Strates
Matériaux pour la recherche en sciences sociales
12 | 2006
Nouvelles tensions impériales et recompositions en
Europe centrale, orientale, et CEI
Comprendre le nouveau régime russe
Jean-Robert Raviot
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/strates/1662
DOI : 10.4000/strates.1662
ISSN : 1777-5442
Éditeur
Laboratoire Ladyss
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2006
ISSN : 0768-8067
Référence électronique
Jean-Robert Raviot, « Comprendre le nouveau régime russe », Strates [En ligne], 12 | 2006, mis en ligne
le 19 juillet 2007, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/strates/1662 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/strates.1662
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Comprendre le nouveau régime russe
Comprendre le nouveau régime
russe
Jean-Robert Raviot
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Le titre choisi ici fait écho à l’ouvrage de référence de Marc Raeff sur l’histoire politique
de la Russie, Comprendre l’ancien régime russe1. L’auteur de ces lignes n’a pas la longue
expérience de l’auteur du livre cité, fruit d’une fréquentation assidue et prolongée des
sources et d’une réflexion approfondie portant sur une histoire bien plus longue que
cette douzaine d’années d’existence du nouveau régime russe. Cependant, il poursuit
l’objectif de replacer la réflexion sur le fonctionnement du régime politique de la Russie
contemporaine dans une perspective historique. Le retour à l’histoire et l’attention
portée aux continuités sociales, institutionnelles ou culturelles, permet en premier lieu
de préciser, sinon de relativiser, voire de démystifier les questionnements qui
prévalent aujourd’hui : la Russie est-elle une démocratie ? En quoi le régime postsoviétique se démarque-t-il des démocraties occidentales, et pourquoi ?
Le règne des poncifs
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Depuis deux siècles au moins, la Russie occupe une place très particulière parmi les
« autres » que l’Occident se construit. Tout à la fois chrétienne et européenne, c’est-àdire civilisée, et « asiatique », c’est-à-dire barbare, la Russie est l’étranger exotique le
plus proche de l’Europe, par son histoire et sa géographie. La Russie est un miroir à
travers lequel l’Occident perçoit ce qui n’est pas occidental et qui reflète les fantasmes
occidentaux sur les traits distinctifs de leur identité. En d’autres termes, l’intérêt des
Occidentaux pour la Russie est plus animé par une volonté de se définir que de
comprendre la civilisation russe pour ce qu’elle est2. La genèse de l’orientalisme au XIXe
siècle3 ainsi que les débats contemporains sur l’appartenance ou non de la Turquie à
l’Europe procèdent également de la projection de fantasmes, à la grande différence près
que la Russie n’est jamais tout à fait « autre ».
Au XIXe siècle, ce sont ces fantasmes et poncifs occidentaux qui définissent l’orientation
et la teneur du débat intellectuel en Russie. La haine de soi des intellectuels
occidentalistes et le chauvinisme des intellectuels slavophiles sont autant de réponses,
bien souvent péremptoires, au même questionnement sommaire : la Russie appartient-
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Comprendre le nouveau régime russe
elle au monde occidental ? On voit apparaître en Occident deux versions idéalisées de
cet « autre Occident » ou de cet « Orient très proche ». Pour les uns, la Russie est un
pays archaïque où règnent la violence et l’arbitraire, la corruption à tous les étages, la
vulgarité et la saleté, un pays où la crédulité et l’ignorance font rage. D’autres mettent
l’accent sur l’archaïsme russe, qui serait une vertu. En Russie, l’absence de démocratie
vaut mieux que la démocratie en trompe l’œil du capitalisme, où la raison et la science
n’ont pas encore triomphé de la croyance en Dieu qui protège l’homme du
désenchantement.
4
Après la révolution de 1917, ces deux séries de poncifs se perpétuent. Pour les héritiers
des russophobes, l’URSS est la patrie de l’oppression aveugle et du totalitarisme. Les
sympathisants du socialisme, au sens large du terme, se font plutôt russolâtres : c’est
l’heure de la « grande lueur à l’Est ». La guerre froide consolide ce clivage, qui structure
la controverse savante entre soviétologues « totalitariens » et « révisionnistes » aux
États-Unis. Au-delà de la dimension proprement politicienne d’un débat lié à la
définition d’une position américaine dans son rapport avec l’URSS, on constate que
bien des « totalitariens » boivent à la source russophobe de la Russie archaïque et
despotique par nature et que bien des « révisionnistes » se désaltèrent à celle qui
abreuvait, au XIXe siècle, les thèses du populisme russe qui exaltait les vertus
démocratiques d’un peuple qui ployait pourtant sous le joug, l’ignorance et la pauvreté.
Cette russolâtrie quelque peu rousseauiste renaît d’ailleurs pendant la Perestroïka, où
certains ont voulu croire que les réformes gorbatchéviennes traduisaient une demande
sociale parvenue jusqu’aux oreilles des dirigeants, signe qu’une « société en
mouvement » s’emparait, enfin, des rênes de l’histoire…
5
À l’ère post-soviétique, rares sont ceux qui distinguent à l’Est un signe de renouveau et
d’espoir, sinon quelques croisés du marché libre, avant, toutefois, la crise financière
d’août 19984. La Russie est devenue, dans la conscience collective occidentale, un « trou
noir » géopolitique5. Cette expression évoque aussi un pays plongeant dans le chaos, le
désordre et la corruption et renouant avec le despotisme, voire la dictature sur fond de
déchéance sociale et d’appauvrissement généralisé, sources d’un fascisme rampant
dont les manifestations de racisme et d’antisémitisme seraient, en ce début de
millénaire, autant d’incontestables signaux… Un regard, même furtif, sur l’image
donnée de la Russie d’aujourd’hui dans les médias occidentaux confirme la prégnance
de ces poncifs, bien servis par une certaine esthétique de la décadence très prisée par
les journaux et magazines. Si, par bonheur, la russolâtrie, qui a culminé avec le mirage
soviétique, n’est plus de mise aujourd’hui, on regrette vivement que l’image de la
Russie et de ses habitants soit si constamment déformée et caricaturée. La quête, par
les Russes, de motifs de fierté nationale est généralement considérée, en Occident,
comme vaine, voire pathologiquement « revancharde » ou « impérialiste ».
6
Aujourd’hui, le poncif politique le plus répandu est qu’aucune « véritable démocratie »
ne peut émerger en Russie. Un autre poncif, moins courant mais néanmoins présent
dans le discours savant6 ou militant 7, suggère que l’importation de la « démocratie de
marché » occidentale, plus ou moins dictée par la « globalisation néo-libérale », a mis
un terme au processus de « réelle démocratisation » amorcé sous Mikhaïl Gorbatchev.
Comment, sous le règne des poncifs, comprendre le nouveau régime russe ?
Le césarisme originel
7
Le nouveau régime russe est marqué du sceau du césarisme8, car il revêt, dès son origine,
plusieurs caractéristiques qui s’y rattachent : il s’agit d’un régime démocratique non
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représentatif où le président dispose d’un pouvoir fort dont la légitimité fondatrice
réside dans la résolution d’une crise politique. C’est une démocratie née du fiat du
premier chef d’État russe de l’histoire élu au suffrage universel direct, Boris Eltsine, à la
faveur de la crise qui paralyse le pouvoir au cours des deux premières années de
l’existence de la Russie post-soviétique (1992-1993). Le président russe mène par décret
une politique de réformes économiques radicales auxquelles le Soviet suprême s’oppose
systématiquement. Le conflit entre les pouvoirs exécutif et législatif, qui jouissent tous
deux d’une légitimité démocratique récemment acquise, ne trouve pas d’issue. Six mois
après un référendum en forme de plébiscite qu’il interprète en sa faveur, Boris Eltsine
dissout le Parlement en octobre 1993. Proclamant l’état d’urgence, il fait donner
l’assaut contre les élus retranchés à l’intérieur du bâtiment de la Maison blanche, là
même où le Président russe avait symboliquement posé sur un char pour les
photographes, en août 1991, drapeau tricolore russe à la main, pour défendre les acquis
démocratiques contre le putsch anti-Gorbatchev. L’emblématique coup de force du
président contre le Soviet suprême constitue l’apogée du césarisme et le point de
départ du nouveau régime consacré par la Constitution adoptée le 12 décembre 1993. La
primauté présidentielle est désormais constitutionnelle et le caractère présidentialiste
du régime ne fait que se renforcer par la suite. Le nouveau régime russe est aujourd’hui
souvent qualifié de monarchie élective9.
8
La dynamique césariste était en marche depuis 1989. C’était alors que le dernier
secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, lançait sous le mot d’ordre de
démocratisation la troisième phase de la Perestroïka, qui visait à opérer un transfert du
pouvoir du parti, dont le rôle dirigeant est aboli en février 1990, vers l’État. Un an après
les premières élections semi-libres de l’histoire de l’URSS, en avril 1989, Mikhaïl
Gorbatchev se fait élire président et chef de l’État, une fonction qui, en URSS, était de
facto exercée par le secrétaire général du parti. Au sommet de l’État, du parti et à la tête
des forcées armées, il cumule tous les pouvoirs régaliens, civils et militaires. Pourtant,
son impuissance ne fait que croître. Face à lui, un pôle de pouvoir se constitue autour
de Boris Eltsine. Exclu des instances dirigeantes du PCUS en 1987, l’ancien secrétaire du
parti de la région de Sverdlovsk, dans l’Oural, puis de la ville de Moscou construit une
entreprise politique fondée sur son charisme personnel et un discours réformateur plus
radical que celui de Mikhaïl Gorbatchev. Boris Eltsine prône la rupture avec le système
soviétique et l’indépendance des républiques qui la souhaitent. Favorable à
l’instauration d’une démocratie à l’occidentale et à des réformes économiques libérales,
il fait usage d’une rhétorique qui dénonce la corruption et les privilèges de la classe
dirigeante, la nomenklatura. Après l’élection de Boris Eltsine à la présidence de la Russie
au suffrage universel en juin 1991, la rivalité entre les Présidents russe et soviétique
devient l’axe central de la vie politique. Après le putsch manqué contre Mikhaïl
Gorbatchev, Boris Eltsine prend les commandes, bénéficiant de l’onction d’un suffrage
populaire que M. Gorbatchev, élu Président de l’URSS par le Parlement, n’avait pas eu le
courage d’affronter.
9
En octobre 1993, la dynamique césariste donne un coup d’arrêt à l’embryonnaire
démocratie représentative russe, en gestation au sein des soviets régionaux et du Soviet
suprême, presque tous dissous. Plus qu’un type de régime, le césarisme est en effet une
certaine forme d’économie du pouvoir. La notion de césarisme renvoie à des situations
historiques très diverses. Outre l’antique césarisme romain, il désigne le Second
Empire10 (1852-1870), le régime de l’Allemagne du Second Reich (1871-1918) voire ceux,
plus contemporains, de la Pologne du maréchal Pilsudski (1926-1935), du Brésil de
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Getulio Vargas11 (1937-1944). Bien des régimes, antérieurs comme postérieurs, relèvent
du césarisme, en particulier en Amérique latine, terre du caudillisme 12. Tous ces
césarismes ont un point commun : un exécutif fort dominé par un chef politique au
leadership charismatique et, en contrepoint, des institutions parlementaires faibles,
voire quasi inexistantes. En outre, certains éléments césaristes sont bien présents dans
des démocraties représentatives, comme la Ve République, un régime auquel la
Constitution russe post-soviétique se réfère de manière explicite.
La Russie est-elle une démocratie ?
10
Le nouveau régime russe est le fruit d’une dynamique démocratique enclenchée par le
haut. La démocratisation gorbatchévienne visait à reconstruire la puissance et à
restaurer le crédit international de l’URSS. Après la dislocation de cet État en 1991, le
nouveau pouvoir affiche l’objectif de faire de la « nouvelle Russie » une démocratie à
l’image des démocraties occidentales à l’appui d’une demande de soutien politique et
financier des dirigeants occidentaux. Ainsi, l’option en faveur d’un régime
démocratique pluraliste vise-t-elle d’abord à renforcer la légitimité des dirigeants par
le biais du suffrage universel plutôt qu’à jeter les bases d’une véritable démocratie
libérale.
La métamorphose de la démocratie
11
Avec la fin de la guerre froide et de la confrontation idéologique entre les deux grandes
puissances, l’instauration d’une démocratie « de type occidental » est devenue, pour
tous les États du globe, un impératif conditionnant leur acceptation au sein de la
communauté internationale et un critère déterminant pour l’octroi de certains
avantages économiques ou la mise en œuvre de certaines politiques publiques
internationales13. Aussi tous les États, ou presque, s’efforcent-ils d’apparaître comme
démocratiques, en réformant leurs systèmes politiques, voire en se dotant
d’institutions nouvelles. Autant dire que les anciennes pratiques n’en disparaissent pas
pour autant du jour au lendemain. Ainsi, en raison de son expansion planétaire, la
démocratie est-elle devenue protéiforme. La frontière entre démocratie et
autoritarisme est devenue très poreuse. À l’échelle de la planète, la plupart des régimes
ne se trouvent-ils pas dans ce marais entre démocratie et autoritarisme ? En réalité,
comme le souligne Fareed Zakaria dans un essai très diffusé à travers le monde 14, c’est
l’essence libérale de la démocratie occidentale qui tend à disparaître au profit d’une
nouvelle forme de démocratie qui combine des institutions plus ou moins
démocratiquement élues avec un pouvoir oligarchique aux pratiques non
démocratiques, voire autoritaires : la démocratie illibérale. Fareed Zakaria désigne sous
ce terme deux phénomènes assez différents : la transformation des anciennes
démocraties libérales en démocraties de masse, de plus en plus « illibérales » ; la
transformation des régimes autoritaires en démocraties libérales, souvent de pure
façade. Le nouveau régime russe peut être rangé dans cette seconde catégorie. En
réalité, les deux phénomènes sont liés car, même s’il est toujours cité en référence, le
modèle démocratique libéral n’existe plus guère que dans les manuels de philosophie
politique. Ne pouvant donc guère servir de modèle pratique pour les politiques de
démocratisation, le modèle réel est celui des démocraties occidentales d’aujourd’hui,
des démocraties de masse qui assurent non plus tant la promotion du libéralisme
politique que de la gouvernance démocratique. Dans les années 1920, Carl Schmitt
écrivait :
Il y a certainement peu d’hommes aujourd’hui qui voudraient renoncer aux vieilles
libertés libérales, à la liberté de parole et de presse. Mais sur le continent européen,
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il n’y en a probablement plus beaucoup qui croient que ces libertés existent encore
dès lors qu’elles pourraient devenir réellement dangereuses pour les tenants du
pouvoir réel. Ce qui subsiste sans doute le moins, c’est la croyance que d’articles de
journaux, de discussions dans les assemblées et de débats au Parlement émergent la
législation et la politique véritables […] Si l’espace public et la discussion sont
devenus une formalité vide et caduque dans la réalité effective de l’activité
parlementaire, alors le Parlement aussi, tel qu’il s’est développé au XIXe siècle, a
perdu la base qui le soutenait jusqu’à présent, ainsi que son sens 15.
12
Au cours du XXe siècle, le pilier de la démocratie représentative libérale occidentale,
l’aristocratie des professionnels de la politique16, organisée en partis institutionnalisés
porteurs des intérêts des différentes classes sociales et d’idéologies politiques
correspondantes, a été progressivement minée par les lobbies qui plaident pour la
défense d’intérêts catégoriels, en coulisses, au sein des institutions et hors des
hémicycles par des campagnes médiatiques très orchestrées. Comme le souligne Fareed
Zakaria, l’homme politique américain a perdu toute liberté de parole. Constamment à
l’affût des sondages d’opinion qui, plus que sa conscience ou ses convictions, orientent
sa ligne de conduite, il représente les intérêts de divers groupes de pression. Les
lobbies, qui emploient les meilleurs manipulateurs de symboles 17, ont réduit l’ancienne
aristocratie des représentants du peuple à une classe politique étroitement liée aux
oligarchies politico-financières, d’autant plus indispensables dans un jeu politique où
les campagnes électorales sont toujours plus onéreuses. La considération sociale dont
jouissent les professionnels de la politique a considérablement baissé au cours de la
seconde moitié du XXe siècle. En cela, l’Europe, tend à rejoindre l’Amérique. Le
désenchantement démocratique18 caractérise les sociétés occidentales où participation
électorale et engagement partisan ou civique sont partout à la baisse. Les oligarchies
politico-financières ont acquis un poids considérable en maîtrisant le marché des
grands médias. Maurice Duverger notait qu’après 1945, les démocraties libérales
avaient opéré leur mutation vers la technodémocratie, un régime qu’il voyait dominé par
des vastes oligarchies réunissant acteurs publics et privés, où le gouvernement est
confié à des technocrates issus de ces oligarchies19. Les partis de gouvernement des
démocraties représentatives, autrefois des partis de masse bien insérés dans la société,
se vident au point de ne devenir que des produits d’appel utilisés par des équipes de
professionnels de la politique pour soutenir l’image et le charisme du leader qu’elles
sont chargées de promouvoir auprès de l’opinion. C’est la promotion des leaders et des
candidats, plutôt que le programme ou l’idéologie, qui est désormais la raison d’être des
grands partis20. Le mécanisme de la représentation politique, qui fondait les
démocraties libérales, est aujourd’hui foncièrement perverti.
L’avènement d’une démocratie de masse
13
Dans la Russie post-soviétique, la dynamique représentative est presque inexistante.
Elle ne s’est pas du tout développée au sein du nouveau régime. Outre la dimension
césariste du pouvoir exécutif et la faiblesse du pouvoir représentatif qui en résulte, tous
les observateurs notent la fragilité des partis politiques et de la société civile, peu
institutionnalisée. Ainsi, le nouveau régime russe est une démocratie illibérale. Cela
n’exclut pas que l’on y trouve l’élément essentiel d’une démocratie de masse : des
élections, encadrées par un droit électoral et des commissions électorales, sur
lesquelles règne un oligopole détenteur de toutes les ressources, constitué par les
administrations (présidentielle et régionales) et les oligarchies industrielles et
financières. Les élections sont un marché considérable : se faire élire coûte une petite
fortune. S’y côtoient tous les professionnels de l’intermédiation politique de la
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démocratie de masse, apparus en quelques années : agences de publicité et de
communication politiques, consultants et stratèges, autant de vecteurs de la capacité
d’un candidat à apparaître dans les médias. De même, le lobbying, moins
institutionnalisé que dans les démocraties occidentales, est une donnée fondamentale
de l’économie du pouvoir. Rares sont les professionnels de la représentation politique
au sens classique du terme, mais nombreux sont les députés, à Moscou comme dans les
régions, qui sont les porte-voix des intérêts de groupes plus ou moins officiels. Le rôle
des partis politiques est confiné à l’animation du « moment électoral ». En effet, le seul
parti de masse réellement structuré à l’échelle de l’ensemble du territoire russe est le
parti communiste (PCFR). Les autres partis sont des partis de cadres, parfois
« jetables », c’est-à-dire destinés à remporter une élection, ou bien des formations au
service d’un leader (Iabloko, LDPR, ou le parti pro-présidentiel Russie Unie). Tous ces
partis ont du mal à se structurer autour d’une idéologie et d’un programme clairement
définis et relayés à tous les échelons de l’organisation. Ils semblent être condamnés à
demeurer de fragiles « fédérations » du fait de leur étroite dépendance financière à
l’égard de leurs « sponsors » (les cotisations des adhérents ne représentant qu’une part
infime de leurs ressources). Tous ces traits sont des indices de ce que l’on pourrait
appeler l’hypermodernité de la démocratie russe, un système qui, loin d’être en retard
sur les démocraties occidentales, semble parfois même préfigurer leur devenir. Sans
être libéral, le nouveau régime russe n’en est pas moins, si l’on s’en tient aux
apparences, une démocratie de masse largement « occidentalisée ».
Le modèle de la gouvernance démocratique
14
Cette apparence de modernité laisse sceptiques les cercles dirigeants occidentaux, qui
ne reconnaissent pas le caractère démocratique du nouveau régime russe. Les mœurs
violentes et la corruption révélées par les élections ne font qu’accentuer l’étrangeté,
dans tous les sens du terme, de la vie politique russe. La plupart des observateurs, en
Russie comme dans les pays occidentaux, soulignent à l’envi que le nouveau régime
russe est, au mieux, une démocratie Potemkine. La plupart des critiques formulées et
argumentées par les chercheurs, les intellectuels ou les publicistes mettent l’accent sur
la dimension proprement illibérale du nouveau régime russe. Bien des tribunes et
analyses publiées dans les grands médias leur emboîtent le pas. Ainsi, la critique du
nouveau régime russe est fondée sur l’existence de l’immense fossé qui le sépare du
modèle de la démocratie libérale. Ce modèle étant aujourd’hui plus théorique que
réellement existant, à quoi bon évaluer encore la démocratie russe par rapport à « la
démocratie telle qu’elle devrait être » ?
15
Il va de soi que la position géopolitique de la Russie influence profondément le regard
porté par les dirigeants occidentaux sur son régime politique. Dans cette perspective, la
critique du régime politique de la Russie d’aujourd’hui est empreinte d’une forte
connotation idéologique visant à justifier, le cas échéant, l’éventuelle relégation de la
Russie au rang d’ennemi. Toutefois, au-delà d’une perception guidée par des visées ou
des intérêts stratégiques, il existe bien un modèle de la gouvernance démocratique, qui,
même s’il n’est pas très rigoureusement défini, est devenu le seul modèle de référence
opérationnel pour l’évaluation des régimes. Or, la gouvernance démocratique diffère de
la démocratie représentative libérale. La notion de gouvernance démocratique (ou
bonne gouvernance) part d’un constat : celui de l’atomisation de la puissance publique à
l’ère de la globalisation. Il n’existe plus vraiment de gouvernement qui centralise
l’autorité exécutive, mais une gouvernance qui fait intervenir plusieurs acteurs, privés
et publics21, ce qui implique l’existence d’une polyarchie avec des pôles de pouvoir
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concurrents. La bonne gouvernance suppose que, dans les rapports entre ces pôles de
pouvoir, les normes fixées soient respectées. La gouvernance démocratique favorise les
groupes économiques et sociaux qui se constituent en groupes d’intérêt et font valoir
leurs revendications dans le jeu complexe des polyarchies. Ceci fausse le jeu électoral et
relègue au second plan la représentation politique des citoyens. Ce qui est vu comme
relevant de la bonne gouvernance n’est plus la démocratie représentative, mais la
démocratie participative22. La nouvelle démocratie participative repose implicitement
sur une hiérarchie de la citoyenneté dont il faut bien admettre qu’elle relativise le
poids et la signification du suffrage universel. La pleine citoyenneté suppose que le
citoyen soit impliqué dans l’action collective, par le biais d’une appartenance partisane,
professionnelle ou associative, c’est-à-dire par le biais d’un groupe ou d’une
institution23. Se contenter de remplir son devoir civique n’est plus guère qu’une forme
résiduelle de citoyenneté, un acte dont les conséquences sur l’action publique, à l’heure
de la démonopolisation de la fonction exécutive, sont largement accessoires, d’où les
taux d’abstention croissants. Dans les nouvelles démocraties, Amy Chua montre que la
gouvernance démocratique a favorisé les groupes oligarchiques et/ou ethniques qui, au
départ, étaient les plus puissants24. Aussi la gouvernance démocratique constitue-t-elle
un réel obstacle à la démocratisation réelle d’un pays : meilleure légitimité du pouvoir,
meilleure redistribution du revenu national, meilleure organisation de l’État, etc. La
gouvernance démocratique implique l’existence d’une société civile structurée pour ne
pas dégénérer en une ploutocratie ou une ethnocratie. Or, il ne faut pas perdre de vue
que la montée en puissance d’une société civile structurée et de plus en plus
professionnalisée, dans les pays occidentaux, pousse sur le terreau historique de la
démocratie représentative.
16
Si les cercles dirigeants occidentaux ne considèrent pas le nouveau régime russe
comme véritablement démocratique, ce n’est pas tant du fait de son caractère illibéral
et de l’insuffisante représentation politique des intérêts des citoyens russes qu’en
raison de l’étrangeté des mœurs politiques de la classe dirigeante russe. Quant à la
population dans son ensemble, elle fait l’objet d’une grande perplexité : pourquoi cette
apathie politique ? En Russie post-soviétique, le pouvoir comme la société suivent des
logiques que les cercles savants et dirigeants occidentaux réprouvent ou ne
comprennent pas. La connivence des élites dirigeantes, largement héritée de la
configuration de l’élite du pouvoir soviétique, la nomenklatura, le nombre restreint des
acteurs de la polyarchie russe et leur situation très privilégiée dans une société où
l’embryon de la classe moyenne constitue en réalité une petite élite sont autant
d’éléments fondamentaux de la sociologie du pouvoir post-soviétique, mais ils ne sont
pas pour autant constitutifs d’une « mauvaise gouvernance ». En revanche, deux traits
fondamentaux de la gouvernance russe constituent le fondement de cette perception
occidentale de la gouvernance russe comme dérogatoire aux règles de la bonne
gouvernance. Tout d’abord, le césarisme présidentiel affirmé, renforcé sous la
présidence Poutine, est en fort décalage avec la vision excentrée et presque
périphérique du pouvoir politique selon la bonne gouvernance : l’autorité exécutive est
un pôle de pouvoir parmi d’autres qui, dans la mesure du possible, exerce des
prérogatives qu’il définit en les négociant avec les autres pôles, placés sur un pied
d’égalité. De ce point de vue, le nouveau régime russe, où la fonction régalienne du
président est à la fois personnalisée et exacerbée, paraît anachronique en Europe.
Ensuite, le clientélisme qui régit les rapports entre tous les acteurs politiques,
économiques et sociaux, lié à une culture politique diffuse qui valorise la
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personnalisation du pouvoir au détriment des normes abstraites 25 (et notamment des
règles de droit), éloigne la Russie du monde occidental, qui se définit tacitement comme
un espace où règnent des normes stables et impersonnelles et où les acteurs politiques
ont un comportement prévisible.
La gouvernance russe : deux grands traits distinctifs
17
La figure présidentielle est à la fois la proue et le gouvernail du système politique. Le
césarisme est l’un des fils conducteurs qu’il faut dérouler pour comprendre l’essence et
le fonctionnement du nouveau régime russe. La place du chef de l’État y procède d’une
conception de la légitimité qui n’est pas fondée sur la représentation du peuple
souverain par le biais d’institutions (parlementaires, par exemple), mais sur la
recherche d’une identité entre le peuple souverain et son dirigeant suprême. Pour
reprendre cette distinction26, l’autorité des dirigeants s’y exerce le plus directement
possible, en phase avec le peuple souverain, tendant à exclure les groupes, castes et
corporations intermédiaires, le pouvoir présidentiel ne s’inscrit pas dans une
dynamique de limitation du pouvoir d’État par le biais de la séparation des pouvoirs
(conception classique de la démocratie libérale) ou dans une logique de négociation
avec les divers pôles de pouvoir (bonne gouvernance) ou communion autour de la
personne du président, le maximum de légitimité et de ressources pour gouverner. De
ce fait, l’institution présidentielle varie en fonction de la personnalité du titulaire de la
fonction. Aussi distingue-t-on trois césarismes successifs, de nature assez différente : le
césarisme de transition, de Mikhaïl Gorbatchev (1989-1991), le césarisme oligarchique de
Boris Eltsine (1991-1999) et le césarisme bureaucratique de Vladimir Poutine (depuis
2000).
Le « système post-soviétique »
18
J’emploie à dessein le mot régime et non celui de système politique, car il s’agit de deux
niveaux d’analyse. Quand intervient un changement de régime, change-t-on pour
autant de système ? Comme le souligne Alain Rouquié :
Les régimes politiques peuvent apparaître comme transitoires à l’intérieur d’un
même système dont l’évolution ou la transformation obéirait à un rythme
infiniment plus lent parce que mettant en jeu les forces profondes des
comportements et des valeurs27.
19
Aussi le nouveau régime russe pourrait-il être vu comme la forme actuelle d’un métasystème politique russe dont les attributs seraient des invariants dans l’histoire et la
géographie du monde russe. D’indiscutables liens de parenté unissent le nouveau
régime russe et les autres régimes post-soviétiques (pays baltes exceptés). De même, on
observe des similitudes entre le régime russe post-soviétique et les régimes qui se sont
succédé en Russie depuis le règne d’Ivan IV le Terrible (1533-1584). L’homonymie entre
césarisme et tsarisme n’est pas fortuite, puisque ces deux termes sont des synonymes 28.
En rompant avec les institutions soviétiques, la Russie a renoué avec la configuration
du pouvoir de la fin de l’Empire. L’écrasante primauté de l’exécutif et la
personnalisation du pouvoir de ses titulaires ainsi que la « hiérarchie des pouvoirs »
(par opposition à la séparation des pouvoirs) en sont autant de traits distinctifs 29.
20
Le nouveau régime russe se situe également dans la continuité immédiate du régime
soviétique et, plus précisément, du régime brejnévien (1964-1983), marqué par le
développement du clientélisme politique, deuxième fil directeur qu’il faut dérouler pour
comprendre le nouveau régime russe. Le changement politique et social des années
1980 et 1990 a été entrepris et mis en œuvre par la génération de cadres de la
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Comprendre le nouveau régime russe
nomenklatura qui se sont formés et ont commencé leur ascension pendant cette période
où, pour la première fois depuis très longtemps dans l’histoire de l’État russe et
soviétique, les responsables politiques locaux et régionaux ont la possibilité de
s’enraciner au point de constituer de véritables fiefs régionaux. Des groupes de
pression organisés et puissants voient le jour au sein des appareils du parti et de l’État.
Ces deux types d’acteurs politiques – les dirigeants régionaux et locaux et les lobbies
économiques et industriels – vont connaître un essor remarquable au cours des années
1990. Leur rôle politique, ainsi que celui des « oligarques », grands patrons issus des
privatisations, est stimulé par la faiblesse de l’État. Semblant rompre avec la stratégie
de Boris Eltsine qui s’appuyait alternativement sur ces divers groupes en jouant de
leurs rivalités (césarisme oligarchique), Vladimir Poutine a entrepris une action visant à
restaurer l’autorité de l’État en tentant de soumettre ces puissants acteurs à son
autorité (césarisme bureaucratique).
21
D’autres régimes voient le jour après la chute de l’URSS : à l’évidence, le leadership d’un
président fort caractérise tous les systèmes politiques des États de la CEI. C’est là le
signe de la vivacité d’une certaine culture du pouvoir y compris là où, comme dans la
Géorgie de Mikhaïl Saakachvili après décembre 2003, de nouvelles élites prétendent
rompre avec Moscou et incarner un changement radical de régime. Au-delà de la
gouvernance russe, il existe, dans une large mesure, une « gouvernance postsoviétique ». En plus du pluralisme électoral (Turkménistan et Biélorussie 30 exceptés) et
de l’omniprésence d’un pouvoir présidentiel fort, on retrouve en Ukraine 31, en Géorgie,
en Arménie et dans les États d’Asie centrale nombre d’institutions et de pratiques
politiques comparables à celles de la Russie. Ainsi, on retrouve partout à des degrés
divers et sous des formes variées, le clientélisme politique, l’opportunisme
bureaucratique32 et la corruption des fonctionnaires, la maîtrise des exécutifs sur les
processus électoraux et la concentration des ressources électorales entre quelques
mains, ces deux derniers traits ayant été fort bien qualifiés de « démocratie administrée »
(c’est-à-dire dirigée par les exécutifs) par la sociologue Olga Krychtanovskaïa.
Une « monarchie élective » sans aristocratie
22
Bien entendu, la matrice de ces nouveaux régimes post-soviétiques est commune. Il
faut sans doute remonter au règne de Pierre le Grand pour en comprendre toute la
profondeur. Avec l’instauration de la Table des Rangs, la classe dirigeante russe est
étroitement liée au pouvoir régalien par des rapports tout à la fois de hiérarchie et de
dépendance. L’historien Victor Leontovitch a relevé l’absence en Russie du fondement
des libertés aristocratiques qui, à l’époque moderne en Occident, sont le prélude à
l’émergence des libertés démocratiques à la fin du XVIIIe siècle 33. Jusqu’à la révolution
bolchevique et davantage encore après avec la constitution de la nomenklatura, la classe
dirigeante russe est une caste captive : ses membres sont privés d’un statut qui leur
garantisse la stabilité de leur position et, ce faisant, des droits individuels. Appartenir à
la classe dirigeante emporte des privilèges, matériels notamment, mais ne confère ni la
liberté, ni la sécurité personnelle34. Qui plus est, l’absence d’un statut garanti nécessite
à chaque instant l’épuisante conquête (ou la reconquête) des faveurs nécessaires au
maintien au sein de la classe dirigeante. Un travail de chaque instant qui, assurément,
réduisait à néant le temps nécessaire pour se cultiver et réfléchir, se consulter avec ses
pairs ou poser les jalons d’une action collective. La nomenklatura va connaître une phase
décisive dans les années 1960 et 1970, sous Leonid Brejnev, une phase que l’on peut
aujourd’hui considérer comme un temps d’émancipation qui débouche sur la conquête,
par le biais des privatisations des années 1990, d’un capital économique, soit au sens
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Comprendre le nouveau régime russe
capitaliste classique du terme, ou en rentabilisant une position dans l’appareil
administratif. Pour autant, la nomenklatura demeure jusqu’à son abolition (en 1991) une
élite, sinon captive, du moins extrêmement contrainte et hiérarchisée 35. Après la
nomenklatura, qu’en est-il de la structure de la nouvelle classe dirigeante, de sa culture
et de sa vision du monde ? S’est-elle émancipée en devenant titulaire de droits de
propriété36 ? Outre que la « nouvelle » élite dirigeante n’est pas vraiment nouvelle, on
constate qu’elle continue de former un groupe relativement fermé. La classe dirigeante
est pourtant divisée en un nombre infini de groupes d’intérêts, mais ces derniers, très
fluctuants et assez insaisissables, s’institutionnalisent peu ou pas du tout. Les conflits,
liés à la maîtrise des ressources politiques, économiques ou administratives, sont
éphémères et les clivages très fluctuants. C’est un facteur qui rend difficile, voire
impossible, la pratique de l’alternance au pouvoir et l’institutionnalisation d’une
opposition sous la forme d’un parti politique structuré et organisé.
Le pluralisme territorial
23
La centralité de l’institution présidentielle répond presque en écho à la géographie
économique et sociale de la Fédération de Russie. Le Kremlin est au centre de la
capitale, Moscou, qui est, plus que jamais, la ville-centre, le cœur politique et
économique du pays, la seule métropole mondiale en interaction avec le monde
extérieur, contrastant en cela avec des provinces relativement coupées des processus
de globalisation, hormis quelques métropoles régionales (Saint-Pétersbourg,
Ekaterinbourg ou encore Novossibirsk). Les rapports entre les grandes institutions
fédérales – Président, administration présidentielle, gouvernement, Douma, Conseil de
la Fédération, Banque centrale, etc. – s’inscrivent dans une topographie moscovite où
se déroule l’essentiel de la vie politique de la Russie, dans les coulisses du pouvoir ou
encore dans les hémicycles parlementaires ou les tribunes médiatiques, toutes situées à
Moscou. Tout aspirant à la classe dirigeante, fût-ce celle d’une région, doit connaître un
peu Moscou, s’y repérer dans la très mouvante géographie du pouvoir, savoir « qui est
qui » au sein de l’administration présidentielle, à la Douma, dans les ministères et leurs
nombreuses antichambres, qui chapeaute ou bien tire les ficelles des grandes centres
économiques ou stratégiques et des très nombreux réseaux qui traversent et
structurent le pouvoir en Russie. Moscou est, en soi, le lieu du pouvoir par excellence.
La topographie moscovite détermine la topographie politique générale du pays.
24
Mais, loin s’en faut, tout ne se décide et ne se joue pas à Moscou. Le nouveau régime
russe est marqué, dès sa naissance, par une tension entre le Centre et les « sujets de la
Fédération », une tension qui va déterminer bien des rapports de force politiques et
économiques et imprimer profondément sa marque sur la configuration des
institutions fédérales37. La Russie est bien davantage marquée par un pluralisme des
territoires que par un pluralisme politique et idéologique. S’il y a eu, pendant la
présidence Eltsine, une opposition politique un tant soit peu structurée, celle-ci fut
constituée par les chefs des administrations régionales qui, en 1999, prirent l’initiative
de mettre sur pied un « parti du pouvoir » préparant la succession de Boris Eltsine. Il
s’agit de comprendre « Toutes les Russies », au sens de l’Ancien régime, plutôt que « la
Russie ». Aussi bien que le pouvoir central, et en interaction avec lui, les régimes
régionaux ont subi une évolution passionnante au cours des années 1990 et 2000. Le
président Poutine a lancé sur ce terrain du fédéralisme des réformes qui posent de
profondes questions : quelle est la place, à terme, des minorités nationales en Russie ?
Jusqu’où peut aller l’ethnicisation du pouvoir politique dans les républiques ? La Russie
doit-elle être fédérale ou unitaire ? Les débats actuels sur la refonte du cadre fédéral et
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Comprendre le nouveau régime russe
du découpage administratif du territoire ont une forte résonance dans l’histoire
politique de la Russie. En effet, la recherche d’un découpage administratif adéquat et
pertinent du territoire fait l’objet d’un débat presque continu entre les tenants du
renforcement du centralisme et les partisans d’une forme décentralisée ou fédérale de
gouvernement depuis le début du XIXe siècle au moins. Dans ce débat entre tenants du
centralisme et de l’autonomie des provinces, qui resurgit à la faveur du récent projet
présidentiel de revenir sur un acquis des années 1995 – l’élection au suffrage universel
(et la relative autonomie politique) des chefs des administrations régionales et des
présidents des républiques – le nouveau régime russe apparaît dans la plus simple et la
plus complexe de ses réalités : il est d’abord et avant tout l’héritier de tous les
précédents.
NOTES
1. M. Raeff, Comprendre l’ancien régime russe : État et société en Russie impériale, Paris, Seuil,
1982, 249 p.
2. À l’exception majeure de l’œuvre d’A. Leroy-Beaulieu, L’Empire du Tsar et les Russes,
Lausanne, L'Âge d’Homme, 1988 (1re édition Paris, 1903).
3. E. Said, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 (traduit et adapté
de l’américain par C. Malamoud).
4. Par exemple, A. Åslund, How Russia became a market economy, Washington, The
Brookings Institution, 1995.
5. Selon l’expression de Z. Brzezinski dans Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du
monde, Paris, Hachette, 1997 (traduit de l’américain par M. Bessiere et M. HerpeVoslinsky).
6. S. Cohen, Failed Crusade: America and the tragedy of Post-Communist Russia, New York, W.
W. Norton, 2001.
7. B. Kagarlitsky, La Russie d’aujourd’hui : néo-libéralisme, autocratie et restauration, Paris,
Parangon, 2003.
8. Le césarisme désigne un régime qui associe une « forme démocratique (l’appui
populaire à un homme exceptionnel) et une réalité monarchique du pouvoir ».
M. Ganzin, Du césarisme antique au césarisme moderne, CERHIIP, Presses universitaires
d’Aix-Marseille, 1999, p. 9.
9. L. Shevtsova, Putin's Russia, Washington, Carnegie Endowment for International
Peace, 2003.
10. Cf. l’analyse de la notion d’illibéralisme par P. Rosanvallon, La démocratie inachevée :
une histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000.
11. R. Schneider, Order and progress : a political history of Brazil, Boulder, Westview Press,
1991 ; R. Levine, Father of the poor ? Vargas and his era, Cambridge University Press, 1998
12. Sur le caudillisme, les régimes autoritaires et les dictatures latino-américaines, cf.
P. Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, Paris, Seuil, 2001 (1re édition 1991),
A. Rouquié, L’État militaire en Amérique latine, Paris, Seuil, 1982.
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Comprendre le nouveau régime russe
13. La démocratie est aujourd’hui un instrument défini par les politiques publiques
internationales des États-Unis et de l’UE. En ce qui concerne les États-Unis, le type de
démocratie préconisé pour la Russie est assez bien décrit dans le Russian Democracy
Actvoté, dans sa dernière version, par le Congrès des États-Unis en octobre 2002.
14. F. Zakaria, L’avenir de la liberté. La démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde,
Paris, Odile Jacob, 2003 (1re édition en américain, New York, 2003), dans la traduction
de D. Roche.
15. C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988 (1re édition en allemand,
Berlin, 1923), dans la traduction de J.-L. Schlegel, p. 47.
16. Au sens où M. Weber entend le métier d’homme politique, animé par une vocation.
Cf. « Le métier et la vocation d’homme politique », in M. Weber, Le savant et le politique,
Paris, Plon, 1959 (édition originale en allemand, 1919).
17. R. Reich, L’économie mondialisée, Paris, Dunod, 1997 (traduit de l’américain par
D. Ternam).
18. Pour une synthèse de cette crise de la représentation dans une démocratie
représentative établie comme la France, cf. P. Perrineau, Désenchantement démocratique,
La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003.
19. M. Duverger, Janus : les deux faces de l’Occident, Paris, Fayard, 1972.
20. Forza Italia est à ce titre emblématique. Cf. P. Musso, Berlusconi, le nouveau Prince, La
Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003.
21. R. Balme, D. Chabanet, « Action collective et gouvernance dans l’Union
européenne », in
R. Balme et al. (dir.), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Science Po, 2002, p. 108-109.
22. G. Hermet, « Un régime à pluralisme limité : à propos de la gouvernance
démocratique », Revue française de science politique, vol. 54, n° 1, 2004, p. 159-178.
23. Ainsi, en français, « citoyen » est devenu un adjectif associé à des actes, des
attitudes et des comportements, et n’est plus seulement un substantif. Ce nouveau sens
implique que la citoyenneté suppose aujourd’hui d’agir dans l’espace public, et non plus
se contenter de cet acte par excellence anonyme et intime qu’est le vote.
24. A. Chua, World on Fire : How Exporting Free Market Democracy Breeds Ethnic Hatred and
Global Instability, New York, Doubleday Books, 2002.
25. Cf. l’ouvrage de référence de M. Afanas’ev, Klientelizm i rossijskaja gosudarstvennost’
[Le clientélisme et l’État russe], Moskva, MONF, 2000.
26. C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, op. cit., 1988.
27. A. Rouquié, « Changement politique et transformation des régimes », in M. Grawitz,
J. Leca, Traité de science politique, vol. 2, Paris, Puf, 1985, p. 601.
28. Le russe carizm (tsarisme) est un dérivé de cesarizm (césarisme).
29. Pour une analyse très éclairante de la nature et du fonctionnement de l’autocratie
russe à son crépuscule, N. A. Zakharov, Russkaja politiceskaja sistema [Le système
politique russe], Novocerkassk, 1912, rééd. Moscou, 2002.
30. A. Goujon, « Le “loukachisme” ou le populisme autoritaire en Biélorussie », Politique
et sociétés, vol. 21, n° 2, 2002, p. 29-50.
31. P. Kubicek, Unbroken Ties : the State, Interest Associations and Corporatism in Post-Soviet
Ukraine, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000.
32. G. Favarel-Garrigues et K. Rousselet, La société russe en quête d'ordre : avec Vladimir
Poutine ? Paris, Autrement, 2004.
33. V. Leontovitch, Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1979 (traduit de
l’allemand par O. Hansen-Loeve), éd. originale à Francfort-sur-le-Main, 1957.
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Comprendre le nouveau régime russe
34. Aujourd’hui, l’insécurité est le sentiment dominant au sein de la classe dirigeante
post-soviétique, la peur des élites pour leur sécurité personnelle étant très bien
soulignée dans tous les travaux récents de V. Shlapentokh.
35. M. Voslensky, La nomenklatura. Les privilégiés en URSS, Paris, Belfond, 1980.
36. C. Freeland, Sale of the century : the inside story of the second Russian Revolution,
Londres, Little and Brown, 2000.
37. M. Mendras (dir.), « Russie :le gouvernement des provinces », Nouveaux Mondes,
Genève, CRES, n° 7, 1997.
RÉSUMÉS
Jean-Robert Raviot s’attache à inventorier et à décrire pour la Russie en recourant à une
terminologie différenciée, révélatrice des mutations en cours et des points de vue adoptés :
hyper-modernité démocratique, démocratie dirigée et illibérale, gouvernance démocratique,
technodémocratie, démocratie de masse, fédération de d’États, etc. Ces nouvelles formes
semblent s’inscrire dans des continuités historiques fortes dans le cas russe en particulier : le
césarisme tel qu’il apparaît aujourd’hui en Russie sous diverses formes, césarisme de transition,
oligarchique ou bureaucratique, relie celle-ci à son histoire longue tout en l’ancrant dans une
modernité « post-moderne ». Loin de faire de la Russie une exception atypique dans le monde
politique contemporain dont nombre de poncifs occidentaux l’accablent, l’auteur resitue cette
dernière dans la lignée des régimes autoritaires tels qu’on peut les trouver en Amérique latine ou
ailleurs et donnent des clés de lecture des autres régimes post-soviétiques.
Jean Robert Raviot. Understanding the new Russian political regime.
The author is describing the Russian political system through the use of a new terminology,
bringing to light occurring mutations: democratic hyper-modernity, directed and illiberal
democracy, democratic governance, techno-democracy, mass democracy etc. For him, these new
forms are to be placed in a strong historic continuity: “cesarism” as it appears in Russia today
under a variety of forms – “transition cesarism”, “oligarchic or bureaucratic cesarism.” It links it
back to Russia’s long history whilst anchoring it in a “post-modern” modernity. Far from making
Russia an atypical example in the contemporary political world, a cliché repeated by so many
western analysts, the author places it back in the line of authoritarian regimes such as can be
found in Latin America or elsewhere, and provides useful clues for understanding other postsoviet regimes.
AUTEUR
JEAN-ROBERT RAVIOT
Maître de conférences, département d’études slaves, université Paris X-Nanterre,
jrraviot@wanadoo.fr
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