Qui se souvient du Gil Blas ? Étudier un journal littéraire,
entre histoire et mémoire
Blandine Lefèvre
Dans Le Temps des médias 2022/2 (n° 39),
39) pages 265 à 280
Éditions Nouveau Monde éditions
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ISSN 1764-2507
DOI 10.3917/tdm.039.0265
Qui se souvient du Gil Blas ? Étudier un
journal littéraire, entre histoire et mémoire
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quinzaine d’années et l’impulsion
donnée par des chercheurs comme
Marie-Ève Thérenty ou Alain
Vaillant un objet d’études littéraires.
Mais réaliser la monographie d’un
journal et comprendre son importance dans le champ littéraire
implique aussi une démarche historienne.
C’est à un quotidien à succès de la
fin du XIXe siècle que s’intéresse la
présente étude 3, le Gil Blas, à la ligne
éditoriale complexe : jugé « pornographique 4 », il se présente néanmoins
comme « le plus littéraire des journaux
parisiens 5 », accueille nouvelles et
Quelle place occupe la presse du
siècle dans les mémoires collectives ? Aux collections privées qui
montrent un intérêt pour les journaux illustrés, témoins de modes surannées ou d’une actualité dépassée,
répondent de nombreuses études
associant presse, mémoire et politique 1. D’un côté, une « mémoire
nationaliste collective construite par
voie de presse illustrée », de l’autre
« les journaux non illustrés, réputés
jetables 2 ». Dès lors, cette deuxième
catégorie ne susciterait l’intérêt que
de spécialistes, au carrefour des disciplines. Le journal est ainsi depuis une
XIXe
* Doctorante en littérature française à l’université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Centre de
Recherche sur les Poétiques du XIXe siècle
blandine.lefevre@sorbonne-nouvelle.fr
1. Voir J. Devresse, G. Grandjean, « Consensus et concurrence mémorielles : un enjeu pour
les médias », Cahiers Mémoire et Politique, no 2, 2014, p. 161-173, [En ligne].
2. J.-P. Bacot, La presse illustrée au XIXe siècle, Médiatextes, Limoges, PULIM, 2005, p. 123.
3. Cet article s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un doctorat intitulé « Le Gil Blas,
histoire et poétique d’un quotidien parisien fin-de-siècle », en cours de préparation à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle sous la direction d’Éléonore Reverzy.
4. Le XIXe siècle, 27/07/1880.
5. Gil Blas, septembre 1881.
No 39 – automne-hiver 2022
265
Le Temps des
Médias
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Blandine Lefèvre *
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romans de prestigieux collaborateurs
et s’intéresse à la vie parisienne. En
vertu des textes dont il fut le réceptacle
et des représentations qu’il a suscitées,
le Gil Blas peut être un objet d’études
pour l’histoire littéraire, médiatique et
culturelle. Ces études peuvent alors
s’appuyer sur le système permanent
d’auto-référentialité : depuis le XIXe
siècle jusqu’à l’ère télévisuelle, la vie
des médias est un sujet important de
préoccupation des médias. Retracer
l’histoire d’un journal littéraire reviendrait alors à louvoyer entre l’analyse
des textes qu’il produit et l’« imaginaire médiatique 6 » qu’il suscite, tout
en prenant en compte l’écart entre ces
pôles et en envisageant le devenir de
ces imaginaires dans les mémoires collectives, d’autant que, dans le cas du
Gil Blas, les récits mémoriels se
trouvent reversés à l’élaboration rétrospective d’un espace-temps mythifié :
Paris fin-de-siècle.
Ainsi, comment la presse organiset-elle la mémoire de ses propres
objets ? Et comment faire de cette
mémoire bâtie sur un imaginaire
médiatique plurivoque un objet
d’étude objectif sur l’histoire de la
presse ?
Nous distinguerons d’abord les
discours des années 1880 à 1890 qui,
du journal lui-même à ses concurrents, élaborent la réputation sulfureuse du Gil Blas. Les discours
nostalgiques tenus après qu’il a cessé
de paraître (du début du XXe siècle
aux années 1940), dans des articles de
journaux concurrents ou des
mémoires de journalistes, euxmêmes reproduits dans la presse et
entrant ainsi dans cette logique
d’autoréférentialité,
permettent
ensuite de construire le souvenir du
journal. Enfin, les discours critiques
modernes, qui évaluent la place du
journal dans le paysage médiatique et
culturel du XIXe siècle, pourront être
interrogés en fonction de leur usage
des sources. Une difficulté se présente en effet, au cœur de la rédaction de cet article : les commentaires
sur le Gil Blas, rencontrés de manière
de plus en plus fugace dans la presse
du XXe siècle, ont été récoltés sur les
bases de recherches gallica.fr et retronews.fr. Mais la non-exhaustivité des
corpus numérisés dessine une histoire marquée par des angles morts,
tout comme la recherche fait ressurgir et juxtapose des propos nombreux sur le Gil Blas, donnant
l’impression qu’il fait l’objet d’une
mémoire entretenue et masquant
l’oubli total dans lequel il tombe.
6. G. Pinson, « L’imaginaire médiatique. Réflexions sur les représentations du journalisme
au XIXe siècle », COnTEXTES, no 11, 2012, [En ligne].
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
C’est donc par une attention redoublée aux biais suscités par les sources
qu’on peut tenter d’élaborer une histoire médiatique prenant en compte
des imaginaires reversés à la
mémoire collective.
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de rubriques d’actualité politique,
judiciaire, financière, et de fait divers.
Le slogan du journal résume son
intention de promouvoir la légèreté
et le futile : « Amuser les gens qui
passent, leur plaire aujourd’hui et
recommencer le lendemain ».
Le succès du Gil Blas – il se vend
à 35 000 exemplaires en septembre 1880 – lui vient d’une innovation : la publication à la une de
petites fictions. Certes, l’univers du
journal au XIXe siècle est déjà éminemment lié au genre du conte :
cependant, il n’y avait pas, à cette
date, d’autres quotidiens offrant une
telle place aux récits brefs, qui restaient cantonnés au rez-de-chaussée
de la page. Banville, Catulle Mendès,
Armand Silvestre, Jean Richepin,
Paul Arène et quelques autres
forment un petit groupe de conteurs
très appréciés. Étienne Grosclaude,
chroniqueur, parle d’
Du temps du journal :
élaboration d’un imaginaire
médiatique
Un journal quotidien
et littéraire
Le Gil Blas est un quotidien qui
paraît de 1879 à 1914. Il se vend 15
centimes à Paris, un coût supérieur à
la moyenne des journaux parisiens, et
se positionne comme concurrent du
Figaro, journal du grand monde
depuis 1854, emblématique de la
petite presse plus intéressée par les
loisirs parisiens que par le commentaire d’actualité. Le Gil Blas dispose
ainsi d’une rubrique d’échos mondains, où il relate le quotidien de la
haute société et celui des cocottes
parisiennes. Les quatre pages principales se composent aussi de chroniques, de contes, de critiques
littéraires et dramatiques, d’un
feuilleton, et en pages deux ou trois,
un journal littéraire de premier plan,
avec la collaboration d’une brillante
phalange de poètes, de conteurs et de
chroniqueurs 7.
D’aucuns vont jusqu’à évoquer un
laboratoire littéraire : « son usine littéraire fut installée supérieurement 8 » ;
« le Gil Blas avait déclenché une véritable vague de littérature 9 ». La liste
7. E. Grosclaude, Mémoires d’outre-bombe. Souvenirs d’un apprenti centenaire, Paris, Nouvelle
Société d’édition, 1930.
8. Le Petit bottin des lettres et des arts, Paris, E. Giraud, 1886, p. 61.
9. M. Talmeyr, Souvenirs de la Comédie humaine, Lagny-Paris, 1929.
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QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE
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de ses collaborateurs impressionne
Paul Ginisty : « Peu à peu, presque
tous les grands noms de la littérature
se rencontrèrent dans les colonnes du
Gil Blas 10 ». Il faut toutefois nuancer
ces propos hagiographiques : même
s’il publie des feuilletons de Zola,
Maupassant ou encore Goncourt, le
Gil Blas ne fut pas l’organe officiel des
naturalistes, accueillant aussi leurs
détracteurs. Son rôle est minime également pour la constitution d’une littérature décadente et symboliste, par
rapport aux petites revues qui
prennent leur essor à la même
époque.
Le Gil Blas décline après les années
1880 : il est concurrencé par L’Écho
de Paris, puis par Le Journal. Le quotidien vivote jusqu’en 1914 et reparaît
sous une forme très différente après
la guerre, sans retrouver la place qu’il
occupait dans les lettres de la fin du
XIXe siècle. La création du Gil Blas
coïncidait d’ailleurs avec l’émergence
d’un nouveau paradigme médiatique : Le Matin, fondé en 1885, est
le premier exemple en France d’un
quotidien résolument orienté vers
l’information, où la littérature
occupe moins de place. Celle-ci se
déplace alors vers l’univers des
revues, et le Gil Blas et ses deux suc-
cesseurs peuvent être vus comme les
derniers représentants de la presse
quotidienne du XIXe siècle bâtie sur
une frontière ténue entre fiction et
information.
Le Gil Blas mérite d’être étudié du
point de vue de l’histoire littéraire et
de l’histoire de la presse. Mais au-delà
de son contenu, un autre objet
d’études attire l’attention et ne laisse
pas d’étonner : le complexe imaginaire médiatique qui gravite autour
de ce journal.
Mauvaise réputation contre
publicité efficace
L’imaginaire médiatique est défini
par Guillaume Pinson : plaidant pour
des recherches sur « l’imaginaire du
journal » et prenant note de « l’insaisissable totalité » que représente la lecture
exhaustive d’un quotidien, il propose
de « l’interroger dans sa dimension
réflexive, à savoir dans sa capacité à
mettre en scène le journal luimême 11 », à travers les métadiscours et
les évocations du journal dans le discours social. La presse n’a en effet de
cesse d’organiser son propre commentaire, en particulier sous le Second
Empire : la censure les empêchant
d’aborder des sujets politiques, les
rédactions se cantonnent au commen-
10. P. Ginisty, Souvenirs de journalisme et de théâtre, Paris, Les Éditions de France, 1930, p. 46.
11. G. Pinson, 2012, op. cit.
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
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Cet imaginaire médiatique entretenu par le commentaire interne est
complété par le discours externe tenu
en particulier dans la presse concurrente. En 1887, La Revue Chrétienne
écrit au sujet du Gil Blas : « on rougit
presque de nommer une telle feuille
sans subir de flétrissure 16 ». Francisque Sarcey, critique conservateur
au quotidien Le XIXe siècle, s’indigne
lui aussi : « j’ai vu, de mes yeux vu,
une mère de famille le déployer en
chemin de fer […] J’ai rougi pour
elle 17 ». Au-delà de la presse, Goncourt déplore dans son journal les
pratiques d’une rédaction uniquement « préoccupé[e] d’avoir du
cochon 18 ».
Tout le paradoxe du Gil Blas
consiste en ce que cette grivoiserie
est bien la clé de son succès. Pour
Zola :
Un journal s’est fondé, le Gil Blas,
qui, dans ses débuts, se vendait assez
12. M.-È. Therenty, « De la nouvelle à la main à l’histoire drôle : héritages des sociabilités
journalistiques du XIXe siècle », Tangence, no 80, 2006, p. 41-58.
13. Le Grelot, 22/08/1886.
14. R… C…, Idées de province sur le procès Jung, Paris, Cinqualbre, 1880, p. 21.
15. Gil Blas, 28/08/1882.
16. La Revue chrétienne, 01/01/1887.
17. F. Sarcey, « La littérature pornographique », Le XIXe siècle, 27/07/1880.
18. E. de Goncourt, Journal, mémoires de la vie littéraire, vol. 3, Paris, R. Laffont, 2004, p. 228.
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N’est-ce pas joli… de sous-entendu
et de tournure ?…. Mais si nous
n’avions pas Gil Blas, où diable pourrions-nous dire tout cela 15 ?
taire de la vie des journalistes parisiens.
Les chroniques proposent régulièrement des sujets sur le journal lui-même
et ses pratiques, voire sur le travail
d’écriture de la chronique, et ressassent
les bons mots des journalistes, ce que
Marie-Ève Thérenty désigne comme
une « obsession narcissique 12 ».
Ces pratiques publicitaires perdurent au Gil Blas, qui soigne son
image en offrant régulièrement au lecteur des aperçus de la vie de la rédaction, et se voit célébré par ses
contributeurs les plus fidèles, comme
Banville qui lui dédie une ode en
1880. L’ensemble doit rendre compte
d’un univers de bonne camaraderie et
d’émulation littéraire, à même de produire des textes divertissants et audacieux. Le journal revendique une
liberté de ton, devenue argument
publicitaire : le Gil Blas a « une
manière enchanteresse de prendre tout
gaiement 13 » ; ses contes sont « écrits
souvent avec recherche, parfois avec
esprit 14 ». Barbey d’Aurevilly conclut
ainsi une anecdote grivoise :
mal. […] Puis, voilà tout à coup que j’ai
vu le nez des directeurs s’allonger : le
Gil Blas se vendait, il avait pris une spécialité de chroniques légères 19.
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Camille Lemonnier raconte avoir été
embauché en ces termes : « Le Gil
Blas […] a besoin de se remonter de
sang rouge. Allez et cuisinez […] des
plats pimentés 21 ». Si les scandales
sont souvent du côté d’insignifiantes
révélations potinières, quelques-uns
ont trait à la vie littéraire et montrent
la place qu’y occupe le Gil Blas : c’est
le cas du procès intenté contre le
conte de Lemonnier « L’Enfant du
crapaud », occasion d’une croisade
du journal pour la liberté de
publication.
La réputation terrible forgée
contre le quotidien s’inscrit donc
dans le cadre d’une bataille littéraire
et médiatique dont le journal a su
tirer profit. Que reste-t-il d’un tel
imaginaire médiatique après le
moment où il cesse de paraître ?
C’est en effet au cours de l’année
1880 que le Gil Blas est propulsé au
centre de la bataille naturaliste, se voit
qualifié de pornographique, et se
spécialise dans la publication de
textes légers. Armand Silvestre y écrit
des contes scatologiques, Mendès et
Maizeroy deviennent pourvoyeurs de
récits où des fioritures stylistiques
dissimulent une franche pornographie et une grande complaisance
dans la peinture des vices modernes.
Voici le récit des débuts d’une prostituée de seize ans :
Le vieux arrivait invariablement à la
même heure nocturne. Il déshabillait de
ses mains séniles la petite, qui s’abandonnait et jouissait indolemment de se
sentir chatouiller dans toute sa chair. Il
y avait des pauses très longues au corset
et, la chemise glissée jusqu’aux talons,
tandis qu’elle apparaissait calme, tranquille dans son éblouissante nudité de
vierge inviolée, avec ses seins dressant
leurs pointes aiguës, ses cuisses rondes et
sa toison fauve de bête noyant les épaules d’une coulée d’or fondu 20.
Des mémoires aux mythes
Le commentaire médiatique :
les souvenirs des acteurs d’une
sociabilité
Dans un premier temps, le regard
rétrospectif porté sur le journal
s’inscrit dans la continuité de cet
imaginaire ambivalent, précisément
parce qu’il s’agit d’un discours pro-
Le succès se maintient par une
stratégie du scandale permanent.
19. É. Zola, « La Littérature obscène », Le Voltaire, 31/08/1880.
20. R. Maizeroy, « Les commencements de Miss Lovewell », Gil Blas, 04/07/1880.
21. C. Lemonnier, Une vie d’écrivain : mes souvenirs, Bruxelles, Labor, 1945, p. 21.
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE
ne concernent donc pas tant un objet
textuel qu’une sociabilité. Guillaume
Pinson analyse ainsi ce transfert :
L’imaginaire de la vie des journalistes
fonctionne comme une sorte de figuration sociale de l’objet-journal, lequel est
poétiquement fondé sur des procédés
collectifs 28.
C’était en 1879. Le Gil Blas naissait,
apportant dans cette mélancolique
musique de chambre qu’était alors le
concert de la presse l’éclatante fanfare
de sa jeunesse insolente et de sa verve
joyeuse 22.
Il s’agit de rendre compte d’une
époque dans sa globalité, de s’en faire
les derniers témoins. Jean Richepin,
par exemple, associe le journal à « Tout
le Paris de luxe et de fête, de fièvre et
de gloire 29 » : l’adjectif « tout » totalise
le souvenir des petits faits propres à
l’histoire d’un journal en un esprit
parisien bien plus diffus et mal défini.
« Le plus spirituel des journaux de
notre jeunesse 30 », dit encore un
chroniqueur de 1936 : nous sommes
face à un phénomène mémoriel associé à la constitution, intime et collective, d’une identité, ce que Jan
Assmann désigne comme un
« groupe social qui se constitue en
communauté mémorielle 31 ». Les
Le genre des souvenirs parisiens est
florissant au début du XXe siècle :
Camille Lemonnier 23, Maurice
Talmeyr 24, Paul Ginisty 25, jusqu’aux
demi-mondaines Jane Avril 26 et
Marie Colombier 27, autant de contributeurs et sympathisants qui dans leurs
souvenirs de jeunesse réservent un
chapitre au Gil Blas, en relatant des
anecdotes amusantes sur la salle de
rédaction et ses rituels. Ces souvenirs
22. Gil Blas, 03/12/1895.
23. C. Lemonnier, 1945, op. cit.
24. M. Talmeyr, 1929, op.cit.
25. P. Ginisty, Souvenirs de journalisme et de théâtre, Paris, Les Éditions de France, 1930.
26. J. Avril, Mes mémoires [1933]. Éd. par C. Brécourt-Villars et J.-P. Morel, Paris,
Phébus, 2005.
27. M. Colombier, Mémoires, Paris, Flammarion, 1898.
28. G. Pinson, 2012, op. cit.
29. J. Richepin, « Des copains », in Demain, Paris, Ferenczi, 1924, p. 31.
30. L’Univers israélite, 01/02/1936.
31. J. Assmann, La mémoire culturelle : écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations
antiques. Trad. par D. Meur, Paris, Aubier-[Flammarion], 2010, p. 37.
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duit par d’anciens membres de la
rédaction. Quinze ans à peine après
la création du journal, on en faisait
une geste exceptionnelle, une aventure médiatique inédite. Francis
Chevassu parle d’une « révolution »
et ajoute :
TERRITOIRES D’ÉTUDES
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Il n’est plus question d’une sociabilité, mais d’un objet, découvert
comme un trésor, et dont l’exploration offre au narrateur l’image d’un
monde jugé englouti et considéré,
paradoxalement puisqu’il ne l’a pas
connu, avec nostalgie. Le journal
n’est plus seulement le réceptacle de
textes, mais un objet-icône, renfermant un ensemble de représentations, et ainsi support de la
constitution de l’identité de Parisien
de Francis Carco. Le Gil Blas a-t-il
pu jouer un tel rôle vis-à-vis d’une
certaine jeunesse du XXe siècle ?
Nous manquons de sources issues
d’archives privées pour évaluer la
place du Gil Blas dans les mémoires
intimes. C’est donc à nouveau en
passant par la presse que nous pouvons la saisir, de biais. On lit dans La
Vie parisienne en 1927 :
La médiatisation des mémoires
intimes de l’objet-journal
Qui ne se souvient parmi nos aînés
des illustrations de Steinlen pour les
contes du supplément du Gil Blas, et les
chansons d’Aristide Bruant. À douze
On lit dans les souvenirs de Francis
Carco, né en 1886 :
32. Ibid.
33. F. Carco, Nostalgie de Paris, Genève, Éd. du Milieu du monde, 1942, p. 161.
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Une ancienne collection du Gil Blas
illustré que détenait mon père au fond
d’une malle […] m’a fourni de bonne
heure les divers éléments du climat qui
devait devenir le mien. J’ai toujours
rêvé de Paris 33.
souvenirs de journalistes sont publiés,
intégralement ou par extraits, dans la
presse même : au XXe siècle, alors
que les conditions du métier de journaliste et le rapport à l’actualité ont
changé, évoquer cette vie une quarantaine d’années auparavant structure rétrospectivement l’identité
collective d’un groupe de pionniers.
Selon la distinction proposée par Assmann entre mémoire culturelle, du
côté d’un temps mythique immémorial, et mémoire communicationnelle, associée au quotidien, au
profane et qui ne dépasse pas l’espace
de trois générations 32, nous sommes
bien dans la seconde catégorie, les
souvenirs des journalistes et les allusions au Gil Blas dans la presse se
tarissant après les années 1940,
lorsque les derniers collaborateurs
décèdent.
Aux derniers feux du souvenir
biographique, on tente d’incorporer
le Gil Blas à une mémoire culturelle
et collective plus vaste, en organisant
médiatiquement le souvenir intime,
et en le reversant au dossier mémoriel collectif.
ans, nous découpions, pour les coller
aux murs, ces images évocatrices 34.
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scènes collectives, dans des cafés ou
des théâtres, mettant en valeur danseuses et prostituées. Au-delà des
textes, ce sont désormais les images
qui perpétuent le souvenir du journal : d’abord parce que la mémoire
culturelle a « besoin de figuralisation 37 », puis plus simplement parce
que ce sont les hebdomadaires illustrés et non les quotidiens qui ont été
conservés par les familles, comme
objet esthétique plus que textuel.
Le souvenir d’enfance est mis au
service d’une autocélébration de la
presse, où l’objet-journal est « support d’identité 35 ».
Au-delà de cette médiatisation de
l’intime, il faut noter le cas particulier
du Gil Blas illustré, dont il est question ci-dessus. Ses couvertures subsistent un peu plus longtemps dans les
mémoires et on en retrouve le souvenir au-delà de la presse, par exemple
dans Les Voyageurs de l’impériale, un
roman de Louis Aragon publié en
1942, qui met en scène le Paris de
l’Exposition universelle : « Il sortait
du Gil Blas, rue Glück. Il travaillait
pour eux. […] Steinlen fait toutes les
couvertures 36 ». Le Gil Blas illustré,
hebdomadaire, commence à paraître
en 1891 et republie en les illustrant
les contes et feuilletons de la version
quotidienne. Sur la couverture, en
pleine page, on croise les signatures
de Steinlen, Louis Legrand et Albert
Guillaume. En accord avec l’esprit du
journal, on y voit des cocottes
courtes vêtues ou nues, alanguies
devant un homme habillé, ou des
Le souvenir du Gil Blas,
le mythe de Paris
Chez Francis Carco, dans les souvenirs de journalistes ou dans le
roman d’Aragon, l’objet-journal était
associé à un espace-temps : Paris, à la
fin du XIXe siècle. Dès 1917, on en
parle avec nostalgie :
Une vieille collection du Gil Blas
illustré évoque soudain un passé qui
paraît très lointain… Il y a pêle-mêle
des dessins de Steinlen et ceux du
pauvre Paul Balluriau… Il y a annoncé,
sur la première page de l’illustré, une
nouvelle de Maupassant et, sur une
autre page, on lit : Dansons la gigue !,
par Paul Verlaine. Que c’est loin en
effet ! La guerre a rendu plus lointaine
34. La Vie parisienne, 05/11/1927.
35. J. Assmann, 2010, op. cit., p. 35.
36. L. Aragon, Les Voyageurs de l’impériale : roman, 8e édition, Paris, Gallimard, 1942, p. 329.
37. R. Robin, « Structures mémorielles, littérature et biographie », Enquête, no 5, 1989,
[En ligne].
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QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE
encore cette époque qu’on ressuscite en
quelques souvenirs : canotage à la Grenouillère, Tortoni, soupers à la Maison
d’Or… 38
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Colette, pour introduire l’interview
d’un « vieux chic 41 » lors d’un
« déjeuner souvenir » : le journal est
inclus dans un faisceau d’objets renvoyant à une même image de Paris.
Le Gil Blas, du temps de son
succès, s’est présenté comme le grand
orchestrateur de la vie parisienne et
le canal privilégié de sa représentation. Les contes de Catulle Mendès
en sont la parfaite illustration : avec
les personnages de Lila et Colette,
charmantes libertines, il associe pour
longtemps la figure de la Parisienne
à une insouciante légèreté de mœurs,
jusqu’à la prostitution et au saphisme.
Cocottes et grandes mondaines se
confondent dans cette même appellation de Parisienne, entre raffinement
et perversion :
Le propos s’efforce de faire surgir
une atmosphère définie par quelques
noms propres, quelques objets artistiques, illustrations et textes. L’important n’est peut-être pas tant le
souvenir du journal, que celui de la
vie parisienne avant 1914, caractérisée
par l’insouciance et la douceur de
vivre, mythe au sein duquel le Gil Blas
n’est qu’un fragment, tout comme
d’ailleurs la revue où fut publié cet
article, La Vie parisienne. Il s’établit
alors un glissement entre une
mémoire collective au sens où
l’entend Halbwachs 39, l’expérience
des anciens contributeurs du journal,
et une mémoire plus diffuse, associant
avec nostalgie le Moulin-Rouge au
Boulevard en passant par l’Exposition
universelle. Le nom du quotidien est
utilisé pour susciter ces représentations. En 1938, dans Paris-Soir : « deux
jeunes femmes de ces caractères résolus que le Gil Blas au siècle dernier
nommait "tendresses" 40 ». En 1949,
on mêle le restaurant Maxim’s, La Vie
Parisienne, Gil Blas et la figure de
38.
39.
1997.
40.
41.
Les Parisiennes ne sont pas aussi
naïves que les fleurs ; la rosée de l’aube
leur serait un bain beaucoup trop
simple. Enclines au mensonge, – fût-il
moins doux que la réalité –, nous excellons à compliquer, des senteurs les plus
invraisemblables, la féminilité de la
nôtre, et je suis sûre que dans l’ombre,
vous auriez moins de peine à découvrir
si j’achète ma parfumerie chez Pivert ou
La Vie parisienne, 03/11/1917.
M. Halbwachs, La mémoire collective [1950], Nouv. éd. rev. et augm, Paris, A. Michel,
Paris-Soir, 21/05/1938.
Carrefour, 15/09/1949.
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
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chez Rimmel qu’à deviner si je suis
brune ou blonde 42.
Ce type de texte dialogue avec
les échos mondains, qui font de la
fête à outrance l’essence de la vie
parisienne :
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Le commentaire rétrospectif porté
sur ces représentations est alors la
continuité comme le grossissement
de ce discours, et contribue à bâtir le
mythe d’un âge d’or. La notion
d’« âge d’or », en particulier dans le
cadre de l’histoire de la presse, a été
désignée par Emmanuelle Fantin et
Thibault Le Hégarat 45 comme une
construction a posteriori, qui passe par
une idéalisation et l’élaboration d’un
discours des origines proche de celui
du mythe – ce que nous avons pu
voir dans les discours sur la fondation
du Gil Blas. On peut alors associer le
processus de mythification du journal
à celui de la ville : pour Roger
Caillois, une ville transfigurée en
mythe offre une exaltation « subite,
dans le sens du fantastique, de la
peinture réaliste d’une cité bien
définie » et une représentation « assez
puissante sur les imaginations pour
que jamais ne soit posée la question
de son exactitude 46 ». L’image des
Presque chaque jour, nous recevons
pour notre compte personnel quatre et
cinq cartons nous conviant à des fêtes en
tout genre, et comme nous ne connaissons pas tout Paris, il est évident que le
chiffre des soirées qui ont lieu chaque
jour doit être fantastique 43.
Les feuilletons sont régulièrement
sous-titrés « roman parisien », et de
nombreuses rubriques s’orientent
ainsi vers un effort définitoire de
Paris, une image entre luxe et gaieté,
stupre et excès. Le champ lexical
parisien est omniprésent, dans les
titres, slogans ou fictions. Or, le
mythe de Paris au XIXe siècle
s’appuie en partie sur ce lexique :
pour Roger Caillois, le martellement
du toponyme « Paris » provoque pour
le lecteur, dès les années 1830-1840,
le sentiment que
le Paris qu’il connaît n’est pas le seul,
n’est même pas le véritable, n’est qu’un
42. C. Mendès, « La fureur de Colette », Gil Blas, 25/11/1884.
43. Gil Blas, 14/06/1880.
44. R. Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1972, p. 159-160.
45. E. Fantin, T. Le Hégarat, « Présentation : l’âge d’or », Le Temps des médias, no 27,
Automne-Hiver 2016-2017, p. 6-15.
46. R. Caillois, 1972, op. cit.
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décor brillamment éclairé, mais trop
normal, dont les machinistes ne se
découvriront jamais, et qui dissimule un
autre Paris, le Paris réel, un Paris fantôme, nocturne, insaisissable, d’autant
plus puissant qu’il est plus secret 44.
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audacieuses danseuses de la version
illustrée du Gil Blas vient nourrir le
mythe de Paris à la fin du siècle,
s’amalgamant avec des représentations courant en réalité du Second
Empire à l’avant-guerre : la vie sur les
Boulevards, le Bois de Boulogne, la
Tour Eiffel…
Emmanuelle Fantin et Thibault Le
Hégarat proposent en outre de
« considérer les médias non plus
comme des miroirs de mythes qu’ils
ne contribueraient qu’à diffuser, mais
comme des acteurs de leur construction 47 » : tel serait, vis-à-vis de Paris,
le rôle du Gil Blas, aux côtés d’autres
titres (La Vie Parisienne, Le Gaulois, Le
Figaro, voire des petites revues
comme Le Chat Noir). Un exemple
montre la manière dont ces imaginaires se diffusent puis se détachent
du média qui les propage initialement, après le temps de la mémoire
communicationnelle : dans plusieurs
de ses récits, Colette évoque le Gil
Blas. Il est pourvoyeur de potins tout
au long de Gigi, qui met en scène
une famille de cocottes : « tout le
monde en parle et c’est dans Gil
Blas 48 ». On peut alors mesurer
l’écart entre cette représentation du
journal par une de ses anciennes col-
laboratrices et son adaptation cinématographique, dans la comédie
musicale oscarisée de Minnelli. On y
croise les lieux mythiques du Paris
fantasmé de la « Belle Époque » (Bois
de Boulogne, Maxim’s…) : décors et
costumes s’inspirent des illustrations
de Sem, collaborateur au Gaulois.
Mais le Gil Blas n’est plus cité
comme moteur de l’intrigue 49.
L’imaginaire médiatique que le journal charriait s’est trouvé peu à peu
amalgamé à l’élaboration d’un mythe
global, exportable à l’international,
de la vie parisienne.
L’histoire du Gil Blas est à explorer
au carrefour de deux systèmes de
représentations qui font l’objet d’un
discours de l’âge d’or : Paris, mais
également la presse. Ce discours de
mythification peut enfin être considéré comme une source pour reconstituer l’histoire du journal.
Le journal et ses mémoires,
documents d’histoire ?
Le Gil Blas, des études
historiques à la critique
littéraire : un objet suspect
Le Gil Blas ne fait pas l’objet
d’études historiques, comme cela est
47. E. Fantin, T. Le Hégarat, « Présentation : l’âge d’or », op. cit.
48. Colette, Gigi [1944], Paris, Fayard Hachette littératures, 2004, p. 43.
49. Gigi, 1958, V. Minnelli, MGM.
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE
mythe de Paris, et ses objets inscrits
dans la mémoire collective 54.
Du côté des études sociocritiques
et littéraires, Marc Angenot définit le
Gil Blas comme un
monde mélangé de coulissiers, de
journalistes, de gommeux, de décavés
avides de "parisianités", avec tout autour
un univers interlope de cocottes, de faiseurs et de rastaquouères 55.
Marc Angenot s’appuie ici sur les
sources qui dès les années 1880 ont
produit un imaginaire médiatique
plutôt négatif, dans le cadre d’un
champ littéraire et médiatique
concurrentiel. Ainsi, au-delà de
l’objet-journal
comportant
des
indices sur sa propre histoire (ligne
éditoriale, maquette ; discours autotéliques…), ce sont surtout des discours externes, contemporains ou
postérieurs, articles ou recueils de
souvenirs, que l’on sollicite pour
comprendre le Gil Blas. De ce fait,
ces récits, soumis au filtre des nécessités commerciales ou de la mémoire
communicationnelle,
orientent
50. Voir : C. Blandin (dir.), Le « Figaro » : histoire d’un journal, Paris, Nouveau monde, 2010.
51. J. Assmann, 2010, op. cit., p. 40.
52. P. Ory, L’histoire culturelle, Paris, Puf, 2015, p. 7.
53. Ibid., p. 43.
54. Sur Paris et la mémoire, voir H. Loyrette, « La Tour Eiffel », in P. Nora (dir.), Les Lieux
de Mémoire, t. 3, Paris, Gallimard, p. 4271-4293.
55. M. Angenot, Le cru et le faisandé : sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, Bruxelles, Éd. Labor, 1986, p. 88.
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le cas pour Le Figaro 50. Le passage de
témoin décrit par Assmann de la
mémoire vers l’histoire (« quand le
passé n’est plus l’objet du souvenir,
n’est plus vécu, alors l’histoire prend
le relais 51 ») n’a pas eu lieu. Cela
s’explique notamment parce que le
Gil Blas, comme la petite presse de
son temps, ne s’intéresse que de très
loin à l’actualité : aucune des couvertures de l’illustré ne peut y être associée, et les événements de la vie
politique sont relégués en seconde
page ou ne sont abordés que de biais,
dans des chroniques sarcastiques. Dès
lors, on préférera étudier d’autres
titres de presse (Le Siècle, Le Temps…)
pour retracer des chronologies, comprendre quel regard fut porté sur certains événements ou la manière dont
la presse organisait le compte rendu
de l’actualité. C’est donc plutôt du
point de vue d’une histoire culturelle, c’est-à-dire « une histoire
sociale des représentations 52 », dont
« aucune source ne peut être
exclue a priori 53 », qu’on peut s’intéresser au Gil Blas, en lien avec le
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l’image du journal du côté d’une diabolisation ou d’une idéalisation et
complexifient l’étude de sa place
dans l’histoire littéraire et culturelle.
On peine en effet à faire tenir
ensemble ce jugement moral et
esthétique porté sur le Gil Blas et les
contributions d’importants écrivains
de la fin du XIXe siècle, qui ne
s’expliquent pas toutes par des rémunérations avantageuses : Banville,
Mendès et d’autres rendent compte
d’une participation enthousiaste à la
vie du journal. Les rares analyses
contemporaines sur ce quotidien littéraire déplorent au contraire ces
contributions d’auteurs à la presse
boulevardière comme des fautes de
parcours :
Les textes s’intéressant au Gil Blas
se concentrent donc sur cette juxtaposition étrange entre littérature et
grivoiserie, et la mauvaise réputation
de la feuille fait obstacle à la saisie de
ses qualités littéraires. Pourtant, dans
le cadre d’une nouvelle dynamique
de recherche qui propose de prendre
en compte les supports de publication des textes 57, élucider ce paradoxe gilblasien pourrait présenter un
certain intérêt 58.
Histoire, imaginaires
et mémoires
Conviendrait-il dès lors d’opposer
le processus de la mémoire à celui de
l’histoire en discriminant davantage
les sources – pour Pierre Nora, la
mémoire, « affective et magique, ne
s’accommode que des détails qui la
confortent », tandis que l’histoire
« appelle analyse et discours critique 59 » ? En ré-historicisant le phénomène mémoriel qui entoure les
journaux disparus, on comprend en
effet certains éléments constitutifs de
mythes. C’est le cas en réinscrivant
Les Maizeroy, Méténier, Montégut
ont peut-être englouti un réel talent
dans des feuilles boulevardières, mais
d’autres et non des moindres ont prêté
sans grand dommage leur concours au
Courrier Français ou au Gil Blas, périodiques légers, grivois, pour noceurs et
cocottes, qui s’honorent des signatures
de Maupassant, Séverine, Rachilde,
Léon Bloy 56.
56. G. Leroy, J. Bertrand-Sabiani, La Vie littéraire à la Belle Époque, Paris, Puf, 1998, p. 97.
57. Voir M.-È. Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, no 143,
2009, p. 109-115.
58. Signalons deux propositions éditoriales modernes qui donnent sens à ce support : le
recueil Contes de Gil Blas, regroupant des nouvelles de Maurice Leblanc [la Bibliothèque internationale Leblanc, 2018] et Douze contes de Gil Blas, regroupant des textes de Jean Pellerin
[Dolhain, Éd. complexe, 1983].
59. P. Nora, « Entre Histoire et mémoire », Les Lieux de mémoire, t. 1, op. cit., p. 25.
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TERRITOIRES D’ÉTUDES
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les discours hagiographiques portés
sur le Gil Blas ou la presse fin-desiècle dans le contexte de bouleversements des pratiques médiatiques : en
1914, le départ au front des journalistes entraîne la fin brutale de la
parution de certains quotidiens. Plus
tard, lorsque les journaux reparaissent, les modalités de diffusion de
l’information ont évolué : si depuis
les années 1880, l’information dite
« à l’américaine » s’imposait, au
détriment de la place de la fiction, les
mémoires amalgament ce basculement avec celui de 1914. Dans les
deux cas, c’est à une « nouvelle
donne informative 60 » que l’on
assiste, qui rétrospectivement dépeint
le moment 1880-1914 comme « âge
d’or, triomphe, apothéose 61 ». De
même, pour comprendre la raison de
la participation de certains écrivains à
une entreprise « pornographique », il
serait nécessaire de faire la part des
choses entre imaginaire médiatique,
mémoire et histoire.
Pourtant, nous l’avons vu, c’est
bien la mauvaise réputation du quotidien qui a conditionné son succès.
L’imaginaire médiatique n’est pas un
élément parasite à l’étude du journal,
mais élabore son histoire même. Il en
irait de même pour la mémoire :
lorsqu’un entrepreneur cherche à
relancer le journal après la guerre, il
s’appuie précisément sur les représentations mythifiées de la vie parisienne fin-de-siècle à laquelle le Gil
Blas a été associé. Pour Paul Ricœur,
ce sont bien les témoignages qui
constituent le cœur de l’opération
historiographique et il n’y a pas lieu
de les éliminer :
Avec le témoignage s’ouvre un
procès épistémologique qui part de la
mémoire déclarée, passe par l’archive et
les documents, et s’achève sur la
preuve documentaire 62.
Ainsi, l’histoire du journal ne peut
s’envisager non seulement sans l’imaginaire médiatique qui l’entoure dès
ses débuts, mais encore sans le discours mémoriel qui se construit à
partir de cet imaginaire, le processus
de sélection et de mythification
auquel il se livre étant un objet
d’études
supplémentaire
qu’il
convient d’observer.
*
* *
Dans le domaine des études sur la
presse, pour « créer une histoire
60. D. Kalifa, P. Régnier, A. Vaillant, M.-È. Thérenty (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 293.
61. Ibid., p. 263.
62. P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 201.
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QUI SE SOUVIENT DU GIL BLAS ? ÉTUDIER UN JOURNAL LITTÉRAIRE, ENTRE HISTOIRE ET MÉMOIRE
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scientifique à partir de la mémoire
collective 63 », selon l’expression de
Le Goff, la notion d’imaginaire
médiatique définie par Guillaume
Pinson est utile, mettant en valeur la
manière dont les récits mémoriels se
fondent sur des enjeux propres aux
champs littéraires et médiatiques, à
associer par exemple à la publicité. Le
paradoxe du Gil Blas, journal pornographique mais littéraire, s’éclaire
ainsi. On reconsidère alors sa place au
sein de deux réseaux de représentations sujets à mythification, la presse
au XIXe siècle et Paris. De nos jours,
on trouve d’anciens numéros du Gil
Blas illustré à vendre sur les quais de
Paris, mais derrière les couvertures
du Petit Parisien ou du Petit Journal,
restées plus fameuses pour les événements historiques auxquelles elles
renvoient : on ne se souvient donc
pas du Gil Blas, mais on associe
l’esprit de ses illustrations, voire de
ses textes si le flâneur va jusqu’à
ouvrir un numéro, à un ensemble de
représentations de la vie parisienne
qu’il a contribué à créer.
63. J. Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 172.
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