Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier Concevoir la vie et le monde à partir du sens Hommage à Laszlo Tengelyi Florian Forestier Université Paris‑IV, Sorbonne Comme un certain nombre de jeunes philosophes français, j’ai rencontré Laszlo Tengelyi et son œuvre lors de son séjour à la Sorbonne au printemps 2007. J’ai eu la chance d’assister à un cours extrêmement érudit et éclairant consacré à l’histoire de la métaphysique et aux différentes complications de la pensée heideggérienne de l’onto-théologie, ainsi qu’à plusieurs conférences, enracinées dans des lectures techniques de Husserl, qui présentaient par exemple la pensée levinassienne de la signifiance. Toutes contribuaient à la fois à ménager un retour vers le fil de l’expérience et, ce faisant, à dégager un concept phénoménologique de sens. Ces intervention ont été tout à fait déterminantes pour ma propre trajectoire intellectuelle, et sans doute, pour celle de beaucoup d’autres auditeurs. Elles permettent en effet de comprendre en quoi des problématiques –qui présentent certes pour nous, acteurs du champ français, un certain air de famille hélas brouillé par des effets structurels de prises de positions universitaires – peuvent bien cependant être appréhendées du point de vue d’un schème herméneutique commun décelant en elles un mouvement de pensée général et la récurrence de problèmes et d’échos résonnant de l’une à l’autre. Les travaux de L. Tengelyi semblent ainsi autoriser une compréhension d'ensemble (non certes unique et encore moins définitive) du champ phénoménologique français, qui ne se contente plus d’analyser les parentés, héritages, compétitions ou stratégies institutionnelles qui le structurent, ni n’assujetit son examen à la contingence des choix, processus éditoriaux ou des transferts universitaires. Ils nous ouvrent la possibilité de réfléchir aux différents traits ou points de rencontre d’un « moment » dont nous avons aussi à hériter, et dont il s’agit ainsi pour nous d’amorcer un processus de réappropriation intellectuelle. Dans un premier temps ici, je rappellerai quelques traits de cette « nouvelle phénoménologie française » que L. Tengelyi a contribué à définir avant de m’intéresser à 333 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier deux enjeux centraux de sa pensée: la réhabilitation d’un concept phénoménologique de sens et la recherche d’une métaphysique de la facticité. Je présenterai la façon dont L. Tengelyi réintroduit en la clarifiant la problématique du sens, et le rôle « architectonique » que celle-ci joue alors. Je m’intéresserai ensuite à la question de la singularité, envisagée au prisme d’une interrogation éthique, que Tengelyi résume par la formule suivante : passer d’une « phénoménologie diacritique » à une « éthique élémentaire phénoménologique » au moyen du concept d’une division de soi1. I) La nouvelle phénoménologie française Si nous sommes bien avec L. Tengelyi au contact d’une œuvre, celle-ci s’est en grande partie construite par la confrontation de l’auteur et d’un mouvement de philosophie française qu’il a sans doute contribué à identifier, et, par l’écriture avec Dieter Gondeck d’un grand ouvrage synthétique, à constituer. Sur ce point, les travaux de Tengelyi et de Gondeck font suite, dans le champ français, à un certain nombre d’analyses ayant cherché à déterminer de façon moins systématique, au sein de la pluralité des perspectives phénoménologiques et de leur apparente irréductibilité, des points, sinon de rencontre, du moins de rémanence. Au sein de ces constellations, certains ouvrages se singularisent déjà dès les années 90 par leur ambition à dépasser la seule présentation classificatrice pour déceler, sinon des thèmes, tout du moins des caractères ou des climats. Parmi ceux-ci, évoquons par exemple La philosophie française entre phénoménologie et métaphysique2 de Michel Haar, L’épreuve de la limite3 de F.-D. Sebbah, L’idée de phénoménologie 4 de Jocelyn Benoist, La genèse de l’apparaître 5 d’Alexander Schnell, plus anciennement La vie du sujet6 de Rudolf Bernet, et surtout La phénoménologie éclatée7 de Dominique Janicaud qui, après Le tournant théologique de la phénoménologie 1 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2005, p. 297. M. HAAR, Paris, PUF, 1999. 3 F.-D. SEBBAH, Paris, PUF, 2001. 4 J. BENOIST, Paris, Beauchesne, 2000. 5 A. SCHNELL, Olms, 2004. 6 R. BERNET, Paris, PUF, 1995. 7 D. JANICAUD, Paris, Editions de l’Eclat, 1998. 2 334 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier française 8 , institue une mise en discussion nette des orientations pressenties de cette phénoménologie. Si l’ouvrage de Tengelyi et Gondeck se réfère abondamment à la problématique posée par Janicaud, j’évoquerai plutôt pour ma part les mises en causes moins frontales introduites par les travaux de F.-D. Sebbah ou de Jocelyn Benoist, au prisme desquelles il est intéressant de considérer l’apport spécifique de Tengelyi. En effet, F.-D. Sebbah dans L’épreuve de la limite9cherche lui-même, au sein des phénoménologies de Henry, de Levinas, et de la pensée de cet auteur inclassable qu’est Derrida, une semblable tension vers des limites qu’il ne s’agit certes pas d’excéder mais en quelque sorte de concéder et d’assumer. Selon Sebbah, ces trois philosophes en particulier reconnaissent à la fois l’inaccessibilité de principe de ce vers quoi se porte la philosophie, et la nécessité pour elle de se poursuivre, aux franges du prononçable, et pour ce faire, de ruser avec elle-même et avec son histoire. Pour Sebbah, il ne s’agit pas d’identité mais bien, pour reprendre un terme dont nous avons déjà usé, d’un air de famille… Non pas donc, il faut le répéter, de facteurs communs, mais d’un profil familier au sein de ces mouvements, dans la façon de s’élancer vers une radicalité, de jouer avec le risque que celle-ci constitue pour le discours, de laisser insister aux creux de la langue philosophique et démonstrative une insaisissable latence révélée par des tensions et des apories. Dans ces travaux, quelques figures ou topiques se laissent déjà repérer. En premier lieu, la volonté d’outrepasser la problématique ontologique, de traverser l’analytique heideggérienne, pour dévoiler, au delà de l’ipséité en devenir du Dasein, une forme plus archaïque encore du soi, en deçà de toute subjectivité et même de toute ipséité. Cette tentation, notons-le, est aussi relevée par Jocelyn Benoist10, mais il l’attribue, lui, à une influence plus directe du premier Levinas, en particulier des descriptions proposées dans De l’existence à l’existant. Benoist s’efforce pour sa part d’infléchir vers une pensée à coloration plus empiriste de la matérialité sensible, laquelle, ne lui semble ne pouvoir s’accomplir qu’en 8 D. JANICAUD, Paris, Editions de l’Eclat, 1991. F.-D. SEBBAH, L’épreuve de la limite, op.cit. 10 En particulier dans L’idée de phénoménologie, op.cit. 9 335 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier dehors du projet phénoménologique. Sur ce point, dès les années 90, Jocelyn Benoist se distingue par sa méfiance envers trop d’inventivité, voire de « messianisme » terminologique (« ce qui vient après le sujet ») pour se concentrer sur les questions linguistiques et grammaticales imposées par le ré-aiguillage de l’enquête et les nouvelles contraintes que celle-ci doit prendre en compte. Sebbah pose également la question de la complicité paradoxale de la différance et de la pensée henryenne de l’immanence, la première se voulant ménager en creux la possibilité de ce que la seconde se serait en quelque sorte trop vite hâter de dire, l’une et l’autre introduisant ainsi pour assumer « l’épreuve de la limite » une rythmique discursive et argumentative, revendiquée chez Derrida, implicite chez Henry. Le grand mérite de L. Tengelyi dans ce contexte est sans doute d’avoir fortement contribué à réinterpréter ce qui semblait devoir s’exténuer en une herméneutique de la fin et de l’inépuisable épuisement de la métaphysique en projet phénoménologique, susceptible de faire par ailleurs véritablement fond sur les analyses de détail que recèle l’œuvre husserlienne. Une certaine extériorité au champ français, et au climat post-heideggérien singulier qui la caractérise dans les années 90,lui permet en effet de déceler dans les différents projets évoqués autre chose qu’une tentation acharnée de buter contre les limites du langage, ou de faire survivre le métaphysique à l’évidence d’une dissolution définitive de ses cadres. Contrairement à F.-D. Sebbah, L. Tengelyi prend, lui, acte des efforts considérables de la génération de phénoménologues suivante, génération qui a eu pour sa part le temps de « digérer » à la fois le détail de l’évolution de la pensée heideggérienne et de ses diverses influences (aussi néo-kantiennes) et surtout les travaux non-publiés du vivant de Husserl. Cette génération a ainsi été amenée à mieux mesurer la fécondité et la complexité des Manuscrits de Bernau, des Manuscrits B, C, ou D consacrés aux structures archi-hylétiques qui configurent temporalité et spatialité, ou des analyses husserliennes de l’imagination et de la phantasia, ou de la place véritable de l’enquête sur les synthèses passives, ou encore du monde de la vie dans le projet husserlien de genèse de la raison. De la sorte, les auteurs en 336 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier question11cherchent dès lors à donner une architecture à cette phénoménologie conquise dans l’excès, à transposer le mouvement de dépassement en méthode pour conquérir un terrain d’exercice et un régime de fonctionnement pour une autre phénoménologie. De ce fait, il ne s’agit plus pour Tengelyi de retrouver le geste pionnier de Henry, Derrida et Levinas s’affranchissant par une série de coups d’une structure systématique sous-jacente, mais d’accompagner la genèse de cette nouvelle phénoménologie. À ce titre, des auteurs comme Marion (et tout aussi bien d’ailleurs après lui Jocelyn Benoist ou Claude Romano) ont amorcé un mouvement en direction du temps pour y déceler une événementialité qui serait le point de départ de son analyse phénoménologique. A l’inverse ici de Derrida ou de Levinas, l’événementialité ne doit donc plus être conquise dans l’interruption, mais considérée comme le fil conducteur pour redéployer une pensée de la façon dont « il y a temps », dont la temporalité, comme dimension, s’ouvre. Il s’agit de penser l’événementialité plutôt que l’événement et, ce faisant, de concevoir et de développer une pensée capable de dire une phénoménalité sans origine, de développer un discours de la phénoménalité assumant non seulement que celle-ci n’a pas d’origine, mais qu’il n’y a pas de sens de lui en penser une sinon de lui dénier le fait d’être phénoménalité. Ces différents mouvements ont été interprétés par Tengelyi comme participant de la recherche d’une pensée du phénomène et de la phénoménalisation, rejetant en particulier définitivement la thématique husserlienne de la donation de sens pour lui substituer celle d’un événement de sens (ou plus exactement encore, dans ses propres élaborations, du couple d’une formation et d’une institution de sens), passant par ailleurs par la reprise, dans un contexte et une perspective très différentes, de ce que Heidegger appelait, avec une certaine méfiance et dans des contextes fluctuants, phénoménologie de l’inapparent. Il est à noter ici que la recherche des auteurs unifiés dans ce mouvement de la nouvelle phénoménologie française et de leurs influences suit une temporalité chaotique dans les références auxquelles elle fait appel. Un premier mouvement les s’enracine dans l’étude 11 Parmi lesquels, avec TENGELYI, nous pouvons citer M.RICHIR, J.-L. MARION, F. DASTUR, D. FRANCK, R. BARBARAS, mais également, pour ses nombreux travaux archéologiques, J.-F. COURTINE, ou encore, absent tout aussi considérable des analyses de TENGELYI, J. ENGLISH dont l’importance de l’effort de réhabilitation du sens réel du tournant transcendantal de Husserl, à même la compréhension fine de son ancrage dans la philosophie autrichienne du début du XXe siècle, devra être réaffirmée. 337 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier des concepts du « dernier » Heidegger (et en particulier de la conférence Temps et Être et de la problématique du « reichen » qui semble pouvoir ouvrir la possibilité d’une pensée de ce qui donne le temps, d’un espace de temps). Il se poursuit par un retour aux inédits de Husserl et des percées qu’ils recèlent vers une pensée de la facticité, et par un réexamen de la démarche husserlienne elle-même. De façon certes très différente, Richir aussi bien que Marion, le premier par le dégagement de la structure du phénomène, le second par celle de la donation, y aperçoivent la possibilité d’une pensée qui se développe originairement et nativement hors de la problématique ontologique et de ses astreintes. Autre exemple encore d’un tel mouvement, la pensée de la facticité comme dramatique des phénomènes déployée par Didier Franck12, dont le travail a longtemps poursuivi une déduction attentive, serrée, de ce qui animait déjà les œuvres de Levinas et Derrida : l’impossible réduction de la spatialité, forme de l’inscription facticielle, écartement pré-originaire (pour prendre un terme merleaupontyen), dont les contours auraient été tracés dans les hésitations de Husserl et Heidegger. A ce mouvement d’équilibre entre le dernier Heidegger et le Husserl peu connu des inédits succède alors ensuite, mais bien plus tard, un certain retour aux textes de Levinas13, Henry, ou même Derrida, longtemps considérés avec méfiance, mais entre-temps « laïcisés », examinés dès lors, dans leur technicité propre, et confrontés aux nouvelles conceptualités phénoménologiques élaborées. Et certes, il n’était pas facile pour cette génération de philosophes de franchir le pas, de sauter par-dessus la limite (par-dessus le piège de l’illimitation de la limite) jalonnée par Derrida et Levinas, de s’installer dans un discours de l’au-delà qui, comme le note durement Jocelyn Benoist14, hésita longtemps entre la rhétorique de l’extase, l’autisme de sa propre conceptualité et la répétition transposée de ce qu’il voulait dépasser. Les années 80 ont ainsi été des années d’expérimentations méthodologiques pour cette« nouvelle phénoménologie française » encore en gestation. Il s’agissait en effet de s’ouvrir cet autre terrain, de construire les conditions de possibilité d’un discours 12 D. FRANCK, Dramatique des phénomènes, Paris, Presses universitaires de France, 2001. Là encore, très manifeste dans l’itinéraire de D. FRANCK qui a consacré son dernier ouvrage à la pensée de Levinas : L’un pour l’autre. Levinas et la signification, Paris, Presses universitaires de France, 2008. 14 J. BENOIST, L’idée de phénoménologie, op.cit. 13 338 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier phénoménologique qui prenne acte, non seulement de Heidegger, mais des poussées de Derrida et de Levinas, de ce que ceux-ci avaient pu révéler, de l’acquis critique de leurs pensées, et qui, sous leur « condition », ouvre la possibilité d’un nouvel usage, d’une nouvelle appropriation de la phénoménologie. Les auteurs les plus nettement engagés dans un projet de refonte cherchaient pour ce faire explicitement à dégager, préciser, matérialiser dans une constellation terminologique le concept clef de leur nouvelle langue phénoménologique, concept qui a été la donation chez Marion, et le phénomène chez Richir. Dans un tel contexte, la surenchère de radicalité vise à rouvrir le terrain vierge du phénomène autant que la possibilité du discours phénoménologique : d’un discours qui puisse à nouveau user des catégories déposées par la tradition sans se laisser prendre à leurs pièges affrontés, dénoncés, déjoués, déconstruits tout au long du XXe siècle. Aussi bien ici les Recherches Phénoménologiques de Richir, ou encore son Phénomène, temps et êtres que Réduction et Donation de Marion participent de cette recherche. Une fois ce nouveau terrain conquis, l’étape suivante a consisté à l’habiter, en usant de multiples systématisations plus ou moins hâtives, voire parfois contestables et contestées, qui ont souvent d’ailleurs été reprises, précisées et perfectionnées par la suite : des ouvrages comme Étant Donné, de Marion, Méditations Phénoménologiques et surtout Phénoménologie en esquisses de Richir participent pleinement de ce mouvement. Certes, comme l’a d’ailleurs rappelé Jean-François Courtine dans sa réponse au livre de Tengelyi formulée lors d’un colloque organisé à l’École normale Supérieure de Paris en 2012, ce mouvement de pensée s’est fait au milieu de nombreux autres qui l’ont irrigué, à tel point même qu’il est peut-être difficile de le caractériser en tant que tel. Il a en effet été nourri, on l’a dit, par un affinement de l’enquête sur la pensée heideggérienne et sur ses multiples influences, par des inséminations néo-kantiennes, derridiennes, foucaldiennes, analytiques bien évidemment. Il l’a également été tout par de patientes et méticuleuses archéologies, tant de structures et de transferts caractérisant tel moment de la pensée médiévale, moderne ou antique. Enfin, il l’a été par un ensemble d’essais rappelant, en creux de la grille ontothéologique encore prégnante (et mise en œuvre de façon systématique par Marion et l’école par lui fondée), la singularité de nombreux auteurs, et, en particulier ici, la fécondité (dans la 339 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier perspective heideggérienne elle-même) de la philosophie classique allemande, sur le plan tant méthodologique et systématique15 que sur le plan ontologique16. Il faut bien comprendre cependant que l’interprétation de L. Tengelyi ne donne pas (ni ne prétend donner) la vérité ni même sans doute l’assemblage le plus adéquat de ce qui s’est fait dans le champ de la pensée française, mais qu’elle n’en fournit pas moins un schème qui rend enfin commensurables les discours devenus inaudibles de par leurs situations institutionnelles réciproques, leur offrant ainsi la possibilité de se rencontrer, de s’interpénétrer. En ce sens d’ailleurs, la venue et la réception de l’œuvre de Tengelyi dans le champ français ont elles-mêmes représenté un de ces transferts que Jean-François Courtine lui reprochait de négliger. Elle a contribué à donner une unité et une visibilité à un ensemble de projets jusqu’alors épars, par exemple en favorisant fortement la réception de l’œuvre de Richir et la reconnaissance de son importance. Elle a offert enfin, fut-ce pour s’y opposer, un espace théorique au sein duquel un certain nombre de travaux, soucieux pour leur part de réactiver sur un mode non critique et non historiciste les percées des transcendantalismes post-kantiens, ont pu eux-mêmes trouver une existence et apparaître comme porteurs d’une option légitime, en tout cas digne d’être discutée. Sous ce prisme en effet, un nouvel espace problématique a pu se dessiner, dans lequel les choix fondamentaux de projets en apparence distincts ont pu être mis en rapport. Par exemple, le réexamen minutieux des sources autrichiennes de la pensée de Husserl, pour la récusation (J. Benoist) ou la reconduction (R. Brisart, J. English) du transcendantal. Sur le transcendantalisme, il faut bien sûr évoquer l’étude parallèle menée par A. Schnell à la lumière cette fois de Kant et Fichte, et bien sûr le projet de refonte de Richir, lui-même 15 Citons l’importante entreprise d’exposition et de diffusion de la pensée fichtéenne et de sa confrontation avec la phénoménologie entreprise par des auteurs comme I. THOMAS-FOGIEL et surtout A. SCHNELL. 16 On pourra évoquer l’insistance sur la pensée de la contingence chez HEGEL, par exemple chez B. MABILLE, dès les années 70-80 chez Claude BRUAIRE, ou les travaux de F. FISCHBACH insistant sur la contribution de la philosophie classique allemande à l’élaboration d’une ontologie allemande, et à l’élaboration d’une pensée du concret (suivant une ligne qui inclut SCHELLING et MARX autant que TRENDELENBOURG, passe par KIERKEGAARD, et, d’une toute autre façon, via BRENTANO, à HUSSERL et HEIDEGGER, et connaît des ramifications complexes et multiples à notre époque encore). 340 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier inscrit dans l’étude des hésitations d’un autre Husserl encore (celui de l’imagination et de la phantasia), autant d’ailleurs qu’avec les visées d’un Marion ou d’un Didier Franck. Un espace problématique a ainsi pu se structurer, non certes pour réconcilier de façon idiosyncratique ces perspectives (qui d’ailleurs ne s’opposent pas mais s’accompagnent), mais pour comprendre bien plus précisément les enjeux et motivations de leurs bifurcations, pour acquérir l’intelligence de ce qui les sous-tend, bref, s’affranchir au moins un peu de la contingence des écoles et des institutions pour accéder à une appréhension intellectuelle des questions que pose la phénoménologie contemporaine. II) Formations et institutions de sens Un des sujets que L. Tengelyi a fortement contribué à réintroduire dans l’horizon des recherches d’inspiration phénoménologique françaises est le sens, avec ce que ce terme a d’ambigu, de potentiellement trompeur, et d’immédiatement polémique, le terme de sens ayant précisément désigné, au cours d’une phase structuraliste et poststructuraliste de la philosophie française, ce qu’il s’agissait de bannir. Précisons tout de suite que la philosophie du sens dégagée par Tengelyi l’est dans la perspective d’une philosophie de la singularité, voire, de son éthique, et que je me permettrai dans un premier temps ici d’en dégager des enseignements indépendamment de cet objectif, auquel je reviendrai toutefois par après. Bien sûr, il ne s’agit pas, avec le projet d’une pensée du sens, d’une réhabilitation ou d’une restauration, mais plutôt là encore du choix d’un certain schème herméneutique, permettant d’aborder un certain nœud problématique, du choix autrement dit d’un concept qui assume une partie seulement de l’héritage de ce qui a traditionnellement été appelé sens. Le paradoxe, mais il n’est qu’apparent, est que le concept de sens est réinvesti dans un horizon qui est précisément celui de la post-déconstruction ou de la phénoménologie postheideggérienne, et qu’il y est amené comme une structure susceptible d’assumer les réquisits de la Destruktion et de la déconstruction, comme une façon de penser une concrétude postdéconstructrice, ou encore post-métaphysique (ou plus justement sans doute, de penser une concrétude post-onto-théologique, ouvrant elle-même un chemin vers une métaphysique, dans le cadre de ce que J.-F. Courtine appelle « la fin de la fin de la métaphysique »). 341 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier 1) Il faut noter en premier lieu que l’usage du terme de sens est déjà avivé par le retour déjà évoqué, sinon à Husserl, du moins à la lecture du détail des analyses husserlienne, dont les descriptions procédaient systématiquement en terme de sens (certes, de sens intentionnel). À ce titre, pour bien mesurer la portée de l’héritage husserlien, il faut également se rappeler que les conceptions de celui-ci, développées au sein du contexte des philosophies autrichiennes et allemandes de la fin du XIXe siècle, invitaient déjà elles-mêmes, à travers une réflexion sur la signification, à une certaine libération de celle-ci de la tutelle ontologique. Les analyses des Recherches Logiques III et IV affirment par exemple nettement la distinction entre lois du sens et lois de l’objet : le sens n’est pas nécessairement fondé dans un sens d’être, ses lois ne sont pas les lois des objets, et on peut faire plus et autre chose avec le sens, que dire le vrai et l’enrôler au service de la prédication. La phénoménologie de cette façonne propose pas de théorie spécifique du sens, encore moins de l’être sens du sens ou du sens du sens : elle cherche d’abord à décrire des légalités qui n’ont pas à être fondées, qu’il n’y a pas de sens à fonder. Le sens est alors la légalité même : il est la phénoménalité ou l’effectivité de cette légalité. L’intérêt d’une telle position est d’ailleurs particulièrement net dans ce pan à la fois matriciel et souvent ignoré des recherches phénoménologiques qu’est l’épistémologie des mathématiques. Il suffit d’évoquer, à titre d’exemple, la façon dont J.-T.Desanti, dans sa phénoménologie des Idéalités Mathématiques17, cherche à entrer dans l’effectivité concrète du travail des mathématiciens et dans le mouvement selon lesquelles structures se dégagent et se dés-encastrent les unes des autres par idéalisation, traductions et transferts, cela sur fond d’un certain nombre de préformations théoriques qui alors ne ferment plus – comme c’était encore le cas pour Husserl– un système du concevable, une mathesis universalis stable, mais cadrent des possibilités de développements et d’inventions. Ainsi, à ce niveau déjà, la question du sens émerge donc comme possibilité de penser hors de l’assignation ontologique: l’idéalité est pensée comme horizon d’assemblement et de 17 J.-T. DESANTI, Les idéalités mathématiques, Paris, Editions du Seuil, 1968. 342 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier structuration divers d’un concret ordonné en système ou en monde par sa force de concentration. Discrètement, la question de l’idéalité marque peut-être ainsi même un tournant implicite et une remise en cause de la prééminence de l’ontologie: l’idéalisation comme appel à faire monde, comme mise en œuvre de modalités de rassemblement, et non l’idéalité comme objet du monde. L’un des auteurs qui a le plus développé cette théorie est JM. Salanskis18qui, par le concept d’éthanalise (étude de la réquisition des formations de sens), cherche de façon très légitime à montrer la compatibilité du projet phénoménologique originel et du tournant éthique lévinassien, en ré-arrimant rétroactivement l’éthique lévinassienne dans les sites et lieux divers où l’altérité s’adresse par des configurations de sens. L’éthanalyse de Salanskis est influencée par une tradition herméneutique pour laquelle le contenu de la loi n’est pas donné une fois pour toutes, car la richesse de la loi vient de ce qui est amené à être examiné sous son prisme. Notons encore ici que cette conception de l’idéalité vaut également hors du cadre mathématique, et peut être enrôlée dans le projet d’une phénoménologie esthétique ou cosmologique. Tengelyi parle lui-même19à ce sujet d’un passage de la Recherche du Temps perdu dans lequel Swann découvre la ressemblance entre Odette et la figure de Zéphora, fille de Jéthro, que l’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine peinte par Botticelli. Celle-ci fait alors pénétrer l’image d’Odette dans un monde où elle n’avait pas eu accès jusqu’alors et la fait apparaître elle-même sous une toute autre perspective. Ce faisant, Tengelyi développe l’idée merleau-pontyenne des rayons de monde, de ce à partir de quoi il y a monde et mondanisation, Merleau-Ponty soulignant en effet dans les notes de travail du Visible et l’Invisible que dès qu’une couleur devient dominante, dès qu’elle devient couleur d’éclairage, elle cesse d’être une couleur, d’être visible comme couleur pour devenir dimension de monde, ouverture d’une profondeur qui n’est possible que sous l’horizon d’un rassemblement. 2) Le sens est cependant principalement pensé par Tengelyi comme l’opposé de la signification, entendue cette fois comme fixité, détermination (fixée apriori). L’enquête 18 19 J.-M. SALANSKIS, Sens et philosophie du sens, Lille, Presses du Septentrion, 2003. L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op.cit., p. 22-23. 343 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier menée par Tengelyi sur la formation de sens, distinguée par lui de son institution, est d’abord ancrée dans les écrits de Husserl, et la façon dont, pour ce dernier, au sein du processus de connaissance lui-même, œuvre une structure de double excès – de l’intuition sur la signification et de la signification sur l’intuition (en particulier dans la Recherche Logique VI). Comme le rappelle fortement Làszlô Tengelyi, « (…) le sensible ne pourrait servir de base pour le catégorial s'il ne pouvait surgir indépendamment de lui.20 ». Le remplissement que thématise Husserl est de cette façon l’acte d’une intention de connaissance qui cherche à se valider tout en étant par ailleurs « interpellée » par une structure qui se profile à même les choses. Chez Husserl, explique ainsi Tengelyi, l’existence perceptive et l’attestation de cette existence dans le jugement sont saisies dans un mouvement liant l’une et l’autre : les choses sont le lieu d’un « agôn » du sentir et du juger. La pensée et le langage qui l'exprime, bien qu'ils soient en apparence libres de leur objet, sont en vérité noués en le sensible. C'est précisément parce que le champ de la signification déborde celui du perceptible qu'il exprime que l'humain est capable de mettre le monde immédiat à distance, d'ouvrir de nouveaux accès à lui. Ce double décalage a le mérite essentiel de faire place à l'excès du référent sur le sens aussi bien qu'à celui du sens sur le référent, de mettre en exergue le nouage de ces deux excès. L'objet de la perception ne pose la question du référent qu'en tant qu'il est engagé dans un horizon de sens (ici de signification), et le sens ne revient sur lui-même comme sens qu'en tant que ce qu'il questionne lui échappe toujours déjà en partie. Il s’agit dès lors pour Tengelyi, au-delà de Husserl, de pénétrer ce qui sous-tend la stabilisation en une visée, en une perception, donc de rendre compte de l’inchoation de la pensée se faisant, ou encore de l’expérience se faisant pensée, de l’unité se dessinant au sein du mouvement, par effet de ce mouvement. Il s’agit en d’autres termes, avec Richir cette fois, de concevoir le temps du sens comme faisant partie du sens, de concevoir un sens inséparable de l’accidentalité, une formation de sens qui ne soit pas « compressible ». Mais tout l’enjeu, pour L. Tengelyi, est bien plutôt alors la rencontre de la formation de sens et d'une institution de sens, de l’inchoation du sens se faisant et de l’ouverture infinie de l’idéalité. 20 L. TENGELYI, L'histoire d'une vie et sa région sauvage, op.cit., p. 60. 344 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier On notera enfin que l’ultime effort de Tengelyi en direction de la phénoménalité, suivant en cela d’ailleurs aussi bien Richir que Marion, vise à ce qu’on peut considérer comme un retournement de l’analyse heideggérienne de la temporalité pensée comme autotranscendance et emportement. Au lieu en effet de penser la racine de la transcendance phénoménologique donc, la possibilité de la phénoménalité, par la forme du temps, la structure d’ouverture et d’auto-transcendance est prise et questionnée en elle-même. Si le temps non seulement se déborde, mais que cet excès lui-même impensable (« imprépensable », dans les termes de Schelling) doit être posé comme originaire, il ne s’agit plus alors de chercher un temps originaire sous la temporalisation, mais de comprendre la phénoménalisation elle-même en écart et la façon dont celle-ci se structure comme temporalité. On pourra remarquer que les trois volets évoqués de la pensée du sens peuvent tous les trois se revendiquer de Levinas – comme mise en avant de la signifiance en tant que commandement, comme assignation concrète à la réalité qu’on ne peut mettre à distance du face à face, comme pensée de la diachronie. 345 II) Métaphysique de la facticité et éthique phénoménologique La subjectivité constitue le second pan de problématiques phénoménologiques contemporaines au sein desquelles l’œuvre de L. Tengelyi a fortement contribué à mettre en évidence une unité d’inspiration. Celle-ci est interrogée dans son ambiguïté, à la croisée de plusieurs tendances, à la fois à travers la facticité qui l’habite, l’événementialité dont elle est, pour Tengelyi, inséparable, et tout autant, dans une proximité forte et revendiquée avec Rudolf Bernet21, du mouvement par lequel elle se cherche, se travaille et s’instaure à même ce qui le fragilise et le dépossède. 21 Cf. R. BERNET, La vie du sujet, Paris, Presses universitaires de France, 1995, et Conscience et Existence, Paris, Presses universitaires de France, 2004. Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier 1) Dans une filiation là encore surtout lévinassienne, Tengelyi entend dégager une double dimension de passivité et de facticité au sein du sujet. La passivité ainsi questionnée procède d’une part d’une radicalisation du questionnement au sujet de l’auto-affection, de la façon dont une existence est donnée à elle-même, donnée à se saisir elle-même dans la diversité de ses objets. Celle-ci conduit d’une part à dé-formaliser celle-ci pour la saisir hors de sa déformation réflexive, ou même existentielle, dans la transparence d’une assignation impossible à mettre à distance. En effet, « (…) le soi, on l’expérimente en son ipséité, son unicité et sa singularité avant d’en raconter des histoires22 », de sorte que l’histoire d’une vie est bel et bien d’abord l’histoire d’une vie éprouvée. Cette immédiateté du souffrir, que Tengelyi dégage avec Levinas et Henry, ne peut être cependant conçue indépendamment d’une pensée de sa passivité comme inscription et assignation à la facticité d’un corps. Affectivité et corporéité articulent alors passivité et facticité : la singularité du « je » se précède absolument, elle est cette précession-même, cette structure du « se recevoir comme être déjà soi ». Une facticité qui n’est plus expérimentée, car elle est à revers de l’expérience, comme la condition de l’expérience. Le « je » est toujours déjà dépassé dans ce qu’il est, ne peut donner aucun sens au fait d’être ce qu’il est, parce que l’être moi n’est pas autre chose que cette “dérobade” de toute fondation, pas autre chose que cet “y” être. Facticité et passivité guident alors Tengelyi sur le chemin d’une pensée originale de la contingence, pensée en bien des points radicale. L’énigme fondamentale de la singularité que je suis ne se résout en effet pas pour Tengelyi en disant que celle-ci est non réflexible, ni que celle-ci est habitée d’une facticité phénoménologique (corporéité, etc.), qui non seulement en est le revers, mais aussi le revers, et la potentielle déchirure, de toute mondanéisation : plus encore ici faut-il en effet penser la facticité dans sa contingence – non seulement en ce qu’elle serait non réflexible ou prémondaine, mais en ce qu’elle l’est principiellement, que tout acte de pensée, tout vécu si transparent paraisse-t-il ou soit-il, sont habités d’une structure de contingence essentielle et totalement irréductible. Mon vécu est précisément mon vécu en ce qu’il pourrait être le vécu 22 L. TENGELYI, L’expérience de la singularité, Paris, Herman, 2014, p. 10. 346 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier de n’importe qui d’autre : que rien ne le fait être mon vécu, que rien ne le singularise, sinon le fait même de se manifester, d’être précisément celui-là, précisément ce qui se passe, précisément ce que je suis en train de vivre et d’être. C’est bien en d’autres termes une structure métaphysique qu’il s’agit de dégager, en contrepoint d’une structure phénoménologique ; c’est bien dès lors en dialogue avec Heidegger autant qu’avec les phénoménologues cités que Tengelyi développe cette pensée. Heidegger insiste en effet le premier peut-être sur la façon dont la facticité de la question de l’Être se manifeste à même la proposition qui énonce « que » cela est. Et c’est bien cela en effet à quoi il faut selon lui s’efforcer d’ouvrir la pensée : que l’étant est, et que l’étant n’est étant, ne se manifeste en son étance, qu’en ce qu’il est, que son manifesté est manifesté qu’il est. Par ces formules, Heidegger ouvre ainsi la réflexion sur la phénoménalité de l’Être, sur cela que l’Être implique sa phénoménalisation comme énigme, rend possible sa phénoménalisation en la structure énigmatique qui est la parution. Non pas qui caractérise la parution : la parution est bien plutôt pensée à partir de la structure énigmatique, et le développement de la pensée de Heidegger conduira celui-ci à se dégager toujours plus de la langue de la phénoménalité, puis de celle de l’apparaître, du paraître ou de la parution. Ceuxci sont des horizons grecs par excellence, qui, pour Heidegger (et d’une autre façon d’ailleurs, pour Richir), prennent fond dans la structure du dévoilement, de l’aletheia, laquelle occulte le versant caché qui lui est inhérent, la doublure obscure de son rayonnement qui n’est pensable comme tel qu’à partir de leur coappartenance. Ce que Tengelyi suit d’une certaine façon chez Heidegger, c’est bien ici le fait de penser cette structure aux interstices de la métaphysique et de la phénoménologie. Pour Heidegger on le sait, la phénoménologie et sa langue (celle de l’apparaître) sont totalement saturées de présupposés métaphysiques et doivent être outrepassées. Pour Tengelyi, la phénoménologie ne se retrouve qu’à la condition de ne pas chercher à penser l’apparaître dans sa contingence, mais la contingence comme apparaître, la contingence comme telle, dans la mesure où seule une pensée de la contingence (d’autres préféreraient parler ici de finitude23) 23 S. JULLIEN, dans son travail de doctorat, La Finitude Infinie et ses Figures. Considérations philosophiques autour de la radicalisation de la finitude originaire chez Derrida, soutenue à Paris IV-Sorbonne en 2014,a développé cette figure de la finitude et ses déclinaisons. Il analyse et prolonge ainsi ce qu’il nomme chez Heidegger finitude radicale, et dont l’exigence même en tant que finitude exige, pour S. Jullien, une pensée de la 347 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier rend possible une pensée de l’apparaître, l’une et l’autre devant être saisies de concert, une pensée de la contingence ne pouvant être qu’une pensée de l’expérience, et dans l’autre sens, une pensée de l’expérience se devant d’être une pensée de la contingence24. Le chemin choisit par Tengelyi vers la contingence est certes très différent du chemin heideggérien. Il s’enracine également cependant dans une déstructuration de la logique heideggérienne et insiste (on va le voir avec Marion en particulier) sur la nécessité de penser que le « là » de l’être-là est tout aussi bien toujours et d’abord un ici, que la facticité pour être comprise dans sa contingence radicale doit être appréhendée à même une factualité du vécu et de ce qui est vécu en tant que c’est vécu. La facticité, de par sa structure-même, est inséparable d’une factualité, qui est la factualité de quelque chose. Sur ce point, Tengelyi suit également le chemin de ce que Husserl appelle la métaphysique phénoménologique. Husserl distingue de son côté au titre de la métaphysique phénoménologique cinq faits en ce sens: des faits qui ne sont pas des faits mondains, relevant d’une structure de visée intentionnelle, mais des dimensions qu’il est impossible de transcendantaliser – s’il est de l’essence d’un fait mondain de pouvoir se produire ou ne pas se produire, aucune raison d’essence ne peut être alléguée pour justifier l’idée d’une téléologie universelle, ni de l’intersubjectivité25. Mais la partition husserlienne des faits mondains et des faits métaphysiques est contestable, et c’est plutôt à la mise en évidence de la structure métaphysique de la factualité que s’attache Tengelyi. Pour éclaircir cette question, qui le fait de facto entrer en débat avec d’autres courants de la pensée contemporaine (en particulier celui du réalisme spéculatif26), il finitude de la finitude et de son envers, de l’infinitisation de la finitude. En d’autres termes, il s’agit pour lui de comprendre que la finitude à l’apparaître qu’elle sous-tend est elle-même finie. L’apparaître est infinitisation de la finitude, mais cette infinitisation ne lui appartient pas en tant que telle mais lui advient. La finitude ne pourrait être pensée en tant que finitude qu’en ce que sa manifestation même se diffracte : la finitude n’ouvre le champ du paraître qu’occasionnellement, contingentement, elle n’est grosse de la manifestation qu’en ce qu’elle est structure d’inscription et de trace, qu’elle s’inscrit comme finitude, et ainsi, s’infinitise. 24 L. TENGELYI, « La phénoménologie et les catégories de l’expérience », in K. NOVOTNY, A. SCHNELL, L.TENGELYI (éds), La phénoménologie comme philosophie première, Mémoire des annales de phénoménologie, Prague, Filosofia, 2011. 25 Sur ce point, A. SCHNELL, en désaccord avec TENGELYI, entend de son côté dans Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2007, montrer que l’intersubjectivité relève de la phénoménologie constructive plutôt que de celle de la métaphysique phénoménologique : puisque l’objectivité est le format dans lequel nous évoluons, nous devons bien poser l’intersubjectivité comme sa condition a priori. 26 On pourra aussi rapprocher et distinguer cette conception d’une autre façon de caractériser la connaissance métaphysique à partir de ce dont aucune spéculation ne peut a priori rendre compte, mais qui n’est pas non plus 348 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier ancre sa pensée dans une discussion de la façon dont Husserl et Fink tentent de caractériser la relation de l’ego au monde. En tant qu’il est objet d’une visée de l’ego, le monde est en effet caractérisé selon ces auteurs par une essentielle et constitutive contingence de connaissance, contingence qui n’est pas liée à un réseau causal, et que Tengelyi relève particulièrement. Ce qui se produit dans le monde se donne de manière essentiellement contingente parce qu’il ne le fait qu’à travers les actes de l’ego dont l’existence seule est nécessaire et absolue27. Pour Tengelyi, cette contingence de connaissance doit être réinterprétée à l’aune d’une événementialité intrinsèque de la phénoménalité, qui doit donner le fil conducteur à partir duquel la structure du champ phénoménologique doit être repensée, plutôt qu’à celle de la constitution. L’apparaître se montre de soi-même et a ainsi le caractère d’un événement, immodalisable : non au sens que donne Fink à ce terme, mais immodalisable de par la spontanéité événementielle de sa survenue. Ici, encore une fois, c’est bien autant à une phénoménologie de cette événementialité qu’à une interrogation métaphysique sur le statut à capturé par les formalismes scientifiques – comme connaissance assumant une factualité inéliminable, non seulement du réel, mais de ce que notre connaissance scientifique nous impose de poser. Entre la distinction d’une factualité mondaine et d’une factualité métaphysique et la tentative de déceler une structure métaphysique de toute factualité, il est sans doute tout aussi important de s’intéresser à la factualité de l’objet même de la métaphysique – laquelle ne traite peut-être ni de connaissances impliquant l’ensemble de ce qui est ou de la structure du pensable, ni de connaissance de faits, mais de ce à quoi notre connaissance de fait ouvre et qui ne se résout pas en connaissance purement a priori et formelle. Chez HUSSERL, cette dimension était également présente dans la distinction entre a priori matériel et a priori formel : la mathématisation pure de l’espace ne rend pas compte des formes spécifiques de l’espace physique. Tout l’effort de HUSSERL a peut-être été de chercher à concilier le plus finement possible un certain empirisme imposé par les sciences de la nature et une approche formaliste – le transcendantal représentant l’effort de cette articulation. 27 L'évolution de la conception husserlienne du concept de monde est éclairante à ce sujet. Dans les Idées 1, HUSSERL affirme que la conscience absolue peut être obtenue phénoménologiquement comme résidu de l’anéantissement du monde (§ 49) ; le monde y est encore défini comme « (...) la somme des objets d’une expérience possible et d’une connaissance possible par expérience, la somme des objets qui, sur le fondement de l’expérience actuelle, peuvent être connus dans le cadre d’une pensée théorique correcte. » Dans les années 20, HUSSERL révise son concept de monde et passe peu à peu du concept de monde comme horizon total de tous les systèmes objectifs, mais corrélat de la conscience encore assujetti à ses opérations, au monde comme forme nécessaire que le sujet transcendantal toujours déjà engagé dans un processus de mondanéisation (ou même, plutôt, d'auto-mondanéisation) est amené à développer. Monde et ego transcendantal sont de la sorte comme les deux faces d'une monade, le monde apparaît tout d'abord en effet comme un concept transcendantal. Le monde se donne en fait à nous de deux façons différentes puisqu'il se donne à la fois, 1) « de l'intérieur », comme une bordure floue structurelle, non susceptible de remplissement – une sorte de visée vide qui frange mon expérience, et, 2) « de l'extérieur », comme un horizon omni-englobant dont ce dont je suis actuellement conscient n'est qu'une petite partie. J’aurais même pour ma part tendance à distinguer quatre acceptions du concept de monde dans la philosophie husserlienne: 1) le monde comme monde de la vie toujours passivement pré-donné ; 2) le monde comme unité ou style ultimement concordant du système des étants qui se montrent en lui ; 3) le monde comme monde objectif et intersubjectif idéalement toujours accessible à une lecture de son intelligibilité latente (monde de la science) ; et enfin 4) le monde comme latence ouverte à même ce qu’il présente, et réserve virtuelle qui ouvre idéalement sur l’infinité du possible. 349 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier donner à ce caractère immodalisable, sur la façon de se donner des catégories à partir desquelles le comprendre, que nous sommes alors invités. Rien de surprenant dès lors que L. Tengelyi accorde une grande intention aux développements dans lesquels Marion, dans Étant Donné, s’attache à réinterpréter les catégories de la métaphysique classique à l’aune d’une pensée de la donation. Ici, le chapitre consacré à la question de ce que Marion appelle le fait accompli croise de très près la réflexion de Tengelyi. Comme veut le montrer Marion, ce qui arrive de façon absolument contingente (le dé qui tombe sur une face plutôt que sur une autre), est d’une certaine façon ce qu’il y a de plus nécessaire, selon une appréhension non métaphysique et d’une certaine façon non-catégoriale (en tout cas, non classiquement catégoriale), de ce que l’on appelle nécessité. Ce qui a lieu est ce qui a lieu ; le dé parce qu’il aurait pu tomber sur n’importe quelle face, décide unilatéralement et définitivement du réel au moment de sa stabilisation. « (…) le dé, par son coup, par sa chute et son incidence, décide de tomber sur telle ou telle face ; s’il sert le hasard avant que de se jeter, il le fixe et donc l’abolit sitôt qu’il se jette, puisqu’il a, au moment du jet, toujours déjà accompli le fait ; le dé, en se faisant jeu en acte, fait passer le hasard au rand de fait accompli. Le dé métamorphose le hasard en nécessité dans la mesure même où il s’accomplit comme un fait. (…) Le fait accompli reste ainsi toujours tel qu’il ne peut pas ne pas être ce qu’il est, mais tel qu’il aurait pu être tout autre que ce qu’il est. La coïncidence entre la nécessité de fait et la contingence de droit détermine bien le hasard non aboli par le fait accompli – l’entrelacs de cette contingence et de ce fait accompli caractérise intrinsèquement le phénomène selon la donation.28 » Le point de passage du possible à l’accompli, le fait que précisément le dé s’arrête sur telle face plutôt que sur telle autre, n’est explicable d’aucune façon, et même une explication scientifique de ses mouvements ne change rien au fait qu’au moment où nous assistons à son lancer, rien dans la structure de la scène à laquelle nous assistons ne contient en elle la certitude de son moment final qui arrivera pourtant et qui aura choisi le réel. Ici, c’est bien encore une fois la conception même du temps qu’il faut reprendre au fil conducteur de cet advenir, de cette factualisation. L’advenir du phénomène définit ce monde-là, où cela a eu lieu (c’est justement parce qu’une autre chose aurait pu se produire que la réalité de cet 28 J.-L. MARION, Étant Donné, Paris, PUF, 1997, p. 212. 350 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier événement s’impose comme telle). Ainsi d’ailleurs, la structure monde se trouve, on le voit, à son tour relativisée : que cela soit, c’est bien d’abord que cela qui arrive soit, et non que le monde comme structure de l’étant en totalité, où cela arrive soit. Et sans doute, plus encore si cela est possible que Marion ne le fait lui-même, il faut articuler cette pensée de l’événement à une pensée de la singularité du « je » à qui cela advient, où plutôt à qui advient sa singularité en tant qu’il est celui à qui cela advient. Lorsque je lance le dé, je peux aussi bien faire 1 que faire 6 : c’est le principe même du jeu de hasard, mais il n’empêche que je serai ensuite effectivement celui qui a fait 1 ou qui a fait 6. Mes chances de gagner au loto sont infimes : pour autant, il reste qu’il y a effectivement presque chaque fois un gagnant, et que, qui plus est, ce gagnant n’est pas seulement un autre, il est aussi un moi, il est quelqu’un à qui il arrive cela qu’il gagne, qui devient bien celui qui a gagné. Là encore, les lectures statistiques ou déterministes manquent le nœud de la question ; il est clair que statistiquement, cela puisse arriver, comme il est clair qu’il peut statistiquement y avoir des situations « miraculeuses » (parce qu’elles représentent des raretés statistiques). Le miracle n’est pas ici que cela arrive, mais que cela m’arrive ; que cela soit moi à qui cela arrive, que je devienne celui à qui cela arrive. La structure de toute manifestation étant pour Marion celle de « l’arrivage », elle contient bien en elle aussi de manière intrinsèque celle de l’élection par le phénomène. 2) On notera toutefois ici que le projet de Tengelyi s’avère sur ce point complexe, puisqu’il cherche à la fois à penser la passivité du « je », sa facticité, son événementialité. L’enjeu n’est pas, comme chez Marion, de penser la structure d’adonnation comme condition subjective, mais plutôt d’articuler une pensée de la facticité comme événementialité et de la facticité au sens de la pré-objectivité. Ce qui m’arrive ne me subjective pas seulement, ou pas directement : la singularisation événementiale ouvre l’espace d’une subjectivation. L’événementialité est structure de dépossession inspirante plutôt que d’élection (ou plutôt, l’élection est pensée comme et au sein de la dépossession). 351 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier Chez Tengelyi en effet, la singularité doit être appréhendée comme double, singularité hors du monde et singularité saisie par le monde29, dans l’écart de ces deux figures et le travail que celui-ci suscite. La singularité est ainsi à penser entre la facticité qui habite l’exister et l’événementialité qui parfois déchire son cours, dans les tensions de ce geste interstitiel qu’est le sens, dans les replis et les déchirements du sens. En d’autres termes encore, événementialité et passivité conduisent Tengelyi à introduire une pensée de la soustraction – pour reprendre un terme introduit par A. Badiou pour caractériser la tradition lacanienne, mais aussi sartrienne, et, plus anciennement encore kierkegaardienne, d’un sujet qui n’est pensable qu’hors toute expérience subjective L’événement singularise en désubjectivant – certes pour appeler à subjectiver à nouveau. Sa donation faisant éclater toute structure de monde, d’horizontalité, de visée, d’anticipation bien sûr, l’événement arrivant en quelque sorte sans directement nous arriver, il ne se manifeste pas tant qu’il inscrit une indisponibilité dans le manifeste, et est pensé par Tengelyi à travers la catégorie lacanienne du réel, dans sa double dimension d’effectivité et de retrait. « Le réel – cette expression a chez Lacan un sens particulier. Elle ne renvoie pas à une « réalité présente sans médiation et sans limite », avec laquelle on compte sur la base d'expériences précédentes et dont on se promet le remplissement d'attentes préconçues. Il signifie plutôt chez Lacan – tout comme chez Levinas – justement le contraire. Le « réel » n'est pas le « possible » devenu « effectif », mais (…) l'« impossible ». Ce qui est ainsi signifié n'est pas à nouveau la contrepartie conceptuelle du « nécessaire » ; ce qui est signifié est plutôt l'indisponible dans l'effectif (...)30 » Ou encore : « (…) Le réel ne se présente jamais – le réel en tant que réel, le poids du réel – sans la perte d'un accès direct à une réalité présente sans médiation et sans limite.31 » Il s’agit de radicaliser la pensée de la passivité pour finalement penser la singularité là où elle n'est plus du tout repérable, assignable, expérimentable. Mais l’événementialité, si elle 29 De ce que S. ZIZEK appellerait lui philosophe pervers (celui qui pense le sujet ancré dans le monde), et philosophe hystérique (celui qui pense le sujet en rupture). 30 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 2005, p. 333. 31 L. TENGELYI, ibid., p. 333. 352 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier ne se fait pas dans le monde, ne se fait certes pas non plus sans monde, et le surgissement temporalise plutôt qu’il ne brise seulement. C’est ainsi peut-être que le paradoxe apparent de suivre à la fois la voie marionnienne de l’événement comme surgissement, et la voie richirienne du schématisme et du sens comme sens-se-faisant s’éclaircit. Le sens s’ouvre à la fois de façon événementielle (il se fait) et s’ancre dans un champ pré-objectif. La facticité est à la fois une structure métaphysique et une structure phénoménologique. On peut alors montrer, avec Merleau-Ponty et surtout Richir, qu’elle n’est pensable comme structure ontologique que du point de vue phénoménologique, et qu’elle doit (et ne peut, au risque de succomber à ce que Richir, avec Kant, appellent l’idéal transcendantal 32 ) y être comprise que comme facticité au sein d’un mouvement de différenciation, d’une structure schématique, au sens où la décrit Richir. Ce dernier montre en effet dans ses Recherches Phénoménologiques que phénomène et facticité doivent être pensés de concert, mais que cela implique de thématiser un mouvement d’improvisation schématique lesté d’une concrétude qui ne se résout pas en lui. En d’autres termes, la facticité ne doit pas être pensée comme facticité d’un phénomène déjà là, mais déduite comme structure transcendantale du phénomène, et qu’elle implique dès lors que le phénomène soit lui-même compris sur fond d’une pluralité phénoménologique originaire. En fin de compte, les deux acceptions semblent ici pouvoir se concilier du point de vue d’une refonte de la phénoménologie de la temporalité et de celle de la subjectivité permise par ce que j’ai développé plus haut comme philosophie du sens. « (…) la tentative de concevoir la « vie » ou encore l’ « être » en général – à partir du « temps » ferme l’accès à la question de l’ipséité en tant qu’histoire d’une vie plutôt qu’elle ne l’ouvre. Avec la tentative inverse – telle qu’on la retrouve d’une certaine manière chez Michel Henry, consistant à concevoir le « temps » à partir de la « vie », il n’en va pourtant guère mieux. (…) Parler d’une vie qui s’éprouve elle-même et se manifeste elle-même (.) ne peut revendiquer pour soi aucune évidence. Comme Marc Richir le dit à bon droit, c’est pourtant une évidence qu’il n’y a que moi qui puisse vivre ma vie et que je ne peux vivre que ma vie. C’est donc en tant que 32 Je me permets, sur ce sujet délicat, de renvoyer à la première partie de mon ouvrage, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Springer, 2014. 353 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier tertium datur que s’offre à nous la possibilité de concevoir le « temps » et la « vie » à partir du « sens ».33 » Ici, événementialité et facticité se laissent penser ensemble comme ce qui déjoue toute maîtrise de l’ego, toute position de sens, et appelle àexaminerles processus de formation et de surgissement de sens. « (…) il nous est donné à travers le sauvage de rester étranger dans le propre, pour libérer la voie vers l’étranger à l’extérieur du propre34 » Comme je l’évoquais en effet dès la première partie, les deux projets de Marion et Richir ont en commun le dépassement de la question du fondement. L’un comme l’autre s’ancrent dans une radicalisation de la pensée heideggérienne de l’Ereignis comme déconstruction de la manifestation. La rhétorique de l’illumination de Marion et celle du nonvécu de Richir se placent sur les deux bordures de cette question, le premier s’attachant à ce que la structure l’expérience est spontanément révélation ; le second à ce qu’elle est dynamique et enveloppée de processus pré-objectifs. Marion pense le fait de surgir, le « se jouer », Richir, la dynamique du jeu au sein du champ phénoménologique, son processus, son agencement, son obscurité. Moins ancré que Richir dans un paradigme esthétique, et libre de l’horizon plus religieux qui anime la pensée de Marion, Tengelyi situe lui sa réflexion sur le plan éthique, et s’intéresse à l’ouverture, à la façon dont nous avons à nous faire au présent. « L’ambition de notre ouvrage consiste à passer d’une « phénoménologie diacritique » à une « éthique élémentaire phénoménologique » au moyen du concept d’une division de soi35 » Qu’est-ce qui, demande Tengelyi, va permettre que se creuse l’alvéole d’une subjectivité et d’une individualité au creux des tensions diacritiques du sens ? Comment appréhender le geste de densification d’une béance interne de l’expérience en pôle de force, en subjectivité ? Comment concevoir une modulation des latences de l’expérience en potentialités explosives ou inventives ?Ainsi, écrit Tengelyi, « la conscience est le lieu propre 33 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Grenoble, Editions J. Millon, 2005, p. 16-17 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op.cit, p. 223. 35 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op.cit., p. 297. 34 354 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier de la dépossession de ce qu’il y a de plus propre, où le soi se divise en « soi » à l’accusatif et « moi » au nominatif36 ». Sans cesse mise en jeu par le surgissement d’événements et de phénomènes qu’elle ne maîtrise pas et par rapport auquel elle doit se décider, la subjectivité procède d’une singularisation qui en défait la maîtrise. L’existence est principiellement ambiguë et surprenante ; elle ne peut être dominée et maîtrisée, mais le concept même de subjectivité interdit de penser un sujet extasié ou ravi, pour inviter plutôt à se montrer attentif au mouvement par lequel une continuité, une polarité, une force se structurent sur fond de cet immaîtrisable. Ni la survenue de ce qui déjoue toute anticipation et nous frappe irréductiblement et traumatiquement « en dessous de la ceinture », ni la vigilance plastique ne peuvent prétendre avoir le dernier mot sur une subjectivité dont les attentes, les oublis, les refoulements sont le processus même. L’événementialité n’a ni à déjouer ni à confirmer aucune attente ; elle est une modalité de l’expérience et n’a pas même à se manifester comme telle, car elle constitue le régime que doit assumer et dont doit partir toute phénoménologie qui ne veut pas en être une simple reconstruction arbitraire. Conclusion Phénoménologie du sens, phénoménologie de l’expérience, métaphysique de la facticité, constituent ainsi les principaux acquis de la pensée de Tengelyi. Partie d’une réflexion métaphysique et spéculative pour repenser le se-faisant et la gratuité de l’expérimenter, elle appelle à l’épaisseur chaque fois singulière d’un se-faisant. A quelles conditions peut-elle cependant trouver des prolongements, à la fois comme phénoménologie et comme métaphysique? Reconnaissant une dette considérable envers l’œuvre et le travail de L. Tengelyi pour approcher et caractériser les questions ouvertes par une phénoménologie aujourd’hui, je me sépare cependant pour ma part de son enseignement sur la façon d’habiter l’espace libéré. En ce qui concerne l’usage des catégories phénoménologique, l’objectif de ma propre recherche jusqu’à présent est de développer une philosophie transcendantale de caractère dynamique qui implique ce que j’appelle transcendantal agi. Il ne s’agit plus de constitution (sinon peut-être 36 L. TENGELYI, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, op.cit., p. 318. 355 Concevoir la vie et le monde à partir du sens. Hommage à Laszlo Tengelyi | Florian Forestier au sens lévinassien d’une co-constitution) mais d’un principe de mise en rapport. Le transcendantal est conçu comme co-implication d’un donné et d’un caché, et la démarche transcendantale comme la poursuite productive de ce réseau de co-implication, dans ce que Husserl appelle la démarche en zig-gag. La disposition transcendantale permet de tenir de concert la tension phénoménologique vers le concret et la tension réflexive dégageant ce même concret en tant que tel, en l’analysant dans sa relation au discours qui l’élabore. Sur le plan métaphysique, une telle perspective implique que plusieurs approches peuvent se développer dans des horizons problématiques voisins, et que le processus d’intertraduction en révèle plutôt la richesse philosophique. La mise en regard de systèmes développés par différents auteurs me paraît particulièrement fructueuse lorsqu’il s’agit de viser une radicalité qui transparaît mieux dans la mise en exergue d’une aporie entre deux gestes parents qu’au sein d’une systématique donnée. Sur le plan descriptif, elle puisera sans hésiter à différentes sources (littéraires et artistiques autant que philosophiques et phénoménologiques), et accordera une attention très soutenue aux différents projets développés dans les champs psychologique et clinique (en particulier par N. Depraz37) qui visent à élaborer un langage approprié aux méandres des ressentis et des pensées. La méthodologie de telles tentatives, en particulier pour éclaircir à quelles conditions celles-ci pourront continuer à se revendiquer d’une phénoménologie, sera l’un des principaux enjeux du chantier. 37 Cf. N. DEPRAZ, Attention et vigilance, Paris, PUF, 2014, et notre recension : http://www.implications-philosophiques.org/recensions/recension-attention-et-vigilance/ 356