Géographie politique de la Russie de 2010
Jean-Robert Raviot
Dans Hérodote 2010/3 (n° 138),
138) pages 161 à 180
Éditions La Découverte
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ISSN 0338-487X
ISBN 9782707165121
DOI 10.3917/her.138.0161
Géographie politique de la Russie de 2010
En 2008, le président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que la démocratie
parlementaire ne saurait convenir à un pays comme la Russie, dont la survie
en tant qu’État « dans les décennies et peut-être même les siècles à venir » est
subordonnée « au maintien d’un pouvoir central fort, et donc d’une république
présidentielle, seule garante de son unité ». Dmitri Medvedev ajoutait qu’en dépit
« de tout le respect que m’inspire cette forme de gouvernement [...] le parlementarisme tuerait la Russie » 2.
« Le principal caractère de la Russie, c’est l’unité dans l’immensité », écrivait
Anatole Leroy-Beaulieu à la fin du XIXe siècle [1881, p. 14]. Tout voyageur ayant
eu l’occasion de traverser la Russie en empruntant le Transsibérien, de Moscou
jusqu’aux rives du Pacifique, a pu prendre la mesure, en parcourant plus de
6 000 kilomètres, de cette « unité dans l’immensité » qui s’impose à lui par l’uniformité presque lancinante des paysages et de l’aménagement du territoire. Sur ce vaste
espace qui représente un huitième des terres émergées du globe, tout, ou presque, se
décline à l’identique : mêmes paysages de forêts de bouleaux et de conifères, même
type d’habitat rural, mêmes plans d’urbanisme, mêmes édifices publics, civils ou
industriels, même architecture du métro, mêmes monuments et statues, même mobilier urbain... Dans toutes les gares du pays, dans n’importe lequel des onze fuseaux
horaires qui gouvernent le temps officiel de la Russie, les horloges sont réglées à
l’heure de Moscou, la seule qui fait foi pour l’indication des horaires.
Si les signaux qui constituent les marqueurs de la souveraineté russe sont
uniformes, on oublie trop vite que cette uniformité n’est pas un fait de nature :
1. Professeur de civilisation russe contemporaine à l’université Paris-Ouest NanterreLa Défense.
2. Vedomosti, 1er juillet 2008.
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Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
Jean-Robert Raviot 1
HÉRODOTE
l’« unité dans l’immensité » est le fruit d’un volontarisme politique unificateur
et centralisateur pluriséculaire. Ce volontarisme est attisé par les déséquilibres
démographiques et socioéconomiques qui caractérisent le territoire de la Russie.
Au cours des vingt dernières années, les disparités de peuplement, de niveau de
vie et de développement économique se sont accrues du fait de la transition vers
le marché, qui a bouleversé les repères de l’action publique et des hiérarchies
sociales. En outre, la chute de l’URSS en 1991 a imposé une redéfinition des institutions politiques et des modes de gouvernement des territoires, autant de réformes
et de bouleversements qui ont modifié en profondeur le tableau politique du territoire russe. Jadis dépeinte sous les traits d’un « empire éclaté » par Hélène Carrère
d’Encausse dans un célèbre ouvrage, l’URSS a laissé place à la Fédération de
Russie, un pays dont la géographie politique présente également toutes les caractéristiques d’un « éclatement » en plusieurs Russie – nous en identifions quatre – de
plus en plus clivées, voire étrangères les unes aux autres, emportées par une lame
de fond qui, de toute évidence, ne pourra guère être renversée par le volontarisme
politique, aussi fort et modernisateur soit-il, des dirigeants du Centre fédéral.
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Dès son élection à la présidence en 2000, Vladimir Poutine a procédé à une
recentralisation du pouvoir, en réaction immédiate aux dérives du fédéralisme
différentiel qui s’était développé sous Boris Eltsine [Raviot, 2007, p. 24-31].
L’histoire de la Russie moderne semble être rythmée par l’alternance régulière de
cycles de centralisation politique avec en toile de fond un élément de continuité :
l’existence de « féodalités » dont la puissance et les degrés d’institutionnalisation
varient dans le temps et dans l’espace. Dès lors, la « restauration de la verticale
du pouvoir » mise en œuvre par Vladimir Poutine peut être considérée comme
un nouveau cycle de réaffirmation de la souveraineté du centre sur les périphéries. Le volontarisme autoritaire est une tentation presque naturelle pour ceux
des dirigeants russes qui, de la capitale, veulent préserver une unité politique
sans cesse minée par les clientélismes régionaux et locaux. L’objectif poursuivi
en 2000 présentait un caractère d’urgence : il s’agissait de rétablir l’autorité du
pouvoir central, affaiblie par le développement des oligarchies et des clientélismes
régionaux et locaux au cours des années des privatisations. La perte de contrôle
était particulièrement flagrante au Nord-Caucase, foyer d’une recrudescence sécessionniste et terroriste qui a conduit au déclenchement de la deuxième guerre de
Tchétchénie à partir de l’automne 1999. D’une manière générale, il était impératif
que l’État fédéral soit de nouveau en mesure de remplir sa fonction de redistribution des ressources budgétaires dans un contexte où, en raison de la crise financière
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
Le gouvernement des territoires
GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
de 1998, l’immense majorité des « sujets de la Fédération » de Russie, dépendants
des ressources allouées par le Centre fédéral, se trouvaient virtuellement en état de
cessation de paiement.
Remarquable paradoxe russe, on ne peut guère parler d’un territoire à propos
de cet espace géographique pourtant relativement uniforme, mais de plusieurs
territoires ou, plus exactement, d’une série de petits îlots qui forment, dans la plus
parfaite discontinuité géographique, une série d’archipels au beau milieu d’un
océan qui, lui, n’offre guère de contrastes dans son immensité. Cet océan est celui
d’une Russie déclassée qui a bien du mal à se relever des crises successives qui
l’ont frappée : la « thérapie de choc » des années 1992-1995, la crise financière de
1998 et la toute récente crise de 2008. Rappelons que l’inégalité de peuplement
du territoire, un indicateur qui ne cesse de se dégrader depuis vingt ans du fait des
évolutions démographiques et migratoires, fait de la Russie un pays chaque jour
plus européen et plus métropolitain. Les métropoles russes concentrent une part
toujours plus importante de la population. Cet archipel métropolitain constitue
un microcosme qui concentre les ressources humaines les plus compétentes et les
plus dynamiques et produit une part croissante de la richesse nationale. Exemple
éloquent, Moscou, la capitale, où vit officiellement 7,4 % de la population du
pays, représente à elle seule 23,1 % du PIB de la Russie ! Inversement, les deux
districts fédéraux de Sibérie et d’Extrême-Orient, qui représentent ensemble
66,2 % de la superficie totale de la Russie, n’abritent que 18,4 % de sa population et ne contribuent qu’à hauteur de 15,8 % du PIB total [Goskomstat Rossijskoj
Federacii, 2009] 3... On observe d’ailleurs que la richesse produite en Russie ne
l’est que sur une portion assez réduite du territoire. En 2008, près de 60 % des
recettes fiscales provenaient de six sujets de la Fédération : Moscou et la région
éponyme qui forme sa base arrière industrielle (pour 37 %), Saint-Pétersbourg et
la région pétrolière et gazière de Tioumen 4 – 17,8 % des recettes fiscales de la
Russie pour seulement 2,4 % de sa population – qui représente l’un des principaux îlots de prospérité situé hors des métropoles. Les ressources naturelles, dont
l’exploitation fournit aujourd’hui l’indispensable carburant de l’économie russe,
sont, elles aussi, très inégalement distribuées sur le territoire. Un seul exemple :
3. Les chiffres cités ici sont des statistiques antérieures à la crise économique de 2008.
4. Qui comprend la région de Tioumen proprement dite, ainsi que les deux districts autonomes des Khanty-Mansis et des Nenets du Iamal qui lui sont rattachés, et qui disposent eux
aussi du statut de « sujet de la Fédération ».
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Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
L’océan russe et ses archipels
HÉRODOTE
La chute de l’URSS a entraîné la dislocation des rouages administratifs et politiques qui assuraient tant bien que mal les fonctions de rééquilibrage entre les
territoires et de redistribution des ressources au sein de l’URSS. Conformément à
la Constitution du 12 décembre 1993, la Russie est un État fédéral dont les entités
fédérées, ou « sujets de la Fédération », se déclinent selon six appellations différentes : 21 républiques, 7 territoires, 48 régions, 2 villes d’importance fédérale
(Moscou et Saint-Pétersbourg), une région autonome et 7 districts autonomes.
En 2010, à la suite de la fusion de plusieurs entités, le nombre des « sujets de
la Fédération » a été ramené à 83, mais le découpage administratif interne de la
Fédération de Russie, inchangé ou presque, est celui de l’ancienne république de
Russie au sein de l’URSS (RSFSR) [Zubarevič, 2008]. Dans tous les « sujets
de la Fédération », le pouvoir exécutif est dirigé par un « chef d’administration »
(plus communément appelé « gouverneur », ou « président » dans les républiques),
élu pour quatre ou cinq ans par l’assemblée régionale (ou de la république) sur
proposition du président de la Fédération de Russie 5. Pendant près de dix ans
5. Conformément à une disposition entrée en vigueur le 1er juillet 2009, le président désigne
le candidat au poste de gouverneur (élu par l’assemblée régionale, ou de la république, du
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Poutine centralisateur ?
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plus de 60 % du pétrole produit en Russie l’est dans le seul district autonome des
Khanty-Mansis, en Sibérie occidentale. Enfin, en dépit d’une relative homogénéité
ethnique – près de 80 % de la population de la Russie s’est déclarée « russe » au
sens ethnique lors du recensement de 2002 –, les clivages s’approfondissent et les
tensions s’accroissent. Dans les républiques du Nord-Caucase, d’où les Russes ont
très largement fui pendant les années 1990, on voit se renforcer des ethnocraties
autoritaires et/ou clientélistes dotées d’une marge d’autonomie politique bien plus
grande que celle des autres sujets de la Fédération. Dans un tout autre contexte
socioéconomique, les régimes forts du Tatarstan et du Bachkortostan n’ont cessé
de se renforcer. Cette Russie périphérique non russe, la Russie des marches méridionales du pays, se prolonge désormais dans les banlieues des métropoles et les
zones périurbaines de certaines villes, grandes et moyennes, là où résident un
nombre croissant de migrants récents venus d’Asie centrale, de Transcaucasie et
du Nord-Caucase. La Russie des périphéries non russes est d’ailleurs largement
musulmane : à l’exception notable des Arméniens et des Géorgiens, la plupart des
non-Russes en Russie se rattachent aujourd’hui à l’islam, qui serait désormais la
religion d’un habitant sur sept.
(1995-2004), les chefs des administrations des « sujets de la Fédération » ont été
élus au suffrage universel direct. Privé d’une majorité à la Douma tout au long de
ses deux mandats, Boris Eltsine s’est appuyé sur les dirigeants régionaux auxquels
il avait annoncé en 1991, dans une formule restée célèbre, qu’ils pourraient
« avaler autant de souveraineté » qu’ils le voudraient. Dans cette logique, il leur a
concédé des droits politiques très étendus en leur accordant le privilège de pouvoir
être élus au suffrage universel direct, ce qui leur a permis de constituer localement
leurs clientèles en vue de constituer des « partis du pouvoir » dont la puissance leur
a parfois permis de rivaliser avec le pouvoir central, et en leur octroyant de droit
un siège de sénateur au Conseil de la Fédération. Tout en déplorant le processus
de « féodalisation » du territoire qui en a résulté et dont la cinquantaine de « traités
bilatéraux de partage des compétences » entre le Centre fédéral et les « sujets de la
Fédération » était le trait le plus saillant, l’exécutif fédéral en recueillait les dividendes, s’assurant ainsi de la loyauté des dirigeants régionaux et contrôlant, par
ce truchement, le processus législatif, via le Conseil de la Fédération. Véritable
ossature du pouvoir sous Eltsine, les chefs d’administration des « sujets de la
Fédération » ont vu leur rang rabaissé par Poutine, qui a mis fin au fédéralisme
différentiel qui s’était développé au cours des années 1990. En se voyant privés
de leur statut d’élus au suffrage universel, les chefs des administrations régionales ont perdu une légitimité politique qui reposait sur leur capacité à coaliser
autour d’eux les élites régionales et leurs clientèles. En les privant de leur statut
de sénateur, Poutine a très judicieusement éloigné les gouverneurs de la capitale.
En les invitant à recentrer leur activité sur leur travail de terrain dans les régions, le
président russe les a en réalité coupés de l’accès à la plus précieuse des ressources
politiques : pouvoir gagner en faveurs et en influence, recueillir (ou vérifier)
l’information directement à la source, auprès de tel ministre, de tel conseiller
présidentiel ou de tel président du directoire de tel grand groupe. Ajoutons qu’en
2000 la Fédération de Russie a été divisée en sept « districts fédéraux » (NordOuest, Centre, Sud, Volga, Oural, Sibérie et Extrême-Orient), auxquels fut ajouté
en 2010 un huitième district fédéral du Nord-Caucase 6. À la tête de chaque district
fédéral, un « représentant plénipotentiaire du Président », nommé et révoqué par ce
district...) parmi trois candidats présentés par le groupe politique majoritaire issu des élections
à l’assemblée régionale. Il peut néanmoins écarter ces trois candidatures, moyennant quoi le
groupe politique majoritaire en question doit présenter une nouvelle liste de trois candidats qui,
à leur tour, peuvent se voir écartés par le président qui, alors, pourra opter pour un candidat
figurant dans sa « réserve de cadres » (kadrovyj rezerv).
6. Le district fédéral du Nord-Caucase a été créé par un décret présidentiel du 19 janvier 2010. Il résulte d’une scission de l’ancien district fédéral du Sud. Il rassemble toutes les
républiques du Nord-Caucase (sauf celle des Adyghéens), ainsi que le territoire de Stavropol.
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GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
HÉRODOTE
dernier, est chargé de coordonner et de superviser l’activité des institutions fédérales dans les divers « sujets de la Fédération », de même qu’il sert de courroie
de transmission des injonctions présidentielles vers les territoires et fait remonter
les informations concernant les régions et localités vers le pouvoir central. Par ce
nouveau quadrillage, le pouvoir exécutif fédéral se déconcentre, se rapproche du
terrain et opère un renforcement de sa présence et de son autorité sur l’ensemble
du territoire.
TABLEAU : LES DISTRICTS FÉDÉRAUX DE LA RUSSIE EN 2010
Centre
Moscou
Extrême-Orient
Khabarovsk
Nord-Caucase
Piatigorsk
Nord-Ouest
Population Évolution de PIB/hab.
Superficie deNombre
sujets de (estimation la population (2007,
(en km2) la Fédération
2009)
(1989-2002) en a)
652 800
18
37 121 812
- 3,8 %
6 014
6 215 900
9
6 640 094
- 11,5 %
4 293
172 360
7
8 215 263
+ 4,8 %
1 261
St-Pétersbourg
1 677 900
11
13 462 259
- 6,4 %
4 559
Oural
Ekaterinbourg
1 788 900
6
12 254 976
0%
8 808
Sibérie
Novossibirsk
5 114 800
13
19 545 700
- 2,5 %
3 479
Sud
Rostov-s/Don
416 840
6
14 686 261
+ 4,2 %
2 530
Volga
Nijni-Novgorod
1 038 000
14
30 157 844
- 0,4 %
3 304
Sources : d’après Goskomstat Rossijskoj Federacii, 2009 ; Višnevskij A. (dir) (2005), Naselenie Rossii
2003, Moscou, Izdatel’stvo GU-Vysšaja Škola Ekonomiki.
Au-delà d’une rupture centralisatrice très marquée dans le discours officiel et
inscrite dans le droit positif, une observation régulière des pratiques politiques
au cours des deux mandats présidentiels de Poutine (2000-2008) et depuis l’élection de son successeur Medvedev permet de constater que le Centre fédéral, loin
d’avoir rompu le dialogue, a continué la négociation, voire le marchandage avec
les dirigeants politiques des « sujets de la Fédération » les plus puissants. Tout en
affichant publiquement leur soutien sans faille à la politique de recentralisation
menée par le Centre fédéral, ceux-ci continuent d’arracher des aménagements
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District fédéral
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substantiels de la politique fédérale. Signalons brièvement ici quelques indices,
très révélateurs, de cette continuité : en 2001, revenant sur l’attribution d’un siège
de droit pour les chefs des administrations régionales et des républiques, Vladimir
Poutine leur a, en retour, accordé le droit discrétionnaire de nommer le sénateur
qui les représenterait au Conseil de la Fédération. Ces derniers ont, dans leur
ensemble, fait un usage de ce droit qui dévoile l’articulation profondément clientéliste de leur pouvoir : la plupart ont désigné leur prédécesseur à la tête de la région
(ou de la république) – en vertu d’un principe de transmission du pouvoir à un
successeur désigné (preemstvennost’vlasti) – et certains ont nommé des oligarques
moscovites ou de gros entrepreneurs locaux, permettant à de riches et puissants
soutiens et/ou sponsors d’accéder à une très précieuse immunité parlementaire.
Autre signe des limites de la centralisation poutinienne : la cooptation, à la direction du parti Russie unie – ultramajoritaire à la Douma d’État et dans l’écrasante
majorité des assemblées régionales –, des grands « barons régionaux ». Citons,
primus inter pares, Iouri Loujkov, maire de Moscou depuis 1991, dont l’influence
et la capacité d’action (et de nuisance) politiques s’étendent bien au-delà de la
capitale russe. Loujkov entretient depuis plus de vingt ans des liens étroits avec
certains grands patrons et, surtout, il a tissé un véritable réseau d’influence parmi
ses homologues gouverneurs, qu’il avait constitué en une force politique afin de
servir ses ambitions présidentielles en 1999. On trouve aujourd’hui, parmi ces
derniers, d’anciens très fidèles collaborateurs à la mairie de Moscou, des « Loujkov
boys » – Gueorgui Boos devenu gouverneur de Kaliningrad, Valéri Chantsev à
Nijni-Novgorod – qu’il n’a pas peu contribué à promouvoir. Cette continuité
remarquable de la puissance de certains « barons » se double d’un phénomène de
cooptation, au sein des sections régionales et locales de ce même parti, des « partis
du pouvoir » constitués pendant les années 1990, ce qui confère aujourd’hui à cette
formation politique un rôle de sas pour l’entrée dans l’élite dirigeante, un peu à la
manière du Parti communiste de l’Union soviétique sous Brejnev.
Quatre Russie : une géographie politique de la société russe
Loin d’épouser fidèlement les contours du découpage politico-administratif
de la Fédération de Russie, la géographie politique de la société russe de 2010
s’apparente à une hiérarchie informelle de réseaux et de territoires où le critère de
la localisation géographique ne peut être interprété qu’en le croisant à plusieurs
autres indicateurs socioéconomiques – niveau de revenus, niveau de diplômes,
niveau de prestige social et professionnel et niveau d’accès aux services – qui
permettent de situer la position d’un individu (ou d’un groupe de personnes) à
la fois dans la société et sur le territoire. Stratification territoriale, spécialisation
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GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
HÉRODOTE
économique, hiérarchie sociale et même appartenance ethnique sont très étroitement imbriquées. Cette classification est une ébauche, étant donné que chacune
des quatre Russie présentées ici mérite une étude quantitative ultérieure plus
approfondie.
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Le cumul d’un haut niveau de revenus, d’un haut niveau de diplômes et de
prestige social, ainsi que d’une grande facilité d’accès aux services et équipements
collectifs permet de situer un individu (ou un groupe social) à l’étage supérieur
d’un microcosme métropolitain qui réunit ceux qui vivent dans les métropoles
russes proprement dites, à savoir Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg ou
Novossibirsk, ou dans d’autres villes de plus d’un million d’habitants (Rostovsur-le-Don, Nijni-Novgorod, Kazan, Samara ou Omsk) et qui sont connectés
à l’espace-monde, c’est-à-dire aux secteurs d’activité et/ou aux réseaux reliés à
l’économie globale. C’est la « Russie d’en haut », la plus qualifiée et la plus professionnalisée, qui détient le parc immobilier de meilleure qualité (et notamment le
parc neuf), qui voyage le plus à l’étranger, qui navigue sur Internet et, fait notable,
s’abstient massivement de voter. Elle se distingue aussi par sa réticence à l’égard
de toute activité sociale autre que strictement privée ou professionnelle (activité
militante politique ou associative nulle ou presque), car elle dispose des ressources
financières et administratives qui lui permettent de faire valoir ses intérêts sans
avoir recours à l’action collective. Plus jeune et plus diplômée que la moyenne,
cette population est composée des cadres des grands groupes énergétiques, industriels, bancaires et financiers et des entreprises fournissant des services hautement
spécialisés (assurances, immobilier, télécommunications, publicité et relations
publiques...), des cadres des administrations fédérales ou des grandes régions, des
dirigeants et cadres des PME exportatrices, des professions libérales (notamment
juridiques), des chercheurs, ingénieurs et spécialistes des technologies de pointe
et/ou insérés dans des réseaux transnationaux académiques ou de recherche. La
« Russie d’en haut » jouit d’un niveau de consommation et d’un mode de vie qui
tendent à se rapprocher de ceux des classes moyennes supérieures d’Europe occidentale, si ce n’est qu’elle épargne beaucoup moins. Les centres commerciaux
et autres enseignes internationales de la grande distribution, dont l’implantation
conditionne désormais la qualité des réseaux énergétiques et de la voirie urbaine,
ainsi que les aéroports internationaux dotés de lignes internationales quotidiennes,
constituent ses « marqueurs » territoriaux. Les ménages se rattachant à la frange
supérieure de ce microcosme métropolitain possèdent en général deux automobiles
et une datcha (« résidence secondaire ») dans un proche périmètre de leur domicile
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
L’archipel métropolitain
principal, quand ils n’ont pas opté pour une résidence permanente dans une zone
périurbaine de prestige. C’est cette couche sociale qui donne le ton de la mode et
du goût, du bon « style de vie » (lifestyle) et des valeurs dominantes. Elle rassemble
la quasi-totalité de ceux qui sont amenés à prendre des décisions ayant un impact
collectif important. Une étude sociologique récente conclut à l’apparition en
Russie d’un phénomène que l’on observe dans toutes les sociétés développées, la
« sécession des élites » [Lasch, 1999]. Loin de se borner à la ségrégation résidentielle des catégories socioprofessionnelles supérieures, qui tendent à s’agglomérer
dans ces quartiers que la sociologue Olga Krychtanovskaïa a malicieusement
baptisés les « réserves de riches » [Raviot, 2007, p. 13], provoquant des phénomènes de gentrification dans toutes les métropoles et grandes villes russes les plus
prospères [Eckert, 2004 et 2006], la « sécession des élites » se traduit aussi par un
repli de ces catégories sur la sphère privée et sur les réseaux de sociabilité personnels et familiaux, par un désengagement massif à l’égard des activités sociales
et civiques et un véritable culte voué au « professionnalisme » et aux vertus de la
méritocratie du diplôme, autant de valeurs qu’elles jugent par ailleurs insuffisamment ancrées en Russie [Inop, 2008].
Un des aspects les plus remarquables de la Russie des métropoles est sa forte
interconnexion, qui n’a d’égale que sa coupure croissante d’avec le reste de la
société russe. Cette coupure ne concerne pas seulement la frange supérieure du
microcosme métropolitain, mais l’ensemble de ceux qui s’y rattachent. Un seul
chiffre : les deux points d’ancrage principaux de l’archipel métropolitain, Moscou
et Saint-Pétersbourg, sont reliés entre eux par plus de vingt liaisons aériennes quotidiennes et, depuis décembre 2009, par un train à très grande vitesse. Or, en 2006,
on observait que les liaisons aériennes entre Moscou et Saint-Pétersbourg représentaient en volume près de 40 % du trafic intérieur passagers en Russie [Goskomstat,
2009]. Le microcosme métropolitain ressemble donc à une série d’îlots d’hypermodernité reliés entre eux, ainsi qu’aux îlots de prospérité des archipels de la rente
et de la matière grise (voir plus bas) par voie aérienne et électronique. Davantage
encore que la carte des investissements étrangers, celle de la « fracture numérique »
russe se superpose à celle de l’archipel métropolitain. En 2007, le taux d’informatisation en Russie était de vingt-neuf ordinateurs personnels pour cent postes de
travail, dont onze connectés à l’Internet. À Moscou, le taux d’informatisation était
le double de la moyenne nationale et celui de la connexion à l’Internet plus que
triple. La « fracture numérique » sépare dix sujets de la Fédération, parmi lesquels
Saint-Pétersbourg, Novossibirsk, Tomsk et Tioumen, du reste de la Russie. Chiffre
plus significatif encore, en 2007, près de 75 % du trafic russe sur Internet était
effectué à partir de ou vers Moscou et Saint-Pétersbourg [FOM, 2010].
C’est justement la fréquentation assidue de l’Internet russe qui permet de
mesurer toute l’importance de l’étage inférieur de l’archipel métropolitain dans
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Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
Les îlots de prospérité
Au-delà de l’archipel métropolitain, on observe, au milieu de l’océan de la
Russie déclassée, trois îlots de prospérité, bien distincts les uns des autres :
l’archipel de la rente, l’archipel de la matière grise et la Russie enracinée des
régions rurales riches.
L’archipel de la rente (rente des ressources naturelles et en premier lieu
des ressources pétrolières et gazières) est constitué d’agglomérations en forte
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la formation de la conscience collective de la Russie de 2010. Il s’agit là sans
nul doute du vivier le plus important de la classe moyenne russe, ne serait-ce que
parce qu’elle représente, en termes de revenus, la couche sociale majoritairement
comprise entre le revenu médian et le revenu moyen. Bien qu’elle jouisse d’un
niveau de vie supérieur à la moyenne russe, du seul fait de son accès incomparablement supérieur à celui des habitants des autres grandes villes, a fortiori des
villes moyennes, à tous les services (notamment médicaux), cette classe moyenne
de la Russie métropolitaine entretient des frustrations sociales fortes du fait de
sa proximité, tant géographique que professionnelle, avec la « Russie d’en haut ».
Ces deux Russie vivent au sein du même espace métropolitain, travaillent dans
les mêmes grandes entreprises et/ou administrations, font leurs courses dans les
mêmes centres commerciaux et, last but not least, partagent les mêmes routes,
de plus en plus encombrées. La classe moyenne métropolitaine concentre un
grand potentiel de mobilisation civique, dans la mesure où elle est le point de
convergence géographique et sociologique du mécontentement social et de l’accès
à l’information et aux savoir-faire contemporains en matière de communication
en réseaux et d’usage des répertoires d’action collective. En témoigne le succès
rencontré par les mouvements de défense des droits des automobilistes et certaines
mobilisations d’opposition à des projets immobiliers pharaoniques, qui illustrent
bien l’état d’esprit de cette Russie qui se sent déclassée, quoiqu’elle évolue dans un
univers relativement protégé. C’est une Russie qui ne se mobilise pas tant contre
le pouvoir qu’en réaction instinctive aux abus de pouvoir ; elle manifeste contre
les privilèges et le sentiment d’impunité de ceux qui abusent des gyrophares ou
violent grossièrement le code de la route. En 2008-2009, de tragiques accidents de
la route causés par des voitures conduites par des dirigeants politiques (notamment
régionaux) ou leurs chauffeurs ont suscité de très vives protestations de l’opinion
publique russe relayée par une forte médiatisation. La route est aujourd’hui le
point de rencontre obligé de la classe moyenne et de la « Russie d’en haut » au sein
des métropoles : elle pourrait donc devenir, de ce fait, l’un des espaces de conflit
les plus politiquement significatifs de la Russie de demain [Bunin, 2010].
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
HÉRODOTE
expansion démographique qui enregistrent les niveaux de revenus par tête les plus
élevés de Russie. Illustration presque paroxystique de ces enclaves hyperprivilégiées au cœur de la taïga ou de la toundra, Sourgout (300 000 habitants en 2010) et
Khanty-Mansiisk (76 000 habitants), dans le district autonome des Khanty-Mansis,
enregistrent un PIB par tête plus de deux fois plus élevé que celui de Moscou, qui
représente lui-même le triple de la moyenne russe 7... L’archipel de la rente pétrolière et gazière se situe nettement en tête de tous les indicateurs socioéconomiques
de la Russie : niveau de consommation, d’équipement des ménages et des collectivités publiques, niveau d’accès aux services bancaires et hospitaliers, construction
immobilière, mise en chantier de nouvelles routes, rénovation de la voirie et des
réseaux énergétiques... Les agglomérations de l’archipel de la rente énergétique,
dont les recettes fiscales par habitant atteignent des niveaux proprement astronomiques pour la Russie, ont toutes opté pour une politique sociale très généreuse,
réalisant hic et nunc les rêves de paradis sur terre tels qu’ils étaient naïvement
véhiculés par la propagande soviétique... À bien des égards, l’archipel de la rente
constitue une sorte de « colonie high-tech » de l’archipel métropolitain : ses centres
sont reliés à de nombreuses destinations touristiques étrangères, mais surtout aux
deux capitales par des liaisons aériennes quotidiennes qui ne désemplissent pas,
ses habitants envoient leurs enfants poursuivre leurs études supérieures à Moscou
ou à Saint-Pétersbourg, où ils investissent massivement dans l’immobilier.
Moins spectaculairement prospère que l’archipel de la rente, l’archipel de la
matière grise regroupe certaines grandes villes qui, sans être des métropoles, sont
de grands centres universitaires et scientifiques – tels Tomsk et Krasnoïarsk en
Sibérie – ou des villes moyennes et petites dotées de centres de recherche ou de
production de haute technologie, et des « villes fermées » du complexe militaroindustriel soviétique, nombreuses étant celles qui ont entrepris avec succès une
reconversion vers les nouvelles technologies. Le nombre de diplômés du supérieur
et celui de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information y atteignent
des niveaux beaucoup plus élevés que partout ailleurs en Russie. Ces centres de
la recherche scientifique et technique se signalent d’ailleurs par la place éminente
qu’ils occupent dans la blogosphère russe : si 70 % de cette activité est assurée par
des Moscovites et des Pétersbourgeois, 15 % des blogs actifs en Russie seraient
tenus par moins de 1 % de la population russe vivant précisément dans cet archipel
de la matière grise [FOM, 2010], qui pourrait être le berceau d’une nouvelle
économie de la connaissance : c’est en tout cas le projet formé par le président
7. Soit, pour le district autonome des Khanty-Mansis dans son ensemble, un PIB/habitant de
28 090 a (1 a = 35 roubles) en 2007, tout à fait comparable à celui des États-Unis. Voir annexe
p. 180.
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GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
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Medvedev, qui a lancé en 2009 de nouveaux « pôles d’innovation », tentant
d’inverser le cours de ces vingt dernières années, marqué par la fuite massive des
cerveaux. Observons enfin que la sociologie électorale de l’archipel de la matière
grise est assez différente de celle de la « Russie de la rente », très légitimiste, ainsi
que de celle de la « Russie des métropoles » : ici, les taux d’abstention sont plus
faibles que dans les métropoles et le vote d’allégeance en faveur du « parti du
pouvoir » moins massif, tandis que le vote en faveur des formations libérales et
démocrates apparaît sensiblement plus élevé qu’ailleurs.
Troisième îlot de prospérité, la Russie enracinée des terres noires, ces
campagnes prospères du sud de la Russie d’Europe, constitue une zone délimitée
grosso modo par un quadrilatère Koursk-Tambov-Volgograd-Krasnodar, qui
cumule bien des particularités qui la distinguent du reste de la Russie. Bien que
située loin des métropoles et des archipels de rente, cette Russie enracinée est
le seul territoire à combiner croissance économique et croissance démographique
(liée à un solde migratoire en constante hausse) ; elle bénéficie d’un maillage urbain
de villes moyennes et de petites villes d’une densité unique en Russie (comparable
à celle de l’Ukraine voisine) ; enfin, si les indicateurs du niveau de revenus ne
sont pas vraiment plus élevés que la moyenne, la statistique signale l’existence
d’un niveau supérieur de qualité de vie. Tout d’abord, si l’on observe les niveaux
de revenus et d’équipement collectif (notamment sanitaire), le clivage villescampagnes apparaît beaucoup moins marqué que dans le reste de la Russie. Si le
poids des retraités se fait sentir de la même manière que partout ailleurs, l’espérance de vie masculine dépasse de quatre ans la moyenne nationale (65 ans, contre
61 ans) et, indice révélateur, le panier de la ménagère nettement plus riche et plus
varié que dans les autres régions russes. Plusieurs autres indicateurs permettent
d’identifier la Russie enracinée : l’exode rural y est nul ou presque, la population
augmente et les migrations de départ sont nulles, la population actuelle est majoritairement autochtone depuis plusieurs générations – une donnée exceptionnelle
étant donné les nombreux transferts de population tout au long du XXe siècle –
et la densité du maillage urbain contribue à une grande proximité sociologique
des villes, bourgs et village ; le nombre de PME et de micro-entreprises par tête
est, dans les régions de Voronej, de Rostov et de Krasnodar, près du double de la
moyenne russe [Goskomstat, 2008]. Enfin, les chiffres de la criminalité y sont
inférieurs à ceux que l’on observe dans d’autres régions rurales ethniquement
russes, où elle atteint des niveaux très importants dans les petites villes et dans
les bourgs, ce qui semble indiquer une meilleure qualité du lien social. La Russie
enracinée comporte une importante classe moyenne qui se distingue de la classe
moyenne des métropoles par son moindre niveau de revenus et de diplômes, un
mode de vie et des valeurs plus traditionnelles et un niveau de participation électorale très nettement supérieur au reste de la Russie. Vladimir Poutine a coalisé ces
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
HÉRODOTE
GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
deux classes moyennes, celle de la Russie des métropoles, plutôt centriste, libérale
et ouverte sur l’Occident, et celle de la Russie enracinée, plus « patriote » voire
nationaliste, bastion du vote communiste dans les années 1990, en faisant d’elles
le socle de la nouvelle « majorité pro-Poutine » [Raviot, 2008, p. 77-87].
Couvrant la plus grande partie du territoire, la Russie déclassée commence à
la lisière des métropoles et des îlots de prospérité, dans les zones périurbaines des
grandes villes et des villes moyennes. Elle s’étend aux villes industrielles déprimées et aux campagnes abandonnées, à cette glubinka, ou « Russie profonde »
(au sens où Pascal Marchand emploie ce terme [2007b, p. 144-154]), qui constitue
son échelon inférieur, qui rassemble tous ceux qui se trouvent au bas de l’échelle
des revenus – à un niveau égal ou inférieur au seuil de pauvreté –, de l’échelle des
diplômes et de l’accès aux services. Bien qu’elle vote légèrement plus que la
moyenne nationale, la Russie profonde se trouve en situation de relégation socioéconomique. C’est la Russie des petites villes et des villes moyennes situées loin
des grands centres, très mal équipées et mal reliées aux grands centres par les
routes et les transports, celle des campagnes déprimées des terres non noires, de
l’Oural et de la Sibérie, minées par l’exode rural, celle des retraités pauvres qui ne
mangent guère de viande qu’une fois par semaine, celle des gens qui ne se soignent
plus... Un seul chiffre, très parlant : seuls 43 % des ménages ruraux russes disposaient de l’eau courante en 2006, et seulement 22 % de l’eau chaude ! [Marchand,
2007b, p. 149.] La Russie profonde est aussi une Russie plus âgée, plus féminine et
beaucoup moins diplômée que la moyenne. C’est aussi une Russie où l’économie
monétaire a, pour une bonne partie, laissé durablement la place à celle du troc au
cours des années 1990. Elle se concentre dans les régions où le seuil de pauvreté
dépasse 20 % de la population (moyenne russe en 2007 : 13,4 %) [Goskomstat,
2009]. Bien au-delà de la seule Russie profonde, la Russie déclassée inclut aussi
celle des ouvriers en chômage forcé, des employés précarisés, des professionnels
de secteurs en crise ou en voie de disparition, celle des nombreux diplômés qui
ont subi un déclassement professionnel au cours des années 1990 (notamment les
nombreux sous-officiers et officiers de l’armée en mal de reconversion professionnelle) et des nombreux jeunes gens sans diplôme ni qualification ; c’est une
Russie dont les revenus sont très largement consacrés à l’alimentation et à la
satisfaction des besoins immédiats (transports, habillement, soins de santé indispensables). Enfin, l’immense majorité des retraités de Russie, qui ont un poids
démographique et économique considérable – en 2007, on comptait 1,75 actif pour
1 retraité – peut être considérée comme une population déclassée. Trois indicateurs
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La Russie déclassée
HÉRODOTE
La Russie des périphéries non russes se divise en deux sous-ensembles
pour l’instant assez peu reliés entre eux. Le premier est formé par les anciennes
républiques autonomes situées au Nord-Caucase, tout récemment regroupées dans
un district fédéral qui ne comprend d’ailleurs qu’un seul « sujet de la Fédération »
majoritairement russe, le territoire de Stavropol 8. Ces républiques ont pour caractéristique de ne compter qu’un faible peuplement slave, un trait qui les distingue
nettement des autres républiques de la Fédération de Russie et qui n’a fait que
se renforcer depuis la dislocation de l’URSS. Un second sous-ensemble, beaucoup plus difficile à saisir car il n’est guère encore l’objet d’enquêtes statistiques
approfondies, est formé par les nouveaux migrants venus de Transcaucasie, d’Asie
centrale et du Nord-Caucase, qui s’installent à la périphérie des métropoles, au
cœur même de l’archipel métropolitain, voire dans des villes de moindre importance de la Russie déclassée. Ils ne s’intègrent pas à l’ensemble russo-slave et
8. Le choix de Piatigorsk comme chef-lieu du nouveau district fédéral du Nord-Caucase est
significatif : cette station thermale située sur le territoire de Stavropol est très majoritairement
russe ; elle n’est ni un centre économique, ni la capitale d’aucun « sujet de la Fédération », mais
elle a le mérite de n’être la capitale d’aucune des républiques du district, tout en en étant géographiquement très proche.
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La Russie des périphéries non russes
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permettent cumulativement de repérer la Russie déclassée (et a fortiori la Russie
profonde) : les territoires où le taux de chômage est en moyenne 1,5 fois plus
élevé que la moyenne russe (6,1 % fin 2007), où le rapport actifs/non-actifs est en
nette défaveur des premiers du fait d’un nombre important de retraités et, enfin,
où la part estimée des prestations sociales (parmi lesquelles les retraites) dans le
revenu est élevée : si la moyenne russe se situe à 11,6 %, elle dépasse largement
20 % dans la plupart des régions de la Russie déclassée. C’est aussi la Russie
du vote protestataire. Dans les villes mono-industrielles héritées de l’économie
planifiée, en particulier dans l’Oural et en Sibérie, la protestation politique est
souvent vive. Ces zones industrielles déprimées constituent aujourd’hui encore le
vivier électoral du parti du célèbre tribun démagogue Vladimir Jirinovski, le Parti
communiste n’ayant jamais réussi à capter cet électorat. La carte du « vote contre
tous », un dispositif original aujourd’hui aboli, qui permettait de s’exprimer en
rejetant la totalité de l’offre politique disponible – une sorte d’abstention active –,
vient se superposer à celle de cette Russie déclassée et protestataire [Raviot, 2008,
p. 48-54].
tendent à former des communautés distinctes ; ils sont en tous les cas perçus
comme tels par une grande majorité des Russes.
Le système soviétique des nationalités, fondé sur le principe de territorialisation des nationalités et la politique d’indigénisation des élites, en vertu de laquelle
les républiques devaient être dirigées par des cadres autochtones, a engendré,
sur le territoire de la Russie, un certain nombre d’ethnocraties qui, avec la chute
de l’URSS, se sont même renforcées. Parmi ces dernières, les républiques du
Tatarstan et du Bachkortostan, qui pourraient être en partie rattachées à l’archipel
de la rente du fait de leurs importantes ressources pétrolières (Bakou II), sont
l’une et l’autre régies par un ethnoclientélisme hérité de la nomenklatura, dans une
continuité d’autant plus parfaite que les élites de ces républiques sont issues de
l’ancien appareil communiste. Toutefois, en dépit du rattachement de l’immense
majorité des Tatars et des Bachkirs à la confession musulmane, ces deux inexpugnables féodalités postsoviétiques ne peuvent être rattachés à la Russie des
périphéries non russes. Tout d’abord, elles s’en distinguent par leur population,
qui comporte une très importante minorité russe. En outre, elles jouissent d’un
niveau de vie bien plus proche de celui de l’archipel métropolitain que de celui
des habitants du Nord-Caucase ou des migrants centrasiatiques de Moscou ou de
Saint-Pétersbourg. Quoique certaines analyses rangent un peu sommairement tous
les « musulmans de Russie » dans une même catégorie « potentiellement sécessionniste », les musulmans de la Volga et de l’Oural n’ont en pratique presque aucun
lien ni contact avec leurs coreligionnaires du Nord-Caucase. Ainsi, la Russie des
périphéries non russes est une Russie déclassée qui se rapproche, par ses indicateurs socioéconomiques, de la Russie profonde. Alors que le revenu moyen russe
par tête équivalait à 4 320 a en 2007 9, il n’atteignait la moitié de ce chiffre dans
aucune des républiques du Nord-Caucase. Si l’on s’en tient à ce critère, il faut
rattacher à cet ensemble la république de Kalmoukie, qui borde la mer Caspienne
au nord, de même que les micro-entités autonomes du sud de la Sibérie. Cette
Russie des périphéries et des marches non russes (Kalmoukie et autonomies sibériennes comprises) se situe tout en bas de l’échelle : fort taux de chômage (partout
supérieur à 25 %, il atteint 53 % en Tchétchénie), part importante de la population
se situant en dessous du seuil de pauvreté (partout supérieur à 20 %, elle atteint
41 % en Ingouchie)... D’autres données laissent entrevoir une société qui diffère
radicalement du reste de la Russie. Les indicateurs démographiques la distinguent
nettement de la moyenne russe : croissance naturelle plus élevée, espérance de vie
plus longue, taux d’urbanisation faible, population beaucoup plus jeune et moins
9. Calculé sur la base de 1a = 35 roubles (taux moyen en 2007). Le revenu annuel moyen
par tête était de 12 500 a à Moscou et 1 380 a dans la république d’Ingouchie.
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GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
10. Le solde migratoire a triplé entre 2003 et 2007 [Višnevskij, 2009, p. 221].
11. Vedomosti, 14 juin 2010.
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diplômée, au sein de laquelle le déséquilibre actifs/non-actifs ne résulte pas de
la forte proportion de retraités, mais de la présence massive de non-actifs jeunes
[Višnevskij, 2009]. Ces réalités ont-elles quelque chose à voir avec l’ethnicité, la
différence d’identité culturelle ou religieuse ? Le poids du contrôle social du clan
et/ou des structures villageoises, avec ses modes de gestion extra-institutionnelle
des conflits, pourrait sans doute expliquer pourquoi, dans une région du monde
où le crime d’honneur et la vendetta sont revendiqués comme partie intégrante de
la culture, on enregistre les taux de criminalité les plus bas de toute la Fédération
de Russie. Il est frappant de constater que la Russie des périphéries non russes
est, dans son traitement médiatique (et en particulier télévisuel) dans les métropoles, présentée comme de plus en plus étrangère à la société russe, en état de
sécession virtuelle, potentiellement « ennemie » de l’intérieur. Dans le discours
qui accompagnait l’annonce de sa décision de créer un nouveau district fédéral
du Nord-Caucase début 2010, le président russe disait, sans désigner précisément
lesquelles, vouloir en finir avec ses ethnocraties clientélistes et corrompues...
Instillée dans l’esprit public par les récits des Russes revenus massivement
d’Asie centrale (et notamment du Tadjikistan en guerre) pendant les années 1990,
puis par les images des deux guerres en Tchétchénie, les prises d’otages et
tragiques attentats terroristes qui jalonnent l’histoire de ces quinze dernières
années, l’idée d’un véritable conflit de basse intensité en gestation avec « les
Caucasiens », voire avec « les musulmans », est encore renforcée par la présence
de plus en plus forte de migrants appartenant à des communautés « visibles »,
selon l’expression consacrée en France, venus du Caucase ou d’Asie centrale 10.
Souvent mythifié car mal connu, mais bien réel, un phénomène tel que le développement, au sein de la société de nouveaux migrants, de la « criminalité ethnique »
[Tiškov, 2005], qui produit des rivalités économiques et commerciales nouvelles
au quotidien 11 – de très graves incidents suivis d’émeutes dans une petite ville
de Carélie, Kondopoga, ont ému toute la Russie en septembre 2006 –, n’est pas
sans provoquer un rejet croissant, par les Russes, en particulier ceux qui vivent
dans l’archipel métropolitain, de migrants qui, dans leur grande majorité, sont
originaires des États postsoviétiques et parlent le russe, voire, pour les migrants
tchétchènes, daghestanais ou ingouches, sont des citoyens de la Fédération de
Russie ! Au printemps 2010, les autorités de Moscou annonçaient la mise en chantier d’un « code du Moscovite » afin, pour reprendre les termes employés par un
responsable de l’administration de la capitale russe, « d’inscrire noir sur blanc les
règles jusqu’ici non écrites qui s’imposent à l’habitant de notre ville : ne pas tuer
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
HÉRODOTE
GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
de mouton dans les cours, ne pas faire de brochettes sur les balcons, ne pas se
promener en ville en costume national, et parler russe 12. » Les images des émeutes
de 2005 dans les banlieues françaises ont eu un impact immense en Russie. Bien
que le niveau de conflictualité de la Russie des périphéries non russes des métropoles est loin d’atteindre celui que l’on observe aujourd’hui dans les « ghettos de
la république » française, le spectre grandit d’une véritable sécession intérieure
de « minorités » qui, jusqu’ici, n’avaient jamais même été perçues comme telles,
une « fracture ethnique » dont les éventuelles répercussions, au cœur même de la
Russie, sont dramatiquement ressenties à chaque attentat terroriste et qui laissent
entrevoir une Fédération de Russie dont l’unité paraît plus que jamais précaire.
Au lendemain des élections régionales et locales partielles de l’automne 2009,
marquées par des fraudes électorales difficiles à masquer, Dmitri Medvedev
a choisi d’accentuer l’inflexion critique de son discours de 2008 sur les retards
de la Russie en matière de développement économique et démocratique, allant
jusqu’à dénoncer vigoureusement, devant le Parlement, ces fraudes qui n’avaient
pourtant rien d’exceptionnel et venaient renforcer la majorité absolue du parti
Russie unie dans toutes les assemblées du pays... Ce discours n’a pas été bien
reçu par les élites régionales et locales. Ces dernières l’ont perçu comme le signe
d’une trahison à leur égard, tant elles sont rompues, pour la majorité d’entre elles,
à exécuter les ordres venus d’en haut. Nombreux sont ceux qui se sont plaints
de ce brouillage complet des signaux habituels de l’administration politique des
territoires par le pouvoir central via le « parti du pouvoir ». « Savent-ils ce qu’ils
veulent à Moscou ? », se sont écriés de nombreux responsables, désorientés.
Le discours modernisateur de Medvedev heurte de plein fouet un ordre politique
conçu comme une pyramide de réseaux clientélistes intégrés verticalement. À la
lecture des rapports du think tank dont le maître du Kremlin préside le conseil de
surveillance et qui lui inspire les grandes lignes de sa politique [Insor, 2010a et
2010b], on s’aperçoit que son projet implique de profondes réformes du gouvernement des territoires, qui s’articuleraient autour de trois axes, que l’on peut
sommairement résumer ainsi :
1) donner plus de pouvoir aux districts fédéraux, retirer du pouvoir aux « sujets
de la Fédération »,
12. Rappelons qu’en 2007 des quotas restrictifs à l’égard de la main-d’œuvre étrangère ont
été imposés, notamment afin de protéger l’emploi des citoyens russes sur les marchés.
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Conclusion
13. Voir le site Internet de ce programme : http://www.rezerv.gov.ru/
14. Natalija Zubarevič [2008] parle du danger de « réintroduire le Gosplan » et fait une référence appuyée à l’échec retentissant de la réforme dite « des sovnarkhozes » sous Khrouchtchev,
au tout début des années 1960.
15. Voir D. Danilov, « O !, Skolkovo otkrytij čudnyx », Russkie novosti, 22 mars 2010, http://
www.russianews.ru/policy/31182
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2) développer de nouveaux pôles d’innovation technologique et d’économie
de la connaissance (innogoroda) pilotés directement par les ministères fédéraux,
3) mettre en œuvre une politique des cadres visant à promouvoir la méritocratie
par le biais de la constitution de « réserves des cadres » (du public, mais également
du privé) à chaque échelon territorial 13.
Or, chacun de ces axes a fait l’objet de critiques informées et expertes, que l’on
peut synthétiser comme suit :
1) la volonté de réformer le découpage administratif du territoire en le « rationalisant », afin qu’il corresponde mieux aux impératifs de la politique économique
« modernisatrice », aboutira aux mêmes impasses que par le passé 14 [Zubarevič,
2008],
2) à l’instar du projet olympique en préparation à Sotchi (avec pour échéance
2014), les « pôles d’innovation » – notamment celui de Skolkovo, dans la périphérie de Moscou, présenté dans le discours officiel comme la future Silicon
Valley de la Russie – présentent le risque de devenir les « villages Potemkine de la
Russie du XXIe siècle » 15,
3) l’instauration de « réserves de cadres », sur lesquels il semble prématuré
d’émettre un jugement faute d’une évaluation possible à peine un an après sa mise
en œuvre, ressemble toutefois à s’y méprendre au système de la nomenklatura
dont les effets peuvent, dans un tout premier temps, être bénéfiques pour constituer
une première génération d’agents réformateurs, mais dont l’histoire soviétique a
montré toute l’inefficacité en termes de promotion des compétences et de constitution d’une méritocratie [Raviot, 2007].
Tout indique donc que Medvedev a choisi de renforcer la politique de recentralisation entreprise par Poutine. Il semble avoir opté, à la différence de son
prédécesseur, pour une stratégie de contournement, et non plus de cooptation ou
de contrôle à distance, des clientélismes territoriaux. Ainsi, en développant de
nouveaux pôles économiques ou en constituant des viviers de cadres à l’échelle
nationale, il semble bien qu’il vise, à la faveur d’un inévitable renouvellement
des générations, à substituer aux clientélismes territoriaux une sorte de « technoclientélisme » fédéral intégré, qui se déploierait à l’aide de nouveaux réseaux
élitaires verticaux, afin de mieux contrôler « par le haut » le territoire russe. Signe
de cette volonté de centralisation technocratique, le Centre fédéral a récemment
Hérodote, n° 138, La Découverte, 3e trimestre 2010.
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apporté tout son soutien à la décision de l’assemblée municipale de Kostroma
de supprimer l’élection du maire au suffrage universel, lui substituant un « city
manager » (sic) désigné par le pouvoir central...
Demain, plus encore qu’aujourd’hui, le territoire russe sera marqué par de
profonds déséquilibres démographiques et socioéconomiques qui feront apparaître
le découpage administratif actuel, hérité de l’histoire pluriséculaire de l’Empire
russe, puis de l’URSS, comme encore plus obsolète aux yeux des réformateurs et
modernisateurs qui, en Russie, ont toujours voulu, et ce depuis le XIXe siècle au
moins, promouvoir une réforme radicale du découpage administratif du territoire...
Si l’on s’en tient aux quatre Russie que nous avons esquissées ici, tout porte à
croire qu’elles se seront, dans une vingtaine d’années, encore davantage éloignées
les unes des autres, au point qu’il sera peut-être difficile de parler de la Russie
comme d’un seul et même pays. Observons que le gouvernement des territoires
russes continue grandement d’obéir à une logique Centre-périphéries, alors que la
société russe se délite et se pluralise, devenant, comme bien d’autres sociétés développées, une société de « communautés » et de « réseaux », avec pour conséquence
des phénomènes croisés de déterritorialisation du pouvoir et de reterritorialisations sur de nouvelles lignes [Carroué, 2004]. En dépit de ces mutations cruciales,
en partie liées aux évolutions de l’économie globale, gageons que le gouvernement des territoires, dans la Russie de demain, ressemblera fort à celui d’hier et
d’avant-hier. Une vaste portion du territoire de la Russie semble condamnée à ne
survivre que par le biais de mécanismes de redistribution d’un État fédéral centralisé, voire autoritaire. Pour ces régions, l’administration politique mise en œuvre
sous la présidence Poutine semble, à moyen terme, constituer une perspective plus
réaliste qu’une démocratisation politique. La Russie des périphéries non russes,
à l’image de la Tchétchénie, du Tatarstan et du Bachkortostan actuels, semble
vouée à l’indirect rule, un mode de gouvernement pratiqué par l’Empire russe et le
régime soviétique après 1953, qui consiste, en échange d’une loyauté à l’égard du
pouvoir central, à laisser une grande marge de manœuvre aux élites autochtones
non russes. Enfin, une « Russie globalisée » des métropoles et des archipels de la
rente et/ou de la matière grise pourrait bien évoluer vers des régimes plus pluralistes et libéraux, en prise directe avec les réseaux de gouvernance et d’expertise
transnationaux. Moins encore qu’hier ou aujourd’hui, la géographie politique de
ce véritable continent qu’est la Russie ne sera, demain, uniforme ou monotone.
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GÉOGRAPHIE POLITIQUE DE LA RUSSIE DE 2010
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