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LE PARADOXE VIETNAMIEN

LE PARADOXE VIETNAMIEN Un développement économique spectaculaire, telle est la première impression que laisse le Vietnam de 2024: quartiers modernes de hautes tours d’habitation, vastes centres commerciaux, trafic urbain intense où les voitures disputent désormais la route aux myriades de moto et où les vélos de naguère ont disparu, infrastructures de transport souvent à la page, produits électroniques, vêtements, café et riz conquérants à l’exportation, accroissement continu de la classe moyenne. Le Vietnam appartient désormais à la catégorie des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. Son ambition de passer à la catégorie supérieure en 2030 est réaliste. L’objectif national est de devenir un « pays développé à orientation socialiste » en 2045. « L’économie de marché à orientation socialiste » Quelques années après les réformes introduites en Chine par Deng Xia Ping, l’ouverture économique initiée en 1986 avec la politique du «Đổi Moi’" a permis le progrès économique du Vietnam grâce à la mise en oeuvre du mot d’ordre officiel de l’ « économie de marché à orientation socialiste ». Ce véritable tournant par rapport à l’orthodoxie marxiste antérieure - mais non léniniste - s’est imposé pour mettre fin à la grande pauvreté et à la crise créées par les ravages de vingt ans de guerre et l’inefficacité du modèle socialiste de propriété d’Etat des moyens de production. Se substituant à l’aide soviétique et des pays-frères, la coopération internationale au développement a appuyé la nouvelle politique. Le Vietnam est ainsi devenu une vitrine de la politique d’aide au développement, vitrine peu fréquente d’ailleurs. Comme conséquence de son succès, la coopération a perdu en importance en comparaison avec les investissements étrangers. Occupant une place centrale dans le dynamisme économique du pays, ceux-ci sont d’abord asiatiques (Corée du Sud, Singapour, Japon, Chine, Taïwan) et seulement ensuite occidentaux. Le Vietnam attire aussi les capitaux étrangers devenus frileux par rapport à la Chine. Grands groupes publics nationaux toujours puissants, consortiums privés proches du pouvoir et innombrables petites et moyennes entreprises privées appuient cette dynamique sans oublier les transferts financiers de la diaspora vietnamienne. … c’est-à-dire sous le contrôle du parti communiste L’ « économie de marché à orientation socialiste » signifie que le parti communiste respecte et garantit le fonctionnement des mécanismes de l’économie de marché mais sous son contrôle et tout en conservant évidemment le monopole du pouvoir politique. Des cellules du parti fonctionnent dans les entreprises publiques et privées à partir d’une certaine taille. Toute contestation du système est bannie et réprimée. La première mission de l’armée est d’ailleurs de défendre le parti. En dehors des membres de celui-ci, il y a peu d’intérêt pour la politique. Les opposants qui osent affronter le système, le paient de leur liberté. La population ne conteste pas le régime politique ou, en tout cas, ne peut le contester. Elle mène sa vie assez librement dans la mesure où elle accepte le contrôle du parti-Etat. Ce contrôle que renforce la propagande, est bien réel sans revêtir l’intensité des méthodes chinoises totalitaires. Mise en valeur des énergies du peuple vietnamien Stabilité politique, liberté d’entreprendre, modestie des salaires vu l’absence de liberté syndicale, ouverture au monde, sont les ingrédients du succès à partir certes d’un bas niveau de développement. Le « Đổi Moi' a libéré les énergies et mis en valeur les qualités du peuple vietnamien: ardeur au travail, ténacité, esprit positif tourné vers le futur qui tranche avec la mentalité victimaire que l’on trouve dans certains pays autrefois colonisés. La culture de l’ancien Vietnam persiste avec ses traditions bien ancrées comme le culte des ancêtres et ses valeurs traditionnelles: famille, travail, succès, nationalisme en dépit des effets profonds pas toujours positifs de la société de consommation. Le pouvoir encadre strictement les religions ou croyances reconnues dont le bouddhisme, le confucianisme et le catholicisme. Les chrétiens, principalement catholiques, représentent près du dixième de la population. Un développement remarquable mais non sans zones d’ombre Si le progrès économique et la stabilité sont évidents, le tableau présente aussi des zones d’ombre. Ainsi, deux Présidents de la République ont été révoqués successivement en 2023 et en 2024 sur injonction du Secrétaire-Général du parti pour des affaires liées à la corruption. Dans un système sans liberté de presse et d’expression, la corruption sévit encore bien plus qu’ailleurs. Aussi les fonctionnaires corrompus figurent-ils en bon nombre parmi les nouveaux riches. Dans ces conditions, l’ »Etat de droit socialiste » ne peut rester qu’un objectif théorique. Dans le nouveau Vietnam, la hausse des inégalités est frappante avec l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie plus ou moins liée au parti. Comme en Chine, le dogme marxiste de la lutte des classes a été abandonné tout en préservant la domination du parti communiste. Un système de sécurité sociale assez basique permet de remédier dans une certaine mesure aux difficultés de la vie pour les classes populaires. La pauvreté frappe encore davantage les minorités ethniques. La solidarité familiale, réelle dans une société marquée par le confucianisme, pallie ces insuffisances. Afin d’élever le niveau de l’enseignement primaire et secondaire, celui-ci a été ouvert, avec des résultats discutables, aux écoles privées étrangères principalement anglophones. L’Etat a autorisé la création d’une seule université privée vietnamienne, initiative d’un groupe privé. La croissance rapide permet l’augmentation régulière et remarquable de la classe moyenne. Etabli par les Nations-Unies, l’indice de développement humain qui conjugue des critères basés sur le PIB par habitant, l’espérance de vie et l’éducation, situe le Vietnam au même niveau (115ème place sur 191) que l’Indonésie et les Philippines. L’économie vietnamienne occupe depuis peu le troisième rang parmi les pays de l’ASEAN justement après ces deux pays plus peuplés. Moins rigide que la Chine dans sa politique de contrôle des naissances, le pays a réussi sa transition démographique. Il compte en 2024 plus de cent millions d’habitants. Le mode de vie moderne pourrait affecter la natalité. La politique environnementale est encore dans l’enfance: nul triage des déchets et pollution urbaine très élevée en dépit du succès d’une marque vietnamienne de véhicules électriques. La trajectoire positive suivie par le Vietnam vers l’avènement d’une société prospère souligne comme ailleurs dans le monde l’irréalisme de nos adeptes de la décroissance quelle que soit l’absolue nécessité de la lutte contre le changement climatique. Un pays original mais profondément inspiré par la Chine La Chine a fortement marqué toute l’histoire et la culture du pays depuis l’époque - le premier millénaire - où elle en occupait le berceau septentrional (le Tonkin). Le Centre du Vietnam actuel constituait le Champa hindouisé défait et occupé au second millénaire par le Dai Viet (l’ancien nom du Vietnam); le Sud était khmer. Cette forte empreinte chinoise a persisté même après la libération de l’occupation par l’Empire du Milieu dont il est resté un Etat tributaire. Ce sont les Français qui ont mis fin à ce lien pour coloniser le pays et y laisser aussi leur empreinte. Les Vietnamiens ont repoussé régulièrement les envahisseurs venus du Pays Central (c’est ainsi que l’on traduit Chine tant en vietnamien qu’en chinois), la dernière fois en 1979. Le Vietnam est ainsi le seul Etat au monde victorieux de trois membres du Conseil de Sécurité, France, Etats-Unis et Chine. Quels que soient les liens entre les deux Etats aujourd’hui dirigés par les deux plus grands partis communistes du monde, le puissant voisin inspire la méfiance. Le Vietnam affronte la main-mise de Pékin sur les atolls de la Mer Orientale dont il revendique aussi la souveraineté. Il est douteux que le développement du pays soit de nature à ravir le pouvoir chinois. La politique extérieure de Hanoï consiste à ne souscrire aucune alliance tout en modulant ses relations pour résister aux pressions: c’est la diplomatie du bambou, solide et souple à la fois. En 2023, la visite de Xi Jin Ping a suivi de peu celle de Biden venu conclure avec le Vietnam un « partenariat stratégique étendu ». L’Union européenne a conclu un accord de libre-échange avec Hanoï, quasi unique dans la région. Un palmarès en demi-teinte Le nouveau Vietnam est-il un modèle ? Le pragmatisme dont il a fait preuve en contradiction avec le dogme marxiste en ouvrant son économie au secteur privé et au monde, est exemplaire. Il permet l’élévation du niveau de vie d’une partie croissante de la population et la modernisation économique. L’engagement de ses dirigeants dans le développement du pays pourrait être source d’inspiration ailleurs bien qu’il soit le fruit d’une histoire particulière. A cette réussite, il faut ajouter la stabilité et la sécurité qui règnent dans le pays. Par contre, les lacunes relevées plus haut, corruption étendue, lutte contre le dérèglement climatique insuffisante, inégalités, absence de liberté politique ternissent le palmarès. Le pluralisme politique caractéristique de la modernité issue des Lumières, est et restera exclu au Vietnam dans l’avenir prévisible. Son absence, on l’a vu, entrave la lutte contre la corruption et l’établissement d’un véritable Etat de droit. Pérestroïka sans Glasnost, pour reprendre la terminologie de Gorbatchev, tel est le modèle suivi tant par Hanoï que Pékin avec le succès économique que l’on observe. Indépendance mais un avenir commun avec la Chine Même si la « diplomatie du bambou » permet au Vietnam de maintenir son indépendance, l’ avenir de son régime politique ne peut se lire indépendamment de celui de la Chine. Lors de la visite de Xi Jin Ping en 2023, les deux pays ont déclaré partager une « communauté de destin » (« un avenir commun » dans le texte vietnamien) et se sont engagés à combattre l’ « évolution politique » et la « révolution de couleur », en référence aux changements démocratiques en Géorgie et en Ukraine il y a une vingtaine d’années.