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Qui se souvient du Gil Blas ? Étudier un journal littéraire, entre histoire et mémoire Blandine Lefèvre Dans Le Temps des médias 2022/2 (n° 39), 39) pages 265 à 280 Éditions Nouveau Monde éditions © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2022-2-page-265.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Nouveau Monde éditions. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) ISSN 1764-2507 DOI 10.3917/tdm.039.0265 Qui se souvient du Gil Blas ? Étudier un journal littéraire, entre histoire et mémoire © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) quinzaine d’années et l’impulsion donnée par des chercheurs comme Marie-Ève Thérenty ou Alain Vaillant un objet d’études littéraires. Mais réaliser la monographie d’un journal et comprendre son importance dans le champ littéraire implique aussi une démarche historienne. C’est à un quotidien à succès de la fin du XIXe siècle que s’intéresse la présente étude 3, le Gil Blas, à la ligne éditoriale complexe : jugé « pornographique 4 », il se présente néanmoins comme « le plus littéraire des journaux parisiens 5 », accueille nouvelles et Quelle place occupe la presse du siècle dans les mémoires collectives ? Aux collections privées qui montrent un intérêt pour les journaux illustrés, témoins de modes surannées ou d’une actualité dépassée, répondent de nombreuses études associant presse, mémoire et politique 1. D’un côté, une « mémoire nationaliste collective construite par voie de presse illustrée », de l’autre « les journaux non illustrés, réputés jetables 2 ». Dès lors, cette deuxième catégorie ne susciterait l’intérêt que de spécialistes, au carrefour des disciplines. Le journal est ainsi depuis une XIXe * Doctorante en littérature française à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Centre de Recherche sur les Poétiques du XIXe siècle blandine.lefevre@sorbonne-nouvelle.fr 1. Voir J. Devresse, G. Grandjean, « Consensus et concurrence mémorielles : un enjeu pour les médias », Cahiers Mémoire et Politique, no 2, 2014, p. 161-173, [En ligne]. 2. J.-P. Bacot, La presse illustrée au XIXe siècle, Médiatextes, Limoges, PULIM, 2005, p. 123. 3. Cet article s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un doctorat intitulé « Le Gil Blas, histoire et poétique d’un quotidien parisien fin-de-siècle », en cours de préparation à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Éléonore Reverzy. 4. Le XIXe siècle, 27/07/1880. 5. Gil Blas, septembre 1881. No 39 – automne-hiver 2022 265 Le Temps des Médias © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Blandine Lefèvre * © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) romans de prestigieux collaborateurs et s’intéresse à la vie parisienne. En vertu des textes dont il fut le réceptacle et des représentations qu’il a suscitées, le Gil Blas peut être un objet d’études pour l’histoire littéraire, médiatique et culturelle. Ces études peuvent alors s’appuyer sur le système permanent d’auto-référentialité : depuis le XIXe siècle jusqu’à l’ère télévisuelle, la vie des médias est un sujet important de préoccupation des médias. Retracer l’histoire d’un journal littéraire reviendrait alors à louvoyer entre l’analyse des textes qu’il produit et l’« imaginaire médiatique 6 » qu’il suscite, tout en prenant en compte l’écart entre ces pôles et en envisageant le devenir de ces imaginaires dans les mémoires collectives, d’autant que, dans le cas du Gil Blas, les récits mémoriels se trouvent reversés à l’élaboration rétrospective d’un espace-temps mythifié : Paris fin-de-siècle. Ainsi, comment la presse organiset-elle la mémoire de ses propres objets ? Et comment faire de cette mémoire bâtie sur un imaginaire médiatique plurivoque un objet d’étude objectif sur l’histoire de la presse ? Nous distinguerons d’abord les discours des années 1880 à 1890 qui, du journal lui-même à ses concurrents, élaborent la réputation sulfureuse du Gil Blas. Les discours nostalgiques tenus après qu’il a cessé de paraître (du début du XXe siècle aux années 1940), dans des articles de journaux concurrents ou des mémoires de journalistes, euxmêmes reproduits dans la presse et entrant ainsi dans cette logique d’autoréférentialité, permettent ensuite de construire le souvenir du journal. Enfin, les discours critiques modernes, qui évaluent la place du journal dans le paysage médiatique et culturel du XIXe siècle, pourront être interrogés en fonction de leur usage des sources. Une difficulté se présente en effet, au cœur de la rédaction de cet article : les commentaires sur le Gil Blas, rencontrés de manière de plus en plus fugace dans la presse du XXe siècle, ont été récoltés sur les bases de recherches gallica.fr et retronews.fr. Mais la non-exhaustivité des corpus numérisés dessine une histoire marquée par des angles morts, tout comme la recherche fait ressurgir et juxtapose des propos nombreux sur le Gil Blas, donnant l’impression qu’il fait l’objet d’une mémoire entretenue et masquant l’oubli total dans lequel il tombe. 6. G. Pinson, « L’imaginaire médiatique. Réflexions sur les représentations du journalisme au XIXe siècle », COnTEXTES, no 11, 2012, [En ligne]. 266 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES C’est donc par une attention redoublée aux biais suscités par les sources qu’on peut tenter d’élaborer une histoire médiatique prenant en compte des imaginaires reversés à la mémoire collective. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) de rubriques d’actualité politique, judiciaire, financière, et de fait divers. Le slogan du journal résume son intention de promouvoir la légèreté et le futile : « Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd’hui et recommencer le lendemain ». Le succès du Gil Blas – il se vend à 35 000 exemplaires en septembre 1880 – lui vient d’une innovation : la publication à la une de petites fictions. Certes, l’univers du journal au XIXe siècle est déjà éminemment lié au genre du conte : cependant, il n’y avait pas, à cette date, d’autres quotidiens offrant une telle place aux récits brefs, qui restaient cantonnés au rez-de-chaussée de la page. Banville, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Jean Richepin, Paul Arène et quelques autres forment un petit groupe de conteurs très appréciés. Étienne Grosclaude, chroniqueur, parle d’ Du temps du journal : élaboration d’un imaginaire médiatique Un journal quotidien et littéraire Le Gil Blas est un quotidien qui paraît de 1879 à 1914. Il se vend 15 centimes à Paris, un coût supérieur à la moyenne des journaux parisiens, et se positionne comme concurrent du Figaro, journal du grand monde depuis 1854, emblématique de la petite presse plus intéressée par les loisirs parisiens que par le commentaire d’actualité. Le Gil Blas dispose ainsi d’une rubrique d’échos mondains, où il relate le quotidien de la haute société et celui des cocottes parisiennes. Les quatre pages principales se composent aussi de chroniques, de contes, de critiques littéraires et dramatiques, d’un feuilleton, et en pages deux ou trois, un journal littéraire de premier plan, avec la collaboration d’une brillante phalange de poètes, de conteurs et de chroniqueurs 7. D’aucuns vont jusqu’à évoquer un laboratoire littéraire : « son usine littéraire fut installée supérieurement 8 » ; « le Gil Blas avait déclenché une véritable vague de littérature 9 ». La liste 7. E. Grosclaude, Mémoires d’outre-bombe. Souvenirs d’un apprenti centenaire, Paris, Nouvelle Société d’édition, 1930. 8. Le Petit bottin des lettres et des arts, Paris, E. Giraud, 1886, p. 61. 9. M. Talmeyr, Souvenirs de la Comédie humaine, Lagny-Paris, 1929. 267 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) de ses collaborateurs impressionne Paul Ginisty : « Peu à peu, presque tous les grands noms de la littérature se rencontrèrent dans les colonnes du Gil Blas 10 ». Il faut toutefois nuancer ces propos hagiographiques : même s’il publie des feuilletons de Zola, Maupassant ou encore Goncourt, le Gil Blas ne fut pas l’organe officiel des naturalistes, accueillant aussi leurs détracteurs. Son rôle est minime également pour la constitution d’une littérature décadente et symboliste, par rapport aux petites revues qui prennent leur essor à la même époque. Le Gil Blas décline après les années 1880 : il est concurrencé par L’Écho de Paris, puis par Le Journal. Le quotidien vivote jusqu’en 1914 et reparaît sous une forme très différente après la guerre, sans retrouver la place qu’il occupait dans les lettres de la fin du XIXe siècle. La création du Gil Blas coïncidait d’ailleurs avec l’émergence d’un nouveau paradigme médiatique : Le Matin, fondé en 1885, est le premier exemple en France d’un quotidien résolument orienté vers l’information, où la littérature occupe moins de place. Celle-ci se déplace alors vers l’univers des revues, et le Gil Blas et ses deux suc- cesseurs peuvent être vus comme les derniers représentants de la presse quotidienne du XIXe siècle bâtie sur une frontière ténue entre fiction et information. Le Gil Blas mérite d’être étudié du point de vue de l’histoire littéraire et de l’histoire de la presse. Mais au-delà de son contenu, un autre objet d’études attire l’attention et ne laisse pas d’étonner : le complexe imaginaire médiatique qui gravite autour de ce journal. Mauvaise réputation contre publicité efficace L’imaginaire médiatique est défini par Guillaume Pinson : plaidant pour des recherches sur « l’imaginaire du journal » et prenant note de « l’insaisissable totalité » que représente la lecture exhaustive d’un quotidien, il propose de « l’interroger dans sa dimension réflexive, à savoir dans sa capacité à mettre en scène le journal luimême 11 », à travers les métadiscours et les évocations du journal dans le discours social. La presse n’a en effet de cesse d’organiser son propre commentaire, en particulier sous le Second Empire : la censure les empêchant d’aborder des sujets politiques, les rédactions se cantonnent au commen- 10. P. Ginisty, Souvenirs de journalisme et de théâtre, Paris, Les Éditions de France, 1930, p. 46. 11. G. Pinson, 2012, op. cit. 268 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Cet imaginaire médiatique entretenu par le commentaire interne est complété par le discours externe tenu en particulier dans la presse concurrente. En 1887, La Revue Chrétienne écrit au sujet du Gil Blas : « on rougit presque de nommer une telle feuille sans subir de flétrissure 16 ». Francisque Sarcey, critique conservateur au quotidien Le XIXe siècle, s’indigne lui aussi : « j’ai vu, de mes yeux vu, une mère de famille le déployer en chemin de fer […] J’ai rougi pour elle 17 ». Au-delà de la presse, Goncourt déplore dans son journal les pratiques d’une rédaction uniquement « préoccupé[e] d’avoir du cochon 18 ». Tout le paradoxe du Gil Blas consiste en ce que cette grivoiserie est bien la clé de son succès. Pour Zola : Un journal s’est fondé, le Gil Blas, qui, dans ses débuts, se vendait assez 12. M.-È. Therenty, « De la nouvelle à la main à l’histoire drôle : héritages des sociabilités journalistiques du XIXe siècle », Tangence, no 80, 2006, p. 41-58. 13. Le Grelot, 22/08/1886. 14. R… C…, Idées de province sur le procès Jung, Paris, Cinqualbre, 1880, p. 21. 15. Gil Blas, 28/08/1882. 16. La Revue chrétienne, 01/01/1887. 17. F. Sarcey, « La littérature pornographique », Le XIXe siècle, 27/07/1880. 18. E. de Goncourt, Journal, mémoires de la vie littéraire, vol. 3, Paris, R. Laffont, 2004, p. 228. 269 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) N’est-ce pas joli… de sous-entendu et de tournure ?…. Mais si nous n’avions pas Gil Blas, où diable pourrions-nous dire tout cela 15 ? taire de la vie des journalistes parisiens. Les chroniques proposent régulièrement des sujets sur le journal lui-même et ses pratiques, voire sur le travail d’écriture de la chronique, et ressassent les bons mots des journalistes, ce que Marie-Ève Thérenty désigne comme une « obsession narcissique 12 ». Ces pratiques publicitaires perdurent au Gil Blas, qui soigne son image en offrant régulièrement au lecteur des aperçus de la vie de la rédaction, et se voit célébré par ses contributeurs les plus fidèles, comme Banville qui lui dédie une ode en 1880. L’ensemble doit rendre compte d’un univers de bonne camaraderie et d’émulation littéraire, à même de produire des textes divertissants et audacieux. Le journal revendique une liberté de ton, devenue argument publicitaire : le Gil Blas a « une manière enchanteresse de prendre tout gaiement 13 » ; ses contes sont « écrits souvent avec recherche, parfois avec esprit 14 ». Barbey d’Aurevilly conclut ainsi une anecdote grivoise : mal. […] Puis, voilà tout à coup que j’ai vu le nez des directeurs s’allonger : le Gil Blas se vendait, il avait pris une spécialité de chroniques légères 19. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Camille Lemonnier raconte avoir été embauché en ces termes : « Le Gil Blas […] a besoin de se remonter de sang rouge. Allez et cuisinez […] des plats pimentés 21 ». Si les scandales sont souvent du côté d’insignifiantes révélations potinières, quelques-uns ont trait à la vie littéraire et montrent la place qu’y occupe le Gil Blas : c’est le cas du procès intenté contre le conte de Lemonnier « L’Enfant du crapaud », occasion d’une croisade du journal pour la liberté de publication. La réputation terrible forgée contre le quotidien s’inscrit donc dans le cadre d’une bataille littéraire et médiatique dont le journal a su tirer profit. Que reste-t-il d’un tel imaginaire médiatique après le moment où il cesse de paraître ? C’est en effet au cours de l’année 1880 que le Gil Blas est propulsé au centre de la bataille naturaliste, se voit qualifié de pornographique, et se spécialise dans la publication de textes légers. Armand Silvestre y écrit des contes scatologiques, Mendès et Maizeroy deviennent pourvoyeurs de récits où des fioritures stylistiques dissimulent une franche pornographie et une grande complaisance dans la peinture des vices modernes. Voici le récit des débuts d’une prostituée de seize ans : Le vieux arrivait invariablement à la même heure nocturne. Il déshabillait de ses mains séniles la petite, qui s’abandonnait et jouissait indolemment de se sentir chatouiller dans toute sa chair. Il y avait des pauses très longues au corset et, la chemise glissée jusqu’aux talons, tandis qu’elle apparaissait calme, tranquille dans son éblouissante nudité de vierge inviolée, avec ses seins dressant leurs pointes aiguës, ses cuisses rondes et sa toison fauve de bête noyant les épaules d’une coulée d’or fondu 20. Des mémoires aux mythes Le commentaire médiatique : les souvenirs des acteurs d’une sociabilité Dans un premier temps, le regard rétrospectif porté sur le journal s’inscrit dans la continuité de cet imaginaire ambivalent, précisément parce qu’il s’agit d’un discours pro- Le succès se maintient par une stratégie du scandale permanent. 19. É. Zola, « La Littérature obscène », Le Voltaire, 31/08/1880. 20. R. Maizeroy, « Les commencements de Miss Lovewell », Gil Blas, 04/07/1880. 21. C. Lemonnier, Une vie d’écrivain : mes souvenirs, Bruxelles, Labor, 1945, p. 21. 270 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE ne concernent donc pas tant un objet textuel qu’une sociabilité. Guillaume Pinson analyse ainsi ce transfert : L’imaginaire de la vie des journalistes fonctionne comme une sorte de figuration sociale de l’objet-journal, lequel est poétiquement fondé sur des procédés collectifs 28. C’était en 1879. Le Gil Blas naissait, apportant dans cette mélancolique musique de chambre qu’était alors le concert de la presse l’éclatante fanfare de sa jeunesse insolente et de sa verve joyeuse 22. Il s’agit de rendre compte d’une époque dans sa globalité, de s’en faire les derniers témoins. Jean Richepin, par exemple, associe le journal à « Tout le Paris de luxe et de fête, de fièvre et de gloire 29 » : l’adjectif « tout » totalise le souvenir des petits faits propres à l’histoire d’un journal en un esprit parisien bien plus diffus et mal défini. « Le plus spirituel des journaux de notre jeunesse 30 », dit encore un chroniqueur de 1936 : nous sommes face à un phénomène mémoriel associé à la constitution, intime et collective, d’une identité, ce que Jan Assmann désigne comme un « groupe social qui se constitue en communauté mémorielle 31 ». Les Le genre des souvenirs parisiens est florissant au début du XXe siècle : Camille Lemonnier 23, Maurice Talmeyr 24, Paul Ginisty 25, jusqu’aux demi-mondaines Jane Avril 26 et Marie Colombier 27, autant de contributeurs et sympathisants qui dans leurs souvenirs de jeunesse réservent un chapitre au Gil Blas, en relatant des anecdotes amusantes sur la salle de rédaction et ses rituels. Ces souvenirs 22. Gil Blas, 03/12/1895. 23. C. Lemonnier, 1945, op. cit. 24. M. Talmeyr, 1929, op.cit. 25. P. Ginisty, Souvenirs de journalisme et de théâtre, Paris, Les Éditions de France, 1930. 26. J. Avril, Mes mémoires [1933]. Éd. par C. Brécourt-Villars et J.-P. Morel, Paris, Phébus, 2005. 27. M. Colombier, Mémoires, Paris, Flammarion, 1898. 28. G. Pinson, 2012, op. cit. 29. J. Richepin, « Des copains », in Demain, Paris, Ferenczi, 1924, p. 31. 30. L’Univers israélite, 01/02/1936. 31. J. Assmann, La mémoire culturelle : écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques. Trad. par D. Meur, Paris, Aubier-[Flammarion], 2010, p. 37. 271 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) duit par d’anciens membres de la rédaction. Quinze ans à peine après la création du journal, on en faisait une geste exceptionnelle, une aventure médiatique inédite. Francis Chevassu parle d’une « révolution » et ajoute : TERRITOIRES D’ÉTUDES © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Il n’est plus question d’une sociabilité, mais d’un objet, découvert comme un trésor, et dont l’exploration offre au narrateur l’image d’un monde jugé englouti et considéré, paradoxalement puisqu’il ne l’a pas connu, avec nostalgie. Le journal n’est plus seulement le réceptacle de textes, mais un objet-icône, renfermant un ensemble de représentations, et ainsi support de la constitution de l’identité de Parisien de Francis Carco. Le Gil Blas a-t-il pu jouer un tel rôle vis-à-vis d’une certaine jeunesse du XXe siècle ? Nous manquons de sources issues d’archives privées pour évaluer la place du Gil Blas dans les mémoires intimes. C’est donc à nouveau en passant par la presse que nous pouvons la saisir, de biais. On lit dans La Vie parisienne en 1927 : La médiatisation des mémoires intimes de l’objet-journal Qui ne se souvient parmi nos aînés des illustrations de Steinlen pour les contes du supplément du Gil Blas, et les chansons d’Aristide Bruant. À douze On lit dans les souvenirs de Francis Carco, né en 1886 : 32. Ibid. 33. F. Carco, Nostalgie de Paris, Genève, Éd. du Milieu du monde, 1942, p. 161. 272 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Une ancienne collection du Gil Blas illustré que détenait mon père au fond d’une malle […] m’a fourni de bonne heure les divers éléments du climat qui devait devenir le mien. J’ai toujours rêvé de Paris 33. souvenirs de journalistes sont publiés, intégralement ou par extraits, dans la presse même : au XXe siècle, alors que les conditions du métier de journaliste et le rapport à l’actualité ont changé, évoquer cette vie une quarantaine d’années auparavant structure rétrospectivement l’identité collective d’un groupe de pionniers. Selon la distinction proposée par Assmann entre mémoire culturelle, du côté d’un temps mythique immémorial, et mémoire communicationnelle, associée au quotidien, au profane et qui ne dépasse pas l’espace de trois générations 32, nous sommes bien dans la seconde catégorie, les souvenirs des journalistes et les allusions au Gil Blas dans la presse se tarissant après les années 1940, lorsque les derniers collaborateurs décèdent. Aux derniers feux du souvenir biographique, on tente d’incorporer le Gil Blas à une mémoire culturelle et collective plus vaste, en organisant médiatiquement le souvenir intime, et en le reversant au dossier mémoriel collectif. ans, nous découpions, pour les coller aux murs, ces images évocatrices 34. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) scènes collectives, dans des cafés ou des théâtres, mettant en valeur danseuses et prostituées. Au-delà des textes, ce sont désormais les images qui perpétuent le souvenir du journal : d’abord parce que la mémoire culturelle a « besoin de figuralisation 37 », puis plus simplement parce que ce sont les hebdomadaires illustrés et non les quotidiens qui ont été conservés par les familles, comme objet esthétique plus que textuel. Le souvenir d’enfance est mis au service d’une autocélébration de la presse, où l’objet-journal est « support d’identité 35 ». Au-delà de cette médiatisation de l’intime, il faut noter le cas particulier du Gil Blas illustré, dont il est question ci-dessus. Ses couvertures subsistent un peu plus longtemps dans les mémoires et on en retrouve le souvenir au-delà de la presse, par exemple dans Les Voyageurs de l’impériale, un roman de Louis Aragon publié en 1942, qui met en scène le Paris de l’Exposition universelle : « Il sortait du Gil Blas, rue Glück. Il travaillait pour eux. […] Steinlen fait toutes les couvertures 36 ». Le Gil Blas illustré, hebdomadaire, commence à paraître en 1891 et republie en les illustrant les contes et feuilletons de la version quotidienne. Sur la couverture, en pleine page, on croise les signatures de Steinlen, Louis Legrand et Albert Guillaume. En accord avec l’esprit du journal, on y voit des cocottes courtes vêtues ou nues, alanguies devant un homme habillé, ou des Le souvenir du Gil Blas, le mythe de Paris Chez Francis Carco, dans les souvenirs de journalistes ou dans le roman d’Aragon, l’objet-journal était associé à un espace-temps : Paris, à la fin du XIXe siècle. Dès 1917, on en parle avec nostalgie : Une vieille collection du Gil Blas illustré évoque soudain un passé qui paraît très lointain… Il y a pêle-mêle des dessins de Steinlen et ceux du pauvre Paul Balluriau… Il y a annoncé, sur la première page de l’illustré, une nouvelle de Maupassant et, sur une autre page, on lit : Dansons la gigue !, par Paul Verlaine. Que c’est loin en effet ! La guerre a rendu plus lointaine 34. La Vie parisienne, 05/11/1927. 35. J. Assmann, 2010, op. cit., p. 35. 36. L. Aragon, Les Voyageurs de l’impériale : roman, 8e édition, Paris, Gallimard, 1942, p. 329. 37. R. Robin, « Structures mémorielles, littérature et biographie », Enquête, no 5, 1989, [En ligne]. 273 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE encore cette époque qu’on ressuscite en quelques souvenirs : canotage à la Grenouillère, Tortoni, soupers à la Maison d’Or… 38 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Colette, pour introduire l’interview d’un « vieux chic 41 » lors d’un « déjeuner souvenir » : le journal est inclus dans un faisceau d’objets renvoyant à une même image de Paris. Le Gil Blas, du temps de son succès, s’est présenté comme le grand orchestrateur de la vie parisienne et le canal privilégié de sa représentation. Les contes de Catulle Mendès en sont la parfaite illustration : avec les personnages de Lila et Colette, charmantes libertines, il associe pour longtemps la figure de la Parisienne à une insouciante légèreté de mœurs, jusqu’à la prostitution et au saphisme. Cocottes et grandes mondaines se confondent dans cette même appellation de Parisienne, entre raffinement et perversion : Le propos s’efforce de faire surgir une atmosphère définie par quelques noms propres, quelques objets artistiques, illustrations et textes. L’important n’est peut-être pas tant le souvenir du journal, que celui de la vie parisienne avant 1914, caractérisée par l’insouciance et la douceur de vivre, mythe au sein duquel le Gil Blas n’est qu’un fragment, tout comme d’ailleurs la revue où fut publié cet article, La Vie parisienne. Il s’établit alors un glissement entre une mémoire collective au sens où l’entend Halbwachs 39, l’expérience des anciens contributeurs du journal, et une mémoire plus diffuse, associant avec nostalgie le Moulin-Rouge au Boulevard en passant par l’Exposition universelle. Le nom du quotidien est utilisé pour susciter ces représentations. En 1938, dans Paris-Soir : « deux jeunes femmes de ces caractères résolus que le Gil Blas au siècle dernier nommait "tendresses" 40 ». En 1949, on mêle le restaurant Maxim’s, La Vie Parisienne, Gil Blas et la figure de 38. 39. 1997. 40. 41. Les Parisiennes ne sont pas aussi naïves que les fleurs ; la rosée de l’aube leur serait un bain beaucoup trop simple. Enclines au mensonge, – fût-il moins doux que la réalité –, nous excellons à compliquer, des senteurs les plus invraisemblables, la féminilité de la nôtre, et je suis sûre que dans l’ombre, vous auriez moins de peine à découvrir si j’achète ma parfumerie chez Pivert ou La Vie parisienne, 03/11/1917. M. Halbwachs, La mémoire collective [1950], Nouv. éd. rev. et augm, Paris, A. Michel, Paris-Soir, 21/05/1938. Carrefour, 15/09/1949. 274 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE chez Rimmel qu’à deviner si je suis brune ou blonde 42. Ce type de texte dialogue avec les échos mondains, qui font de la fête à outrance l’essence de la vie parisienne : © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) Le commentaire rétrospectif porté sur ces représentations est alors la continuité comme le grossissement de ce discours, et contribue à bâtir le mythe d’un âge d’or. La notion d’« âge d’or », en particulier dans le cadre de l’histoire de la presse, a été désignée par Emmanuelle Fantin et Thibault Le Hégarat 45 comme une construction a posteriori, qui passe par une idéalisation et l’élaboration d’un discours des origines proche de celui du mythe – ce que nous avons pu voir dans les discours sur la fondation du Gil Blas. On peut alors associer le processus de mythification du journal à celui de la ville : pour Roger Caillois, une ville transfigurée en mythe offre une exaltation « subite, dans le sens du fantastique, de la peinture réaliste d’une cité bien définie » et une représentation « assez puissante sur les imaginations pour que jamais ne soit posée la question de son exactitude 46 ». L’image des Presque chaque jour, nous recevons pour notre compte personnel quatre et cinq cartons nous conviant à des fêtes en tout genre, et comme nous ne connaissons pas tout Paris, il est évident que le chiffre des soirées qui ont lieu chaque jour doit être fantastique 43. Les feuilletons sont régulièrement sous-titrés « roman parisien », et de nombreuses rubriques s’orientent ainsi vers un effort définitoire de Paris, une image entre luxe et gaieté, stupre et excès. Le champ lexical parisien est omniprésent, dans les titres, slogans ou fictions. Or, le mythe de Paris au XIXe siècle s’appuie en partie sur ce lexique : pour Roger Caillois, le martellement du toponyme « Paris » provoque pour le lecteur, dès les années 1830-1840, le sentiment que le Paris qu’il connaît n’est pas le seul, n’est même pas le véritable, n’est qu’un 42. C. Mendès, « La fureur de Colette », Gil Blas, 25/11/1884. 43. Gil Blas, 14/06/1880. 44. R. Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1972, p. 159-160. 45. E. Fantin, T. Le Hégarat, « Présentation : l’âge d’or », Le Temps des médias, no 27, Automne-Hiver 2016-2017, p. 6-15. 46. R. Caillois, 1972, op. cit. 275 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) décor brillamment éclairé, mais trop normal, dont les machinistes ne se découvriront jamais, et qui dissimule un autre Paris, le Paris réel, un Paris fantôme, nocturne, insaisissable, d’autant plus puissant qu’il est plus secret 44. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) audacieuses danseuses de la version illustrée du Gil Blas vient nourrir le mythe de Paris à la fin du siècle, s’amalgamant avec des représentations courant en réalité du Second Empire à l’avant-guerre : la vie sur les Boulevards, le Bois de Boulogne, la Tour Eiffel… Emmanuelle Fantin et Thibault Le Hégarat proposent en outre de « considérer les médias non plus comme des miroirs de mythes qu’ils ne contribueraient qu’à diffuser, mais comme des acteurs de leur construction 47 » : tel serait, vis-à-vis de Paris, le rôle du Gil Blas, aux côtés d’autres titres (La Vie Parisienne, Le Gaulois, Le Figaro, voire des petites revues comme Le Chat Noir). Un exemple montre la manière dont ces imaginaires se diffusent puis se détachent du média qui les propage initialement, après le temps de la mémoire communicationnelle : dans plusieurs de ses récits, Colette évoque le Gil Blas. Il est pourvoyeur de potins tout au long de Gigi, qui met en scène une famille de cocottes : « tout le monde en parle et c’est dans Gil Blas 48 ». On peut alors mesurer l’écart entre cette représentation du journal par une de ses anciennes col- laboratrices et son adaptation cinématographique, dans la comédie musicale oscarisée de Minnelli. On y croise les lieux mythiques du Paris fantasmé de la « Belle Époque » (Bois de Boulogne, Maxim’s…) : décors et costumes s’inspirent des illustrations de Sem, collaborateur au Gaulois. Mais le Gil Blas n’est plus cité comme moteur de l’intrigue 49. L’imaginaire médiatique que le journal charriait s’est trouvé peu à peu amalgamé à l’élaboration d’un mythe global, exportable à l’international, de la vie parisienne. L’histoire du Gil Blas est à explorer au carrefour de deux systèmes de représentations qui font l’objet d’un discours de l’âge d’or : Paris, mais également la presse. Ce discours de mythification peut enfin être considéré comme une source pour reconstituer l’histoire du journal. Le journal et ses mémoires, documents d’histoire ? Le Gil Blas, des études historiques à la critique littéraire : un objet suspect Le Gil Blas ne fait pas l’objet d’études historiques, comme cela est 47. E. Fantin, T. Le Hégarat, « Présentation : l’âge d’or », op. cit. 48. Colette, Gigi [1944], Paris, Fayard Hachette littératures, 2004, p. 43. 49. Gigi, 1958, V. Minnelli, MGM. 276 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE mythe de Paris, et ses objets inscrits dans la mémoire collective 54. Du côté des études sociocritiques et littéraires, Marc Angenot définit le Gil Blas comme un monde mélangé de coulissiers, de journalistes, de gommeux, de décavés avides de "parisianités", avec tout autour un univers interlope de cocottes, de faiseurs et de rastaquouères 55. Marc Angenot s’appuie ici sur les sources qui dès les années 1880 ont produit un imaginaire médiatique plutôt négatif, dans le cadre d’un champ littéraire et médiatique concurrentiel. Ainsi, au-delà de l’objet-journal comportant des indices sur sa propre histoire (ligne éditoriale, maquette ; discours autotéliques…), ce sont surtout des discours externes, contemporains ou postérieurs, articles ou recueils de souvenirs, que l’on sollicite pour comprendre le Gil Blas. De ce fait, ces récits, soumis au filtre des nécessités commerciales ou de la mémoire communicationnelle, orientent 50. Voir : C. Blandin (dir.), Le « Figaro » : histoire d’un journal, Paris, Nouveau monde, 2010. 51. J. Assmann, 2010, op. cit., p. 40. 52. P. Ory, L’histoire culturelle, Paris, Puf, 2015, p. 7. 53. Ibid., p. 43. 54. Sur Paris et la mémoire, voir H. Loyrette, « La Tour Eiffel », in P. Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire, t. 3, Paris, Gallimard, p. 4271-4293. 55. M. Angenot, Le cru et le faisandé : sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, Bruxelles, Éd. Labor, 1986, p. 88. 277 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) le cas pour Le Figaro 50. Le passage de témoin décrit par Assmann de la mémoire vers l’histoire (« quand le passé n’est plus l’objet du souvenir, n’est plus vécu, alors l’histoire prend le relais 51 ») n’a pas eu lieu. Cela s’explique notamment parce que le Gil Blas, comme la petite presse de son temps, ne s’intéresse que de très loin à l’actualité : aucune des couvertures de l’illustré ne peut y être associée, et les événements de la vie politique sont relégués en seconde page ou ne sont abordés que de biais, dans des chroniques sarcastiques. Dès lors, on préférera étudier d’autres titres de presse (Le Siècle, Le Temps…) pour retracer des chronologies, comprendre quel regard fut porté sur certains événements ou la manière dont la presse organisait le compte rendu de l’actualité. C’est donc plutôt du point de vue d’une histoire culturelle, c’est-à-dire « une histoire sociale des représentations 52 », dont « aucune source ne peut être exclue a priori 53 », qu’on peut s’intéresser au Gil Blas, en lien avec le © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) l’image du journal du côté d’une diabolisation ou d’une idéalisation et complexifient l’étude de sa place dans l’histoire littéraire et culturelle. On peine en effet à faire tenir ensemble ce jugement moral et esthétique porté sur le Gil Blas et les contributions d’importants écrivains de la fin du XIXe siècle, qui ne s’expliquent pas toutes par des rémunérations avantageuses : Banville, Mendès et d’autres rendent compte d’une participation enthousiaste à la vie du journal. Les rares analyses contemporaines sur ce quotidien littéraire déplorent au contraire ces contributions d’auteurs à la presse boulevardière comme des fautes de parcours : Les textes s’intéressant au Gil Blas se concentrent donc sur cette juxtaposition étrange entre littérature et grivoiserie, et la mauvaise réputation de la feuille fait obstacle à la saisie de ses qualités littéraires. Pourtant, dans le cadre d’une nouvelle dynamique de recherche qui propose de prendre en compte les supports de publication des textes 57, élucider ce paradoxe gilblasien pourrait présenter un certain intérêt 58. Histoire, imaginaires et mémoires Conviendrait-il dès lors d’opposer le processus de la mémoire à celui de l’histoire en discriminant davantage les sources – pour Pierre Nora, la mémoire, « affective et magique, ne s’accommode que des détails qui la confortent », tandis que l’histoire « appelle analyse et discours critique 59 » ? En ré-historicisant le phénomène mémoriel qui entoure les journaux disparus, on comprend en effet certains éléments constitutifs de mythes. C’est le cas en réinscrivant Les Maizeroy, Méténier, Montégut ont peut-être englouti un réel talent dans des feuilles boulevardières, mais d’autres et non des moindres ont prêté sans grand dommage leur concours au Courrier Français ou au Gil Blas, périodiques légers, grivois, pour noceurs et cocottes, qui s’honorent des signatures de Maupassant, Séverine, Rachilde, Léon Bloy 56. 56. G. Leroy, J. Bertrand-Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Époque, Paris, Puf, 1998, p. 97. 57. Voir M.-È. Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, no 143, 2009, p. 109-115. 58. Signalons deux propositions éditoriales modernes qui donnent sens à ce support : le recueil Contes de Gil Blas, regroupant des nouvelles de Maurice Leblanc [la Bibliothèque internationale Leblanc, 2018] et Douze contes de Gil Blas, regroupant des textes de Jean Pellerin [Dolhain, Éd. complexe, 1983]. 59. P. Nora, « Entre Histoire et mémoire », Les Lieux de mémoire, t. 1, op. cit., p. 25. 278 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) les discours hagiographiques portés sur le Gil Blas ou la presse fin-desiècle dans le contexte de bouleversements des pratiques médiatiques : en 1914, le départ au front des journalistes entraîne la fin brutale de la parution de certains quotidiens. Plus tard, lorsque les journaux reparaissent, les modalités de diffusion de l’information ont évolué : si depuis les années 1880, l’information dite « à l’américaine » s’imposait, au détriment de la place de la fiction, les mémoires amalgament ce basculement avec celui de 1914. Dans les deux cas, c’est à une « nouvelle donne informative 60 » que l’on assiste, qui rétrospectivement dépeint le moment 1880-1914 comme « âge d’or, triomphe, apothéose 61 ». De même, pour comprendre la raison de la participation de certains écrivains à une entreprise « pornographique », il serait nécessaire de faire la part des choses entre imaginaire médiatique, mémoire et histoire. Pourtant, nous l’avons vu, c’est bien la mauvaise réputation du quotidien qui a conditionné son succès. L’imaginaire médiatique n’est pas un élément parasite à l’étude du journal, mais élabore son histoire même. Il en irait de même pour la mémoire : lorsqu’un entrepreneur cherche à relancer le journal après la guerre, il s’appuie précisément sur les représentations mythifiées de la vie parisienne fin-de-siècle à laquelle le Gil Blas a été associé. Pour Paul Ricœur, ce sont bien les témoignages qui constituent le cœur de l’opération historiographique et il n’y a pas lieu de les éliminer : Avec le témoignage s’ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et les documents, et s’achève sur la preuve documentaire 62. Ainsi, l’histoire du journal ne peut s’envisager non seulement sans l’imaginaire médiatique qui l’entoure dès ses débuts, mais encore sans le discours mémoriel qui se construit à partir de cet imaginaire, le processus de sélection et de mythification auquel il se livre étant un objet d’études supplémentaire qu’il convient d’observer. * * * Dans le domaine des études sur la presse, pour « créer une histoire 60. D. Kalifa, P. Régnier, A. Vaillant, M.-È. Thérenty (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 293. 61. Ibid., p. 263. 62. P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 201. 279 © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) scientifique à partir de la mémoire collective 63 », selon l’expression de Le Goff, la notion d’imaginaire médiatique définie par Guillaume Pinson est utile, mettant en valeur la manière dont les récits mémoriels se fondent sur des enjeux propres aux champs littéraires et médiatiques, à associer par exemple à la publicité. Le paradoxe du Gil Blas, journal pornographique mais littéraire, s’éclaire ainsi. On reconsidère alors sa place au sein de deux réseaux de représentations sujets à mythification, la presse au XIXe siècle et Paris. De nos jours, on trouve d’anciens numéros du Gil Blas illustré à vendre sur les quais de Paris, mais derrière les couvertures du Petit Parisien ou du Petit Journal, restées plus fameuses pour les événements historiques auxquelles elles renvoient : on ne se souvient donc pas du Gil Blas, mais on associe l’esprit de ses illustrations, voire de ses textes si le flâneur va jusqu’à ouvrir un numéro, à un ensemble de représentations de la vie parisienne qu’il a contribué à créer. 63. J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 172. © Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 08/12/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 91.175.105.66) TERRITOIRES D’ÉTUDES