Réformes politiques et transition démocratique
Mohamed Tozy
Dans Monde Arabe 1999/2 (N° 164),
164) pages 67 à 84
Éditions La Documentation française
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ISSN 1241-5294
DOI 10.3917/machr1.164.0067
Réformes politiques
et transition démocratique
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Trois générations après l'indépendance, le Maroc offre aux observateurs une
image paradoxale. Le système politique donne une impression d'inaltérabilité renforcée par l'intériorisation d'une sorte de droit à l'immobilisme, pensé comme une
fidélité au passé ( 1). Cette image a fini par s'imposer, confortée par la conviction
ancrée chez les chercheurs que la monarchie déploie une stratégie de survie fondée
sur le conservatisme. Face à elle, une élite représentée par un éventail de partis issus
du Mouvement national défendrait « une vision moderne ».
Simultanément, le régime donne l'impression d'être toujours au seuil de la
rupture, même si les chancelleries occidentales lui prêtent une « force tranquille » de
résistance à l'islamisme. L'attaque de Marrakech, en août 1994 (2), a laissé penser
un moment que l'édifice vacillait sur ses bases et que, privé du soutien traditionnel
des ruraux, il se serait offert en pâture au terrorisme islamiste urbain. Le refus de la
violence fut, à l'époque, unanime, mais insuffisant pour dissiper un profond sentiment de malaise. Majorité et opposition ont acquis la conviction que la société était
politiquement bloquée. Ce qui d ' ailleurs tendait à confirmer l'échec des multiples
tentatives<< d ' a lternance >> mises en œuvre avant d'aboutir enfin, au début de l'année
1998.
Parmi les problèmes qui structurent l'horizon politique de l'élite, celui de
l'alternance des générations est, sans conteste, le plus important. Il s'impose d'autant
plus que la classe politique appréhende la perspective d'une succession mal engagée
entourée de beaucoup d'ambiguïtés. Cette question ne se joue pas uniquement au
sein du palais mais aussi à l'intérieur des états-majors des partis. Le renouvellement
de la classe politique se pose comme un défi difficile à relever, alors même que le
vieillissement des hommes politiques s'accompagne d'une rupture de plus en plus
profonde avec les nouvelles générations, aussi bien sur le plan culturel que sur celui
des référentiels de légitimation de l'action politique.
Ces décalages annoncent des difficultés de communication entre la génération
du Mouvement national et celle de l'indépendance. Plusieurs facteurs auraient pu,
cependant, faire croire à une atténuation de ce conflit potentiel. Entre autres, l'évacuation de la discussion sur le choix du régime, l'abandon par les groupes gauchistes
de 1'option putschiste qui faisait de 1'élimination du roi un objectif prioritaire,
l'acceptation par ce dernier d'un projet d'alternance qui permette l'accès de l'opposition au pouvoir et la libération des prisonniers politiques.
Néanmoins, ces décalages persistent. Ils sont révélés par l'émergence de nouveaux profils, en rupture avec la culture politique du Mouvement national. Outre une
confirmation de la présence dans le champ politique d'une élite islamiste, la pression
des lobby des diplômés des grandes écoles (Ponts-et-Chaussées, Polytechnique) se
* Docteur d'Etat en science politique, professeur de science politique à l' Université
Hassan Il.
(1) R. Leveau, Le (el/ah mamcai11, dé(e11seur du trû11e, Paris. FNSP, 1976.
(2) Le 24 août deux touristes espagnois sont assassinées dans un hôtel de Marrakech. Deux Français d' origine
algérienne sont arrêtés, deux jours plus tard , à Fès et Casablanca, puis 6 autres suspec ts. Des armes et des
munitions sont découverts à Aknoul.
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Le s c on st a ntes d'une lente évolution
polit ique
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Le système est travai llé par une double tension qui neutralise toute velléité de
transformation radicale. Il s'agit, en premier lieu, de l' enracinement d ' une culture
autoritaire qui opère aussi bien au niveau du référenti el monarchique qu'à celui de la
classe politique. Il s'agi t, en second lieu, de la centralité de la religion dans son dispositif de légit imation. On a déjà décri t dans des études antérieures (4) le processus
qui a amené le roi, à partir de 1961 , à s' investir comme chef de l'Etat en même
temps que comme chef d' une communauté religieuse, ce qui a abouti à conférer à la
monarchie << chérifienne » une maîtrise totale du champ rel igieux .
Avant d'aborder les moments forts qui ont marqué l'itinéraire du sultan-roi
dans sa quête d ' une légi timité religieuse réécrite et aseptisée, combinant avec un certain savoir-fa ire les registres hagiographique, juridique et théologique, les changements maîtrisés et les réformes contrôlées de la dernière décennie, il convient de placer le dispositif du pouvoir au Maroc dans une double perspecti ve théorique et historique.
-
Les fondements culture ls du système
Au Maroc, les acteurs politiq ues revendiquent une très forte profondeur historique. Le geste comme la parole sont travaillés à leur insu par cette quête d'un passé
élaboré et forcé de se mettre en harmonie avec le présent pour l'éclairer et lui donner sens . D' emblée, on peut oser l'hypothèse que cette culture singulière qui se ressource de façon délibérée, souvent perverse, dans les pratiques du XIX0 siècle, s'appa-
(3) M ouni a Bennani-Chraibi, Soumis et rebelles, Paris, CNRS , 1994.
(4) M . Tozy , « M onopolisation de la production symbolique et hiérarchi sation du champ politico-religieux »
i11 Le Magl1reh Mu sulma11 e11 1979, CRESM -CNRS , 1981.
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fai t de plus en plus insistante, même si les nouvelles ac tivités fin ancières (bourse,
pri vati sati on) o ffrent à ces nouveau x cadres des niches d 'attente, reportant po ur
quelque temps leur arrivée dans l' arène politique. Face à ces nouveaux groupes, la
domination traditi onnelle des juristes et des économistes devient de moins en moins
év idente, leur présence en nombre dans le dernier gouvernement apparai ssant comme
un sursaut qui ann once un changement d ' époque. Autre fait aggravant, la capacité
d ' intégration du sérail est de plus en plus limitée du fa it du nombre élevé des prétenda nts et de la diversifi cation des cultures politiques. Le sit in des d iplômés de
1' enseignement supérieur (3), confi rmé par celui des docteurs Uuin 1995 et octobre
1998) met le po uvo ir devant une fo rme nouvelle d'expression politique di fficile à
gérer sans perte de légitimité.
Dans ce contexte, les objectifs de ce texte son t d' identi fier les principaux
changements en cours dans le système politique marocain , d 'en esquisser les limites
et d ' e n éval uer les chances de réuss ite. On s'attac hera dans un premi er temps à
décrire les constantes de ce système, à rappeler les premiers frémissements réformistes qui ont rendu possible l'ouverture du chantier constitutionnel avant d 'exposer
les réformes en cours de réali sation à la fois au ni veau institutionnel et au niveau
poli tique. No us analyserons ensuite les défi s que le système doit relever pour espérer
négocier efficacement ce tournant histori que.
rente par certaines de ses manifestations à l'empire ottoman et par d'autres aux
monarchies européennes (5).
La quête d'une légitimation s'est faite dans deux directions : politique (affaiblissement des clercs et entretien du pluralisme religieux) et doctrinale (monopolisation de l'interprétation de la religion et sacralisation de la personne du descendant du
Prophète), et accessoirement économique (contrôle des pôles d'excellence de l'économie). Ce travail, auquel contribuent aussi bien les structures officielles du régime
qu'une partie des intellectuels-légistes du pouvoir, se veut synthétique, associant plusieurs traditions et techniques. Il vise une ré-élaboration des fondements de la relation de pouvoir à travers une exégèse rénovée, souvent hardie et peu scrupuleuse, des
règles observées en ces matières qu'il n'hésite pas à ré-inventer.
Le référent monothéiste
Le modèle califal
L'évocation d'un modèle califal se justifie par la centralité de la cérémonie
d'allégeance dans la stratégie de légitimation du système politique marocain. La
continuité avec laquelle tous les producteurs de sens attachés au service du royaume
s'acharnent à rappeler la filiation de la monarchie avec les premiers gouvernements
de l'Islam n'a d'égale que la rigueur qu'ils mettent à reproduire les séquences et les
accessoires d'un rituel politique traditionneL Ainsi, l'institution en 1979 de la nouvelle fête nationale du 14 août optimise ce détour historique et permet de réintroduire
le temps prophétique dans l'enceinte du pouvoir contemporain. En effet, cette fête ne
rappelle pas simplement l'annexion d'une province du Sahara occidental, celle
d'Oued Ed-Dahab (Rio de Oro). Elle vient s'inscrire dans le dispositif festif de légi-
(5) Norbert Elias, La société de cour, Paris, Rammarion, 1985.
(6) Mohamed Tozy, Monarchie et/siam politique, Presses de sciences po, 1999.
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La manière dont la société construit son univers politique et pense son rapport
au pouvoir influe beaucoup sur la configuration du champ politique, la nature des
enjeux et du jeu qui s'y déroulent. L'influence de l'islam ne se limite pas aux traditions revendiquées par les gouvernants comme constitutives de leur légitimité, mais
s'étend aux cadres philosophiques mêmes de la pensée où se structure la relation de
pouvoir. Un régime politique autoritaire et musulman comme celui du Maroc se
réfère automatiquement à un principe d'unicité inscrit dans le prolongement d'un
pouvoir monolithique dont Dieu fournit le modèle parfait. La relation au pouvoir ne
peut pas, par conséquent, être duale. Elle implique d'éliminer la représentation en
tant que modalité pratique de contractualisation de la relation politique avec l'autre.
La difficulté à intégrer la dualité gouvernant-gouvernés débouche sur une dissociation des éléments de l'équation. Les gouvernés ne peuvent exister comme catégorie
autonome et souveraine qu'en dehors du système, dans un espace de dissidence
(siba). L 'absence de relation téléologique entre les fondements du pouvoir et la
« volonté des sujets du pouvoir >> donne une signification particulière à l'obéissance
et à l'adhésion au système politique. Celle-ci devient un acte de fusion-extinction
(jana') dans le lieu commun du pouvoir. Elle suppose un passage obligé par la condition servile. Car la catégorie d'esclave de Dieu ('abd) est indissociable de celle
d'homme. Au pouvoir absolu de Dieu correspond la servilité absolue de l'homme et
la libération de celui-ci passe par la fusion avec celui-là.
La nécessité d'obéir se double de celle de servir et s'appuie sur au moins trois
sphères de références appartenant toutes à la culture islamique (6).
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(7) Le 3 mars correspond à la date d' introni sation de Hassan Il. Quant à la première fête du Trône, comme
l'exp lique Moulay Alaoui. "elle a été célébrée dans la clandestinité en 1933, à Fès, dans le jardin public du
Boujeloud où les élèves du coll ège Moulay ldriss, dont nous étions, avaient décidé de se réunir pour commémorer l'événement (l'introni sation de Mohamed V en 1927). Le rendez-vous a été fixé à 17 heures au café de
Boujeloud. Mohamed Bel Hassan Ouazzani venait d' obtenir l'autorisation du publier son journal L'Actio11 du
Peuple et c' est lui qui avai t lancé l'idée de cette manifestation en dehors de toute initiative officielle. A cette
occasion. lecture fut donnée , pour la première fois , d' un poème de •Allal El Fassi << ô Roi du Maroc >> ••• Au
fil des années, la fête du Trône, initialement fête populaire, dev int en même temps un grand événement politiqu e et national ; c'était l' occasion de lire des poèmes. de prononcer des discours ... Le Protectorat n'avait pas
le moyen de s'opposer à la célébration de cette fête , car on ne saurait s' opposer à l'allégresse populaire et
moins encore à la légitimité incarnée par le souverain. S. M. Mohamed V avait évidemment saisi d' emblée la
panée de cette célébration et il en profita pour prononcer, chaque année, le discours du Trône, dans son palais
de Rabat. devant les notabl es et les leaders des organisations nationales ... », (Moulay Ahmed Alaoui, Le
Temps du Maroc, no 175, 5 au Il mars 1999).
(8) "C'est au cours d' une cérémonie qui s'est déroulée le 15 ramadan 1380 (5 jours après ta mort de Mohamed V) correspondant au 3 mars 1961 , au palais Ryad, que le premier discours du règne de S. M. Hassan Il
a été prononcé. Au cours de cette cérémonie, on notait la présence des membres de la famille royale. des
membres du gouvernement, des directeurs des cabinets ministériels, des anciens ministres, des membres du
Conseil constitutionnel. de la délégation mauritanienne , des membres de la Cour suprême, des présidents des
Conseil s des ou léma. des membres du Conseil supérieur de l'enseignement, des présidents des partis poli tiques . des dirigeants des organi sations syndicales, des directeurs des grands services publics. des secrétaires
généraux. des chefs de divi sion des différents mini stères, des gouverneurs du royaume, des officiers supérieurs
de l'état-major général des Forces armées royales. de la Gendarmerie royale et de la Sûreté nationale, des
11akiils des clwrfa. des membres des cabinets royaux et ministériels, des directeurs de ces cabinets, des présidents des conseils municipaux et des communes rurales, des dirigeants des différentes organisations sociales
et culturelles, de la communauté israélite ... La cérémonie terminée, S. M. Hassan Il devait présider la prière
solen nell e à la mosquée Ahl Fas dans l'enceinte du Méc houar. Bien avant l'heure prévue, une foule considérabl e était montée de Rabat et Salé. Elle avait pris place sur l'esplanade du Méchouar, attendant le passage du
cortège royal, tandi s que les cavaliers de la Garde royale formaient une haie d' honneur de part et d'autre du
chemin ... », Moulay Ahmed Alaoui, Le Temps du Maroc op. cit.
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timation du pouvoir : fête du Trône (3 mars (7)), commémoration de la Marche verte
(6 novembre) , fête de la jeunesse (9 juillet) comme moments rétroactivement fondateur d'un nouveau pacte politique entre le sultan et le peuple.
Quand , en 1961 , Hassan II demanda, comme il se doit, l'investiture par allégeance des oulémas, le contexte politique était incertain et ne permettait pas de faire
de cette cérémonie un acte instituant. L'allégeance est ainsi passée presque inaperçue
et la continuité avec le règne de Mohamed V s'est appuyée principalement sur l'héritage nationali ste. La fête du Trône, qui constituait alors son expression festive, fut
jusqu'aux années soixante-dix une célébration où le monarque occupait la place du
symbole nationaliste , une dimension politique qui devint moins évidente dans la
période qui suivit la Marche verte. D'ailleurs, la fête du Trône était considérée comme
la fête populaire par excellence aussi bien au niveau de son financement que de son
animation. Son inscription dans le dispositif festif de légitimation s'est accompagnée
d'un transfert des compétences de son organisation aux autorités dépendant du ministère de l'intérieur, sur les budgets des collectivités locales . Dans les descriptions de
l'époque (8), le concept même de bey'a ou allégeance n'était pas évoqué et le parterre
des invités correspondait plus à une cour composée de notables qu'à une quelconque
image représentative du peuple partie prenante d'un pacte politique.
La bey'a de Oued Ed-dahab, célébrée le 14 août 1979, illustre par sa solennité
et surtout par le caractère structurant de son cérémonial affiné, le contexte particulier
de refonte des bases contractuelles du pouvoir dans lequel elle intervient. Elle en fixe
le contenu et les modalités pratiques en faisant appel, à un moment où le sultan n'a
plus d'adversaire de poids, à la doctrine califale.
Le texte de la bey'a de Oued Ed-dahab, largement diffusé depuis, est devenu
un archétype : il actualise un aspect important de la culture politique et suggère le
caractère illimité et extra-constitutionnel du pouvoir en place. Il va au-delà d'une
simple restauration dynastique pour se référer directement à un corpus doctrinal,
controversé certes, mais dont la sensibilité profonde est autocratique.
Le texte réactualise artificiellement le pacte et en restaure le potentiel de violence symbolique. Il commence par rappeller des hadith très controversés, dont il
-
Le modèle makhzénien : production du lexique de
domination
La dimension historique du régime politique marocain se traduit à la fois par
un discours idéologique sur la domination et l'obéissance, mais aussi par un vécu qui
reproduit fidèlement et de façon consciente et explicite une étiquette qui paraît
contraignante et anachronique, mais qui est « normalement vécue » autant par les
« initiés » de la classe politique que par le commun. Il s'agira d'expliquer comment
est structuré ce dispositif, de rendre compte de sa logique interne et de comprendre
pourquoi il perdure. Le pouvoir se présente sous la forme d'une série de cercles
concentriques référant chacun à un registre historique particulier. Le roi est corn(9) Bulletin officiel du Maroc , n• 3490, 20 septembre 1974.
(10) M. Tozy, « Représentation, intercession : les enjeux de pouvoir dans un champ politique désamorcé
Changements politiques au Maghreh , Paris, éd. CNRS, 1991.
>>,
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évacue le caractère discutable en les traitant comme les versets coraniques, alors que
les dits du Prophète sont considérés par la tradition comme ayant un statut plus
faible. On n'y hésite pas à associer le fameux texte selon lequel « Celui qui est
décédé sans allégeance est mort comme ceux qui ont vécu pendant lajahilya » à des
conclusions à vocation de légitimation ponctuelle et personnalisée : « Nul n'est censé
ignorer que Dieu est dépositaire de la sagesse infinie et source de générosité, Il a
organisé la vie ici-bas à l'aide des sultans , des rois et des califes qui servent le respect des préceptes de l'Islam et régissent les rapports entre individus. ( ...) Le Prophète (sur lui , salut et bénédiction) a dit : "Le sultan est comme l'ombre de Dieu et
du Prophète sur terre, il est le refuge du faible et le défenseur des victimes de l'injustice" . Dans un autre hadith, le Prophète précise que le sultan est l'ombre de Dieu sur
terre. Celui qui lui circonvient est un égaré et celui qui emprunte sa voie est sur le
droit chemin ( ... ). Nous, chorfa, oulémas, notabilités, hommes et femmes , jeunes et
vieux avons décidé donc à l'unanimité de renouveler à Amir Al-Mouminin, défenseur de la foi et de la nation, S. M. le roi Hassan II, le serment d'allégeance comme
l'avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains alaouites» (9).
La doctrine du pouvoir ainsi mise en place est articulée autour du principe de
la nécessité (ad-darûra) de l'ordre califal et celui de son omnipotence dans la mesure
où il s'agit d'un vicariat de Dieu. El ~ entretient une ambiguïté très savante entre
Dieu et son Prophète et permet des glissements de sens lourds de conséquences.
L'institution califale est ainsi imposée par le désir de ne pas retomber dans
l'anarchie (jitna), considérée comme le mal suprême.
C'est dans ce cadre que Hassan II, fort d'une tradition malékite, avait soutenu
à la suite des émeutes de mars 1965 que « la prévention de la fitna justifierait le
sacrifice des deux tiers de la communauté des croyants ». La reconnaissance de
l'autorité califale, la soumission à cette autorité dans toutes ses manifestations, aussi
bien «civiles » que rel"igieuses , sont érigées en un acte de religion . L'obéissance aux
califes est signe de rattachement à l'islam, la preuve qu'on est musulman . La
contractualisation de la relation entre le calife et la collectivité dans le cadre d'une
bey'a n'entame en rien cet -absolutisme. Le contrat qui s'inspire de la tradition califale n'implique pas une relation de représentation comme pourrait le suggérer une
tradition thomiste du « vicariat de la multitude ». La bey'a, à supposer qu'on l'assimile à un contrat, porte sur les objectifs du magistère et l'obéissance au calife et non
sur les fondements du pouvoir.
Ce paradigme d ' autorité qu'on vient de décrire brièvement explique une des
dimensions du système actuel et permet de saisir un des aspects de la dynamique
d'un champ politique sans véritable enjeu de pouvoir (10) .
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(Il) R. Cheri fi, Le Makh zen politique au Maroc, Casablanca, Afrique Orient, 1988 (présentation d'A lain
Claissc), p. 9.
( 12) E. Michaux Bellaire (en collaboration avec H. Gaillard), « L'administration au Maroc. Le Makhzen :
éte ndues et limites de son pouvoir"· Bulletin de La société de géographie d'Alger, 1909.
( 13) A. Claisse, « Le Makhzen aujourd'hui " • Le Maroc actuel, Paris, CNRS, 1992, pp. 283-307.
( 14) R. Cheri fi, Le makhzen politique au Maroc, op.cit., p. 10.
(15) M. Ennaji et M. Tozy, « La prison au XIXc siècle>>, Lama/if, no 186, mars 1987, p. 38.
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mandeur des croyants, descendant du prophète et chef d'une organisation bicéphale
composée d'un makhzen traditionnel (Il) et d'une administration moderne. Il est
aussi sultan, patriarche d'une grande famille qui s'étend concrètement à tous les
habitants de ses différents palais, serviteurs, anciens esclaves, mokha::.ni ... bref tout
ceux qui évoluent dans les limites des espaces de proximité physique. Cette relation
« familiale » s'étend symboliquement à tous ses sujets marocains, ceux que le roi,
lui-même, appelle ma petite et ma grande famille. La maison royale (Dar al makhzen) est le lieu central où s'élabore la culture du pouvoir. C'est à partir de là que se
transmet le référentiel des codes de l'obéissance et du commandement et que s'élabore une étiquette hégémonique qui transcende l'impression de multiplicité des lieux
d 'élaboration de la culture politique (makhzen, parlement, partis politiques, famille).
Le décalage entre cette culture et les supports institutionnels auxquels sont attachés
les observateurs s'efface généralement au profit des pratiques de la maison royale.
Les logiques et règles de fonctionnement de la petite famille (sérail) ont tendance à élargir leur champ pour couvrir de nouvelles catégories au fur et à mesure
que les moyens financiers et techniques s'accroissent. Autrement dit, plus les capacités distributives et de contrôle du makhzen se développent, plus le cercle de la petite
famille, régi par des règles particulières, a tendance à s'étendre. Le lieu qui agrège
cette culture politique, mais aussi mondaine, particulière est celui de « Dar al makhzen >>. Ce concept doit être distingué de celui de makhzen .
Tout au début de sa carrière Michaux-Bellaire (12) a porté attention à l' institution et en a fait un trait structurel du Maroc : << Le makhzen maintient le désordre
social pour son propre avantage, entretient des guerres entre tribus dans le but de renforcer sa position en tant qu'arbitre ».
Alain Claisse manifeste le même type de fascination (13). Pour lui, il s'agit
<< d'un pouvoir enfoui dans la société, qui se place volontiers au-dessus d'elle pour la
régenter. Sa capacité d'être au-dedans et au-dessus lui donne une force toute particulière. Il connaît chacun, sa place dans le groupe, la place du groupe dans la tribu. Il
peut interpeller quiconque et le désigner pour les honneurs ou pour l'oubli . Il mesure
aussi savamment le rapport des forces locales, évalue avec justesse la part et la
nature des ressources qui reviennent à chacun : légitimité historique, richesse,
influence, notabilité, religion, prestige hérité, acquis ou potentiel. Le makhzen tire sa
force d'une fantastique mémoire des individus, des révoltes, des oppressions, des
compromis et des alliances » (14).
Pour nous ( 15), le makhzen est un concept séculier, profane, sans aucune
charge religieuse ni sacrée. Il est à distinguer de l'administration étatique, d'une part,
et du monarque, d'autre part. Il fait l'objet de projection négative et positive en
même temps. Dans tous les cas, il s'agit d'une situation d'ordre jugée nécessaire et
consolidée par un recours illimité à la violence. Il exprime la nudité de l'exercice
makhzen, mais il ne se confond pas avec lui, c'est l'outil d'exercice de son autorité,
mais son illégitimité ponctuelle n'interfère pas avec la légitimité du roi lui-même. Il
ne peut pas empêcher son essaimage sur tout le territoire et dans tous les lieux de
pouvoir, qu'il soit administratif, militaire ou financier. Son lexique est particulier, il
fait appel à la haiba (crainte révérencieuse), l'intransigeance, la prééminence de l'étiquette, la servilité (khidma) et la disponibilité, l'effacement total du moi. Comme
mode d'agir et de penser, il trouve son expression standard, rationalisée à l'extrême
dans les petites cours des agents d'autorité de province et dans le savoir-faire des
majordomes qui pilotent la majorité des cérémonies officielles.
-
Les pré-requis du changement politique
L'expérience politique marocaine actuelle ne peut pas être analysée sans rappeler qu'il a fallu atteindre au préalable un niveau de maturation suffisant pour pouvoir réunir les deux conditions principales de tout changement politique : un pacte
politique de non belligérance et un train de réformes constitutionnelles négociées.
-
Le pacte politique
Le pacte politique est défini par certains auteurs ( 17) comme << un accord
explicite, mais non toujours interprété ou justifié publiquement, entre un ensemble
défini d'acteurs et tendant à définir (ou, mieux, à redéfinir) les règles gouvernant
· l'exercice du pouvoir sur la base de la garantie mutuelle des intérêts vitaux de chaque
partie. Au cœur de ce pacte réside un compromis négocié par lequel chaque partie
(16) T. Ranger." The Invention of Tradition in Colonial Africa >> in E. Hobsbawm, T. Ranger (eds), The
Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 211-262.
( 17) O'Donnell. Schminer. Whitehead , Transition from Autlwrirarian Rule : Tentative Conclusions, Aho ut
U11certai11 Democracies. London, John Hopkins University Press Xli, 81 p.
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Une partie de la classe politique n' hésite pas à en faire un épouvantail chargé
de tous les maux sans en rejeter les dimensions culturelles, notamment festives, vestimentaires ou culinaires.
C ' est dans cette culture politique que se déploie l'hégémonie de la monarchie
dans le système politique. Elle se fait à un double niveau : une monopolisation de la
production de symbolique religieuse débouchant sur une maîtrise totale de la structuration du paradigme islamique du pouvoir ; une capacité de donner un sens particulier aux concepts opérant dans le système politique. La monarchie peut mobiliser
aussi bien le lexique moderne que traditionnel. Elle peut même intervertir les
lexiques au gré des situations. Ainsi, la démocratie est devenue shûra, le député est
passé d'une vocation de représentation à une vocation ministérielle, il est au service
de Sa Majesté. Le fonctionnaire est un serviteur personnel du souverain (khadÎm),
alors que la loi est un simple édit royal (dahir) revêtu des mêmes attributs d'infaillibilité que sa source.
Le dédoublement de sens entretenu à travers une certaine ambiguïté du lexique
politique est l'aboutissement d'un long processus de << réinvention de la tradition >> ( 16), auquel ont concouru, aux côtés du palais, toutes les composantes de la
classe politique. D'ailleurs, ce processus s'est nourri d'une approche similaire développée par les islamistes. C'est à leur _contact que cette stratégie a pris les allures
d ' un projet cohérent et explicitement pensé de réinvention de la tradition religieuse,
mettant à contribution la doctrine constitutionnelle et la philosophie politique.
L'apparition du courant islamiste a non seulement accéléré le processus mais
1' a transformé en l'articulant aux attentes produites par 1'offre religieuse. Le processus mené par le pouvoir est passé d'un projet de traditionalisation à celui d'une
recréation et réinvention de celle-ci. L'espace du sacré est devenu alors sans limites,
au point de restructurer le champ politique.
Ce changement, tout formel qu'il soit, n'est devenu possible qu'après la
réunion de deux conditions importantes : l'acceptation par tous de l'utilité d'un processus réformiste lent et progressif qui ne remettrait pas en cause de façon drastique
la distribution actuelle du pouvoir, et la croyance en l'efficacité du constitutionnalisme comme mode de fixation des équilibres reconduits et lieu d'expression de certaines tensions.
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(18) Jean Leca in Démocraties sans démocrates, sous la dir. de Ghassan Salamé, Paris, Fayard, 1994.
(19) Le Fquih Basri est un ancien résistant, transfuge de l'armée de libération qui a animé l'Union nationale
des forces populaires. il fut condamné à mort au début des années 60. Il est aussi à l' origine de l'attaque de
1973 qui visait à renverser le régime. Arabiste convaincu, il a choisi dernièrement de rentrer au pays où il
milite en marge de la gauche institutionnelle sans trouver réellement sa place dans le nouveau paysage poli tique. Ses mémoires publiées par le journal de l'Union socialiste des forces populaires Al-lttihad al-ichtiraki
en décembre 1998 et janvier 1999 ont suscité un large débat sur l'histoire de la gauche marocaine.
(20) Voir Création du « Bloc démocratique», Rabat, 17 mai 1992, Maghreh-Machrek n° 137, juiL-sept. 1992.
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accepte de ne pas utiliser, ou à tout le moins, de sous-utiliser sa capacité à porter
atteinte à l'autonomie organisationnelle ou aux intérêts vitaux des autres ... >> . Un
pacte politique nécessite que chaque partie ait une confiance suffisante dans les
autres et dans le système pour choisir une stratégie qui, au mieux, conduirait à une
victoire incomplète (avoir le bénéfice de la participation), au pire à une défaite relative (Maroc) de préférence à une stratégie aboutissant soit à la victoire totale soit à la
défaite absolue (Algérie) (18).
En passant par ce détour théorique, on peut observer au Maroc, à partir des
années quatre-vingt-dix, le développement d'une culture politique du compromis et
de la négociation aussi bien dans les pratiques syndicales que politiques. Les modalités de cette négociation ont cheminé laborieusement en plusieurs étapes. Elles ont
eu pour protagonistes les partis du Mouvement national (Koutla), la monarchie et,
accessoirement et de façon indirecte, les islamistes.
L'amorce de ce processus se situe dès le début des années quatre-vingt-dix. La
relation entre la monarchie et les acteurs de la classe politique, appartenant à ce qu'il
est convenu de désigner comme « l'opposition >>, a enregistré une mutation profonde
aussi bien dans sa forme que dans son contenu. La redéfinition par l'opposition de
nouvelles perspectives stratégiques qui évacuent définitivement l'option putschiste et
qui inscrivent leur projet de réforme dans le cadre d'un régime de monarchie parlementaire a permis de dissiper certains malentendus et d'asseoir le pacte politique.
Ce pacte n'a pas nécessité de conférence nationale. Il a adopté les formes de
communication particulières au makhzen : signaux codés, travail par émissaires interposés, nominations dans les cercles extérieurs du sérail (les conseils supérieurs de la
Jeunesse, des Droits de l'homme ... ). La consolidation de ce pacte a nécessité un
retour de la gauche sur l'histoire, et plus particulièrement sur son implication dans
les tentatives de renversement du régime, en 1973 : cette démarche a pris des allures
d'acte de repentance donnant lieu, au sein de l'USFP, à un combat fratricide entre
courants, notamment à 1'occasion de la publication des mémoires de Fquih Basri (19)
en décembre et janvier 1998-99. Du côté du pouvoir, ce retour a été accompagné par
la reconnaissance de l'existence de disparus et la publication de leur liste, avant que
le roi ne décide d'indemniser leur famille et ne s'engage à clôturer le dossier des
droits de l'homme.
Sur le plan institutionnel, les mémorandums des partis (Istiqlal et USFP, en
octobre 1991, et de la Koutla (20) en mai 1992 et avril 1996) ont constitué le support
principal de communication avec le palais. Ils ont l'avantage de ne pas désigner
l'adversaire et de ne pas supposer la nécessité d'une réponse. Au-delà de la déférence
formelle qu'il suggère, ce mode de communication traduit et fixe le déséquilibre statutaire entre les acteurs politiques. Les leaders des partis politiques sont toujours en
situation de requérants et non de compétiteurs ou substituts. Le débat implicite sur la
procédure de la révision constitutionnelle est engagé et développé par les partis du
Mouvement national à travers leur adhésion à des considérations sur la Constitution
et en marge de leur congrès et de leurs mémorandums. Tous se contentent de se prononcer sur le contenu de la révision. Alors que ce qui était implicitement souhaité est
« l'avènement d'une constitution contractuelle>>.
La vigilance du roi s'est toujours concentrée, en priorité, sur les formes de
l'échange, même s'il lui est arrivé de faire de grandes concessions sur le fond.
Chaque fois qu'il est intervenu publiquement pour caractériser ces négociations, il a
insisté sur leur dimension consultative en soulignant que l'initiative de la réforme est
toujours royale. C'est d 'ailleurs ce qui explique que des concepts réalistes et paradoxaux comme << alternance consensuelle >>, << alternance souhaitée par le roi >> aient
pu constituer l'aboutissement de ce pacte.
Le constitutionnalisme
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Le constitutionnalisme renvoie (21) à un Etat de droit protégeant des sphères
de droit spécifiques contre le pouvoir arbitraire (discrétionnaire) de 1' Etat, même si
ce pouvoir devait être l'express ion de la volonté majoritaire. Pour que cette protection soit possible. la structure du pouvoir politique doit favoriser une division permettant que << le pouvoir arrête le pouvoir >>. Cette option s'appuie sur une acceptation commune (pacte) d'une rigidification de ces règles qui doivent être difficilement
remises en cause e t comporter la garantie de leur supériorité sur les règles qui organisent la contingence politique.
Le constitutionnalisme est par conséquent un élément essentiel de toute transition politique. Il ne peut être assimilé aux pratiques de mise en forme des situaticns
hégémoniques de certains groupes dans les régimes populistes ou des théocraties traditionnelles. Le constitutionnalisme reŒve d'une vue du monde qui légitime la compétition entre un pluralisme d'intérêts et de valeurs ainsi qu ' un compromis polyarchique entre élites représentant, à des degrés différents, d ' importantes demandes
sociales.
Au Maroc, l'instabilité constitutionnelle (cinq Constitutions en trente années,
une Constitution tous les six ans) traduit une tension dans l'émergence de cette culture constitutionnaliste et les difficultés de réaménagement d'un pacte politique. Toutefois, on peut noter que les mutations en cours et les réformes qu'ont portées les
dernières Constitutions ainsi que les conditions politiques de leur réalisation introduisent une nouvelle façon de voir et de traiter la chose politique.
La Constitution révisée le 4 septembre 1992, qui a dû être reprise en 1996,
n'était pas un acte isolé. Elle traduit une volonté politique qui s'inscrit, certes, dans
la logique des attentes formulées explicitement par les bailleurs de fonds et les partenaires occidentaux du régime, mais qui exprime aussi, d'une certaine manière, les
grandes mutation s que connaît la société marocaine.
C'est d'ailleurs dans ce cadre que s'inscrivent les réformes institutionnelles
suivantes :
- la création du Conseil consultatif des droits de l'homme par le dahir 1-90-12 du 20
avril 1990 ;
- la création les tribunaux administratifs institués par la loi n°4 1-90 promulguée par
le dahir no 1-91-225 du 10 septembre 1993 ;
- la création du ministère chargé des Droits de 1'homme, en 1993 ;
- la création du Conseil constitutionnel par la loi organique n° 29-93, dahir du 25
février 1994 ;
- la création du Conseil consultatif pour le suivi du dialogue social, annoncée le 24
novembre 1994.
Au-delà des principaux apports de cette réforme constitutionnelle, il faut insister sur l'ambiance consensuelle qui a présidé au déroulement de la phase actuelle de
réforme. La nouveauté vient du fait que, pour la première fois dans l'histoire marocaine récente, le projet a fait l'objet d'un large consensus, englobant les partis de
l' USFP et de l'Istiqlal. Jusqu 'à maintenant, le jeu politique était régi par des textes
qui avaient été rejetés par une partie non négligeable des acteurs politiques.
(21) Jean Lee a. op. cit.
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Libéralisation ou transition démocratique :
promesses et limites
Quand on prend le risque d' invoquer le concept de << transition >>, on suppose
d 'emblée que le problème de la nature démocratique du régime en question est réglé
alors même qu ' il s'agit de processus souvent réversibles. L'accord sur un minimum
d ' indicateurs- élections régulières, possibilités d'alternances, état de droit...- ne dispense pas d'utiliser des critères d'appréciation qui prennent en compte la complexité
des éq uilibres en place et la diversité des cheminements. Dès lors, le choix du
concept de « libéralisation >>, moins engagé et mieux à même de prendre en charge
les changements en cours sans préjuger de la crédibilité ou non du processus de
démocratisation, s'impose.
Il s'agirai t comme l'expliquait Mamadou Diouf pour certains pays sahéliens et
d'Afrique noire « de la mise en œuvre d'un processus consistant à rendre effectifs
certains droits qui protègent aussi bien les particuliers que les groupes sociaux
d'actes arbitraires ou illégaux commis par l'Etat ou les tierces parties. Autrement dit
que le pouvoir décide d'entrouvrir le système pour pallier au vieillissement de l'élite
ou à son usure, en organisant des formes de circulations contrôlées de celle-ci » (22).
Très peu d'observateurs de la scène marocaine doutent du caractère novateur
de certains aspects des nouvelles législations, celles qui touchent directement au
(22) Mamadou Diop, Libéralisations politiques ou transitions démocratiques : perspectives africaines,
CODESRIA, Nouvelles pi stes, n° 1- 1998, p 10.
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La responsabilisation du gouvernement devant les chambres et la nécess ité non
dite de faire nommer par le roi un Premier ministre iss u de la majorité entérinent la
principale innovation de la dernière Constitution.
En dehors du bicaméralisme, de la constitutionnalisation du Conseil économique et social et de l'inscription de l'option régionali ste dans la Constitution, on
retiendra la confirmation, au niveau du préambule, d' une disposition importante qui
amarre la légi slation nationale au corpus législatif international. Le préambule dispose en effet que « conscient de la nécessité d'inscrire son action dans le cadre des
organismes internationaux, dont il est membre actif et dynamique, le royaume du
Maroc souscrit aux principes, droits et obligations découlant des chartes des dits
organismes et réaffirme son attachement aux droits de l'homme tels qu'ils sont universellement reconnus >>.
Les maîtres mots de ces trois dernières années sont les concepts de « consensus >> et de << dialogue >>. Ils traduisent une volonté réelle de changement politique qui
au-delà d' une << culture manœuvrière >> du makhzen sont l'expression d'un nouvel
équilibre et d'une consolidation de l'apprentissage du politique. Le jeu des acteurs
est ponctué de moments de tensions savamment contrôlés, le plus souvent à l'usage
des militants même si ces tensions sont fondées sur des incompatibilités réelles
d'humeurs et de culture entre acteurs politiques : celles par exemple que continuent
de susc iter le maintien sous la coupe du souverain des << ministères de souveraineté >> (Intérieur, Affaires étrangères, Justice, Habous), toujours rejetés par certains
secteurs de l' ancienne opposition. Les indicateurs de changement sont nombreux et
déroutants : il était inimaginable il y a quelques mois de voir le ministre de l'Intérieur au congrès de la Confédération Démocratique du Travail, en mars 1997, surtout
si l' on garde en mémoire l'histoire des relations tumultueuses du pouvoir avec ce
syndicat. Il était tout aussi inimaginable de faire voter la loi sur la régionalisation à
1'unanimité. Les mois prochains devront confirmer cette tendance qui, tout en décrispant l'ambiance, libère le créneau de l'opposition au profit des islamistes.
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La doctrine constitutionnelle face à l'enjeu du partage
du pouvoir
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En votant à l'unanimité pour le « oui » lors du référendum constitutionnel de
1996, 1'opposition a accepté de façon indirecte le principe de 1' intangibilité de
l'esprit« autocratique» de la Constitution. Ce principe s'exprime de façon explicite
dans l'article 19 qui n'a subi aucune révision.
Les juristes, toutes sensibilités confondues, semblent s'accorder aujourd'hui à
considérer 1'article 19 comme la clef de voûte du système politique. Ceci n'a pas toujours été le cas : jusqu'au milieu des années quatre-vingt, cet article était traité
comme une simple mise en forme d'une spécificité historique, l'expression d'un attachement symbolique à une tradition religieuse sans aucune conséquence sur la pratique politique. Les exégètes s'attachaient davantage à commenter les parallélismes
existant entre la Constitution française de la yc République (1958) et les différentes
Constitutions marocaines. Les pouvoirs du roi étaient comparés à ceux du président
français notamment dans l'usage que 1' un et 1' autre font des articles 16 et 35 sur
l'état d'exception, ou des articles relatifs à la dissolution du Parlement ou au droit de
s'adresser directement à la nation (25).
La doctrine a commencé à s'intéresser à la dimension théologique de la
Constitution lorsque le roi a été contraint d'invoquer son statut de Commandeur des
croyants pour structurer le champ religieux, ou suppléer à la vacance du pouvoir
législatif (14 octobre 1983).
(23) Les gestes symboliques ne manquent pas. lis nécessitent une analyse à part. On peut évoquer, à titre
d'exemples, ceux qui ont été considérés comme significatifs par les acteurs eux-mêmes. Le premier geste,
sans aucun doute, est le communiqué de la maison royale annonçant la nomination de M. Youssoufi au poste
de Premier ministre et précisant que celui-ci a accepté cette nomination. La précision de l' acceptation n'est
pas passée inaperçue: il s'agit d'une reconnaissance de l'hypothèse du refus, et donc d'une volonté autonome .
Le dernier geste en date est cette lettre du Premier ministre datée d'avril 1999 à tous les ministres leur demandant de ne pas faire de leur tournée sur le terrain des occasions pour faire bombance.
(24) Celles-ci se sont manifestées à l'occasion d' une circulaire envoyée par Je ministre de l' Intérieur, en mars
1999, à tous les agents d' autorités, soumettant à autorisation préalable toute réunion d'ONG ou de partis politiques dans les locaux de l'administration. Cette circulaire, dont la première victime a été le tout puissant
secrétaire général adjoint du premier parti du gouvernement, a été interprétée comme un retour sur les acquis
et un épisode de plus dans la guerre de position entre les hommes du pouvoir.
(25) A. Kadiri, Précis des institutions politiques et du droit constitutionnel, Dar An-nachr, 1982.
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fonctionnement du système politique ou celles qui ont visé une mise à niveau du
cadre juridique régissant le secteur économique (Code du commerce et Code du travail, réforme de la justice), ni de certains changements dans le style d'exercice du
pouvoir (effort de communication, proximité avec la société civile) (23).
Toutefois, toutes ces transformations du tissu institutionnel n'en continuent
pas moins à nourrir aussi un certain scepticisme quant à la capacité du système à
rendre effectif ce train de réformes. Le consensus alimenté par des formes de discours et consolidé par l'émergence de pratiques de dialogue réel n'intéresse qu'une
partie du corps politique et social ; par ailleurs la tension reste vivace au sein même
du gouvernement, notamment entre certains ministres désignés directement par le roi
et leurs collègues (24) . Elle l'est aussi au sein de la classe politique qui arrive difficilement à résorber la demande d'insertion des nouvelles générations de militants en
âge d'exercer des responsabilités politiques. Le système dans son ensemble doit relever dans le proche avenir de nombreux défis pour contourner ses propres limites
structurelles. On va dans ce qui suit examiner deux de ces défis qui paraissent
comme les plus importants. Le premier concerne la doctrine constitutionnelle ellemême qui compromet les avancées réalisées par les réformes constitutionnelles et
risque d'hypothéquer tout projet de partage de pouvoir. Le second, plus politique,
renvoie à la capacité du système à gérer des tensions sociales dont l'expression
risque d'être prise en charge par les islamistes.
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(26) M. Moatassime. Réxime politique constitutimmel marocain (en arabe). Casablanca, Isis éd . 1992, p. 23 .
(27) A. Me nnouni . «Le recours à l'article 19, une nouvelle lecture de la constitution >>, RJPEM, n° 15, 1984,
p. 32.
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La lignée des légistes au service du prince est trop riche pour qu'on puisse
l'évoquer ici de façon exhaustive. Les plus brillants ont été intégrés dans le cercle de
proximité (feu A . R. Guédira, A. Boutaleb, M . Moatassime). Moatassime actuellement chargé de mission au palais, se demandait à juste titre si le docteur El Khatib
(que l'on retrouvera plus tard au centre des tractation s politiques entre islamistes
modérés et pouvoir : voir infra) qui, avec le soutien de Allal El Fassi, fut à l'origine
de 1' introduction dans la Constitution du titre de Commandeur des croyants, se doutait de sa signification quand la Constitution de 1962 était en chantier, et s'il en avait
mesuré toutes les conséquences sur le devenir de la vie politique marocaine. Etait-il
conscient que son zèle authentique ne prévoyait pas une simple distinction honorifique au bénéfice d'un roi dont les bases du pouvoir sont constitutionnelles ? Etait-il
conscient aussi qu'il venait d'inaugurer une nouvelle voie dans la doctrine constitutionnelle en établissant « l'origine religieuse du pouvoir qui le situe en dehors du
processus référendaire constituant, lui donnant le caractère d'antériorité qui le place
au dessus de la Constitution » (26) ?
L ' article 19 est ainsi libellé : «Le roi, Amir a l-mûminine, représentant
suprême de la nation, symbole de son unité, garant de la pérennité et de la continuité
de l'Etal, veille au respect de l'islam et de la Constitution. Il est le protecteur des
droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités ».
Cet article, note A . Mennouni, << est fondamentalement lié à la nécessité de
donner une solution au problème de la légitimité( ... ), une légitimité fondée sur l'origine de l' institution qui a construit l'Etat marocain, assuré sa survie historique( ... ) ;
une légitimité reposant sur des finalités multiples et primordiales : garantir la continuité de l'Etat, le respect de la Constitution, l'indépendance de la nation et son
unité » (27) .
Commentant le qualificatif de << amir al-mûminine » , l'auteur note qu ' il s'agit
<< d ' un des attributs fondamentaux de la royauté qui fait de son titulaire, le monarque,
le support d'une légitimité religieuse. Il est le chef d'une communauté des croyants,
qui est essentiellement et conformément à la vision islamique une communauté politique mais différente de l'Etat. A ce titre, il est le gardien actif du consensus des
musulmans qui contribuent à la vie d'une collectivité dont l'invariant culturel fondamental est le monisme. Il dispose donc de pouvoirs qui ne sont pas illimités parce
que devant être exercés conformément au Coran , à la Sunna, mais dont l'interprétation qui en a été globalement donnée est assez large. On pencherait alors à considérer que cette mission importante, entre toutes, légitimerait l'existence d'un champ
d'action politique, qui n'est pas moins vaste que l'espace constitutionnel et dont le
contour serait fixé notamment par l' ijtihad >>.
L'article 19 est généralement évoqué à l'occasion de la promulgation de
dahirs intervenant directement dans la vie religieuse. Il fut explicitement cité dans le
préambule des dahirs du 12 avril 1976 portant loi organisant le ministère des Habous
et celui du 8 avril 1981 créant les conseils des oulémas. Il fut aussi mis à contribution en 1989 pour obliger les députés de I'USFP à réintégrer le Parlement qu'ils
avaient quitté, alléguant que leur mandat était venu à échéance et que le roi ne pouvait le proroger unilatéralement. Cette défection a été assimilée à un manquement au
lien de la bey' a en invoquant l'environnement juridique suggéré par l'article 19.
Au niveau doctrinal, l'opposition n'a jamais nié l'omnipotence du pouvoir
monarchique. Elle se montrait de plus en plus résignée à en tracer les limites ou à lui
proposer un partage dont elle ne contesterait pas d'avance le caractère léonin. Le professeur Mennouni, constitutionnaliste en titre de I'USFP et membre du Conseil
constitutionnel, a esquissé toute une théorie pour cadrer une forme de souveraineté
dualiste entre représentation parlementaire et monarchique. Il a évoqué à ce propos le
concept de suppléance. Il s'agirait de la possibilité pour une institution, en l'occurrence la monarchie, dans des conditions généralement déterminées par la Constitution, « de se substituer voire de suppléer à une autre institution, empêchée d'accomplir la fonction qui lui est dévolue» (28). Dans le cas d'espèce l'institution en question est le Parlement.
Le statut de Commandeur des croyants que les légistes ont rationalisé dans un
langage juridique, est devenu, dans la pratique et le discours politique, une sorte
d'institution sacrée. La sacralité n'est pas assimilable ici à un «objet de culte» ; elle
signifie beaucoup plus : place dans la hiérarchie des normes et des acteurs politiques,
capacité d'être, référence par rapport à laquelle se font et se défont les lois ; elle est
suprématie autant que vénération. Dans les deux cas, elle entraîne le respect et la
soumission.
Ce cadrage doctrinal de la position royale dans le système politique inhibe
toute velléité de changement institutionnel et vide ainsi de son contenu le projet de
redistribution de pouvoir que semble initier le processus d'alternance.
Les islamistes entre intégration et débordement
Les modalités d'insertion du mouvement islamiste dans le champ
politique
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Dans toutes ses interviews aux médias étrangers, le roi a tendance à minimiser
l'impact du mouvement islamiste au Maroc en distinguant entre le concept de fondamentalisme (application stricte des règles de conduite de l'islam et nécessité de ressourcement dans le corpus originel, Coran et Sunna) qu'il revendique et l'intégrisme
qu'il condamne. Cette attitude politique laisse peu de chances à une insertion officielle du mouvement dans le paysage politique et conforte l'attitude des autorités qui,
jusqu'à maintenant, n'ont toujours pas délivré de récépissé de dépôt à l'association
de Abdelilah Benkirane, al-Islah wa at-Tawhîd (réforme et unification)- ce qui équivaut à une semi-reconnaissance- et ont refusé de reconnaître l'association ai-'Adl wa
al-Ihssan (équité et bienfaisance).
En conséquence, le lieu d'insertion des islamistes se situe tout d'abord dans
l'espace intérieur. Le tissu social offre des points de réceptivité nombreux et variés.
Stratégiquement, il s'agit d'une approche d'islamisation par le bas. Cette option était
davantage présente dans la nouvelle orientation de lajama'a (l'association) de Benkirane (al-Islah wa at-Tajdid) (29) : Mohamed Yatim, porte-parole de l'association,
déclarait en mars 1992 : « L'objectif du moment est de confirmer le caractère pacifique et légal du mouvement pour ne plus être pénalisé à cause des anciennes références (allusion à leur appartenance au groupe de la Jeunesse islamique impliqué
dans l'assassinat de Omar Benjelloun au milieu des années soixante (30)). On croyait
à tort que le problème était de changer l'Etat par le haut. Or le problème au Maroc
ne consiste pas en la construction d'un Etat islamique. L'Etat islamique existe constitutionnellement et doctrinalement. Le problème n'est pas celui d'un parti laïque qui
(28) Idem, p. 36.
(29) Mohamed Yatim, ar-Raya n• 18 du 23 mars 1992. Al-lslah wa at-Tajdid est la dénomination actuelle du
groupe islamiste modéré qui a changé de nom en trois occasions. Il s'appelait au début l'association Al-jama'a
al-islamiya en 1981 -82. Les dirigeants ont renoncé à ce nom pour signifier qu'ils abandonnaient la prétention
à être les représentants excl usif de l'islam orthodoxe et désiraient partager la représentativité avec d'autres
groupes. Ils se sont fait alors appeler al-lslah wa at-Tajdid (réforme et innovation, nom qui traduit leur projet
réformiste et innovateur). A la veille des élections de 1996, le groupe adopte un nouveau nom al-Islah wa atTawhid pour annoncer sa fusion avec un autre groupe islamiste al-Moustaqbal.
(30) Achabiba al-islamiya est le premier groupe islamiste constitué par Abdelkarim Moti'en novembre 1972.
Considéré comme une pépinière du mouvement islamiste, il a été impliqué dans l'assassinat du leader Omar
Benjelloun en 1976.
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Cl 1) La première fut à l'occasion du si t-in organisé par le groupe de Yacine devant la cour d'appel de Rabat
en mai 1990, à l'occasion de son procès, et la deuxième à l'occasion de la marche organisée par l'association
maroc aine de soutien à la cause palestinienne en juillet 1990.
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essaye d'effacer tous les aspects de la religion dans la vie sociale et politique, mais
de donner à cette légitimité religieuse, reconnue socialement et politiquement, les
moyens d'être réellement présente ... >>
Dans le cas d'al-' A dl wa al-Ihssan, le déploiement politique s'effectue à
deux niveaux :
-l'occupation de la rue à l'occasion de manifestations publiques dont le
groupe n'est pas nécessairement l'instigateur. Plusieurs fois, en 1991, les islamistes
ont fait étalage de leur poids dans l'opinion publique et ont fait preuve d'un grand
sens de l'organisation. C'est la guerre du Golfe qui a joué le rôle de révélateur des
possibilités de mobilisation. Et c'est à ce titre qu'elle a été « habitée >> par les islamistes. La participation massive des deux groupes de la Jama'a al-islamiya (Islah) et
de al-' A dl wa al-Ihssan à la marche du 3 février 1991 qui, selon plusieurs sources,
représentaient entre 40 et 70 % des manifestants (le chiffre global varie selon les
sources entre 300 000 et 700 000) a permis pour la troisième fois dans l'histoire de
l'islamisme marocain de prendre la mesure d'une expression publique C:u mouvement
(31 ). Le 1cr mai 1991 a également été marqué par une présence massive des islamistes (plus de 50 % des gens qui ont défilé) , ce qui a obligé les états-majors de
l'Istiqlal et de l'USFP présents sur la place al-Fida, à Casablanca, à écourter le programme et à laisser la place aux forces anti-émeutes qui ont dispersé les manifestants.
La présence des associations islamistes sur la scène publique a produit les
conséquences escomptées : la figure de l'islamiste est banalisée et même acceptée
comme partenaire possible par les partis de l'opposition. Bien qu'aucun support de
coordination n'ait été créé, des rapprochements sont envisageables entre l'aile fondamentaliste du parti de l'Istiqlal et quelques groupes islamistes, notamment ceux des
villes moyennes (Safi, Tétouan ... ). Néanmoins , il ne faut pas oublier que les structures clandestines sont aussi actives que mal connues. Les communiqués émanant
d'un « comité de coordination islamique >> témoignent de l'existence de courants
« extrémistes>> qui pourraient s'imposer au sein de l'islamisme en cas de conflit
ouvert avec le pouvoir.
- l'activisme estudiantin : l'université est, pour les islamistes, un lieu de
concentration important ; elle constitue dans la stratégie du mouvement un front privilégié depuis 1979. Cet activisme s'exprime à travers une islamisation du vécu estudiantin : ouverture de mosquées dans les enceintes universitaires, organisation des
semaines culturelles, réactivation de l'activité syndicale par une réappropriation des
structures de l'UNEM (Union nationale des étudiants marocains) . Cette présence
massive sur les campus a débouché sur des confrontations souvent sanglantes avec
les étudiants appartenant à la gauche non partisane. Il faut noter que les islamistes ne
portent pas seuls la responsabilité de ces incidents qui ont défrayé la chronique à
Oujda et Fès tout au long de 1' année 1991. L'année 1996-1997 a connu une intensification des manifestations estudiantines. Le mouvement islamiste, notamment Al'Adl voudrait profiter de la libération par la gauche du créneau de l'opposition pour
l'occuper dans la perspective d'une alternance future. Pour ce, il a essayé, à travers
l'université, de faire valoir ses droits politiques.
La réaction du pouvoir a été quelque peu musclée. Elle est restée néanmoins
en-deçà de ce qui est habituel. L'intervention de la police sur le campus a pris les
allures d'une punition et non d'une confrontation. Les peines prononcées lors des
procès qui ont suivi étaient relativement modérées. Depui s, une circulaire signée par
les troi s ministres de la Justice, de l'Enseignement supérieur et de l'Intérieur est
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La présence des islamistes dans l'enceinte du ministère de l'Intérieur, au soir
du 14 novembre, a constitué l'événement marquant de ce scrutin. Elle a mobilisé
tous les médias internationaux qui scrutaient à grande peine les lignes de la main du
régime supputant ses chances de résister au «péril vert» et de démentir la thèse d'un
scénario à l'algérienne. Pourtant très peu parmi eux avaient noté qu'il ne s'agissait
pas de la première participation des islamistes à un rendez-vous électoral. Ceux ·ci
ont participé par trois fois à des consultations : les référendums constitutionnels de
1992 et 1996, où ils ont fait campagne pour le « oui », et surtout les élections communales de juin 1997 où ils ont dû forcer la main à leur allié du MPDC et se présenter en candidats sans appartenance politique.
En effet, le retrait décidé unilatéralement par Khatib des élections communales
sans en référer à ses associés de l'Islah n'a pas entamé la persévérance de ceux-ci qui
n'ont à aucun moment dénoncé ni critiqué un comportement qui avait toutes les
apparences de la réalisation d'une directive du pouvoir central. Certes Khatib a justifié sa décision en public par le fait que son parti n'avait pas été convié à participer
aux travaux de la commission de suivi des élections qui a préparé la plupart des
textes législatifs qui organisent le scrutin de 1997. En privé, auprès des chancelleries,
il a beaucoup insisté sur l'interprétation de cette non-invitation. Selon lui, elle équivaudrait à un « désaveu paternel de Sa Majesté ». L'explication de ce geste presque
discourtois vis-à-vis d'alliés fougueux, peut être ramenée à deux facteurs : la peur du
leader de voir les structures du parti complètement appropriées par des élus locaux
appartenant à l'Islah ; ces derniers une fois légitimés par un mandat électoral seraient
en position de procéder à son éviction ; la peur des autorités de ne pas pouvoir maîtriser, au niveau local, le processus de participation des islamistes. La demi-reconnaissance à travers des candidatures SAP (sans appartenance politique) laissait plus
de marge aux autorités locales. Le fait intéressant dans cet épisode de juin 1997 est
la persévérance des islamistes dans leur projet pédagogique. Durant tout l'été, ils se
E1udes
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Les lslahistes et les élections du 14 novembre 1997
(32) Le Mouvement populaire démocratique constitutionnel est un parti issu d' une scission avec le mouvement populaire. Il a été toujours dirigé par le docteur AI-Khatib qui l'a maintenu en état de veille, ne se manifestant qu'épisodiquement. Les militants du groupe al-lslah ont décidé de s'enrôler massivement dans ce parti
tout en gardant une certaine autonomie à leur association. Cette adhésion massive a transformé le parti devenu
en quelque sorte le cheval de Troie de l'islamisme en matière de participation électorale.
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venue pointer de façon claire les << extrémistes » et mettre en place un dispositif de
reprise en main des campus.
Le pouvoir donnait l'impression, à la veille des élections du 14 novembre
1997, d'hésiter sur l'option à prendre. Dans le fond, il ne semble pas envisager de
changement radical dans le rôle qu'il veut faire jouer aux islamistes dans le futur
politique du pays. En effet, si on se base sur les conclusions de l'université d',:té
relative au réveil islamique organisée en août 1990 et 1991, on pourrait même affirmer que le principal souci du pouvoir est d'encadrer les prédications religieuses (la
da'wa) en s'assurant les services d'un islamisme« soft>> et apolitique, incarné dans
le mouvement piétiste d'origine indienne ad-Da'wa wa at-Tabligh ou même, en cas
de besoin, de tolérer l'existence d'un mouvement adoptant le modèle des Frères
musulmans comme la Jama'a islamiya. Jusqu'à maintenant l'hypothèse de la constitution d'un parti politique de sensibilité islamiste a été évacuée.
Le pouvoir a cependant choisi une intégration des islamistes les plus modérés
« par procuration », dans le cadre du MPDC (Mouvement populaire démocratique
constitutionnel) (32) . Ces derniers ont participé au référendum de 1996. A l'exception de quelques participations individuelles lors des élections de 1993, il est très difficile d'évaluer leur poids réel.
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(33) AI-Moustaqbal est une association qui a été créée dans une petite ville du Nord du Maroc, Ksar El Kébir,
par un groupe d'enseignants issu d' une faction modérée de la Chabiba.
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sont efforcés d'entretenir l'image de courant modéré en constante évolution. A aucun
moment, ils n'ont critiqué ni la position de Khatib, ni celle du pouvoir. Leur pragmatisme, déjà évoqué plus haut, s'est nourri de nouveaux référentiels : la littérature
des islamistes vivant dans des pays non musulmans à tradition communautaire
(USA et GB) leur a permis d'élargir les horizons du compromis avec la classe politique et d'entretenir la thèse d' une cohabitation possible avec la gauche.
La modestie des résultats enregistrés -cent conseillers et trois présidents de
commune- a été minorée par les dirigeants de ce courant, l'accent étant mis sur les
possibilités de contacts directs offerts par la campagne électorale et sur l'objectif de
dédiabolisation de l'islamisme.
Lors du scrutin de novembre 1997, il était question d' une participation officielle : le pouvoir a pour la première fois reconnu l'attelage Mouvement populaire
démocratique constitutionnel (MPDC)-Islah wa at-Tajdid. Certes le parti n'a pas été
convié aux différentes réunions préparatoires, mais il a pu bénéficier de la subvention
publique.
Un rapide coup d'œil sur les 142 candidatures présentées par le MPDC montre
une grande parenté avec le profil sociologique de l'ensemble de la classe politique,
notamment de l'opposition. On n'a affaire à aucune population particulière, aucune
catégorie socio-professionnelle nouvelle, ni aucune région exclusivement représentée
par les islamistes. A l'instar des candidats de la Koutla, on retrouve une nette prédominance des enseignants (49 %), et des professions libérales (17 %). L'âge moyen
des candidats dépasse la quarantaine. Les militants de l'Islah qui représentent moins
de 50 % de l'ensemble des candidats MPDC se sont presque tous présentés dans des
circonscriptions urbaines.
Si les profil s des candidats ne présentent aucune particularité par rapport à la
classe politique en compétition pour les suffrages des Marocains, leur professionnalisme politique et leur sens de la communication, affûté par de longues années de
pratique de la prédication religieuse et de travail social, a surpris les observateurs.
Tous les candidats affiliés au mouvement al-Islah wa at-tawhid (mouvement
issu de la fusion entre l'association al-Islah wa at-tajdid et l'association al-Moustaqbal (33) juste à la veille des élections de 1997), aussi bien ceux qui ont perdu que
ceux qui ont gagné, s'accordent à souligner l'importance pour eux du moment préélectoral. L'essentiel était de participer mais surtout de faire officiellement campagne. Le suivi des campagnes de certains candidats et des choix par ceux-ci des circonscriptions permet d'apprécier le niveau d'apprentissage des règles de communication politique. Si les candidats ont choisi de s'implanter dans des circonscriptions
où ils ont soit des attaches ethniques, soit des attaches professionnelles (enseignement et médecine), ils n'ont pas manqué, du moins pour les principaux leaders, de
s'appuyer sur leur audience ancienne en tant que prédicateurs de mosquée de quartier
ou comme militants des associations de bienfaisance. Il faut noter toutefois que les
candidats ont évité d'utiliser les mosquées durant les campagnes électorales et ont
privilégié le porte à porte.
Le programme du parti publié en totalité dans les journaux proches du mouvement est assez complet. On peut relever que le terme chari'a n' a jamais été évoqué. Ce programme, par certains côtés, est très proche de ceux des partis de la
Koutla, si l'on excepte deux mentions particulières : l'engagement à interdire
1'ouverture des débits de boissons et à permettre aux lauréats des départements
d 'études islamiques d'intégrer le corps des imams. Durant la campagne le programme n'a pas fait l'objet d' une exégèse supplémentaire. Les candidats ont joué la
carte de la moralité et de la lutte contre les corrupteurs et les corrompus. Ils se sont
appliqués à exécuter les consignes du parti qui a précisé les règles de conduite des
candidats islamistes et les a déclinées sous la forme de cinq principes : l'objectivité
et la non personnalisation des débats, la clarté dans les propos, la franchise, la cohérence et le devoir de se documenter avant de parler aux électeurs. Les candidats ont
tous mis l'accent sur leur proximité avec les citoyens humbles évitant toute ostentation.
Les mots d'ordre religieux n'étaient pas sur-epé~nt
dans le discours de
campagne, certes plusieurs candidats se sont attaqués à la présence de débits de boissons dans un pays musulmans et ont essayé d'assimiler le vote pour les partis
« laïques » à un témoignage passible des mêmes sanctions que le faux, sévèrement
condamné par le Coran, mais ils ont pour la plupart essayé de faire une campagne
populiste basée s ur le bilan des mandats électoraux de leurs adversaires et non sur
leur impiété.
Les résultats des élections : logique de la prédication et logique
politique
Préfecture
Nom
Circonscription
Nombre
de voix
%
Différence
avec le 2•
Casablanca
Casablanca
Casablanca
Casablanca
Fès
Oujda
Agadir
Tétouan
Tanger
M. Ramid
Nouredine Km·bal
Rachid Lamdaouer
Al Moqri Abou Zaid
Ahmed Al Omari
A. Aftani
Saad Eddine Othmani
Al Amine Boukhoubza
Abdallah Chbabou
ldrissia
Bouchentouf
Bab Jedid
Sadri-Raja
Chrarda
Oujda Bouknadel
Dchira
Sidi El Mendri
Tanger Boukhalef
8644
7 466
5 846
Il 428
5 259
4 548
Il 232
10 146
5 723
47,47
37,25
6 696
2 482
54,34
33,15
30, 12
47,22
46,93
34,84
9 278
2 162
1 852
8 409
7 434
1 076
Une déclaration de A. Youssoufi à l'hebdomadaire Jeune Afrique, à la veille
des élections du 14 novembre, laissait entendre que les islamistes pouvaient être
agréés dans le cercle très fermé de l'opposition. Cette reconnaissance, reçue avec
beaucoup d'enthousiasme par les islamistes, scelle leur intégration dans le champ
politique officiel. Elle leur permettrait d'envisager toute une série de scénarios de par(34) NDLR : A la suite d'élections partielles intervenues entre avril et juin 1999, deux nouveaux députés du
MPDC (devenu le Parti de la Justice et du Développement (PJD), dont A. Benkirane ont été élus au lieu et
place d' un député de I'USFP et d'un autre de l'Istiqlal. Rejoints par un autre député de l' Istiqlal précédemment élu . ils sont donc désormais 12. le nombre suffisant pour constituer un groupe parlementaire.
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Le scrutin législatif du 14 novembre 1997 a permis l'élection de neuf candidats. Le soir même Benkirane, traité en vedette par la presse internationale, n'a pas
pu s'empêcher de montrer sa joie et sa satisfaction, satisfaction partagée par les autorités du pays. En toutes occasions, les islamistes ont évité la surenchère sur la chari'a
et ont souligné le caractère correct de la consultation . Ils avaient espéré avoir Il
sièges pour pouvoir constituer un groupe parlementaire et ont indiqué que deux circonscriptions leur auraient été volées, celle de Ben Msik et celle de Fès (34). Sur les
neuf élus, cinq font partie sans équivoque des leaders de l'association Al-Islah ou
Al Moustaqbal, les autres sont de simples sympathisants.
Deux faits paradoxaux ressortent de ces résultats :
- la non-élection de certains leaders islamistes très médiatisés : Benkirane et
Raïssouni ne se sont pas présentés et Yatim a échoué ;
- les scores réalisés par les candidats élus : comme le montre le tableau suivant trois élus sur neuf ont presque la majorité absolue et la différence avec le candidat suivant est à chaque fois impressionnante.
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(35) Bachir Mohamed, Entretien avec l'hebdomadaire Assahifa, n° 22, semaine du 5 au 11 février 1999.
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ticipation ou de soutien au futur gouvernement. Une option qui a l'inconvénient de les
fragiliser face à la tendance oppositionnelle du fondateur du mouvement AI-'Adl wa
ai-Ihssan, Yacine, les obligeant à d'incessants réglages. Sur le terrain universitaire, ils
sont obligés de continuer à soutenir les militants d'ai-'Adl et à jouer la carte de
l'intransigeance- c'était d'ailleurs le prix à payer pour leur participation avalisée par
le silence de Yacine et préparée par de longues discussions avec ses compagnons.
Durant ces élections on peut considérer que la seule opération gagnante aura
été cette intégration de l'islamisme modéré de façon très contrôlée. Elle a permis,
pour un moment, de détourner les regards tournés vers cheikh Yacine et d'accentuer
les dissensions au sein de son mouvement. Les sorties médiatiques de Bachiri,
numéro 2 de celui-ci, expulsé pour insubordination, montrent l'impact de cette intégration sélective du mouvement. Elle lève aussi le voile sur la violence contenue par
le leadership du cheikh qui émerge plus dans le registre soufi qu'islamiste au sens
strict. Le refus du numéro 2 de constituer une nouvelle jama'a montre aussi que la
base n'est pas prête. Néanmoins ce remue-ménage fragilise le cheikh Yacine et
risque de produire un débordement à partir de l'université (35).
Sur le plan de l'activité politique, les parlementaires islamistes se maintiennent
dans leur position de soutien critique. Cette position, qui risque de favoriser leur
usure politique si elle n'est pas associée à des frondes périodiques, est présentée
comme un gage de responsabilité.
L'atténuation du risque d'usure se fonde sur une stratégie en deux points :
- l'entretien d'une image d'exemplarité dans la conduite du travail parlementaire : prises de parole modérées mais fermes en mettant l'accent sur la compétence
rhétorique, 1' assiduité ...
-le développement de la fonction d'intermédiation par l'entretien d'un rapport
de proximité avec les habitants des différentes circonscriptions et par le soutien
apporté aux mouvements associatifs caritatifs musulmans . Depuis les élections, des
associations déjà anciem1es comme as-Salam ont décuplé leur activité pour répondre
concrètement à certains problèmes (logement, mariage des jeunes, santé ...) ; d'autres
associations ont été créées dans les circonscriptions à forte densité islamiste (Al Bir
à Ben M'sik .. .). Ces associations agissent sous le patronage des députés qui assistent
à leurs activités , animent des conférences et interviennent auprès des administrations.
Le dossier islamiste n'est pas pour autant clos, l'arrivée même à dose homéopathique des islamistes dans l'enceinte du Parlement risque de changer la donne du
jeu politique en obligeant les parties à se définir de façon claire vis-à-vis des propositions que les islamistes ne vont pas manquer d'introduire. Tout le risque est que les
députés se laissent aller à une surenchère sur la religion. L'épisode du vote de la loi
sur le micro-crédit constitue à cet égard un cas d'école dans la mesure où il rend
compte de la fragilité du processus : alors que le gouvernement a déposé une loi pour
encadrer et diffuser le micro-crédit afin de financer la lutte contre la pauvreté, les islamistes se sont opposés à cette loi en développant un argument plus politique que théologique ; au lieu de se référer à l'interdiction de l'usure, argument qui les aurait amenés à remettre en cause l'organisation de tout le système bancaire, ils ont mis l'accent,
par réalisme politique, sur les risques de fragilisation du tissu social liés à une extension du système de crédit. La difficulté arithmétique à faire aboutir des amendements
à la loi les a poussés à opter pour la pétition en dehors de l'enceinte parlementaire.
L'échec normal de la fronde islamiste à ce sujet peut les amener à constater les
limites de la démarche réformiste et à pallier les risques d'un passage de la logique
de prédication à la logique politique par une accentuation d'un activisme au niveau
de la rue. D'autant plus qu'un échec de l'expérience d'alternance risque de les mettre
en selle ou de favoriser une dérive autoritaire qui se nourrirait d'un revers au Sahara.
Réformes politiques et transition démocratique
Mohamed Tozy
Dans Monde Arabe 1999/2 (N° 164),
164) pages 67 à 84
Éditions La Documentation française
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ISSN 1241-5294
DOI 10.3917/machr1.164.0067
Réformes politiques
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Trois générations après l'indépendance, le Maroc offre aux observateurs une
image paradoxale. Le système politique donne une impression d'inaltérabilité renforcée par l'intériorisation d'une sorte de droit à l'immobilisme, pensé comme une
fidélité au passé ( 1). Cette image a fini par s'imposer, confortée par la conviction
ancrée chez les chercheurs que la monarchie déploie une stratégie de survie fondée
sur le conservatisme. Face à elle, une élite représentée par un éventail de partis issus
du Mouvement national défendrait « une vision moderne ».
Simultanément, le régime donne l'impression d'être toujours au seuil de la
rupture, même si les chancelleries occidentales lui prêtent une « force tranquille » de
résistance à l'islamisme. L'attaque de Marrakech, en août 1994 (2), a laissé penser
un moment que l'édifice vacillait sur ses bases et que, privé du soutien traditionnel
des ruraux, il se serait offert en pâture au terrorisme islamiste urbain. Le refus de la
violence fut, à l'époque, unanime, mais insuffisant pour dissiper un profond sentiment de malaise. Majorité et opposition ont acquis la conviction que la société était
politiquement bloquée. Ce qui d ' ailleurs tendait à confirmer l'échec des multiples
tentatives<< d ' a lternance >> mises en œuvre avant d'aboutir enfin, au début de l'année
1998.
Parmi les problèmes qui structurent l'horizon politique de l'élite, celui de
l'alternance des générations est, sans conteste, le plus important. Il s'impose d'autant
plus que la classe politique appréhende la perspective d'une succession mal engagée
entourée de beaucoup d'ambiguïtés. Cette question ne se joue pas uniquement au
sein du palais mais aussi à l'intérieur des états-majors des partis. Le renouvellement
de la classe politique se pose comme un défi difficile à relever, alors même que le
vieillissement des hommes politiques s'accompagne d'une rupture de plus en plus
profonde avec les nouvelles générations, aussi bien sur le plan culturel que sur celui
des référentiels de légitimation de l'action politique.
Ces décalages annoncent des difficultés de communication entre la génération
du Mouvement national et celle de l'indépendance. Plusieurs facteurs auraient pu,
cependant, faire croire à une atténuation de ce conflit potentiel. Entre autres, l'évacuation de la discussion sur le choix du régime, l'abandon par les groupes gauchistes
de 1'option putschiste qui faisait de 1'élimination du roi un objectif prioritaire,
l'acceptation par ce dernier d'un projet d'alternance qui permette l'accès de l'opposition au pouvoir et la libération des prisonniers politiques.
Néanmoins, ces décalages persistent. Ils sont révélés par l'émergence de nouveaux profils, en rupture avec la culture politique du Mouvement national. Outre une
confirmation de la présence dans le champ politique d'une élite islamiste, la pression
des lobby des diplômés des grandes écoles (Ponts-et-Chaussées, Polytechnique) se
* Docteur d'Etat en science politique, professeur de science politique à l' Université
Hassan Il.
(1) R. Leveau, Le (el/ah mamcai11, dé(e11seur du trû11e, Paris. FNSP, 1976.
(2) Le 24 août deux touristes espagnois sont assassinées dans un hôtel de Marrakech. Deux Français d' origine
algérienne sont arrêtés, deux jours plus tard , à Fès et Casablanca, puis 6 autres suspec ts. Des armes et des
munitions sont découverts à Aknoul.
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Mohamed Tozy
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Le s c on st a ntes d'une lente évolution
polit ique
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Le système est travai llé par une double tension qui neutralise toute velléité de
transformation radicale. Il s'agit, en premier lieu, de l' enracinement d ' une culture
autoritaire qui opère aussi bien au niveau du référenti el monarchique qu'à celui de la
classe politique. Il s'agi t, en second lieu, de la centralité de la religion dans son dispositif de légit imation. On a déjà décri t dans des études antérieures (4) le processus
qui a amené le roi, à partir de 1961 , à s' investir comme chef de l'Etat en même
temps que comme chef d' une communauté religieuse, ce qui a abouti à conférer à la
monarchie << chérifienne » une maîtrise totale du champ rel igieux .
Avant d'aborder les moments forts qui ont marqué l'itinéraire du sultan-roi
dans sa quête d ' une légi timité religieuse réécrite et aseptisée, combinant avec un certain savoir-fa ire les registres hagiographique, juridique et théologique, les changements maîtrisés et les réformes contrôlées de la dernière décennie, il convient de placer le dispositif du pouvoir au Maroc dans une double perspecti ve théorique et historique.
-
Les fondements culture ls du système
Au Maroc, les acteurs politiq ues revendiquent une très forte profondeur historique. Le geste comme la parole sont travaillés à leur insu par cette quête d'un passé
élaboré et forcé de se mettre en harmonie avec le présent pour l'éclairer et lui donner sens . D' emblée, on peut oser l'hypothèse que cette culture singulière qui se ressource de façon délibérée, souvent perverse, dans les pratiques du XIX0 siècle, s'appa-
(3) M ouni a Bennani-Chraibi, Soumis et rebelles, Paris, CNRS , 1994.
(4) M . Tozy , « M onopolisation de la production symbolique et hiérarchi sation du champ politico-religieux »
i11 Le Magl1reh Mu sulma11 e11 1979, CRESM -CNRS , 1981.
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fai t de plus en plus insistante, même si les nouvelles ac tivités fin ancières (bourse,
pri vati sati on) o ffrent à ces nouveau x cadres des niches d 'attente, reportant po ur
quelque temps leur arrivée dans l' arène politique. Face à ces nouveaux groupes, la
domination traditi onnelle des juristes et des économistes devient de moins en moins
év idente, leur présence en nombre dans le dernier gouvernement apparai ssant comme
un sursaut qui ann once un changement d ' époque. Autre fait aggravant, la capacité
d ' intégration du sérail est de plus en plus limitée du fa it du nombre élevé des prétenda nts et de la diversifi cation des cultures politiques. Le sit in des d iplômés de
1' enseignement supérieur (3), confi rmé par celui des docteurs Uuin 1995 et octobre
1998) met le po uvo ir devant une fo rme nouvelle d'expression politique di fficile à
gérer sans perte de légitimité.
Dans ce contexte, les objectifs de ce texte son t d' identi fier les principaux
changements en cours dans le système politique marocain , d 'en esquisser les limites
et d ' e n éval uer les chances de réuss ite. On s'attac hera dans un premi er temps à
décrire les constantes de ce système, à rappeler les premiers frémissements réformistes qui ont rendu possible l'ouverture du chantier constitutionnel avant d 'exposer
les réformes en cours de réali sation à la fois au ni veau institutionnel et au niveau
poli tique. No us analyserons ensuite les défi s que le système doit relever pour espérer
négocier efficacement ce tournant histori que.
rente par certaines de ses manifestations à l'empire ottoman et par d'autres aux
monarchies européennes (5).
La quête d'une légitimation s'est faite dans deux directions : politique (affaiblissement des clercs et entretien du pluralisme religieux) et doctrinale (monopolisation de l'interprétation de la religion et sacralisation de la personne du descendant du
Prophète), et accessoirement économique (contrôle des pôles d'excellence de l'économie). Ce travail, auquel contribuent aussi bien les structures officielles du régime
qu'une partie des intellectuels-légistes du pouvoir, se veut synthétique, associant plusieurs traditions et techniques. Il vise une ré-élaboration des fondements de la relation de pouvoir à travers une exégèse rénovée, souvent hardie et peu scrupuleuse, des
règles observées en ces matières qu'il n'hésite pas à ré-inventer.
Le référent monothéiste
Le modèle califal
L'évocation d'un modèle califal se justifie par la centralité de la cérémonie
d'allégeance dans la stratégie de légitimation du système politique marocain. La
continuité avec laquelle tous les producteurs de sens attachés au service du royaume
s'acharnent à rappeler la filiation de la monarchie avec les premiers gouvernements
de l'Islam n'a d'égale que la rigueur qu'ils mettent à reproduire les séquences et les
accessoires d'un rituel politique traditionneL Ainsi, l'institution en 1979 de la nouvelle fête nationale du 14 août optimise ce détour historique et permet de réintroduire
le temps prophétique dans l'enceinte du pouvoir contemporain. En effet, cette fête ne
rappelle pas simplement l'annexion d'une province du Sahara occidental, celle
d'Oued Ed-Dahab (Rio de Oro). Elle vient s'inscrire dans le dispositif festif de légi-
(5) Norbert Elias, La société de cour, Paris, Rammarion, 1985.
(6) Mohamed Tozy, Monarchie et/siam politique, Presses de sciences po, 1999.
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La manière dont la société construit son univers politique et pense son rapport
au pouvoir influe beaucoup sur la configuration du champ politique, la nature des
enjeux et du jeu qui s'y déroulent. L'influence de l'islam ne se limite pas aux traditions revendiquées par les gouvernants comme constitutives de leur légitimité, mais
s'étend aux cadres philosophiques mêmes de la pensée où se structure la relation de
pouvoir. Un régime politique autoritaire et musulman comme celui du Maroc se
réfère automatiquement à un principe d'unicité inscrit dans le prolongement d'un
pouvoir monolithique dont Dieu fournit le modèle parfait. La relation au pouvoir ne
peut pas, par conséquent, être duale. Elle implique d'éliminer la représentation en
tant que modalité pratique de contractualisation de la relation politique avec l'autre.
La difficulté à intégrer la dualité gouvernant-gouvernés débouche sur une dissociation des éléments de l'équation. Les gouvernés ne peuvent exister comme catégorie
autonome et souveraine qu'en dehors du système, dans un espace de dissidence
(siba). L 'absence de relation téléologique entre les fondements du pouvoir et la
« volonté des sujets du pouvoir >> donne une signification particulière à l'obéissance
et à l'adhésion au système politique. Celle-ci devient un acte de fusion-extinction
(jana') dans le lieu commun du pouvoir. Elle suppose un passage obligé par la condition servile. Car la catégorie d'esclave de Dieu ('abd) est indissociable de celle
d'homme. Au pouvoir absolu de Dieu correspond la servilité absolue de l'homme et
la libération de celui-ci passe par la fusion avec celui-là.
La nécessité d'obéir se double de celle de servir et s'appuie sur au moins trois
sphères de références appartenant toutes à la culture islamique (6).
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démocratique
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(7) Le 3 mars correspond à la date d' introni sation de Hassan Il. Quant à la première fête du Trône, comme
l'exp lique Moulay Alaoui. "elle a été célébrée dans la clandestinité en 1933, à Fès, dans le jardin public du
Boujeloud où les élèves du coll ège Moulay ldriss, dont nous étions, avaient décidé de se réunir pour commémorer l'événement (l'introni sation de Mohamed V en 1927). Le rendez-vous a été fixé à 17 heures au café de
Boujeloud. Mohamed Bel Hassan Ouazzani venait d' obtenir l'autorisation du publier son journal L'Actio11 du
Peuple et c' est lui qui avai t lancé l'idée de cette manifestation en dehors de toute initiative officielle. A cette
occasion. lecture fut donnée , pour la première fois , d' un poème de •Allal El Fassi << ô Roi du Maroc >> ••• Au
fil des années, la fête du Trône, initialement fête populaire, dev int en même temps un grand événement politiqu e et national ; c'était l' occasion de lire des poèmes. de prononcer des discours ... Le Protectorat n'avait pas
le moyen de s'opposer à la célébration de cette fête , car on ne saurait s' opposer à l'allégresse populaire et
moins encore à la légitimité incarnée par le souverain. S. M. Mohamed V avait évidemment saisi d' emblée la
panée de cette célébration et il en profita pour prononcer, chaque année, le discours du Trône, dans son palais
de Rabat. devant les notabl es et les leaders des organisations nationales ... », (Moulay Ahmed Alaoui, Le
Temps du Maroc, no 175, 5 au Il mars 1999).
(8) "C'est au cours d' une cérémonie qui s'est déroulée le 15 ramadan 1380 (5 jours après ta mort de Mohamed V) correspondant au 3 mars 1961 , au palais Ryad, que le premier discours du règne de S. M. Hassan Il
a été prononcé. Au cours de cette cérémonie, on notait la présence des membres de la famille royale. des
membres du gouvernement, des directeurs des cabinets ministériels, des anciens ministres, des membres du
Conseil constitutionnel. de la délégation mauritanienne , des membres de la Cour suprême, des présidents des
Conseil s des ou léma. des membres du Conseil supérieur de l'enseignement, des présidents des partis poli tiques . des dirigeants des organi sations syndicales, des directeurs des grands services publics. des secrétaires
généraux. des chefs de divi sion des différents mini stères, des gouverneurs du royaume, des officiers supérieurs
de l'état-major général des Forces armées royales. de la Gendarmerie royale et de la Sûreté nationale, des
11akiils des clwrfa. des membres des cabinets royaux et ministériels, des directeurs de ces cabinets, des présidents des conseils municipaux et des communes rurales, des dirigeants des différentes organisations sociales
et culturelles, de la communauté israélite ... La cérémonie terminée, S. M. Hassan Il devait présider la prière
solen nell e à la mosquée Ahl Fas dans l'enceinte du Méc houar. Bien avant l'heure prévue, une foule considérabl e était montée de Rabat et Salé. Elle avait pris place sur l'esplanade du Méchouar, attendant le passage du
cortège royal, tandi s que les cavaliers de la Garde royale formaient une haie d' honneur de part et d'autre du
chemin ... », Moulay Ahmed Alaoui, Le Temps du Maroc op. cit.
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timation du pouvoir : fête du Trône (3 mars (7)), commémoration de la Marche verte
(6 novembre) , fête de la jeunesse (9 juillet) comme moments rétroactivement fondateur d'un nouveau pacte politique entre le sultan et le peuple.
Quand , en 1961 , Hassan II demanda, comme il se doit, l'investiture par allégeance des oulémas, le contexte politique était incertain et ne permettait pas de faire
de cette cérémonie un acte instituant. L'allégeance est ainsi passée presque inaperçue
et la continuité avec le règne de Mohamed V s'est appuyée principalement sur l'héritage nationali ste. La fête du Trône, qui constituait alors son expression festive, fut
jusqu'aux années soixante-dix une célébration où le monarque occupait la place du
symbole nationaliste , une dimension politique qui devint moins évidente dans la
période qui suivit la Marche verte. D'ailleurs, la fête du Trône était considérée comme
la fête populaire par excellence aussi bien au niveau de son financement que de son
animation. Son inscription dans le dispositif festif de légitimation s'est accompagnée
d'un transfert des compétences de son organisation aux autorités dépendant du ministère de l'intérieur, sur les budgets des collectivités locales . Dans les descriptions de
l'époque (8), le concept même de bey'a ou allégeance n'était pas évoqué et le parterre
des invités correspondait plus à une cour composée de notables qu'à une quelconque
image représentative du peuple partie prenante d'un pacte politique.
La bey'a de Oued Ed-dahab, célébrée le 14 août 1979, illustre par sa solennité
et surtout par le caractère structurant de son cérémonial affiné, le contexte particulier
de refonte des bases contractuelles du pouvoir dans lequel elle intervient. Elle en fixe
le contenu et les modalités pratiques en faisant appel, à un moment où le sultan n'a
plus d'adversaire de poids, à la doctrine califale.
Le texte de la bey'a de Oued Ed-dahab, largement diffusé depuis, est devenu
un archétype : il actualise un aspect important de la culture politique et suggère le
caractère illimité et extra-constitutionnel du pouvoir en place. Il va au-delà d'une
simple restauration dynastique pour se référer directement à un corpus doctrinal,
controversé certes, mais dont la sensibilité profonde est autocratique.
Le texte réactualise artificiellement le pacte et en restaure le potentiel de violence symbolique. Il commence par rappeller des hadith très controversés, dont il
-
Le modèle makhzénien : production du lexique de
domination
La dimension historique du régime politique marocain se traduit à la fois par
un discours idéologique sur la domination et l'obéissance, mais aussi par un vécu qui
reproduit fidèlement et de façon consciente et explicite une étiquette qui paraît
contraignante et anachronique, mais qui est « normalement vécue » autant par les
« initiés » de la classe politique que par le commun. Il s'agira d'expliquer comment
est structuré ce dispositif, de rendre compte de sa logique interne et de comprendre
pourquoi il perdure. Le pouvoir se présente sous la forme d'une série de cercles
concentriques référant chacun à un registre historique particulier. Le roi est corn(9) Bulletin officiel du Maroc , n• 3490, 20 septembre 1974.
(10) M. Tozy, « Représentation, intercession : les enjeux de pouvoir dans un champ politique désamorcé
Changements politiques au Maghreh , Paris, éd. CNRS, 1991.
>>,
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évacue le caractère discutable en les traitant comme les versets coraniques, alors que
les dits du Prophète sont considérés par la tradition comme ayant un statut plus
faible. On n'y hésite pas à associer le fameux texte selon lequel « Celui qui est
décédé sans allégeance est mort comme ceux qui ont vécu pendant lajahilya » à des
conclusions à vocation de légitimation ponctuelle et personnalisée : « Nul n'est censé
ignorer que Dieu est dépositaire de la sagesse infinie et source de générosité, Il a
organisé la vie ici-bas à l'aide des sultans , des rois et des califes qui servent le respect des préceptes de l'Islam et régissent les rapports entre individus. ( ...) Le Prophète (sur lui , salut et bénédiction) a dit : "Le sultan est comme l'ombre de Dieu et
du Prophète sur terre, il est le refuge du faible et le défenseur des victimes de l'injustice" . Dans un autre hadith, le Prophète précise que le sultan est l'ombre de Dieu sur
terre. Celui qui lui circonvient est un égaré et celui qui emprunte sa voie est sur le
droit chemin ( ... ). Nous, chorfa, oulémas, notabilités, hommes et femmes , jeunes et
vieux avons décidé donc à l'unanimité de renouveler à Amir Al-Mouminin, défenseur de la foi et de la nation, S. M. le roi Hassan II, le serment d'allégeance comme
l'avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains alaouites» (9).
La doctrine du pouvoir ainsi mise en place est articulée autour du principe de
la nécessité (ad-darûra) de l'ordre califal et celui de son omnipotence dans la mesure
où il s'agit d'un vicariat de Dieu. El ~ entretient une ambiguïté très savante entre
Dieu et son Prophète et permet des glissements de sens lourds de conséquences.
L'institution califale est ainsi imposée par le désir de ne pas retomber dans
l'anarchie (jitna), considérée comme le mal suprême.
C'est dans ce cadre que Hassan II, fort d'une tradition malékite, avait soutenu
à la suite des émeutes de mars 1965 que « la prévention de la fitna justifierait le
sacrifice des deux tiers de la communauté des croyants ». La reconnaissance de
l'autorité califale, la soumission à cette autorité dans toutes ses manifestations, aussi
bien «civiles » que rel"igieuses , sont érigées en un acte de religion . L'obéissance aux
califes est signe de rattachement à l'islam, la preuve qu'on est musulman . La
contractualisation de la relation entre le calife et la collectivité dans le cadre d'une
bey'a n'entame en rien cet -absolutisme. Le contrat qui s'inspire de la tradition califale n'implique pas une relation de représentation comme pourrait le suggérer une
tradition thomiste du « vicariat de la multitude ». La bey'a, à supposer qu'on l'assimile à un contrat, porte sur les objectifs du magistère et l'obéissance au calife et non
sur les fondements du pouvoir.
Ce paradigme d ' autorité qu'on vient de décrire brièvement explique une des
dimensions du système actuel et permet de saisir un des aspects de la dynamique
d'un champ politique sans véritable enjeu de pouvoir (10) .
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(Il) R. Cheri fi, Le Makh zen politique au Maroc, Casablanca, Afrique Orient, 1988 (présentation d'A lain
Claissc), p. 9.
( 12) E. Michaux Bellaire (en collaboration avec H. Gaillard), « L'administration au Maroc. Le Makhzen :
éte ndues et limites de son pouvoir"· Bulletin de La société de géographie d'Alger, 1909.
( 13) A. Claisse, « Le Makhzen aujourd'hui " • Le Maroc actuel, Paris, CNRS, 1992, pp. 283-307.
( 14) R. Cheri fi, Le makhzen politique au Maroc, op.cit., p. 10.
(15) M. Ennaji et M. Tozy, « La prison au XIXc siècle>>, Lama/if, no 186, mars 1987, p. 38.
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mandeur des croyants, descendant du prophète et chef d'une organisation bicéphale
composée d'un makhzen traditionnel (Il) et d'une administration moderne. Il est
aussi sultan, patriarche d'une grande famille qui s'étend concrètement à tous les
habitants de ses différents palais, serviteurs, anciens esclaves, mokha::.ni ... bref tout
ceux qui évoluent dans les limites des espaces de proximité physique. Cette relation
« familiale » s'étend symboliquement à tous ses sujets marocains, ceux que le roi,
lui-même, appelle ma petite et ma grande famille. La maison royale (Dar al makhzen) est le lieu central où s'élabore la culture du pouvoir. C'est à partir de là que se
transmet le référentiel des codes de l'obéissance et du commandement et que s'élabore une étiquette hégémonique qui transcende l'impression de multiplicité des lieux
d 'élaboration de la culture politique (makhzen, parlement, partis politiques, famille).
Le décalage entre cette culture et les supports institutionnels auxquels sont attachés
les observateurs s'efface généralement au profit des pratiques de la maison royale.
Les logiques et règles de fonctionnement de la petite famille (sérail) ont tendance à élargir leur champ pour couvrir de nouvelles catégories au fur et à mesure
que les moyens financiers et techniques s'accroissent. Autrement dit, plus les capacités distributives et de contrôle du makhzen se développent, plus le cercle de la petite
famille, régi par des règles particulières, a tendance à s'étendre. Le lieu qui agrège
cette culture politique, mais aussi mondaine, particulière est celui de « Dar al makhzen >>. Ce concept doit être distingué de celui de makhzen .
Tout au début de sa carrière Michaux-Bellaire (12) a porté attention à l' institution et en a fait un trait structurel du Maroc : << Le makhzen maintient le désordre
social pour son propre avantage, entretient des guerres entre tribus dans le but de renforcer sa position en tant qu'arbitre ».
Alain Claisse manifeste le même type de fascination (13). Pour lui, il s'agit
<< d'un pouvoir enfoui dans la société, qui se place volontiers au-dessus d'elle pour la
régenter. Sa capacité d'être au-dedans et au-dessus lui donne une force toute particulière. Il connaît chacun, sa place dans le groupe, la place du groupe dans la tribu. Il
peut interpeller quiconque et le désigner pour les honneurs ou pour l'oubli . Il mesure
aussi savamment le rapport des forces locales, évalue avec justesse la part et la
nature des ressources qui reviennent à chacun : légitimité historique, richesse,
influence, notabilité, religion, prestige hérité, acquis ou potentiel. Le makhzen tire sa
force d'une fantastique mémoire des individus, des révoltes, des oppressions, des
compromis et des alliances » (14).
Pour nous ( 15), le makhzen est un concept séculier, profane, sans aucune
charge religieuse ni sacrée. Il est à distinguer de l'administration étatique, d'une part,
et du monarque, d'autre part. Il fait l'objet de projection négative et positive en
même temps. Dans tous les cas, il s'agit d'une situation d'ordre jugée nécessaire et
consolidée par un recours illimité à la violence. Il exprime la nudité de l'exercice
makhzen, mais il ne se confond pas avec lui, c'est l'outil d'exercice de son autorité,
mais son illégitimité ponctuelle n'interfère pas avec la légitimité du roi lui-même. Il
ne peut pas empêcher son essaimage sur tout le territoire et dans tous les lieux de
pouvoir, qu'il soit administratif, militaire ou financier. Son lexique est particulier, il
fait appel à la haiba (crainte révérencieuse), l'intransigeance, la prééminence de l'étiquette, la servilité (khidma) et la disponibilité, l'effacement total du moi. Comme
mode d'agir et de penser, il trouve son expression standard, rationalisée à l'extrême
dans les petites cours des agents d'autorité de province et dans le savoir-faire des
majordomes qui pilotent la majorité des cérémonies officielles.
-
Les pré-requis du changement politique
L'expérience politique marocaine actuelle ne peut pas être analysée sans rappeler qu'il a fallu atteindre au préalable un niveau de maturation suffisant pour pouvoir réunir les deux conditions principales de tout changement politique : un pacte
politique de non belligérance et un train de réformes constitutionnelles négociées.
-
Le pacte politique
Le pacte politique est défini par certains auteurs ( 17) comme << un accord
explicite, mais non toujours interprété ou justifié publiquement, entre un ensemble
défini d'acteurs et tendant à définir (ou, mieux, à redéfinir) les règles gouvernant
· l'exercice du pouvoir sur la base de la garantie mutuelle des intérêts vitaux de chaque
partie. Au cœur de ce pacte réside un compromis négocié par lequel chaque partie
(16) T. Ranger." The Invention of Tradition in Colonial Africa >> in E. Hobsbawm, T. Ranger (eds), The
Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, pp. 211-262.
( 17) O'Donnell. Schminer. Whitehead , Transition from Autlwrirarian Rule : Tentative Conclusions, Aho ut
U11certai11 Democracies. London, John Hopkins University Press Xli, 81 p.
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Une partie de la classe politique n' hésite pas à en faire un épouvantail chargé
de tous les maux sans en rejeter les dimensions culturelles, notamment festives, vestimentaires ou culinaires.
C ' est dans cette culture politique que se déploie l'hégémonie de la monarchie
dans le système politique. Elle se fait à un double niveau : une monopolisation de la
production de symbolique religieuse débouchant sur une maîtrise totale de la structuration du paradigme islamique du pouvoir ; une capacité de donner un sens particulier aux concepts opérant dans le système politique. La monarchie peut mobiliser
aussi bien le lexique moderne que traditionnel. Elle peut même intervertir les
lexiques au gré des situations. Ainsi, la démocratie est devenue shûra, le député est
passé d'une vocation de représentation à une vocation ministérielle, il est au service
de Sa Majesté. Le fonctionnaire est un serviteur personnel du souverain (khadÎm),
alors que la loi est un simple édit royal (dahir) revêtu des mêmes attributs d'infaillibilité que sa source.
Le dédoublement de sens entretenu à travers une certaine ambiguïté du lexique
politique est l'aboutissement d'un long processus de << réinvention de la tradition >> ( 16), auquel ont concouru, aux côtés du palais, toutes les composantes de la
classe politique. D'ailleurs, ce processus s'est nourri d'une approche similaire développée par les islamistes. C'est à leur _contact que cette stratégie a pris les allures
d ' un projet cohérent et explicitement pensé de réinvention de la tradition religieuse,
mettant à contribution la doctrine constitutionnelle et la philosophie politique.
L'apparition du courant islamiste a non seulement accéléré le processus mais
1' a transformé en l'articulant aux attentes produites par 1'offre religieuse. Le processus mené par le pouvoir est passé d'un projet de traditionalisation à celui d'une
recréation et réinvention de celle-ci. L'espace du sacré est devenu alors sans limites,
au point de restructurer le champ politique.
Ce changement, tout formel qu'il soit, n'est devenu possible qu'après la
réunion de deux conditions importantes : l'acceptation par tous de l'utilité d'un processus réformiste lent et progressif qui ne remettrait pas en cause de façon drastique
la distribution actuelle du pouvoir, et la croyance en l'efficacité du constitutionnalisme comme mode de fixation des équilibres reconduits et lieu d'expression de certaines tensions.
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(18) Jean Leca in Démocraties sans démocrates, sous la dir. de Ghassan Salamé, Paris, Fayard, 1994.
(19) Le Fquih Basri est un ancien résistant, transfuge de l'armée de libération qui a animé l'Union nationale
des forces populaires. il fut condamné à mort au début des années 60. Il est aussi à l' origine de l'attaque de
1973 qui visait à renverser le régime. Arabiste convaincu, il a choisi dernièrement de rentrer au pays où il
milite en marge de la gauche institutionnelle sans trouver réellement sa place dans le nouveau paysage poli tique. Ses mémoires publiées par le journal de l'Union socialiste des forces populaires Al-lttihad al-ichtiraki
en décembre 1998 et janvier 1999 ont suscité un large débat sur l'histoire de la gauche marocaine.
(20) Voir Création du « Bloc démocratique», Rabat, 17 mai 1992, Maghreh-Machrek n° 137, juiL-sept. 1992.
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accepte de ne pas utiliser, ou à tout le moins, de sous-utiliser sa capacité à porter
atteinte à l'autonomie organisationnelle ou aux intérêts vitaux des autres ... >> . Un
pacte politique nécessite que chaque partie ait une confiance suffisante dans les
autres et dans le système pour choisir une stratégie qui, au mieux, conduirait à une
victoire incomplète (avoir le bénéfice de la participation), au pire à une défaite relative (Maroc) de préférence à une stratégie aboutissant soit à la victoire totale soit à la
défaite absolue (Algérie) (18).
En passant par ce détour théorique, on peut observer au Maroc, à partir des
années quatre-vingt-dix, le développement d'une culture politique du compromis et
de la négociation aussi bien dans les pratiques syndicales que politiques. Les modalités de cette négociation ont cheminé laborieusement en plusieurs étapes. Elles ont
eu pour protagonistes les partis du Mouvement national (Koutla), la monarchie et,
accessoirement et de façon indirecte, les islamistes.
L'amorce de ce processus se situe dès le début des années quatre-vingt-dix. La
relation entre la monarchie et les acteurs de la classe politique, appartenant à ce qu'il
est convenu de désigner comme « l'opposition >>, a enregistré une mutation profonde
aussi bien dans sa forme que dans son contenu. La redéfinition par l'opposition de
nouvelles perspectives stratégiques qui évacuent définitivement l'option putschiste et
qui inscrivent leur projet de réforme dans le cadre d'un régime de monarchie parlementaire a permis de dissiper certains malentendus et d'asseoir le pacte politique.
Ce pacte n'a pas nécessité de conférence nationale. Il a adopté les formes de
communication particulières au makhzen : signaux codés, travail par émissaires interposés, nominations dans les cercles extérieurs du sérail (les conseils supérieurs de la
Jeunesse, des Droits de l'homme ... ). La consolidation de ce pacte a nécessité un
retour de la gauche sur l'histoire, et plus particulièrement sur son implication dans
les tentatives de renversement du régime, en 1973 : cette démarche a pris des allures
d'acte de repentance donnant lieu, au sein de l'USFP, à un combat fratricide entre
courants, notamment à 1'occasion de la publication des mémoires de Fquih Basri (19)
en décembre et janvier 1998-99. Du côté du pouvoir, ce retour a été accompagné par
la reconnaissance de l'existence de disparus et la publication de leur liste, avant que
le roi ne décide d'indemniser leur famille et ne s'engage à clôturer le dossier des
droits de l'homme.
Sur le plan institutionnel, les mémorandums des partis (Istiqlal et USFP, en
octobre 1991, et de la Koutla (20) en mai 1992 et avril 1996) ont constitué le support
principal de communication avec le palais. Ils ont l'avantage de ne pas désigner
l'adversaire et de ne pas supposer la nécessité d'une réponse. Au-delà de la déférence
formelle qu'il suggère, ce mode de communication traduit et fixe le déséquilibre statutaire entre les acteurs politiques. Les leaders des partis politiques sont toujours en
situation de requérants et non de compétiteurs ou substituts. Le débat implicite sur la
procédure de la révision constitutionnelle est engagé et développé par les partis du
Mouvement national à travers leur adhésion à des considérations sur la Constitution
et en marge de leur congrès et de leurs mémorandums. Tous se contentent de se prononcer sur le contenu de la révision. Alors que ce qui était implicitement souhaité est
« l'avènement d'une constitution contractuelle>>.
La vigilance du roi s'est toujours concentrée, en priorité, sur les formes de
l'échange, même s'il lui est arrivé de faire de grandes concessions sur le fond.
Chaque fois qu'il est intervenu publiquement pour caractériser ces négociations, il a
insisté sur leur dimension consultative en soulignant que l'initiative de la réforme est
toujours royale. C'est d 'ailleurs ce qui explique que des concepts réalistes et paradoxaux comme << alternance consensuelle >>, << alternance souhaitée par le roi >> aient
pu constituer l'aboutissement de ce pacte.
Le constitutionnalisme
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Le constitutionnalisme renvoie (21) à un Etat de droit protégeant des sphères
de droit spécifiques contre le pouvoir arbitraire (discrétionnaire) de 1' Etat, même si
ce pouvoir devait être l'express ion de la volonté majoritaire. Pour que cette protection soit possible. la structure du pouvoir politique doit favoriser une division permettant que << le pouvoir arrête le pouvoir >>. Cette option s'appuie sur une acceptation commune (pacte) d'une rigidification de ces règles qui doivent être difficilement
remises en cause e t comporter la garantie de leur supériorité sur les règles qui organisent la contingence politique.
Le constitutionnalisme est par conséquent un élément essentiel de toute transition politique. Il ne peut être assimilé aux pratiques de mise en forme des situaticns
hégémoniques de certains groupes dans les régimes populistes ou des théocraties traditionnelles. Le constitutionnalisme reŒve d'une vue du monde qui légitime la compétition entre un pluralisme d'intérêts et de valeurs ainsi qu ' un compromis polyarchique entre élites représentant, à des degrés différents, d ' importantes demandes
sociales.
Au Maroc, l'instabilité constitutionnelle (cinq Constitutions en trente années,
une Constitution tous les six ans) traduit une tension dans l'émergence de cette culture constitutionnaliste et les difficultés de réaménagement d'un pacte politique. Toutefois, on peut noter que les mutations en cours et les réformes qu'ont portées les
dernières Constitutions ainsi que les conditions politiques de leur réalisation introduisent une nouvelle façon de voir et de traiter la chose politique.
La Constitution révisée le 4 septembre 1992, qui a dû être reprise en 1996,
n'était pas un acte isolé. Elle traduit une volonté politique qui s'inscrit, certes, dans
la logique des attentes formulées explicitement par les bailleurs de fonds et les partenaires occidentaux du régime, mais qui exprime aussi, d'une certaine manière, les
grandes mutation s que connaît la société marocaine.
C'est d'ailleurs dans ce cadre que s'inscrivent les réformes institutionnelles
suivantes :
- la création du Conseil consultatif des droits de l'homme par le dahir 1-90-12 du 20
avril 1990 ;
- la création les tribunaux administratifs institués par la loi n°4 1-90 promulguée par
le dahir no 1-91-225 du 10 septembre 1993 ;
- la création du ministère chargé des Droits de 1'homme, en 1993 ;
- la création du Conseil constitutionnel par la loi organique n° 29-93, dahir du 25
février 1994 ;
- la création du Conseil consultatif pour le suivi du dialogue social, annoncée le 24
novembre 1994.
Au-delà des principaux apports de cette réforme constitutionnelle, il faut insister sur l'ambiance consensuelle qui a présidé au déroulement de la phase actuelle de
réforme. La nouveauté vient du fait que, pour la première fois dans l'histoire marocaine récente, le projet a fait l'objet d'un large consensus, englobant les partis de
l' USFP et de l'Istiqlal. Jusqu 'à maintenant, le jeu politique était régi par des textes
qui avaient été rejetés par une partie non négligeable des acteurs politiques.
(21) Jean Lee a. op. cit.
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Libéralisation ou transition démocratique :
promesses et limites
Quand on prend le risque d' invoquer le concept de << transition >>, on suppose
d 'emblée que le problème de la nature démocratique du régime en question est réglé
alors même qu ' il s'agit de processus souvent réversibles. L'accord sur un minimum
d ' indicateurs- élections régulières, possibilités d'alternances, état de droit...- ne dispense pas d'utiliser des critères d'appréciation qui prennent en compte la complexité
des éq uilibres en place et la diversité des cheminements. Dès lors, le choix du
concept de « libéralisation >>, moins engagé et mieux à même de prendre en charge
les changements en cours sans préjuger de la crédibilité ou non du processus de
démocratisation, s'impose.
Il s'agirai t comme l'expliquait Mamadou Diouf pour certains pays sahéliens et
d'Afrique noire « de la mise en œuvre d'un processus consistant à rendre effectifs
certains droits qui protègent aussi bien les particuliers que les groupes sociaux
d'actes arbitraires ou illégaux commis par l'Etat ou les tierces parties. Autrement dit
que le pouvoir décide d'entrouvrir le système pour pallier au vieillissement de l'élite
ou à son usure, en organisant des formes de circulations contrôlées de celle-ci » (22).
Très peu d'observateurs de la scène marocaine doutent du caractère novateur
de certains aspects des nouvelles législations, celles qui touchent directement au
(22) Mamadou Diop, Libéralisations politiques ou transitions démocratiques : perspectives africaines,
CODESRIA, Nouvelles pi stes, n° 1- 1998, p 10.
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La responsabilisation du gouvernement devant les chambres et la nécess ité non
dite de faire nommer par le roi un Premier ministre iss u de la majorité entérinent la
principale innovation de la dernière Constitution.
En dehors du bicaméralisme, de la constitutionnalisation du Conseil économique et social et de l'inscription de l'option régionali ste dans la Constitution, on
retiendra la confirmation, au niveau du préambule, d' une disposition importante qui
amarre la légi slation nationale au corpus législatif international. Le préambule dispose en effet que « conscient de la nécessité d'inscrire son action dans le cadre des
organismes internationaux, dont il est membre actif et dynamique, le royaume du
Maroc souscrit aux principes, droits et obligations découlant des chartes des dits
organismes et réaffirme son attachement aux droits de l'homme tels qu'ils sont universellement reconnus >>.
Les maîtres mots de ces trois dernières années sont les concepts de « consensus >> et de << dialogue >>. Ils traduisent une volonté réelle de changement politique qui
au-delà d' une << culture manœuvrière >> du makhzen sont l'expression d'un nouvel
équilibre et d'une consolidation de l'apprentissage du politique. Le jeu des acteurs
est ponctué de moments de tensions savamment contrôlés, le plus souvent à l'usage
des militants même si ces tensions sont fondées sur des incompatibilités réelles
d'humeurs et de culture entre acteurs politiques : celles par exemple que continuent
de susc iter le maintien sous la coupe du souverain des << ministères de souveraineté >> (Intérieur, Affaires étrangères, Justice, Habous), toujours rejetés par certains
secteurs de l' ancienne opposition. Les indicateurs de changement sont nombreux et
déroutants : il était inimaginable il y a quelques mois de voir le ministre de l'Intérieur au congrès de la Confédération Démocratique du Travail, en mars 1997, surtout
si l' on garde en mémoire l'histoire des relations tumultueuses du pouvoir avec ce
syndicat. Il était tout aussi inimaginable de faire voter la loi sur la régionalisation à
1'unanimité. Les mois prochains devront confirmer cette tendance qui, tout en décrispant l'ambiance, libère le créneau de l'opposition au profit des islamistes.
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La doctrine constitutionnelle face à l'enjeu du partage
du pouvoir
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En votant à l'unanimité pour le « oui » lors du référendum constitutionnel de
1996, 1'opposition a accepté de façon indirecte le principe de 1' intangibilité de
l'esprit« autocratique» de la Constitution. Ce principe s'exprime de façon explicite
dans l'article 19 qui n'a subi aucune révision.
Les juristes, toutes sensibilités confondues, semblent s'accorder aujourd'hui à
considérer 1'article 19 comme la clef de voûte du système politique. Ceci n'a pas toujours été le cas : jusqu'au milieu des années quatre-vingt, cet article était traité
comme une simple mise en forme d'une spécificité historique, l'expression d'un attachement symbolique à une tradition religieuse sans aucune conséquence sur la pratique politique. Les exégètes s'attachaient davantage à commenter les parallélismes
existant entre la Constitution française de la yc République (1958) et les différentes
Constitutions marocaines. Les pouvoirs du roi étaient comparés à ceux du président
français notamment dans l'usage que 1' un et 1' autre font des articles 16 et 35 sur
l'état d'exception, ou des articles relatifs à la dissolution du Parlement ou au droit de
s'adresser directement à la nation (25).
La doctrine a commencé à s'intéresser à la dimension théologique de la
Constitution lorsque le roi a été contraint d'invoquer son statut de Commandeur des
croyants pour structurer le champ religieux, ou suppléer à la vacance du pouvoir
législatif (14 octobre 1983).
(23) Les gestes symboliques ne manquent pas. lis nécessitent une analyse à part. On peut évoquer, à titre
d'exemples, ceux qui ont été considérés comme significatifs par les acteurs eux-mêmes. Le premier geste,
sans aucun doute, est le communiqué de la maison royale annonçant la nomination de M. Youssoufi au poste
de Premier ministre et précisant que celui-ci a accepté cette nomination. La précision de l' acceptation n'est
pas passée inaperçue: il s'agit d'une reconnaissance de l'hypothèse du refus, et donc d'une volonté autonome .
Le dernier geste en date est cette lettre du Premier ministre datée d'avril 1999 à tous les ministres leur demandant de ne pas faire de leur tournée sur le terrain des occasions pour faire bombance.
(24) Celles-ci se sont manifestées à l'occasion d' une circulaire envoyée par Je ministre de l' Intérieur, en mars
1999, à tous les agents d' autorités, soumettant à autorisation préalable toute réunion d'ONG ou de partis politiques dans les locaux de l'administration. Cette circulaire, dont la première victime a été le tout puissant
secrétaire général adjoint du premier parti du gouvernement, a été interprétée comme un retour sur les acquis
et un épisode de plus dans la guerre de position entre les hommes du pouvoir.
(25) A. Kadiri, Précis des institutions politiques et du droit constitutionnel, Dar An-nachr, 1982.
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fonctionnement du système politique ou celles qui ont visé une mise à niveau du
cadre juridique régissant le secteur économique (Code du commerce et Code du travail, réforme de la justice), ni de certains changements dans le style d'exercice du
pouvoir (effort de communication, proximité avec la société civile) (23).
Toutefois, toutes ces transformations du tissu institutionnel n'en continuent
pas moins à nourrir aussi un certain scepticisme quant à la capacité du système à
rendre effectif ce train de réformes. Le consensus alimenté par des formes de discours et consolidé par l'émergence de pratiques de dialogue réel n'intéresse qu'une
partie du corps politique et social ; par ailleurs la tension reste vivace au sein même
du gouvernement, notamment entre certains ministres désignés directement par le roi
et leurs collègues (24) . Elle l'est aussi au sein de la classe politique qui arrive difficilement à résorber la demande d'insertion des nouvelles générations de militants en
âge d'exercer des responsabilités politiques. Le système dans son ensemble doit relever dans le proche avenir de nombreux défis pour contourner ses propres limites
structurelles. On va dans ce qui suit examiner deux de ces défis qui paraissent
comme les plus importants. Le premier concerne la doctrine constitutionnelle ellemême qui compromet les avancées réalisées par les réformes constitutionnelles et
risque d'hypothéquer tout projet de partage de pouvoir. Le second, plus politique,
renvoie à la capacité du système à gérer des tensions sociales dont l'expression
risque d'être prise en charge par les islamistes.
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et transition
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(26) M. Moatassime. Réxime politique constitutimmel marocain (en arabe). Casablanca, Isis éd . 1992, p. 23 .
(27) A. Me nnouni . «Le recours à l'article 19, une nouvelle lecture de la constitution >>, RJPEM, n° 15, 1984,
p. 32.
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La lignée des légistes au service du prince est trop riche pour qu'on puisse
l'évoquer ici de façon exhaustive. Les plus brillants ont été intégrés dans le cercle de
proximité (feu A . R. Guédira, A. Boutaleb, M . Moatassime). Moatassime actuellement chargé de mission au palais, se demandait à juste titre si le docteur El Khatib
(que l'on retrouvera plus tard au centre des tractation s politiques entre islamistes
modérés et pouvoir : voir infra) qui, avec le soutien de Allal El Fassi, fut à l'origine
de 1' introduction dans la Constitution du titre de Commandeur des croyants, se doutait de sa signification quand la Constitution de 1962 était en chantier, et s'il en avait
mesuré toutes les conséquences sur le devenir de la vie politique marocaine. Etait-il
conscient que son zèle authentique ne prévoyait pas une simple distinction honorifique au bénéfice d'un roi dont les bases du pouvoir sont constitutionnelles ? Etait-il
conscient aussi qu'il venait d'inaugurer une nouvelle voie dans la doctrine constitutionnelle en établissant « l'origine religieuse du pouvoir qui le situe en dehors du
processus référendaire constituant, lui donnant le caractère d'antériorité qui le place
au dessus de la Constitution » (26) ?
L ' article 19 est ainsi libellé : «Le roi, Amir a l-mûminine, représentant
suprême de la nation, symbole de son unité, garant de la pérennité et de la continuité
de l'Etal, veille au respect de l'islam et de la Constitution. Il est le protecteur des
droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités ».
Cet article, note A . Mennouni, << est fondamentalement lié à la nécessité de
donner une solution au problème de la légitimité( ... ), une légitimité fondée sur l'origine de l' institution qui a construit l'Etat marocain, assuré sa survie historique( ... ) ;
une légitimité reposant sur des finalités multiples et primordiales : garantir la continuité de l'Etat, le respect de la Constitution, l'indépendance de la nation et son
unité » (27) .
Commentant le qualificatif de << amir al-mûminine » , l'auteur note qu ' il s'agit
<< d ' un des attributs fondamentaux de la royauté qui fait de son titulaire, le monarque,
le support d'une légitimité religieuse. Il est le chef d'une communauté des croyants,
qui est essentiellement et conformément à la vision islamique une communauté politique mais différente de l'Etat. A ce titre, il est le gardien actif du consensus des
musulmans qui contribuent à la vie d'une collectivité dont l'invariant culturel fondamental est le monisme. Il dispose donc de pouvoirs qui ne sont pas illimités parce
que devant être exercés conformément au Coran , à la Sunna, mais dont l'interprétation qui en a été globalement donnée est assez large. On pencherait alors à considérer que cette mission importante, entre toutes, légitimerait l'existence d'un champ
d'action politique, qui n'est pas moins vaste que l'espace constitutionnel et dont le
contour serait fixé notamment par l' ijtihad >>.
L'article 19 est généralement évoqué à l'occasion de la promulgation de
dahirs intervenant directement dans la vie religieuse. Il fut explicitement cité dans le
préambule des dahirs du 12 avril 1976 portant loi organisant le ministère des Habous
et celui du 8 avril 1981 créant les conseils des oulémas. Il fut aussi mis à contribution en 1989 pour obliger les députés de I'USFP à réintégrer le Parlement qu'ils
avaient quitté, alléguant que leur mandat était venu à échéance et que le roi ne pouvait le proroger unilatéralement. Cette défection a été assimilée à un manquement au
lien de la bey' a en invoquant l'environnement juridique suggéré par l'article 19.
Au niveau doctrinal, l'opposition n'a jamais nié l'omnipotence du pouvoir
monarchique. Elle se montrait de plus en plus résignée à en tracer les limites ou à lui
proposer un partage dont elle ne contesterait pas d'avance le caractère léonin. Le professeur Mennouni, constitutionnaliste en titre de I'USFP et membre du Conseil
constitutionnel, a esquissé toute une théorie pour cadrer une forme de souveraineté
dualiste entre représentation parlementaire et monarchique. Il a évoqué à ce propos le
concept de suppléance. Il s'agirait de la possibilité pour une institution, en l'occurrence la monarchie, dans des conditions généralement déterminées par la Constitution, « de se substituer voire de suppléer à une autre institution, empêchée d'accomplir la fonction qui lui est dévolue» (28). Dans le cas d'espèce l'institution en question est le Parlement.
Le statut de Commandeur des croyants que les légistes ont rationalisé dans un
langage juridique, est devenu, dans la pratique et le discours politique, une sorte
d'institution sacrée. La sacralité n'est pas assimilable ici à un «objet de culte» ; elle
signifie beaucoup plus : place dans la hiérarchie des normes et des acteurs politiques,
capacité d'être, référence par rapport à laquelle se font et se défont les lois ; elle est
suprématie autant que vénération. Dans les deux cas, elle entraîne le respect et la
soumission.
Ce cadrage doctrinal de la position royale dans le système politique inhibe
toute velléité de changement institutionnel et vide ainsi de son contenu le projet de
redistribution de pouvoir que semble initier le processus d'alternance.
Les islamistes entre intégration et débordement
Les modalités d'insertion du mouvement islamiste dans le champ
politique
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Dans toutes ses interviews aux médias étrangers, le roi a tendance à minimiser
l'impact du mouvement islamiste au Maroc en distinguant entre le concept de fondamentalisme (application stricte des règles de conduite de l'islam et nécessité de ressourcement dans le corpus originel, Coran et Sunna) qu'il revendique et l'intégrisme
qu'il condamne. Cette attitude politique laisse peu de chances à une insertion officielle du mouvement dans le paysage politique et conforte l'attitude des autorités qui,
jusqu'à maintenant, n'ont toujours pas délivré de récépissé de dépôt à l'association
de Abdelilah Benkirane, al-Islah wa at-Tawhîd (réforme et unification)- ce qui équivaut à une semi-reconnaissance- et ont refusé de reconnaître l'association ai-'Adl wa
al-Ihssan (équité et bienfaisance).
En conséquence, le lieu d'insertion des islamistes se situe tout d'abord dans
l'espace intérieur. Le tissu social offre des points de réceptivité nombreux et variés.
Stratégiquement, il s'agit d'une approche d'islamisation par le bas. Cette option était
davantage présente dans la nouvelle orientation de lajama'a (l'association) de Benkirane (al-Islah wa at-Tajdid) (29) : Mohamed Yatim, porte-parole de l'association,
déclarait en mars 1992 : « L'objectif du moment est de confirmer le caractère pacifique et légal du mouvement pour ne plus être pénalisé à cause des anciennes références (allusion à leur appartenance au groupe de la Jeunesse islamique impliqué
dans l'assassinat de Omar Benjelloun au milieu des années soixante (30)). On croyait
à tort que le problème était de changer l'Etat par le haut. Or le problème au Maroc
ne consiste pas en la construction d'un Etat islamique. L'Etat islamique existe constitutionnellement et doctrinalement. Le problème n'est pas celui d'un parti laïque qui
(28) Idem, p. 36.
(29) Mohamed Yatim, ar-Raya n• 18 du 23 mars 1992. Al-lslah wa at-Tajdid est la dénomination actuelle du
groupe islamiste modéré qui a changé de nom en trois occasions. Il s'appelait au début l'association Al-jama'a
al-islamiya en 1981 -82. Les dirigeants ont renoncé à ce nom pour signifier qu'ils abandonnaient la prétention
à être les représentants excl usif de l'islam orthodoxe et désiraient partager la représentativité avec d'autres
groupes. Ils se sont fait alors appeler al-lslah wa at-Tajdid (réforme et innovation, nom qui traduit leur projet
réformiste et innovateur). A la veille des élections de 1996, le groupe adopte un nouveau nom al-Islah wa atTawhid pour annoncer sa fusion avec un autre groupe islamiste al-Moustaqbal.
(30) Achabiba al-islamiya est le premier groupe islamiste constitué par Abdelkarim Moti'en novembre 1972.
Considéré comme une pépinière du mouvement islamiste, il a été impliqué dans l'assassinat du leader Omar
Benjelloun en 1976.
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Cl 1) La première fut à l'occasion du si t-in organisé par le groupe de Yacine devant la cour d'appel de Rabat
en mai 1990, à l'occasion de son procès, et la deuxième à l'occasion de la marche organisée par l'association
maroc aine de soutien à la cause palestinienne en juillet 1990.
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essaye d'effacer tous les aspects de la religion dans la vie sociale et politique, mais
de donner à cette légitimité religieuse, reconnue socialement et politiquement, les
moyens d'être réellement présente ... >>
Dans le cas d'al-' A dl wa al-Ihssan, le déploiement politique s'effectue à
deux niveaux :
-l'occupation de la rue à l'occasion de manifestations publiques dont le
groupe n'est pas nécessairement l'instigateur. Plusieurs fois, en 1991, les islamistes
ont fait étalage de leur poids dans l'opinion publique et ont fait preuve d'un grand
sens de l'organisation. C'est la guerre du Golfe qui a joué le rôle de révélateur des
possibilités de mobilisation. Et c'est à ce titre qu'elle a été « habitée >> par les islamistes. La participation massive des deux groupes de la Jama'a al-islamiya (Islah) et
de al-' A dl wa al-Ihssan à la marche du 3 février 1991 qui, selon plusieurs sources,
représentaient entre 40 et 70 % des manifestants (le chiffre global varie selon les
sources entre 300 000 et 700 000) a permis pour la troisième fois dans l'histoire de
l'islamisme marocain de prendre la mesure d'une expression publique C:u mouvement
(31 ). Le 1cr mai 1991 a également été marqué par une présence massive des islamistes (plus de 50 % des gens qui ont défilé) , ce qui a obligé les états-majors de
l'Istiqlal et de l'USFP présents sur la place al-Fida, à Casablanca, à écourter le programme et à laisser la place aux forces anti-émeutes qui ont dispersé les manifestants.
La présence des associations islamistes sur la scène publique a produit les
conséquences escomptées : la figure de l'islamiste est banalisée et même acceptée
comme partenaire possible par les partis de l'opposition. Bien qu'aucun support de
coordination n'ait été créé, des rapprochements sont envisageables entre l'aile fondamentaliste du parti de l'Istiqlal et quelques groupes islamistes, notamment ceux des
villes moyennes (Safi, Tétouan ... ). Néanmoins , il ne faut pas oublier que les structures clandestines sont aussi actives que mal connues. Les communiqués émanant
d'un « comité de coordination islamique >> témoignent de l'existence de courants
« extrémistes>> qui pourraient s'imposer au sein de l'islamisme en cas de conflit
ouvert avec le pouvoir.
- l'activisme estudiantin : l'université est, pour les islamistes, un lieu de
concentration important ; elle constitue dans la stratégie du mouvement un front privilégié depuis 1979. Cet activisme s'exprime à travers une islamisation du vécu estudiantin : ouverture de mosquées dans les enceintes universitaires, organisation des
semaines culturelles, réactivation de l'activité syndicale par une réappropriation des
structures de l'UNEM (Union nationale des étudiants marocains) . Cette présence
massive sur les campus a débouché sur des confrontations souvent sanglantes avec
les étudiants appartenant à la gauche non partisane. Il faut noter que les islamistes ne
portent pas seuls la responsabilité de ces incidents qui ont défrayé la chronique à
Oujda et Fès tout au long de 1' année 1991. L'année 1996-1997 a connu une intensification des manifestations estudiantines. Le mouvement islamiste, notamment Al'Adl voudrait profiter de la libération par la gauche du créneau de l'opposition pour
l'occuper dans la perspective d'une alternance future. Pour ce, il a essayé, à travers
l'université, de faire valoir ses droits politiques.
La réaction du pouvoir a été quelque peu musclée. Elle est restée néanmoins
en-deçà de ce qui est habituel. L'intervention de la police sur le campus a pris les
allures d'une punition et non d'une confrontation. Les peines prononcées lors des
procès qui ont suivi étaient relativement modérées. Depui s, une circulaire signée par
les troi s ministres de la Justice, de l'Enseignement supérieur et de l'Intérieur est
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La présence des islamistes dans l'enceinte du ministère de l'Intérieur, au soir
du 14 novembre, a constitué l'événement marquant de ce scrutin. Elle a mobilisé
tous les médias internationaux qui scrutaient à grande peine les lignes de la main du
régime supputant ses chances de résister au «péril vert» et de démentir la thèse d'un
scénario à l'algérienne. Pourtant très peu parmi eux avaient noté qu'il ne s'agissait
pas de la première participation des islamistes à un rendez-vous électoral. Ceux ·ci
ont participé par trois fois à des consultations : les référendums constitutionnels de
1992 et 1996, où ils ont fait campagne pour le « oui », et surtout les élections communales de juin 1997 où ils ont dû forcer la main à leur allié du MPDC et se présenter en candidats sans appartenance politique.
En effet, le retrait décidé unilatéralement par Khatib des élections communales
sans en référer à ses associés de l'Islah n'a pas entamé la persévérance de ceux-ci qui
n'ont à aucun moment dénoncé ni critiqué un comportement qui avait toutes les
apparences de la réalisation d'une directive du pouvoir central. Certes Khatib a justifié sa décision en public par le fait que son parti n'avait pas été convié à participer
aux travaux de la commission de suivi des élections qui a préparé la plupart des
textes législatifs qui organisent le scrutin de 1997. En privé, auprès des chancelleries,
il a beaucoup insisté sur l'interprétation de cette non-invitation. Selon lui, elle équivaudrait à un « désaveu paternel de Sa Majesté ». L'explication de ce geste presque
discourtois vis-à-vis d'alliés fougueux, peut être ramenée à deux facteurs : la peur du
leader de voir les structures du parti complètement appropriées par des élus locaux
appartenant à l'Islah ; ces derniers une fois légitimés par un mandat électoral seraient
en position de procéder à son éviction ; la peur des autorités de ne pas pouvoir maîtriser, au niveau local, le processus de participation des islamistes. La demi-reconnaissance à travers des candidatures SAP (sans appartenance politique) laissait plus
de marge aux autorités locales. Le fait intéressant dans cet épisode de juin 1997 est
la persévérance des islamistes dans leur projet pédagogique. Durant tout l'été, ils se
E1udes
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Les lslahistes et les élections du 14 novembre 1997
(32) Le Mouvement populaire démocratique constitutionnel est un parti issu d' une scission avec le mouvement populaire. Il a été toujours dirigé par le docteur AI-Khatib qui l'a maintenu en état de veille, ne se manifestant qu'épisodiquement. Les militants du groupe al-lslah ont décidé de s'enrôler massivement dans ce parti
tout en gardant une certaine autonomie à leur association. Cette adhésion massive a transformé le parti devenu
en quelque sorte le cheval de Troie de l'islamisme en matière de participation électorale.
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venue pointer de façon claire les << extrémistes » et mettre en place un dispositif de
reprise en main des campus.
Le pouvoir donnait l'impression, à la veille des élections du 14 novembre
1997, d'hésiter sur l'option à prendre. Dans le fond, il ne semble pas envisager de
changement radical dans le rôle qu'il veut faire jouer aux islamistes dans le futur
politique du pays. En effet, si on se base sur les conclusions de l'université d',:té
relative au réveil islamique organisée en août 1990 et 1991, on pourrait même affirmer que le principal souci du pouvoir est d'encadrer les prédications religieuses (la
da'wa) en s'assurant les services d'un islamisme« soft>> et apolitique, incarné dans
le mouvement piétiste d'origine indienne ad-Da'wa wa at-Tabligh ou même, en cas
de besoin, de tolérer l'existence d'un mouvement adoptant le modèle des Frères
musulmans comme la Jama'a islamiya. Jusqu'à maintenant l'hypothèse de la constitution d'un parti politique de sensibilité islamiste a été évacuée.
Le pouvoir a cependant choisi une intégration des islamistes les plus modérés
« par procuration », dans le cadre du MPDC (Mouvement populaire démocratique
constitutionnel) (32) . Ces derniers ont participé au référendum de 1996. A l'exception de quelques participations individuelles lors des élections de 1993, il est très difficile d'évaluer leur poids réel.
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et transition
démocratique
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(33) AI-Moustaqbal est une association qui a été créée dans une petite ville du Nord du Maroc, Ksar El Kébir,
par un groupe d'enseignants issu d' une faction modérée de la Chabiba.
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sont efforcés d'entretenir l'image de courant modéré en constante évolution. A aucun
moment, ils n'ont critiqué ni la position de Khatib, ni celle du pouvoir. Leur pragmatisme, déjà évoqué plus haut, s'est nourri de nouveaux référentiels : la littérature
des islamistes vivant dans des pays non musulmans à tradition communautaire
(USA et GB) leur a permis d'élargir les horizons du compromis avec la classe politique et d'entretenir la thèse d' une cohabitation possible avec la gauche.
La modestie des résultats enregistrés -cent conseillers et trois présidents de
commune- a été minorée par les dirigeants de ce courant, l'accent étant mis sur les
possibilités de contacts directs offerts par la campagne électorale et sur l'objectif de
dédiabolisation de l'islamisme.
Lors du scrutin de novembre 1997, il était question d' une participation officielle : le pouvoir a pour la première fois reconnu l'attelage Mouvement populaire
démocratique constitutionnel (MPDC)-Islah wa at-Tajdid. Certes le parti n'a pas été
convié aux différentes réunions préparatoires, mais il a pu bénéficier de la subvention
publique.
Un rapide coup d'œil sur les 142 candidatures présentées par le MPDC montre
une grande parenté avec le profil sociologique de l'ensemble de la classe politique,
notamment de l'opposition. On n'a affaire à aucune population particulière, aucune
catégorie socio-professionnelle nouvelle, ni aucune région exclusivement représentée
par les islamistes. A l'instar des candidats de la Koutla, on retrouve une nette prédominance des enseignants (49 %), et des professions libérales (17 %). L'âge moyen
des candidats dépasse la quarantaine. Les militants de l'Islah qui représentent moins
de 50 % de l'ensemble des candidats MPDC se sont presque tous présentés dans des
circonscriptions urbaines.
Si les profil s des candidats ne présentent aucune particularité par rapport à la
classe politique en compétition pour les suffrages des Marocains, leur professionnalisme politique et leur sens de la communication, affûté par de longues années de
pratique de la prédication religieuse et de travail social, a surpris les observateurs.
Tous les candidats affiliés au mouvement al-Islah wa at-tawhid (mouvement
issu de la fusion entre l'association al-Islah wa at-tajdid et l'association al-Moustaqbal (33) juste à la veille des élections de 1997), aussi bien ceux qui ont perdu que
ceux qui ont gagné, s'accordent à souligner l'importance pour eux du moment préélectoral. L'essentiel était de participer mais surtout de faire officiellement campagne. Le suivi des campagnes de certains candidats et des choix par ceux-ci des circonscriptions permet d'apprécier le niveau d'apprentissage des règles de communication politique. Si les candidats ont choisi de s'implanter dans des circonscriptions
où ils ont soit des attaches ethniques, soit des attaches professionnelles (enseignement et médecine), ils n'ont pas manqué, du moins pour les principaux leaders, de
s'appuyer sur leur audience ancienne en tant que prédicateurs de mosquée de quartier
ou comme militants des associations de bienfaisance. Il faut noter toutefois que les
candidats ont évité d'utiliser les mosquées durant les campagnes électorales et ont
privilégié le porte à porte.
Le programme du parti publié en totalité dans les journaux proches du mouvement est assez complet. On peut relever que le terme chari'a n' a jamais été évoqué. Ce programme, par certains côtés, est très proche de ceux des partis de la
Koutla, si l'on excepte deux mentions particulières : l'engagement à interdire
1'ouverture des débits de boissons et à permettre aux lauréats des départements
d 'études islamiques d'intégrer le corps des imams. Durant la campagne le programme n'a pas fait l'objet d' une exégèse supplémentaire. Les candidats ont joué la
carte de la moralité et de la lutte contre les corrupteurs et les corrompus. Ils se sont
appliqués à exécuter les consignes du parti qui a précisé les règles de conduite des
candidats islamistes et les a déclinées sous la forme de cinq principes : l'objectivité
et la non personnalisation des débats, la clarté dans les propos, la franchise, la cohérence et le devoir de se documenter avant de parler aux électeurs. Les candidats ont
tous mis l'accent sur leur proximité avec les citoyens humbles évitant toute ostentation.
Les mots d'ordre religieux n'étaient pas sur-epé~nt
dans le discours de
campagne, certes plusieurs candidats se sont attaqués à la présence de débits de boissons dans un pays musulmans et ont essayé d'assimiler le vote pour les partis
« laïques » à un témoignage passible des mêmes sanctions que le faux, sévèrement
condamné par le Coran, mais ils ont pour la plupart essayé de faire une campagne
populiste basée s ur le bilan des mandats électoraux de leurs adversaires et non sur
leur impiété.
Les résultats des élections : logique de la prédication et logique
politique
Préfecture
Nom
Circonscription
Nombre
de voix
%
Différence
avec le 2•
Casablanca
Casablanca
Casablanca
Casablanca
Fès
Oujda
Agadir
Tétouan
Tanger
M. Ramid
Nouredine Km·bal
Rachid Lamdaouer
Al Moqri Abou Zaid
Ahmed Al Omari
A. Aftani
Saad Eddine Othmani
Al Amine Boukhoubza
Abdallah Chbabou
ldrissia
Bouchentouf
Bab Jedid
Sadri-Raja
Chrarda
Oujda Bouknadel
Dchira
Sidi El Mendri
Tanger Boukhalef
8644
7 466
5 846
Il 428
5 259
4 548
Il 232
10 146
5 723
47,47
37,25
6 696
2 482
54,34
33,15
30, 12
47,22
46,93
34,84
9 278
2 162
1 852
8 409
7 434
1 076
Une déclaration de A. Youssoufi à l'hebdomadaire Jeune Afrique, à la veille
des élections du 14 novembre, laissait entendre que les islamistes pouvaient être
agréés dans le cercle très fermé de l'opposition. Cette reconnaissance, reçue avec
beaucoup d'enthousiasme par les islamistes, scelle leur intégration dans le champ
politique officiel. Elle leur permettrait d'envisager toute une série de scénarios de par(34) NDLR : A la suite d'élections partielles intervenues entre avril et juin 1999, deux nouveaux députés du
MPDC (devenu le Parti de la Justice et du Développement (PJD), dont A. Benkirane ont été élus au lieu et
place d' un député de I'USFP et d'un autre de l'Istiqlal. Rejoints par un autre député de l' Istiqlal précédemment élu . ils sont donc désormais 12. le nombre suffisant pour constituer un groupe parlementaire.
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Le scrutin législatif du 14 novembre 1997 a permis l'élection de neuf candidats. Le soir même Benkirane, traité en vedette par la presse internationale, n'a pas
pu s'empêcher de montrer sa joie et sa satisfaction, satisfaction partagée par les autorités du pays. En toutes occasions, les islamistes ont évité la surenchère sur la chari'a
et ont souligné le caractère correct de la consultation . Ils avaient espéré avoir Il
sièges pour pouvoir constituer un groupe parlementaire et ont indiqué que deux circonscriptions leur auraient été volées, celle de Ben Msik et celle de Fès (34). Sur les
neuf élus, cinq font partie sans équivoque des leaders de l'association Al-Islah ou
Al Moustaqbal, les autres sont de simples sympathisants.
Deux faits paradoxaux ressortent de ces résultats :
- la non-élection de certains leaders islamistes très médiatisés : Benkirane et
Raïssouni ne se sont pas présentés et Yatim a échoué ;
- les scores réalisés par les candidats élus : comme le montre le tableau suivant trois élus sur neuf ont presque la majorité absolue et la différence avec le candidat suivant est à chaque fois impressionnante.
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(35) Bachir Mohamed, Entretien avec l'hebdomadaire Assahifa, n° 22, semaine du 5 au 11 février 1999.
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ticipation ou de soutien au futur gouvernement. Une option qui a l'inconvénient de les
fragiliser face à la tendance oppositionnelle du fondateur du mouvement AI-'Adl wa
ai-Ihssan, Yacine, les obligeant à d'incessants réglages. Sur le terrain universitaire, ils
sont obligés de continuer à soutenir les militants d'ai-'Adl et à jouer la carte de
l'intransigeance- c'était d'ailleurs le prix à payer pour leur participation avalisée par
le silence de Yacine et préparée par de longues discussions avec ses compagnons.
Durant ces élections on peut considérer que la seule opération gagnante aura
été cette intégration de l'islamisme modéré de façon très contrôlée. Elle a permis,
pour un moment, de détourner les regards tournés vers cheikh Yacine et d'accentuer
les dissensions au sein de son mouvement. Les sorties médiatiques de Bachiri,
numéro 2 de celui-ci, expulsé pour insubordination, montrent l'impact de cette intégration sélective du mouvement. Elle lève aussi le voile sur la violence contenue par
le leadership du cheikh qui émerge plus dans le registre soufi qu'islamiste au sens
strict. Le refus du numéro 2 de constituer une nouvelle jama'a montre aussi que la
base n'est pas prête. Néanmoins ce remue-ménage fragilise le cheikh Yacine et
risque de produire un débordement à partir de l'université (35).
Sur le plan de l'activité politique, les parlementaires islamistes se maintiennent
dans leur position de soutien critique. Cette position, qui risque de favoriser leur
usure politique si elle n'est pas associée à des frondes périodiques, est présentée
comme un gage de responsabilité.
L'atténuation du risque d'usure se fonde sur une stratégie en deux points :
- l'entretien d'une image d'exemplarité dans la conduite du travail parlementaire : prises de parole modérées mais fermes en mettant l'accent sur la compétence
rhétorique, 1' assiduité ...
-le développement de la fonction d'intermédiation par l'entretien d'un rapport
de proximité avec les habitants des différentes circonscriptions et par le soutien
apporté aux mouvements associatifs caritatifs musulmans . Depuis les élections, des
associations déjà anciem1es comme as-Salam ont décuplé leur activité pour répondre
concrètement à certains problèmes (logement, mariage des jeunes, santé ...) ; d'autres
associations ont été créées dans les circonscriptions à forte densité islamiste (Al Bir
à Ben M'sik .. .). Ces associations agissent sous le patronage des députés qui assistent
à leurs activités , animent des conférences et interviennent auprès des administrations.
Le dossier islamiste n'est pas pour autant clos, l'arrivée même à dose homéopathique des islamistes dans l'enceinte du Parlement risque de changer la donne du
jeu politique en obligeant les parties à se définir de façon claire vis-à-vis des propositions que les islamistes ne vont pas manquer d'introduire. Tout le risque est que les
députés se laissent aller à une surenchère sur la religion. L'épisode du vote de la loi
sur le micro-crédit constitue à cet égard un cas d'école dans la mesure où il rend
compte de la fragilité du processus : alors que le gouvernement a déposé une loi pour
encadrer et diffuser le micro-crédit afin de financer la lutte contre la pauvreté, les islamistes se sont opposés à cette loi en développant un argument plus politique que théologique ; au lieu de se référer à l'interdiction de l'usure, argument qui les aurait amenés à remettre en cause l'organisation de tout le système bancaire, ils ont mis l'accent,
par réalisme politique, sur les risques de fragilisation du tissu social liés à une extension du système de crédit. La difficulté arithmétique à faire aboutir des amendements
à la loi les a poussés à opter pour la pétition en dehors de l'enceinte parlementaire.
L'échec normal de la fronde islamiste à ce sujet peut les amener à constater les
limites de la démarche réformiste et à pallier les risques d'un passage de la logique
de prédication à la logique politique par une accentuation d'un activisme au niveau
de la rue. D'autant plus qu'un échec de l'expérience d'alternance risque de les mettre
en selle ou de favoriser une dérive autoritaire qui se nourrirait d'un revers au Sahara.