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Compte-rendu de : La Polarité. Essai d’une philosophie du vivant concret, coll. “ La nuit surveillée ” by Romano Guardini, Jean Greisch and Françoise Todorovitch, in Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 202, No. 2, SPINOZA BERGSON (AVRIL-JUIN 2012), pp. 255-257 Alain Panero To cite this version: Alain Panero. Compte-rendu de : La Polarité. Essai d’une philosophie du vivant concret, coll. “ La nuit surveillée ” by Romano Guardini, Jean Greisch and Françoise Todorovitch, in Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 202, No. 2, SPINOZA BERGSON (AVRIL-JUIN 2012), pp. 255-257. Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2012. ฀hal-03348666฀ HAL Id: hal-03348666 https://u-picardie.hal.science/hal-03348666 Submitted on 25 Mar 2023 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Romano Guardini, La polarité. Essai d’une philosophie du vivant concret, traduction de l’allemand par Jean Greisch et Françoise Todorovitch, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2010, 200 p. Cet ouvrage, à vrai dire méconnu, intitulé Der Gegensatz. Versuche einer Philosophie des Lebendig-Konkreten et traduit aujourd’hui pour la première fois en français, parut en 1925 à Mayence. Son auteur, Romano Guardini, est un intellectuel catholique connu surtout, comme le rappelle J. Greisch dans sa lumineuse préface, pour d’autres livres comme L’Esprit de la liturgie ou encore Le Seigneur. Méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ. Ici, le lecteur français, sans doute surpris par l’étonnante fraîcheur ou vigueur d’une prose philosophique qui fait souvent jeu égal avec celle des grands philosophes français du XXe siècle (mais peut-être cette impression n’est-elle qu’un effet de traduction), découvrira un Guardini pleinement philosophe, un phénoménologue hors pair dont les descriptions, absolument affranchies de toute présupposition métaphysique ou théologique, nous rapprennent à voir, avant celles de Merleau-Ponty, ce qui est sous nos yeux. S’appuyant sur sa propre expérience, celle d’une expérience à la fois personnelle et très indéterminée de ce qu’est la vie en général, Guardini a le mérite d’approfondir patiemment sa précompréhension du donné en tant que donné, sans aussitôt le réduire aux seules structures subjectives, voire transcendantales, du sujet connaissant ou, au contraire, le dissoudre dans un grand Tout dénommé Esprit, Nature ou Dieu. Certes, le lecteur, en quête de concret, se dira qu’une telle description du « vivant concret », où la connaissance biologique du vivant et l’intuition de la vie spirituelle apparaissent comme deux traductions provisoires, également insuffisantes, d’une même indéfinissable expérience originaire, manque après tout de positivité. Comment définir, en effet, l’expérience du vivant-concret si les approches scientifique et métaphysique sont renvoyées dos à dos ? Sans le critérium des faits, sans la pierre de touche de l’extase mystique habituellement invoqués comme gages d’effectivité, comment savoir en dernière instance ce qui donne vie au vivant ? En proposant une phénoménologie radicale et mouvante, soucieuse de ne jamais prendre les mots pour les choses et de ne jamais essentialiser ses propres descriptions, Guardini ne reste-il pas à la surface des choses ou ne prône-t-il pas, malgré lui, une sorte d’apophatisme qui, de fil en aiguille, déréalise le donné qu’il prétendait justement exhiber ? D’où ce sentiment, que l’on pouvait déjà ressentir en lisant par exemple L’Évolution créatrice de Bergson, qu’une philosophie prétendument rigoureuse du vivantconcret ressemble paradoxalement à une cosmogonie ou à un beau roman, comme si la vitalité elle-même requérait, pour se donner à voir dans sa nudité, les forces vives de notre imagination. Cela dit, c’est bien pour contrecarrer toute dérive fictionnelle que l’A. articule fermement toutes ses analyses autour de la notion-clé de « polarité » (cf. sur ce choix de traduction du terme « Gegensatz » par « polarité » la préface, p. 10-12). Tout se passe comme si l’idée de polarité, concept suggestif - schème de tous les schèmes et image médiatrice de toutes les images -, concept toutefois implexe - c’est-à-dire irréductible à toute image et à tout schème transcendantal ou empirique -, devait nous permettre de nous orienter dans la pensée d’un sensible réfractaire à tout arraisonnement ou catégorisation triomphante. Aux yeux de l’A., l’essentiel est de ne jamais hypostasier en contradictoires les contraires, de ne jamais figer les termes au profit des relations entre les termes, bref de toujours appréhender le donné dans sa tension ou son tonus même. Du point de vue novateur d’une telle « enantiologie » (cf. « Préface », p. 12), les dialectiques traditionnelles du Même et de l’Autre, de l’un et du multiple, du pur et de l’impur, du Bien et du Mal, mais aussi l’ontologique hégélienne de la double négation, s’avèrent formelles car trop massives ; ce qui n’est pas d’ailleurs sans conséquences sur le plan moral et politique (voir le dernier chapitre du livre). Un tel projet est-il tenable et fécond ? L’idée de polarité permet-elle à elle seule de symboliser sans la schématiser la complexité du sensible ? Une chose est sûre : là où Bergson, autre philosophe éminent de la vie, nous demandait, deux décennies plus tôt, de penser « en durée », Guardini nous exhorte en 1925 à penser « en polarité ». Et le résultat épistémologique est impressionnant : penser en polarité plutôt qu’en durée, c’est refuser de réintroduire subrepticement des représentations métaphysiques récurrentes. Comme pour exorciser toute tentation métaphysicienne ou systématisante, Guardini se risque à proposer, en fin d’ouvrage, quelques diagrammes apparemment contre-productifs (puisque, d’une certaine façon, ils semblent spatialiser ce qui justement excède tout schème spatial). En fait, ces figures, avec leur minimalisme géométrique et leur esthétique naïve, permettent au lecteur de se rendre compte de visu de ce que pourrait être enfin une phénoménologie de la perception réorientée vers la chose même : un saisissement devant l’entrelacs de l’être. Ajoutons tout de même qu’une longue note de bas de page (cf. p. 103) laisse penser qu’il n’y a pas loin du chiasme à la croix, ou, peut-être, de la croix au chiasme ; ce qui prouve déjà que les sources de l’inspiration phénoménologique sont plurielles ; ce qui atteste aussi de l’actualité du livre de Guardini. Alain PANERO.