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L’ŒDIPE DE LACAN Gisèle Chaboudez ERES | « Figures de la psychanalyse » 2015/1 n° 29 | pages 47 à 60 ISSN 1623-3883 ISBN 9782749247380 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2015-1-page-47.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. L’Œdipe de Lacan 1 • Gisèle Chaboudez • Il arrive parfois, sans que ce soit clairement défini, que l’on considère l’Œdipe dans notre champ tel une sorte d’ancêtre, révolu et mythique, du processus dit de métaphore paternelle par lequel s’origine et se forme le sujet de l’inconscient. Il semblerait pour certains que l’un se soit substitué à l’autre, le rendant caduque, et certains énoncés de Lacan peuvent parfois le laisser supposer. De sorte que même si l’on sait que l’expérience clinique rencontre toujours massivement le fantasme œdipien derrière les rêves ou les symptômes, il est souvent revêtu dans les élaborations théoriques d’une sorte de voile, comme si l’on ne savait plus très bien quelle place ou quel statut lui assigner. Pourtant, il me semble que ce statut est relativement aisé à définir si on le considère d’un point de vue logique. L’histoire de l’Œdipe, dans la découverte psychanalytique, nous livre d’ailleurs © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) commenté que le complexe ainsi nommé fut substitué à une précédente théorie, que Freud appelait sa neurotica. D’aucuns l’ont regretté, la plupart l’ont admis, mais surtout on peut l’interpréter. Là où les analysantes hystériques invoquaient leur angoisse du désir incestueux du père, Freud, après avoir pris un temps leurs dires à la lettre, opérait ce renversement radical qui, à l’inverse, mettait l’accent sur le désir incestueux du garçon pour la mère et, au-delà, du sujet œdipien pour l’Autre. En somme, là où une première causalité de la névrose impliquait le désir incestueux de l’Autre dans des cas particuliers, la nouvelle causalité de la névrose, comme de la norme, mettait au centre le désir incestueux du sujet dans l’universel. Il y a là un processus précis dont on voit bien qu’il procède d’un renversement logique par substitution d’un ensemble causal à un autre, avec les redistributions qu’il implique. Gisèle Chaboudez, psychiatre, psychanalyste, giselechaboudez2gmail@.com 1. Texte d’une intervention faite aux Journées d’Espace analytique, Paris, le 13 octobre 2013. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) d’ores et déjà quelque chose de sa logique. Il a été largement remarqué et 48 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • Avec l’Œdipe, Freud énonçait une séparation fondatrice du sujet On peut y reconnaître maintenant un processus lisible dans la logique de l’aliénation-séparation, élaborée en 1964 par Lacan pour formaliser la production et le devenir du sujet en termes d’économie signifiante. À partir d’une aliénation donnée dans le désir de l’Autre, où le sujet oscille entre être et sens, s’opère une bascule où il vient à se séparer en reprenant le désir qui était en jeu au temps précédent comme s’il était le sien, et se pare de l’objet qui le cause. Un processus de séparation logique, tel que nous le connaissons à différents niveaux de l’histoire du sujet et de l’expérience analytique. Et, en effet, comment donc pourrait se concevoir un désir incestueux de l’enfant si ce sujet œdipien ne résultait pas d’un processus précis par rapport au désir dont il est né et auquel il a eu affaire. La séparation fait cesser la vacillation et l’indétermination du sujet et réalise une véritable fondation subjective. Elle le fixe en lui conférant une densité, celle de l’objet dont il s’est emparé et paré. Mais s’il s’empare de ce désir et de cet objet, ce n’est jamais que selon le principe de plaisir freudien, donc sur un mode hallucinatoire. De sorte que si un tel sujet est efficace et fondateur, il est en fait mythique car il se forme en s’emparant d’un objet irréel. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) ordre. Son discours à Fliess avait été largement empli des dires des patientes hystériques qu’il retenait alors sans les interpréter, et l’Œdipe fut en somme pour lui d’abord un énoncé performatif, un processus de séparation en marche pour lui-même comme pour le sujet de sa théorie naissante de l’inconscient. Il mettait au monde un sujet nouveau que le désir interdit anime, un sujet qui nous importe plus que l’ensemble du mythe sur lequel il s’appuie. Il aurait pu le nommer autrement, et l’extraire d’autre chose que de Sophocle, mais c’est un fait qu’il l’a nommé Œdipe. Lacan restitua l’aliénation logiquement antécédente au sujet œdipien séparé, avant d’interroger l’Œdipe en tant que norme établie Resituer ce sujet mythique dans son contexte réel, et par conséquent restituer en quelque sorte l’aliénation matricielle de cette séparation fondatrice, on peut observer après coup que c’est une des premières grandes tâches auxquelles Lacan s’est attelé. Il ne le dit bien sûr pas ainsi puisque la logique de l’aliénation-séparation © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) On peut supposer qu’en énonçant l’Œdipe, Freud fondait un sujet de cet L’ŒDIPE DE L ACAN 49 restait pour lui encore à inventer, et ne le sera qu’en 1964, mais tout porte à le penser. Il le fit à partir du désir de l’Autre que l’hystérie mettait à juste titre au premier plan, et il revint en ce sens aux énoncés de l’hystérie, mais en les interprétant autrement. Il suffisait de remarquer que le désir de l’Autre est la source fondamentale de l’être du sujet, puisque n’importe quel sujet ne vient au monde que comme objet du désir de l’Autre, là est donc la source de son être. Qu’il y ait un trop ou un trop peu dans ce désir, quelles que soient ses caractéristiques, il représente la modalité de désir qui a présidé à son histoire. Le processus de la métaphore paternelle, construit en 1958, consiste précisément à poser ce désir en premier lieu, à considérer ses effets sur l’infans, puis son bridage par une instance symbolique paternelle, avant de subir un refoulement. Il consistait à effectuer cette reconstruction de l’aliénation première d’où seulement un sujet œdipien pouvait se concevoir. Il donnait son statut au désir de la mère, à l’équivalence de l’enfant avec le symbole de ce désir, puis au versement au père de ce symbole et à sa significantisation. La construction de cette aliénation préalable permit de situer les fondations du sujet œdipien, en identifiant la structure dont il se sépare et ce dont il se pare lorsqu’il s’avance comme sujet désirant. Or ce dont il se pare n’est pas en miroir le désir de l’Autre, il y a une torsion dans ce mouvement. La séparation résulte d’une substitution tout comme la métaphore © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) qu’en tant qu’il a d’abord été l’objet du désir de l’Autre, puis que ce désir a été soumis à un interdit, que, venant à se séparer, le sujet condense et ce désir et cet interdit, d’où il résulte qu’il se pare d’un désir interdit, donc incestueux. Il se pose ainsi comme ce que l’Autre doit perdre comme objet, puis reprend à son compte son désir du temps précédent avec l’indice interdit. Ce faisant, il interprète en quelque sorte le désir de l’Autre – s’il doit être refoulé, c’est qu’il est incestueux –, puis en un temps ultérieur il substitue l’objet à l’Autre 2. Sous cet angle, l’Œdipe et 2. Un mouvement de torsion complexe se situe à cet endroit, bien décrit dans ce fragment de Lacan : « La coupure dans l’histoire et aussi bien dans le statut du sujet comme tel, est au moment où, à ce partenaire, se substitue la fonction de l’objet a. C’est en tant que je suis a que mon désir est le désir de l’Autre ; et c’est pour cela que c’est par là que passe toute la dialectique de ma relation avec l’Autre, le grand A, celle que l’année dernière je vous ai définie par le rapport de l’aliénation. Le a s’y substituant nous permet l’autre mode de la relation, celle de la séparation, quelque chose où je m’instaure comme déchu, où je m’instaure comme réduit au rôle de haillon dans ce qui a été cette structure du désir de l’Autre par lequel le mien a été déterminé. » J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit, 16 juin 1965. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) paternelle sur laquelle elle s’appuie, elle produit donc une condensation. Ce n’est 50 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • la métaphore paternelle forment un seul ensemble logique, constituant l’aliénation et la séparation du sujet de l’inconscient. On voit là qu’un tel processus n’exige nullement le meurtre du père, mais simplement de s’appuyer sur le signifiant paternel défini dans l’aliénation pour opérer sa séparation 3, et sur l’objet pour s’en parer. De sorte qu’on peut là mesurer que le fantasme du meurtre du Père, toujours bien vivant alors même que les pères réels n’ont plus pour la plupart qu’un rapport mesuré à la loi, ne sert qu’à soutenir le signifiant : tuer fantasmatiquement le père vise à affirmer qu’il y a un père plus qu’à le supprimer. Lorsque Lacan construisait la métaphore paternelle, l’Œdipe et les autres mythes freudiens du père constituaient alors pour la pensée psychanalytique le processus par lequel se forme la norme, ils étaient le nom même du normal. Nous l’avons connu ainsi, et nous l’avons même d’abord pensé ainsi. Il était normal que mère et enfant subissent la castration, bien entendu, mais aussi normal qu’y échappe celui qui en était l’agent et qui seul jouissait en paix, et tout cela donnait des sujets normaux. Or ce fut à propos de ce Père dont la jouissance primordiale supposée sans limite fonde sur ce mode la loi et le désir, que Lacan entama son interrogation de l’Œdipe : si cela est censé nous donner la formation du désir chez l’enfant, disait-il le 20 novembre 1963, il faut se demander pourquoi cela donne plutôt des névroses 4? En effet, que ce Père jouisse ainsi en paix © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) consiste à élider, à refouler que le père puisse être comme tous soumis à une castration dans sa jouissance, pour en faire une exception fondatrice de la règle en postulant que sa jouissance est sans limite. Il est le Père mythique du névrosé. Ce questionnement du Père fut interrompu par Lacan dans un contexte historique de scission institutionnelle, mais l’essentiel avait été dit : en effet, si cela est censé nous donner la norme, pourquoi cela donne-t-il des névrosés ? Énoncée 3. Et l’on sait que les travaux ultérieurs de Lacan le mèneront à montrer que ce signifiant n’est pas forcément lié au père réel, ni même à un père, puisqu’il est une instance symbolique qui fait loi pour la mère. 4. Il dit ceci, le 20 novembre 1963, dans l’unique séance de son séminaire inédit Les Noms du père : « Il est clair que, dans son mythe, Freud trouve un singulier équilibre, une sorte de co-conformité – si je puis me permettre de redoubler ainsi les préfixes – de la supposition de l’inceste de la jouissance pure du père comme primordiale. Seulement si cela est censé nous donner la formation du désir chez l’enfant ne faut-il pas – j’y ai assez longtemps insisté, durant des années – qu’on se pose la question de savoir pourquoi ça donne plutôt des névroses. » © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) de la mère, dans l’Œdipe, ou de toutes les femmes, dans Totem, un tel postulat L’ŒDIPE DE L ACAN 51 dans un cadre où la psychanalyse en son ensemble, depuis toujours, faisait de l’Œdipe la matrice de la norme, cette remarque faisait un instant de lui en somme le premier anti-œdipien, selon ce vocable qui s’est un temps répandu. D’ailleurs les anti-œdipiens de 1973 qui, eux, n’avaient pas pour projet la psychanalyse comme telle, avaient certainement fort bien lu cette objection, et plus vite que les psychanalystes. Une objection qui allait se préciser puisque Lacan considérerait plus tard que Freud eût pu s’orienter mieux qu’il ne l’a fait, dès lors qu’il avait bénéficié du discours de l’hystérique. Il estimait que le mythe œdipien « rétrécit les vérités » que l’expérience de l’hystérique eut permis de mieux guider 5. « Et pourquoi, demande-t-il en 1969, Freud s’est-il trompé à ce point ? Pourquoi substitue-t-il au savoir qu’il a recueilli de toutes ces bouches d’or, Anna, Emmie, Dora, ce mythe, le complexe d’Œdipe 6? » Son désaccord portait principalement sur le fait qu’ainsi Freud visait à sauver le père, car le meurtre du père inclus dans le complexe a pour effet de masquer qu’en réalité le père est castré lui aussi, qu’il l’est comme tout être de langage dans son rapport au sexe. En effet, postuler qu’il faut tuer le Père pour jouir revient à poser qu’il confisque la jouissance sans être lui-même exposé à la castration. Et c’est bien ce que postule le névrosé, il érige un père mythique responsable de l’interdiction de la jouissance par confiscation. C’est © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) une tragédie, alors qu’il aurait pu par exemple le désigner d’une comédie 7 ! Lacan allait montrer que les fils n’ont aucun père à tuer, les filles encore moins, et interprétait l’Œdipe comme un rêve de Freud dont il entendait extraire la logique. Mais il le fit essentiellement en ce qui concerne le Père de Totem et Tabou, dont il faisait remarquer que s’il est déjà bien difficile pour un homme de suffire à une femme en termes de jouissance, il ne faudrait pas qu’il se vante en 5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Le Seuil, 1991, p. 115. 6. Ibid., p. 113. 7. J. Lacan, Le moment de conclure, séminaire inédit, 15 novembre 1977 : « La vie n’est pas tragique elle est comique, c’est pourtant curieux que Freud n’ait rien trouvé de mieux que de désigner du complexe d’Œdipe c'est-à-dire d’une tragédie, ce dont il s’agissait dans l’affaire. On ne voit pas pourquoi Freud a désigné d’autre chose que d’une comédie alors qu’il pouvait prendre un chemin plus court, ce à quoi il avait affaire dans ce rapport qui lie le symbolique, l’imaginaire, le réel. » © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) imprudemment, à son sens, que Freud avait ainsi nommé l’Œdipe en le liant à 52 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • prétendant jouir de toutes 8 ! Un tel Père est bien sûr mythique et c’est ainsi qu’il est convoqué. Père de la névrose et non de la norme, le même que la psychose rejette, ce qui nous laisse, on le voit, sans structure de la norme. De sorte que Lacan réfute en effet de l’Œdipe son versant tragique, soit le meurtre du père, mais on peut remarquer qu’il ne réfute pas l’autre, le sujet qui se fonde sur son désir interdit. Il ne dit pas de lui qu’il ne faudrait pas qu’il se vante en prétendant désirer la mère, alors qu’il a déjà bien de la peine à se tenir à distance de son désir dit de crocodile. Il pourrait le dire, nous pourrions le dire. Il ne le dit pas parce qu’il est bien clair que ce sujet aussi est mythique et que c’est ainsi qu’il vaut. Si, par conséquent, on retient de l’Œdipe ce sujet qui se fonde sur son désir incestueux, il a bel et bien sa place dans la fondation du sujet une fois qu’a été élaborée la logique d’aliénation-séparation permettant de le resituer dans un ensemble structurel qui en donne la raison. D’ailleurs, dans le texte même de la Passe, une mise en garde de Lacan, peutêtre aussi pour lui-même, consistait à estimer que retirer l’Œdipe de la psychanalyse ramènerait celle-ci à un délire. Et cela est évident si l’on considère qu’Œdipe est le nom qui a été donné au sujet désirant de la séparation logique, et qu’il est aussi impensable de le supprimer, sous prétexte par exemple d’y substituer la métaphore paternelle, que de supprimer l’un des deux pôles de l’aliénation-sépa© ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) menacée de délirer. Si par conséquent, retenant cette logique du sujet séparé, l’on entend par sujet œdipien celui qui se fonde sur le mythe d’un qui serait capable de renverser la perspective du désir maternel dont il fut l’objet en objet du désir, s’il est ce sujet capable de substituer à ce désir de l’Autre un objet qui cause le désir, de faire de cet Autre dont le désir l’a fait être, un objet que son désir à lui croirait viser, alors il y a là en effet quelque chose de fondateur, d’absolument efficace, d’absolument nécessaire. Le sujet œdipien, en ce sens, est parfaitement utilisable et le reste, comme on peut le mesurer dans tous les aspects de notre pratique, où il est littéralement partout 9. Lacan le reconnaissait également dans ses dernières 8. Entre suffire, qui veut dire « faire jouir », et « jouir de », il y a d’ailleurs un renversement de sens opéré par Lacan, qui pose une question essentielle en ouvrant à une autre interprétation possible du mythe de Totem et Tabou. 9. Lorsque Lacan le mentionne comme « inutilisable », c’est au regard de tout ce qui ne concerne pas le désir incestueux, en considérant que si l’analyse s’est orientée vers la gratification ou non de la demande, c’est « probablement en raison du caractère © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) ration. Effectivement, lorsqu’une aliénation subsiste sans séparation, elle est L’ŒDIPE DE L ACAN 53 années : « L’analyse est une magie, disait-il le 11 avril 1978 10, qui n’a de support que le fait que, certes, il n’y a pas de rapport sexuel, mais que les pensées s’orientent, se cristallisent sur ce que Freud a imprudemment appelé le complexe d’Œdipe. » Il avait tout à fait alors, depuis longtemps, montré et défini la structure logique à l’œuvre derrière le mythe de la horde, avec l’exception fondatrice de la règle, telle qu’elle opère dans la névrose. Quant à nous, nous pouvons de même repérer la structure logique du sujet œdipien derrière le mythe, tout aussi essentielle, comme issue séparatrice à l’aliénation. Le sujet œdipien est un cogito de la psychanalyse Si ce sujet du désir incestueux est fondateur, c’est qu’il procède en fait de la même sorte d’efficacité que celle du cogito de Descartes, qui lui aussi s’appuie sur quelque chose d’irréel. Tout ce que Lacan amène, l’implique, notons-le, même s’il ne le dit pas ainsi. Il pose explicitement le sujet du cogito, le « Je pense, donc je suis », celui qui fonde son être sur la pensée, comme un sujet mythique de la séparation, car en aucun cas la pensée ne peut définir l’être, justement. Et il reconstruit l’aliénation qui en est la source, tout en soulignant que c’est la découverte freudienne qui a, la première, restitué l’aliénation dont se sépare le cogito, dès lors qu’elle annonçait que le sujet n’est pas là où il pense mais ailleurs 11, alors © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) qui a renversé la vacillation subjective entre l’être et la pensée, alternative où l’un exclut l’autre, « Ou l’un ou l’autre », en une condition où l’un se déduit de l’autre, « L’un, donc l’autre », « Je pense, donc je suis ». La logique d’aliénation dont il est issu doit se formuler par conséquent en restituant une alternative : « Ou je ne pense pas ou je ne suis pas ». strictement inutilisable de l’Œdipe… sauf ce grossier rappel de la valeur d’obstacle de la mère pour tout investissement d’un objet comme cause du désir ». L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 113-115. 10. J. Lacan, Le moment de conclure, le 11 avril 1978, séminaire inédit. 11. « La découverte freudienne », dit Lacan le 9 juin 1965, dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse (op. cit.), « dit qu’il y a un je pense qui est savoir sans le savoir, que le lien est écartelé mais du même coup bascule, de ce rapport du je pense au je suis : l’un de l’autre est enzweiet. Là où je pense, je ne sais pas ce que je sais, et ce n’est pas là où je discours, où j’articule, que se produit cette annonce qui est celle de mon être d’être, du je suis d’être, c’est dans les achoppements, les intervalles de ce discours que je trouve mon statut de sujet. » © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) qu’il prétend fonder son être sur sa pensée. De sorte que le cogito fonde un sujet 54 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • En outre, Lacan énonce explicitement que le message freudien a substitué un « Je désire » au « Je pense » de Descartes, et que pour ce qui est de la pensée c’est la sexualité qui la supporte, selon le principe de plaisir, sur un mode hallucinatoire 12. Or quelle est la structure par quoi Freud a substitué fondamentalement et originellement un « Je désire » au « Je pense », si ce n’est l’Œdipe, dans les termes du désir incestueux ? En ce sens, on peut dire que l’Œdipe est le cogito de la psychanalyse, il est ce « Je désire l’objet interdit, donc je suis », qui inaugure un sujet dans l’ordre du langage. Mais tel le « Je pense » de Descartes, il s’avance comme un sujet séparé, irréel 13. La séparation, qui consiste à élider tout un champ de l’aliénation, implique tout autant le desidero du sujet de l’Œdipe que le cogito de Descartes. De même que le cogito est le sujet de la pensée en tant que séparé, l’Œdipe est le sujet séparé du désir. C’est dans le texte de Sophocle lui-même que Lacan trouve une trace de l’aliénation, source du sujet séparé de l’Œdipe Or, au moment où Lacan reconstruit l’aliénation dont le sujet œdipien est issu comme séparé, c’est dans le texte de Sophocle lui-même qu’il en trouve des traces. On sait combien le texte d’Œdipe Roi, source du mythe repris par Freud en termes de complexe inconscient, est celui d’une grande tragédie, particulière© ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) une tragédie où le même fléau s’abat sur Thèbes, cette fois comme une sanction divine visant le crime du couple régnant. En élaborant ce texte, Sophocle ajoutait une pierre à l’édifice des mythes incestueux déjà essentiels dans l’initiation des mystères grecs. Et à ce tournant de la Grèce classique où se construit le Nom du Père de l’Olympe et de la cité, interpréter comme sanction du dieu un fléau qui par lui-même suscite la terreur est extrêmement efficace. 12. J. Lacan, ibid., 10 mars 1965. 13. On a beaucoup commenté dans notre champ le fait que le sujet cartésien est le sujet de la science. Il l’est en tant que séparé, Lacan le souligne, car il élide un champ de l’aliénation, ce qui situe la science elle-même tout entière au niveau d’une logique de la séparation. Or la naissance de la psychanalyse a même statut, et dérive du même sujet : « L’analyse n’est pas une religion. Elle procède du même statut que La science. Elle s’engage dans le manque central où le sujet s’expérimente comme désir. Elle a même statut médial, d’aventure, dans la béance ouverte au centre de la dialectique du sujet et de l’Autre. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 238-239. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) ment réussie. Un de ses tours de force est d’y avoir en quelque sorte interprété un fléau bien réel qui s’était produit à Athènes en 430, la peste, en construisant L’ŒDIPE DE L ACAN 55 En lisant ce texte, Lacan aperçoit et pose une question essentielle qu’il répétera régulièrement et sous diverses formes : Jocaste savait-elle ? Et par le simple fait de la poser, il réintroduit déjà la dimension du désir et de la jouissance de la mère dans le destin d’Œdipe, et par conséquent celle de l’aliénation. Bien entendu, les innombrables lectures et représentations que ce texte a suscitées jamais n’ont isolé une telle question. Et comment d’ailleurs demander avec quelque sérieux, dans cette tragédie de l’inceste insu, si la mère le savait ? Mais comme Lacan sait lire un texte, nous sommes portés, une fois estompée la perplexité que suscite une telle question, à regarder de près ce sur quoi il s’appuie pour poser une telle question. Or en lisant attentivement le texte, on constate que Sophocle a effectivement voulu introduire un doute, une équivoque sur ce point, avec un talent remarquable 14. Jocaste ne se contente pas d’écarter la prophétie concernant Œdipe en lui disant, comme Freud l’avait d’emblée noté : « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 14. Cela est d’autant plus impressionnant lorsqu’on sait que lors de sa deuxième tragédie d’Œdipe, représentée après sa mort, Sophocle situe l’action à Colonne, qui est son propre lieu de naissance. La question du savoir de Jocaste porte sur deux points bien distincts. Si elle savait simplement qu’Œdipe était celui qui avait tué son mari, et qu’elle se soit tue, cela a certes son importance mais est, dans la fiction, plutôt banal. Pourtant, même sur ce point, Sophocle nous indique qu’elle ne le savait pas puisqu’il introduit un serviteur témoin de la mort de Laïos, qui donc connaît son meurtrier, et il fait préciser, par la voix de Jocaste, que dès qu’il a vu Œdipe arriver sur le trône, ce serviteur a demandé à partir loin de Thèbes, donc n’a pas parlé. En entendant cela, nous nous disons néanmoins que Jocaste aurait pu le questionner sur une telle détermination, et qu’elle ne l’a pas fait. Il y a donc là une indication discrète qu’elle n’en veut rien savoir. Sur l’autre point, celui qui nous importe, l’identité d’Œdipe, Jocaste écarte vivement la prophétie qui l’a fait fuir de Corinthe pour éviter de la réaliser, l’assurant que l’oracle se trompe puisque Laïos devait être tué par son fils et l’a été par des brigands étrangers à un croisement, ayant d’ailleurs fait tuer ce fils aussitôt né. Au moment où elle dit cela, elle ne sait donc toujours pas qui est Œdipe, même si Sophocle montre là encore combien elle résiste à savoir. Puis, lorsqu’au mot de « croisement », Œdipe soudain lui dit qu’il vient de comprendre qu’il est ce meurtrier de Laïos qu’il recherche, Jocaste n’a ensuite de cesse, avant que la vérité lui apparaisse enfin, de l’empêcher de poursuivre sa quête. C’est là qu’elle prononce cette phrase d’emblée relevée par Freud. Le refus de savoir chez Jocaste ne lâchera que fort tard et en un point précis : lorsqu’elle écoute celui qui est appelé le Corinthien apprendre à Œdipe qu’il n’est pas le fils du roi de Corinthe mais un enfant laissé à sa naissance les pieds percés par ses parents. Là, seulement, elle vient de comprendre, elle sait. Nous le voyons parce qu’elle tente encore d’empêcher Œdipe de le comprendre également, en disant : « N’est-ce pas assez que je souffre ? ». © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à ces 56 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • choses est celui qui supporte le plus aisément la vie. » Phrase qui, d’ailleurs, donne l’idée que Sophocle en savait quelque chose et que son propos est d’une précision voulue. Jocaste manifeste en outre un refus de savoir qui persistera jusqu’à la dernière limite. Et plus encore, une fois qu’elle sait la vérité, qu’elle a compris ce qui s’est passé, rien d’abord ne change dans son attitude qui consiste à tenter d’empêcher Œdipe de savoir à son tour, de sorte que cela donne effectivement l’impression qu’elle savait déjà auparavant et qu’elle le lui dissimulait. Et c’est lorsqu’elle voit qu’elle ne peut l’empêcher de savoir qu’elle se tue, et non lorsqu’elle l’apprend elle-même. Il y a là chez Sophocle une intuition particulièrement fine sur le savoir refoulé, ses manifestations et ses effets. Il construit cette équivoque sur la position de Jocaste, qui est le point sur lequel Lacan se fonde pour la questionner. L’équivoque s’avance suffisamment loin pour que le doute vienne à un lecteur attentif, sans évidemment jamais franchir le pas qui pourrait indiquer qu’il se soit agi d’autre chose que d’un savoir refoulé. Lacan s’en est saisi en poussant très loin le degré de ce savoir. Il dit ceci, le 26 avril 1967 : « Le savoir est nécessaire à l’institution de l’acte sexuel. Et c’est ce que dit le mythe d’Œdipe. Jugez un peu, dès lors, de ce qu’il a fallu que déploie, comme puissance de dissimulation, Jocaste ! Puisque… Œdipe a pu ne pas savoir plus tôt la vérité. » Et plus loin : « Elle sait, © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) perte de son fils 15. » 15. J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, et il poursuit : « Car enfin toutes ces années que durera son bonheur, qu’il fasse l’amour le soir au lit ou pendant le jour, jamais Œdipe n’a-t-il eu, jamais, à évoquer cette bizarre échauffourée qui s’est produite au carrefour avec ce vieillard qui a succombé ? Et en plus le serviteur qui a survécu, et qui quand il a vu Œdipe monter sur le trône a foutu le camp ! Voyons, voyons, est-ce que toute cette histoire, cette fuite de tous les souvenirs, enfin, cette impossibilité de les rencontrer n’est pas tout de même faite pour nous évoquer quelque chose ? Et d’ailleurs si Sophocle nous met, bien entendu, toute l’histoire du serviteur pour nous éviter de penser au fait que Jocaste, au moins, n’a pas pu ne pas savoir, il n’a pas pu éviter quand même…, empêcher de faire crier Jocaste au moment qu’elle lui dit de suspendre “Pour ton bien, je te donne le plus sage conseil” “Je commence à en avoir assez”, répond Œdipe. “Infortuné puisse-tu ne jamais connaître qui tu es” ! Elle sait, elle le sait bien sûr déjà ! Et c’est pour cela qu’elle se tue, pour avoir causé la perte de son fils. » Lacan dit encore, lors de la même séance de séminaire : « Quel océan de jouissance féminine, je vous le demande, n’a-t-il pas fallu pour que le navire d’Œdipe flotte sans couler jusqu’à ce que la peste montre enfin de quoi était faite la mer de son bonheur ?… Aussi bien n’y a-t-il pas d’entrée possible dans ce champ sans le franchissement de l’énigme. Et c’est, vous le savez ce que désigne le mythe d’Œdipe. » © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) elle le sait bien sûr déjà ! Et c’est pour cela qu’elle se tue, pour avoir causé la L’ŒDIPE DE L ACAN 57 On voit combien Lacan pousse loin l’équivoque de Sophocle dans un sens déterminé. Il va presque jusqu’à supposer que Jocaste savait depuis le départ, ce qui est évidemment impensable, sauf au sens du refoulement. Il veut ainsi mettre l’accent sur le désir et la jouissance de la mère en tant, certes, qu’inconscients, mais néanmoins tout à fait agissants. Il s’adresse là au savoir inconscient comme à un savoir effectif, comme s’il était conscient, et seul lui importe ce savoir-là, comme il le faisait du reste dans sa pratique analytique. Il s’agit pour lui d’indiquer les termes de l’aliénation comme source du désir incestueux, avec les éléments de ravage de la jouissance de l’Autre, la mère essentiellement, qui étaient tout à fait élidés jusque-là dans la pensée psychanalytique. L’Œdipe a une fonction d’initiation moderne, et il n’est pas impossible que Freud l’ait voulu comme tel Si l’Œdipe reste bel et bien présent de nos jours dans le fantasme des névrosés, sur le versant du désir incestueux et aussi sur celui du meurtre du père, et peut être d’autant plus que ce père mythique peine désormais à s’incarner aisément, c’est qu’en somme il fait fonction d’initiation moderne, et il n’est pas absolument impossible que Freud l’ait voulu ainsi. Il avait puisé largement et explicitement dans l’ensemble des signifiants fondamentaux forgés par la Grèce © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) dont la construction symbolique se repère, étape après étape, dans l’histoire grecque des processions publiques et des initiations secrètes des mystères. Il en a repris l’Œdipe, transposition en tragédie de ces mythes d’initiation mystérique qui avaient pour thème l’inceste d’un jeune dieu avec une grande déesse, et finissaient par la mort du dieu-fils, alors que chez Sophocle cela commence avec la mort du père. Une initiation au sens antique du terme désigne un rituel dont le déroulement s’appuie sur un mythe, aboutissant à un changement de statut symbolique de l’initié. L’initiation des Mystères avait au début un rôle essentiellement eschatologique, concernant donc l’espoir d’une vie après la mort, par exemple à Eleusis, à côté d’Athènes, ville de Sophocle. Ce n’est que plus tard, qu’elle eut pour visée d’initier aux positions sexuées selon la signification du phallus avec le célèbre dévoilement du symbole phallique aux initiés, visible sur les fresques de Pompéi. Or, pour les névrosés modernes aussi, l’Œdipe sert d’initiation au phallus. La signification phallique s’instaure à partir du Nom du Père et du sujet œdipien, et l’on sait combien l’analyse avec les enfants la voit se constituer en clair. L’expérience © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) antique dans son virage à la Grèce classique. Il en a repris le signifiant phallique, 58 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • analytique en général montre combien le fantasme incestueux, qui surgit dans les rêves à un moment de la plupart des analyses, a une fonction d’initiation en tant qu’il symbolise un accès à l’autre sexe, au sexe comme tel, puisqu’il est ce que le sujet se fait pour l’Autre du point de vue du rapport sexuel. L’Œdipe est le préalable de l’initiation au phallus puisqu’il est désir de l’être, avant d’intégrer une position sexuée selon l’avoir ou non. Cependant, qu’il fonctionne de fait comme une initiation moderne ne veut pas dire que la psychanalyse participe de cette initiation. Si l’analyse avec les enfants peut parfois prendre l’allure d’accompagner une telle initiation, ainsi que Freud en donnait l’exemple en expliquant à Hans les mystères du désir œdipien, la psychanalyse, au-delà de l’enfance, vise plutôt à défaire les termes de cette initiation, et c’est pourquoi Lacan la définit en dernier lieu comme une antiinitiation. Il en dit ceci, le 16 janvier 1979 : « Il y a un forçage qui s’appelle l’initiation. La psychanalyse est une anti-initiation. L’initiation c’est ce par quoi on s’élève, si je puis dire, au phallus… 16. » Contrairement aux premiers psychanalystes qui pensaient qu’une psychanalyse consistait simplement à reprendre l’Œdipe correctement, puisque selon eux sa résolution menait normalement à être homme ou bien femme, et donc au rapport sexuel, nous ne considérons pas l’Œdipe ainsi. L’Œdipe ne mène pas au rapport sexuel, il ne conduit pas à ce qui © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) phallique qui règle leur rapport dans les institutions, il est une initiation au phallus. Une analyse poussée à son terme défait les éléments de cette initiation, et ne se contente pas de retrouver les termes de la métaphore du Père et du sujet œdipien. Elle est en ce sens effectivement de l’ordre d’une anti-initiation là où l’Œdipe a fonction d’initiation. Mais si l’Œdipe a cette fonction, c’est aussi, c’est d’abord qu’il fait suppléance. Là où le rapport sexuel ne s’inscrit pas l’Œdipe, lui, s’inscrit dans le symbolique, et son initiation au phallus supplée à ce qui manque, de même que la loi sexuelle qui prescrit à l’homme d’avoir le phallus et à la femme de l’être. En dernier terme, cette initiation forme ce que Lacan appelle un troisième sexe, le 9 janvier 1979 : « Il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ça que j’ai énoncé. Qu’est-ce qui y supplée ? Parce qu’il est clair que les gens, ce qu’on appelle tels, soit les êtres humains, font l’amour. Il y a à cela une explication. La possibilité d’un troisième sexe. Pourquoi il y en a deux d’ailleurs, ça s’explique mal 17. » 16. J. Lacan, La topologie et le temps, séminaire inédit, le 16 janvier 1979. 17. Ibid., le 9 janvier 1979. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) consiste à être homme ou femme, mais il instaure les termes de la dialectique L’ŒDIPE DE L ACAN 59 Jamais un tel terme n’avait été jusque-là utilisé, il concerne en fait, c’est mentionné, les deux modalités féminines que cette suppléance produit. En effet, Lacan ajoute : « C’est ce qui est évoqué dans la doublure d’Ève, à savoir Lilith. » Ève et Lilith, deux modalités de position féminine qui, quoiqu’un peu distinctes, rappellent celles de Freud avec le « plus commun ravalement », où le rapport sexuel, pour un homme, se divise selon l’amour sans désir, d’un côté, concernant à l’horizon la mère, et de l’autre, selon le désir sans amour, à propos de la prostituée. Lilith est le désir de la femme qui sera finalement exclu de la scène, Ève est l’objet formé à partir d’une part d’Adam, qui sera mise en jeu dans la loi sexuelle. Or c’est bien ce que le système signifiant produit comme suppléance au rapport sexuel. Il y a, d’une part, ce qui dérive de la loi sexuelle, et, d’autre part, ce qui dérive de l’Œdipe où l’amour vise avant tout la mère. Avec ce troisième sexe, nous retrouvons sur un versant ce qui est issu du système signifiant du Père, la loi sexuelle, et sur l’autre, le sujet œdipien. Si, par conséquent, une psychanalyse vient à déconstruire ce troisième sexe résultant de l’initiation œdipienne, cela peut ouvrir la voie à ce qui consiste à être homme ou à être femme, après avoir défait la suppléance phallique issue de l’Œdipe. Lacan en dit ceci : « Ce troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres » et plus loin : « Il faut qu’en l’absence d’initiation, on soit © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Ainsi ce sujet œdipien séparé de l’aliénation primordiale opère en somme au futur antérieur. Il est franchissement de l’interdit tout en étant, en réalité, un deuil de la jouissance, un baroud d’honneur si l’on veut, mais qui est susceptible de causer ultérieurement un désir solide avec quelque substitut. Il aura désiré cela dont l’interdit a pris effet, et donc doit le retrouver sous quelque forme. Élidant le premier signifiant dont il est issu, celui du désir de l’Autre, qui le représente auprès d’un autre, il s’est formé comme une interprétation du désir de l’Autre selon l’interdit, en y substituant son désir interdit à lui : ainsi il est la métaphore de l’amour par excellence, celle qui fait basculer l’aimé en amant, qui substitue l’amant à l’aimé. Tout mythe qu’il soit, le sujet œdipien est ainsi en fait au plus près du réel de l’absence du rapport sexuel. Prenant place dans un ordre symbolique qui n’inscrit pas le rapport des sexes, qui ne comporte pas le deux du sexe, ce sujet dialogue 18. Ibid., le 16 janvier 1979. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) homme ou on soit femme 18. » 60 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 29 • étroitement avec cet impossible. Il est représentant en quelque sorte de la seule symbolisation comme telle du rapport sexuel dans l’ordre du langage, alors même qu’il est le lieu de son interdit. L’Œdipe inventé par Freud reconduit cette symbolisation dans notre siècle, il en fait notre initiation moderne au phallus, avant qu’une rencontre ou une psychanalyse parfois n’en traverse les symboles pour permettre d’accéder alors à ce qui consiste à être un homme ou bien une femme. RÉSUMÉ L’Œdipe continue d’être un moment logique essentiel de la formation d’un sujet, comme sujet séparé qui trouve une issue à son aliénation dans le désir qui l’a conçu, selon un désir qui se fonde sur son interdit même. Mais il est aussi une suppléance au « rapport sexuel », au rapport de deux sexes que le langage n’inscrit pas. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) SUMMARY Lacan’s Oedipus Oedipus continues to be a logical moment essential to the formation of a subject, as a separated subject that finds a way out by alienation in the desire that he formed, according to a desire that is founded on its interdiction. But it is also a suppléance/supplement to the “sexual rapport,” the rapport of two sexes that language does not inscribe. KEY-WORDS Oedipus, phallus, alienation, separation, sexual rapport, suppléance/supplement. © ERES | Téléchargé le 11/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) MOTS-CLÉS Œdipe, phallus, aliénation, séparation, rapport sexuel, suppléance.