ô PLANCHES EN HÉLIOTYPIE

PARIS
LES ÉDITIONS D'ART ET D'HISTOIRE
3 ET 5, RUE DU PETIT-PONT (Ve)
19 35
CHAPITRE I

L'ÉPOQUE DES SONG SEPTENTRIONAUX

I. — LES ÉVÉNEMENTS POLITIQUES. LA PHILOSOPHIE D'ÉTAT CONFUCÉENNE


L'OPPOSITION DES TAOÏSTES

On admet généralement que la dynastie Song marque un point culminant


dans le développement de la peinture chinoise, et qu'elle ne fut pas moins brillante
dans la littérature, la philosophie, en un mot, dans toutes les formes de la culture
intellectuelle. Mais si l'on donne la palme aux arts de l'époque Song, à la peinture
notamment, c'est peut-être en partie parce que très peu d'œuvres des maîtres
T'ang et antérieurs nous sont parvenues; au contraire plusieurs peintres éminents
de l'époque Song se révèlent à nous dans des œuvres authentiques où leur génie
nous parle directement, où nous distinguons leur coup de pinceau et leurs modes
d'expression; ils sont à tous égards plus proches de nous que leurs prédécesseurs,
mais cela ne prouve pas qu'ils les aient dépassés.
La division de l'époque Song en deux parties de longueur sensiblement
égale : Song-septentrionale de 960 à 1126, et Song-méridionale de 1127 à 1279,
ne répond pas seulement à des vicissitudes politiques; la retraite du gouvernement
de K'ai-fong à Hang-tcheou, l'abandon de la Chine du Nord aux Tartares Kin
eurent des répercussions profondes sur la culture et les arts et entraînèrent un
changement de l'idéal esthétique et spirituel. Il convient de rappeler en deux mots
les principaux incidents de l'histoire contemporaine.
A peine le premier souverain T'ai Tsou (960-976) avait-il à nouveau unifié
et agrandi l'empire que ses voisins du nord l'attaquèrent : au lieu de leur résister
par la force, on voulut leur acheter la paix; pis encore, on s'avisa de s'allier avec
un ennemi pour en combattre un autre. Les principaux adversaires étaient les
Tongouses et les Tangoutes; plus tard ce furent les Mongols dont l'avalanche
emporta l'empire Kin des premiers, l'empire «Si Hia »(éphémère mais très étendu)
des seconds.Les guerres commencent à la fin du Xesiècle sous le deuxième empereur
Song, T'ai Tsong (976-998), et se poursuivent pendant le XIe siècle avec des
intervalles de paix où la Chine ne rétablit pas sa puissance, bien au contraire;
enfin en 1127 les Kin lui extorquent d'énormes sommes en or et en argent, de
vastes territoires, et emmènent en captivité toute la famille impériale et toute
la cour.
Les Chinois s'étant ralliés autour d'une nouvelle capitale, Hang-tcheou,
le deuxième acte se joue dans le Sud; il ne se fût pas terminé sur une nouvelle
catastrophe, si un ennemi encore plus redoutable n'était survenu. Les Kin, en
effet, s'étaient assez rapidement sinisés; dominant la Chine du Nord jusqu'aux
fleuves Houai et Han, ils n'étaient pas agressifs; leur gouvernement installé à
Yen-king (Pékin) était à peine moins chinois que celui de Hang-tcheou : les
fonctionnaires étaient chinois; usages, traditions, langue du pays, les envahisseurs
avaient tout adopté; l'art bouddhique connut sous leur protection une nouvelle
ère d'activité, Yen-king devint une vraie capitale. Mais la paix relative qui règne
depuis le traité de 1141 va être interrompue au début du XIIIe siècle par l'invasion
irrésistible des Mongols.
Tout en marchant à sa perte, la dynastie Song voit se développer des forces
créatrices aussi bien dans la philosophie, dans l'ordre politique et social que dans
la littérature et dans l'art. Parmi tant d'idées neuves, certaines survivront à la
dynastie et deviendront des facteurs importants dans l'évolution ultérieure de la
civilisation chinoise.
Le fondateur de la dynastie avait réformé l'administration en transférant
le pouvoir exécutif des militaires aux fonctionnaires civils qui l'ont gardé jusqu'à
nos jours. Les examens auxquels ces fonctionnaires devaient leur nomination
existaient depuis les Han, mais il était souvent arrivé qu'une tendance vers le
bouddhisme ou le taoïsme fût une meilleure recommandation que la connaissance
des classiques confucéens.
Or, au début de l'époque Song, le système des examens est ramené aux
principes confucéens les plus rigoureux; l'administration de l'Etat, la vie des
citoyens se règlent désormais sur les enseignements du grand Sage. L'instruction,
qui,avant tout, prépare lajeunesse aux examens officiels, est fondée sur les principes
de la piété filiale, sur l'obéissance absolue envers les supérieurs, sur la fidélité à
l'empereur, sur la vénération des traditions antiques. Il en résulte une forte réaction
de l'esprit national que les revers politiques n'affaiblissent en rien; tout au contraire
les Chinois paraissent avoir été piqués dans leur nationalisme à mesure qu'ils
devaient céder du territoire aux envahisseurs. Sans puissance d'expansion, sans
chefs politiques, ils se construisirent un monde à eux, parfait de haute culture,
de beauté esthétique, de netteté philosophique, mais enfermé dans les hauts
remparts du traditionnalisme et de l'orgueil national.
Les principaux représentants de ce nationalisme confucéen étaient des
personnages de bonne famille et de haute culture qui se distinguèrent non seulement
comme hommes d'Etat, mais aussi comme écrivains, comme poètes, comme
historiens. Ngeou-yang Sieou (1007-1072), par exemple, fut un brillant essayiste,
auteur (en collaboration avec Song K'i) de la « Nouvelle Histoire de la dynastie
T'ang »; Sseu-ma Kouang (1019-1086) jouit d'une grande célébrité de son temps
et auprès de la postérité, non pas tant pour son ministère que par son fameux
ouvrage, le T'ong kien (« Miroir de l'Histoire ») — titre que choisit l'empereur
au moment de sa publication (1084) parce que « contempler l'antiquité comme
dans un miroir est chose profitable à un bon gouvernement »; Sou Che ou Sou
Tong-p'o, le plus fameux de ces lettrés-hommes d'Etat, le type de « l'honnête
homme » chinois, excellent poète, peintre et calligraphe, et en même temps grand
politicien. Tous ces grands hommes furent quelque temps à la tête du gouvernement,
et tous durent se retirer pour une durée plus ou moins longue devant des adversaires
qu'inspiraient les idées taoïques, ou peut-être l'espoir d'imprimer à l'Etat des
tendances plus libérales. Ces mouvements d'opposition ne purent jamais triompher
définitivement, car le confucianisme avait des racines bien plus solides dans les
traditions et la mentalité des Chinois.
La tentative la plus remarquable qu'on ait dirigée contre les confucéistes
fut celle de Wang Ngan-che (1021-1086). Imbu lui aussi des classiques, dont il
avait fait une nouvelle édition « afin que le peuple pût saisir le sens véritable du
Canon », il utilisa son savoir pour l'édification d'une sorte de socialisme d'Etat dia-
métralement opposé aux doctrines du parti conservateur. Son idée directrice,
c'était que l'État devait assumer la direction totale du commerce, de l'industrie
et de l'agriculture afin de secourir les classes ouvrières et d'empêcher leur
écrasement par les riches (i). Il tenta également une réforme des examens :
il voulait exiger des candidats non pas tant les grâces du style que la connaissance
des questions pratiques. Ses théories étaient fort en avance sur son temps, et
assez apparentées à celles de quelques extrémistes du Kouo-min-tang actuel;
mais il lui manquait la compréhension des besoins réels de la population, base
essentielle de toute réforme durable. De sa nature il était têtu à l'extrême (comme
d'autres idéalistes du même type) et son aspect extérieur, ses vêtements négligés,
sa figure sale faisaient contraste avec la tenue des lettrés confucéens; il est clair
cependant qu'il resta en bons termes avec les artistes à tendances libérales, tels
que Mi Fei et Li Long-mien.
Mises en application sous Chen Tsong (1068-1085), les théories de Wang
Ngan-che provoquèrent le mécontentement général et un grand désordre dans
les finances publiques; quand l'empereur mourut, on rappela au pouvoir les
conservateurs. Sseu-ma Kouang fut chargé d'effacer les réformes malheureuses de
Wang Ngan-che, et son successeur dans cette tâche fut Sou Tong-p'o; comme
il avait une compréhension intime du peuple, de ses traditions, de ses traits
caractéristiques, il fut non moins apprécié comme ministre que comme écrivain
et critique d'art (2). Mais à l'avènement du jeune empereur TcheTsong(io86-noo),
(1) GOWEN et HALL, An Outline History of China, p. 142.
(2) Voici une parole de Sou Tong-p'o qui nous permet de deviner ses principes de gouvernement :
« Le bon gouvernement et la paix d'un pays dépendent entièrement de la liberté de communication
entre le souverain et les sujets. Aux époques de gouvernement idéal, le plus humble sujet était libre
de faire connaître à l'empereur ses désirs et ses doléances; quand régnaient les malheurs et les
désordres, même le fonctionnaire le plus proche de l'empereur perdait le droit d'exhaler ses plaintes. »
le parti radical revint au pouvoir; la direction du gouvernement fut confiée à
Ts'ai King, disciple de Wang Ngan-che. Il rétablit plusieurs réformes de celui-ci,
mais s'attacha surtout à humilier les conservateurs, et à cette fin il favorisa de toutes
les manières les taoïstes : politique qui reçut l'approbation de l'empereur Houei
Tsong (1101-1125), lequel avait beaucoup moins de goût pour les affaires d'Etat
que pour les rêveries paradisiaques chères aux taoïstes et pour les spéculations
des esthètes; c'est son règne, comme nous l'avons dit, que termina la première
grande catastrophe de l'histoire des Song.
La rivalité entre les deux écoles principales de la pensée chinoise, cause de
tant de haines, de luttes, et même de persécutions, ne semble pas avoir gêné
l'activité des artistes. Plusieurs peintres réussissaient également bien les sujets
confucéens et les sujets taoïques et possédaient des amis dans les deux camps.
Les questions doctrinales les touchaient peu. L'attitude taoïste envers la nature,
c'est-à-dire envers le monde visible et le monde invisible à la fois, devait sans
doute les attirer davantage, mais il y avait des confucéistes (comme Sou Tong-p'o
et ses amis,) qui interprétaient la nature dans un esprit non moins panthéiste et
poétique. L'inspiration qu'ils pouvaient tirer de ces doctrines reposait moins sur
leur contenu intellectuel que sur la liberté qu'elles accordaient à l'intuition
personnelle et à l'incorporation d'éléments spirituels d'origine bouddhique. En
tant que religion, le bouddhisme ne régnait plus sur la vie intellectuelle des
Chinois; c'était plutôt un courant souterrain, qui animait l'art et teintait d'une
certaine façon l'interprétation des vieilles philosophies chinoises. A l'époque des
Song méridionaux, nous assisterons à la conciliation finale de ces tendances
diverses.

2. — L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DES ARTS


L'EMPEREUR HOUEI TSONG CRITIQUE ET PEINTRE

Les souverains de la dynastie des Song septentrionaux s'intéressaient vivement


aux beaux-arts, et nous voyons l'activité des peintres se concentrer principalement
dans la capitale. D'importantes collections de peintures et de calligraphies furent
réunies par ces augustes protecteurs, dont quelques-uns étaient eux-mêmes peintres
et calligraphes éminents. T'ai Tsong, second empereur de la dynastie, très réputé
comme écrivain, ordonna de recueillir dans la Chine entière des peintures et
calligraphies de choix pour la collection du palais; il fit graver sur bois quelques
échantillons de calligraphies anciennes afin que la postérité en conservât au moins
le fac-simile. Un peu moins curieux de peinture peut-être, il n'en possédait pas
moins une importante collection de tableaux; le peintre Houang K'iu-ts'ai (fils
de Houang Ts'iuan) était chargé de les choisir et de les conserver; une fois par
an, quand on aérait le garde-meuble impérial, la collection était exposée au public.
En même temps on avait rétabli l'académie impériale de peinture appelée
Houa Yuan. Une institution analogue avait existé àNanking sous les T'ang méridio-
naux, mais elle était maintenant mise sur le même pied que l'académie des lettres,
Chou Yuan, et l'académie de musique, K'in Yuan. La peinture se trouvait ainsi
relevée au même niveau que la plus vénérée des occupations intellectuelles,
la littérature, ce qui sans doute favorisa sa vogue parmi les savants et les lettrés ;
sous l'empereur Houei Tsong, ces deux collèges d'Etat atteignirent leur plus haut
développement et furent en liaison intime, presque au point de se confondre.
Parmi les empereurs qui se distinguèrent dans l'art, il faut nommer Jen Tsong
(1023-1063), excellent calligraphe et peintre habile, et Houei Tsong (1101-1126),
le plus célèbre de tous les amateurs impériaux, qui se consacra à l'art au point de
négliger les affaires de l'Etat. Celles-ci, nous l'avons vu, étaient confiées à Ts'ai
King, qui encourageait les dispositions du jeune empereur pour donner un champ
plus libre à ses propres ambitions.
Les collections de peintures, calligraphies, bronzes et autres objets d'art réunies
au palais impérial dépassaient de loin toutes les collections antérieures. On les
avait soigneusement cataloguées, ce qui nous permet de nous faire quelque idée
de leur contenu, en dépit de leur dispersion et (sans doute) de leur destruction
partielle lors du pillage de la capitale par les Kin. Nous avons eu souvent l'occasion
de citer le catalogue de la collection de peintures de Houei Tsong, qui est en effet
une de nos principales sources de renseignements sur les peintres des époques
T'ang et Song du Nord : on y trouve non seulement l'énumération des œuvres,
mais aussi des notes biographiques sur les peintres.
Le catalogue est divisé en dix sections selon les sujets : iDsujets bouddhiques
et taoïques, 1179œuvres par 49peintres; 20personnages, 505œuvres par 33peintres;
30 palais et autres édifices, 71 œuvres par 4 peintres; 40 barbares, 117 œuvres par
5 peintres; 50 paysages, 1108 œuvres par 41 peintres; 60 animaux, 324 œuvres
par 27 peintres; 70 oiseaux et fleurs, 2786 œuvres par 46 peintres; 80 bambous,
148 peintures à l'encre de Chine par 12peintres; 9° dragons et poissons, 117 œuvres
par 8 peintres; 100 légumes et fruits, 25 œuvres par 6 peintres. Au total,
6.396 peintures par 231 maîtres.
Il est probable que bon nombre de ces peintures étaient des copies d'après
les anciens maîtres et non pas des originaux, mais c'étaient des copies soignées
et qui permettaient d'étudier la peinture chinoise depuis ses origines. Jamais
en Chine on n'a réuni une autre collection comparable à celle-là.
La plupart des peintres contemporains étaient membres du T'ou Houa Yuan,
l'académie qui devenait l'autorité dirigeante en matière d'art. Les candidats étaient
soumis à un examen portant sur les diverses branches de la peinture, sujets
religieux, paysages, oiseaux, etc. et aussi sur la calligraphie, la littérature et les
classiques. On ne pouvait être considéré comme un bon peintre sans une culture
humaniste approfondie, et un décret impérial spécifiait que les candidats ne
devaient pas copier les maîtres d'autrefois, mais s'efforcer de présenter d'une façon
originale les sujets qui leur étaient proposés au concours. L'empereur et son
ministre Ts'ai King étaient, comme nous l'avons vu, résolument opposés au
conservatisme de l'école confucéiste.
Les membres du T'ou Houa Yuan avaient la précédence sur ceux du Chou
Yuan et du Kin Yuan. Ils portaient des vêtements violets, des insignes d'or et
de jade, et ceux qui atteignaient à la dignité de tai tchao jouissaient à tour de rôle
du privilège d'être admis dans les appartements privés de l'empereur, honneur
qui n'appartenait à aucun autre collège d'Etat (i).
Cette organisation était sans doute aussi parfaite qu'elle pouvait l'être, mais
on peut se demander si tout cet appareil officiel, ce haut rang social accordé aux
artistes, favorisèrent véritablement le progrès des arts et la naissance des chefs-
d'œuvre. En fin de compte, cette institution servait à glorifier les fantaisies
particulières du souverain, car il voulait la diriger non seulement au point de vue
administratif, mais encore dans sa tendance esthétique. C'était lui l'arbitre suprême
pour tout ce qui touchait à l'art; il se mêlait activement de choisir les sujets de
concours, de faire la critique et la correction des œuvres soumises par les peintres.
Assurément son talent de peintre le qualifiait pour ce rôle, mais, malgré les louanges
adressées à l'artiste-empereur par Teng Tch'ouen et d'autres, il ne semble pas qu'il
ait été un génie de taille à imprimer à l'art chinois une impulsion vraiment neuve.
Ce qui caractérise bien l'idéal de l'empereur et de son académie, ce sont
les sujets proposés aux concours. En voici un exemple : «Les bambous enveloppent
l'auberge auprès du pont ». L'interprétation classée première ne figurait pas la
taverne dans un bosquet de bambous, mais seulement son enseigne, portant le
mot «spiritueux », et qui émergeait d'un fourré. Une autre fois on choisit pour
sujet cette citation d'un poète : «Les sabots de sa monture reviennent lourdement
chargés de la senteur des fleurs écrasées ». Le vainqueur du concours avait peint
un essaim de papillons s'attachant aux pas d'un cheval. Autre sujet: «Une barque
restant toute la journée sans emploi parce que personne ne désire passer la rivière ».
Les uns peignirent la barque amarrée à la berge, ou bien des hérons postés au
bord, ou encore des corbeaux picorant la paille au fond du bateau : mais la peinture
jugée la meilleure représentait le passeur oisif couché dans sa barque, une flûte
à ses côtés : on comprenait ainsi qu'il n'avait pas de clients.
Les rapports qui traditionnellement unissent la peinture à la poésie étaient,
semble-t-il, affirmés ici d'une façon qui accordait la primauté à la poésie.
La peinture se rapprocha dangereusement de la composition littéraire et de
l'imagerie poétique; on maintenait, certes, les exigences traditionnelles formulées
dans les Six Principes de Sie Ho, mais les critères formels devenus plus que
jamais importants, c'étaient l'absolue fidélité à la nature, et une exécution très
fine et très soignée. Cela nous est confirmé par les peintures de l'empereur lui-même
et par diverses anecdotes sur sa manière de juger celles des académiciens.
Teng Tch'ouen nous raconte qu'il aimait à réunir les peintres dans les jardins
du palais et à leur faire peindre des fleurs ou des oiseaux pour mettre à l'épreuve
leurs facultés d'observation et leur habileté à reproduire exactement chaque par-
ticularité de leur modèle. Un jour il les convoqua pour peindre la promenade
(i) Des renseignements sur l'organisation de l'académie de peinture nous sont donnés par
TENG TCHO ' UEN dans Houa ki, chapitre Tsa chouo (vers 1167). La documentation relative à ce sujet
a été discutée par M. S. TAKI dans Kokka, nos 307-308.
d'un faisan. Ils firent des merveilles, d'un coloris splendide, d'un naturel achevé;
l'empereur déclara qu'ils se trompaient tous. On ne comprenait pas la raison de
sa sévérité; mais quelque temps après, l'empereur les convoqua de nouveau, et
leur fit remarquer qu'un faisan qui grimpe sur des rocailles soulève d'abord sa
patte gauche, et non pas sa patte droite comme l'indiquaient les peintures faites
en cette occasion. L'autorité impériale se trouvait ainsi confirmée de façon éclatante.
Une autre fois, Houei Tsong ordonna aux premiers tai tchao de l'académie de
décorer les murs d'un nouveau palais. «Quand il visita l'édifice, il n'accorda aucune
louange à leurs travaux; son attention ne fut attirée que par des branches de
rosier-remontant peintes au-dessus de la baie de lapremière galerie. Apprenant que
c'était l'œuvre d'un jeune et d'un nouveau-venu, il se montra enchanté et gratifia
l'artiste de soieries et de vêtements magnifiques, ainsi que de grandes louanges.
Personne ne comprenait ses raisons; enfin un intime se risqua à interroger
l'empereur, qui lui répondit : «Peu d'artistes savent peindre les rosiers-remontants,
dont les pétales et les feuilles varient beaucoup selon la saison et l'heure du jour.
Ici la fleur est représentée telle qu'elle est au printemps à midi, correctement,
sans s'écarter en rien de la nature : c'est pourquoi cette œuvre mérite les plus hauts
éloges ». L'impérial expert n'avait pas soufflé mot du k'i yun, du pi fa, ni d'aucun
autre principe traditionnel; mais sa réponse pouvait agréer aux académiciens de
toutes les époques.
Teng Tch'ouen nous raconte bien d'autres anecdotes où l'on peut reconnaître
les normes de la critique impériale ; il loue cependant Houei Tsong comme
un peintre divin et d'une puissante imagination. En faisant la part de l'hommage
dû à un empereur du passé, il n'en reste pas moins que ces louanges n'auraient
pu être admises ni transmises par un critique éclairé trente ans après la mort de
l'empereur si elles n'avaient eu aucun fondement. Houei Tsong avait dû être non
seulement un technicien consommé, un calligraphe éminent, mais même un bon
artiste. Il convient donc de dire ici quelques mots de ses peintures, quoique dans
l'ordre chronologique elles appartiennent plutôt au chapitre suivant.
La maîtrise de l'empereur venait, disait-on, de l'étude assidue des chefs-
d'œuvre anciens conservés dans sa collection. « Son savoir expert était complet
et approfondi; son métier était divin. Il était maître de toutes les sortes de sujets,
il réunissait parfaitement tous les Six Principes, mais il se spécialisait dans
«le poil et la plume ». Il posait les yeux des oiseaux en taches de vernis cru (épais)
presque grandes comme des haricots; les yeux étaient en relief et semblaient
animés. » L'auteur décrit en détail une grande peinture de Houei Tsong qui
représentait vingt grues, d'une vie et d'une variété étonnantes, et aussi un paysage
d'imagination où des palais féeriques se dressaient au milieu de montagnes
lumineuses et de nuages éclatants. « Cela donnait envie de passer de la poussière
de ce monde à l'île des Immortels, qu'on voyait flotter dans les airs comme une
vision céleste. »
Ces peintures d'inspiration plus ou moins taoïque que cite T'ang Heou (i)
(i) Dans le Kou kin houa kien (Mei chou ts'ong chou, sec. III, t. 2) sont cités un «Voyage en rêve
au monde des Immortels »et une copie d'après «la Cueillette des melons »de Li Tchao-tao.
ne nous sont pas parvenues, et il semble peu vraisemblable que les trois célèbres
paysages conservés, l'un au Kuonji, Minobu, province de Kai, les deux autres
au Konchi-in de Kyoto, que la tradition attribue à Houei Tsong, soient vraiment
de sa main, mais ils peuvent être de son époque (cf. Tôyô, VIII, PL. 28-30); par
contre, certaines petites peintures d'oiseaux qu'on voit au Japon et ailleurs, et
qui portent sa signature, pourraient très bien être des échantillons authentiques
de son talent. On connaît surtout «la Caille et la Jonquille »dans la collection du
marquis Asano (Kokka, 386), la «Colombe sur une branche de pêcher en fleurs »
dans la collection du marquis Inoue (Kokka, 25), et le «Moineau sur une branche
de prunier en fleurs » dans la collection du marquis Kuroda (Sôgen meigwashû,
PL. 2). Ce sont des œuvres exquises en leur genre et remarquablement distinguées :
composition très sobre, exécution délicate. L'oiseau et la plante sont placés à un
bout de la composition; le reste est vide; mais il y a un équilibre si parfait entre
le volume de ce qui est peint et l'espace nu, que l'atmosphère et les plans différents
se trouvent évoqués. Très fignolées, très délicatement coloriées, ces peintures
sont manifestement l'œuvre d'un artiste qui portait tout son effort sur la représen-
tation minutieuse des objets naturels, sans aucun désir de les transposer d'une
façon «expressionniste ».
Nous en dirons autant de la petite peinture du Musée National de Pékin qui
représente «une Guenon avec son petit, une touffe de pissenlit, et deux insectes ».
Il n'y a pas de relation entre ces éléments un peu hétéroclites qui semblent être
autant d'études «directes »et indépendantes. Les sceaux et la signature de l'empereur
ne sont pas absents, mais le métier un peu sec et un peu léché inspire le doute
sur l'ancienneté et l'authenticité de cette œuvre (PL. 23).
La prédilection de l'empereur pour les petits sujets d'oiseaux et de fleurs
suscita, comme bien l'on pense, une production abondante de peintures analogues
par les membres de l'académie et par leurs imitateurs des générations suivantes;
nous aurons l'occasion d'y revenir à propos des peintres d'oiseaux de l'époque
Song du Nord; mais toutes les autres peintures qui portent la signature de Houei
Tsong peuvent être passées sous silence, car leur authenticité est plus que
douteuse (1). Il est clair que dans cette branche de l'art le peintre-empereur exerçait
une influence puissante,mais on peut douter qu'il en fût de même dans le domaine
plus vaste du paysagisme; les peintres paysagistes étaient libres de se mettre à
l'école des plus grands maîtres et des plus fortes traditions, et sur les plus
marquants d'entre eux tout au moins, l'autorité impériale ne pouvait guère avoir
beaucoup de prise.

(1) Sousle nomde Houei Tsong,le Tchong-kouominghouatsi ne reproduit pas moins de six peintures
représentant des oiseaux et des branches fleuries, et le catalogue illustré de l'exposition de Tôkyô, 1928,
en reproduit cinq autres du même genre. Une œuvre plus importante (1 m. 73 X1m. 13), et qui porte
les meilleures critères de l'authenticité, est un paysage avecfigures, intitulé Wenhoueit'ou «une réunion
littéraire»,reproduitdansKoukong,t. 7. Onylit despoèmesdel'empereuret desonministre Ts'ai Tchong.
Cest l image de ces réunions de lettrés dans les jardins impériaux que nous décrivent les annalistes.
3. — KOUO HI ET SON TRAITÉ DE LA PEINTURE DE PAYSAGE

Sous Jen Tsong (1023-1063) et Chen Tsong (1068-1085), la grande tradition


du paysage monochrome que nous avons suivie jusqu'au début du XIesiècle, trouva
sa continuation, et à certains égards sa consommation, dans l'œuvre de Kouo Hi.
Après lui, la dynastie des Song du Nord ne connaîtra plus d'autre paysagiste
d'importance comparable à la sienne, et l'idéal ancien cèdera le pas à des idées
nouvelles et un peu différentes. Il semble que sa peinture ait été de tout premier
ordre, grandiose, puissante ; comme certains maîtres du vieux temps, il était né
paysagiste; il s'expliqua à son tour sur les buts et les procédés de la peinture de
paysage, et ces idées ainsi formulées par écrit ont fait autorité à travers les siècles.
Kouo Hi, tseu Chouen-fou, plus souvent appelé Ho-yang du nom de sa ville
natale en Ho-nan, naquit sans doute aux environs de l'an 1020, ou peu après.
Très habile dans la peinture, il fut reçu fort jeune à l'académie impériale.
«Avec le temps il pénétra plus avant dans l'art du paysage et il adopta quelque peu
la manière de Li Tch'eng : sa composition devint alors étonnante. Mais plus tard il travailla
dans son style à lui, et il réalisait avec facilité ses propres conceptions sur les murs blancs
desgrandessalles. Il peignitles vieuxpins, lesgrands arbres, les rivières sinueuses, les corniches
surplombantes, les gorges profondes, les pics élevés, les falaises escarpées et belles, en partie
cachées par les nuages et les bancs de brouillard ou estompées par la brume; leurs formes et
leurs apparences étaient innombrables. Les critiques le tenaient pour le seul grand artiste
de son temps. Plus il vieillissait, plus son pinceau devenait puissant; il semblait gagner en
force à mesure que les ans marquaient sur son visage. »(1)
Les critiques anciens sont unanimes à vanter la hardiesse du métier de
Kouo Hi. Les montagnes étaient peintes en «rides »pareilles à des nuages enroulés
(kiuan-yun ts'iun) ; les branches et brindilles de ses arbres ressemblaient à des
pinces de crabes. Ses œuvres étaient ordinairement de grandes dimensions, et
souvent ses chefs-d'œuvre avaient été exécutés directement sur la paroi selon
une technique qu'il avait élaborée par l'étude des paysages en bas-reliefs de terre
glaise de Yang Houei-tche.
«Il disait aux maçons de ne pas lisser le mortier, mais de le jeter simplement contre
le mur, de façon à faire des creux et des aspérités. Le mur étant sec, il y appliquait l'encre,
et, en suivant les formes et les traces (du mortier), l'inspiration lui venait: il faisait les pics
et les falaises, les forêts et les vallons, ajoutant ça et là des bâtiments ou des personnages :
c'était naturel commeunecréation duCiel. Ceprocédé, appeléle«muràombres»(ou àformes)
fut ensuite adopté par plusieurs artistes, mais toutes ces œuvres furent détruites plus tard
sous les Song, quand on blanchit les murs. »(2)
Les peintures vigoureuses et grandes de Kouo Hi, que l'empereur Chen Tsong
avait tant prisées, ne répondaient plus à l'idéal artistique de Houei Tsong qui
(1) Siuan-ho houa p'ou.
(2) TENG TCHO ' UEN, Houa ki, « Tsa chouo ».
les sacrifia : il fit blanchir les murs décorés, et dans une autre salle du palais il fit
décrocher les Kouo Hi pour exposer à leur place des tableaux d'anciens maîtres.
Le père de Teng Tch'ouen, qui occupait un poste élevé au palais sous Houei Tsong,
trouva une peinture de Kouo Hi, toute déchirée, servant de chiffon aux ouvriers
restaurateurs; il demanda à l'empereur la permission de l'emporter, et on lui
donna, outre cette œuvre, une pleine charretée de paysages de Kouo Hi, qu'on
avait jetées au débarras. Collection peu banale, comme le remarque Teng Tch'ouen:
malheureusement elle a disparu. complètement, elle aussi.
Devenues d'une extrême rareté, il existe cependant quelques œuvres qu'on
peut accepter comme d'authentiques Kouo Hi. Les plus importantes sont les deux
grands «kakémono» sur soie du Musée duPalais àPékin, également impressionnants
par leur fantaisie grandiose et leur métier vigoureux. Le « Village dans les
montagnes hautes et sauvages » (Chan tchouang kao yi) figure un immense
paysage que domine comme une tour un mont raviné, tout en précipices, comme
Li Tch'eng aimait à les peindre (PL. I). Devant ce mont, une rivière encaissée
entre des terrasses sinueuses recueille les eaux des torrents. Des bâtiments bas,
couverts en chaume, s'abritent parmi des bambous et des bosquets, et de vieux
pins noueux se penchent sur les ravins comme pour boire au torrent qui gronde
tout en bas. Dans le lointain, au fond de la vallée principale, on aperçoit un temple,
et sa pagode dressée sur la terrasse voisine. Tous ces éléments sont communs à
beaucoup de peintures chinoises, mais Kouo Hi en a tiré un parti singulièrement
décoratif et grandiose. Si abondants qu'ils soient, les détails n'y mettent aucune
confusion, parce qu'ils demeurent subordonnés au rythme des masses et des repos.
Les chaos inaccessibles qui caractérisent les paysages d'un King Hao, d'un Kouan
T'ong, et même d'un Fan K'ouan s'adoucissent en formes plus accueillantes.
Les personnages jouent un rôle plus important que naguère : ceux qui cheminent
sur la piste, les pêcheurs dans leur barque, le vieux lettré qui dans sa chaumière
fait entendre un air de k'in à son visiteur, les buveurs attablés à l'auberge cependant
que leurs chevaux mangent devant la terrasse, toutes ces figures donnent à la
composition une certaine intimité, en même temps qu'elles font sentir l'immensité
de la nature par rapport à la petitesse de l'homme.
L'autre tableau du Musée du Palais, également signé et portant une date
qui correspond à l'année 1072, est intitulé le « Début du Printemps » (Tsao
tch'ouen) (1). Apparenté au précédent par son esprit et sa composition, il nous
présente la montagne sous un aspect plus dramatique (PL. 2).
Le mont principal vient jusqu'au milieu du premier plan, ses formes gonflées
et contournées, ses crevasses, ses crêtes se continuent pour ainsi dire dans les
troncs torturés des arbres sans feuilles; des torrents, des cascades tombent vers
nous de la droite et de la gauche. Les bateliers sont gros comme des fourmis,
les bâtiments au fond des vallées se perdent dans le mystère de la brume basse;
mais au-dessus tout est clair : les cimes frangées d'arbustes innombrables se
détachent en fortes silhouettes sur le ciel. Une multitude de détails, de formes
(1) Mentionné dans le Che k'iu pao ki, n° 17; porte un poème écrit par l'empereur K'ien Long.
Dimensions : 1m. 44 x o m. 98. Cf. Kou kong, t. X.
variées à l'infini, se fondent en une arabesque contournée qui domine au milieu
du tableau : seules les plus hautes cimes ont des formes droites et reposantes.
Aucun des maîtres antérieurs n'avait su aussi bien dominer son sujet, en subordonner
la richesse à l'unité, en refondre les éléments dans un moule « expressionniste ».
Le Musée National de Pékin possède au moins quatre peintures attribuées
à Kouo Hi et portant sa signature, mais qui ne nous inspirent pas une entière
confiance dans leur authenticité. La plus intéressante est le Kouan pei t'ou : on y
voit deux personnages «lisant une stèle »plantée sur un tertre sous des arbres morts :
leurs palefreniers et leurs mulets attendent plus bas : c'est, on le voit, presque
le même sujet qu'avait traité Li Tch'eng dans une œuvre célèbre (tome I.PL.oi bis).
La composition attribuée à Kouo Hi a plus de richesse et de hardiesse, mais
l'exécution nous a paru être d'une main moins douée que la sienne. Quant aux
trois rouleaux en longueur que le catalogue du musée lui attribue, je n'en ai vu
qu'un seul,un «Col dans les montagnes avec un grand porche»,et c'est certainement
une copie relativement peu ancienne.
Nous reconnaîtrions bien plus volontiers un original dans le kiuan de la Freer
Gallery intitulé « Journée d'automne dans la vallée du Fleuve Jaune » (PL. 3).
Il ne faut pas chercher à y reconnaître quelque site réel des bords du Houang-ho :
l'artiste a tiré librement parti d'impressions qu'il rapportait peut être d'un voyage
dans cette région, et qu'il a transposées en cette vision fraîche et grandiose.
Le sentiment de l'atmosphère n'y est pas moins séduisant que la succession
rythmique des biefs découverts et des masses montagneuses, au pied desquelles
se dressent de grands pins et des arbres noueux. C'est une composition grandiose,
étonnamment riche en détails bien expliqués, mais d'autant plus difficiles à
discerner que l'œuvre a perdu de sa fraîcheur (1).
Tout ce que les auteurs chinois nous disent des peintures de Kouo Hi nous
permet de croire qu'on les admirait surtout pour le sentiment de la nature qui
s'en dégageait; elles étaient à la fois imaginaires et fidèles à la vérité dans leur
interprétation des motifs traditionnels. Nous lisons que les montagnes y étaient
enroulées comme des serpents, que les masses de rochers y prenaient des aspects
de têtes démoniaques, que les arbres dénudés étiraient leurs branches comme
les serres d'un aigle géant vers les nuages déchirés. Kouo Hi avait peint des effets
d'hiver : la neige s'entassait dans les crevasses et la glace encombrait la rivière
là où le bac faisait passer les voyageurs grelottants; des effets de printemps :
les oiseaux se réveillaient, les vagues clapotaient, les montagnes se perdaient dans
une brume légère; des soirées d'automne — son sujet favori — où le ciel
s'éclaircissait après l'averse, où les oies sauvages traversaient l'espace en longues
files qui paraissaient rejoindre les chaînes de montagnes lointaines. A propos d'un
de ses paysages d'automne, le commentateur exprime le regret que son corps ne
lui permette pas de suivre les oies vers le soleil couchant.
L'art de Kouo Hi et sa place dans l'histoire de la peinture s'éclairent pour
(1) Le catalogue de l'exposition de Tôkyô (1928) reproduisait sous le nom de Kouo Hi deux grands
paysages; l'un, appartenant à l'ex-président Siu Che-tch'ang, représentait de vieux pins sur un rocher;
l'autre, appartenant à M. Kouo Tsong-hi, une immense vue de montagnes.
nous grâce à ses paroles sur les buts, les procédés, les sujets, et la technique du
paysage, que son fils Kouo Sseu nous a transmises sous le titre de Lin ts'iuan
kao-tche, «le grand message des forêts et des rivières ». Ce n'est pas un essai à
proprement parler, mais un recueil d'apophtegmes du maître, rattachés ensemble
et commentés par son fils. La principale partie est la première section, intitulée
Chan chouei hiun, «commentaires sur le paysage »; elle est suivie de quatre autres :
Houa yi, «idées (ou sujets) de la peinture », Houa kiue, «secrets de la peinture »
en grande partie consacrée à la technique, Houa ko cheyi, «supplément aux règles
de la peinture », contenant surtout la description de compositions de Kouo Hi,
enfin Houa t'i, court appendice anecdotique qui ne se rattache en aucune façon
au reste de l'ouvrage. On dit que certaines éditions contiennent encore un chapitre,
Houa hi, «Notes sur des peintures », mais il manque aux réimpressions du Wang
che houayuan et du 1V1eichou ts'ong chou que j'ai consultées (outre la version plus
abrégée contenue dans Houa hio sin yin).
Les différentes sections sont de valeur très inégale selon qu'elles se rattachent
plus ou moins directement aux paroles et aux idées de Kouo Hi. La première,
Chan chouei hiun, forme le squelette de l'ouvrage, et comme ce sont les paroles
du maître lui-même (à part quelques mots d'introduction et, çà et là, 'quelques
commentaires), nous en donnons la traduction in extenso. Le Houa kiue en est
le complément technique et contient sans doute lui aussi les conseils de Kouo Hi;
nous en avons traduit ce qui est le plus susceptible d'intéresser le lecteur occidental.
Les autres sections semblent avoir été librement écrites par Kouo Sseu (ou même,
en partie, par des éditeurs postérieurs); les descriptions des sujets peints par
Kouo Hi ne contiennent pas grand'chose qui nous aide à mieux comprendre ses
idées esthétiques ni sa théorie du paysage; nous nous en sommes donc tenus à la
traduction de la première partie du Houa yi, où l'application des théories est pour
ainsi dire expliquée par des anecdotes (i).
Sans vouloir entrer ici dans une discussion plus approfondie du texte, de ses
parties composantes, de ses éditions diverses, notons seulement que c'est le seul
traité sur le paysage de cette ancienneté (époque Song) qu'on puisse tenir pour
absolument authentique; aussi a-t-il beaucoup de valeur pour l'histoire de l'art.
La première édition imprimée qu'on connaisse aujourd'hui appartient au début
de l'époque Yuan (1271), mais il paraît qu'une partie du texte avait déjà été
publiée en l'an 4 de l'ère Ta-kouang (1110) avec une préface d'un certain Wang
Wei, et qu'une autre édition ancienne préfacée par Hiu Kouang-ning, était datée
(1) Les traducteurs européens n'ont donné jusqu'à présent que des extraits du Chan chouei hiun
et du Houa yi. FENOLLOSA,dans Epochs of Chinese and Japanese Art, II, pp. 12-19 en cite quelques
morceaux, mais la traduction est fort libre et même erronée, sans doute parce que le chinois lui était
moins familier que le japonais. —GILES, op. cit., pp. 114-115, ne donne que de courts passages. —
PETRUCCIdans OstasiatischeZeitschrift,I,pP-395-440atraduit enfrançais deux paragraphes philosophiques,
suivis d'un commentaire de pure esthétique. — WALEY, (op. cit., pp. 189-194) a rendu ces mêmes
passages, ainsi que quelques autres tirés du Chan chouei hiun et du Houayi (y compris les citations de
poèmes anciens) dans une prose anglaise admirable, mais ce sont des extraits relativement courts. J'en
ai fait mon profit, mais j'ai pris la liberté de traduire ces passages commeje les entends, avec le souci
de l'exactitude et non pas du style.
de 1125. Si ces renseignements sont exacts, le Lin ts'iuan kao che dans son état actuel
serait l'édition augmentée et commentée par Kouo Sseu d'un texte rédigé par son
père, et dont il existait à cette époque une autre version moins étendue (1).
Chan chouei hiun (commentaires sur le paysage)
»Si l'homme supérieur aime le paysage, quelle en est la raison ?Les collines et les jardins
sont les lieux que hante toujours celui qui cherche à cultiver sa nature originale; les sources
et les rochers sont une joie constante pour celui qui se promène en sifflant; le pêcheur et
le bûcheron sont les ordinaires rencontres de l'ermite et du solitaire; le singe et la grue sont
toujours sous les yeux de celui qui voudrait voler et lancer un appel. Les freins et les entraves
dans le bruit du monde répugnent toujours à la nature humaine; tandis que les sages et les
immortels dans les vapeurs et les brumes sont l'objet que la nature humaine désire et ne peut
jamais atteindre.
»Dans les temps de paix et de gloire, les deux autorités sont celle du prince et celle des
parents; s'ils sont purs, la vertu et la pureté règneront dans la vie publique et privée. Avec
de tels liens, comment l'homme parfait pourrait-il se retirer là-haut, rompre avec les coutumes
du monde vulgaire, et se faire aussi immaculé que le mont Tsi et la rivière P'in, aussi parfumé
que Houang et Ts'i ?(2) L'ode du Poulain blanc et le chant du Champignon pourpre (3) sont
choses inéluctablement disparues, pourtant le désir des forêts et des sources, la compagnie
des brumes et des vapeurs restent dans ses rêves. Les oreilles et les yeux ne les perçoivent
plus, mais quand elles sont saisies par la main d'un maître, elles se révèlent à nouveau, et il est
possible, sans sortir de la maison ni quitter sa natte, dejouir des rivières et des vallées. Les cris
des singes et les chants des oiseaux semblent frapper l'oreille encore, les montagnes lumineuses
et la couleur des eaux qui s'étendent au loin attirent encore le regard. N'est-ce pas là «plaire
à l'esprit d'un autre et (ce faisant), atteindre vraiment mon propre désir »?
»Voilà pourquoi l'idée fondamentale de la peinture de paysage est si hautement appréciée
dans le monde. Si l'on ne comprend pas cela, si l'on regarde les paysages avec une légèreté
méprisante, n'est-ce pas comme si on brouillait un divin spectacle et qu'on souillait la brise
pure ?
»Il ya diverses sortes de peintures de paysage: lesunes s'étalent endegrandes compositions
où rien n'est omis; les autres sont ramassées en de toutes petites vues qui pourtant ne sont
pas à négliger. Il y a aussi diverses façons de contempler les paysages : si on les contemple
avec un cœur des bois et des sources, leur valeur devient grande; si on les contemple d'un œil
orgueilleux et hautain, leur valeur en est rabaissée d'autant.
» Les paysages sont de vastes choses; celui qui les contemple doit se tenir à quelque
distance; ce n'est qu'ainsi qu'il pourra embrasser d'un seul coup d'œil toutes les formes,
tous les effets atmosphériques des montagnes et des rivières. Quant aux peintures de figures
masculines ou féminines exécutées d'une pinceau fin, on peut les dérouler entre les mains
ou sur une petite table, les voir complètement ainsi et les examiner. Ce sont de toutes
différentes manières de peindre.
(1) Pour d'autres renseignements sur les éditions du Lin ts'iuan kao che, on peut consulter la
«Bibliographie annotée des livres sur la calligraphie et la peinture », Chou houa chou lou kiai t'i. Ma
traduction anglaise des deux premiers paragraphes a été corrigée par M. P. Pelliot, qui a bien voulu
revoir aussi quelques autres passages.
(2) Houang et Ts'i, deux personnages anciens mentionnés dans le Ts'eu yuan.
(3) Odes classiques qui figurent dans le Che king et le Ts'eu yuan respectivement.
»On a dit avec raison que parmi les paysages il y a ceux qu'on pourrait traverser,
ceux qui sont bons à contempler, ceux où il ferait bon se promener au hasard, ceux où l'on
aimerait vivre. Toutes les peintures peuvent atteindre à ces normes et entrer dans la catégorie
du merveilleux; mais celles qui sont bonnes à traverser ou à contempler ne sont pas les égales
de celles où l'on voudrait flâner et habiter. Pourquoi en est-il ainsi ? Regardez les paysages
d'aujourd'hui. Ils comprennent des lointains de plusieurs centaines de li, mais il n'y a pas
trois ou quatre dixièmes decet espace où il ferait bon paresser et habiter. Pourtanton les admet
dans la classe despeintures bonnes pour y paresser et habiter. Mais le désir qu'ont les sages
des bois et des rivières est réveillé par l'existence de beaux sites de ce genre. Aussi les peintres
doivent-ils garder cette idée présente à l'esprit, et les spectateurs aussi, quand ils examinent
les peintures. C'est ce qu'on pourrait appeler «ne pas perdre l'idée fondamentale ».
»La peinture a aussi ses lois physionomiques. La progéniture de Li Tch'eng fut prospère
et abondante; il peignait le pied des montagnes et la face de la terre très épais,très forts, larges
et grands, gracieux en haut, luxuriants en bas, ce qui est d'accord avec les caractéristiques de
[celui qui peut avoir de] la progéniture; mais je ne m'attarderai pas à ces formes et à ces
caractéristiques et je donnerai simplement les raisons pour lesquelles il en est ainsi.
»Il n'y a pas de différence entre l'étude de la peinture et celle de la calligraphie. Ceux
qui de nos jours étudient Tchong Yeou (i), Wang Hi-tche, Yu Che-nan (2), et Lieou
Kong-k'iuan (3) deviendront comme eux avec le temps. Les grands hommes, les lettrés savants
ne se limitent pas à une seule école; il est nécessaire de combiner [plusieurs modèles],d'étudier,
d'observer sur une large base, afin de se former un style personnel et d'atteindre peu à peu
àlaperfection.Aujourd'hui lesélèves-peintresdeTs'i et deLou [enChan-tong] imitent seulement
Ying-k'ieou [Li Tch'eng],tandis que ceux de Kouan et de Chen[en Chen-si] imitent seulement
Fan K'ouan; ils suivent dans leurs études un sentier unique, et marchent dans les pas de
leurs prédécesseurs, quoique leurs provinces respectives mesurent plusieurs milliers de li
avec beaucoup de régions et de types dignes d'être représentés. Suivre quand on étudie une
seule école a depuis l'antiquité passépour une erreur, c'est jouer toujours sur la même corde;
ceux qui ne veulent pas l'entendre ne doivent pas blâmer ceux qui ne peuvent pas l'entendre.
Depuis les premiers temps le nouveau a toujours paru attrayant et l'ancien toujours ennuyeux
aux oreilles et aux yeux. Je pense donc que les grands hommes et les savants ne s'en tiennent
pas à une seule manière ou une seule école.
»Lieou Tseu-Heou (4) a bien traité la question du style littéraire, mais je crois que tous
les arts, et non la littérature seulement, ont leurs règles secrètes; cela étant ainsi toujours,
c'est à plus forte raisonvrai pour la peinture. Mais comment l'expliquer en paroles? Quelque
soit le sujet que le peintre veuille représenter, grand ou petit, compliqué ou simple, il faut
qu 'il se concentre sur la nature essentielle decesujet. S'il manque quelque chose de l'essentiel,
l â' me ne se manifeste pas. Il doit faire son travail avec toute son âme, s'il ne travaille pas de
toute sonâme,l'essentiel neressortira pas. Il sera sévèreet respectueuxdanssontravail, autrement
il y manquera la profondeur de pensée. Il mettra du zèle et de la révérence à le compléter,
sinon la peinture ne sera pas achevée comme il faut.
»C'est pourquoi, quand l'esprit de paresse le possède, et qu'il se force [à peindre], son
coup de pinceau sera mou, faible, indécis. Cela vient de ne s'être pas concentré sur l'essentiel.
Quand il se sent distrait et qu'il jette quelque chose [sur la toile] au hasard, les formes
(1) Tchong Yeou, décédé en 230, habile dans l'écriture li.
(2) Yu Che-nan (558-648), brillant écrivain du règne de Tang T'ai-tsong.
(3) Lieou Kong-k'iuan (778-865) fameux calligraphe.
(4) Lieou Tsong-yuan (773-819), poète et essayiste.
deviennent obscures et évasives, dépourvues de vigueur. Cela vient de n'avoir point mis toute
son âmedans le travail. Quand il ale cœur léger et excité, ses formes seront instables, ébauchées,
incomplètes. Cela vient d'un manque de sévérité. S'il est mou et inattentif, son style sera
relâché, grossier et mal réglé. Cela vient de travailler sans zèle ni révérence. Ainsi le manque
de décision conduit à des fautes d'indication; le manque de vigueur, à la perte de l'aisance
et de la dignité; le manque d'achèvement à des fautes de composition; le manque d'ordre dans
la composition, à des fautes de relation entre ce qui est important et ce qui est indifférent.
Telles sont les plus sérieuses fautes des peintres. Mais cela ne peut se faire comprendre
qu'aux hommes intelligents.
»Moi, KouoSseu,j'ai souvent vu monpère travailler, sur un ou deuxtableaux. Quelquefois
il les rangeait et n'y faisait plus attention. Il se passait dixjours, vingt jours avant qu'il ne les
reprît, et il répétait ces interruptions par trois fois, car il désirait ne pas être trop impulsif.
Cette sorte de dégoût, n'est-ce pas ce qu'il entendait par l'esprit de paresse ? Mais quand
il se sentait inspiré et exalté, il travaillait en oubliant tout le reste; s'il survenait quelque chose
pour le déranger, il rangeait son travail et n'y pensait plus. Cette relâche, n'est-ce pas ce qu'il
entendait par l'esprit distrait?
»Les jours où il voulait peindre, il se mettait devant une fenêtre bien claire devant une
table propre, et il brûlait de l'encens à sa droite et à sa gauche. Il prenait un pinceau fin et
de l'encre de la meilleure qualité, se lavait les mains, nettoyait les pierres à encre comme pour
recevoir un hôte de marque. Il laissait reposer les pensées dans son âme, et puis il se mettait
au travail. N'est-ce pas ce qu'il entendait en disant qu'il ne faut pas travailler dans la hâte de
l'excitation? Ce qu'il avait projeté, il l'enlevait; ce qu'il avait posé sur son tableau, il le
modifiait, pas une fois ou deux seulement, mais à maintes reprises. Il lui fallait recommencer
chaque peinture du commencement à la fin commes'il se battait avec un dangereux ennemi;
alors seulement elle était finie. N'est-ce pas ce qu'il entendait en disant qu'il ne faut pas
travailler avec mollesse et négligence?
»On peut dire que toute œuvre grande ou petite doit être traitée de la même façon pour
être bien accomplie. Mon père m'expliquait souvent ces choses en grand détail, et j'ai pris
son enseignement pour guide pendant toute ma vie.
»Celui qui apprend à peindre des fleurs prend une tige de la fleur, la plante dans un
trou profond dans le sol, et l'examine d'en haut; de cette façon on peut saisir complètement
[la construction de] la fleur. Celui qui apprend à peindre les bambous met une tige de bambou
dans un beau clair de lune; de cette façon la vraie forme du bambou peut ressortir. Celui qui
apprend à peindre des paysages ne doit pas agir différemment. Il faut qu'il se rende lui-même
auprès des montagnes et des rivières pour en saisir les aspects et la signification de ses propres
yeux. L'effet des vrais cours d'eau et des vallées ne se comprend que de loin; quand on les
voit de près, on en saisit les éléments composants.
»Les nuées et les vapeurs des paysages vrais ne sont pas identiques dans les quatre saisons.
Au printemps elles sont légères et diffuses, en été riches et denses, en automne dispersées et
minces, en hiver sombres et sauvages. Quand les tableaux rendent ces effets généraux et non
pas seulement des formes décousues, les nuées et vapeurs ont un air de vie.
»Labrume qui entoure les montagnes n'est pas la mêmeaux quatre saisons. Lesmontagnes
du printemps sont légères, séduisantes, souriantes pour ainsi dire; les montagnes de l'été
ont une couleur bleue-verte qui semble s'étaler sur elles; les montagnes de l'automne sont
gaies et proprettes comme si on venait de les repeindre; les montagnes de l'hiver sont tristes
et calmes commesi elles dormaient. Quandces idées générales sont exprimées dans les peintures
et que l'interprétation n'en est pas mesquine, l'atmosphère des montagnes brumeuses est
bien rendue.
»Le vent et la pluie dans les paysages vrais ne se perçoivent que de loin; quand on les
examine de près, on ne peut pas comprendre les aspects de leurs directions et mouvements
complexes.
» La lumière et l'ombre des montagnes vraies ne peuvent se voir en entier que de loin;
si on les voit de près, ce sont de petites taches, et on n'obtient pas les effets de clair et d'obscur,
de visible et d'invisible.
» Les personnages sur les montagnes jalonnent les pistes, les bâtiments élevés sur les
montagnes donnent plus d'importance aux beautés naturelles. Les bois de la montagne avec
leurs lumières et leurs ombres séparent ce qui est lointain de ce qui est proche. Les cours
d'eau dans les vallées doivent être tantôt divisés, tantôt larges, on fait ainsi comprendre si
les eaux sont profondes ou non. Les bacs et les ponts sont des indications d'activité humaine.
Les bateaux de pêche, les gaules des pêcheurs servent à indiquer les intentions humaines.
» Le grand mont majestueux règne sur toutes les montagnes moindres, qui l'entourent
dans un certain ordre. Les crêtes et les mamelons, les bois et les ravins proches ou lointains,
grands ou petits, le reconnaissent pour maître. Son aspect est celui d'un empereur trônant
glorieusement au milieu des princes assemblés à la cour, mais sans arrogance ni hauteur.
Les pins élancés et droits sont chefs parmi les arbres. Ils soutiennent les plantes rampantes
et grimpantes qui se confient à eux comme à des maîtres. Ils ressemblent à des hommes
supérieurs satisfaits et victorieux parmi les hommes moindres qui les servent avec confiance
sans vexation ni contrariété.
»Les montagnes qu'on voit de tout près ont un certain aspect, celles qu'on voit à plusieurs li
de distance un autre aspect; celles qu'on voit à plusieurs dizaines de li de distance encore
un autre aspect. Chaque distance amène une différence; les formes des montagnes varient
à chaque pas [que nous faisons]. Le devant de la montagne a un certain aspect, son côté un autre
aspect, son derrière encore un autre. De quelque côté qu'on la regarde, son aspect est différent.
On peut dire que les formes des montagnes dépendent du point de vue du spectateur. Ainsi
une seule montagne peut réunir en elle les formes et les aspects de plusieurs dizaines ou
centaines de montagnes, qu'il faut saisir à fond.
» Les montagnes du printemps et de l'été ont un certain air; celles de l'automne et de
l'hiver un autre air; on peut dire qu'elles présentent des vues toutes différentes aux quatre
saisons. Le matin et le soir, le ciel clair et le ciel couvert produisent aussi des effets variés sur
les montagnes. On peut dire que leurs aspects changent selon les heures du jour, et ainsi une
montagne peut contenir les effets ou les idées de plusieurs dizaines ou centaines [de montagnes],
qu'il faut examiner avec soin.
» Les brumes et les nuées des montagnes du printemps sont cotonneuses et diffuses,
et les gens sont heureux. Les arbres luxuriants des montagnes de l'été sont abondants et ombreux
et les gens sont satisfaits. Les montagnes de l'automne sont claires et pures, les feuilles tombent,
les gens sont calmes. Les montagnes de l'hiver sont couvertes par les nuages sombres des
tempêtes, les gens sont silencieux et solitaires.
»La contemplation de tableaux de ce genre évoque chez les hommes les idées correspon-
dantes, c'est comme si l'on se trouvait dans les montagnes et si le paysage existait en dehors
de notre imagination. Quand on voit la brume légère et les routes claires, on a envie de marcher;
quand on voit les rivières calmes et le soleil qui se couche, on a envie de s'arrêter pour les
contempler; quand on voit les solitaires vivre dans la montagne, on a envie d'y rester aussi;
quand on voit les falaises, les rivières, les pierres, on a envie de se promener parmi elles.
La contemplation de telles peintures suscite dans le cœur telles réactions. C'est comme si on
visitait réellement ces sites. Les conceptions [exprimées dans] de telles peintures sont plus
que merveilleuses.
»Les montagnes du sud-est sont toutes étrangement belles; le ciel et la terre n'ont pas
été injustes pour le sud-est; mais la terre yest très basse; les eaux qui s'y rassemblent l'inondent,
la lavent, la nettoient et la mettent à nu en s'écoulant, de sorte que le sol devient fertile et
les eaux peu profondes. Les montagnes ont beaucoup de pics étonnants, de falaises escarpées
qui dépassent la Grande Ourse et la Voie Lactée. Les cascades sont hautes de dix mille pieds;
elles semblent voler, et se laisser tomber des nuages vaporeux comme les torrents qui se
précipitent du Houa-chan à des dizaines de milliers de pieds...
»Les montagnes du nord-ouest sont toutes massives et épaisses; le ciel et la terre n'ont
pas été opposés au nord-ouest. La terre y est très haute, les eaux y viennent de loin, décrivant
des méandres entre les collines et les rives, s'accumulant et se gonflant en creusant le sol qui
devient riche tant que les eaux sont profondes. Les montagnes sont entassées et enroulées,
et continuent en suites ininterrompues sur plus de mille li. Les collines en bordure ont des
entablements et forment des chaînes sinueuses qui s'en vont dans les quatre directions vers
les territoires découverts, comme les branches du Song-chan qui se composent de collines
escarpées.
»Le Song-chan (en Honan) a de belles rivières, le Houa-chan (en Chen-si) a de beaux
sommets, le Heng-chan (en Hou-nan) a de belles crevasses, le Tch'ang-chan a de belles gorges,
le T'ai-chan s'élève comme un maître-mont, le T'ien-t'ai (Tchô-kiang), le Wou-yi (Fou-kien),
le Lou-chan (Kiang-si), le Houo-chan (Chansi), le Yen-tang (Tchô-kiang), le Min-chan
(Sseu-tch'ouan), le Ngo-mei chan (Sseu-tch'ouan), le Wou-hia (Sseu-tch'ouan), le T'ien-tan,
le Wang-wou (Chan-si), le Lin-liu (Ho-nan), le Wou-tang (Hou-pei) sont toutes les montagnes
les plus fameuses et les lieux principaux d'où l'on tire les trésors, et où se trouvent les grottes
où les sages d'autrefois se retiraient.
» Étonnamment hautes et divinement belles sont ces montagnes. Pour épuiser leurs
merveilles et saisir l'œuvre du Créateur, il faut en aimer l'esprit, étudier leurs traits essentiels,
y errer, s'en rassasier les yeux et accumuler dans son cœur les impressions. Alors, même si
l'œil voit encore la toile de soie, et même si la main n'est pas bien maîtresse du pinceau et de
l'encre, merveilleuse, mystérieuse, sans bornes sera ma peinture.
«Ainsi, tandis que Houai-sou (i) écoutait dans la nuit le bruit de la rivière Kia-ling,
son «écriture d'herbe »devint encore plus belle, et tandis que Tchang-tien (2) contemplait
la dame Kong-souen brandissant le sabre, la manière de son pinceau devint encore plus
expressive.
» Ceux qui aujourd'hui manient le pinceau ne tiennent pas à élargir leur expérience;
ils n'observent pas d'une façon claire et approfondie; leur pratique ne va pas bien loin,
ils ne saisissent pas les traits essentiels. Quand ils attrapent un morceau de papier ou un coin
de mur, ils agitent leur pinceau et font couler l'encre rapidement. Comment pourraient-ils
recueillir l'atmosphère de la brume, les nuages vaporeux, et faire entendre le message des
rivières et des montagnes ?
»Les constatations fautives et les principales erreurs peuvent aussi se définir. Qu'est-ce
qu'élargir son expérience?Dans un tableau récent qui représente un hommevertueux jouissant
de la vue d'une montagne, le personnage est placé de telle façon que son menton est soutenu
(1) Houai-sou, fameux calligraphe de l'époque T'ang, qui excellait dans les «caractères d'herbe ».
(2) Tchang-tien, Tchang le Fou, autre excentrique de l'époque T'ang, célèbre pour son écriture
et son amour du vin.
par la cime; dans un autre tableau, un sage jouissant de la vue de l'eau, le personnage incline
son oreille du côté de la falaise. Ce sont là des fautes résultant d'une expérience insuffisante.
Les hommes vertueux goûtant la vue de la montagne doivent être représentés comme dans
la «Cabane d'herbes »de Po Lo-t'ien (Po Kiu-yi) : alors l'idée du séjour dans la montagne
est bien exprimée. Les sages goûtant la vue de l'eau doivent être représentés comme dans
le Wang tch'ouan de Wang Mo-k'i : alors la délectation de l'eau ressort abondamment. Les
plaisirs des sages et des penseurs ne peuvent se représenter par un seul personnage.
»Qu'est-ce qu'observer d'une façon claire et approfondie? Dans de récents tableaux de
montagnes, les pics ne dépassent pas le nombre de trois ou cinq; dans les tableaux d'eaux,
les vagues ne dépassent pas le nombre de trois ou cinq. Les fautes de ce genre viennent d'un
manque [d'observation] claire et approfondie. Dans les paysages de montagnes, il faudrait
beaucoup de montagnes, hautes et basses, grandes et petites. « La vertu éclatant jusqu'aux
épaules, la tête penchée en salutation, le corps complètement ouvert aux émotions » (i),
telle est la parfaite compréhension de la beauté des montagnes. Quand on peint l'eau,
il faudrait la représenter dans son ordre et sa confusion, tourbillonnante, éclaboussante,
débordante, débouchant vers de lointaines étendues. La représentation n'est satisfaisante que
quand l'eau est en assez grande quantité.
»Qu'est-ce qu'avoir une expérience insuffisante (unilatérale) ? Les peintres d'aujourd'hui
qui sont nés dans le pays de Wou (Kiang-sou) ou de Yue (Tchô-kiang) peignent les sites
élevés et dénudés du sud-est; ceux qui vivent à Hien-ts'in (Chen-si) représentent les monts
élevés et surplombants de Kouan-long. Les disciples de Fan K'ouan n'ont pas l'élégance et
la grâce de Ying-k'ieou (Li Tch'eng). Les disciples de Wang Wei n'ont pas le «style de l'os »
(la manière construite) de Kouan T'ong. Toutes ces fautes viennent d'une expérience
insuffisante.
»Qu'est-ce que manquer à saisir les traits essentiels ? Des montagnes de mille li nesont
pas merveilleuses dans leur entier; comment un fleuve de dix mille li serait-il beau dans toutes
ses parties ?
»La chaîne du T'ai-hang est l'oreiller de la Chine, mais son visage est Lin-liu (dans le
Ho-nan). Le T'ai-chan occupe K'i et Lou (Chan-tong), mais ses plus beaux aspects sont à
Long-yen. Si l'on peint ces montagnes exactement pareilles, en quoi la peinture différera-t-elle
d'une carte ?Toutes les fautes de ce genre viennent de ce qu'on n'a pas saisi les traits essentiels.
»Donc, peindre seulement des rives en pente conduit à la grossièreté; peindre seulement
des endroits solitaires et déserts conduit à la médiocrité; peindre seulement des personnages
conduit à la vulgarité; peindre seulement des bâtiments élevés conduit à la confusion. Celui
qui ne peint que des pierres ne nous montre que les os,celui qui ne peint que la terre fait trop
de chair.
» Le travail du pinceau qui n'est pas achevé et complété est dit dispersé et négligé,
il n'exprime pas d'idées vraies. L'encre et la couleur qui ne sont pas fluides et brillantes sont
dites sèches et arides; elles n'expriment pas de pensées vivantes.
» Une eau qui ne coule pas, qui ne murmure pas, peut être appelée une eau morte.
Les nuages qui ne sont pas vivants peuvent être appelés des nuages gelés. Des montagnes où
l'on ne distingue pas les parties claires des parties obscures, n'ont ni soleil ni ombre. Si les
montagnes ne sont pas divisées en parties cachées et parties visibles, on peut dire que les brumes
et les vapeurs leur font défaut.
»Les parties de la montagne où le soleil arrive sont claires, mais les endroits qu'il n'atteint
pas restent sombres; les formes de la montagne dépendent du soleil et de l'ombre. Quand
(i) Citation de Mong-tseu.
les parties claires et sombres ne sont pas séparées, on dit que les montagnes manquent de
soleil et d'ombre. Les endroits des montagnes qu'enveloppent le brouillard et les vapeurs sont
cachées, mais là où les brouillards et les vapeurs n'atteignent pas, les parties de la montagne
demeurent visibles. Les aspects des montagnes dépendent des brouillards et des vapeurs.
Quand les parties cachées et les parties visibles ne sont pas séparées, on dit que les montagnes
manquent de brouillards et d'ombres.
»Les montagnes sont de gros objets; leurs formes peuvent être hautes et élevées, fières
et arrogantes, graves et généreuses, elles peuvent être comme assises les jambes étalées ou bien
les jambes croisées. Elles peuvent être massives et épaisses, hardies et braves, elles peuvent
révéler une âme vivante, elles peuvent être majestueuses et puissantes. Elles peuvent avoir
l'air de regarder autour d'elles ou de s'incliner pour saluer. Elles peuvent avoir une coiffe
sur leur sommet, un siège au-dessous d'elles, un appui par devant, un dossier par derrière.
Elles peuvent abaisser le regard comme si elles observaient quelque chose, ou marcher à
l'aventure en ondulant comme des bannières. Tels sont les grands aspects des montagnes.
»L'eau est une chose vivante; son apparence peut être tranquille et profonde, douce et
lisse; elle peut être commele vaste océan, ou bien sinueuse et infléchie. Elle peut être onctueuse
et luisante, ou éclaboussante et bouillonnante, jaillissante comme en flèches. Elle peut venir
de plusieurs sources et s'écouler dans le lointain. Elle peut faire des cascades qui atteignent
le ciel et qui se précipitent sur la terre; elle peut être entourée de paisibles pêcheurs et d'une
gaie végétation. Elle peut amener des brumes et des nuages qui lui donnent de la beauté et de
l'attrait. Elle peut former au fond des vallées les cours d'eau luisants, elle peut prendre un
éclat éblouissant. Tels sont les aspects vivants de l'eau.
» Les montagnes ont les torrents pour artères, les herbes et les arbres pour chevelure,
la brume et les nuages pour teint. C'est pourquoi les montagnes doivent avoir de l'eau pour
être vivantes, des herbes et des arbres pour être belles, des brumes et des nuages pour être
grandioses et séduisantes.
» L'eau a la montagne pour visage, les pavillons et les kiosques pour yeux et sourcils,
la pêche à la ligne et au filet pour lui donner de l'animation. C'est pourquoi, quand il y a une
montagne, l'eau prend de l'attrait, quand il y a des pavillons et des kiosques, elle a l'air gaie
et agréable, quand il y a des pêcheurs à la ligne et au filet, elle a l'air large et vaste. Telles sont
les combinaisons des montagnes et des eaux.
»Parmi les montagnes, il y en a de hautes et de basses. Les montagnes hautes ont leurs
artères en bas, leurs épaules et leurs hanches s'étalent largement, les pieds qui les soutiennent
sont forts et épais. Les pics et les falaises se dressent les uns contre les autres comme s'ils
étaient liés en une chaîne ininterrompue. Les hautes montagnes de cette espèce ne sont pas
appelées orphelines et ne menacent pas de s'écrouler. Les montagnes basses ont leurs artères
en haut, leurs sommets se penchent à moitié, leurs cous s'entrelacent, leurs racines sont
grosses et fortes, leurs mamelons entassés sont pleins et arrondis; elles s'enfoncent profondément
dans la terre, personne ne peut mesurer leur profondeur. On peut dire que les montagnes
basses de cette espèce ne sont pas plates et ne sont pas dispersées. Si la montagne haute est
solitaire, elle est de l'espèce commune; si la montagne basse est mince, son esprit est dispersé.
Tels sont les différentes formes des montagnes et des eaux.
»Les rochers forment le squelette du ciel et de la terre. Il faut qu'ils soient profondément
enterrés dans le sol et non pas mis à nu sur sa surface. L'eau est le sang du ciel et de la terre;
le sang doit circuler, non pas rester gelé ou stagnant.
»Les montagnes sans brumes ni nuages sont comme un printemps sans fleurs ni herbe.
»Les montagnes sans nuages ne sont pas belles, sans eau elles ne sont pas séduisantes.
sans pistes elles ne montrent pas de mouvement, sans forêts pas de vie; sans profondeur
elles sont aplaties; sans étendue horizontale elles manquent de premier plan, sans hauteur,
d'élévation. Les montagnes ont trois dimensions : quand du pied de la montagne on regarde
vers le sommet, c'est la hauteur; quand, du devant, on regarde verslederrière de la montagne,
c'est la profondeur; quand, d'une montagne proche, on regarde vers une montagne lointaine,
c'est la distance plate (horizontale). Le ton de la dimension en hauteur est clair et lumineux;
le ton dela dimension en profondeur est lourd et sombre; maiscelui de la dimension horizontale
est tantôt clair et tantôt sombre. La hauteur est hardie, résolue; la profondeur est obtenue
couche par couche; l'effet de la distance s'obtient en ajoutant des lignes vaporeuses qui vont
en se dégradant.
»Les figures des trois dimensions sont commesuit : celles des hauteurs claires et distinctes;
celles dela profondeur petites et délicates; celles du lointain mélangées et immobiles. Les figures
qui sont claires et distinctes ne sont pas courtes, celles qui sont fines et délicates ne sont pas
hautes, celles qui sont mélangées et immobiles ne sont pas grandes.
» La grandeur des montagnes est du troisième degré : elles sont plus grandes que les
arbres, mais les arbres sont plus grands que les hommes. Si les montagnes ne sont pas plusieurs
dizaines de fois plus grandes que les arbres, ce ne sont pas de grandes montagnes; si les arbres
ne sont pas plus de dix fois plus grands que les hommes, ce ne sont pas de grands arbres.
La partie par laquelle on peut comparer les arbres aux hommes, c'est le feuillage; la partie
par laquelle on peut comparer les hommes aux arbres, c'est la tête. Une certaine quantité de
feuilles peut être égale à une tête humaine, et la tête a son équivalent dans unecertainequantité
de feuilles. Les hommes, les arbres et les monts gardent entre eux des proportions fixées.
»Une montagne doit être haute. Si on la montre tout entière, elle n'est pas haute; mais
si ses flancs sont entourés de brumes et de nuages, elle est haute. L'eau doit s'étendre au
loin. Si on la montre complètement elle n'a pas d'extension, mais si elle est par endroits cachée,
et par endroits luisante dans son cours brisé, elle s'étend au loin...
»Aupremier plan il faut mettre des rivières sinueuses, des montagnes fendues, des arbres
tordus et des bois irréguliers arrangés de façon à faire un tableau. Quandon s'approche d'une
telle peinture, les détails n'en sont pas ennuyeux, ils satisfont l'œil même examinés de près.
Vers les côtés la vue doit être découverte. Les chaînes et les crêtes doivent présenter plusieurs
sections (couches) reliées ensemble et s'évanouissant dans le lointain. Quand on se retire, elles
ne seront pas ennuyeuses, mais entièrement satisfaisantes à l'œil.
»Les montagnes lointaines n'ont point de crevasses, les eaux lointaines point de vagues,
les personnages lointains point d'yeux, c'est-à-dire qu'ils ont des yeux, mais paraissent ne pas
en avoir.
Houa yi (idées et motifs pour la peinture)
»Les profanes croient que les tableaux se font simplement en agitant le pinceau, ils ne
comprennent pas que la peinture est un art malaisé. Tchouang-tseu disait : «Le peintre ôte
ses vêtements et s'assied jambes croisées » : constatation exacte des habitudes du peintre.
L'artiste doit nourrir dans son cœur la douceur et la gaîté; ses idées doivent être calmes et
harmonieuses; comme il est dit [dans le Li-ki] le cœur doit être calme, honnête, sincère au
suprême degré [voir COUVREUR,Diet., p. 510]; alors les divers aspects de la joie et de la douleur
humaines et de toute autre chose, qu'elle soit pointue, oblique, courbée ou inclinée, apparaîtront
naturellement dans son esprit et son pinceau les rendra spontanément.
»Kou K'ai-tche, de la dynastieTsin, s'était fait construire un bâtiment élevé comme atelier
de peinture; c'était, en vérité, un sage des anciens temps. Si on n'agit pas ainsi, l'inspiration
sera bientôt contrainte, distraite, émoussée, bouchée, et alors comment pourrait-on représenter
en peinture l'aspect des choses ou des émotions?
»C'est comme un luthier fabriquant un k'in. Il a trouvé à Yi-yang un arbre wou-t'ong;
ses mains sont habiles, ses pensées mystérieuses, son esprit parfaitement au clair sur cette
question, et ainsi, alors que l'arbre est encore debout, branches et feuilles intactes, il voit devant
ses yeux, tout à fait nettement, le luth fabriqué par le maître Lei. Mais l'homme dont l'esprit
est agité et dont le corps est usé regarde les ciseaux et les tranchets aigus et ne sait par où
commencer. Comment réussirait-il le luth Tsiao-wei (1) aux cinq notes, comment ferait-il
retentir ses cordes du [bruit du] vent libre et de l'eau courante ? Ainsi que l'a dit un ancien :
un poème est un tableau sans formes, un tableau est un poème en formes. Les sages ont souvent
discuté cette maxime, et nous en avons fait notre guide.
»J'ai donc, pendant mes loisirs, parcouru des poèmes des époques Tsin et T'ang et j'y ai
quelquefois trouvé d'excellents vers exprimant les choses qui sont dans le cœur de l'homme,
ou les vues qui s'offrent à ses regards.
»Mais si je ne vivais pas dans une parfaite aisance et harmonie, j'avais beau être assis
devant une claire fenêtre, devant une table propre, et brûler un bâton d'encens pour chasser
toutes les inquiétudes, les beaux vers et les idées excellentes ne prenaient point forme;
le sentiment intérieur, la beauté de leur signification ne se réalisaient pas dans mes pensées.
Comment alors peut-on dire que l'essentiel de la peinture est facile à atteindre ? Quand les
circonstances sont mûres, que le cœur et la main sont sensibles, et que l'on commence par
des horizontales ou des verticales ou par quelque partie centrale, «prenant à droite et à gauche
et trouvant unesource», voilà qu'un profane fait intrusion,égare mespenséeset ébranle rudement
mes sentiments; alors c'est fini ! C'est pourquoi (moi Kouo Sseu) j'ai noté quelques beaux
vers des anciens poètes que monpère aimait àréciter, et qui contiennent des pensées excellentes
pour l'art de la peinture.
[Kouo Sseu cite ici des vers des T'ang et du début des Song, qu'on trouvera pour la plupart
dans la traduction de Waley.]
Houa kiue (secrets de la peinture)
»Quand on est sur le point de prendre le pinceau, il faut tout d'abord établir la corrélation
du ciel et de la terre. C'est-à-dire que sur une feuille d'un pied et demi de hauteur, la partie
supérieure sera réservée pour le ciel, la partie inférieure pour la terre; entre deux on peut
développer les idées du site. J'ai vu des commençants d'aujourd'hui qui saisissaient hâtivement
le pinceau, jetaient négligemment quelques idées, et heurtaient les sentiments par leur
barbouillages et leur frottis. Quand on regarde leurs feuilles trop remplies, les yeux s'étouffent,
c'est d'un effet très désagréable. Des œuvres faites avectant delégèreténesauraientrien exprimer
de haut ni de grand.
» Quand on peint un paysage, il faut d'abord s'occuper de la grande montagne qu'on
appelle la maîtresse-cime. Quand la maîtresse-cime est fixée, on continue par les montagnes
secondaires proches et lointaines, grandes et petites. Elle domine toute la région, c'est pourquoi
on l'appelle la maîtresse-cime. Elle est comme une souveraine au milieu de ses fonctionnaires.
»En peignant des forêts et des rochers, occupez-vous d'abord du grand pin qu'on appelle
(1) Tsiao-wei, «queue brûlée », allusion au luth fait dans un billot de wou t'ong déjà noirci qu'un
enthousiaste avait retiré des flammes à cette intention. GILES, Dict. n° 1317. Le fabricant de cet
instrument merveilleux était Ts'ai Yong de l'époque des Han-posterieurs. Cf. WALEY,op. cit., 192.
le chef. Quand l'idée de cet arbre-chef est fixée, continuez en faisant les crevasses et les petites
plantes, les lianes et les rochers fendus. Se dressant comme un modèle sur la montagne,
[l'arbre-chef] est comme l'homme supérieur dans la foule du vulgaire.
»Il y a des montagnes couvertes de terre et des montagnes couvertes de pierres. Si les
mamelons de terre ont des pierres, les arbres sont minces et élevés. Si les collines de pierre
ont de la terre, les arbres sont richeset luxuriants. Il yades arbres quipoussentsurlesmontagnes
et des arbres qui poussent dans l'eau. Les arbres de montagne qui poussent dans un sol riche
sont de très grands pins. Les arbres d'eau qui poussent dans un sol maigre, ont des pousses
longues et nombreuses.
»Parmi les eaux il y a l'eau courante, parmi les roches et les falaises il y a celles qui sont
enroulées. L'eau peut former des cascades, les pierres peuvent avoir des formes étranges.
Les cascades se précipitent à travers la forêt. Les rochers bizarres sont comme des tigres ac-
croupis au bord de la route.
»Parmi les pluies il y a la pluie qui est sur le point de tomber; etde même il y a la neige
qui commence à tomber. Il y a l'averse, et la chute de neige abondante; il y a l'éclaircie après
la pluie et après la neige. Parmi les vents il y a la tornade. Parmi les nuages il y a ceux qui
rentrent chez eux. Le vent de l'ouragan chasse le sable et remue les pierres. Les nuages minces
sont comme une gaze blanche étirée.
»Lesauberges et les chaumières doivent être aubord des rivières, mais non pas surplombant
les torrents impétueux, à cause du danger...
»Les villages doivent être placés sur les terrains découverts faciles à cultiver et non sur
les montagnes difficiles à atteindre et à cultiver.
»Quand on fait emploi du pinceau on ne doit pas être son esclave, quand on fait emploi
de l'encre on ne doit pas être son esclave. Le pinceau et l'encre sont des choses superficielles;
mais ceux qui ne savent pas les manier, comment pourraient-ils réaliser quelque chose de
vraiment merveilleux? La difficulté du maniement de l'encre et du pinceau est la même que
dansla calligraphie, qui est du mêmeordre quela peinture. Aussi a-t-on dit queWangYeou-kiun
(WangHi-tche) aimait les oies :les mouvements de leur cou tournant lui paraissaient ressembler
à ceux du poignet quand on manie le pinceau. Ceci s'applique à la peinture tout aussi bien
qu'à la calligraphie. On dit généralement que celui qui excelle dans l'un de ces arts excelle
aussi dans l'autre, parce que dans l'un et l'autre le mouvement du poignet doit être aisé et
dégagé. On pourra demander : « Quelle encre faut-il employer? » Je réponds : « Employez
soit de l'encre brûlée, soit de l'encre conservée depuis la veille, ou de l'encre fanée, ou de
l'encre poussiéreuse; si une espèce n'est pas satisfaisante, prenez-en une autre ».
[La suite décrit différentes compositions d'encres et leur emploi dans les diverses parties
d'une peinture; et aussi comment on peut obtenir des effets «colorés »,etc. Ces notes, ainsi que
celles qui concernent les diverses positions du pinceau dans la main, la façon de «renfermer »,
de «tirer », de «frapper », etc., auraient de l'intérêt pour l'homme du métier, mais resteraient
lettre morte pour qui n'a point l'expérience pratique du pinceau et de l'encre des Chinois.] »
Si les opinions de Kouo Hi sur les buts et les procédés de la peinture de
paysage nous intéressent, ce n'est pas à cause de l'originalité de ses idées;
au contraire, on peut croire qu'elles étaient celles de tous les grands paysagistes
des Cinq Dynasties et du début des Song. Il explique ce que d'autres avaient
pratiqué et qu 'il essaya lui-même de rendre ; il montre le chemin qui avait conduit
le paysagisme chinois de son temps à une perfection relative, et c'est ce qui
donne à ce traité une portée très générale.
L'idée fondamentale, celle de la communion intime de l'artiste, non-seulement
avec les apparences objectives, mais aussi avec l'âme même de la nature, est déjà
mise en lumière dans les souvenirs biographiques de ses prédécesseurs et dans
les traités qu'on attribue communément à King Hao et à Li Tch'eng; mais
Kouo Hi la développe de façon plus complète et plus rationnelle, et en termes qui
portent sa marque; dans les passages principaux il y a un ton d'expérience
personnelle et de conviction qui leur donne beaucoup de poids.
Les observations de Kouo Hi pourraient être réparties en deux catégories :
celles du grand artiste s'adressant à son fils (et aux élèves-peintres en général);
et celles qu'un adepte quelque peu scolastique du paysagisme destine à un public
plus étendu : ce sont ces dernières surtout que Kouo Sseu a voulu compléter, et,
quoique moins remarquables au point de vue esthétique, elles ont une certaine
couleur locale intéressante pour l'histoire des idées. Quand il rappelle que la
peinture doit représenter les sites où les hommes sages et vertueux aimeraient à
vivre dans la contemplation, et qu'elle doit nous donner l'illusion de nous promener
dans les bois et au bord des torrents sans quitter notre maison, il ne fait que se
ranger à l'opinion de toute une lignée de philosophes et de lettrés chinois qui ont
vanté la peinture pour sa vertu de suppléer à la réalité; c'est un argument cher
aux confucéistes qui veulent trouver dans l'art lui-même une fin pratique et
intellectuelle. Il faut reconnaître que Kouo Hi nous présente l'idée sans les ratio-
cinations stériles des écrivains postérieurs : il y met cette imagination fraîche
qu'on remarque dans ses observations assez minutieuses de la nature et dans ses
opinions sur le sujet et la composition; en un mot, il est foncièrement artiste.
L'éclectisme qu'il recommande dans l'apprentissage de la peinture fut préconisé
par la plupart des auteurs et des artistes cultivés de l'époque Song. Le bon peintre
doit connaître à fond tout ce qui fait l'excellence de ses prédécesseurs; familiarisé
avec leurs procédés de travail, il deviendra un maître accompli dans le maniement
de ses matériaux. Son style personnel sera la résultante d'une expérience étendue
et d'une étude approfondie des modèles classiques. Telle était la route royale :
elle conduisit sans doute à une surproduction d'oeuvres sans originalité, mais on
lui doit aussi quelques chefs-d'œuvre par des maîtres qui, comme Kouo Hi,
avaient su la suivre jusqu'au bout et atteindre la liberté.
Dans son observation des phénomènes de la nature, on trouve la confirmation
de ce remarquable sentiment de l'espace et de la perspective aérienne que nous
avons noté chez les grands paysagistes de l'époque : il est manifeste que Kouo Hi,
comme ses prédécesseurs immédiats, concevait avec netteté non seulement l'effet
des rélations de grandeur et de distance, mais encore la valeur expressive de l'espace.
Il consacre à l'espace une grande partie de ses commentaires, il explique comment
le peintre peut arriver à le rendre : et les phénomènes perpétuellement changeants
de la nature, la lumière, l'atmosphère, les bancs de brume, feront comprendre
au spectateur qu'il se trouve devant un grand mystère, devant une tranche de
la vie universelle. De même quand il décrit le mont majestueux, l'arbre-chef,
les rochers accroupis comme des tigres, on dirait presque qu'il regarde ces objets
comme des êtres animés, individuels, qui ont un rôle à jouer dans ce drame dont
le peintre est spectateur : les heures et les saisons en sont les scènes et les actes.
Les personnages humains se mettent à l'unisson par leur aspect, leur action, leur
expression : pour un vrai paysagiste ils ne diffèrent pas essentiellement des arbres
ni des monts. Ils sont imbus du même sentiment de communauté et d'unité avec
toute la nature; et c'est ce que le peintre arrivera à saisir lorsque sa conscience
se trouvera elle-même enparfaite harmonie avec la nature; il saura alors rendre le
caractère essentiel et le sens profond des formes éphémères (i).
Cequi importe avant tout, c'est que le peintre se trouve dans lajuste disposition
d'esprit : c'est ce qu'exprime symboliquement la citation de Tchouang-tseu :
«Le peintre se dépouille de ses vêtements et s'assied jambes croisées »; en d'autres
termes, le peintre doit se dépouiller de toutes les influences extérieures et atteindre
l'équilibre mental absolu; c'est seulement dans cet état d'harmonie et de détachement
qu'il pourra saisir le sens profond des choses : or il importe de les représenter selon
leur nature intérieure, selon leur sens esthétique que seul le véritable artiste a
le privilège de saisir et d'extérioriser. Il peut le découvrir dans les formes du
monde objectif, comme le luthier qui voyait l'instrument merveilleux dans l'arbre
vivant (ou comme Michel-Ange qui contemplait sa statue dans le bloc de marbre).
Le travail qui extériorisera en un tableau cette forme, cette signification
intérieure, ne doit pas être forcé ni pressé. Il ne saurait s'accomplir quand le corps
est fatigué ou que l'esprit est distrait, car le tableau serait faible, décousu. Le
peintre doit choisir le moment favorable au point de vue psychologique et matériel,
puis travailler avec une extrême concentration. Kouo Sseu nous laisse entendre
combien la tâche est dure, et qu'il y faut non seulement l'habileté technique,
mais aussi de la maturité morale, une grande concentration, un certain genre de vie.
Léonard de Vinci, entre autres, a exprimé des idées analogues : «Le peintre,
dit-il, doit vivre solitaire pour que le bien-être du corps ne vienne pas saper
la vigueur de l'esprit »; et elles furent partagées par beaucoup de grands artistes
occidentaux ainsi qu'orientaux; personne ne les a appliquées avec plus de ferveur
que les paysagistes du début des Song : pour eux, la peinture était plus qu'une
poésie en formes, c'était la manifestation d'une réalité spirituelle.

4. —MI FEI, SOUTONGP0 ET LEUR CÉNACLE


Kouo Hi, peut-on dire, a consommé le style traditionnel du paysage chinois,
qui atteint son apogée sous les Song du Nord; son contemporain (un peu plusjeune)
Mi Fei, au contraire, se fraye une voie personnelle et sa manière n'a pas grand'chose
(1) C'est ainsi que les contemporains de Kouo Sseu comprenaient son traité : ainsi Teng Tch'ouen
écrit (dans Houa ki) : «On peut rendre par l'usage intelligent du pinceau des objets innombrables, mais
pour exprimer pleinement leur caractère, il n'y a qu'un moyen : c'est la transmission de l'esprit. On croit
que l'homme seul possède un esprit, on ne comprend pas que tout est animé. Ainsi Jo-hiu (Kouo Sseu)
méprisait les œuvres des peintres vulgaires : on les appelle des peintures, disait-il, mais ce n'est pas de
la peinture. C'est pourquoi la manière du peintre qui possède l'harmonie de l'esprit (k'i-yun) et le
mouvement de la vie (chen-tong) est la meilleure. »
de commun avec celles de ses prédécesseurs. Les critiques postérieurs ont placé
Mi Fei très haut comme paysagiste; ils reconnaissaient en lui un représentant
éminent de l' «école du Sud »; mais nous pouvons nous demander si sa réputation
dans son pays ne tient pas pour une bonne part à ses qualités de critique, d'écrivain,
et de calligraphe. Ce fut assurément une personnalité intéressante au premier
chef, mais sa peinture ne représente qu'une partie, et non la plus importante, de
son activité.
Il s'appelait primitivement Mi Fou, mais il changea le deuxième caractère
pour un autre qui peut se prononcer Fei ou Fou, et il fut désormais connu sous
le nom de Mi Fei. Yuan-tchang était son tseu, Nan-kong son hao, et on l'appelait
aussi Mi Siang-yang, apparemment d'après la ville où il était né en 1051 (1).
On nous raconte que c'était un enfant très précoce, vivement attiré par les arts
et les lettres. Sa prodigieuse mémoire était bien d'un Chinois : à l'âge de six ans,
il apprenait cent poèmespar jour, et en les répétant il pouvait lesréciter par cœur.
L'épouse de l'empereur Jen Tsong (auprès de qui sa mère avait un emploi)
l'honora de ses bonnes grâces, et il fut bientôt nommé Censeur des Livres :
ensuite professeur au Bureau des Cérémonies, gouverneur de Tch'ang-tcheou
(Kiang-sou), professeur de calligraphie et de peinture à la capitale, secrétaire de
la Commission des Rites, et gouverneur militaire de Houai-yang (Kiang-sou).
Ces mutations fréquentes auraient eu pour cause son excès de franc-parler et son
attitude rétive à l'égard du fonctionnarisme (2). De caractère il était, —comme
dans sa calligraphie —ferme et droit, « comme le mât d'un bateau voguant
vent arrière »selon la métaphore de son grand ami Sou Tong-p'o. Il mourut d'un
ulcère à la tête à l'âge de 56 ans.
Ses dehors, ses manières aisées se remarquaient d'autant plus qu'il s'habillait
à la mode de la dynastie T'ang. «Tout le monde pouvait le reconnaître sans l'avoir
jamais vu auparavant »; il ne pouvait se montrer sans être entouré d'une foule.
Sa manie de propreté était proverbiale. On raconte qu'il avait toujours de l'eau
sous la main quand il travaillait : il se lavait très souvent le visage, mais sans
l'essuyer avec une serviette; pour rien au monde il n'eût employé une cuvette
ni passé un vêtement ayant servi à une autre personne.
Dès sa prime jeunesse il avait la passion de collectionner les autographes
et les tableaux anciens. Alors qu'il était encore enfant, sa mère l'y encourageait :
elle vendait ses épingles de coiffure pour lui en procurer les moyens. Son patrimoine
se dissira peu à peu en secours à des parents; il ne cessa pourtant de collectionner
et sacrifia tout pour conquérir les œuvres qu'il convoitait. On raconte que Mi Fei
se trouvait un jour en bateau avec des amis, lorsqu'on lui montra un autographe
de Wang Hi-tche (le grand calligraphe du IVe siècle) : le voilà dans un état tel
(1) C'est ce qui est dit dans le MiSiang-yang tchelin (cité dans Ts'ing-ho chouhouafang, IX,11.27-30)
où l'on trouve le plus de renseignements biographiques sur Mi Fei. Le Houa ki dit que son père avait
quitté T'ai-yuan (Chan-si) pour habiter Wou (Kiang-sou), où Mi Fei serait né.
(2) Selon le Mi Siang-yang tche lin, c'était un fonctionnaire très capable, mais il critiquait et
admonestait volontiers ses subordonnés; il ne se conformait pas aux manières du monde; il se montrait
parfois excentrique, et de ce fait rencontra une suite d'échecs dans sa carrière.
qu'il voulait se jeter à l'eau si le possesseur ne lui en faisait pas cadeau; l'autre
ne put refuser (i). Il n'est pas surprenant que la collection de Mi Fei soit devenue
peu à peu un trésor de la plus rare qualité, et que sa demeure très simple fût le
rendez-vous des grands lettrés de l'époque. « Il habitait une maison fort pauvre
dans la capitale. Quand il lui arrivait des visiteurs, il leur offrait le thé et leur montrait
quelques-uns de ses trésors. Les heures se passaient agréablement à écrire et à
déclamer des poèmes à la louange des tableaux. » Mais parmi les visiteurs, il y
avait des curieux qui n'étaient pas connaisseurs et qui ne montraient pas de
vénération pour les précieux rouleaux; il classa donc ses tableaux en deux collections,
l'une qu'il pouvait montrer à tout le monde, l'autre qu'il gardait pour des amis
choisis. Il s'en explique ainsi : «Sije gardais une collection secrète, c'était de crainte
que les gens ne missent leurs doigts sur les peintures ou ne les frottassent de leur
manche. Des accidents de ce genre s'étant produits, il m'avait fallu nettoyer les
peintures, mais comme le papier était mince, elles n'auraient pas supporté
beaucoup de nettoyages. Un curieux qui touche un rouleau le rapproche par cela
même de sa destruction. » (2)
Dans son Houa che, Mi Fei nous parle souvent des pièces de sa collection,
en partie héritées, mais surtout acquises par lui-même :
«La collection de mafamille comprenait beaucoup de pièces anciennes des époques Tsin
et T'ang. J'en ai éliminé près d'une centaine de rouleaux; maintenant elle ne contient que
dix pièces vraiment belles, et quand il m'arrive de trouver de nouvelles merveilles, j'augmente
encore cette collection.
»Il faut conserver avec soin les peintures de l'époque Tsin, car elles sont très rares.
J'ai appelé mon atelier Pao Tsin tchai [atelier des trésors Tsin]. Quand j'y entre,j'accroche
quelque chosesur le mur; dans les œuvres denotre temps il n'y a rien de pareil àces peintures
anciennes.
»Il nefaut pas marchander le prix des tableaux et des autographes anciens. Les lettrés
n'aiment pas les acheter pour de l'argent, ils préfèrent les échanger entre eux, ce qui est plus
élégant. Quand un de nos contemporains obtient une pièce ancienne de ce genre, elle lui
paraît plus chère que sa vie : c'est ridicule. Il est dans la nature humaine que les objets qui
satisfont notre vue deviennent ennuyeux quand on les voit trop longtemps : il faut donc les
échanger contre des pièces nouvelles qui paraissent alors doublement satisfaisantes. C'est
la façon intelligente de jouir des tableaux. »
Mi Fei choisissait ses trésors et les maniait avec les soins les plus avisés :
«J'ai dans mon atelier un grand nombre de paysages par mes amis et maîtres anciens
et modernes, mais il en est fort peu qui s'élèvent au-dessus du niveau ordinaire. Cesont pour
la plupart des œuvres faites un peu vite; la brume et les nuages, les ombres et les lumières,
les arbres et les pierres nesont pastravaillésjudicieusementjusque dans le détail. Siàl'occasion
un connaisseur mele demande,je sors les peintures qui n'ont pas plus de trois pieds de haut
ou de large et je les accroche en pendants dans monatelier. Quandelles nedépassent pas trois
(1) Cf. GILES, op. cit., p. 131, d'après une source chinoise non citée.
(2) D'après le Yue chou tie de Mi Fei dans Ts'ing-ho chou houa fang, IX, 1. 35.
pieds, la monture ne descend pas jusqu'aux chaises et les visiteurs peuvent passer devant elles
sans les frôler de l'épaule. J'évite avec soin les grands tableaux et je ne montre pas ceux qu'on
attribue ordinairement à Li Tch'eng et à Kouan T'ong. »
Mi Fei ne dérogeait à ses principes en faveur de personne :
« Quand le chancelier T'ang Tche-tong demanda à voir ma collection, je lui fis savoir
mes conditions; il les accepta. Je fis placer côte à côte deux tables et j'y étalai du papier et de
la soie. Je me lavai les mains, je sortis les rouleaux de leurs coffrets et les déroulai moi-même
pour les montrer à mon visiteur. Il restait assis devant la table, bras croisés, examinant les
rouleaux tout àson aise et avec soin; quand il disait «Ouvrez », j'ouvrais le rouleau, quand
il disait « Enroulez ! », je l'enroulais. Il restait là avec l'air d'un grand personnage, et moi
je me démenais comme un domestique; mais je m'y prêtais de bon cœur pour éviter que mes
rouleaux ne fussent touchés par ses doigts ou par ses manches. »
Et voici dans le Che lin pi chou lou (i) une autre anecdote bien caractéristique :
« Un jour il invita Sou Tong-p'o à dîner. Deux longues tables furent placées en face
l'une de l'autre : sur ces tables une grande provision de pinceaux fins, d'encre exquise et trois
cents feuilles de papier; sous la main il y avait de quoi boire et manger. Quand Tong-p'o vit
ces préparatifs, il éclata de rire. Entre chaque coupe qu'ils vidaient, ils aplanissaient une feuille
de papier et se mettaient à écrire. Deuxpetits serviteurs étaient occupéstoutle tempsà broyer
l'encre, mais c'est à peine s'ils pouvaient en préparer une quantité suffisante. Vers le soir,
il n'y avait plus de vin, ni de papier non plus. Chacun emporta les feuilles de l'autre et ils se
dirent au revoir. Plus tard ils constatèrent que jamais ils n'avaient mieux écrit. »
L'écriture, c'est-à-dire la calligraphie libre, était pour ces artistes un travail
analogue à celui de la composition musicale ou poétique. Il y (fallait un esprit
éveillé, une tension nerveuse qu'ils favorisaient par l'usage du vin : ils se mettaient
ainsi dans un état d'heureuse exaltation, non pas d'ivresse. Sou Tong-p'o dit
lui-même que c'est dans cet état seulement qu'il réussissait les grands «caractères
d'herbe » (cursifs) et aussi les « petits caractères modèles ». Il semble avoir
profondément admiré Mi Fei en tant que calligraphe; il compare le pinceau de
Mi Fei à un glaive acéré manié dans le combat avec une habileté suprême, ou à un
arc robuste qui lance la flèche à mille Ii, en transperçant tous les obstacles. « C'était
la plus haute perfection de l'art de la calligraphie. Elle était comme Tchong Yeou
(Tseu-lou) avant sa rencontre avec Confucius : agressive et ardente au combat. »
D'autres auteurs prétendent que Mi Fei seul savait imiter les formes et surtout
l'esprit du style franc et ferme des Six Dynasties ; il écrivait «comme on monterait
sur une noble bête qui avance et revient sans avoir besoin de sentir le mors ni la
cravache », dans une manière libre, naturelle, puissante, solide.
Nous ne répéterons pas ici les conseils pratiques que Mi Fei donnait quand
on l'interrogeait sur les secrets d'un bon métier : ces finesses de technique resteraient
lettre morte pour le lecteur occidental qui n'a jamais manié un pinceau chinois.
(i) Cité dans Ts'ing-ho chou houafang, IX, 1. 39.
Pour Mi Fei, le pinceau était non seulement l'épée de son âme, mais encore une
baguette magique qui donnait la vie à l'autographe ou à la peinture : les deux
arts, au fond, n'en faisaient qu'un.
Si nous en croyons Teng Tch'ouen, qui écrivit son Houa ki environ un demi
siècle après la mort de Mi Fei, celui-ci aurait exécuté la plupart de ses peintures
dans les sept dernières années de sa vie. C'est peut-être une exagération, en tous
les cas le fait nous est rapporté dans des termes attribués à Mi Fei lui-même.
«C'est à l'époque où Li Po-che fut saisi d'une maladie dans le bras droit que je me mis
à peindre (i). Li étudiait toujours Wou Tao-tseu et ne put arriver à se libérer de son maître;
pour ma part je choisis le grand et désuet Kou K'ai-tche et ne fis pas un trait dans la manière
de Wou. Le coup de pinceau de Li ne faisait pas un effet remarquable. Je peignis les yeux,
le visage, la construction (des personnages), guidé toujours par ma propre idée, et non par un
maître, et je représentai les hommes loyaux de l'antiquité. »
Ce passage se rapporte sans doute à la peinture de figures qui était la spécialité
de Li Kong-lin, mais on s'étonne de la sévérité de Mi Fei à l'égard de Wou Tao-tseu
et de Li Kong-lin, alors qu'il vante Kou K'ai-tche comme modèle à suivre. Il est .
probable qu'il admirait en lui le représentant d'un style archaïque et raffiné fait
pour plaire à Mi Fei. Il est d'autre part, très vraisemblable qu'il montra plus
d'indépendance que Li Kong-lin; mais en fin de compte, fut-il un plus grand
génie (comme il voudrait nous le faire croire) ? C'est une autre question à laquelle
nous ne sommes plus en mesure de répondre aujourd'hui.
Les peintures qui passent sous le nom de Mi Fei sont toutes des interprétations
de nuages et de brumes entourant des montagnes et des arbres, mais toutes
manquent quelque peu de construction et de dessin. L'immense renommée de
Mi Fei, et peut-être ces défauts eux-mêmes, avaient suscité dès son temps de
nombreuses imitations, souvent difficiles à distinguer, dit-on, des originaux. Ainsi
nous ne nous prononcerons pas sur l'authenticité des œuvres mentionnées ci-après,
qui sont munies du cachet et de la signature de Mi Fei, mais qui pourraient être
de son fils Mi Yeou-jen «qui avait l'esprit et la manière de son père », ou de Kao
K'o-kong, ou de Fang Fang-hou, peintres très doués qui continuèrent sa manière
sous la dynastie Yuan, sans parler d'autres imitateurs plus rapprochés de notre
époque.
En général ces peintures représentent des collines boisées ou des montagnes
aux cimes arrondies perçant à travers des bancs de brume cotonneuse. Dans
le bas il y a parfois une nappe d'eau, et au premier plan des bosquets d'arbres qui
se détachent en panaches noirs sur la brume blanche. Les éléments de composition
et la manière de ces tableaux sont tout à fait typiques, mais les accents vraiment
individuels ne semblent pas très marqués.
Cette espèce de paysage est bien représentée par le court rouleau du Musée
National de Pékin, souvent exposé au Wen-houa tien, qui porte plusieurs cachets
(i) Li Kong-linfut pris versl'an noo degraves rhumatismes qui le forcèrent à s'aliter et àrenoncer
à la peinture.
impériaux ainsi que des autographes de K'ien Long. Il présente le style caracté-
ristique en taches noires contrastées avec des tons clairs, mais on ne peut guère
y reconnaître autre chose qu'une imitation ou une copie (PL. 4).
Un motif analogue —brume flottant autour des montagnes et sur des nappes
d'eau tranquilles —nous est offert par le beau rouleau qui appartient à MmeWilliam
H. Moore, de New York. Il porte une inscription par le peintre lui-même et une
date correspondant à 1103. Il y a plus de vigueur dans le petit « kakemono »
intitulé «Montagnes et Pins au printemps »conservé au Musée du Palais de Pékin
(PL. 5) (1). Il porte le cachet et la signature du peintre, outre plusieurs cachets
impériaux et une inscription poétique par l'empereur Kao Tsong. Il se pourrait
que ce fût un Mi Fei authentique, mais, à en juger par la reproduction, il a perdu
de safraîcheur et desa force d'expression. Le plus beau Mi Fei que nous connaissions
est un grand «Paysage de montagnes » conservé à la Freer Gallery, également
pourvu du cachet et de la signature du maître (PL. 6); assez endommagé, il n'en
garde pas moins une qualité artistique remarquable : malgré leur formes enveloppées,
les montagnes sont bien construites, et les arbres sombres du premier plan font
beaucoup d'effet sur le fond de brume blanche. Cependant nous manquons d'une
pièce de comparaison qui nous permettrait d'affirmer l'authenticité de cette œuvre.
Toutes ces peintures, bien qu'exécutées au simple lavis monochrome, ont
beaucoup de «couleur »; elles doivent tout leur effet à des combinaisons de valeurs,
et à l'exploitation des ressources de l'encre de Chine. Un critique chinois dit
d'ailleurs : « Au vrai sens du peintre, le coloris ne signifie pas l'application de
pigments bigarrés. L'aspect naturel d'un objet peut se rendre de façon heureuse
par le lavis d'encre si on sait en ménager les nuances requises. »(2) On nous dit
aussi que Mi Fei «n'employait pas nécessairement le pinceau en peignant à l'encre;
il se servait parfois de tortillons de papier ou de cannes àsucre vidées de leur sève,
ou encore d'un calice de lotus. Il peignait toujours sur du papier non enduit de
gomme ni d'alun; jamais sur la soie ni sur un mur. Si l'on rencontre une peinture
sur soie attribuée à Mi Fei, on peut être certain qu'elle n'est pas de lui. Ni lui ni
son fils n'ont fait aucune œuvre de ce genre »(3).
Teng Tch'ouen dans son Houa ki caractérise très bien la manière de Mi Fei :
«Ses autographes sont nombreux, mais ses peintures sont rares. Je n'en ai vu que deux
quiappartenaientàLi Ki(tseu, Yuan-tsouen). L'une étaitsurpapier, et représentait les branches
d'unpin tordu. Elle étaitfaite en lavis léger,et les innombrables aiguilles depinétaient massées
commeenunbloc defer. Jen'aijamaisvudepeinture ancienneoumoderne qui lui ressemblât.
L'inscription disait : «En voyageant avec Li Ta-kouan, le savant lettré, sur le lac au clair de
lune, chacun composa quelques vers, mais [moi] Fei, je fis un poème qui n'avait pas de son;
c'était pendant la nuit dans une barque à rames sur le Lac de l'Ouest... ». L'autre peinture
représentait le prunier, le pin, l'épidendron, le chrysanthème tous réunis sur une seule feuille
(1) Cf. Kou kong, I, pl. 12. Dimensions : o m. 53 x o m. 38. Mentionné dans le Che k'iupao ki.
(2) Chen Kie-tcheou (critique de l'époque K'ang Hi, cité par S. TAKI, dans Three Essays on
Oriental Painting, Londres, 1910, p. 66).
(3) Tong t'ien ts'ing O
/ M,cité dans Ts'ing-ho chou houafang.
de papier. Les tiges et les feuilles des plantes étaient entrelacées mais non embrouillées.
On avait l'impression de beaucoup de coups de pinceau, mais en y regardant de près, [on voyait
qu'] il y en avait peu : cependant ce n'était pas un ouvrage grossier ou négligé. C'était d'une
qualité supérieure et extraordinaire, l'œuvre la plus étonnante de toute l'époque. »

Bien que Mi Fei fût avant tout paysagiste, nous avons vu plus haut qu'il était
aussi portraitiste et peintre de figures à la mode du temps passé. On cite de
remarquables portraits de Mi Fei par lui-même; l'un d'eux portait une inscription
de la main de son fils : « Mon père dessinait le portrait des grands fonctionnaires
et des lettrés vertueux des dynasties Tsin et T'ang, et il accrochait ces portraits
dans son atelier. Ils furent copiés par des amoureux du passé, et ainsi transmis
jusqu'à nous ».
Mi Fei dut se consacrer beaucoup plus à l'étude des peintures et calligraphies
anciennes qu'à peindre lui-même. Son Houa che (i) (« Histoire de la Peinture »)
est rempli de notes sur les peintures qu'il avait vues dans tous les coins de la Chine,
et sur les maîtres anciens ou contemporains ; on y trouve aussi des conseils sur
la façon de conserver, de nettoyer, de monter les peintures, mais bien peu de
renseignements sur les procédés qu'il employait lui-même pour peindre. C'est
le livre d'un critique un peu méprisant, d'un collectionneur qui tourne volontiers
en ridicule les amateurs qui jugent les tableaux ou les collectionnent sans
discernement.

» Il y a beaucoup de peintures excellentes non signées, mais nos contemporains leur


prêtent des noms très généreusement. Toutes les peintures de bœufs sont de Tai Song, tous
les chevaux sont de Han Kan; ils jouent de ces noms comme on dirait : voilà des grues (hao)
de Tou Siun et des éléphants (siang) de Tchang Tô (2).
»Très souvent, quand on montre des tableaux à nos contemporains, ceux-ci leur donnent
des attributions qui leur vont tant bien que mal en raison de leur ressemblance avec des
œuvres authentiquement attribuées. Les amateurs et les connaisseurs forment deux catégories
différentes; parmi ces derniers on peut compter tous ceux qui aiment sérieusement la peinture,
qui ont étudié beaucoup, qui ont noté leurs observations; la peinture a un asile dans leur
cœur; ils ont même appris à peindre eux-mêmes. Ce qu'ils collectionnent est donc d'une
qualité élevée. Les gens riches d'aujourd'hui qui n'ont pas un amour inné de la peinture,
mais veulent passer pour des raffinés, empruntent les oreilles et les yeux d'autrui; on peut dire
que ce sont des amateurs. Ils mettent leurs peintures dans des étuis de brocart et les montent
sur des rouleaux de jade; ils les regardent comme des objets infiniment précieux, [à tenir]
secrets. Mais quand on les déroule, on est pris d'un fou rire. Il m'est souvent arrivé d'appuyer
mes mains sur la table en criant : «Il y a de quoi vous faire mourir de honte !». Wang Hieou
m'a bien des fois entendu m'exclamer ainsi, et il faisait de même fort souvent; il apprit à

(1) Le Houache de Mi Fei a été plusieurs fois réimprimé. L'édition la plus ancienne queje connaisse
est de la fin des Ming, et elle est incorporée au Kin tai pi chou et au Wang che houayuan.
(2) Jeu de mots : l'auteur choisit les noms de Tou Siun-hao et de Tchang To-siang, peintres à qui
il serait tout simple d'attribuer les tableaux de grues et d'éléphants, puisque leurs noms contiennent les
caractères qui signifient «grues »et «éléphants »!
Tsao Kouan-tao à pousser le même cri : et celui-ci ne pouvait voir une peinture ridicule sans
s'écrier : «Mi Yuan-tchang disait : il y a de quoi vous faire mourir de honte (i). »
Voici des conseils pour le collectionneur éclairé :
«Si la peinture ancienne que vous avez trouvée n'est pas endommagée, point n'est besoin
de la remonter; mais si elle est en mauvais état, il faut changer une fois sa monture et sa
contre-toile. Si vous les changez plusieurs fois, votre peinture sera perdue, parce que l'esprit
des personnages, la couleur de leur chevelure, le charme des fleurs, les abeilles et les papillons
qui voltigent, sont de légères indications au milieu des tons clairs ou foncés : elles peuvent
disparaître si la peinture subit plusieurs remontages. »
Ailleurs Mi Fei explique en détail les meilleurs procédés de nettoyage, et
les raisons pour lesquelles certaines peintures doivent être montées sur papier,
d'autres sur soie, etc. Notons seulement ce qu'il dit des toiles de soie employées
à diverses époques :
«Jusqu'au début de la dynastie T'ang, en employait la soie telle quelle. Wou Tao-tseu,
Tcheou Fang, Han Kan et leurs successeurs la faisaient tremper dans l'eau chaude,la cuisaient
légèrement avec de la farine de riz, et avec un pilon en faisaient une espèce de feuille d'argent,
sur laquelle les personnages se détachaient avec beaucoup de finesse et d'éclat. Les collec-
tionneurs actuels doivent faire attention àla soie : si elle est de qualité grossière, il est impossible
que la peinture soit de l'époque T'ang; ce serait se tromper. Les peintures de Tchang
Seng-yeou et de Yen Li-pen qui existent encore sont toutes sur soie naturelle; celles des T'ang
méridionaux sur une soie à gros grain. La soie de Siu Hi ressemble presque à de la toile de
coton. »
Mi Fei avait pour les vieux maîtres une admiration profonde et sincère;
à l'égard des peintres de son temps il était sévère et méprisant. On se demande
parfois si le manque de recul, la partialité, les ambitions personnelles ne l'ont pas
un peu aveuglé : il faut pourtant reconnaître que sa classification des maîtres est,
à peu de chose près, celle qu'ont admise les meilleurs critiques postérieurs :
« Les gens intelligents distinguent sans peine les peintures de genre de Kou K'ai-tche,
de Lou T'an-wei, de Wou Tao-tseu, de Tcheou Fang, les peintures de fleurs, de bambous
et d'oiseaux de T'eng Tch'ang-yeou (2), de Pien Louan, de Siu Hi, de T'ang Hi-ya (3), de
Tchou K'ieou (4), les paysagesde KingHao, deLi Tch'eng, de Kouan T'ong, de Tong Yuan,
de Fan K'ouan, de Kiu-jan, et de Lieou Tao-che (5); les bœufs de Tai Song, les chevaux de
(1) La traduction de ce paragraphe a été révisée par l'auteur depuis l'impression de l'édition anglaise
(N. du T.).
(2) T'eng Tch'ang-yeou de Wou, qui travailla ensuite au pays de Chou. (Cinq Dynasties.) Oiseaux
et fleurs, en particulier fleurs de prunier.
(3) T'ang Hi-ya, de l'État des T'ang-méridionaux. Rival de Siu Hi; peignit des bambous, des fleurs,
des insectes.
(4) Tchou K'ieou, peintre de la fin de l'époque T'ang.
(5) Lieou Tao-che, époque des Song septentrionaux. Taoïste, il avait, dit-on, oublié son propre
nom. Élève de Kiu-jan.
Ts'ao Pa, de Han Kan, et de Wei Yen; mais les œuvres des peintres modernes se distinguent
difficilement à cause de leur grande uniformité. Elles ne valent guère la peine d'être
discutées sérieusement. Tchao Tch'ang, Wang Yeou (élève de Tchao), Siun Hong (i)
et leurs pareils peuvent encore s'accrocher au mur, mais pas trop n'en faut; Tch'eng T'an (2),
Ts'ouei Po, Heou Fong (3), Ma Fen, Tchang Tseu-fang et leurs pareils ne sont bons qu'à
salir les murs des maisons de thé et des tavernes; on peut les mettre à côté des «écritures
d'herbe »de Tcheou Yue et de Tchong-yi. Ils n'appartiennent pas à la catégorie des peintres
dont je parle; même de vieux échantillons de travail du pinceau, impossibles à nommer ou
à classer, seront pour nous de meilleurs amis. »
Les peintres que Mi Fei estimait le moins étaient les spécialistes des
quadrupèdes et des oiseaux; il écrit ailleurs :
« L'étude des peintures bouddhiques entraîne une édification morale; elles sont d'une
espèce supérieure. Suivent les paysages, sources de délices inépuisables, surtout quand
ils rendent des effets de brume, de nuages, de brouillard; ils sont beaux. Ensuite les fleurs,
les petites plantes. Quant aux tableaux figurant des hommes et des femmes, des oiseaux et
des bêtes, ils sont bons à amuser les fonctionnaires et ils n'appartiennent pas à la catégorie
des purs trésors d'art. »
Cejugement semble aller directement à l'encontre de la tendance à représenter
le plus fidèlement possible les fleurs, les oiseaux, etc., tendance qui s'affirmait
de plus en plus et qui triomphait dans l'académie organisée par Houei Tsong peu
d'années avant la mort de Mi Fei. L'idéal artistique reconnu, pour ne pas dire
imposé, dans cette institution n'était certes pas celui de Mi Fei, qui, de tempérament,
appartenait à un tout autre camp. Les billevesées taoïques ranimées par la faveur
de Houei Tsong devaient déplaire à son esprit critique autant que le fonctionnarisme
à sa nature indépendante. Les collectionneurs qu'il ridiculise, les peintres qu'il
écrase de son mépris, étaient sans doute exactement le genre d'individus qui se
pressaient autour de l'impérial peintre et expert dont nous avons esquissé la figure
au chapitre précédent. Sur ce fonctionnarisme qui envahissait l'art et sur les chefs-
d'œuvre de la collection impériale, Mi Fei en savait plus long qu'il n'en a écrit,
mais ses quelques coups de patte nous font comprendre que la culture artistique
des milieux officiels n'avait pas de bases très solides, et qu'une saine opposition
à cet engouement exista toujours, du moins tant que vécut Mi Fei (4).
(1)etSiun
Fleurs Hong. Époque des Song septentrionaux. Élève de Wang Yeou, travaillait à Tch'eng-tou.
fruits.
(2) Tch'eng T'an. Époque des Song septentrionaux. Peignait des pins et des bambous; inférieur
comme peintre de figures.
(3) Heou
de Kouo Hi. Fong. Époque des Song septentrionaux. Peintre académique de paysages; suivait le sillage
Les autres peintres énumérés dans ce passage sont étudiés dans notre exposé.
(4) Néanmoins Mi Fei lui-même fut attiré dans le cercle magique de l'empereur-esthète. Il offrit
à Houei Tsong quelques fameuses peintures et calligraphies de sa collection et en fut «amplement
récompensé en or et en espèces ». Il était quelquefois admis à visiter la collection impériale, mais il ne
fut jamais, semble-t-il, membre de l'académie, et le Siuan-ho houap'ou ne le nomme pas.
Ses peintures n'entrèrent, semble-t-il, dans les collections impériales qu'à
une époque beaucoup plus tardive. Ce n'est que sous les Yuan que quelques
paysagistes le prirent pour modèle; c'est à l'époque Ming qu'il atteignit la gloire
et qu'on reconnut son rôle dans l'histoire de l'art chinois : les représentants de
la «peinture des lettrés », wenjen houa, trouvèrent en lui, non sans raison, un de
leurs plus brillants prédécesseurs. Il devient alors, comme nous l'avons noté,
un pilier de «l'école du Sud », ce déconcertant produit de la manie chinoise des
classifications abstraites, dont Mi Fei se serait sans doute détourné comme de
toutes les tentatives d'assujettir l'art à des programmes et à des règles immuables.
La manière de Mi Fei dans le paysage fut continuée par son fils MiYeou-jen,
lequel est peut-être l'auteur de certaines peintures qui passent sous le nomdu père.
On le désigne souvent par son tseu, Yuan-houei, que lui avait conféré Houang
T'ing-kien, grand lettré, ami de son père, et calligraphe de valeur lui aussi
(PL. 7) (1). Selon Teng Tch'ouen (qui a pu encore connaître Mi le jeune
personnellement), Houang possédait un vieux cachet portant les deux caractères
yuan houei (splendeur originelle) qu'il donna à Mi le fils en lui disant : « Je n'ai
pu me résoudre à donner ce cachet à mes enfants : mais toi, tu es comme un jeune
tigre; la force de ton pinceau porterait un trépied. Prends-le et fais de Yuan-houei
ton tseu. Marche toujours sur les pas de ton père ». Mi Yeou-jen suivit ces
conseils de son mieux. Par son air et ses manières il ressemblait à son père. «Ses
paysages étaient peints dans une manière pointillée, les brouillards et les nuages
étaient sommairement indiqués, mais sans que l'effet en pâtit ».
Mi Yeou-jen fut non-seulement un peintre habile, mais encore un fonctionnaire
heureux qui s'éleva jusqu'à la vice-présidence du Kong-pou (Commission des
travaux) et sut garder sa place au soleil de la faveur impériale. Au rebours de son
père, il en était fier; son orgueil se développait à mesure de ses succès : «il ne
fréquenta plus ses vieux amis et ne fit plus cadeau de ses peintures. On se moqua
de lui: il sait faire, disait-on, des arbres sans racines et des nuages bien massés,
mais seulement pour l'empereur, pas pour le commun des hommes ».
Tong K'i-tch'ang possédait une peinture de Mi Yeou-jen, « Nuages blancs
sur la Siao et la Siang », dont il faisait grand cas et qu'il apporta un jour dans une
partie de bateau sur le lac Tong-t'ing (où débouchent ces deux rivières) :
«Les rayons du soleil étaient obliques, et, en regardant lavaste étendue de dessous le
rouf natté de lajonque, je constatai que les nuages aux formes bizarres étaient les mêmes
que dans le lavis de Mi.Plustard, à l'approche de la nuit, je remontai les stores de bambou et
contemplai ce mêmepaysage,qui meparut alorstoutàfait superflu [lapeinture deMiYeou-jen
faisait doubleemploi avecla nature]. Les bizarres nuées delaSiang ressemblent beaucoup aux
(1) Le tempérament fier et noble de Houang T'ing-kien, qui s'exprime dans son écriture, est bien
caractérisé par ces mots : «Si un homme est d'un esprit banal, il n'y a pas d'espoir pour lui. Ceux qui
ne sont pas d'esprit banal se conduisent comme tout le monde dans les circonstances ordinaires, mais
s'il arrive une crise, leur valeur se manifeste. Il s'intitulait Chan-kou Tao-jen, le taoïste des monts et
des vallées ». (GILES, Biographical Dict., n° 873.)
montagnes neigeuses de Kouo Hi; les plaines sablonneuses qu'elles dominent semblent
peintes en taches d'encre diluée, comme dans les œuvres de Mi le père et de Mi le jeune.
Le vieux dicton est vrai : Kouo Hi peignait ses montagnes comme des nuages. »
Tong K'i-tchang dit ensuite que Mi Yuan-houei s'intéressait moins aux
montagnes qu'aux nuages, et que les sujets de ce genre ne peuvent être représentés
que par l'artiste qui a atteint à l'ataraxie parfaite où toutes les passions s'évanouissent.
Dès cette époque les deux Mi étaient reconnus pour maîtres par les adeptes du
wen-jen houa.
Nous avons vu combien Sou Tong-p'o admirait Mi Fei comme*calligraphe
et comme peintre; Mi Fei le lui rendait bien, il plaçait très haut les bambous de
« Sou Che », ses vieux arbres, et aussi ses merveilleux autographes (PL. 8). Les
deux amis étaient parents en esprit, inspirés des mêmes idées, avec cette réserve
que Sou Che était encore moins que Mi Fei un peintre professionnel. Il aurait
voulu être plutôt le parfait amateur, le lettré « honnête homme » qui écrit et qui
peint dans les loisirs de ses devoirs officiels, ou quand il a assez bien bu pour
n'être plus tracassé par les soucis de ce monde. Alors, nous dit son ami Houang
T'ing-kien, « le vieux gentilhomme, le lettré des Han-lin, vomissait l'encre ».
Il fallait, affirmait-il lui-même, que ses entrailles desséchées fussent rafraîchies
par le vin pour qu'il sentît le désir irrésistible de peindre les bambous sur les murs
d'une blancheur de neige (i). Il y fallait aussi l'éclair d'une inspiration fugitive
— comme en un acte de création divine —et le secret de la vie se manifestait en
quelques coups de pinceau. Il revient souvent à cette idée dans ses commentaires
critiques et dans ses poèmes; la peinture n'est pas la représentation des formes,
mais la révélation de la vie qui anime les formes. Il était né poète : qu'il s'exprimât
par les symboles abstraits des caractères ou par les formes picturales des bambous
et des pins, l'esprit était le même, le rythme de son pinceau également (2).
Un ou deux passages typiques de ses écrits nous permettront de situer
Sou Tong-p'o comme artiste et comme critique. Dans ses notes sur les peintures
du pavillon Tsing-yin, nous lisons :
«Dans les peintures de figures humaines, d'oiseaux, de palais, d'objets inanimés, chaque
chose doit posséder une forme constante. Quant aux montagnes, rochers, bambous, forêts,
nappes d'eau, vagues, ces objets n'ont pas une forme constante, mais bien un principe constant
(leur convenance éternelle). Si la forme constante est mal représentée, le spectateur s'en aperçoit
immédiatement; mais si le principe constant n'est pas bien exprimé, mêmeles gens compétents
en peinture ne le remarquent pas facilement. Aussi tous les tricheurs, tous ceux qui exploitent
le tape-à-l'œil en profitent-ils. Une représentation incorrecte de la forme n'implique pas
la médiocrité de l'ensemble, mais si le principe constant n'est pas bien exprimé, le tableau
tout entier sera déplorable... De simples artisans peuvent représenter parfaitement les formes,
(1) Houa ki, notices sur Sou Tong-p'o.
(2) Rappelons l'éloge poétique que fait Sou Tong-p'o de la peinture murale de Wang Wei au
K'ai-yuan-sseu deFong-siang(I, p. 66-67)' Il contribua sans doute plus que personne à faire de Wang
Wei l'idéal du peintre-poète.
mais jamais ils ne pourront rendre le principe : c'est le privilège de l'homme supérieur, du
lettré de talent. »(Tong p'o, TsHuan tsi, tome V.)
Sou T'ong-p'o fit sans doute des paysages de diverses sortes, par exemple
la «Rive basse», le «Pin tombé », les « Falaises bleues »; mais ce qu'il aimait par-
dessus tout, c'était le bambou et l'eau, deux sujets qui, chacun à sa façon, associent
la souplesse à la force. Il les a peints, et il a laissé des notes à ce propos où il insiste
encore sur la nécessité du sens profond, de la vie intérieure, de ce qu'il appelle
le « principe constant » dans le passage que nous venons de citer. A propos de
l'eau, il précise :
« Dans les peintures anciennes et modernes, l'eau est ordinairement représentée plate
et s'étendant au loin, avec de toutes petites rides. Même les peintres très habiles rendaient
tout juste le sommet des vagues qui s'élèvent et s'abaissent : on aurait dit pouvoir les toucher
de la main, en sentir les creux et les crêtes. On crie à la merveille, et pourtant cela dépasse
à peine la qualité des gravures sur bois. Dans l'ère Kouang-ming (880) de la dynastie T'ang,
un lettré nommé Souen Wei, qui vivait retiré, conçut une idée nouvelle (1) : il peignit des
torrents impétueux, des vagues furieuses qui se brisaient contre les rochers, contournaient
des falaises, épousaient la forme des barrières naturelles. Il peignit les aspects toujours
changeants de l'eau et mérite d'être appelé un maître divin (2). »
Si l'eau était pour Sou Che l'image même du cours éternel de la vie et de
ses aspects innombrables, le bambou était le symbole des aspirations de l'âme.
Sa robustesse élastique, sa faculté de fléchir sous la tourmente sans se briser, en
avaient fait depuis une haute époque l'expression favorite d'un idéal chinois :
celui de l'homme au cœur noble et à l'esprit cultivé. On remarquera que plusieurs
calligraphes chinois parmi les plus éminents étaient aussi des peintres spécialisés
dans le bambou; non seulement, sans doute, à cause de son symbolisme, mais ;
aussi parce que le sujet convient au déploiement d'une technique parfaite.
Comment Sou Tong-p'o comprenait-il les bambous ? Mi Fei nous le dit :
«Sou Che, Tseu-tchen, peignait ses bambous au lavis d'un seul coup de pinceau, du
pied jusqu'à la cime. Je lui demandai pourquoi il ne les peignait pas par sections (séparées
par les nœuds). Il me répondit : «Les bambous poussent-ils en sections?». Il avait repris de
brillantes idées de Wen T'ong (Yu-k'o); il disait volontiers qu'il avait ramassé les mêmes
fleurs parfumées que Wen. La manière d'employer l'encre épaisse au premier plan et diluée
dans les fonds est une innovation de Wen-k'o. Il peignit un bois de bambous dans une manière
admirable. Tseu-tchan fit aussi un vieil arbre mort dont le tronc et les branches se tordaient
commedes dragons, et des masses de roches coupantes et fendues. Les œuvres les plus bizarres
étaient enroulées dans son coffre. Quandje quittai le Hou-nan pour affaires et traversai Hang-
tcheou, je le vis pour la première fois ivre, et il me dit : «Étalez ce papier sur le mur, c'est du
(1) Souen Wei, appelé aussi Yu de Tong-yue, peintre célèbre de la fin du IXe siècle, connu pour
ses peintures bouddhiques et taoïques ainsi que pour ses marines. On disait qu'il avait atteint la
connaissance du Tao.
(2) Cf. Houa hio sin yin, I, t. 48. On trouvera d'autres citations de Sou Tong-p'o, notamment sur
la peinture de portraits, dans GILES, op. cit., pp. 119-120.
papier de Kouan-yin »; ensuite il se leva et me peignit deux bambous, un arbre mort, et aussi
des roches bizarres. Mais cette peinture m'a été empruntée par Kie-kiu qui ne me l'a jamais
rendue. »(Mi Che, Houa che.)
On voit assez souvent des bambous que les Chinois attribuent à Sou Tong-p'o,
mais il est probable que la plupart sont de simples imitations. Le maître resta
le modèle des générations postérieures. Un des plus beaux échantillons du
genre que je connaisse appartient à M. Kou Ho-yi, et figura à l'exposition de
peintures chinoises de Tôkyô en 1928 (PL. 9). Une seule tige de bambou s'élève
gracile, légèrement incurvée en S; ses rameaux étalent des feuilles de grandeur
variée, pointues comme des ailes d'hirondelle. Elle est entourée d'inscriptions
poétiques par le maître et ses admirateurs.
Wen T 'ong, tseu Yu-k o, dont parle Mi Fei dans la passage que nous venons
de citer, était un ami intime de Sou Tong-p'o, mort jeune en 1079. On le regardait
comme le plus parfait des peintres de bambou et le plus original, en même temps
que comme une personnalité de la plus haute élévation. Sou Tong-p'o pleura sa
mort et écrivit plusieurs poèmes et colophons sur ses peintures :
«Les bambous penchés qui croissaient à la demeure du préfet de Ling-yang (1) près
des falaises du côté nord, étaient de vrais bambous de montagne. L'un d'eux n'avait pas encore
dépouillé ses glumes et les vers le dévoraient; l'autre était pris dans une crevasse escarpée.
Quand mon ami vit ces deux pieds de bambou, il en reçut une forte impression et en fit un
tableau. J obtins le lavis et le portai au Yu-ts'e kong, en demandant qu'il fût gravé sur pierre,
afin que ce spectacle étrange et rare pût émouvoir le cœur et étonner le regard des connaisseurs
e eur faire comprendre la noblesse d'âme de mon ami regretté, qui était affligé et courbé,
mais non abattu, tout comme ces bambous. »(2)
Le passage exprime admirablement le symbolisme du bambou en même
temps que l'esthétique de Wen T'ong.
La réputation de celui-ci comme peintre de bambous, réputation qui semblait
grandir a mesure que ses œuvres devenaient plus difficiles à retrouver, fut portée
a son comble par Li K'an, peintre de l'époque Yuan, qui passa plus de dix ans
a c hercher des peintures de Wen T'ong, et qui considéra sa réussite finale comme
la plus grande bénédiction qu'il eût reçue du Ciel. Dans son essai sur la peinture
aepart
bambous (Tchou
des autres p'ou) :auquel nous reviendrons plus loin, il place Wen T'ong8
maîtres

comme«[Le genre]soleil développa peu à peu jusqu'à l'époque Song : enfin apparut Wen T'ong,
un™e colchesoelli J f sondansle ciel, et toutes les torches perdirent leur éclat. C'était comme
com
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Tong-p celui
o' qui le des potstoute
vénéra d'argile.
sa Ilvie.était
» brave et fort, grand et noble,
Si les peintures de Wen T'ong étaient rares dès l'époque Song-méridionale
(1) Wen T'ong remplit quelque temps ces fonctions.
(2) Tong-p'o, Ts'iuan tsi, tome 70.
et l'époque Yuan, elles devinrent encore plus introuvables plus tard. Un bel
échantillon cependant nous en a été conservé dans les collections impériales;
il figure actuellement au Musée du Palais de Pékin (PL. 10) (1). C'est un grand
rameau pendant de bambou, traversant la feuille en diagonale; on voit la signature
du maître et deux inscriptions postérieures (1 m. 24 X o m. 98). Le thème est
développé avec beaucoup plus d'abondance que dans le 'tableau de Sou Tong-p'o;
les feuilles s'y présentent en nombreuses épaisseurs, mais les déclinaisons du lavis
sont si habiles que chaque feuille y est parfaitement expliquée. Pas un coup de
pinceau qui ne soit franc et sensible; il n'est pas surprenant que la postérité ait
regardé une telle technique comme la perfection du genre.
Wen T'ong peignit aussi des paysages qui « n'étaient pas inférieurs à ceux
deWangWei»et qui «ressemblaient àceuxde KouanT'ong »(2). Sileur composition
et leur technique égalait celles de ses bambous, ce devaient être des merveilles.
Le seul paysage que nous connaissions attribué à Wen T'ong est un court rouleau
du Metropolitan Museum, la Brume du soir (Wan hia t'ou), également pourvu
du cachet et de la signature du maître. C'est une excellente peinture qui a beaucoup
d'atmosphère, mais son exécution semble un peu sèche et un peu «léchée »pour
un maître Song tel que Yu-k'o. J'ai eu l'impression qu'elle ne saurait être
antérieure à l'époque Yuan; d'ailleurs il est possible que cette magnifique
composition comprenant des crêtes de montagnes, une rivière qui serpente, et
de grands arbres au premier plan, soit la reproduction d'un chef-d'œuvre de
Wen T'ong (3).
Sou Tong-p'o formait, peut-on dire, le centre de toute une pléïade d'artistes
du même genre : c'est-à-dire d'hommes de haute culture, fonctionnaires en même
temps qu'écrivains, calligraphes et peintres. Teng Tch'ouen, qui les met dans
une catégorie à part, celle des « hauts fonctionnaires et hommes vertueux »,
hiuan mien ts'ai hien, en nomme au moins une douzaine de l'époque des Song du
Nord, sans compter les maîtres hors ligne comme les deux Mi, Li Kong-lin,
et Sou Che. Il serait inutile de reproduire ici tout ce qu'il en dit, d'autant plus
qu'à part une ou deux exceptions, leurs œuvres sont perdues. La plupart s'étaient
sans doute spécialisés dans la peinture des bambous, des arbres, des rochers, tel
Lieou King (tseu Kiu-tsi), ami intime de Mi Fei, dont le pinceau était «libre et
truculent »; tel Sou Kouo, le fils cadet de Sou Che, dont le génie aurait surpassé
celui du père, et qui mourut à l'âge de trente ans; tel Song Tseu-fang (tseu Han-kie)
lettré d'une extrême distinction, auteur d'un essai sur les Six Principes de la
peinture; ou encore Tch'eng T'ang, (tseu Kong-ming), disciple éminent de Wen
T'ong qui se spécialisa au dernier degré dans la peinture de bambous; sans
compter Fan Tch'eng-fou, Jen-yi et quelques autres qui continuèrent les mêmes
traditions dans la peinture de bambous et dans le paysage.
Parmi les aînés du groupe, il est un maître dont les anciennes collections
(1) Cf. Kou kong, XI, pl. 9.
(2) Cf. WALEY, Index, p. 100.
(3) Voir O. SIRÉN, Peintures chinoises dans les collections américaines, pl. 112.
impériales nous ont conservé une œuvre authentique : c'est Tch'ao Pou-tche,
tseu Wou-kieou, hao Kouei-lai-tseu. Né en 1050, il fut, pendant l'ère Yuan-yeou
(1086-1093), secrétaire de la Commission des Rites, ensuite gouverneur de
Ho-tchong (Chan-si); après des années d'adversité, il fut, grâce à la protection
de Tchang T'ien-kio, nommé gouverneur de Sseu-tcheou (Ngan-houei) et mourut
un mois après (1l10).
Sa carrière officielle ne l'empêcha pas d'être un fécond écrivain, calligraphe
et peintre. On est effaré de l'éclectisme de ses études artistiques, il avait pourtant
réussi à se faire un style «flottant et merveilleux ». Nous lisons dans le Houa ki :
«Dans la peinture des Bodhisattvas il suivait Heou-yu; pour les nuages Wou Tao-tseu,
pour les rochers et les pins Kouan T'ong, pour les édifices, l'herbe, les arbres, Tcheou Fang
et Kouo Tchong-chou; pour les arbres brisés et les lianes Li Tch'eng, pour les rocs et les
arbres secs Siu Tao-ning, pour l'eau des torrents et les chaînes de montagnes Tong Yuan,
pour les archers àcheval WeiHien, pour les chevaux Han Kan, pour les tigres Pao Ting, pour
les singes et les biches Yi Yuan-ki, pour les grues, les faisans, les petits oiseaux, les souris,
Ts'ouei Po. Il réunissait ce qu'il y avait de meilleur chez tous ces maîtres, et en faisait la
synthèse en d'excellentes et merveilleuses peintures. »
On s'étonne qu'il ait pu encore se montrer original. Il le fut pourtant, comme
l'atteste une peinture du Musée du Palais, munie de son cachet et de sa signature
(outre plusieurs cachets impériaux et une inscription de K'ien Long) (PL. II).
Le motif traditionnel de « Lao-tseu sur son buffle » est ici interprété dans un
esprit tant soit peu humoristique et frondeur, et le coup de pinceau plein de
spontanéité et de liberté est lui-même d'une virtuosité amusante. On ne soup-
çonnerait pas que le peintre avait étudié avec tant de ferveur les modèles classiques;
il est clair qu'il se bornait à leur emprunter des formules techniques dont il savait
faire usage avec une maîtrise parfaite.

5. — LES PEINTRES ACADÉMIQUES DE PAYSAGES, D'OISEAUX ET DE FLEURS

Dans le chapitre d'introduction du présent volume, nous avons tenté d'esquisser


le développement rapide de la peinture vers la fin du onzième siècle, représenté
par des artistes de plus en plus nombreux; cette activité se trouve pour ainsi
dire consommée et résumée dans l'Académie de peinture. Il n'entrerait pas dans
le cadre de cet ouvrage de passer en revue toutes les personnalités artistiques
qui contribuèrent à ces résultats ; les œuvres qui nous restent seraient une
documentation très insuffisante, et les recherches à faire incomberaient plutôt aux
historiens. Le Siuan-ho houa p'ou, le Houa ki nous renseignent au point de vue
biographique sur des centaines de peintres, et d'autres sources encore complètent
ces informations. Parmi ces peintres, beaucoup paraissent avoir occupé une place
importante, et à juste titre, car les œuvres qui nous sont parvenues attestent un
niveau d'ensemble qui n'était ni médiocre ni inégal. Mais il est malaisé de trier
la documentation littéraire, de grouper les artistes selon leur école ou leur
SêS
PL. 126.

WANGMIEN. Braiïêiœ de prunier.


Coll. Chao Fou-ying, Pékin.
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