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Zola Par Emile Faguet

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Emile Fagaet

de l'Académie Française
Professeur à la Sorbonne

Prix: 10?
PARIS. IMP. A. EYMÉOUD, 2, PLACE DU£.CAIRE.
Emile Faguet
de l'Académie Française
Professeur à la Sorbonne

Prix: HO
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa

littp://www.archive.org/details/zolafaguOOfagu
Emile Zola

Je ne m'occuperai ici, strictement, que de l'œu-


vre littéraire de l'écrivain célèbre qui vient de
mourir.
Emile Zola a eu une carrière littéraire de qua-
rante années environ, ses débuts remontant à
1863 et sa fin tragique et prématurée étant sur-
venue,—alors qu'il écrivait encore et se proposait
d'écrire longtemps, — le 29 septembre 1902. Pen-
dant ces quarante années, il a écrit une quarantaine
de volumes, ce qui a fait pousser des cris d'admi-
ration à ses thuriféraires et ce qui n'est qu'une
production normale, beaucoup moins intense que
celle de Voltaire, de Corneille, de Victor Hugo, de
Guizot,de George Sand ou de Thiers. En général,
il «se documentait» pendant trois ou quatre mois,
écrivait pendanttrois mois, à raison dequatrepages
par jour, et se reposait, en quoi il avait raison, le
reste du temps.
— 4 -

Ses études, où il avait brillé surtout en thème


latin, en récitation et en instruction religieuse,
avaient été fort bonnes. Il semble ne les avoir pas
complétées par cette éducation que Ton se donne à
soi-même et qui est la seule qui vaille, ayant, dès
la vingtième année, été forcé de gagner sa vie
d'abord comme employé de librairie, ensuite
comme écrivain. Il écrivit trop tôt. Tout homme
qui écrit avant trente ans et qui ne consacre pas
l'âge d'or de la vie, de la vingtième année à la
trentième, à lire, à observer et à réfléchir, sans
écrire une ligne, risque de n'avoir pas de cerveau
et de n'être qu'un ouvrier littéraire. Il y a des
exceptions ; mais elles sont rares.
On peut, assez raisonnablement, diviser la
carrière littéraire d'Emile Zola en trois périodes.
Avant lesBougon-Macquart, les Bougon-Macquart,
après les Rougon-Macquart ; c'est-à-dire avant
1870, de 1870 à 1893, après 1893. Avant 1870 c'est
Emile Zola qui s'essaye et qui se cherche ; de 1870
à 1893 c'est Emile Zola qui s'est trouvé et qui
s'exprime; depuis 1893 c'est Emile Zola déclinant
et n'écrivant plus qu'avec ses procédés, ses recettes
et ses manies.
— 5

A SCS débuts, Emile Zola n'était qu'un élève des


romantiques, qui sentait vivement Victor Hugo et
Musset, qui avait lu Balzac et qui en appréciait
surtout ce qu'il a de romanesque et de romantique
et qui aspirait vag^uement à continuer le Musset
des Contes et Nouvelles et le Balzac d'Ursule
Mirouet et de la Grande- Bretèche.
II fit les Contes à Ninon et Thérèse Raquin. Les
Contes à Ninon étaient insignifiants comme fond,
d'une assez agréable poésie de romance, caressante
et fade, comme forme. Thérèse Raquin était un
drame bourgeois, sombre et violent, sans nuances,
dont j'ai entendu dire par une dame, à cette époque
éloignée : « Ce serait bien ennuyeux, si ce n'était
pas si triste, » Le don d'apitoyer par l'horreur se
montrait déjà. Du reste, déjà, aucune espèce de
psychologie. C'est là qu'on trouve, aveu naïf que
l'auteur se serait gardé de faire plus tard : « Elle
en vint à... par un lent travail d'esprit qu'il serait
très intéressant d'analyser ; » et que l'auteur
n'analysait point du tout. Il confessait que la
seule chose à faire et qu'il reconnaissait qui eût
— 6 —

été très intéressante à faire, il ne la faisait point


et la laissait à faire à un autre.
Dans ces productions de jeunesse, qui ne furent
point sans attirer l'attention, ce qu'on remar-
quait, c'était le talent de description, qui était
très g-rand. Les objets sollicitaient vivement l'œil
d'Emile Zola, comme celui d'un peintre. Il voyait
avec netteté et surtout dans un grand relief les
collines rousses de la Provence, comme les berges
vert pâle de la Seine. Les choses avaient pour
lui, non pas encore une âme, mais déjà une phy-
sionomie assez précise et surtout qu'il aimait à
regarder et qu'il s'essayait à rendre.
Du reste, aucun souci n'apparaissait en lui de
se faire des idées générales ou de se munir d'ob-
servations. 1lisait peu et uniquement des auteurs
contemporains pour les traiter avec un mépris
souverain dans quelques essais de critique ou
plutôt de polémique littéraire. Il est évident que,
non seulement il n'a jamais su un mot d'histoire,
mais qu'il n"a jamais ouvert un historien, ni un
auteur de mémoires. Pas un mot, non plus, de
philosophie, à quoi, je crois, du reste, qu'il n'etît
rien compris.
Cela se ramène à ceci : un romancier qui a pour
premier soin de ne pas étudier l'homme. On
étudie Thomme pour en avoir une idée bien incom-
plète, mais encore une idée; dans les psycholog-ues,
dans les moralistes, dans les philosophes, pour
voir quelle idée générale il se fait de l'ensemble
des choses et par conséquent quelles sont les ten -
dances générales, très différentes, du reste, de son
âme; dans les historiens, pourvoir ce qu'il a été
aux différents temps, ce qui élargit et complète et
fait plus vraie la notion qu'on peut avoir de lui ;
en lui-même enfin, ce qui n'est qu'une façon de
parler et ce qui veut dire qu'on regarde avec
attention ses amis, ses voisins et les gens que
l'on rencontre.
Je ne crois pas que Zola ait jamais employé un
seul de ces moyens d'observation. Il était de ceux
qui, soit paresse d'esprit, soit faiblesse intellec-
tuelle, soit orgueil, et je crois qu'il y avait quel-
que chose de tout cela dans le cas d'Emile Zola,
n'aiment que leur métier proprement dit et
n'aiment rien de ce qui y prépare et y rend
propre; n'aiment qu'à peindre, qu'à sculpter où à
écrire, et n'aiment ni à regarder longtemps avant
de peindre, ni à étudier l'anatomie avant de
Fculpter, ni à penser avant d'écrire. Zola écrivait
comme le Méridional parle, par besoin naturel et
sans se préoccuper de ce qu'il aurait à mettre
dans ses écritures pour qu'elles eussent de la soli-
dité et parussent au moins contenir quelque
chose. Les années d'apprentissage d'Emile Zola
sont, non seulement les moins méthodiques, ce qui
serait peu grave chez un artiste, mais les plus
vides, les plus creuses et les plus nulles de toutes
les années d'apprentissage des écrivains connus.
— 9

II

Ainsi désarmé, il entra dans le champ de


bataille vers 1870. A cette époque, il eut une idée,
la seule qu'il ait eue de sa vie. Il s'avisa de Théré -
dite. Avec un peu de Taine mal compris et peut-
être de Claude-Bernard mal lu, et peut-être avec
le souvenir d'une boutade de Sainte-Beuve : « Je
fais l'histoire naturelle des esprits », il se dit que
l'homme était le produit de sa race et un peu de
son milieu, et il se dit qu'il serait intéressant de
faire l'histoire d'une famille de 1840 à 1870.
Comme dit Joseph Prudhomme, au fond c'était
superficiel; autrement dit, en réalité, ce n'était
que la façade de son œuvre. Il avait dans l'idée de
peindre des gens de haute classe, des bourg-eoi s,
des ouvriers, des artistes, des paysans, comme
tout romancier plus ou moins réaliste, et il trou-
vait ingénieux et de nature à donner un air scien-
tifique àses ouvrages, du moins aux yeux des
commis- voyageurs, d'établir entre ces différents
personnages des liens imaginaires et tout arbi-
traires de parenté et d'alliances. Personne, du
reste, ne fit la moindre attention à cet arbre généa »
— 10 —

logique et on lut les diverses histoires des Roug-on


et des Macquart sans se préoccuper un seul ins-
tant de savoir à quel degré tel Macquart était
parent de tel Rougon et comment tel Rougon
était allié à tel Macquart.
De plus, Zola émit cette prétention que ses
romans étaient des romans « expérimentaux ».
On ne s'arrêta pas au non-sens de l'expression
qui suppose que l'on peut faire des expériences sur
les caractères des hommes, alors qu'on ne peut
faire sur eux que des observations ; et l'on comprit
que M. Zola voulait dire qu'il faisait des romans
d'observation et fondés sur des documents, comme
on en faisait depuis une centaine d'années.
Mais ce dont on s'aperçut surtout, c'est que per-
sonne ne se trompait plus que M. Zola sur ce
qu'il faisait. Il se croyait observateur, documen-
taire et, en un mot, réaliste; il était, il restait et
il devenait de plus en plus un romantique en
retard, mais un romantique effréné. Comme les
romantiques, il n'avait aucun instrument psycho-
logique ni le moindre souci d'en avoir un, et il
disait lui-même ce mot ébouriffant de la part d'un
romancier : « Je n'ai pas besoin de psychologie ».
Comme les romantiques, il voyait gros, il voyait
— 11 —

énorme; la moindre taupinée était mont à ses


yeux; et il y avait entre les objets et lui comme
un mirag-e qui les enflait, les renflait, les g^rossis-
sait, les élargissait et les déformait.
Comme chez les romantiques et comme chez
Victor Hugo en particulier, les hommes étaient
peu vivants et les choses, en revanche, prenaient
une âme, devenaient des êtres mythologiques et
monstrueux, que ce fût le parc du Paradou, l'alam-
bic de l'Assommoir, Tescalier et la cour intérieure
de Pot-Bouille, le grand magasin du Bonheur
des Dames, le puits de mine de Germinal, la loco-
motive de la Bête humaine.
Comme chez les romantiques, la description
prenait le pas sur tous les sports littéraires, enva-
hissait tout, absorbait tout, noyait tout, ruis-
selait à travers les pages, se répandait en fla-
ques, en étangs, en lacs, en océans et en marais.
Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Balzac étaient
dépassés et paraissaient maigres descripteurs,
comme Jean-Jacques Rousseau avait paru tel
auprès d'eux. Le « matérialisme littéraire », tant
signalé par les classiques au début du roman-
tisme, était porté à son apogée et au gothique
fleuri succédait le gothique flamboyant.
- 12 -

Comme chez les romantiques, le pessimisme et


la misanthropie coulaient, aussi, à pleins bords.
Le monde entier pouvait dire en se regardant en
ce miroir : « Jamais je nai été aussi laid. >
L'homme pouvait se dire en lisant ces pages :
< Jamais je ne me suis senti si méprisé. »
Il ne faut pas s'y tromper. Ceci encore est du
romantisme. Malgré le grand optimisme ingénu
de Victor Hugo, la mélancolie romantique n'est
pas autre chose que misanthropie et pessimisme.
La grande âme contemptrice et désolée de Cha-
teaubriand, si souvent retrouvée partiellement
par Musset, par Gautier, par Vigny, par Lamar-
tine lui-même, le tempérament neurasthénique
des romantiques, est l'âme même, intime et pro-
fonde, du romantisme; et si Vigny est considéré
à présent, plus que tout autre, comme le représen-
tant du romantisme, c'est que du romantisme il
a négligé le magasin des accessoires, mais exprimé
plus fortement que personne l'esprit même.
Enfin, comme chez les romantiques, il y avait
chez Zola le manque de finesse et l'horreur de la
vérité. Comme l'a dit spirituellement M. Jules
Lemaitre, dès 1865 M. Zola était ce qu'il devait
devenir, « déjà il manquait desprit ». Il en man-
— 13 —

qua toujours à un degré prodigieux et d'une


manière excellente ; car à qui manque d'esprit les
Françai? et même tous les Européens sont tou-
jours très disposés à attribuer du génie. Toujours
est-il qu'il en manqua. Toute raison aiguisée,
toute pensée un peu déliée, toute observation même
un peu pénétrante lui étaient absolument inter-
dites. Je ne vois pas quelqu'un au monde qui aif
été pi us le contraire de Swift, de Sterne, de La Roche-
foucauld, de La Fontaine, de La Bruyère et de
Voltaire. Et voyez comme les choses s'éclairent
par les contrastes. Prenez le premier venu des
admirateurs de Zola, il vous dira : « Sans doute ;
mais qu'est-ce que c'est que Swift, La Rochefou-
cauld, La Fontaine, La Bruyère et Voltaire, auprès
de Victor Hugo, Balzac et Zola? »
Et comme les romantiques il avait l'horreur
même de la vérité. Les romantiques vivent dans
l'imagination comme le poisson dans l'eau et ont
la crainte de la vérité comme le poisson de la
paille. Elle les gêne, parce qu'elle les limite, les
réprime, les refoule et lesétoufife. Elle les empêche
d'inventer, de créer et comme de produire. C'est
leur vocation, leur prédestination et leur office
propre d'écarter la vérité après que, pendant une
— 14 —

certaine période de temps, des écrivains, en s'y


attachant trop, ont appauvri Timag-ination d'un
peuple et comme desséché son esprit. Rappelez -
vous les imprécations de Lamartine, vers 1825,
conlre le temps du premier Empire. Ce n'est pas
contre la littérature maniérée de cette époque qu'il
invective. £h! non. 11 la méprise silencieusement
et (désormais) il Tignore. C'est contre l'esprit
scientifique. Ah! l'horrible temps? On n'y faisait
que des mathématiques ! Le romantisme est un
appel à la liberté du rêve et une insurrection con-
tre le réel, la « soumission à l'objet > secouée
violemment et écartée avec colère.
Chez Zola, même tendance. On arelevé des inad-
vertances etdes étourderies de détail, la pêche des
crevettes roses et le nouvel Opéra vu des hauteurs
du Trocadéro, à une époque où il n'existait pas.
Mais ce sont des riens. L'horreur de la vérité appa-
raît à ceci qu'avec une documentation assez cons-
ciencieuse etsérieuse, jamais, non jamais, ni un
homme ni une femme ne nous apparaît dans un
roman de Zola tel qu'il nous fasse dire : « C'est
cela, je le connais. » Jamais d'aucun de ces per-
sonnages on ne s'avisera de dire : « Il semble
qu'on l'a vu et que c'est un portrait. » Mauvais
— 15 —

critérium ? Non pas i Les personnages de Stendhal,


comme ceux de Le Sage, nous font dire : « C'est
lui ! Je Tai vu ! 11 était moins net dans la réalité ;
mais je l'ai vu. » Les personnages de Molière et de
Balzac sont grossis^ amplifiés, élargis, déformés
déjà, parce que Molière et Balzac ont de l'imagi-
nation ,mais ils sont très vrais en leur fond et
ils nous font dire : « Je l'ai vu. Il était moins
grand, moins puissant, moins terrible, moins
monstrueux dans la réalité ; mais je l'ai vu; ou
j'ai vu tel homme qui n'avait pas grand chemin à
faire pour devenir Harpagon, Tartufe, le père
Grandet, le baron Hulot. »
Les personnages des romantiques n'ont rien de
cela (et qu'on ne m'accuse pas de mettre Balzac
tantôt avec les réalistes, tantôt avec les romanti-
ques ;on peut savoir que je le fais exprès, ayant
toujours considéré Balzac comme étant moitié
romantique, moitié réaliste, presque exactement)
les personnages des romantiques sont des abs-
tractions vivifiées, quelquefois magnifiquement,
par le rêve. Les personnages de Zola sont des
abstractions encore plus vides, vivifiées par un
rêve triste de matérialiste grossier, au lieu de
l'être par le rêve bleu d'un idéaliste en extase.
— 16 -

Non seulement ils ne sentent pas la réalité, mais


ils révèlent l'horreur qu'a leur auteur à l'égard de
la vérité. Cela se voit à l'absence de nuances et à
l'absence de complexité. La vérité humaine n'est
que dans les nuances subordonnées à une couleur
g-énérale et dans la complexité subordonnée à une
tendance maîtresse qui fait l'unité du personnage.
Julien Sorel est avant tout un ambitieux ; mais
ilestaussi un amoureux, un rêveur, un poète, un ami
et même un petit-maître. Dans les personnages
de Balzac, déjà un peu trop ; dans ceux de Zola,
extraordinairement et misérablement, l'être hu-
main estréduità uneseulepassion et cette passion
aune manie et cette manie à un tic. Et le tic est

un geste énorme, parce que l'auteur a une imagi-


nation grossissante en même temps qu'eJle est
pauvre et peu nourrie ; mais ce n'est qu'un tic.
Edouard Ruel disait bien finement : « Mérimée
dessine les hommes comme des marionnettes ;
moins pour nous faire croire que ces marionnettes
sont des hommes, que pour nous faire sentir que
les hommes sont des marionnettes. » Les marion-
nettes de Zola sont des marionnettes colossales,
mais comme marionnettes, elles ne sont pas des hom-
mes etcomme colossales, elles le sont encore moins.
— 17 —

C'était donc un romantique de second ordre, qui


aurait paru très mince personnage, avec son style
gros et lourd et incorrect, aux environs de 1830 ; mai s
ce qui est plus intéressant c'est de voir comment le
romantisme s'est déformé en lui. Il s'est déformé de
telle sorte que Zola sera un document d'histoire
littéraire très intéressant pour qui se demandera
vers quoi le romantisme tendait sans le savoir, à
travers ses essors, ses envolées et ses splendeurs.
Il s'est déformé à travers le cerveau deZola comme
à travers celui d'un lecteur vulgaire, illettré et
barbare, des romantiques en 1840. Figurez-vous un
homme sans instruction, sans culture historique,
philosophique et littéraire, ignorant des classiques
français et des littératures étrangères, lisant les
romantiques de ISSOsous le règne de Louis-Philippe.
La grandeur mélancolique de Chateaubriand,
la grandeur de promontoire solitaire, lui
échappe; la sensibilité amoureuse et religieuse de
Lamartine lui échappe ou lui répugne ; la tristesse
désespérée de Vigny lui échappe, non par elle-
même, mais par la discrétion hautaine dont elle
s'enveloppe; la beauté sculpturale ou pittoresque
de Victor Hugo et sa musique merveilleuse sont
pour lui lettres hébraïques. Mais dans ces mêmes
— 18 —

auteurs, ou encore mieux dans leurs imitateurs


ridicules, le mot cru et gros, la couleur violente
et aveuglante, la description acharnée qui ne
demande à l'intellig-ence aucun effort et qui fait
simplement tourner le cinématographe, le relief
des choses, cathédrale, quartier, morceau de mer,
champ de bataille, aussi l'imagination débor-
dante et enlevante, qui vous entraîne vers des
hauteurs ou des lointains confus comme dans la

nacelle d'un ballon, toutes ces choses qui ne


demandent au lecteur aucune collaboration, qui le
laissent passif tout en le remuant et l'émouvant;
aussi et enfin une misanthropie qui ne donne pas
ses raisons et qui ne nous fait pas réfléchir sur
nous-mêmes, mais seulement flatte en nous notre
orgueil secret en nous faisant mépriser nos sem-
blables sans nous inviter à nous mépriser nous-
mêmes: voilà ce que le lecteur illettré de 1840 voit,
admire et chérit dans les romantiques; voilà la
déformation du romantisme dans son propre cer-
veau mal nourri, dans la misère physiologique de
son esprit.
C'est une déformation moins misérable, mais à
peu près semblable, qui s'est produite dans le cer-
veau d'Emile Zola. Tous les éléments romantiques
— 19 -

se sont comme avilis' et dégradés en lui. Le sens


pittoresque est devenu en lui cette couleur grosse
et criarde qui fait comme hurler les objets au lieu
de les faire chanter, comme disent les peintres,
dans une harmonie et comme une symphonie géné-
rale selon leurs rapports avec les autres objets qui
les entourent. — L'objet matériel animé d'une vie
mystérieuse, qui est peut-être l'invention la plus
orig"inale des romantiques et d'où est venue toute
la poésie symbolique, est devenu chez Zola, sou-
vent, du moins, une véritable caricature lourde,
g-rossière et puérile et la « solennité de l'escalier »
d'une maison de la rue de Choiseul a défra3'é avec
raison la verve facile des petits journaux sati-
riques. — La simplification de l'homme, réduit à
une passion unique et dépouillé de sa richesse sen-
timentale et de sa variété sensationnelle, est de-
venue, chez Zola, une simplification plus indig-ente
encore et plus brutale ; chaque homme n'étant plus
chez lui qu'un instinct et l'homme descendant, en
son œuvre, on a dit jusqu'à la brute et il faut dire
beaucoup plus bas, tant s'en fallant que l'animal
soit une brute et que chaque animal n'ait qu'un
instinct.
Le pessimisme et la misanthropie romantiques
— 20 -

si nobles chez la plupart des grands hommes de


1830, sont devenus chez lui une passion chagrine
de dénigrement systématique, une passion d'hor-
reur à l'endroit de l'humanité, qui a quelque chose
de haineux, d'entêté, d'étroit, de sombre et de triste
comme une manie, et qui en vérité chez Zola n'est
qu'une manie d'aveugle ou de myope. On croit
sentir chez Zola une manière de rancune amère
contre une société, contre un genre humain plutôt,
qui ne lui a pas fait tout de suite la place de pre-
mier rang à laquelle il avait droit comme de plain-
pied. Nul homme, — ce qui ne m'irrite point outre
mesure, et, après tout, on l'a pardonné bien faci-
lement àByron et à Henri Heine, mais ce qui me
blesse cependant un peu, — n'a plus âprement et
plus injustement calomnié son pays. Une partie du
mépris que professent à notre égard les étrangers
vient des livres d'Emile Zola. Je n'attribue pas à
l'œuvre d'un romancier populaire tant d'influence
internationale que je m'avise de protester ici avec
indignation. Je n'ignore pas, non plus, puisque je
Tai dit assez souvent, que la satire est un sel salu-
taire ou une médecine amère, une sorte de tonique
qui souvent a son bon office et plus d'efficace que
les émollients et les solanées. Mais il faut qu'on
— 21 —

sente chez le satirique un désir vrai, sincère et vit


de corriger ses concitoyens en leur peig'nant leurs
défauts ou leurs vices : et il faut bien avouer que
dans les livres de Zola on ne le sentait nullement,
mais seulement une haine cordiale et un mépris
de parti pris pour ceux dont il avait le malheur
d'être né le compatriote, ou à peu près le compa-
triote ;et cela ne laisse pas d'être un peu désobli-
g-eant et un peu coupable.
Enfin ce goût de quelques romantiques, au nom
de la liberté de l'art, pour le mot cru, la peinture
brutale, était devenu chez Zola une véritable
passion pour Tindécence et pour l'indécence froide
et, si je puis dire, de sens rassis. On le sentait si
calme en son travail, si peu fougueux, si éloigné
de la verve débridée d'un Diderot, ayant, du reste,
le soin d'insérer une scène de sensualité brutale
dans une histoire ou un épisode qui ne la compor-
tait nullement, qu'on le soupçonnait de viser à la
vente en exploitant la denrée de librairie qui a plus
que toute autre la faveur du public payant. Sans
qu'on puisse, en conscience, rien affirmer à cet
égard, cette manie ou cette adresse était singuliè-
rement fâcheuse. Elle irrita les disciples de Zola
qui, peu qualifiés, quelques-uns du moins, pour
— 22 —

faire les renchéris à cet égard, se fâchèrent tout


rouge et beaucoup trop, dans un manifeste resté
célèbre, publié à propos de La Terre : « Non seule-
ment, disaient-ils, l'observation est superficielle,
les trucs démodés, la narration commune et dé-
pourvue de caractéristique ; mais lanoteordurière
est exacerbée encore, descendue à des saletés si
basses que, par instant, on se croirait devant un
recueil de scatologie. Le maître est descendu au
fond de l'immondice. »
Soustraction faite de la véhémence inséparable
d'une rupture que, du reste, on voulait rendre
éclatante, le jugement est presque juste et la con-
damnation n'est pas imméritée.
Ainsi s'était déformé et comme avili le roman-
tisme aux mains d'un homme qui n'était pas
capable d'en comprendre les parties hautes et qui
était trop prédisposé à en saisir comme avec ravis-
sement les aspects vulgaires, ou bien plutôt qui
n'en pouvait comprendre que les dehors et était
parfaitement inapte à en pénétrer le fond.
Aussi fut-il comme repoussé avec impatience
par tout ce que la France comptait d'esprits élevés,
délicats ou tout simplement lettrés . Scherer ne pou-
vait même pas en entendre parler; M. Brunetière
— 23 —

le combattit avec acharnement, et de sa longue


campag-ne contre lui il est resté tout un volume :
le Roman naturaliste, qui est un des meilleurs
ouvrages du célèbre critique; M.Jules Lemaitre
fut le plus indulgent et, dans son célèbre article
de 1884, s'attacha surtout à « comprendre » ce que
du reste il n'aimait pas et à faire comprendre ce
que du reste il était étonné qu'on aimât. Il définit
l'œuvre de Zola « une épopée pessimiste de l'ani-
malité humaine », et c'était bien marquer avec
douceur la limite au-dessus de laquelle Zola ne
pouvait pas s'élever et dénoncer avec discrétion la
prétention injustifiée d'un auteur qui prétendait
bien écrire l'épopée de l'humanité elle-même.
M. Anatole France fut le plus dur, comme étant,
de tous, le plus délicat, le plus délié, le plus subtil,
et tout au moins, aussi lettré que tous les autres.
Il dit, avec une colère qui est peu dans ses habi-
tudes, particulièrement significative, par consé-
quent :« Son œuvre est mauvaise et il est un de
ces malheureux dont on peut dire qu'il vaudrait
mieux qu'ils ne fussent jamais nés. Certes, je ne
lui nierai pas sa détestable gloire. Jamais homme
n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes. »
Si Zola a tant déplu aux délicats et à ce qu'on
— 24 —

appelait, au xviie siècle, « les honnêtes gens »,


pourquoi, ce qu'on ne peut nier, a-t-il eu tant de
succès auprès de la foule? D'abord, c'est à cause
de ses défauts; ensuite, c'est un peu à cause de ses
qualités ; car il en a.
C'est à cause de ses défauts. La force brutale et
le défaut de mesure ont sur les hommes à demi
lettrés, ou qui ne sont point lettrés du tout, un
prestige incomparable. La vérité plaît à un petit
nombre d'hommes, l'hyperbole ravit la majorité
des hommes. Les livres de Zola étaient une hyper-
bole continuelle.
La sensualité étalée fut une des causes aussi du
succès de ces livres. Le public aime les ouvrages
où un certain talent sert de passeport à la porno-
graphie et excuse de la savourer. On n'avoue pas
un livre purement sensuel ; on est heureux de pou-
voir assurer aux autres et à soi-même qu'on a lu
un livre licencieux à cause du talent qui s'y trouv e •
La dangereuse théorie de M. Richepin : « La por-
nographie cesse où le talent commence », dange-
reuse parce qu'elle n'est pas tout à fait fausse et
parce qu'elle est enveloppée d'une jolie formule,
sert de couverture à beaucoup de plaisirs secrets
et peu avouables.
— 25 —

La misanthropie aussi, comme je crois l'avoir


déjà dit, flatte tellement un lecteur peu averti qui
s'excepte toujours de la condamnation portée
contre le genre humain tout entier, que, si outrée
et presque maladive et folle qu'elle fût chez Zola,
elle ravissait d'aise et de joie maligne un public
volontiers contempteur et prompt à reconnaître le
prochain dans les plus noires peintures, sans son-
ger que le prochain c'est le semblable. Enfin, une
manie particulièrement française était délicieuse-
ment chatouillée dans les romans de Zola, le goût
d'entendre dire du mal de la France. Le Français
est le seul peuple du monde qui ait ce singulier
goût; mais il est chez lui extrêmement fort. On
ne peut aller trop loin, en France, dans l'expres-
sion du mépris à l'égard du peuple français. Si
Zola voulut faire l'expérience de dépasser la me-
sure, ildut voir qu'il était à peu près impossible
de la dépasser et qu'elle est, pour ainsi parler, à
l'infini.
Et il faut bien savoir dire que Zola dut son suc-
cès à un petit nombre de qualités très réelles. Il
n'écrivait pas trop bien; il écrivait d'un style
déplorablement abondant, surchargé et alourdi,
sans finesses et sans nuances. •« Il a le style pri-
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maire », disait très fineraent, au contraire, Roden-


bach. Mais il savait composer et il savait peindre
certaines choses. 11 composait fortement et lumi-
neusement. Un peu de flottement et de « traînas-
séries » toujours, au milieu de ses romans toujours
trop longs; mais des débuts et des fins excellents.
Songez au début de Nana et à la fin merveilleuse
de Germinal, et à la fin, si prestigieuse, de la
Terre. Il peignait les foules en mouvement d'une
manière qui le met au tout premier rang. Rien ne
vaut la descente des ouvriers, à la fin de la jour-
née, par la rue Oberkampf, la lente coulée des
voitures à travers les Champs-Elysées au retour
des courses, la galopade furieuse des ouvriers
révoltés dans Germinal., Téternel va-et-vient des
chevaux démontés, nuit tombante, dans le champ
de bataille de Sedan, le « train blanc » de Lourdes
et, à Lourdes aussi, le vent de folie extatique qui
couche, relève et prosterne à nouveau la foule,
avec ce cri monotone qui s'élève, s'enfle et roule
dans Tair enfiévré : « Seigneur! guérissez nos
malades! Seigneur! guérissez nos malades! >
Nul doute : cet homme était une manière de
poète barbare, un Hugo vulgaire et fruste, mais
puissant, un démiurge gauche, mais robuste, qui
- 27 —

pétrissait vigoureusement la matière vivace et la


faisait grimacer, mais palpiter, une sorte de
démon étrang-e qui tenait le milieu entre Promé-
thée et Caliban, et, comme a dit très précisément
M. Jules Lemaître, « il se dégage de ces vastes
ensembles une impression de vie presque unique-
ment matérielle et bestiale, mais grouillante, pro-
fonde, vaste, illimitée ». C'est par ces morceaux
où a passé souvent le souffle de Notre-Dame de
Paris et de la Kermesse que Zola pourra se sur-
vivre dans les anthologies du xx« siècle, alors
qu'on aura cessé de lire ses pesants volumes.
28 -

III

Vers la fin de sa vie, il perdit tout talent et


peut-être sa fin prématurée, encore qu'elle nous
ait douloureusement chagrinés, lui rendit-elle
service. Il n'écrivait plus qu'avec ses procédés et
ses recettes d'accumulation et de répétition, sans
qualités de narration, ce qui, du reste, n'avait
amais été où il excellât, et désormais sans art de
description, de dessin ni de couleur. Mais ce qu'il
y aà remarquer ici, c'est que son caractère avait
changé et aussi son point de vue. Il était devenu
optimiste autant que Renan écrivant r Avenir de
la science; il croyait au progrès, aux puissances
de l'humanité pour devenir meilleure ou plus heu-
reuse. 1848 renaissait en lui et Flaubert n'eût pas
reconnu le Zola qu'il avait pratiqué. Il se construi-
sit, pour soutenir et étayer ses nouvelles tendances,
une philosophie ti'ès sommaire, faite de croyance
en la science considérée comme devant renouveler
l'essence morale de l'humanité et devant mener
le genre humain à la moralité et au bonheur. En
cette conception nouvelle, il procéda, comme pré-
cédemment, par affirmations énergiques, tran-
- 29 -

chantes et répétées, sans instituer une théorie


qu'il eût été très incapable de concevoir et sans
passer par des raisonnements qu'il eu t été bien
incapable d'enchaîner, ni par des observations
historiques dont tout élément lui manquait. Il
fut un très médiocre professeur de sociologie
scientifique et d'éthique scientifique, comme on
pouvait facilement le prévoir. Mais il fit, conduit
par ces nouvelles rêveries un peu confuses, des
livres qui, s'ils étaient de mauvais romans, étaient
de bonnes actions. Tels Travail et Fécondité.
Comme artiste il était fini et unanimement
considéré comme tel; comme bon apôtre, locution
dont j'écarte l'ironie, il commençait. Il était inté-
ressant, du moins pour le psychologue, à suivre
dans cette nouvelle voie qui l'aurait amené, peut-
être, comme un Tolstoï, dont je crois bien que
l'exemple l'hypnotisait un peu, à renier et à
détester ses « œuvres de gloire ». Il n'a eu, dans
cette dernière manière, que des tâtonnements qui
n'attireront l'attention que de l'historien littéraire
minutieux.
30

IV

C'était une force mal employée, d'abord parce


qu'elle était g-auche, ensuite parce qu'elle n'était
pas dirigée par un esprit net, précis, mesuré, ré-
fléchi, ni bien nourri; peut-être aussi parce qu'elle
l'était par un caractère orgueilleux, un peu ombra-
geux et un peu aigri; mais ici, n'étant informé
qu'à demi, je craindrais, en affirmant, d'être in-
juste. Il était puissant, puisqu'il a créé une école,
en deçà et au delà de nos frontières; aussi parce
qu'il a suscité contre lui une réaction littéraire
extrêmement vive ; car il n'y a que la force contre
quoi d'autres forces réagissent. Il reste formida-
blement incomplet, comme tout le monde, sans
doute, mais beaucoup plus, que ne le sont d'ordi-
naire ceux qui occupent un certain rang dans la
célébrité. Je crois être sûr que la postérité sera
étonnée du succès qu'il eut, autant, peut-être beau-
coup plus qu'elle le sera de celui de Dumas père.
La gloire de ces romanciers populaires étonne la
postérité, qui n'est composée que de délicats et
même de difficiles, du moins quand elle regarde
les morts. Elle dira sans doute : « Il ne fut pas in-
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telligent; il écrivait mal toutes les fois qu'il ne


décrivait pas; il ne connaissait rien de Thomm e
qu'il prétendait peindre, qu'il prétendait connaît re
et que, seulement, il méprisait; il avait des parti es
de poète septentrional et un art de composition
qui sentait le Latin; et il savait faire remuer et
gesticuler des foules. »
Et il est possible aussi qu'elle n'en dise rien.
EMILE FAGUET,
de l'Académie française.

Paris. Imp. A. EYMÉOUD, 2, place du Caire.

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