Comtesse de Noailles, Ainsi les jours s’en vont dans Les Vivants et les Morts 1913
AINSI LES JOURS S’EN VONT…
Ainsi les jours s’en vont, rapides et sans but,
Nous les appelons doux quand ils sont monotones,
Et l’âme, habituée à combattre, s’étonne
De ne plus espérer et de ne souffrir plus.
Qu’est-ce donc que l’on veut, qu’on espère et prépare,
Que souhaitons-nous donc, quand, l’esprit plus dispos
Qu’un bleu matin qui luit dans le vitrail des gares,
Nous sommes harassés de calme et de repos ?
Les délices, la paix ne sont pas suffisantes,
Un courageux élan veut aller jusqu’aux pleurs.
La passion convie à des fêtes sanglantes :
Tout est déception qui n’est pas la douleur !
Souffrir, c’est tout l’espoir, toute la diligence
Que nous mettons à fuir le paisible présent,
Lorsque ignorants du but et tentés par la chance
Nous rêvons au départ, brutal et complaisant.
Je le sais et je songe à mes brûlants voyages,
Au sol oriental, crayeux, sombre et vermeil,
Au campanile aigu, brillant sur le rivage
Comme un blanc diamant lancé vers le soleil !
Je songe au frais palais de Naples, à ses musées
Où règne un blanc climat, nonchalant, engourdi,
Où, dans l’albâtre grec, amplement s’arrondit
La face de Junon, éclatante et rusée !
Je songe à cette salle illustre, où je voyais
Des danseuses d’argent, dans leurs gaines de lave,
Fixer sur mon destin, — fortes, riantes, braves, —
Leurs yeux d’émail, pareils à de sombres œillets.
Je vois le vieil Homère et ses yeux sans prunelle,
Où mon triste regard s’enfonçait pas à pas,
Comme ces voiliers qui, sur la mer éternelle,
Se perdent dans la brume et ne reviennent pas…
Je me souviens de vous, jeune Milésienne,
Beau torse mutilé qui demeurez debout,
Comme on voit, en été, les gerbes de blé roux
Noblement se dresser dans l’onde aérienne ;
Et de vous, Amazone à cheval, et pliant
Sous le choc d’une flèche impétueuse et fourbe,
Et qui semblez mourir d’amour, en suppliant
Le vague meurtrier qui vous blesse et vous courbe.
— Aigle maigre et divin convoitant un enfant,
Je vous vois, Jupiter, auprès de Ganymède ;
Votre œil de proie, où brille un amour sans remède,
Mêle un rêve soumis à vos airs triomphants.
Je me souviens de vous, jeune guerrier de marbre,
Agile Harmodius auprès de votre ami,
Qui figurez, levant vos deux bras à demi,
L’élan de l’épervier et du vent dans les arbres !
Qu’il fut beau le voyage anxieux que je fis
Sur des rives qu’assaille un été frénétique !
Et je songe ce soir, avec un cœur surpris,
À ces temps où ma vie, errante et nostalgique,
Ressemblait par ses pleurs, ses rêves, ses défis,
Son ardeur à mourir et ses sursauts lyriques,
Aux groupes des héros dans les musées antiques…