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314 REVUE DE SYNTHESE: We S. N° 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 E. Forment Giralt part d'une analyse approfondie des Recherches logiques (1901) de Husserl, pour elargir ensuite ses perspectives. Le volume se compose de deux parties. Les quatre premiers chapitres etudient 1'expression : son concept, sa constitution, son contenu significatif et son contenu objectif ; les deux derniers chapitres exposent la « grammaire pure » ou « generale » (c'est-ä-dire une science qui etudie 1'a priori de 1'expression) et en cherchent la portee comme fondement possible de la linguistique. A cet effet, sont successivement scrutes le Cours de F. de Saussure, les presupposes de la grammaire traditionnelle et de la linguistique historique, le structuralisme linguistique europeen (Cercle de Prague, avec TroubetzkoI et Cercle de Copenhague, avec Hjelmlev et Brondal), ou nord-americain (l'antimentalisme et le descriptivisme de Bloomfield), enfin, le post-structuralisme actuel de Chomsky. Au passage, on note que Forment s'oppose ä la conception de Rossi, qui confond les trois acceptions du concept de « Contenu ». Les conclusions sont quadruples : la phenomenologie legitime pleinement les acquis de la linguistique du structuralisme classique ; la grammaire pure fonde cette linguistique ; au contraire, le structuralisme antimentaliste s'y oppose ; enfin, ä la lumiere de 1'etape presente de la linguistique, on s'apercoit que la grammaire pure coincide avec la grammaire transformationaliste. En resume, « la recherche phenomenologique du langage fonde Ia grammaire generative, puisque, de la meme facon que la description phenomenologique de 1'expression fonde la grammaire pure, eile fonde aussi, etant donne la coincidence entre les deux, la grammaire generative transformationnelle » (p. 336). Esperons qu'une traduction francaise de cc beau livre paraitra bientöt ! Alain GUY. HISTOIRE DES SCIENCES Remy CHAUVIN, La Biologie de !'esprit. Monaco, Ed. du Rocher, 1985. 15 x 24, 220 p., fig., bibliogr. (« L'Esprit et la matiere »). L'ethologie des insectes sociaux a pour eminent specialiste le professeur en Sorbonne Remy Chauvin. Il vient de publier La Biologie de !'esprit, ouvrage captivant sur l'8volution animale entiere. Il ne craint pas d'y refuter son explication par Darwin : une « selection » comme celle qui isole et ameliore nos races domestiques, mais « naturelle » : le « milieu » triant, epanouissant les mutations favorables. Or les mutations sont particulierement nombreuses (et exploitees experimentalement) chez la mouche drosophile, et eile n'a pas change depuis 50 millions d'annees, oü elle se fossilisait dans l'ombre ; il en va de meme des bacteries et autres especes stables (« panchroniques », fossiles vivants) (p. 23). Notre elevage s'appuie aussi sur une consanguinite ; celle-ci est tres rare, meme dans les societes animales. COMPTES RENDUS 315 Le modelage des races par 1'eleveur prolongerait, expliquerait celui des especes qui, depuis les origines, serait dü au milieu. Mais celui-ci « ne dinge pas grand'chose et autorise A peu pres n'importe quoi ». A ses « variations tres etendues », la vie oppose « enorme marge de securite », immense adaptabilite, pluralite des solutions egalement fonctionnelles pour un meme probleme : ainsi l'aile pour le vol, ou les « cablages » pour les etats superieurs du psychisme, dans des « organismes trbs differents ». Si un dispositif est « complique », un autre, souvent ä proximite immediate, sera « tres simple ». « Impossible, sauf exception, de savoir si un dispositif organique est nuisible ou utile. » Il pourra ne devenir utile qu'au bout d'une immense evolution (element de la mächoire devenant notre systeme d'audition). Une « specialisation raffinee » est souvent un luxe. Une adaptation trop etroite « c'est Ia mort ». Ou 1'enorme regression du parasitisme. Mais « 1'evolution est orientee » du poisson au batracien et reptile, oiseau ou mammifcre ; jamais ä rebours. Ceci vers et jusqu'ä l'Homme. L'$volution et l'Homme vont ä leurs buts, sans conscience des mecanismes en jeu : « programmatique » et « volonte programmante ». Comme notre cerveau sur notre corps, une « volonte evolutive agit sur la matiere animee ». Elle est diffuse dans tous les etres animaux et veg@taux et les relic (par exemple l'orchidee et la guepe qui la feconde) (p. 19-20). Extrapolons. L'observation meme de notre elevage suggere une vision tout opposee ä celle de Darwin. Nous la traduirions ainsi : s'il semble, de facon spectaculaire, prolonger 1'Evolution par une micro-evolution, cc n'est pas par ses methodes, mais parce qu'il est oeuvre de notre esprit. Comme toute « la biologie », scion le titre de Remy Chauvin, est oeuvre de « l'esprit », de sa poussee. L'essentiel avait ete Ia refutation du fixisme : la creation, une fois pour toutes (et en une fois...), de toutes les especes. Par Darwin. Mais aussi par Lamark, qui avait mieux senti la vie comme cette poussee interne, repondant et s'adaptant aux besoins. Grace A une « heredite des caracteres acquis » « mille fois maudite ». Mais notre auteur s'en fait le defenseur, apres Kammerer, apres Tenin, refutant « l'impermeabilite de i'ADN aux agents exterieurs, grand cheval de bataille de Monod » (p. 58-59). C'est lui que je resumais ici-meme ^. Les grosses molecules des vivants sont des architectures parlantes, se donnant, entre Blies, messages, instructions. Les combinaisons se sont faites au « hasard ». Apres coup est apparue la « necessite », le « mot de passe », 1'edifice moleculaire correspondant. Des « erreurs de code » sont les « uniques sources » de toutes les mutations, de toute 1'$volution. Celle-ci est ainsi ramenee ä un « bricolage », scion le mot de Francois Jacob (p. 19). Remy Chauvin la voit plus haute. Comme Teilhard de Chardin, « cc grand visionnaire » (p. 172). Nous avons presente ici encore 2 sa conception si grandiose de l'Evolution. Le tableau de classification de tous les vivants, 1. Michel ROUSSEAU, « Biologie moleculaire et philosophies de la vie », Revue de synthese, t. XCVI, 77-78, janv.-juin 1975, p. 13-33. 2. ID., « L'A rbre de in vie, vivante image de i'Evolution chez le P. Teilhard de Chardin », Revue de synthese, t. LXXIX, 9-10, janv.-juin 1958, p. 113-121, 2 fig. 316 REVUE DE SYNTHESE: We S. N° 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 passes et presents, est redresse : dans la poussee d'un « Arbre de la Vie » ; sur une « pre-biosphere » moleculaire. Il porte une cerebralisation croissante, jusqu'au « Phenomene humain ». Celui-ci est « axe et fleche de l'Evolution ». Il concentre les espoirs d'avenir de la NoosphCre, c'est-ä-dire de la Biogenbse, c'est-ä-dire, finalement, de Ia Cosmogenese. L'Arbre, triomphe de la « branche » vegetale de l'8volution, la symbolise ainsi tout entiere. Remy Chauvin insiste sur des rapports directs, ä distance (p. 196), entre cette branche vegetale et notre branche animale : eclatants et mysterieux de la guepe ä l'orchidee ; peut-etre ä decouvrir jusque chez l'Homme. Experimentalement. Pour eciairer 1'$volution, Remy Chauvin croit donc A 1'experimentation. Comptent surtout un bilan d'ensemble, une orientation generale, que l'ouvrage degage avec humour. L'humour meme de la Vie. Elle n'est pas rationalisme rigide, previsible, econome de ses fins comme de ses moyens. Elle vise le luxe, le decoratif comme le fonctionnel, avec des imitations (tel le mimetisme), des exagerations nuisibles, comme pour se caricaturer elle-meme. Elle improvise, eile invente, eile va jusqu'au bout dans des creations multiples, volontiers opposees et les plus improbables. Sa creation est jeu, sinon espieglerie, art pour fart. Elle monte toujours, tel l'alpiniste, comme ä plaisir, par gout du risque. Ainsi, dans les solutions locales, par des organes rivalisant avec la gamme de nos outils et de nos techniques, jusqu'au Neolithique (elevage, agriculture) et ä notre toute recente « culture pure » (de champignon par la fourmi Atta, p. 100). Ainsi, dans ses grandes innovations, ses grands « paris » successifs sur la montee du psychisme : d'abord chez les insectes de ce type, en superorganisme plutöt qu'en societe (p. 110). Ce jaillissement inventif recuse « materialistes et mecanicistes »‚ leur explication du « complique par le simple ». Il « culmine dans 1'homme » (p. 173). Au total, une vision de la biologie nouvelle ou renouvelee par un « retour aux sources » et un decloisonnement des disciplines ; un appel ä des experiences revolutionnaires ou suggerees : une « mutation », peut-etre, de la pensee scientifique. Une « hesitante meditation ». Un riche dossier (dans lequel un index serait souhaitable). Il se lit toujours avec un extreme interet, sinon une entiere conviction. Dr.-Vre. Michel ROUSSEAU, de I A cademie vdterinaire de France. Michel DELSOL, Cause, loi, hasard en biologie. Pref. de Pierre-Paul GRASSE, Postf. de Francois DAGOGNET. Paris, Vrin, 1985. 16,5 x 24,5, VII p., 241 p. (« Science, histoire, philosophie »). Un embryologiste s'aventure en terre philosophique. Le livre de M. Delsol est un plaidoyer pour une epistemologie ä la mesure de la biologie contemporaine. On chercherait en vain cependant dans ce livre medite quelque nouveaute epistemologique fracassante en quete de succes mediatique. L'auteur part du COMPTES RENDUS 317 constat que le biologiste en son laboratoire use ä tout moment des concepts de cause, de loi et de hasard. Or l'analyse epistemologique de tels concepts est traditionnellement menee en reference aux sciences exactes. L'objet du livre est d'examiner Ia pertinence des outils conceptuels classiques de la philosophie des sciences pour le biologiste. L'ouvrage est issu d'un tours, et il en garde l'aspect didactique. L'auteur recourt massivement ä de longues citations, destinees ä caracteriser pour chaque question l'eventail des options epistemologiques offertes au biologiste. L'un des merites du travail de M. Delsol est precisement dans la prudence et la modestie avec lesquelles il aborde les questions les plus difficiles. Comme le souligne ä juste titre Fr. Dagognet dans la Postface, cc livre de praticien-theoricien, ä 1'instar de la celebre reflexion methodologique de Claude Bernard, a des allures d'« exercice d'eclaircissement ». Rien n'est plus oppose ä la meditation de M. Delsol que l'extrapolation visionnaire et la generalisation hätive, rien n'est plus contraire ä son style qu'un certain ton grand seigneur si frequent dans les confidences philosophiques de tant de scientifiques. I1 s'agit en fait de mettre au clair, de traquer jusque dans leurs chausse-trapes les concepts epistemologiques dont le biologiste se sert effectivement dans sa pratique quotidienne causalite, condition, correlation, analogie, hasard, finalite. Le livre de M. Delsol est cependant bien plus qu'une anthologie ou un manuel. La modestie du ton, la simplicite du propos, 1'allure didactique ne doivent pas faire illusion. I1 ne s'agit pas seulement de reperer les derapages qui menacent le biologiste et le philosophe ä l'interface de leurs disciplines respectives. Le titre du livre dessine ä vrai dire tres deliberement, bien que discretement, les contours d'une philosophie biologique qui va bien au-deli de l'hygiene terminologique. L'ouvrage se developpe en effet tout entier ä partir de cette affirmation de Lehninger que la biologie est « une sorte de superchimie qui inclut mais qui en meme temps transcende le domaine traditionnel de la chimie » (Lehninger, Biochimie, Paris, Masson, 1977). Le paradoxe de la biochimie est que, dans le moment meme oü eile montre que les macromolecules constitutives des etres vivants se conforment u tous les principes physiques et chimiques de la matiere inerte, eile convainc aussi qu'il y a une logique moleculaire de l'btat vivant qui ne se reduit pas ä la physico-chimie de l'inerte. C'est plutöt celle-ci qui apparait comme un cas particulier, voire une simplification des lois de la matiere vivante. Comme font souvent remarque les physiciens et chimistes, en cela plus avises que leurs collegues biologistes davantage enclins ä un reductionnisme hätif, la biologie moleculaire a enrichi la matiere plus qu'elle n'a appauvri la vie. M. Delsol ne revendique pas la paternite de cette vision de la biologie contemporaine. Mais il y trouve argument pour recuser Popposition desuete de l'uniformitarisme reductionniste et du vitalisme, et par-delä, l'epistemologie nave commune qui maintient la polemique. Car on a vite fait, d'un cote comme de l'autre, d'invoquer la complexite et 1'historicite des phenomenes vitaux pour refuser toute signification serieuse aux concepts de cause et de loi en biologie. On a vite fait, soit en consequence d'un reductionnisme hätif, soit en reaction ä celui-ci, de proclamer la singularite irreductible du fait biologique, et de se refuser ä penser la positivite specifique des sciences de la vie. 318 REVUE DE SYNTHESE: IV , S. N° 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 C'est ä l'encontre de ce laxisme que M. Delsol defend trois theses qui correspondent ä la trilogie conceptuelle du titre. La premiere concerne le concept de cause en biologie. L'auteur s'insurge contre ceux, nombreux, qui estiment que le concept de cause devrait disparaitre sous pretexte qu'il correspondrait ä un tout indefinissable. L'argument est presque toujours le meme: il faut — dit-on — parler des conditions et non de la cause des phenomenes. Le concept de cause devrait donc disparaitre au profit de celui d'association fonctionnelle. Classique dans 1'epistemologie des sciences exactes, cet argument prend l'allure d'une evidence chez les biologistes, ardents ä rappeler la complexite de leur objet. Or c'est lä une erreur profonde. Plutöt que de reduire la cause ä un nebuleux concept du faisceau des conditions, il faut dire qu'une cause n'est definie que par rapport ä des conditions specifiees. La complexite de 1'etre vivant ne change rien ä l'affaire. Au contraire, eile accroit ('exigence de stipulation des conditions, ce que M. Delsol exprime en un « principe de la precision des enonces ». Lorsqu'on definit avec assez de precision ('element sur lequel une cause agit, le concept de cause reprend tous ses droits. Plusieurs exemples empruntes ä l'embryologie et ä 1'ethologie, disciplines trop souvent invoquees en faveur d'une epistemologie holiste, illustrent tres suggestivement ce principe. Ainsi est-on fonde ä parler d'une hormone comme de la « cause » d'un evenement embryologique pour autant que l'on ait suffisamment defini le stade de developpement et les caracteristiques populationnelles du materiel sur lequel on travaille. L'embryologie causale contemporaine, loin d'avoir rendu desuete l'embryologie descriptive, a exige un affinement sans precedent des methodes et des resultats de celle-ci. La seconde these est qu'il y a des lois en biologie, autant et davantage que dans les sciences exactes. Pourtant les biologistes repugnent ä employer le mot, preferant en general celui de « propriete », ou meme simplement celui de « phenomene ». Or, comme 1'avait jadis note Meyerson, la distinction entre loi et propriete n'est pas rigoureuse. Dans les sciences exactes, on a tendance A reserver le terme de loi pour les phenomenes les plus generaux, et ä parler de proprietes pour ceux qui exigent que l'on specific un plus grand nombre de conditions (par exemple, le soufre fond ä 114°). Il est clair qu'en biologie, le nombre de conditions ä specifier est idealement tres grand, et l'on comprend qu'on prefere presque toujours parler de « proprietes ». Il n'en reste pas moins qu'en parlant de « proprietes », le biologiste a en tete la meme chose que le chimiste qui parle des proprietes des elements, savoir des « lois en puissance », ou des « lois approchees ». Les difficultes inherentes au concept de loi ne sont donc pas fondamentalement differentes en biologie de ce qu'elles sont dans les sciences exactes. La Partie la plus originale de l'ouvrage porte enfin sur la notion de hasard. L'auteur s'appuie sur la celebre definition de Cournot : le hasard consiste dans la convergence de series causales independantes. 11 fait remarquer que si l'on adopte ce concept du hasard, il devient impossible de soutenir en quelque maniere que ce soit que le hasard produit quelque chose par lui-meme. La definition de Cournot conduit plutöt ä dire que le hasard aboutit a placer un objet du monde materiel dans le cadre d'une loi. Ainsi une mutation genique revelera-t-elle une COMPTES RENDUS 319 potentialite morphogenetique du systeme dans lequel eile apparait. Le role du hasard, en biologie comme ailleurs, se limite donc toujours ä susciter l'entree en jeu, ici de teile loi, et lä de teile autre loi. Il n'y a donc pas de lens ä dire, comme 1'a fait Monod, que dans 1'evolution biologique, le hasard serait « converti » en ordre ou en « necessite » par la « machinerie de l'invariance ». Mais il est tout aussi illogique de recuser le hasard dans ('explication de la nouveaute evolutive, et de vouloir le remplacer par des lois inconnues et ä decouvrir. Cette attitude, epistemologiquement caracteristique de toutes les formes de lamarckisme, meconnait le fait que le hasard n'est rien d'autre qu'un phenomene qui fait apparaitre des lois elles aussi inconnues. Bref, le concept de hasard ne s'oppose pas ä celui de causalite, qu'il presuppose, mais ä celui de finalite, car la finalite, entendue comme intentionnalite, pourrait etre adequatement caracterisee comme la rencontre de series causales dependantes. Oü Von voit, qu'au fond, un acte finalise ne saurait faire plus que Ie hasard. Le livre de M. Delsol est de ceux qu'on ne devra pas s'empresser de juger trop hätivement, par un effet de conformisme rhetorique. On peut regretter que l'auteur ait voulu conserver ä l'ensemble la forme qu'il a d'abord cue dans des notes de cours, avec cc que cela suppose de temporisation et de recurrence. La pensee de l'auteur eüt assur6ment gagne ä titre davantage developpee pour eile-meme, et tel ou tel developpement preliminaire ä titre abrege. Mais outre que cet aspect de l'ouvrage en fait un instrument de travail, la volonte de M. Delsol a ete de reprendre ab initio, et sans ellipse, Ia totalite des notions qui habitent 1'epistemologie spontanee du biologiste. Ce primat intransigeant de la methode sur la rhetorique produit un livre qui se refuse ä seduire, mais qui donne ä mediter. Jean GAYON. Danielle JACQUART, Claude TIOMASSET, Sexualitd et savoir medical au Moyen Age. Paris, P.U.F., 1985. 15 x 21,7, 269 p. (« Les Chemins de l'histoire »). « Tout desir de mieux connaitre l'homme du Moyen Age doit se tourner vers les representations du monde qu'il nous a leguees. » Tardivement, il faut le constater, la sexualite qui occupe un role central en psychologie ou en ethnographie, est devenue, demographic aidant, un nouvel objet pour l'historien des mentalites et des comportements. Cet interct, reflet depuis une quinzaine d'annees de preoccupations contemporaines et de barribres progressivement franchies, a vu fleurir des travaux pionniers comme ceux de John T. Noonen, Philippe Aries, Francois Lebrun, Jean-Louis Flandrin, Pierre Darmon ou encore Jean Leclercq. II revient aujourd'hui ä Danielle Jacquart, historienne des milieux medicaux, et ä Claude Thomasset, recent editeur et commentateur du Dialogue de Placide et Timeo — oeuvre revelatrice de ('esprit encyclopedique du Moyen Age — d'aborder le sujet en s'appuyant essentielle -mentsurlci fqe,'st-ädirmcauxenylopdiqs. 320 REVUE DE SYNTHESE: We S. N' 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 Leur reflexion sur la sexualite medievale est justifiee par sa place « au co.ur des preoccupations des theologiens et des medecins ». Privilegiant le discours de ces derniers, ils nous entrainent A decrypter minutieusement un type de sources en les replacant dans l'univers mental, l'imaginaire qui les ont faconnees : MarieChristine Pouchelle a bien montre, ä propos de la Chirurgie d'Henri de Mondeville, la richesse de cette demarche, sans laquelle il serait vain de chercher un quelconque substrat operatoire. Approcher ainsi la sexualite medievale fournit donc, par la methode et les implications du sujet meme, une cle sans doute capitale permettant d'acceder au plus intime de cet univers, et de le voir se construire et fonctionner dans ses rapports multiples (intellectuels, moraux, sociaux, psychologiques, culturels, affectifs et physiologiques) avec le corps, ce reel ä la fois proche et inaccessible. L'etude synchronique eclaire ce prisme d'autant de facettes par lesquelles la realite s'est trouvee representee. La « quete des mots », tout d'abord, veritable « archeologie » du langage anatomique, devoile en particulier ä partir des Etymologies d'Isidore de Seville, la complexite d'une perception souvent inconsciente, multivalente ; les regles en sont peu ä peu livrees — juxtaposition, superposition, reproduction, deformation — dont la dialectique entre pratique et theorique, descriptif et symbolique atteste les enjeux. Peut-on, au terme d'une evolution que les auteurs suggbrent avec finesse, parler i Ia fin du xitt' siècle, plus avant qu'apres, d'« intrusion du reel » ? La pression des influences exterieures apparait clairement s'agissant des aspects physiologiques : Si le cadre du systeme reste largement redevable aux conceptions de l'Antiquite, la polemique sur le sperme feminin, par exemple, se trouve renforcee des fantasmes en cours sur la femme et les mysteres de sa mecanique corporelle insondable. La finalite meme du cost Arend en compte la notion d'equilibre d'öü la dimension psychologique n'est pas evacuee. Le plaisir et l'erotisme — qui font l'objet du chapitre sans doute le plus reussi — semblent avoir une part « moins dissimulee » que celle des siecles posterieurs au Moyen Age ; ils impliquent une maltrise de la sexualite qui donne aux femmes une fonction determinante : en sous-estimer 1'efficacite, ce dont les auteurs au contraire se gardent bien, ne renvoie-t -il pas ä un heritage historiographique ä dominante masculine ? La reaction de certains clercs, au xlll' siècle, montre qu'ils ne s'y sont pas trompes : c'est ä eux, un siècle plus tot, que s'adresse en forme de clin d'ceil le De A more d'Andre Le Chapelain, sommet erotique — i condition d'une lecture initiee — de toute la litterature courtoise, moins innocente qu'on pourrait le croire. Apres une phase de codification au xi' siècle, les medecins subissent son influence, conjuguee ä celle de la litterature arabe. Les exces de la sexualite ou ses deviations, supposant 1'etablissement d'une norme, sont tributaires de la « grille des temperaments » : la zoophilie echappe totalement au regard medical, alors que la masturbation feminine ou masculine, si eile pose le probleme des pollutions, nest que la tentative d'un reequilibre, juge parfois necessaire. En revanche, I'homosexualite, « corporellement aberrante », ressort d'une condamnation morale sans appel, justement parce qu'elle sort de la logique interne du systeme medical. La pathologie constitue le dernier volet de l'etude : la pensee des theologiens et des juristes impregne les developpements des medecins COMPTES RENDUS 321 sur ('impuissance ;1'hysterie ou suffocation de la matrice, imputee ä une excessive continence, doit de ce fait trouver remede dans une satisfaction contraire, tandis que la perception des maladies veneriennes — en 1'absence de syphilis — est etroitement liee aux capacites du diagnostic ; 1'apparente immunite feminine suscite des fantasmes et accompagne les conceptions morales encadrant le discours medical : on sent alors celui-ci captif d'une mentalite qui rend utopique son autonomie. D'un ensemble, par ailleurs exemplaire de ce que devra eire demain une veritable histoire de la medecine, ce dernier chapitre, plus descriptif que reellement explicatif, n'apparaitra pas sans faiblesses : le petit jeu d'identification nosologique contredit le propos general des auteurs, les obligeant a glisser du systeme de la representation medievale vers celui en vigueur aujourd'hui. La partie consacree ä la lepre, par exemple, aurait pu faire davantage ressortir le deplacement semantique de ce concept utilise comme metaphore dramatique polyvalente mais non exclusive par les theologiens du iv' au ix' siècle au moins, et les modalites de son insertion, scion les usages de la compilation, au sein du discours medical posterieur. Des critiques recentes ont ete formulees ä ce sujet par Luke Demaitre (Bull. of Hist. of Med., 1985, p. 327-344 ; voir egalement nos observations sur le diagnostic medieval de la lepre, Histoire des sciences medicales, I, 1986, p. 57-66). Le dossier de la lepre et de ses rapports (?) avec la sexualite au Moyen Age sera-t -il un jour repris, depouille d'une tradition historiographique qui s'est toujours complue aux amalgames ? Echapper ä quelques relents de positivisme n'est jamais simple : les conditions dans lesquelles s'elabore le discours medical, parfaitement retracees, autoriseraient-elles ä juger d'une efficacite correspondant ä nos valeurs et modeles contemporains et n'est-ce pas curieusement sortir du propos que d'attendre (p. 164) que les explications d'un Constantin I'Africain « nous satisfassent » ? Au demeurant, la decouverte du sens structurel de ce discours, ä travers « l'opacite du vocabulaire » et sa « pluralite des sens » fait de ce travail un ouvrage fondamental. Il conduira ä effectuer une synthese avec des Oeuvres « classiques », impossibles ä ignorer mais helas tenues en leur aire cloisonnee : Freud, Foucault... Comment, avec Danielle Jacquart et Claude Thomasset, ne pas etre convaincu que le systbme engendre par la sexualite, les mecanismes de sa perception et, par-lä, de sa maitrise, ne puissent « fournir un modele ä d'autres recherches scientifiques et spirituelles » ? Cc n'est pas « utiliser » une source, mais plutöt la servir. Francois-Olivier TOUATI. Naissance de i'ethnologie ? A nthropologie et missions en A merique, xvi•-x viii' siècle. Textes rassembles et presentes par Claude BLANCKAERT. Paris, Cerf, 1985. 13,5 x 21,5, 267 p. (« Sciences humaines et religion »). It was a truism of nineteenth-century anthropology, bent as it was on constituting itself as a unique discipline, that the trained anthropologist's commentary on exotic peoples was much superior to that of naive or « biased » observers such as voyagers, traders, and, particularly, missionaries. In twentiethcentury historical studies of early anthropology, there has remained a tendency 322 REVUE DE SYNTHESE: IV , S. N° 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 to accept the anthropologists' self-valuations and to endorse their emergent positivistic judgment of the ethnographic labors of missionaries and other observers unschooled in anthropological technique. Missionaries, it is often said, contributed « valuable empirical data » but in analysis and interpretation viewed alien cultures solely through the prism of Christian dogma. Their stake in potential converts banished « objectivity », the first desideratum of « scientific anthropology ». In recent years, however, as the « interested » character of all scholarship has come to be recognized (and, too, as the contest between science and religion has lost its immediacy), scholars have shown greater willingness to view the missionary endeavor in a sympathetic light and even to perceive in it special virtues. James Clifford's Person and Myth: Maurice Leenhardt in the Melanesian W orld (Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1982) is an excellent case in point. Clifford suggests that much of Leenhardt's success as an ethnologist stemmed from his lifelong attempt to achieve a sense of reciprocity, and to engage in dialogue, with his Melanesian companions. Leenhardt tried consistently (though not always successfully) to eliminate the psychic distance that separates the trained ethnologist from his « subjects ». The work under review, a collection of papers presented at Creteil on June 4, 1983, by members of the research group in the history of anthropology of the Institut de recherche universitaire d'histoire de la connaissance, des idees et des mentälites de l'universitb de Paris XII, contains some studies that are conceived in a similar vein, others that insist on the special character of « incomprehension » among missionaries whose insistence on Christian universalism and related dogmas erected a barrier to recognition of the pure « other-ness » of native Americans. All the contributors take as their point of departure missionary work and writings in the Americas from the sixteenth to the eighteenth centuries. Blanckaert's introduction previews some of the book's themes : the missionaries' contempt for cultural diversity, their foredoomed attempts at translating American languages and concepts, their weighty contribution — whatever the conversion « strategy » — to the deculturation of American peoples, the paradoxically great value of their observations for subsequent scholarship, their situation within the terrain of a « classical humanism » now abandoned by a « pluralist and discontinuous » anthropology. Some of the contributions stray far from these points of reference and one would have liked very much to read the discussion and argument that no doubt accompanied the diverse presentations. To quickly survey these : Claude Benichou takes a look at the Histoire universelle des missions catholiques (Paris, Grund, 1956) and illustrates its utter unawareness of the context of missionary thinking ; he demonstrates in particular that the boundaries of « race » were set for Spanish missionaries by the limpieza de sangre debates in early modern Spain. Francoise Weil surveys the Jesuit presence in New France in the seventeenth and eighteenth centuries, concluding that the missionaries saw Amerindians as utterly stupid and thus in their work wholly lacked « une veritable dimension d'anthropologue ». Exploring themes he has broached in his other works, COMPTES RENDUS 323 especially L'Ecriture de I'histoire, Michel de Certeau dissects the frontispiece to Lafitau's Mceurs des sauvages ameriquains comparees aux mceurs des premiers temps (1724). Intriguing as it is, this piece seems out of place here since Certeau's contention that « writing science » denied the legitimacy of oral tradition says little about the specific role of missionary ethnography. Lafitau is again on view in Jean-Louis Fischer's piece, which argues that Lafitau accepted on Iroquois testimony the existence of American « acephalics » not only to bring them (potentially) within missionary purview but more importantly to link them with acephalics of Old World legend, thus supporting at once the theses of monogenism and of an Asian landbridge to America. Sylvain Auroux and Francisco Queixalos describe Pere Breton's linguistic work in the seventeenthcentury French Antilles. Their argument that early linguists forced indigenous languages into European lexical, syntactical, and grammatical categories is not new, but the demonstration, which focuses on the special perplexities of the missionary translator, is excellent. The Moravian Brothers' missions in the Danish Antilles in the eighteenth century are the subject of Britta Rupp-Eisenreich's piece, of which more below. The contributions of Patrick Menget and Thierry Saignes treat the enfeebled missionary ethnography of, respectively, the Jesuits in the Amazon, and of Jesuits then Franciscans among the Chiriguanos of Paraguay/Bolivia. There is a good deal of interesting work here, but Rupp-Eisenreich's finely nuanced piece is exemplary. In it she insists on the specificity of the missionary experience : not all missionaries were alike. She argues that the Moravian Brothers, who were outsiders within their own native culture and who to a certain extent shared in the experience of their potential converts (doing manual labor, foregoing the services of domestics, sharing meals), came closer to understanding indigenous life than did other whites or more conventional missionaries. But she recognizes that they too remained strangers to the « ressorts profonds » of the slaves' existence. In extension of this claim that some kind of actual shared experience underlies comprehension, Rupp- Eisenreich traces the fate at the hand of savants of a detailed summary of indigenous life undertaken by C. G. A. Oldendorp in 1767-1768 at the behest of the Brothers' founder Count Zinzendorf. Oldendorp, working with some fifty « informants », recorded — in a manuscript of some 3000 pages — answers to questions on family and sexual life, law, beliefs, origin-myths, customs, and social organization. His work was later edited for publication by an associate, who converted much of Oldendorp's detail into « general concepts », and was then freely adapted by ethnologists including Christoph Meiners, L.-F. Jehan, and James Cowles Prichard. B. Rupp- Eisenreich concludes that these multiple readings subjected Oldendorp's work, originally interesting and abundant, to « les manipulations d'une theorisation prbmaturee ».. Whereas this volume frequently charges missionaries with failing to see around or beyond their a priori dicta, Rupp-Eisenreich makes it clear that the vision of savants was no less blinkered, though by an altogether different set of commitments and « interests ». In her view preconceived scientific theory could be — quite as fully as religious dogma — the imperious master of observation and experience. 324 REVUE DE SYNTHESE: IV' S. N' 3, JUILLET-SEPTEMBRE 1986 It seems to me that this piece undercuts the claims made elsewhere in the volume that missionaries were particularly obtuse observers, whose commitment to Christian and « classical humanist » doctrines encouraged them to ignore the fundamentally alien quality of indigenous American life. The implication of Rupp-Eisenreich's work is rather that the missionary, since longer present and more directly engaged in the life of the local culture, had at least the opportunity for a truer and more fully mutual comprehension than that possible for observers trained to fix the cool gaze of a putatively disinterested scholarship. This is, I would argue, an important claim not only for historical understanding of why Europeans were so frequently dead wrong in their observations of alien cultures but for present-day ethnological practice, which must — if it is to survive — transcend the.Observer/Observed relation that in the postcolonial age so justly infuriates the peoples watched. Elisabeth A. WILLIAMS, Department of History, University of Georgia, A thens, Georgia (U.S.A .). HISTOIRE Moses I. FINLEY, Economie et societe en GrOce ancienne. Introd. de Brent D. SHAW et Richard P. SALLER, trad. de l'anglais par Jeannie CARLIER. Paris, La Decouverte, 1985. 13,3 x 22, 322 p., bibliogr., index (« Textes ä l'appui »). — L'Invention de la politique : ddmocratie et politique en Grpce et dans la Rome republicaine. Pref. de Pierre VIDAL-NAQUET, trad. de 1'anglais par Jeannie CARLIER. Paris, Flammarion, 1985. 14 x 22, 224 p. (« Nouvelle bibliotheque scientifique »). Economie et socidte..., traduction pour l'essentiel de Economy and Society in A ncient Greece edite ä Londres en 1981, reunit dix articles, parus entre 1953 et 1978 dans des revues qui ne sont pas toujours aisement accessibles : ils sont regroupes par grands themes : 1) La cite antique (quatre articles traitant de la Grece ancienne), 2) Servitude, esclavage et economic (six articles consacres au monde grec et ä Rome). Chaque etude est completee par une utile mise au point bibliographique qui autorise une mise ä jour critique des questions abordees. L'Invention de la politique (edition anglaise : Politics in the A ncient W orld, Cambridge University Press, 1983) fait porter la reflexion sur les modes d'acquisition et d'exercice du pouvoir dans l'Athenes classique et la Rome republicaine : d'histoire differente, mais de fondements economiques et sociaux apparemment semblables, ces deux cites, soumises A une analyse comparee, s'eclairent mutuellement institutionnellement, socialement et ideologiquement.