9782307422686
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DE LA
PEINTURE CHINOISE
ANNALES DU MUSÉE GUIMET
BIBLIOTHÈQUE D'ART — NOUVELLE SÉRIE : IV
HISTOIRE
DE LA
PEINTURE CHINOISE
PAR
OSVALD SIRÉN
II
L'EPOQUE SONG ET L'EPOQUE YUAN
AVEC I2Ô PLANCHES EN HÉLIOTYPIE
PARIS
LES ÉDITIONS D'ART ET D'HISTOIRE
3 ET 5, RUE DU PETIT-PONT (Ve)
19 35
CHAPITRE I
(1) Sousle nomde Houei Tsong,le Tchong-kouominghouatsi ne reproduit pas moins de six peintures
représentant des oiseaux et des branches fleuries, et le catalogue illustré de l'exposition de Tôkyô, 1928,
en reproduit cinq autres du même genre. Une œuvre plus importante (1 m. 73 X1m. 13), et qui porte
les meilleures critères de l'authenticité, est un paysage avecfigures, intitulé Wenhoueit'ou «une réunion
littéraire»,reproduitdansKoukong,t. 7. Onylit despoèmesdel'empereuret desonministre Ts'ai Tchong.
Cest l image de ces réunions de lettrés dans les jardins impériaux que nous décrivent les annalistes.
3. — KOUO HI ET SON TRAITÉ DE LA PEINTURE DE PAYSAGE
Bien que Mi Fei fût avant tout paysagiste, nous avons vu plus haut qu'il était
aussi portraitiste et peintre de figures à la mode du temps passé. On cite de
remarquables portraits de Mi Fei par lui-même; l'un d'eux portait une inscription
de la main de son fils : « Mon père dessinait le portrait des grands fonctionnaires
et des lettrés vertueux des dynasties Tsin et T'ang, et il accrochait ces portraits
dans son atelier. Ils furent copiés par des amoureux du passé, et ainsi transmis
jusqu'à nous ».
Mi Fei dut se consacrer beaucoup plus à l'étude des peintures et calligraphies
anciennes qu'à peindre lui-même. Son Houa che (i) (« Histoire de la Peinture »)
est rempli de notes sur les peintures qu'il avait vues dans tous les coins de la Chine,
et sur les maîtres anciens ou contemporains ; on y trouve aussi des conseils sur
la façon de conserver, de nettoyer, de monter les peintures, mais bien peu de
renseignements sur les procédés qu'il employait lui-même pour peindre. C'est
le livre d'un critique un peu méprisant, d'un collectionneur qui tourne volontiers
en ridicule les amateurs qui jugent les tableaux ou les collectionnent sans
discernement.
(1) Le Houache de Mi Fei a été plusieurs fois réimprimé. L'édition la plus ancienne queje connaisse
est de la fin des Ming, et elle est incorporée au Kin tai pi chou et au Wang che houayuan.
(2) Jeu de mots : l'auteur choisit les noms de Tou Siun-hao et de Tchang To-siang, peintres à qui
il serait tout simple d'attribuer les tableaux de grues et d'éléphants, puisque leurs noms contiennent les
caractères qui signifient «grues »et «éléphants »!
Tsao Kouan-tao à pousser le même cri : et celui-ci ne pouvait voir une peinture ridicule sans
s'écrier : «Mi Yuan-tchang disait : il y a de quoi vous faire mourir de honte (i). »
Voici des conseils pour le collectionneur éclairé :
«Si la peinture ancienne que vous avez trouvée n'est pas endommagée, point n'est besoin
de la remonter; mais si elle est en mauvais état, il faut changer une fois sa monture et sa
contre-toile. Si vous les changez plusieurs fois, votre peinture sera perdue, parce que l'esprit
des personnages, la couleur de leur chevelure, le charme des fleurs, les abeilles et les papillons
qui voltigent, sont de légères indications au milieu des tons clairs ou foncés : elles peuvent
disparaître si la peinture subit plusieurs remontages. »
Ailleurs Mi Fei explique en détail les meilleurs procédés de nettoyage, et
les raisons pour lesquelles certaines peintures doivent être montées sur papier,
d'autres sur soie, etc. Notons seulement ce qu'il dit des toiles de soie employées
à diverses époques :
«Jusqu'au début de la dynastie T'ang, en employait la soie telle quelle. Wou Tao-tseu,
Tcheou Fang, Han Kan et leurs successeurs la faisaient tremper dans l'eau chaude,la cuisaient
légèrement avec de la farine de riz, et avec un pilon en faisaient une espèce de feuille d'argent,
sur laquelle les personnages se détachaient avec beaucoup de finesse et d'éclat. Les collec-
tionneurs actuels doivent faire attention àla soie : si elle est de qualité grossière, il est impossible
que la peinture soit de l'époque T'ang; ce serait se tromper. Les peintures de Tchang
Seng-yeou et de Yen Li-pen qui existent encore sont toutes sur soie naturelle; celles des T'ang
méridionaux sur une soie à gros grain. La soie de Siu Hi ressemble presque à de la toile de
coton. »
Mi Fei avait pour les vieux maîtres une admiration profonde et sincère;
à l'égard des peintres de son temps il était sévère et méprisant. On se demande
parfois si le manque de recul, la partialité, les ambitions personnelles ne l'ont pas
un peu aveuglé : il faut pourtant reconnaître que sa classification des maîtres est,
à peu de chose près, celle qu'ont admise les meilleurs critiques postérieurs :
« Les gens intelligents distinguent sans peine les peintures de genre de Kou K'ai-tche,
de Lou T'an-wei, de Wou Tao-tseu, de Tcheou Fang, les peintures de fleurs, de bambous
et d'oiseaux de T'eng Tch'ang-yeou (2), de Pien Louan, de Siu Hi, de T'ang Hi-ya (3), de
Tchou K'ieou (4), les paysagesde KingHao, deLi Tch'eng, de Kouan T'ong, de Tong Yuan,
de Fan K'ouan, de Kiu-jan, et de Lieou Tao-che (5); les bœufs de Tai Song, les chevaux de
(1) La traduction de ce paragraphe a été révisée par l'auteur depuis l'impression de l'édition anglaise
(N. du T.).
(2) T'eng Tch'ang-yeou de Wou, qui travailla ensuite au pays de Chou. (Cinq Dynasties.) Oiseaux
et fleurs, en particulier fleurs de prunier.
(3) T'ang Hi-ya, de l'État des T'ang-méridionaux. Rival de Siu Hi; peignit des bambous, des fleurs,
des insectes.
(4) Tchou K'ieou, peintre de la fin de l'époque T'ang.
(5) Lieou Tao-che, époque des Song septentrionaux. Taoïste, il avait, dit-on, oublié son propre
nom. Élève de Kiu-jan.
Ts'ao Pa, de Han Kan, et de Wei Yen; mais les œuvres des peintres modernes se distinguent
difficilement à cause de leur grande uniformité. Elles ne valent guère la peine d'être
discutées sérieusement. Tchao Tch'ang, Wang Yeou (élève de Tchao), Siun Hong (i)
et leurs pareils peuvent encore s'accrocher au mur, mais pas trop n'en faut; Tch'eng T'an (2),
Ts'ouei Po, Heou Fong (3), Ma Fen, Tchang Tseu-fang et leurs pareils ne sont bons qu'à
salir les murs des maisons de thé et des tavernes; on peut les mettre à côté des «écritures
d'herbe »de Tcheou Yue et de Tchong-yi. Ils n'appartiennent pas à la catégorie des peintres
dont je parle; même de vieux échantillons de travail du pinceau, impossibles à nommer ou
à classer, seront pour nous de meilleurs amis. »
Les peintres que Mi Fei estimait le moins étaient les spécialistes des
quadrupèdes et des oiseaux; il écrit ailleurs :
« L'étude des peintures bouddhiques entraîne une édification morale; elles sont d'une
espèce supérieure. Suivent les paysages, sources de délices inépuisables, surtout quand
ils rendent des effets de brume, de nuages, de brouillard; ils sont beaux. Ensuite les fleurs,
les petites plantes. Quant aux tableaux figurant des hommes et des femmes, des oiseaux et
des bêtes, ils sont bons à amuser les fonctionnaires et ils n'appartiennent pas à la catégorie
des purs trésors d'art. »
Cejugement semble aller directement à l'encontre de la tendance à représenter
le plus fidèlement possible les fleurs, les oiseaux, etc., tendance qui s'affirmait
de plus en plus et qui triomphait dans l'académie organisée par Houei Tsong peu
d'années avant la mort de Mi Fei. L'idéal artistique reconnu, pour ne pas dire
imposé, dans cette institution n'était certes pas celui de Mi Fei, qui, de tempérament,
appartenait à un tout autre camp. Les billevesées taoïques ranimées par la faveur
de Houei Tsong devaient déplaire à son esprit critique autant que le fonctionnarisme
à sa nature indépendante. Les collectionneurs qu'il ridiculise, les peintres qu'il
écrase de son mépris, étaient sans doute exactement le genre d'individus qui se
pressaient autour de l'impérial peintre et expert dont nous avons esquissé la figure
au chapitre précédent. Sur ce fonctionnarisme qui envahissait l'art et sur les chefs-
d'œuvre de la collection impériale, Mi Fei en savait plus long qu'il n'en a écrit,
mais ses quelques coups de patte nous font comprendre que la culture artistique
des milieux officiels n'avait pas de bases très solides, et qu'une saine opposition
à cet engouement exista toujours, du moins tant que vécut Mi Fei (4).
(1)etSiun
Fleurs Hong. Époque des Song septentrionaux. Élève de Wang Yeou, travaillait à Tch'eng-tou.
fruits.
(2) Tch'eng T'an. Époque des Song septentrionaux. Peignait des pins et des bambous; inférieur
comme peintre de figures.
(3) Heou
de Kouo Hi. Fong. Époque des Song septentrionaux. Peintre académique de paysages; suivait le sillage
Les autres peintres énumérés dans ce passage sont étudiés dans notre exposé.
(4) Néanmoins Mi Fei lui-même fut attiré dans le cercle magique de l'empereur-esthète. Il offrit
à Houei Tsong quelques fameuses peintures et calligraphies de sa collection et en fut «amplement
récompensé en or et en espèces ». Il était quelquefois admis à visiter la collection impériale, mais il ne
fut jamais, semble-t-il, membre de l'académie, et le Siuan-ho houap'ou ne le nomme pas.
Ses peintures n'entrèrent, semble-t-il, dans les collections impériales qu'à
une époque beaucoup plus tardive. Ce n'est que sous les Yuan que quelques
paysagistes le prirent pour modèle; c'est à l'époque Ming qu'il atteignit la gloire
et qu'on reconnut son rôle dans l'histoire de l'art chinois : les représentants de
la «peinture des lettrés », wenjen houa, trouvèrent en lui, non sans raison, un de
leurs plus brillants prédécesseurs. Il devient alors, comme nous l'avons noté,
un pilier de «l'école du Sud », ce déconcertant produit de la manie chinoise des
classifications abstraites, dont Mi Fei se serait sans doute détourné comme de
toutes les tentatives d'assujettir l'art à des programmes et à des règles immuables.
La manière de Mi Fei dans le paysage fut continuée par son fils MiYeou-jen,
lequel est peut-être l'auteur de certaines peintures qui passent sous le nomdu père.
On le désigne souvent par son tseu, Yuan-houei, que lui avait conféré Houang
T'ing-kien, grand lettré, ami de son père, et calligraphe de valeur lui aussi
(PL. 7) (1). Selon Teng Tch'ouen (qui a pu encore connaître Mi le jeune
personnellement), Houang possédait un vieux cachet portant les deux caractères
yuan houei (splendeur originelle) qu'il donna à Mi le fils en lui disant : « Je n'ai
pu me résoudre à donner ce cachet à mes enfants : mais toi, tu es comme un jeune
tigre; la force de ton pinceau porterait un trépied. Prends-le et fais de Yuan-houei
ton tseu. Marche toujours sur les pas de ton père ». Mi Yeou-jen suivit ces
conseils de son mieux. Par son air et ses manières il ressemblait à son père. «Ses
paysages étaient peints dans une manière pointillée, les brouillards et les nuages
étaient sommairement indiqués, mais sans que l'effet en pâtit ».
Mi Yeou-jen fut non-seulement un peintre habile, mais encore un fonctionnaire
heureux qui s'éleva jusqu'à la vice-présidence du Kong-pou (Commission des
travaux) et sut garder sa place au soleil de la faveur impériale. Au rebours de son
père, il en était fier; son orgueil se développait à mesure de ses succès : «il ne
fréquenta plus ses vieux amis et ne fit plus cadeau de ses peintures. On se moqua
de lui: il sait faire, disait-on, des arbres sans racines et des nuages bien massés,
mais seulement pour l'empereur, pas pour le commun des hommes ».
Tong K'i-tch'ang possédait une peinture de Mi Yeou-jen, « Nuages blancs
sur la Siao et la Siang », dont il faisait grand cas et qu'il apporta un jour dans une
partie de bateau sur le lac Tong-t'ing (où débouchent ces deux rivières) :
«Les rayons du soleil étaient obliques, et, en regardant lavaste étendue de dessous le
rouf natté de lajonque, je constatai que les nuages aux formes bizarres étaient les mêmes
que dans le lavis de Mi.Plustard, à l'approche de la nuit, je remontai les stores de bambou et
contemplai ce mêmepaysage,qui meparut alorstoutàfait superflu [lapeinture deMiYeou-jen
faisait doubleemploi avecla nature]. Les bizarres nuées delaSiang ressemblent beaucoup aux
(1) Le tempérament fier et noble de Houang T'ing-kien, qui s'exprime dans son écriture, est bien
caractérisé par ces mots : «Si un homme est d'un esprit banal, il n'y a pas d'espoir pour lui. Ceux qui
ne sont pas d'esprit banal se conduisent comme tout le monde dans les circonstances ordinaires, mais
s'il arrive une crise, leur valeur se manifeste. Il s'intitulait Chan-kou Tao-jen, le taoïste des monts et
des vallées ». (GILES, Biographical Dict., n° 873.)
montagnes neigeuses de Kouo Hi; les plaines sablonneuses qu'elles dominent semblent
peintes en taches d'encre diluée, comme dans les œuvres de Mi le père et de Mi le jeune.
Le vieux dicton est vrai : Kouo Hi peignait ses montagnes comme des nuages. »
Tong K'i-tchang dit ensuite que Mi Yuan-houei s'intéressait moins aux
montagnes qu'aux nuages, et que les sujets de ce genre ne peuvent être représentés
que par l'artiste qui a atteint à l'ataraxie parfaite où toutes les passions s'évanouissent.
Dès cette époque les deux Mi étaient reconnus pour maîtres par les adeptes du
wen-jen houa.
Nous avons vu combien Sou Tong-p'o admirait Mi Fei comme*calligraphe
et comme peintre; Mi Fei le lui rendait bien, il plaçait très haut les bambous de
« Sou Che », ses vieux arbres, et aussi ses merveilleux autographes (PL. 8). Les
deux amis étaient parents en esprit, inspirés des mêmes idées, avec cette réserve
que Sou Che était encore moins que Mi Fei un peintre professionnel. Il aurait
voulu être plutôt le parfait amateur, le lettré « honnête homme » qui écrit et qui
peint dans les loisirs de ses devoirs officiels, ou quand il a assez bien bu pour
n'être plus tracassé par les soucis de ce monde. Alors, nous dit son ami Houang
T'ing-kien, « le vieux gentilhomme, le lettré des Han-lin, vomissait l'encre ».
Il fallait, affirmait-il lui-même, que ses entrailles desséchées fussent rafraîchies
par le vin pour qu'il sentît le désir irrésistible de peindre les bambous sur les murs
d'une blancheur de neige (i). Il y fallait aussi l'éclair d'une inspiration fugitive
— comme en un acte de création divine —et le secret de la vie se manifestait en
quelques coups de pinceau. Il revient souvent à cette idée dans ses commentaires
critiques et dans ses poèmes; la peinture n'est pas la représentation des formes,
mais la révélation de la vie qui anime les formes. Il était né poète : qu'il s'exprimât
par les symboles abstraits des caractères ou par les formes picturales des bambous
et des pins, l'esprit était le même, le rythme de son pinceau également (2).
Un ou deux passages typiques de ses écrits nous permettront de situer
Sou Tong-p'o comme artiste et comme critique. Dans ses notes sur les peintures
du pavillon Tsing-yin, nous lisons :
«Dans les peintures de figures humaines, d'oiseaux, de palais, d'objets inanimés, chaque
chose doit posséder une forme constante. Quant aux montagnes, rochers, bambous, forêts,
nappes d'eau, vagues, ces objets n'ont pas une forme constante, mais bien un principe constant
(leur convenance éternelle). Si la forme constante est mal représentée, le spectateur s'en aperçoit
immédiatement; mais si le principe constant n'est pas bien exprimé, mêmeles gens compétents
en peinture ne le remarquent pas facilement. Aussi tous les tricheurs, tous ceux qui exploitent
le tape-à-l'œil en profitent-ils. Une représentation incorrecte de la forme n'implique pas
la médiocrité de l'ensemble, mais si le principe constant n'est pas bien exprimé, le tableau
tout entier sera déplorable... De simples artisans peuvent représenter parfaitement les formes,
(1) Houa ki, notices sur Sou Tong-p'o.
(2) Rappelons l'éloge poétique que fait Sou Tong-p'o de la peinture murale de Wang Wei au
K'ai-yuan-sseu deFong-siang(I, p. 66-67)' Il contribua sans doute plus que personne à faire de Wang
Wei l'idéal du peintre-poète.
mais jamais ils ne pourront rendre le principe : c'est le privilège de l'homme supérieur, du
lettré de talent. »(Tong p'o, TsHuan tsi, tome V.)
Sou T'ong-p'o fit sans doute des paysages de diverses sortes, par exemple
la «Rive basse», le «Pin tombé », les « Falaises bleues »; mais ce qu'il aimait par-
dessus tout, c'était le bambou et l'eau, deux sujets qui, chacun à sa façon, associent
la souplesse à la force. Il les a peints, et il a laissé des notes à ce propos où il insiste
encore sur la nécessité du sens profond, de la vie intérieure, de ce qu'il appelle
le « principe constant » dans le passage que nous venons de citer. A propos de
l'eau, il précise :
« Dans les peintures anciennes et modernes, l'eau est ordinairement représentée plate
et s'étendant au loin, avec de toutes petites rides. Même les peintres très habiles rendaient
tout juste le sommet des vagues qui s'élèvent et s'abaissent : on aurait dit pouvoir les toucher
de la main, en sentir les creux et les crêtes. On crie à la merveille, et pourtant cela dépasse
à peine la qualité des gravures sur bois. Dans l'ère Kouang-ming (880) de la dynastie T'ang,
un lettré nommé Souen Wei, qui vivait retiré, conçut une idée nouvelle (1) : il peignit des
torrents impétueux, des vagues furieuses qui se brisaient contre les rochers, contournaient
des falaises, épousaient la forme des barrières naturelles. Il peignit les aspects toujours
changeants de l'eau et mérite d'être appelé un maître divin (2). »
Si l'eau était pour Sou Che l'image même du cours éternel de la vie et de
ses aspects innombrables, le bambou était le symbole des aspirations de l'âme.
Sa robustesse élastique, sa faculté de fléchir sous la tourmente sans se briser, en
avaient fait depuis une haute époque l'expression favorite d'un idéal chinois :
celui de l'homme au cœur noble et à l'esprit cultivé. On remarquera que plusieurs
calligraphes chinois parmi les plus éminents étaient aussi des peintres spécialisés
dans le bambou; non seulement, sans doute, à cause de son symbolisme, mais ;
aussi parce que le sujet convient au déploiement d'une technique parfaite.
Comment Sou Tong-p'o comprenait-il les bambous ? Mi Fei nous le dit :
«Sou Che, Tseu-tchen, peignait ses bambous au lavis d'un seul coup de pinceau, du
pied jusqu'à la cime. Je lui demandai pourquoi il ne les peignait pas par sections (séparées
par les nœuds). Il me répondit : «Les bambous poussent-ils en sections?». Il avait repris de
brillantes idées de Wen T'ong (Yu-k'o); il disait volontiers qu'il avait ramassé les mêmes
fleurs parfumées que Wen. La manière d'employer l'encre épaisse au premier plan et diluée
dans les fonds est une innovation de Wen-k'o. Il peignit un bois de bambous dans une manière
admirable. Tseu-tchan fit aussi un vieil arbre mort dont le tronc et les branches se tordaient
commedes dragons, et des masses de roches coupantes et fendues. Les œuvres les plus bizarres
étaient enroulées dans son coffre. Quandje quittai le Hou-nan pour affaires et traversai Hang-
tcheou, je le vis pour la première fois ivre, et il me dit : «Étalez ce papier sur le mur, c'est du
(1) Souen Wei, appelé aussi Yu de Tong-yue, peintre célèbre de la fin du IXe siècle, connu pour
ses peintures bouddhiques et taoïques ainsi que pour ses marines. On disait qu'il avait atteint la
connaissance du Tao.
(2) Cf. Houa hio sin yin, I, t. 48. On trouvera d'autres citations de Sou Tong-p'o, notamment sur
la peinture de portraits, dans GILES, op. cit., pp. 119-120.
papier de Kouan-yin »; ensuite il se leva et me peignit deux bambous, un arbre mort, et aussi
des roches bizarres. Mais cette peinture m'a été empruntée par Kie-kiu qui ne me l'a jamais
rendue. »(Mi Che, Houa che.)
On voit assez souvent des bambous que les Chinois attribuent à Sou Tong-p'o,
mais il est probable que la plupart sont de simples imitations. Le maître resta
le modèle des générations postérieures. Un des plus beaux échantillons du
genre que je connaisse appartient à M. Kou Ho-yi, et figura à l'exposition de
peintures chinoises de Tôkyô en 1928 (PL. 9). Une seule tige de bambou s'élève
gracile, légèrement incurvée en S; ses rameaux étalent des feuilles de grandeur
variée, pointues comme des ailes d'hirondelle. Elle est entourée d'inscriptions
poétiques par le maître et ses admirateurs.
Wen T 'ong, tseu Yu-k o, dont parle Mi Fei dans la passage que nous venons
de citer, était un ami intime de Sou Tong-p'o, mort jeune en 1079. On le regardait
comme le plus parfait des peintres de bambou et le plus original, en même temps
que comme une personnalité de la plus haute élévation. Sou Tong-p'o pleura sa
mort et écrivit plusieurs poèmes et colophons sur ses peintures :
«Les bambous penchés qui croissaient à la demeure du préfet de Ling-yang (1) près
des falaises du côté nord, étaient de vrais bambous de montagne. L'un d'eux n'avait pas encore
dépouillé ses glumes et les vers le dévoraient; l'autre était pris dans une crevasse escarpée.
Quand mon ami vit ces deux pieds de bambou, il en reçut une forte impression et en fit un
tableau. J obtins le lavis et le portai au Yu-ts'e kong, en demandant qu'il fût gravé sur pierre,
afin que ce spectacle étrange et rare pût émouvoir le cœur et étonner le regard des connaisseurs
e eur faire comprendre la noblesse d'âme de mon ami regretté, qui était affligé et courbé,
mais non abattu, tout comme ces bambous. »(2)
Le passage exprime admirablement le symbolisme du bambou en même
temps que l'esthétique de Wen T'ong.
La réputation de celui-ci comme peintre de bambous, réputation qui semblait
grandir a mesure que ses œuvres devenaient plus difficiles à retrouver, fut portée
a son comble par Li K'an, peintre de l'époque Yuan, qui passa plus de dix ans
a c hercher des peintures de Wen T'ong, et qui considéra sa réussite finale comme
la plus grande bénédiction qu'il eût reçue du Ciel. Dans son essai sur la peinture
aepart
bambous (Tchou
des autres p'ou) :auquel nous reviendrons plus loin, il place Wen T'ong8
maîtres
comme«[Le genre]soleil développa peu à peu jusqu'à l'époque Song : enfin apparut Wen T'ong,
un™e colchesoelli J f sondansle ciel, et toutes les torches perdirent leur éclat. C'était comme
com
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1explique " nf " T®6
Tong-p celui
o' qui le des potstoute
vénéra d'argile.
sa Ilvie.était
» brave et fort, grand et noble,
Si les peintures de Wen T'ong étaient rares dès l'époque Song-méridionale
(1) Wen T'ong remplit quelque temps ces fonctions.
(2) Tong-p'o, Ts'iuan tsi, tome 70.
et l'époque Yuan, elles devinrent encore plus introuvables plus tard. Un bel
échantillon cependant nous en a été conservé dans les collections impériales;
il figure actuellement au Musée du Palais de Pékin (PL. 10) (1). C'est un grand
rameau pendant de bambou, traversant la feuille en diagonale; on voit la signature
du maître et deux inscriptions postérieures (1 m. 24 X o m. 98). Le thème est
développé avec beaucoup plus d'abondance que dans le 'tableau de Sou Tong-p'o;
les feuilles s'y présentent en nombreuses épaisseurs, mais les déclinaisons du lavis
sont si habiles que chaque feuille y est parfaitement expliquée. Pas un coup de
pinceau qui ne soit franc et sensible; il n'est pas surprenant que la postérité ait
regardé une telle technique comme la perfection du genre.
Wen T'ong peignit aussi des paysages qui « n'étaient pas inférieurs à ceux
deWangWei»et qui «ressemblaient àceuxde KouanT'ong »(2). Sileur composition
et leur technique égalait celles de ses bambous, ce devaient être des merveilles.
Le seul paysage que nous connaissions attribué à Wen T'ong est un court rouleau
du Metropolitan Museum, la Brume du soir (Wan hia t'ou), également pourvu
du cachet et de la signature du maître. C'est une excellente peinture qui a beaucoup
d'atmosphère, mais son exécution semble un peu sèche et un peu «léchée »pour
un maître Song tel que Yu-k'o. J'ai eu l'impression qu'elle ne saurait être
antérieure à l'époque Yuan; d'ailleurs il est possible que cette magnifique
composition comprenant des crêtes de montagnes, une rivière qui serpente, et
de grands arbres au premier plan, soit la reproduction d'un chef-d'œuvre de
Wen T'ong (3).
Sou Tong-p'o formait, peut-on dire, le centre de toute une pléïade d'artistes
du même genre : c'est-à-dire d'hommes de haute culture, fonctionnaires en même
temps qu'écrivains, calligraphes et peintres. Teng Tch'ouen, qui les met dans
une catégorie à part, celle des « hauts fonctionnaires et hommes vertueux »,
hiuan mien ts'ai hien, en nomme au moins une douzaine de l'époque des Song du
Nord, sans compter les maîtres hors ligne comme les deux Mi, Li Kong-lin,
et Sou Che. Il serait inutile de reproduire ici tout ce qu'il en dit, d'autant plus
qu'à part une ou deux exceptions, leurs œuvres sont perdues. La plupart s'étaient
sans doute spécialisés dans la peinture des bambous, des arbres, des rochers, tel
Lieou King (tseu Kiu-tsi), ami intime de Mi Fei, dont le pinceau était «libre et
truculent »; tel Sou Kouo, le fils cadet de Sou Che, dont le génie aurait surpassé
celui du père, et qui mourut à l'âge de trente ans; tel Song Tseu-fang (tseu Han-kie)
lettré d'une extrême distinction, auteur d'un essai sur les Six Principes de la
peinture; ou encore Tch'eng T'ang, (tseu Kong-ming), disciple éminent de Wen
T'ong qui se spécialisa au dernier degré dans la peinture de bambous; sans
compter Fan Tch'eng-fou, Jen-yi et quelques autres qui continuèrent les mêmes
traditions dans la peinture de bambous et dans le paysage.
Parmi les aînés du groupe, il est un maître dont les anciennes collections
(1) Cf. Kou kong, XI, pl. 9.
(2) Cf. WALEY, Index, p. 100.
(3) Voir O. SIRÉN, Peintures chinoises dans les collections américaines, pl. 112.
impériales nous ont conservé une œuvre authentique : c'est Tch'ao Pou-tche,
tseu Wou-kieou, hao Kouei-lai-tseu. Né en 1050, il fut, pendant l'ère Yuan-yeou
(1086-1093), secrétaire de la Commission des Rites, ensuite gouverneur de
Ho-tchong (Chan-si); après des années d'adversité, il fut, grâce à la protection
de Tchang T'ien-kio, nommé gouverneur de Sseu-tcheou (Ngan-houei) et mourut
un mois après (1l10).
Sa carrière officielle ne l'empêcha pas d'être un fécond écrivain, calligraphe
et peintre. On est effaré de l'éclectisme de ses études artistiques, il avait pourtant
réussi à se faire un style «flottant et merveilleux ». Nous lisons dans le Houa ki :
«Dans la peinture des Bodhisattvas il suivait Heou-yu; pour les nuages Wou Tao-tseu,
pour les rochers et les pins Kouan T'ong, pour les édifices, l'herbe, les arbres, Tcheou Fang
et Kouo Tchong-chou; pour les arbres brisés et les lianes Li Tch'eng, pour les rocs et les
arbres secs Siu Tao-ning, pour l'eau des torrents et les chaînes de montagnes Tong Yuan,
pour les archers àcheval WeiHien, pour les chevaux Han Kan, pour les tigres Pao Ting, pour
les singes et les biches Yi Yuan-ki, pour les grues, les faisans, les petits oiseaux, les souris,
Ts'ouei Po. Il réunissait ce qu'il y avait de meilleur chez tous ces maîtres, et en faisait la
synthèse en d'excellentes et merveilleuses peintures. »
On s'étonne qu'il ait pu encore se montrer original. Il le fut pourtant, comme
l'atteste une peinture du Musée du Palais, munie de son cachet et de sa signature
(outre plusieurs cachets impériaux et une inscription de K'ien Long) (PL. II).
Le motif traditionnel de « Lao-tseu sur son buffle » est ici interprété dans un
esprit tant soit peu humoristique et frondeur, et le coup de pinceau plein de
spontanéité et de liberté est lui-même d'une virtuosité amusante. On ne soup-
çonnerait pas que le peintre avait étudié avec tant de ferveur les modèles classiques;
il est clair qu'il se bornait à leur emprunter des formules techniques dont il savait
faire usage avec une maîtrise parfaite.
Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.
Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.
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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.