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Voyage en Espagne (Théophile Gautier)/XIII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 293-318).

XIII

Ecija. ― Cordoue. ― L’archange Raphaël. ― La Mosquée.


Nous ne connaissions encore que les galères à brancards, il nous restait à tâter un peu de la galère à quatre roues. Un de ces aimables véhicules partait justement pour Cordoue, déjà encombré d’une famille espagnole ; nous complétâmes la charge. Figurez-vous une charrette assez basse, munie de ridelles à claire-voie et n’ayant pour fond qu’un filet de sparterie dans lequel on entasse les malles et les paquets sans grand souci des angles sortants ou rentrants. Là-dessus l’on jette deux ou trois matelas, ou, pour parler plus exactement, deux sacs de toile où flottent quelques touffes de laine peu cardée ; sur ces matelas s’étendent transversalement les pauvres voyageurs dans une position assez semblable (pardonnez-nous la trivialité de la comparaison) à celle des veaux que l’on porte au marché. Seulement, ils n’ont pas les pieds liés, mais leur situation n’en est guère meilleure. Le tout est recouvert d’une grosse toile tendue sur des cerceaux, dirigé par un mayoral et traîné par quatre mules.

La famille avec laquelle nous faisions route était celle d’un ingénieur assez instruit et parlant bien français : elle était accompagnée d’un grand scélérat de figure hétéroclite, autrefois brigand dans la bande de José Maria, et maintenant surveillant des mines. Ce drôle suivait la galère à cheval, le couteau dans la ceinture, la carabine à l’arçon de la selle. L’ingénieur paraissait faire grand cas de lui ; il vantait sa probité, sur laquelle son ancien métier ne lui inspirait aucune inquiétude ; il est vrai qu’en parlant de José Maria, il me dit à plusieurs reprises que c’était un brave et honnête homme. Cette opinion, qui nous paraîtrait légèrement paradoxale à l’endroit d’un voleur de grand chemin, est partagée en Andalousie par les gens les plus honorables. L’Espagne est restée arabe sur ce point, et les bandits y passent facilement pour des héros, rapprochement moins bizarre qu’il ne semble d’abord, surtout dans les contrées du Midi, où l’imagination est si impressionnable ; le mépris de la mort, l’audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l’adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s’attache à l’homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l’emploi en soit condamnable ?

Le chemin de traverse que nous suivions montait et descendait d’une façon assez abrupte à travers un pays bossué de collines et sillonné d’étroites vallées dont le fond était occupé par des lits de torrents à sec et tout hérissés de pierres énormes qui nous causaient d’atroces soubresauts, et arrachaient des cris aigus aux femmes et aux enfants. Chemin faisant, nous remarquâmes quelques effets de soleil couchant d’une poésie et d’une couleur admirables. Les montagnes prenaient dans l’éloignement des teintes pourpres et violettes, glacées d’or, d’une chaleur et d’une intensité extraordinaires ; l’absence complète de végétation imprimait à ce paysage, uniquement composé de terrains et de ciels, un caractère de nudité grandiose et d’âpreté farouche dont l’équivalent n’existe nulle part, et que les peintres n’ont jamais rendu. L’on fit halte quelques heures, à l’entrée de la nuit, dans un petit hameau de trois ou quatre maisons, pour laisser reposer les mules et nous permettre de prendre quelque nourriture. Imprévoyants comme des voyageurs français, quoiqu’un séjour de cinq mois en Espagne eût dû nous rendre plus sages, nous n’avions emporté de Malaga aucune provision ; aussi fûmes-nous obligés de souper de pain sec et de vin blanc qu’une femme de la posada voulut bien nous aller chercher, car les garde-manger et les celliers espagnols ne partagent pas cette horreur que la nature a, dit-on, pour le vide, et ils logent le néant en toute sécurité de conscience.

Vers une heure du matin, l’on se remit en route, et, malgré les cahots effroyables, les enfants de l’employé des mines qui roulaient sur nous, et les chocs que recevaient nos têtes vacillantes en heurtant les ridelles, nous ne tardâmes pas à nous endormir. Quand le soleil vint nous chatouiller le nez avec un rayon comme un épi d’or, nous étions près de Caratraca, village insignifiant, qui n’est pas marqué sur la carte et n’a de particulier que des sources d’eaux sulfureuses très-efficaces pour les maladies de la peau, ce qui attire dans cet endroit perdu une population assez suspecte et d’un commerce malsain. On y joue un jeu d’enfer ; et, quoiqu’il fût encore de très-bonne heure, les cartes et les onces d’or allaient déjà leur train. C’était quelque chose de hideux à voir que ces malades aux physionomies terreuses et verdâtres, encore enlaidies par la rapacité, allongeant avec lenteur leurs doigts convulsifs pour saisir leur proie. Les maisons de Caratraca, comme toutes celles des villages d’Andalousie, sont passées au lait de chaux ; ce qui, joint à la teinte vive des tuiles, aux guirlandes de pampres, aux arbustes qui les entourent, leur donne un air de fête et d’aisance bien différent des idées que l’on se fait dans le reste de l’Europe de la malpropreté espagnole, idées généralement fausses, qui ne peuvent être venues qu’à propos de quelques misérables hameaux de la Castille, dont nous possédons l’équivalent et au delà en Bretagne et en Sologne.

Dans la cour de l’auberge, mes regards furent attirés par des fresques grossières représentant des courses de taureaux avec une naïveté toute primitive ; autour des peintures se lisaient des coplas en l’honneur de Paquirro Montès et de son quadrille. Le nom de Montès est tout à fait populaire en Andalousie, comme chez nous celui de Napoléon ; son portrait orne les murs, les éventails, les tabatières, et les Anglais, grands exploiteurs de la vogue, quelle qu’elle soit, répandent de Gibraltar des milliers de foulards où les traits du célèbre matador sont reproduits par l’impression en rouge, en violet, en jaune, et accompagnés de légendes flatteuses.

Instruits par notre famine de la veille, nous achetâmes quelques provisions à notre hôte, et particulièrement un jambon qu’il nous fit payer un prix exorbitant. L’on parle beaucoup des voleurs de grand chemin : ce n’est pas sur le chemin qu’est le danger ; c’est au bord, dans l’auberge où l’on vous égorge, où l’on vous dépouille en toute sûreté sans que vous ayez le droit de recourir aux armes défensives, et de tirer votre coup de carabine au garçon qui vous apporte votre compte. Je plains les bandits de tout mon cœur ; de pareils hôteliers ne leur laissent pas grand-chose à faire, et ne leur livrent les voyageurs que comme des citrons dont on a exprimé le jus. Dans les autres pays, l’on vous fait payer cher une chose qu’on vous fournit ; en Espagne, vous payez l’absence de tout au poids de l’or.

Notre sieste achevée, on attela les mules à la galère ; chacun reprit sa place sur les matelas, l’escopetero enfourcha son petit cheval montagnard, le mayoral fit provision de menus cailloux pour lancer aux oreilles de ses bêtes, et l’on se remit en marche. La contrée que nous traversions était sauvage sans être pittoresque : des collines pelées, rugueuses, écorchées, décharnées jusqu’aux os, des lits de torrents pierreux, espèces de cicatrices imprimées au sol par le ravage des pluies d’hiver ; des bois d’oliviers dont le feuillage pâle, enfariné par la poussière, ne faisait naître aucune idée de verdure ou de fraîcheur ; çà et là, au flanc déchiré des ravins de craie et de tuf, quelque touffe de fenouil blanchie par la chaleur ; sur la poudre du chemin les traces des serpents et des vipères, et pardessus tout cela un ciel brûlant comme une voûte de four, et pas un souffle d’air, pas une haleine de vent ! Le sable gris soulevé par les sabots des mules retombait sans tourbillonner. Un soleil à faire chauffer le fer à blanc frappait sur la toile de notre galère, où nous mûrissions comme des melons sous cloche. De temps à autre nous descendions et nous faisions une traite à pied, en nous tenant dans l’ombre du cheval ou de la charrette, et nous regrimpions les jambes dégourdies à notre place, en écrasant un peu les enfants et la mère, car nous ne pouvions arriver à notre coin qu’en rampant à quatre pattes sous le dôme surbaissé formé par les cerceaux de la galère. À force de franchir des fondrières et des ravins, de couper à travers champs pour abréger, nous perdîmes la vraie route. Notre mayoral, espérant se reconnaître, continua, comme s’il eût su parfaitement où il allait ; car les cosarios et guides ne conviennent qu’ils sont égarés qu’à la dernière extrémité, et lorsqu’ils vous ont fait faire cinq à six lieues en dehors de la bonne voie. Il est juste de dire que rien n’était plus aisé que de se tromper sur ce chemin fabuleux, à peine battu, et dont de profonds ravins interrompaient à chaque instant le tracé. Nous nous trouvions dans de grands champs clair-semés d’oliviers aux troncs contournés et rabougris, aux attitudes effrayantes, sans aucune trace d’habitation humaine, sans apparence d’être vivant ; depuis le matin, nous n’avions rencontré qu’un muchacho à moitié nu, poussant devant lui, à travers un flot de poussière, une demi-douzaine de cochons noirs. La nuit vint. Pour surcroît de malheur, ce n’était pas nuit de lune, et nous n’avions pour nous guider que la tremblotante lueur des étoiles.

À chaque instant, le mayoral quittait son siège et descendait tâter la terre avec ses mains pour sentir s’il ne rencontrerait pas une ornière, une trace de roue qui pût le remettre sur la voie ; mais ses recherches furent inutiles, et, bien à contrecœur, il se vit obligé de nous dire qu’il était égaré et ne savait pas où il était : il n’y concevait rien, il avait fait la route vingt fois et serait allé à Cordoue les yeux fermés. Tout cela nous paraissait assez louche, et l’idée nous vint que nous étions peut-être exposés à quelque guet-apens. La situation n’était pas autrement agréable ; nous nous trouvions pris de nuit dans un pays perdu, loin de tout secours humain, au milieu d’une contrée réputée pour cacher plus de voleurs à elle seule que toutes les Espagnes réunies. Ces réflexions se présentèrent sans doute également à l’employé des mines et à son ami, l’ancien associé de José Maria, qui devait se connaître en pareille matière, car ils chargèrent silencieusement leurs carabines à balles, en firent autant de deux autres, placées dans la galère, et nous en remirent une à chacun sans dire un mot, ce qui était fort éloquent. De cette façon, le mayoral restait sans armes, et, lorsqu’il aurait eu des intelligences avec les bandits, il se trouvait ainsi réduit à l’impuissance. Cependant, après avoir erré au hasard pendant deux ou trois heures, nous aperçûmes une lumière bien loin, qui scintillait sous les branches comme un ver luisant ; nous en fîmes tout de suite notre étoile polaire, et nous nous dirigeâmes vers elle le plus directement possible, au risque de verser à chaque pas. Quelquefois, une anfractuosité du terrain la dérobait à notre vue : alors tout nous semblait éteint dans la nature ; puis la lueur reparaissait, et nos espérances avec elle. Enfin, nous arrivâmes assez près d’une ferme pour distinguer la fenêtre, ciel où brillait notre étoile sous la forme d’une lampe de cuivre. Des chariots à bœufs, des instruments aratoires dispersés çà et là nous rassurèrent tout à fait, car nous aurions pu tomber dans quelque coupe-gorge, dans quelque posada de barateros. Les chiens, ayant éventé notre présence, aboyaient à pleine gueule, de sorte que toute la ferme fut bientôt en rumeur. Les paysans sortirent le fusil à la main pour reconnaître la cause de cette alerte nocturne, et, ayant vu que nous étions d’honnêtes voyageurs fourvoyés, ils nous proposèrent poliment d’entrer nous reposer dans la ferme.

C’était l’heure du souper de ces braves gens. Une vieille ridée, tannée, momifiée en quelque sorte, et dont la peau faisait des plis à toutes les jointures comme une botte à la hussarde, préparait dans une jatte de terre rouge un gaspacho gigantesque. Cinq à six lévriers de la plus haute taille, minces de râble, larges de poitrine, supérieurement coiffés, dignes de la meute d’un roi, suivaient les mouvements de la vieille avec l’attention la plus soutenue et l’air le plus mélancoliquement admiratif qu’on puisse imaginer. Mais ce délicieux régal n’était pas pour eux ; en Andalousie, ce sont les hommes et non les chiens qui mangent la soupe de croûtes de pain détrempées dans l’eau. Des chats que l’absence d’oreilles et de queue, car en Espagne on leur retranche ces superfluités ornementales, rendait semblables à des chimères japonaises, regardaient aussi, mais de plus loin, ces appétissants préparatifs. Une écuelle dudit gaspacho, deux tranches de notre jambon et quelques grappes d’un raisin blond comme l’ambre, nous composèrent un souper qu’il nous fallut disputer aux familiarités envahissantes des lévriers, qui, sous prétexte de nous lécher, nous arrachaient littéralement la viande de la bouche. Nous nous levions et nous mangions debout, notre assiette à la main ; mais les diables de bêtes se dressaient sur les pattes de derrière, nous jetaient les pattes de devant aux épaules, et se trouvaient ainsi à hauteur du morceau convoité. S’ils ne l’emportaient pas, ils lui donnaient au moins deux ou trois tours de langue, et en prélibaient ainsi la première et la plus délicate saveur. Ces lévriers nous parurent descendre en droite ligne d’un chien fameux dont Cervantes n’a pourtant pas écrit l’histoire dans ses dialogues. Cet illustre animal tenait dans une fonda espagnole l’emploi de laveuse de vaisselle, et comme on reprochait à la servante que les assiettes n’étaient pas propres, elle jura ses grands dieux qu’elles avaient pourtant été lavées par sept eaux, por siete aguas. Siete Aguas était le nom du chien, ainsi désigné parce qu’il léchait si exactement les plats, qu’on eût dit qu’ils avaient passé sept fois dans l’eau ; il fallait que ce jour-là, il se fût négligé. Les lévriers de la ferme étaient assurément de cette race.

L’on nous donna pour guide un jeune garçon qui connaissait parfaitement les chemins et nous conduisit sans encombre à Ecija, où nous parvînmes vers les dix heures du matin.

L’entrée d’Ecija est assez pittoresque ; l’on y arrive par un pont au bout duquel s’élève une porte en arcade d’un effet triomphal. Ce pont traverse une rivière qui n’est autre que le Genil de Grenade, et qu’obstruent des ruines d’arches antiques et des barrages pour les moulins ; quand on l’a franchi, l’on débouche dans une place plantée d’arbres, ornée de deux monuments d’un goût baroque. L’un consiste en une statue de la sainte Vierge dorée et posée sur une colonne dont le socle évidé forme une espèce de chapelle, enjolivée de pots de fleurs artificielles, d’ex-voto, de couronnes de moelle de roseau, et de tous les colifichets de la dévotion méridionale. L’autre est un saint Christophe gigantesque, aussi de métal doré, la main appuyée sur un palmier, canne proportionnée à sa grandeur, et portant sur l’épaule, avec les contractions de muscles les plus prodigieuses et des efforts à soulever une maison, un tout petit Enfant Jésus d’une délicatesse et d’une mignonnerie charmantes. Ce colosse, attribué au sculpteur florentin Torregiani, qui écrasa d’un coup de poing le nez de Michel-Ange, est juché sur une colonne d’ordre salomonique (c’est le nom qu’on donne ici aux colonnes torses), de granit rose tendre, dont la spirale se termine à mi-chemin en volutes et en fleurons extravagants. J’aime beaucoup les statues ainsi posées ; elles produisent plus d’effet, se voient de plus loin et à leur avantage. Les socles ordinaires ont quelque chose de massif et d’épaté qui ôte de la légèreté aux figures qu’ils supportent.

Ecija, bien qu’en dehors de l’itinéraire des touristes et généralement peu connue, est cependant une ville très intéressante, d’une physionomie toute particulière et très-originale. Les clochers qui forment les angles les plus aigus de sa silhouette ne sont ni byzantins, ni gothiques, ni renaissance ; ils sont chinois, ou plutôt japonais ; vous les prendriez pour les tourelles de quelque miao dédié à Kong-fu-Tzée, Bouddha ou Fo, car ils sont revêtus entièrement de carreaux de porcelaine ou de faïence coloriés des teintes les plus vives et couverts de tuiles vernissées, vertes et blanches, disposées en damier et de l’aspect le plus étrange du monde. Le reste de l’architecture n’est pas moins chimérique, et l’amour du contourné y est poussé à ses dernières limites. Ce ne sont que dorures, incrustations, brèches et marbres de couleur chiffonnés comme des étoffes, que guirlandes de fleurs, lacs d’amour, anges bouffis, tout cela enluminé, fardé, d’une richesse folle et d’un mauvais goût sublime.

La Calle de los Caballeros, où demeure la noblesse et qui renferme les plus beaux hôtels, est vraiment quelque chose de miraculeux dans ce genre ; l’on a peine à croire que l’on soit dans une rue réelle, entre des maisons habitées par des êtres possibles. Les balcons, les grilles, les frises, rien n’est droit, tout se tortille, se contourne, s’épanouit en fleurons, en volutes, en chicorées. Vous ne trouverez pas une superficie d’un pouce carré qui ne soit guillochée, festonnée, dorée ou peinte ; tout ce que le genre désigné chez nous sous le nom de rococo a laissé de plus rocailleux et de plus désordonné, avec une épaisseur et un entassement de luxe que le bon goût français, même aux pires époques, a toujours su éviter. Ce pompadour-hollando-chinois amuse et surprend en Andalousie. Les maisons ordinaires sont crépies à la chaux, d’une blancheur éblouissante qui se détache merveilleusement sur l’azur foncé du ciel, et nous firent songer à l’Afrique par leurs toits plats, leurs petites fenêtres et leurs miradores, idée que nous rappelait suffisamment une chaleur de trente-sept degrés Réaumur, température habituelle du lieu dans les étés frais. Ecija est surnommée la poêle de l’Andalousie, et jamais surnom ne fut mieux mérité : située dans un bas-fond, elle est entourée de collines sablonneuses qui l’abritent du vent et lui renvoient les rayons du soleil comme des miroirs concentriques. L’on y vit à l’état de friture ; ce qui ne nous empêcha pas de la parcourir vaillamment en tous sens en attendant notre déjeuner. La Plaza-Mayor présente un coup d’œil fort original avec ses maisons à piliers, ses rangées de fenêtres, ses arcades et ses balcons en saillie.

Notre parador était assez confortable, et l’on nous y servit un repas presque humain que nous savourâmes avec une sensualité bien permise après tant de privations. Une longue sieste dans une grande chambre bien close, bien obscure, bien arrosée, acheva de nous reposer, et quand, vers trois heures, nous remontâmes dans la galère, nous avions la mine sereine et tout à fait résignée.

La route d’Ecija à la Carlotta, où nous devions coucher, traverse un pays peu intéressant, d’un aspect aride et poussiéreux, ou du moins que la saison faisait paraître tel, et qui n’a pas laissé grande trace dans notre souvenir. De distance en distance apparaissaient quelques plants d’oliviers et quelques touffes de chênes verts, et les aloès montraient leur feuillage bleuâtre d’un effet toujours si caractéristique. La chienne de l’employé des mines (car nous avions des quadrupèdes dans notre ménagerie, sans compter les enfants) fit lever quelques perdrix dont deux ou trois furent abattues par mon compagnon de voyage. Voilà l’incident le plus remarquable de cette étape.

La Carlotta, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, est un hameau sans importance. L’auberge occupe un ancien couvent métamorphosé d’abord en caserne, comme cela a presque toujours lieu dans les temps de révolution, la vie militaire étant celle qui s’enchâsse et s’emménage le plus facilement dans les bâtiments disposés pour la vie monacale. De longs cloîtres en arcades formaient galerie couverte sur les quatre faces des cours. Au milieu de l’une d’elles bâillait la bouche noire d’un puits énorme, très-profond, qui nous promettait le délicieux régal d’une eau bien claire et bien froide. En me penchant sur la margelle, je vis que l’intérieur était tout tapissé de plantes du plus beau vert qui avaient poussé dans l’interstice des pierres. Pour trouver quelque verdure et quelque fraîcheur, il fallait effectivement aller regarder dans les puits, car la chaleur était telle qu’on eût pu la croire produite par le voisinage d’un incendie. La température des serres où l’on élève des végétations tropicales peut seule en donner une idée. L’air même brûlait, et les bouffées de vent semblaient charrier des molécules ignées. J’essayai de sortir pour aller faire un tour dans le village, mais la vapeur d’étuve qui m’accueillit dès la porte me fit rebrousser chemin. Notre souper se composa de poulets démembrés étendus pêle-mêle sur une couche de riz aussi relevé de safran qu’un pilau turc, et d’une salade (ensalada) de feuillages verts nageant dans un déluge d’eau vinaigrée, étoilée çà et là de quelques flots d’huile empruntée sans doute à la lampe. Ce somptueux repas terminé, l’on nous conduisit à nos chambres qui étaient déjà tellement habitées, que nous allâmes achever la nuit au milieu de la cour, dans notre manteau, une chaise renversée nous servant d’oreiller. Là, du moins, nous n’étions exposés qu’aux moustiques ; en mettant des gants et en voilant notre figure d’un foulard, nous en fûmes quittes pour cinq ou six coups d’aiguillon. Ce n’était que douloureux, et non dégoûtant.

Nos hôtes avaient des figures légèrement patibulaires ; mais depuis longtemps, nous n’y prenions plus garde, accoutumés à des physionomies plus ou moins rébarbatives. Un fragment de leur conversation, que nous surprîmes, nous montra que leurs sentiments étaient assortis à leur physique. Ils demandaient à l’escopetero, croyant que nous n’entendions pas l’espagnol, s’il n’y avait pas un coup à faire contre nous, en allant nous attendre quelques lieues plus loin. L’ancien associé de José Maria leur répondit d’un air parfaitement noble et majestueux : « Je ne le souffrirai pas, puisque ces jeunes gentilshommes sont de ma compagnie ; d’ailleurs, ils s’attendent à être volés et n’ont avec eux que la somme strictement nécessaire pour le voyage, leur argent étant en lettres de change sur Séville. En outre, ils sont grands et forts tous les deux ; quant à l’employé des mines, c’est mon ami, et nous avons quatre carabines dans la galère. » Ce raisonnement persuasif convainquit notre hôte et ses acolytes, qui se contentèrent pour cette fois des moyens de détroussement ordinaires permis aux aubergistes de toutes les contrées.

Malgré toutes les histoires effrayantes sur les brigands rapportées par les voyageurs et les naturels du pays, nos aventures se bornèrent là, et ce fut l’incident le plus dramatique de notre pérégrination à travers des contrées réputées les plus dangereuses de l’Espagne, à une époque certainement favorable à ce genre de rencontres ; le brigand espagnol a été pour nous un être purement chimérique, une abstraction, une simple poésie. Jamais nous n’avons aperçu l’ombre d’un trabuco, et nous étions devenus, à l’endroit du voleur, d’une incrédulité égale pour le moins à celle du jeune gentleman anglais dont Mérimée raconte l’histoire, lequel, tombé entre les mains d’une bande qui le détroussait, s’obstinait à n’y voir que des comparses de mélodrames apostés pour lui faire pièce.

Nous quittâmes la Carlotta vers les trois heures de l’après-midi, et le soir nous fîmes halte dans une misérable cabane de bohémiens, dont le toit était formé de simples branches d’arbre coupées et jetées, comme une espèce de chaume grossier, sur des perches transversales. Après avoir bu quelques verres d’eau, je m’étalai tranquillement devant la porte, sur le sein de notre mère commune, et, tout en regardant l’abîme azuré du ciel, où semblaient voltiger, comme des essaims d’abeilles d’or, de larges étoiles dont les scintillements formaient un tourbillon lumineux pareil à celui que produisent autour du corps des libellules leurs ailes invisibles à force de rapidité, je ne tardai pas à m’endormir d’un profond sommeil, comme si j’eusse été couché dans le lit le plus moelleux du monde. Je n’avais cependant pour oreiller qu’une pierre enveloppée dans ma cape, et quelques cailloux de dimension honnête s’estampaient en creux dans mes reins. Jamais nuit plus belle et plus sereine n’emmaillota le globe dans son manteau de velours bleu. À minuit environ, la galère se remit en marche, et, quand l’aurore parut, nous n’étions plus qu’à une demi-lieue de Cordoue.

L’on croirait peut-être, à la description de ces haltes et de ces étapes, qu’une grande distance sépare Cordoue de Malaga, et que nous avons fait un chemin énorme dans ce voyage qui n’a pas duré moins de quatre jours et demi. La distance parcourue n’est que d’une vingtaine de lieues d’Espagne, à peu près trente lieues de France : mais la voiture était pesamment chargée, le chemin abominable, sans relais disposés pour changer de mules. Joignez à cela une chaleur intolérable qui aurait asphyxié bêtes et gens, si l’on se fût risqué dehors aux heures où le soleil a toute sa force. Cependant, ce voyage si lent et si pénible nous a laissé un bon souvenir ; la rapidité excessive des moyens de transport ôte tout charme à la route : vous êtes emporté comme dans un tourbillon, sans avoir le temps de rien voir. Si l’on arrive tout de suite, autant vaut rester chez soi. Pour moi, le plaisir du voyage est d’aller et non d’arriver.

Un pont sur le Guadalquivir, assez large à cet endroit, sert d’entrée à Cordoue du côté d’Ecija. Tout auprès, l’on remarque les ruines d’anciennes arches d’un aqueduc arabe. La tête du pont est défendue par une grande tour carrée, crénelée et soutenue par des casemates de construction plus récente. Les portes de la ville n’étaient pas encore ouvertes ; une cohue de chariots à bœufs majestueusement coiffés de tiares en sparterie jaune et rouge, de mulets et d’ânes blancs chargés de paille hachée, de paysans à chapeaux en pain de sucre, vêtus de capas de laine brune retombant par devant et par derrière comme une chape de prêtre, et qui se mettent en passant la tête par un trou pratiqué au milieu de l’étoffe, attendaient l’heure avec le flegme et la patience ordinaires aux Espagnols, qui ne paraissent jamais pressés. Un pareil rassemblement à une barrière de Paris eût fait un vacarme horrible, et se serait répandu en invectives et en injures ; là, point d’autre bruit que le frisson d’un grelot de cuivre au collier d’une mule et le tintement argentin de la sonnette d’un âne-colonel changeant de position ou reposant sa tête sur le cou d’un confrère à longues oreilles.

Nous profitâmes de ce temps d’arrêt pour examiner à loisir l’aspect intérieur de Cordoue. Une belle porte en manière d’arc de triomphe, d’ordre ionique, et d’un si grand goût qu’on aurait pu la croire romaine, formait à la ville des califes une entrée fort majestueuse, à laquelle cependant j’aurais préféré une de ces belles arcades moresques évasées en cœur, comme on en voit à Grenade. La mosquée-cathédrale s’élevait au-dessus de l’enceinte et des toits de la ville plutôt comme une citadelle que comme un temple, avec ses hautes murailles denticulées de créneaux arabes, et le lourd dôme catholique accroupi sur sa plate-forme orientale. Il faut l’avouer, ces murailles sont badigeonnées d’une sorte de jaune assez abominable. Sans être de ceux qui aiment précisément les édifices moisis, lépreux et noirs, nous avons une horreur particulière pour cette infâme couleur potiron qui charme à un si haut degré les prêtres, les fabriques et les chapitres de tous les pays, puisqu’ils ne manquent jamais d’en empâter les merveilleuses cathédrales qui leur sont livrées. Les édifices doivent être peints et l’ont toujours été, même aux époques les plus pures ; seulement, il faudrait mieux choisir la nuance et la nature de l’enduit.

Enfin l’on ouvrit les portes, et nous eûmes l’agrément préalable d’être visités assez minutieusement à la douane, après quoi l’on nous laissa libres de nous rendre en compagnie de nos malles au parador le plus voisin.

Cordoue a l’aspect plus africain que toute autre ville d’Andalousie ; ses rues ou plutôt ses ruelles, dont le pavé tumultueux ressemble au lit de torrents à sec, toutes jonchées de la paille courte qui s’échappe de la charge des ânes, n’ont rien qui rappelle les mœurs et les habitudes de l’Europe. L’on y marche entre d’interminables murailles couleur de craie, aux rares fenêtres treillissées de grilles et de barreaux, et l’on n’y rencontre que quelque mendiant à figure rébarbative, quelque dévote encapuchonnée de noir, ou quelque majo qui passe avec la rapidité de l’éclair sur son cheval brun, harnaché de blanc, arrachant des milliers d’étincelles aux cailloux du pavé. Les Mores, s’ils pouvaient y revenir, n’auraient pas grand-chose à faire pour s’y réinstaller. L’idée que l’on a pu se former, en pensant à Cordoue, d’une ville aux maisons gothiques, aux flèches brodées à jour, est entièrement fausse. L’usage universel du crépi à la chaux donne une teinte uniforme à tous les monuments, remplit les rides de l’architecture, efface les broderies et ne permet pas de lire leur âge. Grâce à la chaux, le mur fait il y a cent ans ne peut se distinguer du mur achevé d’hier. Cordoue, autrefois le centre de la civilisation arabe, n’est plus aujourd’hui qu’un amas de petites maisons blanches par-dessus lesquelles jaillissent quelques figuiers d’Inde à la verdure métallique, quelque palmier épanoui comme un crabe de feuillage, et que divisent en îlots d’étroits corridors par où deux mulets auraient peine à passer de front.

La vie semble s’être retirée de ce grand corps, animé jadis par l’active circulation du sang moresque ; il n’en reste plus maintenant que le squelette blanchi et calciné. Mais Cordoue a sa mosquée, monument unique au monde et tout à fait neuf, même pour les voyageurs qui ont eu déjà l’occasion d’admirer à Grenade ou à Séville les merveilles de l’architecture arabe.

Malgré ses airs moresques, Cordoue est pourtant bonne chrétienne et placée sous la protection spéciale de l’archange Raphaël. Du balcon de notre parador, nous voyions s’élever un monument assez bizarre en l’honneur de ce patron céleste ; nous eûmes envie de l’examiner de plus près. L’archange Raphaël, du haut de sa colonne, l’épée à la main, les ailes déployées, scintillant de dorure, semble une sentinelle veillant éternellement sur la ville confiée à sa garde. La colonne est de granit gris avec un chapiteau corinthien de bronze doré, et repose sur une petite tour ou lanterne de granit rose, dont le soubassement est formé par des rocailles où sont groupés un cheval, un palmier, un lion et un monstre marin des plus fantastiques ; quatre statues allégoriques complètent cette décoration. Dans le socle se trouve enchâssé le cercueil de l’évêque Pascal, personnage célèbre par sa piété et sa dévotion au saint archange.

Sur un cartouche se lit l’inscription suivante :

 
Yo te juro por Jesu Cristo cruzificado
Que soy Rafaël angel, a quien Dios tiene puesto
Por guarda de esta ciudad.


Mais, me direz-vous, comment a-t-on su que l’archange Raphaël était précisément le patron de la vieille ville d’Abdérame, lui et pas un autre ? Nous vous répondrons au moyen d’une romance ou complainte imprimée avec permission à Cordoue, chez don Raphaël Garcia Rodriguez, rue de la Librairie. Ce précieux document porte en tête une vignette sur bois représentant l’archange les ailes ouvertes, l’auréole autour de la tête, son bâton de voyage et son poisson à la main, majestueusement campé entre deux glorieux pots de jacinthes et de pivoines, le tout accompagné d’une inscription ainsi conçue : Véridique relation et curieuse légende du seigneur saint Raphaël, archange, avocat de la peste et gardien de la cité de Cordoue.

L’on y raconte comme quoi le bienheureux archange apparut à don Andrès Roëlas, gentilhomme et prêtre de Cordoue, et lui tint dans sa chambre un discours dont la première phrase est précisément celle que l’on a gravée sur la colonne. Ce discours, que les légendaires ont conservé, dura plus d’une heure et demie, le prêtre et l’archange étant assis face à face, chacun sur une chaise. Cette apparition eut lieu le 7 mai de l’an du Christ 1578, et c’est pour en conserver le souvenir qu’on a élevé ce monument.

Une esplanade entourée de grilles s’étend autour de cette construction et permet de la contempler sur toutes les faces. Les statues, ainsi placées, ont quelque chose d’élégant et de svelte qui me plaît beaucoup et qui dissimule admirablement la nudité d’une terrasse, d’une place publique ou d’une cour trop vaste. La statuette posée sur une colonne de porphyre, dans la cour du palais des Beaux-Arts de Paris, peut donner une petite idée du parti qu’on pourrait tirer pour l’ornementation de cette manière d’ajuster les figures qui prennent ainsi un aspect monumental qu’elles n’auraient pas sans cela. Cette réflexion nous était déjà venue devant la sainte Vierge et le saint Christophe d’Ecija.

L’extérieur de la cathédrale nous avait peu séduits, et nous avions peur d’être cruellement désenchantés. Les vers de Victor Hugo :

 
Cordoue aux maisons vieilles
A sa mosquée, où l’œil se perd dans les merveilles.


nous semblaient d’avance trop flatteurs, mais nous fûmes bientôt convaincus qu’ils n’étaient que justes.

Ce fut le calife Abdérame Ier qui jeta les fondements de la mosquée de Cordoue vers la fin du VIIIe siècle ; les travaux furent menés avec une telle activité, que la construction était terminée au commencement du IXe siècle : vingt et un ans suffirent pour terminer ce gigantesque édifice ! Quand on songe qu’il y a mille ans, une œuvre si admirable et de proportions si colossales était exécutée en si peu de temps par un peuple tombé depuis dans la plus sauvage barbarie, l’esprit s’étonne et se refuse à croire aux prétendues doctrines de progrès qui ont cours aujourd’hui : l’on se sent même tenté de se ranger à l’opinion contraire, lorsqu’on visite des contrées occupées jadis par des civilisations disparues. J’ai toujours beaucoup regretté, pour ma part, que les Mores ne soient pas restés maîtres de l’Espagne, qui certainement n’a fait que perdre à leur expulsion. Sous leur domination, s’il faut en croire les exagérations populaires, si gravement recueillies par les historiens, Cordoue comptait deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais et neuf cents bains ; douze mille villages lui servaient comme de faubourgs. Maintenant, elle n’a pas quarante mille habitants, et paraît presque déserte.

Abdérame voulait faire de la mosquée de Cordoue un but de pèlerinage, une Mecque occidentale, le premier temple de l’islamisme après celui où repose le corps du prophète. Je n’ai pas encore vu la casbah de la Mecque, mais je doute qu’elle égale en magnificence et en étendue la mosquée espagnole. On y conservait l’un des originaux du Coran, et, relique plus précieuse encore, un os du bras de Mahomet.

Les gens du peuple prétendent même que le sultan de Constantinople paye encore un tribut au roi d’Espagne pour que l’on ne dise pas la messe dans l’endroit consacré spécialement au prophète. Cette chapelle est appelée ironiquement par les dévots le Zancarron, terme de mépris qui signifie « mâchoire d’âne, mauvaise carcasse ».

La mosquée de Cordoue est percée de sept portes qui n’ont rien de monumental ; car sa construction même s’y oppose et ne permet pas le portail majestueux commandé impérieusement par le plan sacramentel des cathédrales catholiques, et dans son extérieur rien ne vous prépare à l’admirable coup d’œil qui vous attend. Nous passerons, s’il vous plaît, par le patio de los Naranjeros, immense et magnifique cour plantée d’orangers monstrueux, contemporains des rois mores, entourée de longues galeries en arcades dallées de marbre, et sur l’un des côtés de laquelle se dresse un clocher d’un goût médiocre, maladroite imitation de la Giralda, comme nous le pûmes voir plus tard à Séville. Sous le pavé de cette cour, il existe, dit-on, une immense citerne. Du temps des Ommyades, l’on pénétrait de plain-pied du patio de los Naranjeros dans la mosquée même ; car l’affreux mur qui arrête la perspective de ce côté n’a été bâti que postérieurement.

La plus juste idée que l’on puisse donner de cet étrange édifice, c’est de dire qu’il ressemble à une grande esplanade fermée de murs et plantée de colonnes en quinconce. L’esplanade a quatre cent vingt pieds de large et quatre cent quarante de long. Les colonnes sont au nombre de huit cent soixante ; ce n’est, dit-on, que la moitié de la mosquée primitive.

L’impression que l’on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l’islamisme est indéfinissable et n’a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l’architecture : il vous semble plutôt marcher dans une forêt plafonnée que dans un édifice ; de quelque côté que vous vous tourniez, votre œil s’égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s’allongent à perte de vue, comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol ; le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l’illusion. L’on compte dix-neuf nefs dans le sens de la largeur, trente-six dans l’autre sens ; mais l’ouverture des arcades transversales est beaucoup moindre. Chaque nef est formée de deux rangs d’arceaux superposés, dont quelques-uns se croisent et s’entrelacent comme des rubans, et produisent l’effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d’un seul morceau, n’ont guère plus de dix à douze pieds jusqu’au chapiteau d’un corinthien arabe plein de force et d’élégance, qui rappelle plutôt le palmier d’Afrique que l’acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses ; il y en a même quelques-unes d’antiques et qui proviennent, à ce qu’on prétend, des ruines d’un ancien temple de Janus. Ainsi, trois religions ont célébré leurs rites sur cet emplacement. De ces trois religions, l’une a disparu sans retour dans le gouffre du passé avec la civilisation qu’elle représentait ; l’autre a été refoulée hors de l’Europe, où elle n’a plus qu’un pied, jusqu’au fond de la barbarie orientale ; la troisième, après avoir atteint son apogée, minée par l’esprit d’examen, s’affaiblit de jour en jour, même aux contrées où elle régnait en souveraine absolue ; et peut-être la vieille mosquée d’Abdérame durera-t-elle encore assez pour voir une quatrième croyance s’installer à l’ombre de ses arceaux, et célébrer avec d’autres formes et d’autres chants le nouveau dieu, ou plutôt le nouveau prophète, car Dieu ne change jamais.

Au temps des califes, huit cents lampes d’argent remplies d’huiles aromatiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, accrochaient une paillette de lumière aux étoiles dorées des plafonds, et trahissaient dans l’ombre les mosaïques de cristal et les légendes du Coran entrelacées d’arabesques et de fleurs. Parmi ces lampes se trouvaient les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, conquises par les Mores ; renversées et suspendues à la voûte avec des chaînes d’argent, elles illuminaient le temple d’Allah et de son prophète, tout étonnées d’être devenues lampes musulmanes de cloches catholiques qu’elles étaient. Le regard pouvait alors se jouer en toute liberté sous les longues colonnades et découvrir, du fond du temple, les orangers en fleur et les fontaines jaillissant du patio dans un torrent de lumière rendue plus éblouissante encore par le contraste du demi-jour de l’intérieur. Malheureusement cette magnifique perspective est obstruée aujourd’hui par l’église catholique, masse énorme enfoncée lourdement au cœur de la mosquée arabe. Des retables, des chapelles, des sacristies, empâtent et détruisent la symétrie générale. Cette église parasite, monstrueux champignon de pierre, verrue architecturale poussée au dos de l’édifice arabe, a été construite sur les dessins de Hernan Ruiz, et n’est pas sans mérite en elle-même ; on l’admirerait partout ailleurs, mais la place qu’elle occupe est à jamais regrettable. Elle fut élevée, malgré la résistance de l’ayuntamiento, par le chapitre, sur un ordre surpris à l’empereur Charles-Quint, qui n’avait pas vu la mosquée. Il dit, l’ayant visitée quelques années plus tard : « Si j’avais su cela, je n’aurais jamais permis que l’on touchât à l’œuvre ancienne : vous avez mis ce qui se voit partout à la place de ce qui ne se voit nulle part. » Ces justes reproches firent baisser la tête au chapitre ; mais le mal était fait. On admire dans le chœur une immense menuiserie sculptée en bois d’acajou massif et représentant des sujets de l’Ancien Testament, œuvre de don Pedro Duque Cornejo, qui employa dix ans de sa vie à ce prodigieux travail, comme on peut le voir sur la tombe du pauvre artiste, couché sur une dalle à quelques pas de son œuvre. À propos de tombe, nous en avons remarqué une assez singulière, enclavée dans le mur, elle était en forme de malle et fermée de trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clefs au milieu du désordre général ?

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’ancien plafond d’Abdérame, en bois de cèdre et de mélèze, s’était conservé avec ses caissons, ses soffites, ses losanges et toutes ses magnificences orientales ; on l’a remplacé par des voûtes et des demi-coupoles d’un goût médiocre. L’ancien dallage a disparu sous un pavé de brique qui a exhaussé le sol, noyé les fûts des piliers, et rendu plus sensible encore le défaut général de l’édifice, trop bas pour son étendue.

Toutes ces profanations n’empêchent pas la mosquée de Cordoue d’être encore un des plus merveilleux monuments du monde ; et, comme pour nous faire sentir plus amèrement les mutilations du reste, une portion, que l’on appelle le Mirah, a été conservée comme par miracle dans une intégrité scrupuleuse.

Le plafond de bois sculpté et doré avec sa medianaranja constellée d’étoiles, les fenêtres découpées et garnies de grillages qui tamisent doucement le jour, la galerie de colonnettes à trèfles, les plaques de mosaïques en verres de couleur, les versets du Coran en lettres de cristal doré, qui serpentent à travers les ornements et les arabesques les plus gracieusement compliqués, forment un ensemble d’une richesse, d’une beauté, d’une élégance féerique, dont l’équivalent ne se rencontre que dans les Mille et une Nuits, et qui n’a rien à envier à aucun art. Jamais lignes ne furent mieux choisies, couleurs mieux combinées : les gothiques même, dans leurs plus fins caprices, dans leurs plus précieuses orfèvreries, ont quelque chose de souffreteux, d’émacié, de malingre, qui sent la barbarie et l’enfance de l’art. L’architecture du Mirah montre au contraire une civilisation arrivée à son plus haut développement, un art à son période culminant : au-delà, il n’y a plus que la décadence. La proportion, l’harmonie, la richesse et la grâce, rien n’y manque. De cette chapelle, l’on entre dans un petit sanctuaire excessivement orné, dont le plafond est fait d’un seul bloc de marbre creusé en conque et ciselé avec une délicatesse infinie. C’était là probablement le saint des saints, l’endroit formidable et sacré où la présence de Dieu est plus sensible qu’ailleurs.

Une autre chapelle, appelée capilla de los reyes moros, où les califes faisaient leurs prières séparés de la foule des croyants, offre aussi des détails curieux et charmants : mais elle n’a pas eu le même bonheur que le Mirah, et ses couleurs ont disparu sous une ignoble chemise de chaux.

Les sacristies regorgent de trésors : ce ne sont qu’ostensoirs étincelants de pierreries, châsses d’argent d’un poids énorme, d’un travail inouï, et grandes comme de petites cathédrales, chandeliers, crucifix d’or, chapes brodées de perles : un luxe plus que royal et tout à fait asiatique.

Comme nous nous apprêtions à sortir, le bedeau qui nous servait de guide nous conduisit mystérieusement dans un recoin obscur, et nous fit remarquer pour curiosité suprême un crucifix qu’on prétend avoir été creusé avec l’ongle par un prisonnier chrétien sur une colonne de porphyre au pied de laquelle il était enchaîné. Pour constater l’authenticité de l’histoire, il nous montra la statue du pauvre captif placée à quelques pas de là. Sans être plus voltairien qu’il ne le faut en fait de légende, je ne puis m’empêcher de penser qu’autrefois l’on avait des ongles diablement durs, ou que le porphyre était bien tendre. Ce crucifix n’est d’ailleurs pas le seul ; il en existe un second sur une autre colonne, mais beaucoup moins bien formé. Le bedeau nous fit voir aussi une énorme défense d’ivoire suspendue au milieu d’une coupole par des chaînes de fer, et qui semblait la trompe de chasse de quelque géant sarrasin, de quelque Nemrod d’un monde disparu ; cette défense appartient, dit-on, à l’un des éléphants employés à porter les matériaux pendant la construction de la mosquée. Satisfaits de ses explications et de sa complaisance, nous lui donnâmes quelques piécettes, générosité qui parut déplaire beaucoup à l’ancien ami de José Maria, qui nous avait accompagnés, et lui arracha cette phrase un peu hérétique : « Ne vaudrait-il pas mieux donner cet argent à un brave bandit qu’à un méchant sacristain ? »

En sortant de la cathédrale, nous nous arrêtâmes quelques instants devant un joli portail gothique qui sert de façade à l’hospice des Enfants trouvés. On l’admirerait partout ailleurs, mais ce voisinage formidable l’écrase.

La cathédrale visitée, rien ne nous retenait plus à Cordoue, dont le séjour n’est pas des plus récréatifs. Le seul divertissement que puisse y prendre un étranger est d’aller se baigner au Guadalquivir, ou se faire raser dans une des nombreuses boutiques de barbier qui avoisinent la mosquée, opération qu’accomplit avec beaucoup de dextérité, à l’aide d’un rasoir énorme, un petit frater juché sur le dossier du grand fauteuil de chêne où l’on vous fait asseoir.

La chaleur était intolérable, car elle se compliquait d’un incendie. La moisson venait de finir, et c’est l’usage en Andalousie de brûler le chaume lorsque les gerbes sont rentrées, afin que les cendres fertilisent la terre. La campagne flambait à trois ou quatre lieues à la ronde, et le vent, qui se grillait les ailes en passant sur cet océan de flammes, nous apportait des bouffées d’air chaud comme celui qui s’échappe des bouches de poêles : nous étions dans la position de ces scorpions que les enfants entourent d’un cercle de copeaux auxquels ils mettent le feu, et qui sont forcés de faire une sortie désespérée, ou de se suicider en retournant leur aiguillon contre eux-mêmes. Nous préférâmes le premier moyen.

La galère dans laquelle nous étions venus nous ramena par le même chemin jusqu’à Ecija, où nous demandâmes une calessine pour nous rendre à Séville. Le conducteur, nous ayant vus tous les deux, nous trouva trop grands, trop forts et trop lourds pour nous emmener, et fit toute sorte de difficultés. Nos malles étaient, disait-il, d’un poids si excessif, qu’il faudrait quatre hommes pour les soulever, et qu’elles feraient immédiatement rompre sa voiture. Nous détruisîmes cette dernière objection en plaçant tout seuls avec la plus grande aisance les malles ainsi calomniées sur l’arrière de la calessine. Le drôle n’ayant plus d’objections à faire, se décida enfin à partir.

Des terrains plats ou vaguement ondulés, plantés d’oliviers, dont la couleur grise est encore affadie par la poussière, des steppes sablonneuses où s’arrondissent de loin en loin, comme des verrues végétales, des touffes de verdure noirâtre, voilà les seuls objets qui s’offrent à vos regards pendant plusieurs lieues.

À la Luisiana, toute la population était étendue devant les portes et ronflait à la belle étoile. Notre voiture faisait lever des files de dormeurs qui se rangeaient contre le mur en grommelant et en nous prodiguant toutes les richesses du vocabulaire andalou. Nous soupâmes dans une posada d’assez mauvaise mine, plus garnie de fusils et de tromblons que d’ustensiles de ménage. Des chiens monstrueux suivaient tous nos mouvements avec obstination, et ne semblaient attendre qu’un signe pour nous déchirer à belles dents. L’hôtesse avait l’air extrêmement surprise de la tranquillité vorace avec laquelle nous dépêchions notre omelette aux tomates. Elle semblait trouver ce repas superflu, et regretter une nourriture qui ne nous profiterait pas. Cependant, malgré les apparences sinistres du lieu, nous ne fûmes pas égorgés, et l’on eut la clémence de nous laisser continuer notre route.

Le sol devenait de plus en plus sablonneux, et les roues de la calessine s’enfonçaient jusqu’aux moyeux dans des terrains mouvants. Nous comprîmes alors pourquoi notre voiturin s’inquiétait si fort de notre pesanteur spécifique. Pour soulager le cheval, nous mîmes pied à terre, et vers minuit, après avoir suivi un chemin qui escaladait en zigzag les plans escarpés d’une montagne, nous arrivâmes à Carmona, lieu de notre couchée. Des fours, où l’on brûlait de la chaux, jetaient sur cette rampe de rochers de longs reflets rougeâtres qui produisaient des effets à la Rembrandt d’une puissance et d’un pittoresque admirables.

La chambre que l’on nous donna était ornée de mauvaises lithographies coloriées représentant différents épisodes de la révolution de Juillet, la prise de l’Hôtel de Ville, etc. Cela nous fit plaisir, et nous attendrit presque : c’était comme un petit morceau de France encadré et suspendu au mur. Carmona, que nous eûmes à peine le temps de regarder en remontant dans la voiture, est une petite ville blanche comme de la crème, à laquelle les campaniles et les tours d’un ancien couvent de religieuses carmélites donnent une tournure assez pittoresque : voilà tout ce que nous en pouvons dire.

À partir de Carmona, les plantes grasses, les cactus et les aloès, qui nous avaient abandonnés, reparurent plus hérissés et plus féroces que jamais. Le paysage était moins nu, moins aride, plus accidenté ; la chaleur avait perdu un peu de son intensité. Bientôt nous atteignîmes Alcala de los Panaderos, célèbre par la bonté de son pain, ainsi que l’indique son nom, et ses courses de novillos (jeunes taureaux), où se rendent les aficionados de Séville pendant les vacances de la place. Alcala de los Panaderos est très bien située au fond d’une petite vallée où serpente une rivière ; elle a pour abri un coteau où s’élèvent encore les ruines d’un ancien palais moresque. Nous approchions de Séville. En effet, la Giralda ne tarda pas à montrer à l’horizon d’abord sa lanterne à jour, ensuite sa tour carrée ; quelques heures après nous passions sous la porte de Carmona, dont l’arc encadrait un fond de lumière poudroyante où se croisaient, dans des flots de vapeur dorée, des galères, des ânes, des mules et des chariots à bœuf, les uns allant, les autres venant. Un superbe aqueduc, d’une physionomie romaine, élevait à gauche de la route ses arcades de pierres ; de l’autre côté s’alignaient des maisons de plus en plus rapprochées ; nous étions à Séville.