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UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE – PARIS 3 ÉCOLE DOCTORALE 267 – Arts et médias - IRCAV Thèse de doctorat Discipline : Études cinématographiques et audiovisuelles Barbara LABORDE DU CINÉMA COMME UN ART À L’ÉCOLE Paradigmes et enjeux de l’enseignement obligatoire et de spécialité « cinéma et audiovisuel » en série L Thèse dirigée par M. Laurent JULLIER Soutenue en Sorbonne le 4 février 2012 Jury : M. Gilles DELAVAUD, Professeur des Universités, Paris 8 M. Laurent JULLIER, Professeur des Universités, Paris 3/Nancy 2 Mme Jacqueline NACACHE, Professeure des Universités, Paris 7 M. Roger ODIN, Professeur émérite, Paris 3 Mme Geneviève SELLIER, Professeure des Universités, Bordeaux 3/IUF M. Guillaume SOULEZ, Maître de Conférences, habilité à diriger la recherche, Paris 3 -1- Remerciements Je tiens à adresser mes remerciements les plus chaleureux : - à celles et ceux – élèves, étudiants, professeurs, inspecteurs, partenaires culturelles – qui ont accepté de me recevoir, de répondre à mes questions lors d’entretiens enregistrés ou de discussions plus informelles. Ces rencontres ont été aux fondements de la réflexion que propose cette thèse qui n’aurait pas été possible sans elles. Je ne citerai pas nominalement ces personnes puisque je me suis engagée à préserver leur anonymat, mais je tiens à souligner leur importance à toutes les étapes de mon travail ; - à ma famille, pour son soutien sans faille. Je remercie tout particulièrement ma sœur, Carole – qui m’a appris ce qu’est un « tiret demi-cadratin » – pour ses relectures typographiques implacables qui ont sans conteste tiré cette thèse vers le haut. À travers elle, je remercie Jacques Pietri et son imprimeur grâce à qui cette grosse thèse prend de vrais airs de livre ; - à l’Inspection générale chargée du cinéma et de l’audiovisuel, M. l’Inspecteur général Patrick Laudet, et ses deux « chargés d’une mission » : Françoise Savine et Renaud Ferreira pour m’avoir permis de participer à diverses commissions et réunions officielles. Leur confiance a beaucoup fait avancer mes recherches et il m’a même été donné de mesurer des effets qu’elles pouvaient avoir. Je remercie également Christine Juppé-Leblond, qui partait à la retraite quand j’ai démarré le travail de cette thèse et qui m’a cependant confié des documents précieux. Je remercie tout particulièrement Renaud Ferreira pour son écoute et sa disponibilité ; - à mes collègues du BTS audiovisuel Évariste Galois/INA SUP : Blandine, -2- Bruno, Christian, Fanette, France, Marc, Mohammed, Olivier, parce qu’ils m’ont permis, toujours avec bonne humeur, divers aménagements d’horaires et autres échanges de cours, lorsqu’il fallait jongler, dans mon emploi du temps, entre les entretiens, les colloques, les séminaires… et mon service à temps plein dans l’Éducation nationale. Je remercie tout particulièrement mon Chef de travaux, Gérard Gomy et son assistante Aline Gomy ainsi qu’Alain Gerland, responsable de la formation à l’INA. Je pense n’avoir négligé aucune heure de mes cours et projets en BTS durant ces trois ans, mais la bienveillance avec laquelle ils m’ont permis d’assumer ma double fonction de chercheur et de professeur a été d’un grand soutien, et sans leur confiance ma charge de travail aurait parfois été difficilement supportable ; - à Laurent Jullier, pour son suivi attentif de mon travail de recherche, mais aussi parce qu’il est bien rare, finalement, de rencontrer quelqu’un qui vous amène vraiment à « changer de lunettes » pour regarder le monde – et le clin d’œil à Pierre Bourdieu n’est pas vain. Il me semble que c’est le rôle le plus noble d’un professeur ; - à celui qui se reconnaîtra, pour la belle couverture de ma thèse, mais surtout parce qu’il en a fallu de l’amour et de la patience pour me supporter (dans tous les sens du terme) ces derniers temps... -3- Résumé de la thèse en français : Les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » apparus dans les années 80 dans les lycées français en série L sont le fruit d’une volonté politique. À travers des analyses de discours officiels, le repérage des paradigmes récurrents, leur explicitation théorique et historique constituent l’enjeu d’une première partie, destinée à mettre en place, comme une base de travail, les différentes manières dont le « cinéma » et « l’audiovisuel » sont définis et considérés « d’en haut ». Mais mon travail de recherche ne pouvait se satisfaire de ce surplomb. J’ai donc adopté les outils de la sociologie pour étudier, dans une deuxième partie, la manière dont les professeurs et les élèves s’approprient ces paradigmes, les transmettent, les déjouent, sur le « terrain ». Dans un troisième temps, la thèse s’intéresse aux programmes des enseignements et à l’analyse filmique. En m’appuyant sur les Bulletins officiels, sur des copies d’élèves, sur des analyses de professeurs et sur des documents pédagogiques publiés par l’Institution, j’ai voulu décrypter les paradigmes théoriques dans lesquels se définit l’œuvre d’art et ceux qui prévalent pour son analyse. Enfin, il restait à m’interroger sur la « pratique » encouragée dans ces enseignements : les réalisations audiovisuelles des élèves, la manière dont elles sont mises en œuvre, ce qu’elles recouvrent aussi d’implicites pédagogiques, politiques – voire économiques. Ma conclusion tente de faire des propositions concrètes, car je souhaite avant tout que cette thèse soit un outil de réflexion épistémologique, socio-politique, théorique, institutionnel et pédagogique, bref, un outil essentiellement pluridisciplinaire. Mots-clés en français : Cinéma, pédagogie, enseignement, paradigmes théoriques et politiques, analyse filmique Unité de r echerc he : Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (IRCAV) – EA 185 de l’Université Paris 3 Adresse : Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 Centre Censier 13, rue Santeuil, 75231 Paris Cedex 05 -4- Titre de la thèse en anglais : Film as art at school Paradigms and issues of compulsory education and specialization in film and media studies for humanities students. Abstract : Classes in the artistic field of “film and media studies”, which emerged in the 1980’s in French high schools for students specializing in humanities, is the result of a political decision. In the first part of my thesis, I elaborate on this question through the analysis of political discourse. Recurring paradigms and their historical and theoretical expression, used as a starting point for my research, comprise the main issue of this section, which aims at organizing the different ways in which “film” and “media studies” are defined and considered from on high. However, this research cannot be considered complete without a bottom up perspective. Therefore I adopt, in the second section, sociological strategies in order to study the ways in which teachers and students appropriate, impart and transform these paradigms in the classroom. The third part of my thesis deals precisely with the formal programs and film analysis. Using examples taken from analyses, student’s papers, and pedagogical documents published by the French national education institution, I endeavor to elucidate the theoretical paradigms at work for the exercise of analyzing films. Lastly, I examine the “practices” advocated by the teaching of these subjects, the students audiovisual productions, the ways in which they are carried out and the implicit pedagogical, political, or even economical issues they cover. In my conclusion I endeavor to make concrete suggestions for the problems raised throughout my research, since, above all other things, I would like my thesis to be used as a tool for epistemological, sociopolitical, theoretical, institutional and pedagogical reflection ; in short, a tool essentially pluridisciplinary. Keywords : Cinema, pedagogy, education, paradigms, film analysis. -5- INTRODUCTION ......................................................................................... 11 1 - LE CINÉMA COMME ENSEIGNEMENT ARTISTIQUE, PRÉALABLES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES.................................27 1.1 Les conditions paradigmatiques d’un enseignement artistique : l’éducation artistique comme politique culturelle ......................................................................................................................................................29 1.1.1 De l’État dans la culture en France : très brève mise en perspective ................................................................. 30 1.1.2 Les arts à l’École .......................................................................................................................................................... 35 1.1.3 Le « Plan de cinq ans pour les arts à l’École » ........................................................................................................ 38 1.2 Paradigmes des discours officiels ...................................................................................................................41 1.2.1 Arts, artistes, culture et citoyenneté.......................................................................................................................... 41 1.2.2 La nécessaire transmission du patrimoine contre l’ « uniformisation culturelle » ............................................ 51 1.2.3 Les discours officiels portant sur le cinéma : enseignement du cinéma, éducation a l’image, éducation aux médiass......................................................................................................................................................................................... 62 1.2.4 1.3 Bilan temporaire : le « modèle esthétique de l’éducation » et sa mise en question par la sociologie ............ 70 Le cas de l’enseignement du cinéma : conditions historiques, politiques, légales, juridiques et financières.....................................................................................................................................................................79 1.3.1 De l’entrée du cinéma à l’École : bref aperçu historique...................................................................................... 79 1.3.2 Modalités budgétaires : répartitions entre ministère de l’Éducation nationale et ministère de la Culture ... 86 1.3.3 Le pilotage des services centraux .............................................................................................................................. 89 1.3.4 Les prises en charge territoriales : DAAC et DRAC............................................................................................. 93 1.3.5 Les conditions légales et juridiques de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel : les accords sectoriels avec la PROCIREP ................................................................................................................................................................... 98 1.3.6 Le rôle du CNC et des « Pôles ».............................................................................................................................. 102 1.3.7 Les supports pédagogiques institutionnels : le SCEREN-CNDP et les CRDP ............................................. 108 1.3.8 Les enjeux économiques et politiques actuels d’un tel engagement de l’État................................................. 111 1.3.9 Conclusion de la première partie ............................................................................................................................ 113 2 - ENSEIGNER LE CINÉMA : UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE..........................................................................................115 2.1 Voir des films à l’École : lesquels et pourquoi ? ....................................................................................... 121 2.1.1 Quel « arbitraire culturel » en matière de cinéma ? .............................................................................................. 121 2.1.2 Les instances de légitimation ................................................................................................................................... 124 -6- 2.1.3 Le désir de la transmission patrimoniale comme culture légitime .................................................................... 131 2.1.4 Le choix des films au programme du baccalauréat.............................................................................................. 136 2.1.5 Hésitations terminologiques : cinéma vs audiovisuel........................................................................................... 139 2.2 Qui enseigne le cinéma ? ............................................................................................................................... 146 2.2.1 Une situation institutionnelle ambiguë : le « professeur de cinéma » ............................................................... 146 2.2.2 La formation initiale : le rôle des IUFM (Institut de Formation des Maîtres)................................................ 160 2.2.3 La formation continue : la certification en « cinéma et audiovisuel »............................................................... 162 2.2.4 La formation continue : le Plan Académique de Formation (PAF) ................................................................. 167 2.2.5 Les conventions partenariales.................................................................................................................................. 172 2.2.6 L’intervenant « partenaire »...................................................................................................................................... 176 2.3 Des attitudes professorales ........................................................................................................................... 184 2.3.1 Comment enseigner ? Le syndrome de la dispute ............................................................................................... 184 2.3.2 Les dangers du divertissement................................................................................................................................. 194 2.3.3 Une association : « Les Ailes du désir » ................................................................................................................. 200 2.3.4 Le goût des festivals .................................................................................................................................................. 205 2.4 Sociologie de l’expérience scolaire : une reproduction culturelle finalement aléatoire...................... 210 2.4.1 L’École peut-elle former un public ?...................................................................................................................... 210 2.4.2 L’acte éducatif est-il assimilable à une action culturelle ? ................................................................................... 220 2.4.3 Cinéma et art de masse : le pouvoir........................................................................................................................ 222 2.4.3 des industries culturelles contre la culture scolaire .............................................................................................. 222 2.4.4 Où l’on retrouve le plaisir… et la relativisation des valeurs de l’École............................................................ 231 2.4.5 La vision consumériste du parcours curriculaire.................................................................................................. 236 2.4.6 Bilan : ce qu’il reste à la culture scolaire................................................................................................................. 243 3 - LE CONTENU DES ENSEIGNEMENTS : QUELS PARADIGMES THÉORIQUES ? ..........................................................................................249 3.1 Préambule : enseignement du cinéma et théorie du cinéma ................................................................... 250 3.1.1 Quelle place pour la théorie dans les études cinématographiques en lycée ?.................................................. 250 3.1.2 Premiers constats : influence du structuralisme et de l’immanentisme pour une approche formaliste de l’œuvre d’art .............................................................................................................................................................................. 253 3.2 Comment se manifestent ces influences théoriques sur les programmes officiels ? ............................ 258 3.2.1 Ce qu’est l’art et ce qu’il n’est pas ........................................................................................................................... 258 3.2.2 La “version standard” de l’histoire du style .......................................................................................................... 261 3.2.3 Un extrait du BO particulièrement révélateur : l’étude du montage en Terminale ........................................ 267 3.2.4 La notion de « genre cinématographique » dans le BO de Première ................................................................ 283 3.2.5 Le « présentisme » : le BO de Terminale et la « néophilie »................................................................................ 289 3.2.6 Les cinémas « nationaux » ........................................................................................................................................ 301 -7- 3.2.7 3.3 Des programmes « Gender blind »......................................................................................................................... 304 Où l’on retrouve la cinéphilie « moderne » : l’influence des représentations cinéphiliques sur les programmes officiels................................................................................................................................................ 307 3.3.1 La notion de « grand auteur » et la « politique des Auteurs »............................................................................. 308 3.3.2 « Écriture », « auteur », « scénariste », retour au BO de Première...................................................................... 310 3.3.3 L’ « auteurisme » mis en question ou tout le reste n’est que littérature............................................................ 320 3.3.4 Conclusion .................................................................................................................................................................. 323 4 - THÉORIE, PRATIQUES ET MÉTHODES POUR L’ANALYSE FILMIQUE. .................................................................................................. 325 4.1 Préambules...................................................................................................................................................... 326 4.1.1 L’ekphrasis .................................................................................................................................................................... 326 4.1.2 L’apprentissage terminologique .............................................................................................................................. 328 4.2 Présupposés et théories à l’œuvre dans l’analyse filmique...................................................................... 332 4.2.1 L’héritage de la linguistique : structuralisme et sémiologie................................................................................. 339 4.2.2 Analyse filmique et analyse littéraire....................................................................................................................... 344 4.2.3 Synthèse des présupposés théoriques de ce type d’analyse ................................................................................ 349 4.2.4 Délimitation d’un corpus d’études de données « de terrain » ............................................................................ 351 4.2.5 Constatations générales ............................................................................................................................................ 353 4.3 L’analyse comme observation des formes.................................................................................................. 356 4.3.1 La liaison forme/contenu dans l’interprétation comme construction d’un sens implicite........................... 356 4.3.2 D’autres héritages du structuralisme ...................................................................................................................... 363 4.3.3 L’œuvre comme « texte ».......................................................................................................................................... 367 4.3.4 Analyse filmique et cohérence de l’œuvre ............................................................................................................. 370 4.3.5 L’étude narratologique ou l’influence de la linguistique : « l’analyse de film comme récit »......................... 378 4.3.6 « L’interprétation symptomatique » ........................................................................................................................ 385 4.3.7 Retour à l’ « auteurisme » comme enjeu de production de sens dans l’analyse filmique .............................. 389 4.4 De quelques stratégies « routinières » de production de sens ................................................................. 397 4.4.1 L’analyse « plastique » du film ................................................................................................................................. 398 4.4.2 Analyse des écarts en vue de rappeler la norme................................................................................................... 400 4.4.3 L’analyse filmique d’un extrait : l’analyse de séquences ...................................................................................... 403 4.4.4 L’analyse filmique comme dévoilement................................................................................................................. 405 4.4.5 Texte et glose : le goût du style ............................................................................................................................... 406 4.4.6 La figure unifiée du spectateur ou le « déni de la réception » ............................................................................ 409 4.4.7 Les références convoquées ...................................................................................................................................... 414 4.4.8 Les routines à l’œuvre : étude comparative d’analyses filmiques ou comment fonctionne l’apprentissage « par imprégnation » ................................................................................................................................................................ 415 -8- 4.4.9 4.5 Conclusion sur l’analyse filmique............................................................................................................................ 450 Analyse des « outils » pédagogiques pour l’analyse des films en lycée.................................................. 457 4.5.1 Les outils d’accompagnement pédagogiques produits par l’Institution : l’exemple de « L’Éden cinéma »457 4.5.2 Synthèse des présupposés théoriques proposés dans ces documents pédagogiques..................................... 475 4.5.3 Le document pédagogique sur support papier : la collection des « Petits cahiers »....................................... 483 4.5.4 Les épreuves d’analyse filmique au baccalauréat et leurs critères d’évaluation............................................... 490 5 - LES COMPÉTENCES LIÉES À LA PRATIQUE ET AU SAVOIRFAIRE : « FAIRE DES FILMS » À L’ÉCOLE............................................ 494 5.1 Évaluer les savoirs et le savoir-faire............................................................................................................ 495 5.1.1 Textes officiels et préambules généraux ................................................................................................................ 495 5.1.2 L’épreuve écrite.......................................................................................................................................................... 497 5.1.3 L’épreuve orale : le « film du bac » et le « carnet de bord »................................................................................ 500 5.2 Les enjeux de la pratique .............................................................................................................................. 504 5.2.1 Quels enjeux pédagogiques ? ................................................................................................................................... 504 5.2.2 Pédagogie, amateurisme et pratiques scolaires ..................................................................................................... 506 5.2.3 Le rapport à la pratique comme retour de la puissance symbolique du verbe ............................................... 511 5.2.4 La mise en œuvre de la pratique : les différentes étapes du projet du « film du bac »................................... 515 5.2.5 Après le baccalauréat : les délocalisations des « films du bac ».......................................................................... 523 5.2.6 Créativité et création ................................................................................................................................................. 536 5.2.7 Évaluation d’une technique sans corps.................................................................................................................. 540 6 - EN GUISE DE CONCLUSION : QUELQUES PROPOSITIONS THÉORIQUES ET PRAXÉOLOGIQUES ................................................543 6.1 Sur les paradigmes théoriques : d’autres approches sont possibles ...................................................... 546 6.1.1 Éloge du confort ou les vertus pédagogiques du plaisir ..................................................................................... 546 6.1.2 Quand y a-t-il enseignement du cinéma ?.............................................................................................................. 549 6.2 Sur la pratique : propositions ...................................................................................................................... 556 6.3 Évaluation d’une autre approche théorique : conclusion en forme d’élargissement philosophique 561 6.4 Conclusion générale : pour une autre approche du cinéma.................................................................... 570 7 - GLOSSAIRE des acronymes utilisés ...................................................574 8 - BIBLIOGRAPHIE ............................................................................... 577 -9- 9 - ANNEXES ............................................................................................605 9.1 Liste des établissements proposant un enseignement CAV et leur partenaire .................................... 606 9.2 Après le baccaauréat : CPGE et MANCAV .............................................................................................. 619 9.3 Exemple de convention de partenariale entre un partenaire culturel et un établissement scolaire. 620 9.4 Accords avec la PROCIREP ........................................................................................................................ 623 9.5 Convention avec le CNC pour la négociation des droits des films du baccalauréat ........................... 630 9.6 Liste des films au programme du baccalauréat depuis 1989 .................................................................. 635 9.7 Référentiel du DLA en BTS audiovisuel .................................................................................................... 636 9.8 Exercice donné à des élèves de l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » ..................... 638 9.9 Tableau récapitulatif des références utilisées dans les analyses filmiques du Cahier des ailes du désir étudiées....................................................................................................................................................................... 639 9.10 Documents utilisés pour l’étude des analyses filmiques sur L’Atalante .............................................. 642 9.11 Livret des DVD de la collection « L’Éden cinéma » ............................................................................... 661 9.12 Exemple de sujet type baccalauréat, épreuve écrite............................................................................... 662 9.13 Les Ailes du désir : conseil pour l’analyse filmique ............................................................................... 671 9.14 Exemple de cahier des charges BTS audiovisuel .................................................................................... 672 - 10 - INTRODUCTION Il me semble nécessaire d’ouvrir ce travail de thèse qui porte sur les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » par une très brève réflexion qui s’inscrit dans le champ de l’histoire des idées afin d’envisager à titre de préambule la liaison entre image et apprentissage de la vie. Cette liaison est souvent donnée comme un fait indiscutable, mais l’ambition épistémologique de cette thèse est précisément de revenir sur l’évidence des choses qui vont sans dire… La croyance en la capacité de l’art à véhiculer un enseignement apparaît déjà chez Aristote : dans La Poétique (Ve siècle avant Jésus-Christ), le philosophe défend l’idée selon laquelle tout homme doit pouvoir tirer des leçons d’une image imitant le réel et s’en servir pour mieux comprendre la vie1. La « tendance à l’imitation » et le « plaisir » éprouvé « par l’imitation » engagent la réflexion du côté de la représentation artistique comme puissant facteur d’instruction par le plaisir de la reconnaissance. Pourtant, déjà au Ve siècle avant Jésus-Christ, ce postulat est en opposition avec une certaine vision platonicienne de l’image : à la même époque, Platon condamne les images et chasse les poètes de sa République. Si l’on résume à grand trait la position de Platon, l’image est moralement condamnable parce qu’elle est un simulacre, un semblant de réalité qui nous aveugle et nous éloigne de l’Essence et de la Vérité2. Pour le philosophe, il n’y a pas de vertu de la représentation par l’imitation. Le débat – ici volontairement très simplifié – est donc séculaire et cette thèse fait 1 « Dès l’enfance, les hommes ont, inscrits dans leur nature, à la fois une tendance à imiter (et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à imiter et qu’il a recours à l’imitation dans ses premiers apprentissages), et une tendance à éprouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose) ; en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas l’imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur, ou d’une autre cause de ce genre. », Aristote, Poétique, chap. IV, 1448 b 4-27, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris : Le Seuil, 1980, p. 43 à 45. 2 Je renvoie ici à la très célèbre « Allégorie de la caverne » dans le livre VII de La République. - 11 - l’hypothèse que nous entendons aujourd’hui encore son écho. Il n’est pas question pour autant de faire un développement philologique sur la notion d’images et les interrogations philosophiques qu’elle a pu susciter, mais de constater que ces deux pensées sont précisément toujours à l’œuvre dans l’enseignement du cinéma en lycée. Aujourd’hui encore, cet enseignement oscille entre ces deux extrêmes : croyance dans la possibilité d’un apprentissage à partir des représentations du monde, mais aussi méfiance envers le simulacre et la manipulation qu’elles peuvent opérer. J’ai souvent retrouvé ces conceptions dans les entretiens avec les « professeurs de cinéma »3 que j’ai pu effectuer au cours de ces trois ans de recherche4 : la certitude que le cinéma peut apprendre quelque chose de la vie et celle, tout aussi ancrée, qu’il faut apprendre aux élèves à se méfier de certaines images trompeuses, qu’il faut savoir décrypter pour ne pas se laisser manipuler par elles. Si l’image cinématographique suscite une méfiance fascinée, elle doit aussi, selon ce postulat, subir pour être comprise une analyse rationalisée par le discours. Il s’avère que l’enseignement du cinéma recoupe ces deux attentes : reconnaître à l’image sa capacité d’apprentissage et parallèlement la lui dénier. Sur ce paradoxe se développe un apprentissage qui oscille implicitement entre fascination et méfiance. Cette brève remontée dans le temps et dans l’histoire des idées permet d’introduire un des aspects de cette thèse auquel je tiens beaucoup : l’attention portée aux paradigmes qui sous-tendent les pratiques et les discours. Le mot « paradigme » revient souvent dans cette thèse. Il convient donc ici de définir deux termes importants que je vais utiliser dans la suite de mon texte : les mots « paradigmes » et 3 J’utilise ici les guillemets car, institutionnellement, il n’existe pas de professeurs pouvant se prévaloir d’être des « professeurs de cinéma ». Je reviendrai sur ces données institutionnelles dans la suite de ma thèse, en 2.2.1. 4 Dix-huit entretiens ont été réalisés, dans divers lycées de France, à Paris et en province avec des professeurs en charge des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel ». J’ai choisi de maintenir les professeurs concernés dans l’anonymat, car ces entretiens, tous enregistrés avec l’accord des protagonistes, n’ont jamais été présentés comme des entretiens de sociologie mais plutôt comme des « échanges » autour de mon travail de thèse. Les prénoms des personnes citées ont été modifiés. Un seul entretien, qui m’a semblé particulièrement révélateur, a été retranscrit, et je le garde à disposition du jury si besoin, à des fins scientifiques. - 12 - « idéologie ». La définition du mot paradigme est directement issue de son étymologie : le grec paradeigma qui signifie « modèle » ou « exemple ». Un paradigme est un ensemble de valeurs et de concepts auxquels adhèrent les membres d’une communauté et qui rend possible une certaine manière commune d’envisager les choses, une matrice de représentations qui forment un véritable système de conception du monde. J’utiliserai le mot « paradigme » pour désigner la « grille de lecture » conceptuelle propre à l’ensemble des acteurs d’un même champ, ici en l’occurrence le champ de la politique culturelle et de l’enseignement du cinéma. Ce paradigme est plus ou moins conscient, tant il apparaît comme une évidence le plus souvent ininterrogée. Il désigne un ensemble de croyances et de valeurs qui influencent la façon dont un individu conçoit la société qui l’entoure, tente de la prévoir et essaie de la comprendre. Il devient une véritable « idéologie » quand il ne supporte pas la contradiction et s’affirme comme un système à imposer au reste du monde. Le paradigme a donc une fonction scientifique là où l’idéologie a une fonction politique : on peut donc parler de « paradigmes politiques » si l’on veut évoquer une idéologie. Je préfère le terme de paradigme à celui de « représentation ». Deux raisons à cela : tout d’abord la « représentation » ne renvoie pas à la notion de « système » – de pensée ou de valeur – qui prévaut dans la définition du « paradigme ». Ensuite, mon sujet de thèse portant sur le cinéma, j’ai craint que le mot « représentation » ne soit dangereusement polysémique, puisqu’il peut être employé aussi lorsqu’il s’agit de parler de la manière dont un art reproduit le réel. J’emploie parfois le terme « présupposé » pour désigner une supposition préalable, une hypothèse non confirmée, qui informe ou explique un discours ou une pratique. UNE APPROCHE SYNCHRONIQUE Il ne s’agit pas d’étudier l’histoire de l’installation des enseignements « cinéma et audiovisuel » dans les établissements du second degré, mais de réfléchir aux pratiques, aux outils pédagogiques dans l’ici et le maintenant. Sans pour autant me - 13 - priver d’une approche plus diachronique pour expliquer certaines habitudes ou certains présupposés, cette diachronie ne sera pas menée en tant que telle. Une raison simple justifie le choix de la synchronie : une thèse effectuée en 2001 par Francis Desbarats5, explorait déjà largement l’histoire de la création des enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée et leur développement. Il ne m’a pas semblé utile de revenir sur des choses qui ont déjà été dites même si certaines de mes recherches m’ont conduite parfois à entrer en oppositions avec les affirmations de F. Desbarats ou à les relativiser. En outre, mon approche se veut aussi praxéologique. J’ai la faiblesse de croire que cette thèse doit être résolument tournée vers le futur. Pour autant, le passé est souvent riche d’enseignement et je n’ai pas pu laisser totalement de côté une perspective historique. Je m’en suis simplement servie pour nourrir mon approche d’un état des lieux actuel. Cet état des lieux est d’ailleurs sans cesse en voie d’actualisation : la réforme du lycée qui se met en place au moment où j’écris ces lignes est susceptible de faire bouger les choses et le changement de l’Inspection générale en 2010 suscite déjà des réflexions qui promettent d’être fructueuses et auxquelles mon travail de thèse a parfois pu contribuer. UNE MÉTHODOLOGIQUE ANCRÉE DANS LA SOCIOLOGIE PRAGMATIQUE Mon expérience de professeur du Domaine Littéraire et Artistique (DLA) en BTS audiovisuel depuis sept ans m’a fait croiser de nombreux « professeurs de cinéma », assister à de nombreuses réunions, participer à des sessions d’examen, de choix de sujets pour des épreuves nationales, m’a permis de rencontrer des inspecteurs, des formateurs, des partenaires culturels… Ces sept années ont aussi vu défiler dans mes classes de nombreux élèves devenus étudiants, certains étant passés par les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » en lycée, d’autres par des voies 5 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma, thèse de Doctorat sous la direction de Guy CHAPOUILLIÉ, Université de Toulouse Le Mirail, École supérieure d’audiovisuel, soutenue en décembre 2001. - 14 - plus techniques, un « panel » divers et varié qui bien sûr a tenu ma réflexion de professeur, puis de chercheur, sans cesse en alerte. Sept années qui m’ont permis de voir à l’œuvre des méthodes, des méthodologies, des opinions, des résistances, des adhésions, des goûts, des dégoûts, des consensus et des oppositions essentielles. Sept années qui m’ont permis aussi d’explorer des pédagogies, de tenter des approches différentes, d’interroger ma pratique, les programmes, des modalités d’enseignement. Et autant d’années pour me perfectionner moi-même, dans la théorie du cinéma bien sûr, mais aussi dans sa pratique, grâce à des « expériences d’audiovisuel » que j’ai pu mener dans le cadre de mon enseignement. Ces sept années, pourtant, ne m’ont pas « donné » cette thèse. Il a fallu beaucoup de travail, de lecture, de recherches et il est bien entendu que de même que l’expérience professorale ne fait pas forcément un bon professeur, elle ne fait pas forcément non plus un bon chercheur. Il m’a fallu me méfier de certaines de mes propres convictions, accepter de moduler mon regard sur les choses, apprendre l’art de la nuance et la suspension du jugement. Ce fut – et c’est encore – un gros travail, riche d’enseignements méthodologiques, épistémologiques et aussi pédagogiques, cinématographiques, sociologiques, humains, etc. Il m’a fallu convoquer des outils que je connaissais peu ou mal, apprendre à décrypter les présupposés d’un discours, conscientiser mes propres approches théoriques, dans ce désir toujours renouvelé de comprendre enfin d’où je parle quand je décris, quand j’analyse, quand je théorise, quand j’enseigne, quand je propose des alternatives et même quand je dis que j’aime le cinéma. J’ai très vite décidé de m’intéresser spécifiquement aux enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » tels qu’ils sont proposés de la Première à la Terminale L en enseignement de spécialité (dit aussi « option lourde »). Pour désigner ces enseignements, je n’utilise pas le mot d’« option », car il est porteur d’une ambiguïté : l’enseignement artistique de cinéma et audiovisuel peut en effet se décliner selon deux modalités : l’enseignement de spécialité ou l’option facultative. - 15 - Ces deux modalités n’ont pas les mêmes programmes ni les mêmes conséquences dans le parcours scolaire d’un élève. Par souci de précision, je parle donc d’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel » pour parler de l’enseignement de spécialité sur lequel porte spécifiquement ma thèse, et je n’évoquerai l’option facultative qu’à la marge. L’expression « cinéma et audiovisuel » est empruntée aux textes officiels, je l’utilise donc comme un idiomatisme, même si je reviens, dans la première partie de ma thèse, sur les origines et les paradigmes qui expliquent cette association de termes et les acceptions qu’ils recouvrent respectivement dans le cadre de ces enseignements. J’utilise parfois l’acronyme « CAV » pour « cinéma et audiovisuel » afin d’alléger le propos. Par rapport à ces enseignements « cinéma et audiovisuel », je suis dans une position institutionnelle idéale : proche d’eux, j’y suis pourtant extérieure. N’ayant moimême jamais enseigné dans ces classes, professeur dans une filière technique et post-bac, mon regard pouvait à la fois se prévaloir d’une certaine objectivité tout en étant « averti ». Je pouvais à la fois « en être » et « ne pas en être », situation qui m’a semblé à maintes reprises idéale épistémologiquement parlant. J’ai donc commencé par faire des entretiens, avec des élèves, avec des professeurs, avec des partenaires, avec des personnes institutionnellement en charge des enseignements6. Ces entretiens n’avaient pas de prétention quantitative, car ma thèse n’est pas une thèse de sociologie, mais ils m’ont permis un temps d’observations qui s’est avéré utile à une meilleure compréhension de certaines réalités. Ils ne ressortaient pas non plus de l’entretien de sociologie tel que le définit Pierre Bourdieu dans La Misère du monde : comme je n’ai pas de formation de sociologue, il s’agissait plutôt de « rencontres », même si les propos échangés se sont le plus souvent montrés fort 6 En plus des dix-huit entretiens menés avec des professeurs, j’ai interrogé individuellement dix élèves ou étudiants et collectivement trois classes, de Seconde, Première et Terminale, sous forme d’échange oral et de questionnaires. J’ai eu l’occasion de rencontrer également, à plusieurs reprises, l’Inspecteur général en charge des enseignements « cinéma et audiovisuel », ses deux chargés de mission, des représentants de partenaires culturels, des DRAC, des DAAC, du CNC, du SCEREN-CRDP, des personnes qui ont activement participé à l’élaboration des programmes. J’ai précisé au fur et à mesure de l’utilisation de leur propos, les personnes et organismes concernés. - 16 - riches d’enseignements, y compris sociologiques. Ces échanges m’ont permis de renforcer cette approche pragmatique que je revendique, même s’ils n’ont – et je le proclame ici – aucune ambition généralisante. Ils seront donc exclusivement traités comme des exemples, des illustrations et non comme des données incontestables. Car les seules données incontestables, finalement, ce sont les textes officiels qui définissent les programmes d’enseignement et les modalités de l’épreuve du baccalauréat7. Ils m’ont amenée à envisager trois grands axes sur lesquels s’appuie et s’articule l’enseignement du cinéma au lycée et qu’il m’a semblé nécessaire, dans l’organisation de mon travail, d’aborder successivement : voir des films, analyser des films, faire des films. « Voir des films » est un aspect envisagé sous l’angle sociologique dans ma deuxième partie, le fait d’« analyser des films » constitue le centre de la réflexion théorique de ma troisième et de ma quatrième partie. Quant à l’enjeu de « faire des films » je l’aborde dans ma cinquième partie. PERSPECTIVE CURRICULAIRE : L’ENSEIGNEMENT DU CINÉMA EN LYCÉE, DÉLIMITATION D’UN CORPUS Afin de clarifier le plus possible le propos qui va suivre, je présente dés cette introduction un « panorama » général de ces enseignements « cinéma et audiovisuel » tels qu’ils peuvent être proposés en lycée dans le parcours scolaire d’un élève. Il faut savoir que la fondation des options « cinéma et audiovisuel » s’inscrivit d’emblée dans les « enseignements artistiques ». Roger Odin8, qui a initié la réflexion institutionnelle sur ces enseignements dans les années 80, m’a confié à ce propos qu’il avait pensé à l’époque : « Si on fait du cinéma une discipline, c’est fichu ». Pourtant, l’École, de fait, repose sur une organisation de disciplines et il s’est avéré bien utopique de croire qu’en faisant entrer le cinéma dans les lycées, il résisterait à la vocation disciplinaire de l’Institution scolaire française. Si le cinéma 7 Je citerai donc parfois longuement les textes des différents Bulletins officiels, en donnant leur référence en ligne car ils sont tous téléchargeables ou consultables en ligne. J’indique en référence la page du fichier pdf si la version est téléchargeable. Le Bulletin officiel de l’Éducation nationale sera communément, dans le corps de la thèse, désigné par les initiales BO. 8 Extrait d’un entretien mené le 25 novembre 2010. - 17 - est un champ de recherche plus qu’une discipline, son alignement sur les autres « disciplines artistiques » – comme la Musique, ou les Arts plastiques, qui ont des traditions disciplinaires très anciennes à l’École – l’a vite transformé en une « matière scolaire » ambivalente : « matière » à la fois rétive aux habitudes disciplinaires (il n’y a pas de concours de recrutement spécifique, par exemple, pour enseigner le cinéma et l’audiovisuel) et pourtant in fine « disciplinarisée » par l’Institution. C’est sans doute par ce « malentendu » que s’explique un certain nombre des remarques que soulève cette thèse. L’interdisciplinarité qui avait été souhaitée à l’origine pour cet enseignement apparaît aujourd’hui bien relative : si dix-huit disciplines sont représentées parmi les professeurs en charge des enseignements en cinéma, 30 % d’entre eux sont, au départ, des professeurs de Lettres9. Évidemment, l’implantation du cinéma dans les établissements scolaires du second degré a pausé des problèmes que l’on pourrait qualifier de « territoriaux », certaines disciplines estimant à tort ou à raison que le « cinéma » leur échoyait plutôt qu’à d’autres, tout en étant toujours très jalouses de leur spécificité disciplinaire que la légitimité culturelle toujours problématique du cinéma venait parfois questionner. La grande spécificité du cinéma est d’avoir incité les établissements scolaires aux partenariats avec les lieux culturels, puisque le ministère de la Culture fut dès le départ – et est toujours – totalement partie prenante de cet enseignement artistique en lycée. Cette ouverture de l’École sur le monde extérieur a été gagnée « de haute lutte » selon les témoignages que j’ai pu recueillir des « fondateurs » que sont Roger Odin et Pierre Baqué10. Ces partenariats avec des partenaires culturels restent aujourd’hui une condition sine qua non de l’ouverture des enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée, signe que ce pari-là a été, jusqu’à maintenant, tenu, signant 9 Ce chiffre provient d’un « État des lieux de la discipline » effectué en 2008 par Christine Juppé-Leblond, Inspectrice générale de l’Éducation nationale en charge des enseignements CAV. Ce document était prévu pour une diffusion interne. Je le tiens à la disposition du jury, si besoin est, pour des raisons scientifiques. 10 Je renvoie ici à l’ouvrage de Pierre Baqué : 40 ans de combat pour les arts et la culture à l’École 1967/2007, Paris : l’Harmattan, 2011, qui détaille année par année les avancés de l’installation de ces enseignements en lycée. - 18 - une spécificité absolue de l’enseignement du cinéma. Le « cinéma » a aussi, d’un point de vue institutionnel, été pris au piège de paradigmes que j’ai tenté, tout au long de cette thèse, de délimiter et de définir. Le paradigme du cinéma comme « art » par exemple, qui est toujours interrogeable, a conduit le cinéma à s’enclaver dans la filière littéraire et les « enseignements artistiques », le cinéma – et quel « cinéma » – s’alignant d’emblée sur certaines représentations plus larges de l’Œuvre qui ne lui correspondent pas systématiquement. La variabilité des productions audiovisuelles aurait sans doute dû conduire à une interrogation plus précise sur cette catégorisation « d’office » du cinéma comme art. Car l’objet « cinéma » et son double versant esthétique et technique offre une perspective unique quant à son enseignement : il est présent à la fois dans l’enseignement général : les enseignements artistiques, et dans l’enseignement technique : les BTS audiovisuel. Il devient donc un objet propice à l’étude des différents « arbitraires culturels » (je reprends ici la terminologie de P. Bourdieu) qui prévalent à son enseignement. Force est de constater que l’arbitraire culturel du côté de l’enseignement technique n’est pas le même que celui qui prévaut du côté de l’enseignement théorique et que leur confrontation est riche de sens. Il conviendra donc d’admettre cette hétérogénéité et de voir dans quelle mesure elle permet de mieux dévoiler le degré d’arbitraire de chacun des enseignements, les attitudes professorales qu’ils génèrent et les différents paradigmes qu’ils supposent. L’enseignement en BTS audiovisuel, dont j’ai par ailleurs une assez longue expérience, me servira donc parfois de point de comparaison dans mes recherches sur les enseignements artistiques en lycée, même s’il reste en dehors de mon corpus. Dans quel parcours curriculaire s’inscrit le cinéma en lycée ? On peut résumer ainsi sa présence en tant qu’enseignement artistique avant le baccalauréat : - 19 - S11 Baccalauréat Type Option CAV d’enseignement facultative L ES ST Option CAV Option CAV Option CAV facultative facultative facultative 3h/semaine 3h/semaine épreuve orale épreuve orale et/ou Enseignement artistique de spécialité CAV Nombre 3h/semaine 3h/semaine d’heures et/ou (cumul hebdomadaires possible) 5h/ semaine Type épreuve orale d’épreuves au épreuve orale + épreuve écrite baccalauréat Coefficient au Oral Facultatif : Oral Oral Oral baccalauréat coefficient 2. coefficient 2. coefficient 2. coefficient 1. Enseignement artistique de spécialité : - écrit coefficient 3 - oral coefficient 3 On voit bien ici que les « enseignements de spécialité » se distinguent des 11 Je me trouve souvent dans l’obligation d’employer des acronymes dans mon propos : pour plus de clarté, je propose donc un glossaire de ces acronymes à la fin de la thèse. - 20 - « options », ne serait-ce qu’en ce qui concerne l’horaire hebdomadaire. Après le baccalauréat, l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel est présent dans dix Classes Préparatoires aux Grandes Écoles12 (CPGE) à titre d’options appelées « option “études cinématographiques” ». Dans ces classes, les étudiants suivent pendant deux ans quatre heures hebdomadaires d’« études cinématographiques » pour préparer aux concours des Écoles Normales Supérieures. Dans trois lycées en France, les élèves ont également la possibilité de suivre une MANCAV13 : classe de « Mise À Niveau en Cinéma et Audiovisuel » pour pouvoir postuler ensuite, entre autres, en BTS audiovisuel. DÉLIMITATION D’UN CHAMP D’ÉTUDES Pour tenter d’apporter des pistes de réponse aux questions que soulève l’enseignement du cinéma en lycée, je me cantonne dans cette thèse aux enseignements de lycée, et plus spécifiquement encore aux enseignements de spécialité de Terminale L14, à l’exclusion d’autres dispositifs qui promeuvent aussi actuellement la présence du cinéma à l’École. Se joue ici la différence entre l’« enseignement » du cinéma et les « médiations » proposées en lycée à travers entre autres le dispositif « lycéens au cinéma » ou la plateforme « cinélycée.fr »15. En effet, seuls les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » s’appuient sur un programme officiel spécifiquement étiqueté « cinéma et audiovisuel » et occasionnent une évaluation dans le cadre de l’examen national. Mon approche est essentiellement consacrée à cet enseignement tel qu’il est proposé avant le baccalauréat, même si les programmes d’Hypokhâgne et de Khâgne, ainsi que les pratiques en BTS audiovisuel peuvent occasionnellement me servir de point de fuite. Il convient cependant de respecter l’hétérogénéité de ces formations et de ne 12 Pour la liste des lycées proposant cette option « études cinématographiques » en CPGE : voir annexes. Pour la liste des lycées proposant une MANCAV : voir annexes. 14 Pour la liste des lycées proposant une option et/ou un enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » voir annexes. 15 Pour une réflexion sur ces médiations, je renvoie à la thèse de Perrine BOUTIN : Le septième art aux regards de l’enfance : médiations dans les dispositifs d’éducation à l’image cinématographique, sous la direction de Monsieur Yves JEANNERET, Université d’Avignon et des pays du Vaucluse, soutenue le mercredi 1er décembre 2010. 13 - 21 - pas chercher à la niveler, car c’est peut-être précisément dans les différences entre ces différents types d’approches que se nichent des solutions pour une avancée sur la question de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Si l’on s’interroge sur les paradigmes de l’enseignement du cinéma, autant ne pas renoncer à la chance de pouvoir les observer dans différents types de formations. Si je sollicite parfois des éléments relevant de ces filières post-bac, sans pour autant les considérer véritablement comme appartenant à mon champ d’étude, c’est justement afin de faire émerger des points de frictions susceptibles de renforcer et d’approfondir la réflexion sur les modalités d’enseignement et les paradigmes à l’œuvre dans les enseignements artistiques en classe de Seconde, Première et Terminale. Je n’ai évoqué que très marginalement les MANCAV proposées après le baccalauréat dans trois lycées de France, tentatives trop confidentielles et trop minoritaires pour ajouter des données fondamentales ou intéressantes à mon approche, mais qui témoignent de certaines confusions institutionnelles sur lesquelles je me suis penchée. En Terminale L, les programmes des enseignements artistiques16 procèdent d’une formulation commune, ce dont se justifie le texte officiel : « Tous les programmes ont été conçus à partir d’un plan unique qui préserve l’homogénéité et la cohérence de l’ensemble du secteur des arts et met en évidence les similitudes sans gommer les différences ni atténuer les caractères spécifiques de chaque domaine. » (…) « Les enseignements artistiques ne revendiquent aucune visée professionnelle. Ils relèvent tous de la formation culturelle générale proposée au lycée. Au-delà des spécificités propres à chaque domaine de l’art, ils présentent des caractères communs et se fixent des objectifs sensiblement identiques : - d’une part, comme toutes les disciplines, ils se proposent d’aider l’élève à acquérir savoir et savoir-faire, à construire sa propre personnalité, à développer son esprit critique, à devenir un citoyen responsable et ouvert, 16 Les enseignements artistiques proposés de la Seconde à la Terminale sont les suivants : Arts plastiques, Cinéma et audiovisuel, Danse, Histoire des arts, Musique et Théâtre. - 22 - susceptible de s’intégrer dans une société démocratique ; - d’autre part, ils apportent à ce projet éducatif global une contribution spécifique irremplaçable. Par une approche de la pratique artistique comme par la fréquentation des œuvres, ils mettent en jeu le corps, le sensoriel et le sensible, développent d’autres pensées, instaurent d’autres démarches, citent d’autres références et d’autres valeurs. » 17 Je reviendrai sur les présupposés liés aux bienfaits de l’enseignement artistique à travers une analyse de textes portant sur cet enseignement : les textes officiels des programmes scolaires, contenus dans les Bulletins Officiels de l’Éducation nationale, mais aussi des textes produits dans le champ politique. Ces textes constituent la principale source de mes « études de textes », car ce sont eux qui cadrent et informent les enseignements. Il s’avère que les enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée sont aussi – et j’allais dire essentiellement – le fruit d’une volonté politique. Je m’attarde donc sur ces textes dans la première partie de ma thèse, à travers des analyses de discours, en partant du principe que les mots du langage officiel sont les principaux – et les plus indiscutables – révélateurs des paradigmes qui président à leur formulation. Ces paradigmes, leur décryptage, leur explicitation théorique et historique constituent l’enjeu de cette première partie, destinée à mettre en place, comme une base de travail, les différentes manières dont le « cinéma » et « l’audiovisuel » sont définis et considérés. Une fois délimités les différents paradigmes que développent les textes politiques ou officiels en lien avec les enseignements artistiques et l’enseignement du cinéma, j’ai mis en perspectives les différentes instances politiques et institutionnelles qui jouent un rôle dans l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée afin de passer en revue leurs modalités d’action et leurs missions respectives. Ce travail, descriptif, m’a semblé indispensable pour envisager des conditions historiques, politiques, économiques, légales, juridiques et financières de cet enseignement en lycée. Il s’agit d’envisager les « cadres de l’expérience » au sens où l’entend Erving Goffman18, c’est-à-dire la 17 Version papier : BO, « Enseignements artistiques », classe de Première : édition du CNDP, janvier 2002, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes » BO hors série n° 3 du 30 août 2001, p. 7. version en ligne : « http://www.education.gouv.fr/bo/2001/hs3/arts.htm. 18 Goffman Erving, Les Cadres de l’expérience, traduit de l’anglais par Isaac Joseph avec Michel Dartevelle et - 23 - manière dont ces enseignements s’inscrivent dans des paradigmes qui orientent les perceptions, et influencent l’engagement et les conduites tout en passant le plus souvent inaperçus parce qu’ils sont partagés par toutes les personnes en présence. Cette première partie permet donc de dessiner la « toile de fond » sur laquelle s’inscrivent ces enseignements et sans laquelle ils ne seraient pas possibles. Je peux, ensuite, passer aux textes des programmes officiels qui délimitent les modalités précises de la façon dont les enseignements « cinéma et audiovisuel » sont dispensés, concrètement, dans des lycées de France. Pour désigner le cadre dans lequel s’inscrivent ces enseignements, j’ai souvent employé le terme général et générique d’« École » – avec un grand « É » – quand il s’agit d’élargir la vision au système d’enseignement perçu globalement. Ce terme, métonymique, permet de renvoyer très rapidement à tout ce qui se joue dans le cadre du système d’enseignement, en France. Si la politique voit les choses « d’en haut », mon travail de recherche ne pouvait se satisfaire de ce surplomb. J’ai donc adopté les outils de la sociologie pour étudier la manière dont les professeurs et les élèves s’appropriaient ces paradigmes, les transmettaient, les déjouaient, les défiaient, sur le « terrain ». Ma deuxième partie s’attache à définir ce que signifie « voir des films » dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée. L’approche est là essentiellement sociologique : il s’agit de délimiter le corpus de films considérer comme « légitimes » dans le cadre de ces enseignements. L’approche sociologique de la « légitimité culturelle » qui s’inscrit dans la lignée des thèses de Pierre Bourdieu m’a amenée à envisager le positionnement institutionnel des professeurs en charge de ces enseignements et quelques attitudes professorales qui m’ont semblé particulièrement représentatives. Afin d’ouvrir ces perspectives sociologiques, j’ai sollicité, à la fin de cette seconde partie, la sociologie de l’expérience scolaire qui, dans la « nouvelle donne » de la massification du public lycéen depuis les années 80, vient parfois nuancer et Pascale Joseph, Paris : Édition de Minuit, coll. « Le sens commun », 1974. - 24 - relativiser l’approche de la sociologie de la reproduction théorisée par P. Bourdieu. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’élaborer une vision sociologique globale – qui m’aurait demandé beaucoup plus de temps et de moyens – mais de montrer comment ces outils théoriques peuvent servir d’approches heuristiques quand on les sollicite dans le champ spécifique de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée. Il m’est apparu ensuite que ces films étaient étudiés, plus précisément analysés, et que cet exercice particulier de l’analyse filmique, ses pratiques, ses théories devaient concentrer mon attention. Dans un troisième temps, qui correspond à ma troisième partie, je me suis donc précisément intéressée à cette activité qui consiste, dans les enseignements artistiques en cinéma et audiovisuel à analyser les films. En m’appuyant sur des exemples d’analyse, sur des copies d’élèves, mais aussi sur des documents pédagogiques publiés par l’Institution, j’ai tenté de décrypter les paradigmes théoriques à l’œuvre, les « routines » de productions de sens qui sont transmises et la manière dont elles se transmettent, de l’activité critique à la pratique pédagogique. Enfin, il restait à m’interroger sur la « pratique » telle qu’elle est encouragée dans ces enseignements, sur les réalisations audiovisuelles que chaque élève produit, sur la manière dont elles sont mises en œuvre, sur ce qu’elles recouvrent aussi d’implicites pédagogiques, politiques – voire économiques. Ma conclusion tente de faire des propositions concrètes pour qu’il ne me soit pas reproché de m’être, dans cette thèse, enfermée dans des abstractions. Car je souhaite avant tout que cette thèse soit un outil : un outil de réflexion épistémologique, socio-politique, théorique, institutionnel et pédagogique, bref un outil essentiellement pluridisciplinaire. C’est – entre autres – pour cette raison que cette thèse est longue : j’y ai pris le temps de confronter mes constatations à divers outils heuristiques. Par ailleurs, quand il est question de tenter de délimiter des paradigmes, les constats ne peuvent se faire « à l’envolée » : il faut confronter des textes, des mots, des documents - 25 - officiels ou plus officieux, prendre le temps de citer littéralement – ce qui explique que mes citations soient parfois longues et le renvoi à des annexes. J’ai voulu être exhaustive pour que le panorama proposé ne laisse aucune zone d’ombre et qu’on ne puisse m’accuser de parti pris dans le choix des aspects traités. C’était la seule façon, à mon sens, de défendre mes conclusions et de pouvoir prétendre proposer, au sein de cette thèse, une véritable thèse. J’utilise les caractères gras pour mettre en valeur certains mots sur lesquels je désire insister. J’indique entre parenthèses, sous la forme (2.3.4), les parties de ma thèse auxquelles je réfère à l’intérieur de mes développements. Les noms et prénoms des personnes qui ont bien voulu répondre à mes questions lors d’entretiens enregistrés (toujours avec leur accord) ont été modifiés afin de préserver leur anonymat. Je garde à la disposition du jury la retranscription intégrale de l’entretien mené avec « Benoît » qui est le plus souvent cité dans la thèse, et, si nécessaire, à des fins scientifiques, l’identité réelle des personnes citées. - 26 - 1 - LE CINÉMA COMME ENSEIGNEMENT ARTISTIQUE, PRÉALABLES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES - 27 - Il existe en France ce que l’on pourrait finalement appeler un « service public de l’action culturelle ». Cette action culturelle peut passer par l’institution scolaire, car on sait depuis E. Durkheim que les discours pédagogiques, les curriculums et l’entrée des disciplines dans le système scolaire sont aussi le fruit de constructions institutionnelles. Les liens qui se tissent entre arts, cultures, pouvoir politique et institution scolaire sont forcément fort complexes, et l’histoire et les enjeux de ce paradigme français pourraient constituer une thèse à part entière. Je me contenterai ici de quelques éléments de mise en perspective19. Considérer le cinéma comme un enseignement artistique relève déjà de certains paradigmes. C’est précisément sur ces paradigmes que je voudrais m’arrêter ici. Le discours politique officiel sur la question de l’éducation artistique et culturelle et son idéologie fait partie intégrante de la réflexion que je porte sur cet enseignement parce qu’il permet à mon sens de remettre en contexte et donc de mieux interroger les présupposés à l’œuvre dans les programmes scolaires, mais aussi dans les pratiques pédagogiques. Je ne parle pas forcément de relations de cause à effet directes – je me garderai bien de tomber dans un « causalisme », toujours fragile étant donnés les multiples intermédiaires qu’il y a entre le discours politique et la façon dont est mené un enseignement dans une classe – mais plutôt d’un « esprit général » qui permet de mieux comprendre certaines réalités. Je parle donc de « paradigmes » puisqu’il s’agit pour moi de délimiter des systèmes de représentation dans le cadre de mon travail de recherche, et de « paradigmes politiques » quand une représentation du monde alimente et justifie un discours politique. La tentative de délimitation de ce qui relève de paradigmes largement répandus et de ce qui relève d’une prise de partie ouvertement politique se justifie par le fait que l’arrivée du cinéma dans les lycées français ne peut s’expliquer que par un volontarisme 19 Pour de plus amples développements sur ces aspects historiques, voir la thèse de Caroline ARCHAT en sciences de l’éducation : Enjeux de l’introduction de l’art à l’école primaire et au collège. Processus d’apprentissage et mises en forme scolaire des confrontations aux oeuvres. Le cas du cinéma. Sous la direction de Madame Élisabeth BAUTIER, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, soutenue le 12 avril 2010. - 28 - politique même si celui-ci – comme c’est presque toujours le cas – s’appuie sur des paradigmes qui traversent la société civile en général. Dans le cas particulier de l’enseignement artistique, le paradigmatique dépasse le plus souvent l’idéologique : des camps politiques adverses peuvent tout à fait partager les mêmes paradigmes sur cette question. Dans les sous-parties qui vont suivre, j’examine donc tout d’abord les paradigmes généraux à l’œuvre quand il s’agit d’envisager l’idée d’un « enseignement artistique », pour me concentrer ensuite plus particulièrement sur l’enseignement du cinéma – ses conditions historiques, politiques, légales, juridiques et financières – en tant qu’il est précisément considéré, dans le lycée français, comme un « enseignement artistique ». 1.1 Les conditions paradigmatiques d’un enseignement artistique : l’éducation artistique comme politique culturelle Cet interventionnisme étatique dans les arts et la culture en France a une histoire. Claude Patriat, sociologue de la culture spécialiste de la question, développe ces données historiques et paradigmatiques dans son livre La Culture, un besoin d’État20. Dans un texte publié en ligne, Claude Patriat définit un « lexique minimal » quand il s’agit de parler de la culture dans le discours politique. Les mots de ce lexique sont les suivants : artistes, citoyens, colloque, culture(s), démocratisation culturelle, diversité, élitisme, états généraux, festivals, Grenelle, identité, morale esthétique, politique culturelle, patrimoine, populaire, territoire21. Je place ce lexique en préambule, car il est effectivement annonciateur des termes sur lesquels je vais être amenée à m’arrêter dans cette partie qui aborde l’éducation artistique comme 20 PATRIAT Claude, La Culture, un besoin d’État, Paris : Hachette Littératures, coll. « Forum », 1998. PATRIAT Claude, Pas de Grenelle pour Valois, Paris : édition des carnets nord, « Didascalies I : Monotone glossaire minimal », consultable en ligne : http://www.carnetsnord.fr/fichiers/bonnesfeuilles/9782355360343_1251900450.PDF 21 - 29 - politique culturelle. La répétition des termes dans les discours politiques semble effectivement pouvoir s’expliquer par l’espoir de leur vertu performative en termes de constitution d’un paradigme. C’est pour cette raison que je m’arrête sur ces récurrences de termes afin de dégager ce qui, dans l’analyse de discours, permet d’envisager l’éducation artistique en termes de paradigmes. Il convient ici d’envisager la place générale de l’État dans la culture puis plus précisément la place des arts dans le système d’enseignement français, avant de proposer une synthèse des paradigmes qui sous-tendent les discours politiques et officiels concernant les arts – et plus particulièrement le cinéma – à l’École. 1.1.1 De l’État dans la culture en France : très brève mise en perspective Il apparaît que l’attachement historique de l’École aux arts vient de deux présupposés fondamentaux qui se sont installés au cours du temps : l’idée que l’école doit former un humain et donc transmettre ce qui fait l’humanité, et l’idée que le politique doit être garant de la bonne santé des arts. La première idée est, selon Émile Durkheim, directement issue des enseignements religieux : « Car de même que pour être chrétien, il faut acquérir une manière chrétienne de penser et de sentir, de même aussi, pour devenir homme, il ne suffit pas d’avoir l’intelligence meublée d’un certain nombre d’idées, mais il faut avant tout avoir acquis une manière vraiment humaine de sentir et de penser. » 22 Quant au second présupposé, celui du rapport entre arts et politique, le rapport Rigaud, demandé en 1996 par Philippe Douste Blazy dans la perspective d’une « refondation de la politique culturelle », propose un bref panorama de cette histoire des rapports entre État, art et culture en France : 22 DURKHEIM Émile, L’Évolution pédagogique en France, Paris : Presse universitaire de France, 1990, p. 24. - 30 - « Il y a, venue du fond des âges, une tradition française qui fonde et légitime l’intervention du Pouvoir dans la vie intellectuelle et artistique et confère à ce que nous appelons aujourd’hui “la culture” un statut particulier dans la société. »23 Qu’elle ait d’abord pris la forme du « mécénat royal » – et les institutions comme les Académies24 ou la Comédie Française sont des legs de l’ancien régime – ou de l’idéal révolutionnaire d’une démocratisation du savoir pour l’avènement d’un homme libre, puis d’un « système des beaux-arts » qui jusqu’au milieu du XXe siècle côtoie un désir d’« instruction publique » d’inspiration sociale, l’intervention de l’État dans le domaine des arts ne s’est jamais démentie au cours de l’histoire de France. Cette question fut souvent l’objet de débats quant à la fonction éducative de l’art, le principal ancrage des oppositions se situant entre ceux qui défendent une éducation axée sur une culture désintéressée et ceux qui prônent l’adaptation de l’école aux besoins économiques et aux avancées techniques. Caroline Archat, dans sa thèse, prend l’exemple du dessin qui rentre dans les programmes de l’École dès la Troisième République et est révélateur du débat : faut-il considérer le dessin comme un outil potentiel d’élaboration de possibilités industrielles ou techniques (c’est le dessin industriel, les « Arts appliqués »), ou comme un mode d’expression artistique n’ayant aucune visée utilitaire (ce sont les « Arts plastiques ») 25? L’idéal démocratique hérité de la Révolution française visera une double exigence : partager l’héritage artistique et culturel national, le « patrimoine » considéré comme une valeur suprême, et éduquer les citoyens pour leur permettre d’assumer pleinement la citoyenneté que cette culture partagée cimente, dans une perspective humaniste. Le pouvoir politique ne cessera de renforcer son autorité sur les 23 RIGAUD Jacques, Pour une refondation de la politique culturelle de l’Etat, rapport au ministre de la Culture, Paris : Édition de la documentation française, coll. « Rapports officiels », 1996, p.45 24 Elles se développèrent d’abord en Italie vers 1535 et étaient considérées comme des « institutions officielles conçues pour la promotion de la science et de l’art » in PEVSNER Nikolaus, Les académies d’Art, Paris : G. Montfort, 1999, traduction française de Jean-Jacques Bretou, p. 59. En France, l’enseignement artistique est resté l’apanage des Académies jusqu’au début du XIXe siècle. 25 Caroline ARCHAT, dans sa thèse (op. cit.) renvoie au rapport que Napoléon III commanda en 1853 à F. Ravaisson dans le cadre de la réforme du lycée où ce dernier, ami d’E. Delacroix et d’H. Flandrin décrivit le geste du dessin comme un moyen de comprendre le monde et l’essence des choses. - 31 - formations artistiques, comme en témoigne la création du premier ministère des Lettres, des Sciences et des Beaux-arts dès 1870. L’École républicaine pose donc très vite les jalons des « politiques culturelles » qui suivront, et de ce qui deviendra l’enseignement artistique. La loi du 28 mars 1882 sur l’instruction primaire obligatoire prévoit les « enseignements du dessin, du modelage, de la musique »26. Plus tard, l’École de la Troisième République visera aussi à renforcer, par l’éducation, le lien social, et c’est sans doute, encore aujourd’hui, un des enjeux des enseignements artistiques et culturels : parier sur la culture pour garantir la paix sociale. C’est l’émergence de l’« État éducateur » selon la formule de Jean-Manuel de Queiroz27 : la mission socialisatrice et pacificatrice de l’École naît sans doute là, qui prendra appui sur la certitude selon laquelle la culture est un moyen d’assurer le « ciment social ». Cette paix sociale reposerait sur la constitution, par le système d’enseignement, d’une culture commune, d’une identité culturelle, passant toutes deux par les arts. On sent ici déjà que l’idéologie repose sur une confusion – sur laquelle il faudra revenir – entre les arts et la culture. C. Patriat quant à lui explique que l’intervention de l’État dans le champ culturel s’explique avant tout par le « pacte » que le pouvoir passe tacitement avec les gouvernés pour assurer sa légitimité et son autorité autour d’un consensus. Le développement, la protection, la conservation, la diffusion des arts relèvent donc, selon C. Patriat, de ce désir de pacification des rapports entre gouvernants et gouvernés, qui se trouve renforcée si l’État est perçu comme légitime : « Ainsi, l’art coïncide parfaitement avec le dessein du pouvoir politique confronté aux astreintes de la légitimation. »28. Les affirmations idéologiques fortes allant dans ce sens émanant des sphères politiques ne cesseront d’être martelées dans des textes officiels ultérieurs qui ont trait aux missions de l’École. Le plan Langevin-Wallon, qui prévoit une réforme de 26 Loi nº 11 696 du 8 mars 1882, promulguée au Journal officiel du 29 mars 1882. QUEIROZ (de) Jean-Manuel, L’École et ses sociologies, Paris : Nathan/VUEF, coll. « Sociologie », 2003. 28 PATRIAT Claude, La Culture, un besoin d’État, op. cit., p. 59. 27 - 32 - l’enseignement en 1946, s’appuie sur les idées de Groupe français d’Éducation Nouvelle présidé par Paul Langevin. Influencée par cette « Éducation Nouvelle », la Constitution du 27 octobre 1946 déclare que : « La nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation personnelle et à la Culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. »29 On ne peut ici laisser de côté l’influence d’André Malraux, après la Seconde Guerre mondiale. Sa création d’un ministère d’État chargé des Affaires culturelles est à la fois le point de départ et l’aboutissement de cette histoire de l’enseignement artistique et culturel en France. A. Malraux a fortement nourri l’idée selon laquelle le pouvoir politique doit favoriser l’accès aux arts au plus grand nombre. Il est le fondateur des « Maisons de la culture » et celui qui affirma souvent qu’il fallait « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français »30. L’idée de « démocratisation de la culture » est bien une idée malrucienne, même si cette idée a une longue histoire que nous n’avons fait qu’esquisser ici. Cependant, et la différence est de taille, A. Malraux isola justement les « Affaires culturelles » de l’instruction publique. Le nouveau ministère des Affaires culturelles de la Ve République sort la culture de la rue de Grenelle : ici se met en place la différenciation entre l’action culturelle publique, dévolue au ministère de la Culture, et l’Éducation artistique, prérogative de l’Éducation nationale31. Il y a fort à parier que A. Malraux, qui n’était pas bachelier, connu pour être un autodidacte, se méfiait de l’éventuelle stérilisation de l’art dans le moule scolaire. L’approche des œuvres et de la création ne saurait donc, pour lui, être exclusivement pédagogique. C’est ainsi que dés 1960, l’Éducation nationale prend en charge l’éducation artistique généraliste (les cours de musique et de dessin destinés à tous les élèves de l’École 29 Préambule à la Constitution du 27 octobre 1946. MALRAUX André, discours prononcé à Athènes le 28 mai 1959, consultable en ligne http://www.culture.gouv.fr/culture/actualités/dossiers/malraux2006/discours/a.m-athenes.htm 31 On retrouve aussi ici la différence que j’évoquais en introduction entre enseignement artistique du cinéma et « médiation » culturelle. 30 - 33 - publique), tandis que le ministère de la Culture prend en charge les écoles d’art professionnalisantes comme les Beaux Arts et le réseau des conservatoires de musique. En réalité, le clivage qui s’opère ici est celui du partage paradigmatique entre la théorie et la pratique : à l’Éducation nationale la théorie et l’histoire des arts, au ministère de la Culture la véritable production artistique, le geste de création. Ce clivage se vérifie aujourd’hui encore pour le cinéma : le lycée assure un enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » qui ne garantit pour autant aucun lien avec la FEMIS qui dépend du ministère de la Culture. Le ministère d’A. Malraux rappelle en tout cas que la culture est affaire de volontarisme politique. On se souvient, bien plus tard, que lors de la phase ultime des négociations du GATT en 1993, François Mitterrand et le gouvernement français se sont faits les porteurs de « l’exception culturelle ». Depuis, toutes les formations politiques françaises ont soutenu cette position, engageant l’Union européenne dans la voie de l’« exception culturelle » « à la française ». En 1996, dans le rapport Rigaud déjà cité, ce sont ces mêmes principes qui sont réaffirmés : « Le fondement de l’action publique en faveur de la culture est donc politique, au sens le plus élevé du terme. Le but de la politique culturelle est d’accomplir la République, c’est-à-dire de donner à chacun, par un accès réellement égal aux œuvres de l’esprit, la possibilité de se former une conscience citoyenne dans sa plénitude. »32 Cette politique culturelle héritée d’une longue histoire peut donc être considérée comme un point d’ancrage de la présence de l’enseignement du cinéma dans les lycées français. Pourtant, la concrétisation de cette idée que les arts pouvaient s’installer à l’école est le fruit d’une avancée progressive vers un décloisonnement des prérogatives du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Culture, assortie d’une nouvelle conception de la place des arts dans le système éducatif. Je 32 RIGAUD Jacques, « Pour une refondation de la politique culturelle de l’État », rapport au ministre de la Culture, op. cit., p. 50. - 34 - vais ici passer en revue les moments clés de ce décloisonnement qui a permis le développement, entre autres, de l’enseignement du cinéma, afin de montrer les efforts institutionnels qui ont été mis en œuvre pour démocratiser l’art à l’École. 1.1.2 Les arts à l’École L’École, en tant qu’elle est une institution publique, se trouve donc être un intermédiaire de choix de l’action politique dans la société civile, ce dont témoigne la répartition des budgets du ministère de la Culture et de la Communication qui consacre en 2010 24 M€33 à l’éducation artistique et culturelle des « enfants scolarisés ». Revenons encore une fois sur quelques éléments historiques : en 1977, René Haby confie à Jean-Claude Luc une mission de développement de l’action culturelle au collège et au lycée qui portait essentiellement sur la musique et le dessin, déjà bien implantés dans les curriculums scolaires. La « Mission Luc » deviendra le point d’ancrage d’un partenariat, encore timide, entre le ministère de la Culture, très centralisé, et l’Éducation nationale. En 1981, Mitterrand au pouvoir annonce son intention de développer l’éducation artistique à l’école. Jack Lang, nommé ministre de la Culture signe donc en 1983 avec Alain Savary, alors ministre de l’Éducation nationale, une convention qui ouvre l’École aux arts. C’est le premier protocole de « partenariat » entre les deux ministères. D’après P. Baqué , que j’ai pu interroger sur cette époque durant laquelle il était chef de mission pour le rapprochement auprès du ministère de la Culture34, A. Savary était ouvert aux discussions avec le ministère de la Culture, mais déléguait beaucoup le travail en commun, car il estimait que le sujet, alors polémique, pouvait lui valoir des ennemis. P. Baqué m’a raconté une réunion à Matignon en 1982 sur cette question de l’entrée des arts à l’École qui a tourné à son 33 Source : site du ministère : http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Culture-etcommunication-un-budget-en-forte-hausse, consulté le 5 août 2011. 34 Entretien à son domicile accordé le 3 décembre 2010 - 35 - avantage car il était le seul représentant de l’Éducation nationale alors que les représentants du ministère de la Culture, au nombre de dix-huit, avaient dû se répartir la parole pour « vendre leur salade » et leur « corporatisme ». Matignon décide d’encourager le projet de rapprochement des deux ministères et fixe un deuxième rendez-vous qui aboutira à la signature du partenariat entre les deux ministères. Jack Lang a donc dû composer avec les résistances internes au sein de son propre ministère. Le protocole d’accord de 198335 vise à l’entrée dans les écoles, en plus des Arts plastiques et de la Musique, du Théâtre et du Cinéma, ce dernier bénéficiant de l’appui de Jérôme Clément, actuel directeur d’Arte, alors conseiller chargé de la culture auprès du Premier ministre Pierre Mauroy. Son introduction définit comme suit les enjeux du partenariat : « Conscients de la complémentarité de leurs responsabilités, les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture décident de développer la collaboration entre le service public d’éducation et le secteur culturel. Cette collaboration permettra d’affirmer la nécessaire cohérence entre le projet éducatif et le projet culturel du gouvernement. Elle favorisera une ouverture plus grande des établissements scolaires sur leur environnement culturel et des programmes scolaires et éducatifs sur la dimension artistique, ainsi qu’une meilleure prise en compte, dans le projet culturel, des préoccupations propres à la petite enfance et à l’âge scolaire et universitaire. Cette collaboration permettra aussi une participation plus active des artistes et des organismes culturels à l’éveil de la sensibilité artistique, aux côtés des enseignants et des personnels relevant de l’Éducation nationale. Dans cette perspective, les ministres de l’Éducation nationale et de la Culture décident de développer une coopération établie sur les actions et les principes suivants : mieux coordonner leurs politiques en matière de formation artistique et culturelle des jeunes ; faciliter la rencontre et la collaboration des secteurs de l’Éducation nationale et de la Culture ; encourager dès maintenant les initiatives communes des organismes culturels et des établissements de formation ou d’enseignement dans un certain nombre de directions. »36 A. Savary soutient ce protocole et constitue un groupe de travail dans lequel le dossier « cinéma » est confié à Roger Odin. Le texte prévoit « une participation plus 35 Protocole d’accord de 1983. On peut trouver le texte en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/politique/education-artistique/educart/250483.htm, consulté le 5 août 2011. 36 Protocole d’accord de 1983, op. cit. - 36 - active des artistes et des organismes culturels à l’éveil de la sensibilité artistique, aux côtés des enseignants et des personnels relevants de l’Éducation nationale » et reconnaît donc aux artistes le droit d’intervenir dans les classes. Aux dires de R. Odin, que j’ai pu rencontrer sur cette question37, les résistances furent fortes à cet égard du côté du ministère de l’Éducation nationale qui avait l’impression d’un envahissement de son territoire. Cette entrée des arts et des artistes à l’École se fera donc, au départ, de façon très ponctuelle et expérimentale. Pour la première fois, le ministère de la Culture sera amené à financer des pratiques artistiques au sein de l’École. Il faudra ensuite attendre la loi du 6 janvier 1988, à l’initiative de François Léotard ministre de l’Éducation nationale sous la première cohabitation, pour voir reconnaître à part entière le rôle des enseignements artistiques à l’École. Jack Lang revient aux affaires en 1992. De 1992 à 1993, il est à la fois ministre de l’Éducation nationale et ministre de la Culture, ce qui lui permet de faire avancer les choses plus vite. Il renforce les enseignements artistiques – dont le cinéma – mis en place dans les sections A3 depuis 1985, et met à disposition des Directions Régionales des Affaires Culturelles (les DRAC), des postes d’enseignants chargés du lien entre les deux ministères sur tout le territoire. La décentralisation opérée par le ministère de la Culture va contribuer également à la « répartition des tâches » à l’échelle nationale entre les deux ministères. Je reviendrai ultérieurement sur ce développement des DRAC et le rôle qu’elles jouent dans l’enseignement du cinéma en lycée. Dans le sens inverse, chaque académie se dote à cette époque d’un « chargé de mission culturelle » du recteur pour faciliter le suivi des partenariats avec les institutions culturelles. En 1997, après quelques années de cohabitation, Claude Allègre prend le ministère de l’Éducation nationale et Catherine Trautmann celui de la Culture. Elle met l’accent sur le développement des services éducatifs dans les institutions culturelles. En 1998 est créé un groupe chargé du suivi du développement interministériel de la 37 Entretien le 25 novembre 2010. - 37 - politique en faveur de l’éducation artistique et culturelle. Malgré tous ces dispositifs, à l’aube du XXIe siècle, l’éducation artistique ne s’adresse finalement, à l’échelle du territoire, qu’à une minorité d’élèves38. Une contradiction se profile entre le désir de massification de l’enseignement artistique portée par l’institution scolaire et le désir qualitatif que défend le ministère de la Culture qui vise une action culturelle permettant une rencontre entre les élèves et les artistes en cours de création, action culturelle forcément très limitée, car elle repose sur le volontariat et la bonne volonté. À partir de mars 2000, le retour de J. Lang rue de Grenelle sera pourtant concentré sur cette « démocratisation culturelle » et le désir d’une « massification » des enseignements artistiques. S’engage alors le « Plan de cinq ans » que J. Lang mènera en association avec Catherine Tasca qui succède à C. Trautmann au ministère de la Culture et de la Communication. 1.1.3 Le « Plan de cinq ans pour les arts à l’École » Le Plan de cinq ans passera par la constitution d’une mission au sein de l’Éducation nationale qui assurera un lien actif avec la DESCO (Direction des Enseignements Scolaires dirigée par Jean-Paul Gaudemard), la DES (Direction des Enseignements Supérieurs), et le CNDP (Centre National de Documentation Pédagogique). Du côté du ministère de la Culture, le lien sera privilégié avec Jacques Laemlé, conseiller de la ministre et la DDAT (Délégation au Développement et à l’Action Territoriale). Cette mission s’installe rue de Grenelle et multipliera les réunions entre les représentants de la culture et les représentants de l’éducation. Sous l’impulsion de Claude Mollard seront sollicités des spécialistes. Pour le cinéma, on a 38 Pascale LISMONDE, parle de « moins de un pour cent des élèves » concernés avant 2000 par l’enseignement artistique en dehors des enseignements traditionnels de la musique et des arts plastiques avec lesquels il rentre d’ailleurs parfois en concurrence, in LISMONDE Pascale, Les arts à l’École, le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca, Paris : SCEREN-CNDP / Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 41. - 38 - recours à Alain Bergala. À ce stade, se met en place la concertation entre les deux ministères pour une définition d’une politique des arts à l’École Le 14 décembre 2000, J. Lang et C. Tasca organisent une conférence de presse dans le grand auditorium du Louvre pour présenter les nouveaux dispositifs sur lesquels ils se sont mis d’accord39. Les principales orientations idéologiques de ce discours reposent sur : « Trois préoccupations fondamentales : l’égalité d’accès à la culture pour le plus grand nombre, l’apport de la culture à la constitution de l’identité culturelle, le rôle irremplaçable de la création artistique. » Il est question d’« urgence démocratique » pour permettre que « l’éducation artistique » soit « proposée à tous, à chaque stade de la scolarité ». Par ailleurs : « L’éducation artistique est un élément essentiel de la construction de soi et d’échange avec l’autre. Elle permet à chacun de découvrir et de construire son identité et son rapport au reste du monde, et cela par deux voies complémentaires : l’assimilation de l’héritage culturel et la découverte de la force et de la diversité de la création. Ainsi, l’éducation artistique est, pour chacun, un moyen de développer son aptitude à s’exprimer et sa capacité de résistance critique à tout modèle culturel “achevé et imposé” ». Enfin : « L’éducation artistique permet l’émergence des artistes de demain et suscite les futurs amateurs d’art et de culture qui constitueront la base d’un public renouvelé, curieux, averti et sensible. » C’est dans ce discours que sera affirmée l’importance centrale du cinéma dans le dispositif, C. Tasca affirme : « Je mettrai l’accent sur trois champs : 1. L’éducation à l’image et en priorité à l’image cinématographique. Il s’agit d’un enjeu essentiel aujourd’hui eu égard au flux d’images auquel sont confrontés les jeunes. Cette action prioritaire fera l’objet d’un plan de développement associant le patrimoine cinématographique, la production audiovisuelle et la création multimédia. Ce plan portera d’abord sur le renforcement des actions de sensibilisation au cinéma menées depuis plusieurs années par le CNC en direction du milieu scolaire (école, collège et lycéens au cinéma). En étendant 39 Ce discours est accessible en ligne sur le site du ministère de la Culture : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/education-artistique.htm - 39 - ces dispositifs, fondés sur le spectacle cinématographique en salle, partout où existe à la fois une volonté des établissements scolaires et des exploitants compétents, il accompagnera l’effort spécifique et nouveau du MEN, les deux actions devant être complémentaires. Mais nous irons au-delà en renforçant les lieux-ressources de l’image : ainsi le projet cinéma de Bercy, auquel je veux donner, outre sa fonction patrimoniale, une forte dimension pédagogique constituera la tête de réseau des pôles ressources-images actuellement mis en place dans les régions. Ces derniers complèteront les Espaces Culture Multimédia actuellement installés dans des lieux culturels très divers et dont le nombre (130 aujourd’hui) doublera d’ici 2002. » Cette volonté politique est au centre du développement des enseignements « cinéma et audiovisuel » et des modalités de mise en œuvre de ces enseignements sur lesquels porte mon travail de recherche. Une certaine vision du cinéma s’affiche ici clairement : le cinéma correspond à un « spectacle cinématographique en salle » et le discours s’attache plus particulièrement à sa dimension « patrimoniale » à laquelle il faut « sensibiliser » les élèves. Il n’est pas du tout question de parler du cinéma comme pratique culturelle, comme système économique, ni même d’envisager « quand y a-t-il cinéma ? », ce qui relèverait d’une approche pragmatique totalement ignorée ici. C. Tasca prévoit également la formation des artistes susceptibles d’intervenir en milieu scolaire, la mobilisation des institutions culturelles, le renforcement des partenariats et le développement des collectivités territoriales qui se trouvent chargées de l’animation du partenariat entre les deux ministères dans les régions. Ce type de discours, déjà florissant dans les années 90, se multiplie dans les années 2000 après ce discours fondateur de C. Tasca. Plus récemment, on peut citer entre autres le discours de Xavier Darcos à Sarcelles en juillet 2007 qui, réaffirmant tous les principes développés ci-dessous, se concluait ainsi : « L’éducation culturelle et artistique est indispensable à ce que le siècle de Condorcet appelait le bonheur, c’est-à-dire la contribution au progrès collectif par le développement des facultés individuelles. C’est à cette vision de l’école que j’ai voulu vous associer ce matin. Je vous remercie. »40 40 Discours de Xavier DARCOS, au collège Jean-Lurçat, à Sarcelles, alors qu’il était ministre - 40 - La dimension idéologique de ces discours est tangible. Pourtant on constate que sur cette question des arts à l’École, à droite comme à gauche de l’échiquier politique, les paradigmes convergent. J’essaierai donc de délimiter des paradigmes politiques, c’est-à-dire les représentations soutenues par des convictions idéologiques, et les « paradigmes » plus généraux, indépendants du politique qui dessinent les contours d’une certaine conception de l’art et de sa place dans le système éducatif. 1.2 Paradigmes des discours officiels 1.2.1 Arts, artistes, culture et citoyenneté Dans la prolifération de ces discours politiques, j’ai choisi de m’arrêter sur une sélection de textes qui abordent la question de l’enseignement artistique à l’École. Les « rapports » de toutes sortes et de tous bords foisonnent, je n’ai sélectionné que les rapports ciblés sur les enseignements artistiques, éducation à l’image et éducation aux médiass. Je m’appuierai donc sur un rapport portant sur « la place des enseignements artistiques dans la réussite des élèves » commandé au groupe des enseignements artistiques de l’Inspection générale en 96 et 98 et sur le discours de J. Lang du 14 décembre 2000 pour l’introduction du « Plan de cinq ans pour les arts à l’école ». Je m’appuierai surtout longuement sur les rapports du Haut Conseil aux Enseignements Artistiques et Culturels (HCEAC)41, porte-parole et scrutateur des politiques d’introduction des arts à l’école. Les deux rapports les plus récents publiés respectivement en 2006 et 200742 feront l’objet d’une analyse de discours. de l’Éducation nationale le 21 juin 2007, discours accessible en ligne : file:///Users/barbaralaborde/Desktop/thèse/textes%20officiels%20/Éduc%20culturelle%20et%20artist ique%20-%20disco%20Darcos.webarchive, consulté le 12 avril 2011. 41 Pour alléger le discours, j’emploie l’acronyme HCEAC pour désigner ce comité. 42 Ces rapports sont consultables en ligne : http://www.education.arts.culture.fr/n-1/haut-conseil-de- - 41 - Ces rapports du HCEAC me semblent particulièrement intéressants en cela qu’ils sont constitués de longues prises de paroles de personnalités (les « auditions ») qui appartiennent à la vie politique comme à la vie civile. En cela, ils me semblent être tout à fait représentatifs des paradigmes essentiels et de la façon dont ils peuvent s’exprimer, y compris en dehors de la sphère strictement politique. Le HCEAC est fondé à l’occasion de la loi du 6 janvier 1988 dans le cadre du « plan national de l’éducation artistique ». Dans les années 90, le conseil ne s’est réuni que deux fois et Marcel Landowski, son vice-président de l’époque, s’est souvent plaint de son inutilité. Cependant, en 2005, ce Haut Conseil reprend du service. Les membres qui le constituent sont changés43. Dans une lettre de mission conjointe, les ministres de la Culture et de l’Éducation nationale lui attribuent de nouvelles taches et en particulier un rapport sur l’éducation artistique et culturelle. Je me suis particulièrement attachée au rapport de 2006 qui est le premier rapport publié par le HCEAC. À ce titre, il met en œuvres des déclarations et des propositions qui ne seront que reprises et/ou développées dans le rapport 2007. Ces rapports présentent l’avantage d’être relativement récents ce qui exclut la possibilité de supposer que les paradigmes décelables ici aient pu changer radicalement à l’heure où sera soutenue cette thèse. Après 2007, on ne trouve plus de rapport de ce Haut Conseil qui n’est pourtant jamais officiellement dissout44. leducation-artistique-et-culturelle/rapports-annuels.html. La pagination employée correspond au page du fichier .pdf mis à disposition sur ce lien. 43 Les membres du HCEAC sont désignés au début du rapport de 2006 et de 2007 : Gilles de Robien et Renaud Donnedieu de Vabre : présidents, Didier Lockwood, vice-président, Yann Arthus-Bertrand, Didier Blanc, Marie-Anne Campion, Myriam Cau, Roland Debbash, Frédéric Dumas-Zajdela, Françoise Ferat, Christine Juppé-Leblond, Martine Kahane, Anne Kerkhove, Marie-Chritin Labourdette, Jacques Lassale, François de Mazières, Albéric de Montgolfier, Françoise Nyssen, Rick Odums, Claude Parent, Benoit Paumier. Membres permanents : Alain Casabona, Jean-Miguel Pire, Pierre Baqué, Vincent Figureau, Ugo Bertoni, Julien Magnier. La composition, en 2010, est la suivante : Membres titulaires : Frédéric Mitterand, ministre de la Culture et de la Communication, président Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, président Didier Lockwood, vice-président, Yann Arthus-Bertrand, Didier Blanc, Jacques Chancel, Vincent Éblé, Françoise Férat, Micheline Hotyat, Claude Jean, Martine Kahane, Pierrot Cantina, Jacques Lassale, François de Mazière, Jean-Michel Blanquer, Françoise Nyssen, Rick Odums. Le Bureau : Alain Casabona, secrétaire général, Jean-Miguel Pire, rapporteur général, Jean-Philippe Audoli, chargé de mission, Pierre Baqué, chargé de mission, Vincent Figureau, chargé de mission, François-Xavier Demoures, chargé d’étude, Sophie Greinier, chargée d’étude, Nicolas Idier, chargé d’étude. 44 Le rapport 2007-2008 devait être transmis en 2009, mais la page du site reste « en construction » sur le portail interministériel de l’éducation artistique et culturelle : http://www.education.arts.culture.fr/n- - 42 - Ce HCEAC de 2006 auquel appartient Christine Juppé-Leblond, Inspectrice générale en charge du cinéma et de l’audiovisuel jusqu’en 2010, me semble être un bon témoin des attentes et enjeux officiels liés à l’enseignement du cinéma, même si sa réflexion et les rapports qu’il rédige portent sur les enseignements artistiques en général, et non spécifiquement sur le cinéma. L’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel appartient en effet aux « enseignements artistiques et culturels » que P. Baqué, directeur du groupe de travail sur les enseignements artistiques et chargé de mission au HCEAC, définit officiellement comme suit : « Dans l’état actuel, l’éducation artistique et culturelle résulte de l’articulation entre trois composantes : - les enseignements artistiques proprement dits ; obligatoires, optionnels, facultatifs, ils sont cadrés par des programmes officiels, disposent d’horaires précis et sont sanctionnés par des examens donnant lieu à attribution de diplômes ; - les dispositifs transversaux ; ils comprennent les classes à projet artistique et culturel (classes à PC) à tous les niveaux de la section scolaire, les itinéraires de découverte (IDD) en collège, les projets personnels à caractère professionnel (PPCP) en lycée professionnel, les travaux personnels encadrés (TPE) en lycée général et technologique, etc. ; - les activités complémentaires ; elles comprennent les ateliers artistiques dans une douzaine de domaines, les chorales et les ensembles instrumentaux, les classes culturelles (patrimoine par exemple), les opérations liées à l’architecture, à la poésie, au cinéma (École et cinéma, Collège au cinéma, Lycéens et cinéma), etc. »45 Mon sujet de thèse porte exclusivement sur le cinéma comme « enseignement artistique proprement dit », ce qui correspond à la première composante des enseignements artistiques dans l’énumération ci-dessus. Je n’aborderai donc aucun des autres dispositifs mis en place pour promouvoir ou enseigner le cinéma à l’École. Les paradigmes qui se dégagent des rapports du HCEAC seront mis en rapport avec les instructions officielles qui encadrent l’enseignement du cinéma comme enseignement artistique afin de mesurer jusqu’où l’idéologie qui est à 1/haut-conseil-de-leducation-artistique-et-culturelle/rapports-annuels.html, consulté le 5 août 2011. La présence et l’existence de ce Haut Conseil sont toujours d’actualité sur ce site officiel. 45 Rapport HCEAC, 2006, p. 299. - 43 - l’œuvre dans la sphère politique ou publique se transmet dans les documents qui pilotent les pratiques pédagogiques et les programmes scolaires. Quelques grandes thématiques m’ont semblé récurrentes à la lecture de ces textes : l’artiste est le meilleur porte-parole de l’art, l’art – parce qu’il est doté de vertus citoyennes – doit être le plus accessible possible, l’art est à envisager dans son rapport avec la culture. Ce sont des thématiques institutionnelles très répandues dans les textes officiels pour défendre et légitimer la présence du cinéma et des arts en général dans les programmes scolaires. Force est de constater que dans les rapports du HCEAC, quelques termes reviennent de manière récurrente : art(iste), citoyens, culture(l(le)s), patrimoine. Or chacun de ces termes permet de mieux comprendre et délimiter les enjeux d’un enseignement artistique au lycée. Le mot « artiste(s) » revient à 137 reprises dans le rapport 2006 de HCEAC qui comporte 323 pages (annexes comprises), soit une récurrence moyenne du terme sur une page sur deux environ. « L’artiste » est la figure de celui qui peut donner un sens, expliquer, et apparaît comme un personnage-clé de l’éducation artistique. Son intervention dans les classes est fortement recommandée : le présupposé est que l’artiste peut expliquer l’art en expliquant le geste de création : « La rencontre permise par les œuvres d’art entre “le sensé et le sensible”, pourra notamment s’appuyer sur la fréquentation des artistes. »46 En cela, l’artiste est aussi légitime que le professeur lorsqu’il s’agit d’enseignement artistique. Dans cette perspective, la composition du HCEAC est révélatrice47 : elle donne une place aux artistes eux-mêmes pour parler de l’enseignement artistique. « Réconcilier le sensé et le sensible », tel sera d’ailleurs le titre du préambule au rapport 2007 rédigé par Didier Lockwood, souscrivant à la vieille opposition entre le cœur et la raison. C’est un paradigme que l’on peut également qualifier 46 Rapport HCEAC, 2006, p. 20. Claude Parent, Jacques Lassalle, Dider Lockwood, Rick Odums peuvent être considérés comme des artistes. 47 - 44 - d’idéologique puisque la présence des artistes en milieu scolaire a été instaurée et légalisée par la politique culturelle de J. Lang depuis 1981. Ce paradigme est ici rattaché à une réhabilitation du sensible qui est au centre du discours politique. Il correspond à la réhabilitation du corps, de l’émotion, de l’affect dans l’Institution scolaire qui, jusque-là, les avait négligés au nom de la suprématie de la raison et de la rationalité. On trouvait déjà ce paradigme politique dans les propos de J. Lang lors de la conférence de presse du 14 décembre 2000 : « L’art est une méthode d’appropriation des savoirs faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion. »48 Cette « méthode d’appropriation » sera donc désormais encouragée à l’école, afin de rompre avec des savoirs trop « froids » ou trop « secs »49. Une des propositions du Comité est d’ailleurs de multiplier les résidences d’artistes au sein des établissements scolaires, dispositif dont Maurice Quenet, Recteur de l’académie de Paris au moment du rapport, témoigne en ces termes : « Nous avons aussi ce que l’on appelle la mise en résidence des artistes, qui a un lien direct avec la pratique du langage au sein d’un établissement scolaire, expérimentée avec succès depuis deux ans. »50 La mise en relation entre l’artiste et le « langage » – vecteur de transmission – est très claire dans cette remarque, ainsi que dans celle, un peu plus loin dans le rapport, de D. Lockwood : « Un professeur doit être un artiste et un artiste devrait être aussi un pédagogue, car son rôle est de communiquer. Cette communication va de pair avec les rôles que doivent jouer l’enseignant et l’artiste dans la société. Apprendre à s’exprimer à travers une discipline artistique par exemple ou en connaître l’histoire est l’essence même de la formation des enseignants. »51 L’art apparaît donc comme fondamentalement lié à l’éducation, le geste artistique et l’acte éducatif étant présentés comme totalement assimilables l’un à l’autre. Dans le rapport 2007, le HCEAC défend d’ailleurs la proposition de mettre « un artiste 48 Discours disponible en ligne : http://discours.vie-publique.fr/notices/003003427.html, consulté le 5 août 2011. 49 Termes employés par Didier Lockwood dans le rapport du HCEAC, 2007, p. 19. 50 Rapport HCEAC, 2006, p. 219. 51 Rapport HCEAC, 2006, p. 226. - 45 - dans chaque école » (proposition 1)52 et de « faciliter les partenariats » (proposition 5)53. Les partenariats sont en effet la médiation la plus efficace pour mettre en relation des artistes avec le système scolaire. Le mot « partenariat » revient d’ailleurs à 74 reprises dans le rapport 2006, il sera un des fondements de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée. Ensuite, le mot « citoyen(n)(e) », le plus souvent employé de façon adjectivale, revient dans le rapport 2006 pour désigner une action ou une œuvre engagée dans l’intérêt général. L’adjectif « citoyen » et ses déclinaisons en genre et en nombre reviennent à 47 reprises dans le rapport 2006, le substantif « citoyenneté » à 10 reprises. Ce terme revêt un sens social très poussé et se substitue dans les discours officiels à l’adjectif « civique » dont l’ancrage social est moins évident. Le terme occasionne des prises de position idéologiques fortes. Dans le rapport de 2006, Anne Kriegel proclame : « Dès lors que l’art tisse des liens avec la société, il constitue un vecteur de citoyenneté pour les élèves qui l’étudient et le pratiquent. »54 Cette notion de « citoyenneté » se substitue parfois, dans le rapport 2006, à la notion de « savoir-être » : « L’éducation artistique et culturelle doit participer à l’acquisition de la “culture humaniste et scientifique permettant le libre accès à la citoyenneté” visée par l’article 9 de la loi du 23 avril 200555. »56 « L’apprentissage de la culture est une partie intégrante de la politique éducative, à partir du moment où l’Éducation nationale ne souhaite pas seulement y transmettre les savoirs, mais aussi un savoir-être, ce qui est le propre de l’éducation culturelle. »57 52 Rapport HCEAC, 2007, p. 79. Ibid. p. 83. 54 Rapport HCEAC, 2006, p. 52. 55 Cette loi d’orientation pour l’École, précise dans l’article 9 que « la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société. ». Ce socle comprend, entre autres : « une culture humaniste et scientifique permettant le libre exercice de la citoyenneté ». Texte accessible en ligne : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=C588E130F6FDA2233316384DC894692 2.tpdjo11v_2?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000006524396&dateTexte=20 100424&categorieLien=id#LEGIARTI000006524396, consulté le 10 août 2011. 56 Rapport HCEAC, 2006, p. 317. 57 Rapport HCEAC, 2006, p. 218. 53 - 46 - Cette double notion : « savoir/savoir-être » définit les prérogatives de l’École qui ne se résument finalement pas seulement aux savoirs et aux savoirs-faire, mais aussi aux apprentissages de l’esprit critique et des attitudes nécessaires à une vie en société. Or l’éducation à la citoyenneté est bien, depuis toujours, un des enjeux de l’École républicaine. C’était déjà le credo défendu par Henri Agel, un des pionniers de l’enseignement du cinéma en France : « Une des plus grandes œuvres du cinéma, c’est Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty. Chaque fois que mes élèves ont vu ce film, il s’est produit une espèce d’élargissement de leur humanisme. La découverte de l’Esquimau fut une redécouverte de leur prochain. »58 Cette citation, pourtant vieille de quinze ans, reste profondément d’actualité en ce qui concerne l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel dans les lycées français. Une fois des œuvres légitimes adoubées, les « plus grandes œuvres du cinéma », leur pouvoir est celui du grand art, comme mode de socialisation et de développement culturel, permettant une « méditation sociale et spirituelle »59 que l’École en tant qu’institution à ambition fédératrice se doit de promouvoir. Cette rencontre avec l’art suppose à l’œuvre, dont la seule présence aurait d’emblée des vertus, un pouvoir charismatique. L’argumentation relève alors du syllogisme : si l’art permet l’éducation à la citoyenneté et que la citoyenneté est un enjeu fondamental de l’école alors l’art a sa place dans l’École. « L’éducation artistique » devient même, en poussant la logique jusqu’au bout, un « devoir de l’État » comme le formule explicitement C. Juppé-Leblond dans le rapport 2006 : « L’art forme des artistes et l’enseignement artistique est plus propre à former des spectateurs et c’est le devoir de l’État. »60 On retrouve là les présupposés de la Constitution de 1946 sur les devoirs de l’État, mais aussi toute la rhétorique chère à C. Tasca qui dit elle-même la reprendre à A. Malraux dans le discours du 14 décembre 2000 que nous avons cité plus haut : 58 AGEL, Henri, préface, in CITTERIO, Raymond, Du cinéma à l’école, Paris : Centre régional de documentation pédagogique de Lyon/Hachette Éducation, coll. : « ressources formation, Partenaires du système éducatif », 1995, p. 5. 59 Ibid., p. 5. 60 Rapport HCEAC, 2006, p. 291. - 47 - « L’éducation artistique doit être proposée à tous à chaque stade de la scolarité. Elle est au cœur de la mission assignée à mon ministère dès sa création lorsqu’André Malraux voulut rendre accessibles les grandes œuvres de la création au plus grand nombre. »61 C’est donc le paradigme de la culture et de son accessibilité à tous qui forme un des enjeux principaux de ces textes. Ce paradigme de l’art comme vecteur de citoyenneté semble déborder et subsumer le clivage des idéologies politiques. Le mot culture(s) et ses extensions adjectivales « culturel(le)(s) » employés au singulier ou au pluriel apparaissent à pas moins de 1 367 reprises dans le document. Si cette prolifération du terme renvoie évidemment à la nature même du rapport et du comité rédacteur, sa prolifération n’en est pas pour autant exempte de doutes sémantiques quant à ses acceptions. La définition du terme semble constamment problématique et remise en question par les divers intervenants. En tout état de cause, le terme « culture » ou les adjectifs qui lui sont rattachés s’emploient rarement seuls dans les rapports du HCEAC. L’expression « artistique et culturel(le) » revient comme une « formule toute faite » à 267 reprises, tandis que le terme « art » et ses extensions adjectivales « artistique(s) » reviennent à 2 193 reprises. Or la définition et la délimitation de ces deux termes apparaissent comme un enjeu en lui-même. La limite entre « art » et « culture » reste floue, alors même qu’il semble qu’une confusion notable s’instaure parfois dans le rapport entre ces deux termes. La collusion sémantique entre art et culture est discutable dans la mesure ou la « culture » relève aussi de domaines qui ne sont pas l’art. Ainsi, dès l’introduction, le premier rapport du HCEAC rédigé par son président D. Lockwood précise que : « Le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle succède au Haut Conseil des enseignements artistiques obligatoires. Les compétences ont été élargies puisque des enseignements artistiques nous sommes passés à l’éducation artistique et culturelle. Ce changement de dénomination est important, car il propose une nouvelle perspective. 61 Discours consultable en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/educationartistique.htm consulté le 8 février 2011. - 48 - Comme le précise la lettre de mission, les enseignements artistiques sont incorporés dans une entité plus large qui concerne « l’ensemble des domaines des arts, de la langue et de la culture, où se retrouve et se cimente notre société dans ses valeurs communes et dans la diversité des formes linguistiques et culturelles qui la composent »62. Un peu plus loin dans le rapport, on peut lire : « Les débats ont souligné la nécessité d’unir la formation artistique avec une formation culturelle étendue et exigeante. »63 Certaines personnes interrogées dans le cadre de la mission donnée au HCEAC pointent cette hésitation terminologique, justifiant l’assimilation de l’« artistique » et du « culturel » par l’obligation d’une plus grande « interdisciplinarité » de l’approche artistique, tendant vers une « culture générale » qualifiée d’« humaniste ». Ce questionnement sur la définition des termes revient à plusieurs reprises dans le rapport 2006, sans qu’un consensus soit d’ailleurs explicitement trouvé : « La définition de l’éducation artistique et culturelle semble problématique au vu des divergences exprimées par les membres du Haut Conseil et de l’usage diversifié de ce concept. Or, ce travail de définition est essentiel puisqu’il permettra de délimiter clairement le domaine de compétence du Haut Conseil et la nature des propositions qu’il sera susceptible de présenter. La distinction proposée entre ce qui relève de l’éducation artistique et de la culture ne fait pas l’unanimité parmi les intervenants. En effet, l’idée d’un apprentissage de l’art semblable à un apprentissage culturel est récusée par certains qui renvoient l’art uniquement à la pratique et à la découverte en dehors d’une structuration et d’une hiérarchisation préalables. Pour d’autres, le rôle de l’institution scolaire ne serait pas de former des artistes, mais des spectateurs éclairés capables d’analyser et de recevoir les œuvres produites par les artistes. »64 On touche ici une ambiguïté sémantique fondamentale et chronique : l’enseignement artistique relèverait de la pratique artistique alors que l’enseignement culturel serait de l’ordre de la « culture générale » et donc davantage le territoire de l’École, en particulier avant le baccalauréat. L’ambition semble ici avant tout pluridisciplinaire, peut-être dans l’espoir d’obtenir le plus large consensus possible 62 Rapport HCEAC, 2006, p. 19. Ibid., p. 29. 64 Ibid., p. 69. 63 - 49 - et d’éviter les « querelles de chapelles » quant à l’inscription disciplinaire des enseignements artistiques dans le cadre des programmes scolaires, problème sur lequel je reviendrai en évoquant les professeurs responsables des enseignements du cinéma. « La première problématique regarde ce qui a motivé le changement de dénomination du Haut Conseil. La nécessité de prendre en considération la dimension “culturelle” de l’éducation artistique a conduit à estimer que l’une des ambitions de cette éducation devait être l’acquisition de repères historiques, géographiques et artistiques. À cette lumière, il est apparu important d’appuyer l’éducation artistique et culturelle sur l’ensemble des disciplines : outre les enseignements artistiques, les disciplines directement concernées par la chronologie, l’histoire-géographie, les lettres, mais aussi les enseignements scientifiques. »65 L’audition de Catherine Clément démarre sur ces ambiguïtés terminologiques : « “Culture” est utilisé ici dans un sens qui dévalorise beaucoup le mot, simplement parce qu’il est employé trop souvent, sa circulation devient trop vaste et trop fréquente. »66 Pour C. Clément, le sens anthropologique du mot « culture » avancé par Claude Lévi-Strauss relève de « tout ce qui se code ». Ce sens anthropologique s’opposerait au sens que lui a historiquement donné A. Malraux, qui consiste à en faire un équivalent du mot « art » ou « beaux-arts » qui sera à la source de toutes les confusions. À la fin du rapport de 2006, Jacques Lassalle propose un long tableau à deux colonnes qui met vis-à-vis « enseignement artistique » et « éducation artistique et culturelle », montrant que le débat est loin d’être clos67. Cette présentation tabulaire témoigne d’une impossibilité à synthétiser une définition théorique globale des formulations employées et conforte le constat fait par certains membres du Haut Conseil d’un défaut épistémologique majeur du rapport : son incapacité à définir et délimiter les termes utilisés. Ce flou terminologique et l’incapacité à définir sont à mon sens la manifestation de paradigmes qui sous-tendent le discours sans être pour autant clairement conscientisés et qui entravent toute possibilité de 65 Rapport HCEAC, 2006, Ibid., p. 85. Ibid., p. 166. 67 Ibid., p. 305-306. 66 - 50 - théorisation efficace. 1.2.2 La patrimoine nécessaire contre transmission du l’ « uniformisation culturelle » La « politique culturelle » (13 occurrences) ou « l’action culturelle » (16 occurrences) se justifient donc par la « transmission culturelle » d’un « patrimoine ». Le HCEAC développe la rhétorique de ce que P. Bourdieu appelait le « capital culturel conçu comme une propriété indivise de toute la société »68, qui est aussi un élément récurrent des discours politiques depuis la Seconde Guerre mondiale, A. Malraux en tête. Les programmes officiels qui encadrent l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » en lycée emploient le terme « œuvre du patrimoine » qui me semble aller dans le même sens, pour déterminer un des trois films choisis au programme du baccalauréat et renouvelés tous les trois ans. La notion « d’œuvre du patrimoine » est d’ailleurs très présente dans le discours des professeurs et des inspecteurs que j’ai pu rencontrer qui se disent soumis à l’obligation de les enseigner. Dans cette perspective, voir des films « du patrimoine » devient le gage d’un regain d’humanisme, et l’on retombe bien sur cette idée qui m’a servi de point de départ pour ce sous-chapitre, manifestant bien l’homogénéité des paradigmes étudiés structurés dans une véritable « vision de monde » cohérente. La culture « patrimoniale » à transmettre est qualifiée à plusieurs reprises d’« humaniste » et l’expression « culture humaniste » apparaît à 13 reprises dans le rapport. Mais l’interrogation des présupposés reste à faire : comment circonscrire et définir cette « culture humaniste » à transmettre et pourquoi ? Quels sont les enjeux de cette transmission ? La transmission apparaît avant tout comme « patrimoniale » et le terme « patrimoine » est ainsi utilisé dans le rapport 2006 : 36 occurrences 68 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris : Éditions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1970, p. 25 - 51 - auxquelles s’ajoutent 18 occurrences pour l’adjectif « patrimonial » et ses déclinaisons en genre et en nombre. Le « patrimoine » se définit comme un « héritage » artistique qu’il faut transmettre aux jeunes générations. La notion de patrimoine se trouve parfois en lien avec la notion de citoyenneté comme le gage d’une « exception culturelle » française. C’est le cas dans la recension de l’audition de Marc Fumarolli devant le HCEAC : « Si l’on veut que ces enfants soient des êtres libres, des citoyens libres, des Français libres, il faut qu’ils aient une idée, ne serait-ce qu’élémentaire, du patrimoine qu’étant Français, ils ont reçu en naissant. Je crois que tous les Français sont nobles, ils naissent avec un formidable patrimoine que malheureusement d’autres nations ne peuvent pas offrir à leurs citoyens. Il faut donc qu’ils aient les moyens de mieux connaître ce patrimoine. Qu’ils aient au moins l’idée qu’il existe. »69 L’expression « transmission culturelle » (5 occurrences) se substitue à l’expression « démocratisation culturelle »70, et il est question d’une « culture accessible à tous » ou d’un « accès facilité à la culture »71. La « transmission culturelle » est le point d’ancrage d’une « éducation artistique et culturelle » et c’est elle qui justifie les moyens publics donnés à l’école pour ces enseignements et dont l’enseignement du cinéma fait partie : « Le moment est venu de réaffirmer la place centrale de la transmission culturelle dans notre société »72 Cette « transmission culturelle » repose sur la conviction selon laquelle « la première nécessité est de favoriser l’accès aux œuvres »73, ce qui revient bien à la « démocratisation » de la culture promue depuis A. Malraux. On retrouve aussi la prise de partie d’Antoine Vitez pour « l’élitisme pour tous » en matière de culture et le débat qui s’est instauré entre les deux ministères, l’Éducation nationale prônant la massification des enseignements artistiques et le ministère de la Culture le maintien d’une haute exigence qualitative pas toujours conciliable avec cette massification 69 Rapport HCEAC 2006, p.102 Ibid., p. 177 71 Ibid., p. 219 72 Ibid., p. 21. 73 Ibid., p. 34. 70 - 52 - scolaire. Or derrière cette démarche de démocratisation des œuvres encadrée par l’institution scolaire se joue l’idée selon laquelle « une œuvre serait d’autant plus aimée qu’elle est comprise »74. Le vœu de « transmission culturelle » ne peut donc s’accomplir que si l’École permet une meilleure compréhension des œuvres, en un sens, si elle permet leur apprentissage. Un autre présupposé est ici à l’œuvre : l’idée que les goûts d’un individu peuvent changer si, précisément, on l’éduque. Ce paradigme s’oppose à celui de l’œuvre charismatique efficace par essence, mais étonnamment cette contradiction n’est que peu abordée dans les textes officiels. Cette idée selon laquelle la culture peut faire l’objet d’un certain volontarisme, y compris politique, est vivement critiquée par C. Clément qui proclame lors de son audition que d’un point de vue anthropologique « la culture ne se décide pas. Elle est ». Le débat entre les deux paradigmes politiques n’est qu’effleuré : celui qui défend l’idée d’une éducation du goût contre celui qui postule que l’œuvre est suffisamment charismatique en elle-même pour imposer d’emblée une (re)connaissance. Ce dernier paradigme est plus proche du paradigme malrucien qui privilégiait avant tout le contact avec les œuvres, leur présence, pour assurer une meilleure citoyenneté, en dehors de toute éducation Mais la posture de C. Clément semble minoritaire au sein du Conseil qui revendique l’existence d’une culture à transmettre. La problématique de la diversité et de l’« identité culturelle » (d’ailleurs jamais définie alors même que l’expression semble fort problématique) est également une des constantes des rapports. La diversité et l’identité apparaissent précisément comme les deux faces d’un même problème : pour assurer une identité culturelle, il faut accepter la diversité culturelle. L’autre et le même est ici le lieu d’un clivage entre les cultures et « l’identité culturelle » que cherche à transmettre l’École : « L’éducation artistique et culturelle (…) joue un rôle essentiel en matière de valorisation de la diversité des cultures et des formes artistiques. Elle contribue à la formation de la personnalité et est un facteur déterminant de la 74 Ibid., p. 35. - 53 - construction de l’identité culturelle de chacun. »75 Les rapports ne s’opposent pas à des cultures plurielles et proposent même de les prendre en compte. La « diversité » est à l’honneur dans le rapport (37 occurrences) loin devant l’identité (12 occurrences), signe sans doute d’une recherche d’ouverture du discours sur une vision plurielle de la culture. S’interrogeant sur le bien-fondé de l’élaboration d’un véritable programme scolaire des enseignements artistiques, le rapport de 2006 précise : « En définitive, ne pas encadrer les enseignements artistiques et culturels et les faire uniquement reposer sur le primat de la pratique ne permettra pas de répondre aux objectifs définis par les ministères de l’Éducation et de la Culture, à savoir l’affirmation d’une identité nationale et européenne qui reconnaît la diversité culturelle, mais renforce aussi la spécificité de notre culture. »76 La diversité culturelle ne semble devoir être prise en compte que si et seulement si elle permet finalement une démarcation claire de l’identité culturelle nationale « officielle » transmise par l’école. On revient à l’idée d’une culture nationale avec la notion d’« identité » et de « diversité culturelle ». On relève aussi la présence du clivage générationnel dans les rapports du HCEAC puisque finalement cette éducation artistique est culturelle se fera en direction des « jeunes » (144 occurrences). La culture « patrimoniale » de l’école est garante de valeurs plus anciennes, et A. Kriegel insiste sur ce point dans le rapport de 2006 : « C’est pour cette raison que Mme Kriegel souhaite rendre sa place à la connaissance du passé dans l’enseignement, notamment grâce à l’histoire de l’art. »77 Se trouve donc confirmée la récurrence des mots « artistes », « citoyens », « culture », « diversité », « identité », « élitisme », « patrimoine », « politique culturelle ». On retrouve les mots du « lexique » de Claude Patriat cités en 75 Rapport HCEAC, 2006, p. 317. Ibid., p. 54. 77 Ibid., p. 52. 76 - 54 - introduction de cette partie, qui confirment que l’enseignement des arts relève d’une politique culturelle. On peut tenter alors d’envisager d’un point de vue plus théorique l’utilisation de ces termes. L’hésitation sémantique entre « art » et « culture » sur laquelle le rapport 2006 revient à de nombreuses reprises me semble s’ancrer dans l’histoire même des politiques culturelles. En effet, pour soutenir la culture et les arts, un État peut soit intervenir en faveur des artistes – le plus souvent par un système de mécénat public ou de subventions – soit privilégier l’accessibilité des œuvres au public, par la mise en place de systèmes de médiation entre le monde de la création et le public, ce qui relève plus d’une politique culturelle visant à une émancipation citoyenne, un « élitisme pour tous » par « l’accès à la culture ». Une politique culturelle est donc, schématiquement, sans cesse tiraillée entre le soutien à la création et ce que l’on pourrait qualifier de soutien à la réception. L’éducation artistique et culturelle en cela qu’elle permet des médiations entre un public scolaire et des œuvres relèverait donc plutôt d’une politique culturelle républicaine à visée citoyenne, credo que l’École républicaine défend toujours et qui est sans cesse – comme je l’ai vu – réaffirmé dans les discours officiels. Et la récurrence de la présence des artistes dans ces mêmes textes officiels, l’obligation d’instaurer des partenariats pour monter un enseignement en cinéma dans un lycée, montre bien que le discours officiel n’oublie jamais complètement la part de soutien qu’il doit à la création, en permettant à des artistes, plus ou moins reconnus, d’être sollicités et rémunérés au titre de l’éducation artistique proposée par les établissements scolaires. L’enseignement artistique se trouve à la jonction de « l’art » à travers la figure de l’artiste, et de la « culture », à travers l’étude des œuvres et de leur contexte. Le HCEAC défend par ailleurs un certain « élitisme » (11 occurrences de l’adjectif « élitiste », 9 occurrences du mot « élitisme ») tout en défendant aussi la culture « populaire » (15 occurrences de l’adjectif « populaire ») définie ici comme la culture - 55 - qui s’adresse au plus grand nombre, une culture démocratisée. « M. Chaintreau confirme le succès des enseignements artistiques dans les zones dites difficiles et souhaite apporter toute la nuance nécessaire dans l’opposition qui est couramment faite entre la culture dite populaire et la culture dite savante. »78 L’expression « culture dite populaire » revient seulement à deux reprises dans le rapport, signe d’une certaine prudence quant à la hiérarchisation des cultures, ici relativisée car elle est conscientisée dans certains discours : « Le problème, c’est que parmi nous, parmi les catégories supérieures diplômées nous fonctionnons avec un système haut/bas, avec en haut la culture légitime, beaux-arts, opéra dont on parlait ce matin, et en bas les arts populaires, dont la télévision, qui a priori est plutôt en bas. Le problème c’est que je pense qu’il faut accepter que cet univers, il me semble, a changé, au moins, par exemple, pour ma génération, celle des moins de 40 ans. »79 Les marques de prudences abondent dans cette citation, ce qui révèle que la remise en cause des hiérarchies en matière de culture a été efficace. On peut voir ici à l’œuvre le résultat de la politique de J. Lang qui a toujours œuvré, à partir de 1981 pour un décloisonnement des « cultures » considérées dans toute leur diversité, en se détachant des clivages habituels entre culture légitime et culture populaire tels que les décrivait P. Bourdieu dans La Distinction. Force est de constater que la formule « art populaire » ne recoupe pas le champ qui nous intéresse, à savoir le cinéma, ici considéré comme un art noble, ni la culture télévisuelle ou mass médiatique, qui occasionnent au contraire un clivage clair par rapport aux arts, et constitue un des axes principaux de la réflexion du Haut Conseil : « Ce point a été abordé de façon moins approfondie et fera l’objet d’une réunion spécifique ultérieure. Il concerne la façon d’appréhender la relation à l’audiovisuel et aux nouvelles technologies. Le faible contenu culturel de la majorité des programmes ne fait pas débat. Ainsi, le contact avec l’artiste redevient essentiel, puisque c’est lui qui sera en mesure de susciter l’envie chez les jeunes individus de s’intéresser aux domaines culturels et artistiques en palliant ce que les programmes ne peuvent pas apporter. »80 L’éducation artistique doit ainsi être un « contrepouvoir », l’outil d’une résistance 78 Rapport HCEAC, 2006, p. 267. Rapport HCEAC, 2006, audition de M. Glévarec, p. 148. 80 Rapport HCEAC, 2006, p. 56. 79 - 56 - face à l’hégémonie des industries culturelles et à la mondialisation d’une culture « mainstream ». La spécificité française en matière de culture est valorisée, à la suite de J. Lang qui défendait, en plus d’une exception culturelle française une « exception éducative » française. Lors du discours du 14 décembre 2000, J. Lang proclamait : « Notre grand projet d’éducation artistique et culturelle est une réponse aux menaces d’uniformisation culturelle »81 C’est l’expression « industries culturelles » qui est utilisée (13 occurrences) pour désigner ce contre quoi il faut savoir lutter, comme une sorte d’« ennemi commun » contre lequel le consensus n’est plus à faire : « On a aussi parlé de la situation actuelle : l’éclatement, le morcellement, le ludique futile, le rôle néfaste des industries culturelles, avec la réflexion que vous proposez : les industries culturelles sont néfastes, mais après tout, au lieu de livrer ce qui s’apparente pour moi au combat de Don Quichotte contre les moulins à vent, essayons de récupérer cela pour en faire un outil d’acculturation. Je crois qu’on ne peut y arriver que si l’on se préoccupe par rapport à cet éclatement de trouver de l’ordre, de la cohérence et de la continuité »82 L’ennemi n’est donc plus ce qui relève du « populaire », mais ce qui relève de l’industrie, du commercial. La hiérarchie ne s’établit plus entre les classes sociales, mais entre ce qui est hors de l’industrie, l’unique, l’original définissant ainsi implicitement « l’artistique » et ce qui est de l’ordre de la « reproduction technique », du marché économique, de « l’industrie culturelle ». Ce sont bien les présupposés d’une dichotomie héritée de Walter Benjamin et de l’École de Francfort, l’opposition entre les arts de « l’aura » et les arts reproductibles. Cette lutte entre les « industries culturelles » et la culture « élitiste » ou « humaniste » est très souvent présentée à travers des expressions métaphoriques, renvoyant aux grands mythes fondateurs ou au registre épique. Il est question d’utiliser un « cheval 81 Discours de Jack Lang le 14 décembre 2002, accessible en ligne sur le site du ministère de la Culture : http://www.education.gouv.frftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2002/01_14_discours_lang_a rtculture.pdf%22%20target=%22_blank%22%20onclick=%22xt_med(‘C’,’11’,’01_14_discours_lang_artc ulture.pdf’,’T’);, consulté le 14 novembre 2010 82 Rapport HCEAC, 2006, p. 121. - 57 - de Troie »83 ou d’éviter d’en être réduit au « combat de Don Quichotte » comme dans la citation ci-dessus. Fidèle toujours à la tradition humaniste, l’École prétend donc à la transmission d’une culture « exigeante » qui surplomberait les industries culturelles pour permettre une appréhension plus « élitiste » des arts et de la culture. L’expression « élitisme culturel pour tous » apparaît p. 85 et p. 120 du rapport comme alternative à la formulation « démocratisation culturelle ». Le présupposé est bien que l’École ne remplit vraiment sa mission que si elle s’élève au-dessus des industries culturelles. Mais cet élitisme culturel doit s’adresser à tous, dans le cas précis de l’enseignement artistique, car un des fondements républicains de l’École reste l’égalité des chances. La tension entre une vision élitiste et une vision démocratique de la culture est tangible. Cette démocratisation est aussi un enjeu pour l’École, car : « Ce recours à la vie des créateurs et aux enseignements contenus dans leurs œuvres devrait également avoir des conséquences vertueuses et soutenir l’intérêt des élèves pour l’école »84 Une politique du « donnant/donnant » se met en place à travers l’investissement de l’État dans l’enseignement artistique : l’École devrait (et l’utilisation du conditionnel ici peut être soulignée) bénéficier de cette entrée de l’art dans les programmes scolaires, ceci supposant sans doute qu’elle profiterait ainsi de son « aura ». L’art apparaît comme une prophylaxie, l’antidote face à la perte des repères, la violence, la démotivation scolaire. C’est un présupposé que l’on trouve aussi dans les discours relatifs au « Plan de cinq ans » : « La pratique d’un art est ainsi un puissant antidote à l’absence de motivation, à l’ennui, à la vacuité de l’esprit »85 Le discours politique faisait donc aussi le pari que l’enseignement artistique pourrait avoir un effet positif sur la réussite scolaire des élèves. 83 L’expression est empruntée au Rapport 2006 : « Comment voyez-vous les choses ? Comment arriver à utiliser et détourner “ l’ennemi ” pour en faire un cheval de Troie au service de l’éducation ? », p. 123. 84 Rapport HCEAC, 2006, p. 85. 85 Propos tenu lors de la conférence de presse du 20 juin 2000 sur l’École primaire, document accessible en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2000/20_06_conference_Écoleprimaire.pdf - 58 - À ce titre, une étude portant sur « La place des enseignements artistiques dans la réussite des élèves » est commandée au groupe des enseignements artistiques de l’Inspection générale entre 96 et 9886. Cette étude s’appuie sur deux rôles accordés aux arts : les arts « épanouissants » et les arts « servants » permettant à la fois l’épanouissement personnel de l’élève et le développement de compétences propices à la réussite scolaire dans les autres enseignements. L’étude, sans jamais citer ses sources, stipule que : « des études faites en Europe et aux USA au cours des quarante dernières années ont renforcé l’opinion selon laquelle les enseignements artistiques sont des aides au développement cognitif (…) favorisent l’acquisition de comportements de socialisation (...) contribuent positivement à la réussite scolaire générale. »87 Le rapport souligne aussi pourtant que : « dans les procédures d’orientation scolaire à l’intérieur de la voie générale, les enseignements artistiques n’interviennent le plus souvent que lorsque l’élève est plus ou moins en difficulté vis-à-vis des “disciplines fondamentales”. »88 L’étude se développe donc, consciente de cette tension, autour de « l’analyse approfondie dans un nombre restreint d’établissements (15 lycées et 12 collèges) choisis dans « différentes académies » et proposant des enseignements artistiques, à partir d’entretiens semi-directifs avec des élèves, des proviseurs, des parents, des professeurs. Le bilan de cette étude tend à valider les espoirs que le discours politique place dans les enseignements artistiques. Il apparaît, selon le rapport que « les élèves élaborent en quelque sorte une forme de “défense et illustration des enseignements artistiques”. »89 On peut faire ici l’hypothèse que les élèves eux-mêmes sont perméables aux 86 La place des enseignements artistiques dans la réussite des élèves. Rapport IGEN - Inspection générale de l’Éducation nationale - groupe de l’enseignement scolaire, octobre 1999. Le contenu de cette étude est téléchargeable sur le site du ministère de l’Éducation nationale : http://www.education.gouv.fr/cid1937/la-place-des-enseignements-artistiques-dans-la-reussite-deseleves.html. Consulté le 10 janvier 2011, la pagination référencée correspond au .pdf accessible en ligne. 87 Ibid., p. 6-7. 88 Ibid., p. 8. 89 Ibid., p. 9. - 59 - discours politiques. Comme seuls ceux qui ont choisi de suivre un enseignement artistique sont interrogés, ils seront prédisposés à défendre leur choix plutôt qu’à proclamer son inutilité90. De la même manière, les proviseurs interrogés défendent l’idée que les enseignements artistiques sont « “un plus” pour la plupart des lycéens » – mais on imagine mal qu’un proviseur qui dirige un établissement proposant ces enseignements puisse dire le contraire… – tout en soulignant que le choix des enseignements artistiques se fait souvent par défaut ou dans une logique comptable (et d’ailleurs payante) d’obtention de points pour le baccalauréat91. Cette réussite est évidemment confirmée par les professeurs interrogés, qui, pour les mêmes raisons, plébiscitent les enseignements artistiques. L’étude dégage donc des conclusions très positives, conformes aux paradigmes politiques développés par la sphère politique. Le rapport se conclut ainsi : « Les enseignements artistiques favorisent la réussite parce qu’ils partent toujours de l’expérience de l’élève et de situations concrètes. L’interaction entre la pratique et la culture facilite les apprentissages. »92 La conclusion stipule que tous les membres de la communauté éducative ayant fait l’expérience des enseignements artistiques ont compris leurs effets positifs là où les représentations générales restent encore parfois sceptiques face aux « rapports effectifs avec une formation intellectuelle ou une formation de l’intelligence »93. Le bilan est donc qu’il faut généraliser l’accès aux enseignements artistiques. On pourrait arguer ici, en dehors des défauts méthodologiques évidents en matière d’enquête sociologique, que le faux syllogisme qui sert la démonstration est pour le moins simpliste : ceux qui n’ont pas accès aux enseignements artistiques sont persuadés de leur bien-fondé, mais ne croient pas à leur efficacité, ceux qui en bénéficient y croient, donc élargissons le cercle de ceux qui les suivent afin que tout le monde les trouve bénéfiques ! Aucune autre approche théorique, méthodologique ou empruntant aux sciences cognitives, à la psychologie ou aux 90 On peut faire l’hypothèse ici d’un défaut méthodologique de l’enquête qui a choisi de n’officier que dans les établissements scolaires proposant des enseignements artistiques. 91 « La place des enseignements artistiques dans la réussite des élèves », op. cit. p. 27. 92 Ibid., p. 36. 93 Ibid., p. 56. - 60 - sciences de l’éducation n’étant convoquée, on ne peut guère considérer ce genre d’étude autrement que comme un soutien purement idéologique au discours politique. Les différents textes officiels publiés sur la question des enseignements artistiques apparaissent donc héritiers de diverses perspectives idéologiques, c’est-à-dire schématiquement, de celles qui sont défendues par J. Lang depuis 1981, comme de celles qui sont héritées de A. Malraux une génération plus tôt. On peut résumer ainsi ces paradigmes : - L’artiste est le meilleur porte-parole de l’Art ; - L’art a des vertus citoyennes : il faut donc le démocratiser le plus largement possible ; - L’art a des vertus bienfaisantes : pour lutter contre les industries culturelles ; pour la réussite scolaire des élèves ; Ces rapports sont commandés par un gouvernement de droite (c’est le cas du rapport 2006 du HCEAC), ils réunissent des experts appartenant à diverses sphères, à diverses cultures, à divers positionnements politiques qui semblent pourtant tous tomber d’accord sur un certain nombre de paradigmes. Le constat semble donc être que l’idéologique et le paradigmatique se sont connectés, s’appuyant l’un sur l’autre, et qu’ils se sont sans doute nourris mutuellement. Les paradigmes sur les rapports entre l’art et l’enseignement se sont finalement généralisés, indépendamment des idéologies politiques, ils sont devenus une norme. Les quelques voix dissonantes qui peuvent parfois se faire entendre – comme celle de M. Fumarolli dans le rapport 2006 par exemple – restent finalement très peu entendues, car minoritaires. Il m’a donc semblé essentiel de cerner ces paradigmes généraux afin de mieux pouvoir comprendre les enjeux et modalités de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée, enseignement soumis à un certain nombre de paradigmes particuliers que je me propose à présent d’étudier. - 61 - Le but sera, in fine, de proposer une typologie globale de ces paradigmes avec cette conviction toujours présente dans mon travail que définir ces paradigmes permet déjà de les théoriser et donc de les conscientiser. 1.2.3 Les discours officiels portant sur le cinéma : enseignement du cinéma, éducation a l’image, éducation aux médiass Dans l’esprit général de ces paradigmes, c’est bien au cinéma, envisagé comme un art, que sera confiée la principale mission de citoyenneté concernant ce que les rapports étudiés précédemment appellent « l’éducation à l’image ». Je m’intéresserai ici à quatre rapports officiels commandés et publiés entre 1999 et 2008. Ce choix des dates à une raison toute simple : il englobe la période d’écriture des textes officiels des programmes de l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel »94, et en outre il correspond à la perspective synchronique que j’ai choisie pour cette thèse. Par ailleurs ces textes sont rédigés par des Inspecteurs généraux. À leurs fonctions d’inspection et de contrôle s’ajoutent des missions d’évaluation afin de mieux répondre aux attentes et sollicitations du ministre et, plus généralement, du gouvernement. Leur mission de diagnostic de la situation institutionnelle les place justement dans une situation d’intermédiaire entre le politique et l’institutionnel. Tout d’abord, je m’intéresserai à un court texte rédigé par C. Juppé-Leblond en janvier 1999 intitulé « Vous avez dit… image »95. C. Juppé-Leblond ayant été la première Inspectrice générale en charge de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, elle me semble être un bon porte-parole des paradigmes 94 Ce n’est pas exact pour les textes du BO écrits en 2010 conformément à la réforme du lycée, mais j’aurai l’occasion de dire à quel point ces « nouveaux textes » reprennent quasi littéralement les textes de 2001. 95 Ce rapport m’a été envoyé par email par l’Inspection générale chargée des enseignements de cinéma et audiovisuel en 2010, il n’a pas été officiellement publié par ailleurs. La pagination correspond à celle du document Word envoyé que je tiens si nécessaire à la disposition du jury à des fins scientifiques. - 62 - institutionnels. Ensuite, je m’intéresserai au rapport de Jean-René Marchand, « L’éducation à l’image, cinéma-audiovisuel », rendu au ministre de la Culture et de la Communication en juillet 200196. Enfin, je m’appuierai sur le rapport d’un groupe d’experts rédigé en 2007 intitulé : « L’éducation aux médiass, enjeux, états des lieux et perspectives »97 destiné conjointement au ministre de l’Éducation nationale et au ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, puis sur le « rapport Auclaire »98 publié en 200899. Alain Auclaire n’est pas Inspecteur général mais la situation d’« audit » dans lequel le place Christine Albanel, ministre de la Culture, lui donne finalement la même fonction. Ces textes me semblent importants, car ils me permettent d’envisager le regard que porte l’Institution sur l’enseignement du cinéma à travers deux ambitions différentes et qu’il convient de délimiter, car elles définissent en creux le contenu d’un enseignement du cinéma au lycée : l’éducation à l’image et l’éducation aux médiass. Mais il apparaît vite que ces différentes ambitions se résument finalement à une opposition paradigmatique entre « éducation aux médiass » et « enseignement du cinéma » qui aboutit, dans les rapports étudiés, à une résolution sans appel : privilégier l’enseignement du cinéma. La question sera donc de se demander : pourquoi ? 96 MARCHAND, Jean-René, « L’éducation à l’image, cinéma-audiovisuel », rendu au ministre de la Culture et de la Communication en juillet 2001, document relié. Ce rapport m’a été confié dans sa version papier par l’Inspection générale chargée des enseignements de cinéma et audiovisuel en 2010. Il s’agit d’une publication interne. Par ailleurs Jean-René Marchand appartenait au « groupe d’experts » chargé par Jack Lang de la refonte des programmes des enseignements artistiques CAV en 2000. Cf. le document disponible en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/.../29_11_dp_elabpro.pdf , p. 18. 97 Rapport de Catherine BECCHETTI-BIZOT (IGEN), Alain BRUNET (IGAENR), Jean-Michel CROISSANDAU (IGEN), Christine JUPPÉ-LEBLOND (IGEN), Michèle LEBLANC (IGEN), Annie MAMECIER ( IGEN), Guy MANDON (IGEN), Alain MICHEL (IGEN), Paul RAUCY (IGEN) ; Christina SOUCHET ( IGEN), Xavier SORBE (IGEN), « L’éducation aux médiass, enjeux, états des lieux et perspectives », publication interne, Rapport n° 2007-083. Ce rapport m’a été confié dans sa version papier par l’Inspection générale chargée des enseignements de cinéma et audiovisuel en 2010. Il s’agit d’une publication interne. La pagination correspond au document relié remis. 98 AUCLAIRE Alain, « Par ailleurs le cinéma est un divertissement, proposition pour le soutien à l’action culturelle dans le domaine du cinéma », rapport à Madame Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, novembre 2008, téléchargeable en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/communiq/albanel/2008-12-10-Rapport_AuclaireArt.html, consulté le 21 janvier 2011. 99 J’ai volontairement exclu des rapports plus généraux sur l’enseignement artistique tel que le rapport de Jean-Michel BICHAT « L’enseignement des disciplines artistiques à l’école » présenté le 10 et 11 février 2004 au nom de la section du cadre de vie du Conseil économique et social (autosaisine), ainsi que le rapport de Muriel MARLAND-MILITELLO, députée, intitulé « La politique des pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation et de la formation artistique » déposé le 29 juin 2005 par la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale (autosaisine). On y retrouve tout à fait les paradigmes du rapport du HCEAC vus plus haut. - 63 - On constate d’emblée que les termes « média »100, « image », « cinéma », « audiovisuel » sont relativement – et parfois étonnement – amalgamés. En janvier 1999, C. Juppé-Leblond, Inspectrice générale de l’Éducation nationale chargée du cinéma et de l’audiovisuel, rédige un texte intitulé « Vous avez dit… image » dans lequel elle tente de (re)définir les enjeux d’une « éducation à l’image ». Elle affirme : « Aujourd’hui, parce que c’est court et parce que c’est mode, le journaliste et le politique nomment “image” tout ce qui relève des audio/visuels et multi/média… » Je m’arrêterai particulièrement sur la partie de ce texte qui se rapporte à l’enseignement de l’image en lycée : « Si nous revenons maintenant un instant sur les termes, ils sont clairs: images et sons ont quitté la place, seuls cinéma et audiovisuel demeurent, à quoi il faut ajouter, si l’on veut être honnête, que, si le cinéma est traité et bien traité, l’audiovisuel ne l’est pas ou pour ainsi dire pas: c’est une tradition, une passion, une profession de foi ».101 Même si C. Juppé-Leblond semble ici le déplorer, c’est l’enseignement du cinéma qui est plébiscité, comme unique vecteur de l’« éducation à l’image » en lycée, « très peu “contaminé ” par quelque forme d’audiovisuel que ce soit » aux dires de l’Inspectrice générale elle-même. Parlant de la « notion d’éducation à l’image », le rapport de Jean-René Marchand affirme que : « L’option prise dans ce rapport est donc de limiter le champ de l’étude à l’image animée et plus particulièrement au cinéma, qui est déjà considéré comme un art et comme un objet d’enseignement (…) elle peut paraître dans une certaine mesure comme un choix par défaut, mais elle est aussi conduite par un constat relatif à l’action du ministère dont le volontarisme en termes de politique publique pour l’éducation à l’image me semble plus marqué à l’échelle nationale dans le secteur du cinéma que dans les autres champs disciplinaires. »102 En 2008, A. Auclaire fait le même constat que : 100 On trouve indifféremment « média » et « médias » dans les textes. J’ai opté pour l’orthographe francisée « médias » au pluriel sauf dans les citations où je respecte le choix orthographique de l’auteur. 101 « Vous avez dit… image ? », op. cit., p. 31. 102 MARCHAND Jean-René, « L’Éducation à l’image, cinéma-audiovisuel », op. cit., document relié, p. 1516. - 64 - « Le cinéma demeure l’un des meilleurs voire le meilleur des supports d’éducation à l’image. » En l’occurrence, il est difficile de savoir sur quels arguments repose cette affirmation qui est ici proclamée comme une vérité indiscutable. Il n’en reste pas moins qu’un premier paradigme apparaît ici : c’est finalement principalement sur l’enseignement du cinéma « considéré comme un art » que repose l’« éducation à l’image ». Parallèlement, se développe dans ces rapports l’idée que l’éducation aux médiass peut assurer une résistance face au « flux » médiatique des industries culturelles et donc aussi une « éducation à la citoyenneté ». C’est ce que souligne le rapport de J.R. Marchand : « Cette conception (la nécessité d’une éducation à l’image) repose sur un a priori négatif sur l’impact des images sur les jeunes et la place jugée excessive qu’elles occupent dans la société actuelle (…) elle débouche alors sur la notion d’une éducation aux médiass qui participerait de l’éducation à la citoyenneté. »103 En 2007, le rapport : « l’éducation aux médiass, enjeux, états des lieux, perspectives » permet justement d’aborder quelques paradigmes qui sous-tendent une opposition entre « médias » et « cinéma ». Ainsi, le rapport, attentif à « redéfinir le rôle de l’école face aux formidables mutations en cours »104, proclame que : « Il est urgent de faire des médias des objets de formation en tant que tels – ne serait-ce que pour protéger les enfants d’un déferlement incontrôlé d’informations et d’images. »105 Ce qui est intéressant ici, c’est que ce rapport permet d’observer un glissement de paradigme puisqu’il est question des « médias » comme objet de formation. L’éducation aux médiass serait bénéfique en cela qu’elle permet « l’éducation à la citoyenneté » : « Les règles du bon usage des moyens d’information et de communication, 103 Ibid., p. 9. Ibid., p. 13. 105 « L’Éducation aux médias, enjeux, états des lieux et perspectives », op. cit., publication interne, p. 14. 104 - 65 - en leur transmettant les valeurs, les concepts et les outils propres à garantir leur propre protection en même temps que le respect d’autrui. »106 Pour autant ce rapport insiste sur le fait que, à la différence des enseignements artistiques dont on a vu qu’ils étaient largement plébiscités, « développer et faire connaître l’éducation aux médiass demeure bien souvent un parcours du combattant »,107 et ce malgré des « assises légales et institutionnelles incontestables » dont le rapport fait la liste. Le rapport se conclut ainsi : « C’est sans doute en “ Cinéma et audiovisuel ” que la place de l’éducation aux médiass est la plus explicite. »108 Le rapport de J.-R. Marchand résume bien une situation paradoxale : pour lutter contre la prolifération des images dans les médias, on passera par l’enseignement artistique dont fait partie l’enseignement « cinéma et audiovisuel » beaucoup plus que par une véritable éducation aux médiass : « La poursuite d’objectifs relevant de l’approche artistique des images permet d’atteindre également des objectifs relevant de l’éducation aux médiass et concourt de ce fait à l’éducation à la citoyenneté. »109 On peut donc se demander pourquoi ces trois rapports font le constat à la fois de l’utilité d’un enseignement aux médias et le constat de son inexistence au profit du cinéma considéré comme un art, et ce surtout en lycée. Il apparaît que la réflexion sur le support (le média) même si elle est présente dans les textes officiels, cède le pas à l’enseignement artistique. C’est au cinéma, envisagé comme un art, que sera confiée la principale mission de citoyenneté concernant ce que ces rapports appellent « l’éducation à l’image ». L’enseignement ne porte donc pas directement sur ce qu’il combat, ce qui peut être considéré comme un paradoxe : si l’on croit en l’efficacité d’une éducation aux images, ce serait précisément l’éducation aux médiass et au « flux médiatique » qui devrait être dominante, or il n’en est rien. Pourtant, A. Auclaire assume par ailleurs l’idée que l’enseignement du cinéma a partie liée avec « l’attraction du marché » et conclut en ces termes : « par ailleurs le 106 Ibid., p. 17-18. Ibid, p. 25. 108 Ibid., p. 33. 109 Ibid, p. 11. 107 - 66 - cinéma est un divertissement… ». C’est bien là tout le paradoxe des paradigmes dans lesquels se débattent les textes par rapport à l’enseignement du cinéma : les médias et les industries culturelles sont dangereux, mais pour y « éduquer » les élèves ont les évite soigneusement au profit de l’enseignement d’un art : le cinéma, dont il faut pourtant bien admettre qu’il en fait aussi un peu partie… Les définitions des médias et du cinéma données dans les différents rapports permettent de mieux comprendre d’où vient ce paradoxe. Les médias sont définis comme des « véhicules massifs d’informations déterminant des formes d’expression et induisant des modes de lectures spécifiques »110, et l’éducation aux médiass vise à comprendre « la manière dont elle (l’image) fait sens en fonction des supports qu’elle choisit et du regard qui se l’approprie »111. Du côté de l’enseignement du cinéma, le rapport A. Auclaire confirme en 2008 ce que disait C. Juppé-Lebond en 1999 : « Il semble bien qu’il y ait consensus pour estimer que l’objet premier d’éducation au cinéma est bien l’art du film et non l’initiation au langage de l’image ou à l’audiovisuel en général. »112. J.-R. Marchand insiste également sur le fait que : « Le ministère de la Culture ne peut pas retenir cette conception restrictive purement langagière de l’éducation à l’image (…) s’agissant par exemple du cinéma, il est bien évident qu’il existe un langage de l’image (…), mais le ministère de la Culture doit accorder la priorité à l’étude des œuvres. »113 D’un côté « langage des images », de l’autre « art du film » et « étude des œuvres ». Il faut bien comprendre que ce qu’A. Auclaire et J.-R. Marchand appellent le « langage de l’image » renvoie justement à cette approche spécifique utilisée dans l’éducation aux médiass qui consiste à envisager la manière dont l’image nous parle, ce qu’A. Auclaire comme J.-R. Marchand considèrent comme secondaire. Quand on sait que le ministère de la Culture est un partenaire obligatoire des 110 Ibid., p. 35. Ibid., p. 53. 112 AUCLAIRE Alain, « Par ailleurs le cinéma est un divertissement, proposition pour le soutien à l’action culturelle dans le domaine du cinéma », op. cit., p. 46. 113 « L’Éducation aux médias, enjeux, états des lieux et perspectives », publication interne, op. cit., p. 11. 111 - 67 - enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée, on comprend que ces enseignements qualifiés d’« artistiques » privilégient une approche de l’œuvre à analyser en elle-même et pour elle-même, plus que l’étude des modalités de sa diffusion et de sa réception, domaine qui semble réservé à l’éducation aux médiass… que précisément on n’aborde pas ou peu en lycée en vertu de la « priorité à l’étude des œuvres ». C’est finalement une vision immanente de l’œuvre cinématographique – au sens où l’entend Gérard Genette c’est-à-dire : « l’œuvre elle-même, débarrassée de toutes considérations externes »114 – qui présuppose qu’elle ne peut être assimilée à un média : c’est ce que veulent dire A. Auclaire et J.M. Marchand quand ils refusent de s’intéresser au « langage des images ». Car assimiler l’œuvre au média déplacerait son étude vers l’analyse pragmatique des paramètres de sa réception c’est-à-dire de ses « modes de lectures spécifiques », « la manière dont elle (l’image) fait sens en fonction des supports qu’elle choisit et du regard qui se l’approprie »115. C’est sans doute ce qui se joue dans cette opposition entre « enseignement artistique » et « éducation aux médiass » : d’un côté l’œuvre d’art, close sur elle-même indépendante de sa réception, de l’autre l’image médiatique et ses significations variables. Le rapport « L’éducation aux médias, enjeux, états des lieux, perspectives » parle de « la maîtrise des langages : il s’agit d’apprendre à décrypter les codes et à percevoir les procédures à l’œuvre dans différents types de textes et de langages médiatiques »116. Pourtant, il est aussi question de « décrypter » l’image cinématographique. Mais du côté de l’analyse filmique, on reste sur l’idée que ce « décryptage » doit mener à un sens univoque : comme le dit A. Auclaire, il faut faire découvrir aux élèves : « la facture et le sens d’une lumière, d’un plan, d’un cadre (…) tout cela ne peut que favoriser par ailleurs le recours au film comme support de décryptage de toutes les autres sortes d’images animées. » On pourrait parler ici d’une certaine vision « sémiologique » de l’image (si l’on 114 GENETTE Gérard, « Peut-on parler d’une critique immanente ? », revue Poétique, n° 126, avril 2001, Paris : Seuil, p. 131 et 136. 115 « L’Éducation aux médias, enjeux, états des lieux et perspectives », publication interne, op. cit., p. 53. 116 Ibid., p. 22. - 68 - accepte une vision très réductrice de la sémiologie) comme un mode d’expression nécessitant le décryptage de « codes » qu’il faut savoir traduire en sens. Sauf qu’il semble qu’il y ait différents types de langage : le « langage médiatique » pluriel et le « langage artistique » qui consiste en une relation signifiant/signifié comprise comme une traduction plus essentielle que contextuelle, tout cela constituant un « langage des images » mal délimité et mal défini, mais qui aboutit toujours à une valorisation de l’art face au non-art. Les programmes scolaires ont pour but d’apprendre à « décrypter les codes », pour déciller le spectateur face aux images quelles qu’elles soient. La présence de ce paradigme dans l’éducation aux images incite à être attentif à la façon dont l’enseignement du cinéma pourra, le cas échéant, se servir de cette idée de « décryptage » dans les approches théoriques qu’il utilise. C’est aussi la place du spectateur qui mérite d’être interrogée dans ces rapports : les jeunes sont considérés comme des êtres passifs qui « subissent » les messages délétères des médias dont il faut leur apprendre à se prémunir : « C’est une fracture intellectuelle et culturelle qui menace les jeunes d’âge scolaire du fait précisément de cette généralisation des usages et du manque de maîtrise des contenus. »117 Or cette affirmation ne tient que si l’on nie que « les jeunes » sont des récepteurs actifs qui « font quelque chose » des images, qu’ils utilisent en fonction de leur besoin et attente et que la réception est aussi affaire de négociation de sens. Le spectateur passif, en danger devant l’image médiatique n’est sans doute pas très différent du spectateur passif devant les images cinématographiques des « industries culturelles » que l’enseignement du cinéma doit lui apprendre à combattre. Le présupposé idéologique est le même : le réinvestissement pragmatique des images n’est pas envisagé, la compétence personnelle de l’élève non plus, le spectateur ne peut-être qu’un être manipulé ou un être à éduquer, les variables du comportement individuel ou lié à l’appartenance sociale de chacun face aux images 117 Ibid., p. 15. - 69 - n’étant pas envisagées. Se dessine ici un paradigme propre à l’École française. Une vision immanente de la production audiovisuelle – qui suppose l’œuvre comme un objet clos sur lui-même indépendamment de sa réception – apparaît d’emblée plus répandue qu’une vision pragmatique qui supposerait que la sphère de la réception est aussi active dans la production du sens que la sphère de la création : on peut déjà supposer que le cinéma sera davantage étudié que le blog, que le « film studies » l’emportera sur le « media studies ». La lacune de l’École française quant à l’éducation aux médiass pourrait donc s’expliquer par une résistance aussi paradigmatique que méthodologique. Le fait qu’une éducation au média efficace doit passer par une étude de « la manière dont elle (l’image) fait sens en fonction des supports qu’elle choisit et du regard qui se l’approprie »118 – ce qui relève d’une conception pragmatique de l’image – s’oppose aux représentations immanentes de l’image, plus répandues, qui prédisposent aux enseignements artistiques, comme étude de l’« Œuvre ». Ce n’est pas seulement le ministère de la Culture qui est en cause, c’est tout un paradigme de valorisation de l’« Œuvre » et de l’ « approche artistique ». 1.2.4 Bilan temporaire : le « modèle esthétique de l’éducation » et sa mise en question par la sociologie Si l’on synthétise les différents paradigmes politiques relevés, on constate que le discours politique suppose : 1 : L’accessibilité de l’art au plus grand nombre ; 2 : Que l’art a des vertus démocratiques et citoyennes ; 3 : Le pouvoir fondamental de l’artiste comme créateur et éducateur ; 4 : Que la résistance aux industries culturelles passe par l’enseignement artistique ; 118 « L’Éducation aux médias, enjeux, états des lieux et perspectives », publication interne, p. 53. - 70 - 5 : L’affirmation d’une culture patrimoniale ; 6 : La création artistique comme solution à tous les maux de la société, comme garantie du maintien de la cohérence et de l’harmonie ; 7: La nécessité d’une rencontre avec les œuvres, cette rencontre étant efficace en vertu de la seule présence des œuvres ; 8 : Le primat de l’étude de l’œuvre comme forme immanente ; 9 : La méfiance envers l’étude pragmatique qui confère aux spectateurs et à la situation de réception un rôle actif dans la production de sens ; 10 : L’Œuvre comme un ensemble de formes que l’on doit « décrypter » pour lui donner un sens. On peut donc reformuler huit paradigmes principaux : 1 : L’art pour tous ; 2 : L’art citoyen ; 3 : L’art éducateur ; 4 : L’art comme résistance face au non-art ; 5 : L’art prophylactique ; 6 : L’art charismatique ; 7 : L’œuvre immanente ; 8 : L’œuvre à décrypter. Cette typologie permet de condenser et résumer la longue analyse des textes à laquelle je me suis livrée. Ainsi rationalisée, cette typologie permet de mieux comprendre aussi ce qu’est un paradigme et comment il opère. En définissant ainsi ces paradigmes, je tente de les théoriser afin d’en faire des outils heuristiques pour une meilleure compréhension des modalités et enjeux de l’enseignement du cinéma en lycée. Et ces paradigmes, à y regarder de plus près, ne sont pas des évidences indubitables ni intemporelles. Que l’art ait des vertus citoyennes est un paradigme qui s’oppose par exemple à tout le courant des avant-gardes qui, dans les années 20, prônait au - 71 - contraire un art révolutionnaire, en opposition frontale par rapport aux valeurs de la société. Que l’on se réfère au manifeste Dada de Tristan Tzara ou au manifeste futuriste de Filippo Tommaso Marinetti, autant d’avant-gardes artistiques qui défendaient au contraire l’art comme un vecteur de provocation par rapport aux us et coutumes sociétaux : c’est le « non-plus-ultra » que défendait T. Tzara. L’art se définissait alors comme étant essentiellement en opposition avec la société, irrévérencieux, en but aux valeurs morales comme en témoigne cet extrait du manifeste Dada : « Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A.B.C., foudroyer contre 1, 2, 3 (…) prouver son non-plus-ultra et soutenir que la nouveauté ressemble à la vie comme la dernière apparition d’une cocotte prouve l’essentiel de Dieu. »119 L’art ne se voulait donc pas « citoyen », encore moins « républicain » il était surtout « anti- » et irrévérencieux, provocateur et anarchiste. On peut penser aussi à Stéphane Mallarmé qui, pourtant bien loin des avant-gardes, s’oppose farouchement au paradigme de l’art pour tous, qu’il qualifie quant à lui, dans son article précisément intitulé « l’art pour tous », d’« hérésie artistique » : « Comme tout ce qui est absolument beau, la poésie force l’admiration ; mais cette admiration sera lointaine, vague – bête, elle sort de la foule. Grâce à cette sensation générale, une idée inouïe et saugrenue germera dans les cervelles, à savoir qu’il est indispensable de l’enseigner dans les collèges, et irrésistiblement, comme tout ce qui est enseigné à plusieurs, la poésie sera abaissée au rang d’une science. Elle sera expliquée à tous également, égalitairement, car il est difficile de distinguer sous les crins ébouriffés de quel écolier blanchit l’étoile sibylline. (…) Un homme – je parle d’un de ces hommes pour qui la vanité moderne, à court d’appellations flatteuses, a évoqué le titre vide de citoyen – un citoyen (…) enjambe nos musées avec une liberté indifférente et une froideur distraite, dont il aurait honte dans une église, où il comprendrait au moins la nécessité d’une hypocrisie quelconque, et de temps à autre lance à Rubens, à Delacroix, un de ces regards qui sentent la rue. Hasardons, en le murmurant aussi bas que nous pourrons, les noms de Shakespeare ou de Gœthe : ce drôle redresse la tête d’un air qui signifie : “Ceci rentre dans mon domaine” ! 119 Début du manifeste Dada, TZARA Tristan, 1918, consulté en ligne le 12 juillet 2011 sur : http://haravantgardes.blogspot.com/2006/06/manifeste-dada-1918.html - 72 - C’est que, la musique étant pour tous un art, la peinture un art, la statuaire un art – et la poésie n’en étant plus un (en effet, chacun rougirait de l’ignorer, et je ne sais personne qui ait à rougir de n’être pas expert en art), on abandonne musique, peinture et statuaire aux gens du métier, et comme l’on tient à sembler instruit, on apprend la poésie. »120 Ce texte – que je me suis permis de citer ici un peu longuement – est un parfait manifeste anti-« enseignements artistiques » en cela qu’il vient contredire point par point les paradigmes politiques de l’art citoyen et de la « démocratisation » des arts chers à A. Malraux et aux ministres de la Culture qui lui succèderont. Que l’art se démocratise devient ici une hérésie, d’autant que pour S. Mallarmé la vertu charismatique de l’art ne saurait être une évidence pour tous : le spectateur « éduqué » manifeste une « liberté indifférente et une froideur distraite » face aux œuvres. La revendication d’un élitisme artistique strict – qui est à l’opposé de l’« élitisme pour tous » d’Antoine Vitez et du HCEAC – et l’opposition farouche à « l’art citoyen » considéré ici comme un « art pour citoyen » destiné à tous et donc méprisable, explose à la fin du texte de Mallarmé : « Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter. Ô poètes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux ! »121 Il ne s’agit pas ici de dire que S. Mallarmé a raison contre A. Malraux ni l’inverse, mais de mettre en perspective différents paradigmes pour montrer qu’ils sont finalement des partis pris, là où ils se présentent comme des vérités absolues. Que l’art soit accessible pour tous apparaît donc encore une fois comme un choix politique et non comme un élément inhérent à une définition ontologique de l’art. Même l’idée que l’art puisse se transmettre a été contestée dans l’histoire des idées. On peut citer ici Emmanuel Kant dans la Critique de la faculté de juger qui défend le génie de l’artiste comme ce qu’il y a d’inexplicable dans la création, puisque le génie 120 MALLARMÉ STÉPHANE, « Hérésies artistiques » publié dans la revue L’Artiste, le 15 septembre 1862 (T2, p. 127), Fac-similés numérisés par wikisource et consultables en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/H%C3%A9r%C3%A9sies_artistiques, consulté le 15 mars 2011. 121 MALLARMÉ STÉPHANE, « Hérésies artistiques », op. cit. - 73 - serait incapable lui-même de définir les règles de son art : « On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-àdire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. »122 Si le génie est sans règle, l’artiste « éducateur » est ici un paradigme qui apparaît contestable, l’idée de l’« artiste-professeur » ou du « professeur-artiste » ne tient pas dans la conception kantienne, le philosophe affirmant au contraire que l’art est intransmissible via un « exposé scientifique ». Selon E. Kant, les relations entre art et pédagogie semblent donc bien problématiques, conduisant à parier sur l’imitation plus que sur l’enseignement. Quant à l’artiste : « il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables ». Par ailleurs, si l’originalité apparaît ici comme un fondement du génie, on doute que l’art puisse être « démocratisé » ou « accessible au plus grand nombre », sauf à parier sur le paradoxe pour le moins discutable d’une « originalité » cependant assez largement répandue pour être montrée à tous les élèves de France. L’art apparaît au contraire, dans la conception kantienne, comme un moment d’exception, non généralisable. L’idée d’un art démocratisé, fermant de citoyenneté et de respect de valeurs communes, est donc bien une idéologie dans la mesure où c’est une croyance 122 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. de Alexis Philonenko, Paris : Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1993, p. 205. - 74 - temporaire, historicisée, qui ne vaut pas de toute éternité. Les paradigmes définis cidessus correspondent donc en fait à des conceptions conjoncturelles sans doute plus en accord avec des désirs politiques qu’avec une définition véritablement universalisable de l’art. On peut alors se demander pourquoi ces paradigmes sont aujourd’hui dominants dans les discours, envers et contre toutes ces autres prises de position qui les mettent plus ou moins violemment en question. Je m’appuierai ici sur les réflexions d’Alain Kerlan qui me semblent particulièrement pertinentes pour tenter de formuler une hypothèse théorique intéressante à ce propos123. Docteur en philosophie, professeur des universités en sciences de l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2, le travail de A. Kerlan croise celui des sociologues de l’éducation et se situe aux carrefours de la philosophie et de la pédagogie, de l’art et de l’éducation. Analysant le fonctionnement de l’institution scolaire depuis ces trente dernières années, A. Kerlan développe l’idée selon laquelle l’École contemporaine est à la recherche d’un « modèle » grâce auquel elle puisse se redéfinir, une « reprise éducative de la culture moderne »124 : « Nos sociétés ne savent plus très bien comment fabriquer et partager dans l’école un “ univers de signification ”. Ce n’est pas là une insuffisance passagère. La “ crise du monde moderne” à bien des égards est inhérente au monde moderne et à sa culture. C’est du moins l’hypothèse que je voudrais mettre à l’épreuve en me consacrant à l’examen du paradigme culturel, et plus particulièrement de la tentation esthétique qui l’habite. »125 Constatant, ces vingt dernières années, le développement des « activités artistiques » 123 Son travail théorique emprunte de façon revendiquée à John Dewey et Charles Taylor. On pourrait aussi penser au travail de Richard Shusterman et à sa lecture de Jürgen Habermas et Richard Rorty dans son article « La raison et l’esthétique entre modernité et postmodernité ». Shusterman écrit : « en résumé, Habermas et Rorty voient tous les deux le postmodernisme comme privilégiant l’esthétique sur la tradition de la raison qui est celle des Lumières, et tous deux développent à cet effet des narrations semblables » article consultable en ligne sur le site de Shusterman : http://www.fau.edu/humanitieschair/French_Articles.php, consulté le 05 février 2011, p. 287 du .pdf téléchargeable. 124 KERLAN Alain, De l’école des savoirs à l’école de la culture : vers un modèle esthétique de l’éducation scolaire, colloque ACFAS 2002, « enseignement, culture et formation des maître », disponible en ligne sur ftp://ftp2.snepfsu.net/snepfsu/peda/fronteps/Kerlan.pdf, p. 3, la pagination correspond au .pdf téléchargeable, consulté le 21 février 2011. Cette communication résume les thèses défendues par A. Kerlan dans son ouvrage : L’art pour éduquer : la tentation esthétique, contribution philosophique à l’étude d’un paradigme, Québec : édition des presses de l’Université de Laval, 2004. 125 KERLAN Alain, De l’école des savoirs à l’école de la culture : vers un modèle esthétique de l’éducation scolaire, op. cit., p. 4. - 75 - et des « pratiques culturelles » à l’école et l’adhésion massive que ce développement occasionne au sein même de l’institution, A. Kerlan construit l’idée selon laquelle l’École tente de se refonder selon un « modèle esthétique » qui correspond au paradigme que j’ai défini plus haut comme une croyance en l’art prophylactique qu’A. Kerlan résume comme une « mobilisation sociale de l’art dans la préservation du lien social, le refus de l’exclusion et du silence qui détruit les êtres, la réparation des existences et des identités, l’écoute de la parole de l’autre. »126 En se demandant ce que « cherchent nos sociétés du côté de l’art et de la culture », et pourquoi on fait aujourd’hui le pari de « l’art pour la renaissance et la régénération d’une école profondément malade de la société »127, A. Kerlan explique qu’une des premières causes lui semble résider dans la réhabilitation du sensible négligé jusqu’ici au profit de la raison. « Ce romantisme “revisité” par l’individualisme moderne »128 serait à l’origine d’un renversement des valeurs de la raison. Les activités d’expression et de création sont alors perçues comme un mode d’expression de soi, au nom d’une « anthropologie de l’expérience artistique » qui « de Kant à Gadamer » apparaît, selon A. Kerlan, comme « une des voies les plus fructueuses de l’esthétique »129. Si l’École, à la suite de l’enseignement religieux dont elle poursuit, selon E. Durkheim, certaines caractéristiques, vise à une action « en profondeur » sur l’individu, l’art apparaît comme le meilleur moyen de toucher à l’intériorité, à l’intime de chaque être dans l’espoir de le transformer durablement. C’est ce qu’A. Kerlan appelle « l’art pour l’accomplissement de l’homme dans son humanité »130, paradigme qui lui semble directement issu de Friedrich von Schiller et de sa Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme qu’il cite comme fondatrice de ce paradigme131. Il me semble que l’on rejoint là aussi la perspective kantienne du « jugement de goût » universel, ciment de la condition humaine, qui serait ici relu sous l’angle de la « citoyenneté », c’est-à-dire comme fondement d’une 126 Ibid., p.7-8. Ibid., p. 8. 128 Ibid., p. 9. 129 Ibid., p. 10. 130 Ibid., p. 11. 131 Charles Taylor travaille aussi ce paradigme comme « malaise de la modernité ». 127 - 76 - communauté. Ce n’est donc pas tant la transmission de l’art qui est en jeu ici – E. Kant, d’ailleurs, comme je l’ai vu précédemment, n’y croyait pas – que la transmission du goût, et c’est un paradigme dont il faudra se souvenir par la suite. Par ailleurs, cette rencontre avec l’art permettrait « la rencontre de chacun avec luimême comme « artiste », ce qui semble contredire tous les discours pédagogiques qui dominaient jusqu’ici sur la notion d’apprentissage progressif. On retombe là sur le paradigme de l’art charismatique déjà évoqué. Le paradoxe mérite d’être souligné : l’enseignement de l’art achoppe finalement sur le paradigme de l’art charismatique puisqu’on enseigne quelque chose qui est pourtant sensé se transmettre par la seule présence. C’était déjà une conception qui opposait le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale sous A. Malraux qui tenait beaucoup, comme je l’ai vu, à cette idée du « choc présentiel » de l’œuvre d’art. Ce paradoxe sur lequel les discours officiels font pudiquement silence – quand ils n’affirment pas le contraire en muant le paradoxe en contradiction (puisque si l’art est affaire d’éducation, tout le monde ne saurait y accéder de manière égalitaire) – explique peut-être certaines tensions qui subsistent sur cette question de l’« art à l’École ». Pour A. Kerlan, la crise du monde moderne, sa mise en question postmoderne explique « l’aspiration éducative à l’unité », le désir de « réenchanter un univers muet, vidé de ses dieux, réduit à l’utile et à l’utilitaire » pour « retrouver du sens »132. Toutes ces raisons expliquent ce que A. Kerlan appelle « un modèle esthétique de l’éducation », « une pensée générale de l’éducation et des apprentissages sous l’angle de l’esthétique », « une reprise esthétique du savoir » 133 qui postule que l’art pourra sauver l’école de sa perte, éviter ses échecs (comme l’échec scolaire) ce qui correspond à ce que j’appelais plus haut « l’art prophylactique ». C’est ici que les paradigmes des discours sur l’art deviennent des suggestions 132 KERLAN Alain, De l’école des savoirs à l’école de la culture : vers un modèle esthétique de l’éducation scolaire, op. cit., pp. 12 et 13. 133 Ibid., p. 19. - 77 - politiques, au sens de politeia c’est-à-dire une proposition faite à la communauté pour une meilleure organisation sociétale, c’est ici précisément qu’ils deviennent idéologiques. Selon A. Kerlan : « Éthique, esthétique et politique ici se confondent : la tâche urgente et première, celle qui commande les autres et détient la clé du problème politique, réside dans la réforme esthétique des caractères et des mœurs. »134 La question essentielle serait alors « comment fabriquer de la culture avec les savoirs modernes ? ». Gageons que les enseignements artistiques – et parmi eux l’enseignement du cinéma – sont une des solutions politiques trouvées pour répondre à cette question. Il s’agira donc de mesurer jusqu’où ces paradigmes ainsi englobés dans un « modèle esthétique de l’éducation » sont à l’origine des modalités, enjeux et mises en œuvre de l’enseignement du cinéma en lycée. Je m’attacherai donc à pointer leur résurgence dans cet enseignement. Encore une fois, il ne s’agit pas d’être trop causaliste, mais de voir jusqu’à quel point l’enseignement du cinéma est lui-même imprégné de ces paradigmes. Ce développement autour des textes et paradigmes officiels permet de mieux comprendre l’esprit qui préside aux enseignements artistiques dont le cinéma fait partie : les paradigmes ainsi relevés et dépliés serviront d’outils heuristiques à l’étude des conditions historiques, politiques, légales, juridiques et financières de l’enseignement artistique de cinéma et l’audiovisuel. Je vais maintenant m’arrêter sur les modalités concrètes de cet enseignement à l’intérieur du système paradigmatique que je viens de décrire. 134 Ibid., p. 26. - 78 - 1.3 Le cas de l’enseignement du cinéma : conditions historiques, politiques, légales, juridiques et financières Le cinéma s’avère avoir une longue histoire avec l’École, dont je n’évoquerai ici que quelques grandes dates, renvoyant pour plus de précision aux travaux déjà effectués avant moi135. Les différentes étapes du développement des enseignements jusqu’à leur état actuel ont été étudiées très précisément par F. Desbarats dans sa thèse. Qu’il me soit permis ici de rappeler que mon travail n’est pas diachronique : je n’aborde l’histoire de l’enseignement du cinéma en lycée que par souci d’établir une base claire pour mes investigations diachroniques qui s’attachent au contraire à étudier le temps présent. La perspective historique me sert ainsi d’arrière-plan, mais elle ne constitue pas l’enjeu essentiel de mon travail. 1.3.1 De l’entrée du cinéma à l’École : bref aperçu historique Dès 1920, un rapport d’Auguste Bessou « Rapport général sur l’emploi du cinématographe dans les différentes branches de l’enseignement »136 soutient les atouts pédagogiques du cinéma, en arguant qu’il permet de visualiser des éléments qui sans lui pourraient rester abstraits. Qu’il soit recommandé en physique ou en sciences naturelles, c’est l’entrée du cinéma à travers le « film à visée didactique » qui commence ainsi, avec son lot de résistances idéologiques et de méfiance envers un outil de divertissement promu au rang d’outil pédagogique. En 1933, Jean Macé 135 Sur ce sujet, je ne ferai que reprendre en le synthétisant le travail effectué par Caroline ACHAT dans sa thèse de 2010 Enjeux de l’introduction de l’art à l’École primaire et au collège. Processus d’apprentissage et mises en forme scolaire des confrontations aux oeuvres. Le cas du cinéma, op. cit., et le travail très approfondi proposé par Francis DESBARATS dans sa thèse de 2001 : Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit. 136 Ce rapport est largement cité par Caroline ARCHAT p. 30-31 de sa thèse, op. cit. - 79 - crée l’Union française des Offices du Cinéma Éducateur Laïque afin de développer les ciné-clubs et (déjà) l’accessibilité des films aux enfants. Le « cinéma éducateur » est né, et sans doute avec lui le paradigme politique décrit plus haut qui prête au cinéma, considéré comme un art, des vertus pour l’épanouissement de l’enfant. Dans les années 40, une génération d’adultes ayant fréquenté les ciné-clubs arrive à des responsabilités professorales : le meilleur exemple est sans doute celui d’Henri Agel et André Bazin. Après la guerre, en 1948, le recteur de l’académie de Paris est le premier à autoriser que des ciné-clubs soient animés dans les lycées, dans le cadre des « activités dirigées » le samedi après-midi. Bernard Georgin, proviseur honoraire et délégué général du cinéma scolaire de l’académie de Paris, met en place un « service de l’enseignement du cinéma » pour encadrer pédagogiquement ces ciné-clubs avec des fiches de méthode et de la documentation137. Dans les années 50, Jean Delmas, responsable de la Fédération française des ciné-clubs s’intéresse tout particulièrement à leur développement en milieu scolaire, et l’on constate que le paradigme de la résistance aux industries culturelles fait déjà partie de la rhétorique de défense du cinéma à l’École : « Pour nous autres, gens de ciné-clubs, qui prenons en charge l’éducation du spectateur (…) il devient insupportable d’assister à cette intoxication par le mauvais cinéma (…) Nous savons fort bien qu’il faudra beaucoup de patience pour revenir sur une habitude qui associe Walt Disney à la fête de Noël comme le lierre à l’arbre. »138 L’idée qu’il faut « éduquer au cinéma » pour éviter ses dangers est déjà présente. À cette époque, le cinéma pour les jeunes sera donc particulièrement défendu par les militants de l’Éducation populaire, plus que par l’Éducation nationale. Des cinéclubs s’ouvrent dans de nombreux lycées et des films suivis de débats sont projetés, souvent hors temps scolaire, le jeudi après-midi, dans l’enceinte des lycées ou dans une salle proche. On est bien en présence d’une double conception du cinéma qui 137 Voir GEORGIN Bernard, « L’éducation cinématographique », Cinéma 63, n° 76, sous la direction de Michel Martin, mai 1963, p. 24-42. 138 Jean DELMAS, « Du Walt Disney de Noël au vrai cinéma des enfants », n° 115, revue Jeune cinéma, janvier 1979, in Une vie avec le cinéma, Paris : Jean-Michel, 1997, Coll. « Jeune cinéma », p. 24, cité par Caroline ARCHAT, op. cit., p. 34. - 80 - cohabite : celle du film pédagogique comme outil de transmission de savoirs disciplinaires et celle du cinéma comme art qui aboutira, comme ces paradigmes le laissent supposer, à « l’enseignement artistique » et à « l’action culturelle ». Car la défense du cinéma comme art est déjà très présente, paradigme que F. Desbarats rattache à : « une histoire nationale qui y incline pour au moins deux raisons : la première est que, depuis les années vingt, les courants les plus significatifs de la critique, des écrivains, des intellectuels, épaulés par les diverses générations de ciné-clubs, se sont avec constance orientés dans ce sens, malgré les résistances qu’ils trouvaient à leur conception – et à leur action. (…) La deuxième raison découle de la première. (…) Parce qu’ils se sont revendiqués comme intervenants privilégiés dans la cité sur des questions de politique ou de justice, les cinéastes français ont obtenu en retour un statut symbolique plus large que celui qui correspond à leur seule définition professionnelle. »139 Ce qu’il faut souligner aussi, c’est l’importance des ciné-clubs dans l’émergence du cinéma dans l’institution scolaire, influence qu’il faudra sans doute réinterroger en termes de paradigmes. Pour F. Desbarats la tradition française des ciné-clubs d’après-guerre est reliée à « une certaine tendance de la culture nationale » qui promeut surtout, dans les ciné-clubs de lycées, le cinéma de la Qualité française, c’est-à-dire le cinéma national. F. Desbarats résume ainsi l’évolution des ciné-clubs en France et leur interaction avec l’enseignement du cinéma : « Selon Bernard Nave, président de la fédération des ciné-clubs des jeunes (la fédération Jean Vigo) et professeur de cinéma en A3 L3, les ciné-clubs de jeunes dans les établissements scolaires ont décliné sans remède à partir de 1988-1989. Mais, marqués par les retombées de 68 et du changement social, ils étaient sans doute déjà bien différents de ceux de l’après-guerre. La création des sections cinéma était dans ces conditions une anticipation sur la modification des conditions sociales de la transmission du goût du cinéma qui ont amené la disparition des ciné-clubs. »140 Pourtant, aujourd’hui, quand on regarde la liste des films choisis pour le baccalauréat, on se trouve bien plus dans la cinéphilie promue par les Jeunes Turcs 139 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 24. 140 Ibid., p. 253. - 81 - des Cahiers du cinéma que dans la « Qualité française », chroniquement absente des programmes de lycée. Il y a donc fort à parier qu’il s’est opéré un profond changement de paradigme entre l’après-guerre et les années 80 : à la fois dans l’image de ce qu’est un « cinéphile » et sur les liens de parenté et les oppositions entre l’activité des ciné-clubs et les enseignements artistiques. À partir de 1956, en la personne d’Étienne Fuzellier, est évoquée avec sérieux l’introduction d’une section spécialisée d’« Art » pour les élèves, et même une épreuve au baccalauréat141. À partir de 1961, les CRDP organisent tous les ans des journées de formation sur « l’éducation cinématographique ». Pour autant, le projet d’E. Fuzellier restera lettre morte : seules les activités de ciné-club, en dehors du temps scolaire ou sur le temps des « activités dirigées » sont plébiscitées, sans pour autant officialiser complètement le lien entre les lycées et les fédérations de cinéclubs. Mais la résistance n’est pas qu’institutionnelle : F. Desbarats évoque aussi les réticences d’une certaine génération de cinéphiles, dont Serge Daney, Jean-Claude Biette, Danièle Houillet et Jean-Marie Straub, face à l’enseignement du cinéma. Il s’appuie pour justifier cette résistance sur un article écrit par Raymond Borde en 1961 dans Les Cahiers Pédagogiques : « L’amour du cinéma (…) est joyeux et spontané et il n’exige aucune médiation. Mais il n’est pas donné à tous. Il reste une vocation, et en ce sens, un privilège. Il ne s’apprend pas sur les bancs d’une école, mais dans les salles (…) On décortiquera Méliès pour un public de cancres et l’on mettra Citizen Kane au programme du baccalauréat. » 142 On est bien loin ici des pétitions de principe pédagogiques qui seront défendues plus tard par A. Bergala sur la « pédagogie des fragments mis en rapports » et son militantisme du DVD pédagogique, et l’on est bien loin aussi de la notion de « passeur » chère à S. Daney (qui, pour autant, se montre méfiant à l’égard du « cinéma des professeurs »), puisque le postulat de R. Borde est que le cinéma 141 142 FUZILLIER Étienne, « Le cinéma au bachot », in Image et son, n° 97, décembre 56, p. 6. BORDE Raymond, Les Cahiers pédagogiques, nº 26, janvier 1961, p. 82. - 82 - « n’exige aucune médiation ». L’idée du « goût spontané », indépendant de l’apprentissage, discrédite toute tentative d’un enseignement artistique. On est à nouveau en présence du paradigme de l’art charismatique qui s’oppose à l’enseignement du cinéma. Pourtant, on trouve aussi des grands noms qui, au contraire, ont soutenu l’entrée du cinéma dans les écoles. F. Desbarats cite Henri Agel, Marcel Oms et Christian Metz qui, tout en adhérant à des idéologies très différentes, ont œuvré pour l’enseignement du cinéma à l’École. Le point commun entre tous ces défenseurs d’un enseignement du cinéma est une foi en la puissance de conviction des films, credo qui était aussi celui d’A. Malraux qui défendait l’idée du « choc présentiel » 143 des œuvres. Le paradigme de l’œuvre charismatique sert ici à justifier précisément ce qu’il servait à refuser dans le camp des opposants à la médiation au cinéma : le paradoxe déjà relevé perdure… Mais ce paradoxe est, à cette époque, surmonté par l’idée qu’il faut surtout, dans le cadre de l’École, diffuser des films, sans pesanteur didactique : on n’est pas encore au stade d’un « enseignement du cinéma », mais à celui d’une « éducation au cinéma » qui pourrait se résumer à l’acte de voir des films et d’en parler après. La thèse de F. Desbarats montre donc que le débat autour du cinéma comme objet d’enseignement a bien existé et qu’il s’est cristallisé finalement – et malgré quelques paradoxes… – autour d’un même paradigme : celui de l’art charismatique. Pour F. Desbarats, ce n’est cependant pas le seul paradigme responsable du débat. Il explique la résistance à l’enseignement du cinéma comme une résultante de l’après 68, qui faisait du cinéma un « otium à préserver »144 : « Les enseignants cinéphiles affirmaient ainsi, de façon plus ou moins intense et durable, une implication plus profonde dans le domaine de l’esthétique que dans celui de la pédagogie. »145 On retrouve finalement ici le « modèle esthétique » d’A. Kerlan et une explication, 143 DESBARATS, Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 312. 144 Ibid., p. 240. 145 Ibid., p. 241. - 83 - peut-être, d’étranges lacunes – encore aujourd’hui – dans les réflexions sur la « pédagogie » ou la « didactique » du cinéma sur lesquelles il faudra revenir. L’enseignement apparaît comme quelque chose qui a « rattrapé » cette génération de professeurs cinéphiles, mais dont ils n’étaient pas eux-mêmes totalement convaincus. Ajouter à cela les paradoxes pédagogiques auxquels conduit le paradigme de l’art charismatique que nous avons déjà évoqué, on comprend que la question didactique dans l’enseignement du cinéma apparaisse toujours comme plus ou moins secondaire. Pourtant, les années 60-70 sont aussi la période d’une expansion de la télévision dont on peut supposer qu’elle contribue à renforcer le paradigme de l’art comme résistance face au non-art. Il va donc falloir « didactiser » le cinéma pour en faire une véritable arme d’opposition aux industries culturelles. Les années 70 voient en effet la naissance de nombreuses expérimentations pédagogiques liées à l’image et aux sons dont le collège de Marly-le-Roy reste sans doute le meilleur exemple. Sur ce point, je ne répèterai pas les développements descriptifs et théoriques déjà produits dans la thèse de F. Desbarats ou dans les écrits de Geneviève Jacquinot146. Parallèlement, l’Association Française des Enseignants de Français (AFEF), propose dans Le français aujourd’hui (n° 38 et 39, 1977) un programme « Lettres et cinéma » qui renouvelle l’approche des films en plébiscitant des exercices pratiques et le contact avec des spécialistes partenaires, annonçant certaines idées qui seront reprises dans les textes de 1981. C’est aussi l’occasion de constater, avant même l’ouverture des premiers enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel », la présence du français dans la réflexion sur l’enseignement du cinéma. Il faudra attendre les années 80 pour que l’enseignement du cinéma apparaisse en tant que tel et comme matière autonome dans les curriculums scolaires, parmi les « enseignements artistiques ». En 1984 naît la première option facultative « cinéma et audiovisuel », d’abord à titre expérimental, dans quatorze lycées de France. L’introduction du cinéma se fait de façon prudente, chaque lycée devant, pour 146 JACQUINOT Geneviève, L’école devant les écrans, Paris : ESF, 1985, 135 pages. - 84 - prétendre ouvrir une classe, présenter un dossier devant une commission de représentants des ministères de la Culture et de l’Éducation nationale. F. Desbarats indique que la naissance du cinéma au lycée s’est faite dans l’écrasement des différentes fédérations de ciné-clubs qui ont essayé – vainement – d’entrer dans les discussions ministérielles. C’est à la rentrée 1986, pour les élèves entrant en Seconde, après des débats houleux, qu’une épreuve de « cinéma et audiovisuel » est inscrite au baccalauréat. Précisons que la classe de Seconde étant une classe de « détermination », le choix de l’option en Seconde ne saurait être déterminant pour la suite de la scolarité et le choix d’une « section ». En 1986 est créée une « section A3 cinéma et audiovisuel » qui est intégrée aux filières littéraires. Cette section se dote d’une matière obligatoire, souvent qualifiée d’« option », alors qu’elle relève en réalité d’une section147. L’enseignement « cinéma et audiovisuel » sera ouvert, comme option facultative ou « complémentaire », avec un horaire allégé, aux autres sections scientifiques économiques et techniques. Il revêt alors véritablement et institutionnellement les caractéristiques d’une « option » dans le système scolaire : ce sont des heures que l’élève choisit de faire en plus de l’emploi du temps de sa classe et qui sont dotées d’un coefficient 1 dans la moyenne générale du baccalauréat (seuls comptent les points au-dessus de la moyenne). À partir de 2002, l’enseignement facultatif passe à un coefficient 2, sauf pour les enseignements dans les classes technologiques (STT et STI148) qui reste à un coefficient 1. Les horaires hebdomadaires et les coefficients varieront au cours des décennies jusqu’à l’état actuel149. C’est à cette date également que les décisions d’ouverture de classes sont décentralisées : suite aux lois de décentralisation, elles sont désormais prises à l’échelle des rectorats et des collectivités territoriales. 147 La terminologie actuelle parle d’ « enseignement de spécialité » et plus familièrement d’ « option lourde ». 148 Voir glossaire. 149 Voir tableau récapitulatif dans l’introduction. - 85 - De 1990 à 1996, l’encadrement institutionnel s’est renforcé. En 1990 furent nommés des Inspecteurs généraux en charge du cinéma, mais ce dossier leur était confié en plus de leur discipline d’origine, le ministre Jacques Monory n’ayant pas jugé opportun de nommer un Inspecteur général spécialisé. Il faudra attendre 1996 pour que François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, accepte qu’une Inspection de cinéma autonome soit créée et nomme à ce poste C. Juppé Leblond qui y restera jusqu’en 2009, date à laquelle lui succèdera Patrick Laudet qui renoue avec la tradition des IG non spécialistes puisqu’il est également chargé des Lettres et du Théâtre. En 1990, suite à quelques problèmes pendant les épreuves et afin de mieux superviser les épreuves du baccalauréat, est créée la COSEAC : Commission d’Orientation et de Suivi des Enseignements et Activités de Cinéma et de l’audiovisuel. C’est cette commission qui commandera les premiers documents pédagogiques à destination des professeurs : une vidéocassette d’analyse des films au programme, d’une quarantaine de minutes. La commission travaille alors avec des sociétés de production qui soumettent un projet à partir d’un cahier des charges pour l’élaboration de documents pédagogiques. 1.3.2 Modalités budgétaires : répartitions entre ministère de l’Éducation nationale et ministère de la Culture Tous les témoins de cette période s’accordent à dire qu’il y a eu un avant et un après Jack Lang. À partir de 1981, puis en 2000, les institutions publiques, encouragées par le « Plan de cinq ans », se sont engagées à promouvoir et à soutenir des dispositifs permettant d’associer dans une démarche commune des professionnels de la culture et de l’enseignement. À ce titre, un premier protocole d’accords fut signé le 25 avril 1983, établissant des liens entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale. Ce protocole a été renforcé par la - 86 - loi sur les enseignements artistiques en 1988. Ce protocole, initié par la politique très volontariste de J. Lang, repose sur l’idée selon laquelle l’art et la culture ont une véritable fonction « éducative » : c’est le paradigme de l’art éducateur qui triomphe. À partir de là, l’enseignement du cinéma en lycée ressemblera à ce qu’il est aujourd’hui. Dans le cadre des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel », ce double pilotage ministériel prend la forme d’un devoir d’information réciproque, de formation des personnels et de financements de projets communs des deux ministères en question. L’État subordonne par ailleurs une partie de ses aides aux institutions culturelles à l’effort entrepris par celles-ci pour élargir la base sociale de leur public. Depuis le rapport Rigaud de 1996, le ministère de la Culture a en effet ajouté à ses attributions « l’éducation artistique et culturelle ». En 2010, le budget du ministère de la Culture et de la Communication se prévaut ainsi d’une hausse de l’investissement dans « l’éducation artistique et culturelle ». Il est bien précisé dans le document de la conférence de presse de Frédéric Mitterrand lors de la présentation du budget le 1er octobre 2010150 que « la démocratisation de la culture » repose sur « l’éducation artistique et culturelle, permettant de mener des actions éducatives pendant et hors le temps scolaire »151. Tous les établissements culturels subventionnés par le ministère de la Culture doivent désormais faire figurer cette obligation dans leur cahier des charges. Ce secteur du budget appartient au programme « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture ». Le ministère de la Culture fournit donc les partenaires « artistes » nécessaires aux enseignements artistiques proposés en lycée. En ce qui concerne l’enseignement du cinéma, la notion de « partenaire » et « d’artiste » et leurs représentations restent problématiques : qui est « artiste » ? un scénariste ? un opérateur de prises de vues ? un monteur ? un réalisateur ? Il sera plus question de faire intervenir des 150 Budget 2010, ministère de la Culture et de la Communication, document accessible en ligne sur le site du ministère ; http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Culture-et-communication-unbudget-en-forte-hausse, consulté le 5 février 2011, la pagination correspond au .pdf téléchargeable. 151 Budget 2010, ministère de la Culture et de la Communication, op. cit., p. 57. - 87 - « professionnels » ou des « techniciens » et l’on retombe là sur des questions qui touchent à l’ambiguïté même de l’objet cinéma, entre techniques, industrie, et art. Quant à l’arsenal législatif du droit du travail, il ne semble pas suivre cette pétition de principe puisqu’un « intermittent du spectacle » par exemple ne peut effectuer qu’un nombre relativement réduit d’heures payées par l’Éducation nationale s’il veut conserver son statut. Ce dilemme juridique est bien la preuve des tensions inévitables qui existent entre pratique professionnelle et éducation artistique dans le cadre scolaire. Comme le remarque Emmanuel Wallon : « Malheureusement, le temps d’enseignement des intermittents du spectacle, sollicités de tous côtés pour intervenir – quand ils n’y sont pas astreints par la convention liant leur compagnie aux bailleurs de fonds publics – et animer des ateliers à l’école, en collège ou au lycée, n’est pris en compte que dans une portion congrue dans le total des heures requis pour obtenir l’allocation qui leur apporte un indispensable complément de revenu. Incités à se faire les auxiliaires de l’éducation, mais sommés de rester des créateurs sans attaches, telle est l’étrange contradiction à laquelle ils sont soumis. »152 Au-delà d’une « institutionnalisation » à laquelle certains artistes répugnent sans doute, un artiste n’a a priori pas vocation, dans son statut salarial, à intervenir majoritairement dans une structure scolaire du secondaire. Malgré l’affirmation de Didier Lockwood dans le rapport 2006 du HCEAC : « tout professeur est un artiste », il apparaît clairement que l’éducation artistique est encadrée par des professeurs qui n’ont pas vocation à être forcément des artistes pour des élèves qui ne se destinent pas forcément au monde artistique. La distance entre le cinéma « en train de se faire » et la culture figée du patrimoine cinématographique que l’École se doit de transmettre se joue sans doute aussi ici. Du côté de la Culture c’est le paradigme politique de « l’art pour tous », héritage de A. Malraux, qui domine. S’il est beaucoup question de « l’histoire des arts » dans le budget 2010 précédemment cité, le cinéma n’est pas en reste : « Les actions en faveur du cinéma restent en 2010 déterminantes pour l’éducation à l’image, les efforts consentis dans ce domaine devant permettre 152 WALLON Emmanuel, Espoirs et déboires de l’éducation artistique, in Le Système éducatif en France, sous la direction de Bernard TOULEMONDE, Paris : La Documentation française, coll. « Les Notices », décembre 2009, p. 191-196. - 88 - d’ici à 2014 un doublement du nombre de jeunes concernés par ces actions par rapport à leur niveau de 2007. »153 1.3.3 Le pilotage des services centraux Dans les deux ministères concernés par les enseignements artistiques, le pilotage est assuré par plusieurs entités. Comme le souligne le rapport Chiffert de 2003 : « Les croisements entre l’administratif, le financier, et le pédagogique sont donc ici particulièrement animés, les engagements très forts »154 Le pilotage central est assuré par : - Un conseiller technique pour les arts et la culture auprès des deux ministères concernés, qui porte la volonté politique commune. Aujourd’hui, pour le ministère de la Culture c’est Madame Annick Lemoine qui assure la charge de « Conseillère en charge de l’Éducation et des enseignements artistiques et de l’histoire de l’art ». Du côté du ministère de l’Éducation nationale, aucun conseiller n’apparaît spécifiquement en charge de ce dossier. Les accords destinés à promouvoir l’enseignement des arts comme celui signé avec le Regroupement des Musées Nationaux en 2009 ont été négociés par Luc Chatel lui-même. - Les directions chargées de la mise en œuvre sur le terrain des politiques : la DGESCO155 (Direction Générale des Enseignements Scolaires) élabore la politique éducative et pédagogique ainsi que les programmes d’enseignement des écoles, des collèges, des lycées et des lycées professionnels. Son directeur général est actuellement Jean-Michel Blanquer. La DGESCO intervient particulièrement sur le contenu des programmes scolaires et sur la formation continue des enseignants. - L’Inspection générale de l’Éducation nationale – dirigée par l’Inspecteur général 153 Budget 2010 ministères de la Culture et de la Communication, op. cit., p. 66. « L’Éducation aux arts et à la Culture », dit « rapport Chiffert », présenté à Monsieur le ministre délégué à l’enseignement scolaire et Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication, rédigé par Christine Juppé-Leblond, Anne Chiffert, Gérard Lesage, Marie-Madeleine Krynen, en janvier 2003. Consultable en ligne : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/chiffert/rapport-chiffert.pdf La pagination est celle du .pdf, p. 38. 155 Ses missions sont définies sur la partie du site du ministère de l’Éducation nationale qui lui est dévolue : http://www.education.gouv.fr/cid978/direction-generale-de-l-enseignement-scolaire.html 154 - 89 - actuel, Monsieur Patrick Laudet – s’appuie aujourd’hui sur deux « chargés d’une mission auprès de l’Inspection générale pour l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel » : Renaud Ferreira et Françoise Savine. Les bureaux de l’Inspection générale ont récemment (en 2010) déménagé pour être installés rue de Grenelle, signalant la fin d’une certaine indépendance de l’Inspection par rapport au ministère, mais facilitant peut-être la coordination au jour le jour des différents services. Cette Inspection générale chargée de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel fait partie du « groupe permanent et spécialisé “enseignements artistiques et culturels” » qui rassemble les Arts appliqués, les Arts du cirque, les Arts plastiques, le Cinéma et l’audiovisuel, le Théâtre, la Danse, l’Éducation musicale et l’Histoire des arts. Ce groupe est dirigé par le Doyen Vincent Maestracci qui est aussi l’Inspecteur général en charge de la Musique. Comme nous l’avons vu plus haut, Patrick Laudet, Inspecteur général en charge du cinéma et de l’audiovisuel est également en charge du théâtre. L’Inspection générale peut désigner un certain nombre de Groupes d’Experts (GE) chargés de rédiger les programmes et de les modifier. Historiquement, la réunion d’« experts » était prévue au sein des COSEAC, créées comme je l’ai vu plus haut en 1990. Ces commissions partenariales placées sous l’autorité des deux ministères étaient prévues pour réunir, à l’échelle nationale ou académique, des représentants institutionnels, des délégués sectoriels relevant des deux ministères, des professionnels, des enseignants, des responsables de structures culturelles, des universitaires et des représentants du CNDP et des CRDP pour assurer des accompagnements pédagogiques. Cependant, les activités de ces COSEAC ont été depuis presque dix ans « mises en sommeil »156. Aujourd’hui, ces commissions existent à l’état de fantôme comme en témoigne cette page vide qui leur est consacrée sur le site du ministère157. Lorsqu’il s’agit de déterminer les films au programme du baccalauréat ou de réécrire les textes officiels des programmes, c’est 156 Ce sont les termes employés par le « rapport Chiffert » : « L’Éducation aux arts et à la Culture », op. cit., p. 44. 157 http://www.educnet.education.fr/sigles/coseac - 90 - l’Inspection générale qui décide, au coup par coup, de la constitution d’une commission d’experts. Les documents pédagogiques sont commandés par l’intermédiaire de l’Inspection générale, en association avec le CNDP pour le choix des auteurs, à l’issue du choix du film au programme par la commission désignée. Pour autant, on trouve toujours des comptes-rendus de CASEAC (Commission Académique chargée du Suivi des Enseignements et Activités Cinéma et audiovisuel), car celles-ci sont le plus souvent animées au sein des DAAC (Délégation Académique à l’Action Culturelle et à l’éducation artistique). Ces CASEAC ont été renommées en 2002 « groupe territorial de pilotage ». Elles sont actuellement variablement actives selon les académies et entrent en action particulièrement pour le suivi des dispositifs « collèges et lycéens au cinéma ». En 2003, le rapport Chiffert déplorait ce morcellement des différents services, soulignant que : « Un simple regard ne peut embrasser d’un coup le nombre considérable de structures et de personnes qui, à des degrés divers, sont concernées par l’éducation artistique ».158 Constatant que les compétences existent, mais sont parfois désorganisées, le rapport préconisait leur « simplification »159. Il semble que le fonctionnement se soit effectivement simplifié, les principaux responsables de la coordination des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » étant désormais la DGESCO et l’Inspection générale. J’ai entendu récemment, lors de la réunion de la commission d’experts chargée du choix du film au programme du baccalauréat dont j’ai fait partie en 2011, une représentante de la DRAC de l’académie de Versailles regretter l’existence des COSEAC. Reprochant à l’Inspection générale de s’octroyer désormais toutes les décisions, elle signalait là la mise sous tutelle – dommageable selon elle – des enseignements artistiques par le ministère de l’Éducation nationale au détriment du ministère de la Culture. Selon Renaud Ferreira, ces récriminations 158 159 Rapport Chiffert, « L’Éducation aux arts et à la Culture », op. cit., p. 40. Ibid., p. 45. - 91 - sont assez récurrentes. Dans les faits, il semble que l’Inspection générale soit ellemême assez dépendante des préconisations de la DGESCO qui, effectivement, pilote le contenu des enseignements, indépendamment du ministère de la Culture dont les représentants ont parfois l’impression de servir de simple prestataire. Pourtant, un financement ministériel substantiel passe par les DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), depuis les lois liées à la décentralisation, qui répartissent les compétences du ministère de la Culture dans toutes les régions du territoire national : « La mise en œuvre des priorités du programme “Transmission des savoirs et démocratisation”, passe également par les DRAC : éducation artistique et culturelle, actions en faveur des publics éloignés de la culture. »160 Pour Pascale Lismonde, cette décentralisation des pouvoirs déjà à l’œuvre lors du « Plan de cinq ans pour le développement des arts et de la culture à l’école », a eu une répercussion très positive sur les enseignements artistiques, car elle a permis au ministère de la Culture d’être présent partout, à l’instar de l’Éducation nationale, qui via les rectorats, avait déjà mis en œuvre cette décentralisation. Se trouvent ainsi mieux réparties, sur tout le territoire, les initiatives et leur suivi quant à l’enseignement artistique161. Le budget des DRAC représentait en 2010 un crédit de paiement de 8,8 M€, ce qui correspond à une augmentation de 4,9 % selon la source officielle. Ce chiffre contraste avec le discours de certains professeurs que j’ai pu rencontrer qui se plaignent d’une baisse de l’investissement des DRAC dans les enseignements « cinéma et audiovisuel ». Dans le rapport 2006 du HCEAC, Jean-Marc Lauret faisait, de façon plus générale, le même constat inquiet de cette baisse des subventions162. 160 Budget 2010, ministère de la Culture et de la Communication, op. cit., p. 23. LISMONDE Pascale, Les arts à l’école, le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca, op. cit., p. 150. 162 Rapport HCEAC, 2006, op. cit., p. 236. 161 - 92 - 1.3.4 Les prises en charge territoriales : DAAC et DRAC Depuis la loi de 1992 sur l’administration territoriale de la République s’applique la déconcentration. La dichotomie entre les moyens qui sont largement régionaux et les épreuves du baccalauréat qui sont nationales explique aussi sans doute la variabilité extrême des mises en œuvre de l’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel », dès que l’on entre dans le détail des pratiques de terrain. Ce qui rend relative aussi toute vision théorique trop englobante sur la question et explique que je privilégierai dans cette thèse des exemples tirés d’expériences très pragmatiques qui ne se voudront pas généralisables. Suite à la décentralisation, le ministère de la Culture s’est doté de directions régionales fortes qui assurent le subventionnement des enseignements « cinéma et audiovisuel » entre autres dispositifs liés à l’éducation artistique. En ce qui concerne l’enseignement du cinéma en lycée, un constat est incontestable : l’option facultative « cinéma et audiovisuel » n’est plus, depuis quelques années, l’objet d’un soutien financier des DRAC. L’enseignement obligatoire, dit « de spécialité », lui, est subventionné par les DRAC à hauteur d’au moins 10 000 € sur les trois niveaux (Seconde, Première, Terminale). Cet argent va aux partenaires culturels des lycées qui interviennent dans les classes sans passer par les établissements scolaires, en vertu d’une convention de partenariat163. Ainsi, autour du projet d’un enseignement artistique « cinéma et audiovisuel », une double validation est nécessaire : celle du rectorat ou de l’Inspection académique qui va rémunérer les professeurs chargés des enseignements en dégageant des heures dans la dotation horaire de l’établissement, tandis que la Culture prend en charge, au moins en partie, la rémunération des professionnels qui interviennent dans les classes. 163 Voir en annexe un exemple de convention partenariale. - 93 - Ce fonctionnement, fût-il étatique, revient donc aussi en partie aux régions par l’intermédiaire des financements aux DRAC accordés par les conseils régionaux ainsi qu’aux rectorats d’académie qui sont variablement impliqués dans l’enseignement du cinéma. Le rapport 2006 du HCEAC souligne cette disparité : « Les risques de disparités sont d’abord budgétaires. Dans le cas d’un financement décentralisé – Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et rectorat – et sur la base de propositions émanant des établissements et des organismes suivant la logique de rentabilité et de performance de la LOLF, certaines régions risquent de pâtir du manque de projets. (…) S’agissant des disparités en matière de ressources culturelles, et conformément à son rapport sur les Pôles Nationaux de Ressources (PNR) remis au ministère de l’Éducation nationale en 2005, M. Charvet insiste sur le soutien qu’il faut apporter à ces pôles. Le débat se situe ici entre la volonté d’autonomie des IUFM et des régions, et la nécessité d’unifier l’action d’éducation à l’échelle nationale. »164 Le montant des aides dépend aussi beaucoup des collectivités territoriales. À titre d’exemple, la région Île-de-France a doté tous les établissements proposant un enseignement artistique de spécialité « cinéma et audiovisuel » de cinq ordinateurs Macintosh G5 en 2008, ce qui n’est pas le cas dans l’académie d’Amiens où le lycée de Saint-Quentin par exemple, que j’ai pu visiter moi-même165, est loin de pouvoir se prévaloir d’une telle dotation. Cette inégalité est soulignée par C. Juppé-Leblond, alors Inspectrice générale chargée du cinéma et de l’audiovisuel dans le rapport 2006 du HCEAC : « Mme Juppé-Leblond souhaite préciser que la notion de région est celle de la collectivité territoriale régionale et qu’il y a un vrai risque de disparité en fonction de la part du budget de la collectivité consacrée aux enseignements artistiques. Le premier exemple de disparité existante est celui de l’équipement des lycées pour l’action cinéma. En effet, les épreuves sont identiques tandis que les moyens (caméras, banc de montage, etc.) pour préparer l’épreuve dépendent uniquement des moyens des collectivités. »166 164 Rapport HCEAC, 2006, op. cit., p. 61. Je me suis rendue dans cet établissement dans le cadre de mon travail de recherche le 18 février 2009 et de nombreuses fois pour faire passer les épreuves professionnelles de synthèse des étudiants du BTS audiovisuel. 166 Rapport HCEAC, 2006, op. cit., p. 264. 165 - 94 - Comme nous l’avons vu, les DRAC subventionnent les enseignements de spécialité à hauteur de 10 365 € pour les trois années de lycée. Ces 10 365 € servent à payer les intervenants, à couvrir les frais liés aux projections : transport de la copie et location de la salle, à participer aux frais annexes : l’organisation ou la participation à un festival par exemple. Je m’appuierai ici sur l’exemple précis de l’association des Cinémas Indépendants Parisiens167 qui touche 10 365 € de la DRAC d’Ile-de-France pour le fonctionnement des enseignements de spécialité CAV dans chaque lycée partenaire, argent qui sera redistribué durant les trois années scolaires à ces lycées. Sur cette somme, seulement 1 500 € par an sont dévolus aux « frais de gestion » de l’association et lui reviennent directement et pleinement au titre d’une subvention. Cette somme est prévue pour couvrir les dépenses engagées par l’association afin d’assurer le fonctionnement du partenariat, y compris le temps consacré par les salariés de l’association dans ce cadre : établissement des fiches de paye pour les intervenants, choix et recrutement des intervenants, contacts divers, la rédaction des conventions partenariales et des comptes-rendus d’activité, prise en charge des aspects comptables, gestion de la diffusion des copies et des projections dans les salles. Si le budget de 10 365 € est dépassé, une participation financière des rectorats, des établissements ou des élèves est possible. La Délégation Académique à l’éducation artistique et à l’Action Culturelle (DAAC) est le relais académique de l’action culturelle. Contrairement aux DRAC qui sont rattachées au ministère de la Culture, elles sont rattachées au ministère de 167 Ces informations proviennent de l’entretien mené avec Béatrice, déléguée de l’association en charge des partenariats pour les enseignements artistiques et options facultatives « cinéma et audiovisuel ». Les cinémas indépendants parisiens jouent un rôle important dans les enseignements « cinéma et audiovisuel » à Paris. L’association est partenaire du lycée Hector Berlioz (Vincennes) classes de Seconde, Première et Terminale (option facultative d’Arts dans le domaine cinéma-audiovisuel/enseignement de spécialité cinéma-audiovisuel), du lycée Jacques Prévert (Boulogne-Billancourt) classes de Seconde, Première et Terminale (option facultative d’Arts dans le domaine cinéma-audiovisuel/enseignement de spécialité cinéma-audiovisuel), du lycée Turgot (Paris 3e) classes de Seconde, Première et Terminale (enseignement de spécialité cinéma-audiovisuel), du lycée Sophie Germain (Paris 4e) classes de Seconde, Première et Terminale (option facultative d’Arts dans le domaine cinéma-audiovisuel), du lycée Rodin (Paris 13e) classes de Seconde, Première et Terminale (option facultative d’Arts dans le domaine cinéma-audiovisuel) et co-partenaire d’autres structures culturelles auprès des établissements suivants : lycée Saint-Sulpice (Paris 6e), lycée La Source (Meudon). - 95 - l’Éducation nationale et sont présentes dans chaque académie du territoire métropolitain et d’outre-mer. Elles pilotent les « correspondants culture » depuis peu appelés « référents culture » qui, dans les établissements scolaires, prennent en charge la relation avec les partenaires et les différentes institutions culturelles. Chaque DAAC est théoriquement dotée d’un PREAC : Pôles de Ressources pour l’Éducation Artistique et Culturelle168 – parfois appelés Pôles Régionaux de Ressources (PNR) – qui peuvent se positionner sur divers domaines artistiques et culturels (arts visuels, design, danse, musique, théâtre, patrimoines et architecture, littérature, etc.). Deux pôles sont particulièrement actifs en ce qui concerne le cinéma : les « PREAC » de Toulouse et de Lyon. Les artistes et professionnels de la culture susceptibles d’intervenir dans le cadre des PREAC sont indemnisés par les DRAC. Les DAAC assurent, finalement, un rôle similaire à celui des DRAC (c’està-dire un rôle de coordination décentralisée) et fonctionnent en partenariat avec elles tout en restant, en termes de gestion et de financement, rattachées au ministère de l’Éducation nationale169. Les ressources ne sont pas le seul enjeu de cette question des disparités régionales. La réforme du lycée, en donnant plus d’autonomie aux établissements, risque de renforcer également, du point de vue des heures d’enseignements consacrées au cinéma et à l’audiovisuel, les différences entre les académies et les établissements. 168 La mission des PREAC est définie dans le BO n° 16 du 19 avril 2007, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2007/16/MENE0700817C.htm : « Les PREAC ont pour vocation de fournir des ressources et des outils pour le développement de l’éducation artistique et culturelle, dans toutes ses dimensions et sur tous les domaines concernés. Ils accompagnent ce développement selon deux axes principaux : - la structuration, l’édition et la diffusion des ressources pédagogiques, documentaires ou didactiques ; - l’organisation d’actions de formation répondant aux besoins exprimés par les différents partenaires. » 169 Les DAAC travaillent en liaison avec les inspections académiques, les corps d’inspection (IA-IPR et IEN-ET) et le réseau du CRDP. Elles ont été créées pour assurer le lien entre les établissements, des structures culturelles, les partenaires (collectivités territoriales, services déconcentrés de l’État, régions) afin de faciliter l’accès des élèves aux champs culturels susceptibles d’être approchés à l’École, dont bien sûr le cinéma. Elles aident en effet à concevoir et à mettre en œuvre les enseignements artistiques (théâtre, cinéma, musique, danse) organisés en lycée en assurant la liaison avec les différents départements ministériels partenaires de ces actions et en particulier le ministère de la Culture. Elles contribuent à la formation continue des enseignants dans les différents champs artistiques et culturels, dans le cadre du programme académique de formation et dans le cadre des pôles nationaux ressources. Elles sont animées par un délégué académique à l’éducation artistique et à l’action culturelle, conseiller technique du recteur. - 96 - On voit donc les différents points d’intervention des structures institutionnelles dans les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel ». Force est de constater que d’une manière ou d’une autre, l’État intervient beaucoup, confirmant la liaison entre ces enseignements et la politique culturelle. Mais les questions financières ne sont pas les seules conditions de possibilité de l’enseignement artistique. Enseigner le cinéma suppose en effet de visionner des films en classes, d’illustrer un cours par des extraits, des photogrammes, de s’arrêter sur une séquence, de laisser des élèves manipuler le film, le fractionner, éventuellement le remonter, l’annoter, etc. Or, de fait, ces activités entrent en conflit avec un droit très protégé en France qu’est le droit d’auteur. - 97 - 1.3.5 Les conditions légales et juridiques de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel : les accords sectoriels avec la PROCIREP 170 Depuis 1957 et la mobilisation de cinéastes – dont Marcel L’Herbier fut le porteparole – le réalisateur d’un film est reconnu comme un auteur. Un film est donc soumis à la législation qui protège les droits d’auteur, garantissant à la foi, en vertu du droit moral, le respect de l’œuvre et la protégeant aussi de toute exploitation et reproduction commerciales sans l’accord de son auteur. On pourrait penser que le système scolaire n’est justement pas un lieu d’exploitation commerciale et que la protection du droit d’auteur n’y est donc pas nécessaire, or il n’en est rien. Jusqu’en 2006, les œuvres sont protégées et la diffusion d’un DVD « hors du cercle de famille » interdite, ce qui, littéralement, signifiait qu’un professeur ne pouvait pas, en classe, diffuser un film sans se mettre dans l’illégalité. Le 22 mai 2001, une directive communautaire de l’Europe prévoit une « exception des droits d’auteur à des fins pédagogiques et de recherche » qui visait à soustraire les œuvres aux droits d’auteur lorsqu’ils font l’objet d’enseignement et de recherche. Chaque pays de la Communauté européenne a transposé cette directive en fonction des réalités nationales. Dans le cas de la France, cette transposition fut 170 La PROCIREP est la société civile des Producteurs de Cinéma et Télévision qui a en charge la défense et la représentation des producteurs français dans le domaine des droits d’auteurs et des droits voisins. Créée en 1967 par les producteurs cinématographiques, la PROCIREP est devenue à la suite de la loi Lang de 1985 sur le droit d’auteur et les droits voisins une société civile de perception et de répartition de droits (SPRD), aux fins d’assurer la gestion de la rémunération pour copie privée nouvellement instituée par cette loi au profit des producteurs de vidéogrammes. Elle regroupe plus de 500 sociétés de production et ayants droit français, l’ensemble des organisations professionnelles de producteurs cinématographiques et audiovisuels, ainsi que les producteurs européens, à travers EUROCOPYA, fédération européenne de sociétés collectives de producteurs gérant la copie privée en Europe, dont la PROCIREP est membre fondateur. Présidée depuis 1992 par Alain Sussefeld, la PROCIREP est administrée par une Commission exécutive composée de vingt-et-un membres producteurs, élus par l’Assemblée générale pour un mandat de trois ans. C’est cet organisme qui est intervenu dans la mise en œuvre de cet accord légal pour l’utilisation du cinéma dans le cadre d’un enseignement pédagogique. - 98 - tardive. Pourtant, pour l’État français, l’enjeu était surtout de légaliser les pratiques. En effet, depuis la convention de Berne en 1992, aucune œuvre ne peut être utilisée sans autorisation expresse de son auteur, or le système d’enseignement public contrevient sans cesse à ce principe, de l’exercice de la récitation en maternelle au visionnage des films dans le cadre d’un enseignement « cinéma et audiovisuel » dans une classe de Terminale. Or l’État est bien conscient du fait qu’il doit se conformer aux lois qu’il édicte et que l’Éducation nationale ne peut pas impunément s’y soustraire. Des discussions avec les sociétés d’auteurs et d’ayants droit débutèrent en 2006 et se poursuivirent jusqu’en 2009. Le 1er août 2006, une loi relative aux droits voisins, la loi L. 122.5 3e alinéa, 1er § du Code de la propriété intellectuelle, prévoit la libre exploitation de la citation d’une oeuvre à des fins pédagogiques et de recherche171. Mais, l’exception pédagogique n’en est pas une : il n’y a pas, dans les accords de 2006, de limitation du droit d’auteur puisque l’utilisation des œuvres fut le résultat d’une autorisation négociée sur une base forfaitaire de compensations financières. Il s’agit de ce que le droit appelle « une licence légale » dont les modalités sont finalement relativement réduites. Le Code de la propriété intellectuelle n’autorise au titre de l’article L. 122.5 2e et 3e alinéas, en vertu de cette licence légale, que : Les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective. Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source. Cette loi n’a pas été voulue par le Gouvernement et dépasse les obligations de la directive européenne. Cependant, elle n’est pas – comme cela avait été souhaité au départ – le fruit d’une négociation collective entre les sociétés d’auteur et le ministère visant à instaurer une exception au droit d’auteur dans le cadre précis de 171 Voir annexes. - 99 - la circulation d’informations nécessaires à la transmission pédagogique et à la recherche, mais le résultat d’un accord collectif négociant financièrement une autorisation d’utilisation de l’œuvre. En ce sens, la loi prévoit des accords collectifs que la loi était censée éviter… D’après Idzard Van der Puyl, secrétaire général de la PROCIREP que j’ai vu s’exprimer à ce propos172, dans la perspective des ayants droit, il s’agissait surtout de trouver des solutions pour « rattraper » les pratiques usuelles dans les classes que personne n’ignorait. La législation très protectrice des droits d’auteurs étant une spécificité française, les ayants droit se méfient beaucoup d’une utilisation « récréative » des œuvres et vivent l’exception pédagogique comme un affaiblissement du droit d’auteur. Dans ce contexte, certains accords conventionnels échouèrent, comme celui prévoyant une extension de l’exception pour copie privée à une copie faite dans le cadre de travaux pédagogiques. Le désaccord portait surtout finalement sur les contre-parties financières. Une déclaration d’intentions communes entre la PROCIREP et le ministère de l’Éducation nationale et celui de l’Enseignement supérieur a calmé les esprits en réaffirmant la nécessité de respecter le droit d’auteur, permettant une remise en route des négociations entre 2003 et 2006, ces négociations visant au départ à éviter l’introduction d’une exception pédagogique tout en permettant des solutions viables. Ce sont ces négociations qui aboutirent aux accords de 2006. Ces accords sont sectoriels, les ayants droit estimant que le problème n’est pas le même selon qu’on parle du livre ou de l’audiovisuel. Ces accords excluent par ailleurs les bases de données déjà utilisables dans le cadre pédagogique. La PROCIREP jugeait en effet que des bases de données dont les droits étaient déjà négociés existaient depuis longtemps, c’est-à-dire : - le fonds pédagogique du CNDP ; - le catalogue de l’ADAV (Ateliers Diffusion Audiovisuelle), association loi 1901 non subventionnée qui est une centrale d’achat réservée 172 Il participait à la table ronde n° 2 de la « Biennale des études en cinéma et audiovisuel » organisée par l’INA les 1er et 2 octobre 2010 à la BNF : « L’Exception au droit d’auteur à des fins pédagogiques et de recherche. La directive européenne de 2001 et sa transposition en France ». - 100 - exclusivement aux secteurs culturels et éducatifs non commerciaux ; - le fonds du CNC « Images de la culture », proposant certaines œuvres libérées des droits en contrepartie des investissements et des financements du CNC. Ces fonds permettent l’accès à des documents audiovisuels libérés des droits en contrepartie d’une somme forfaitaire de 150 000 € par an pour tous les droits, somme versée par le ministère de la l’Éducation nationale à la PROCIREP, sauf pour le fonds du CNC dont les droits sont cédés en vertu d’une contrepartie. Ces dispositifs n’ont pas été remis en cause par la loi. En fin de compte, en 2006, il est donc possible d’utiliser des extraits, considérés comme des citations, à des fins pédagogiques. L’utilisation et la diffusion d’une œuvre intégrale ne sont autorisées que si le film est enregistré sur une chaîne gratuite ou si elle appartient à un des fonds dont les droits ont été négociés. En 2009, le secteur « cinéma et audiovisuel » de la PROCIREP élargit l’accord de 2006 et prévoit : - la suppression des limitations quant à la source des extraits diffusés : toutes les sources acquises licitement sont autorisées ; - l’autorisation de la mise en ligne d’œuvres audiovisuelles sur les réseaux intranet ; - la capacité d’archiver des extraits d’œuvres utilisées par des travaux d’élèves. La contrepartie financière n’a pas été renégociée et reste la même dans le cadre de ces accords élargis, qui tentent de prendre en compte les besoins nouveaux, les technologies actuelles, dans la conscience du fait que les pratiques au sein des établissements scolaires sont largement incontrôlables. À ce stade des accords, les ayants droit que représente Idzard Van der Puyl ne comprennent donc pas vraiment que les enseignants et les chercheurs veuillent aller plus loin. Certains professeurs et chercheurs estiment pourtant que ces accords restent encore trop restrictifs, excluant de fait certaines œuvres du champ de la recherche et de l’enseignement, obligeant certains professeurs et certains chercheurs à se mettre en - 101 - marge de la loi dans le cadre de leur métier ou de leurs recherches. Des négociations sont donc toujours en cours pour redéfinir les termes très complexes de la loi L. 122 5e alinéa 3e §. On voit que ces accords légaux sont complexes et reposent sur des compromis toujours plus ou moins insatisfaisants pour chacune des parties. Pour autant, Philippe Gauvin173, chef de la division juridique du CNDP, confiait que la jurisprudence est inexistante dans le domaine de la pédagogie et que les us et coutumes dans ce domaine reposent malgré tout sur un modus vivendi pacifiste entre les parties. Pour autant, à chaque fois qu’une œuvre entre dans les programmes du baccalauréat dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel », le CNC est amené à renégocier des droits spécifiques. 1.3.6 Le rôle du CNC et des « Pôles » Le CNC (crée en 1946) est la clé de voûte d’un système de soutien public au cinéma et d’organisation de la profession. Assimilable à la fois à une administration et à un syndicat de branche, il est investi de missions de natures diverses : réglementation de la profession, gestion des aides financières, lieu de rencontres des professionnels. Il est également responsable de la FEMIS et de la Cinémathèque française. Chargé du maintien d’une identité culturelle qui passe par la survie économique d’une industrie cinématographique nationale, le CNC est le seul représentant des pouvoirs publics habilité à intervenir directement dans le cinéma. Dans les enseignements « cinéma et audiovisuel », il joue un rôle central, à plusieurs titres. Tout d’abord dans la négociation des droits des films destinés à être diffusés et étudiés en classe, mais aussi dans la publication de documents pédagogiques 173 Il participait aussi à la table ronde n° 2 de la « Biennale des études en cinéma et audiovisuel » organisée par l’INA les 1er et 2 octobre 2010 à la BNF : « L’Exception au droit d’auteur à des fins pédagogiques et de recherche. La directive européenne de 2001 et sa transposition en France ». - 102 - d’accompagnement. C’est également au CNC que se réunissent actuellement et depuis plusieurs années les commissions de choix des films au programme du baccalauréat. Le CNC met à disposition son fonds et une salle de projection pour permettre un choix en fonction de la directive générale donnée par l’Inspection générale. Pour l’année 2012, j’ai eu l’occasion de participer à cette commission174. Cette commission, convoquée par le CNC sur proposition de l’Inspection générale est traditionnellement constituée, comme j’ai pu le vérifier moi-même, de représentants de l’Inspection générale, de représentants de partenaires culturels (en l’occurrence la Cinémathèque française et les Cinémas Indépendants Parisiens) et de professeurs, dont obligatoirement des membres de l’association « Les Ailes du désir ». Des films sont projetés et des discussions suivent pour choisir le film qui sera inscrit au programme du baccalauréat à la rentrée suivante, sachant que la Commission a le plus souvent une année scolaire d’avance sur les programmes. Une fois le film choisi, le CNC est chargé de négocier les droits avec les ayants droit (les distributeurs des films le plus souvent), et ce sous forme d’une convention que je cite ici. Dans cette convention, qui est toujours la même quel que soit le film choisi, le montant des droits acquis par l’État via le CNC est fixé à 20 000 € T.T.C. soit 18 957, 35 € HT (TVA à 5,5 %). « Par ailleurs, une somme forfaitaire de 10 000 € T.T.C. soit 8 361, 20 € HT (TVA à 19,6 %) sera versée au contractant afin de lui permettre de financer le transport, le stockage et la vérification des copies destinées aux 174 Cette commission pour le choix du film du baccalauréat pendant les années scolaires 2012-2015 était constituée de : Jean-Claude Rullier, qui dirige le Pôle régional d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel de la région Poitou-Charentes et est chargé de cours au département Arts du spectacle de l’Université de Poitiers consacré aux cinématographies africaines ; Fabienne Bernard, chargée de mission pour la Délégation au Développement et à l’Action Territoriale (DDAT) au ministère de la Culture ; Nathalie Bourgeois, directrice du service pédagogique de la Cinémathèque française ; Judith Ertel, professeure de Lettres et de Cinéma au lycée Paul Valéry ; Simon Gilardi, coordinateur régional du Pôle régional d’éducation et de formation à l’image de la région centre « Centre Image » ; Hélène Raymondaud, parfois remplacée par Pierre Fornitous, tous deux travaillant au CNC ; Isabelle Laboulbène, coordinatrice des actions pédagogiques en Île-de-France pour les Cinémas Indépendants Parisiens ; Geneviève Merlin, professeure de Lettres et de Cinéma au lycée de la vallée de Chevreuse à Gif-surYvette ; Axel Rabourdin, professeur référent option Cinéma Audiovisuel, Lycée Robert Doisneau de Corbeil-Essonnes, ces deux derniers étant respectivement Président et membre du CA de l’association « Les ailes du désir » ; Pierre-Olivier Toulzat, Maître de conférences à l’Université Paris VII et ancien professeur de cinéma en lycée, Renaud Ferreira, professeur de Première supérieure en études cinématographiques et lettres au lycée Jean-Pierre Vernant de Sèvres, chargé de mission auprès de l’Inspecteur Général ; Patrick Laudet, Inspecteur général chargé du cinéma et de l’audiovisuel et moimême. - 103 - enseignements obligatoires des lycées. »175 On remarque que la convention est la même pour les films concernés par le dispositif « lycéens au cinéma » comme l’indique le chapitre III de la convention : « DISPOSITIONS COMMUNES À “LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA” ET AUX ENSEIGNEMENTS OBLIGATOIRES DES LYCÉES. » Le pouvoir étatique du CNC est relayé par les coordinateurs régionaux qui assurent la coordination nationale de cette convention comme le stipule l’article 9 : organisation des calendriers de circulation des copies dans leurs régions respectives, prise en charge des frais de transport aller/retour des copies, respect de l’article 11 de la convention qui stipule qu’aucune des copies financées par le CNC dans ce cadre ne peut être louée aux salles de cinéma sans l’autorisation expresse du CNC. L’encadrement juridique et organisationnel qui prévaut pour les enseignements « cinéma et audiovisuel » est donc très précis et commun au dispositif, beaucoup plus massif, qu’est « lycéen au cinéma ». Ce regroupement se justifie par le fait que les enseignements obligatoires représentent finalement un tout petit nombre de lycéens et très peu de lycées, et que les démarches d’acquisitions de droits étant communes, le même protocole prévaut pour les films inscrits dans les deux dispositifs. Pour les sociétés d’ayant droit, l’affaire n’est pas mauvaise, car les copies financées par le CNC leur reviennent au bout des trois années. En effet, la convention stipule que : « Lorsque les droits acquis par l’État viendront à échéance et que le film sera retiré de la liste nationale de l’opération Lycéens et apprentis au cinéma, les copies du film seront remises au contractant, sauf si la présente convention était renouvelée, à l’exception d’une copie en bon état qui sera remise par le contractant au Service des archives du film du CNC à des fins de conservation. » Les films choisis le sont majoritairement en dehors de leur période de rentabilité commerciale, ce qui explique aussi que peu de films au programme soient 175 La convention qui m’a été fournie par Elise Veilliard en charge des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » au CNC et figure dans sa version intégrale en annexe. - 104 - postérieurs aux années 90 (exception faite de 2046 et de Le Vent nous emportera). Quant aux salles visées par le dispositif, elles touchent l’intégralité du prix du billet (2,50 €) sans avoir aucune démarche à faire puisque même l’acheminement des copies est pris en charge par les coordinations régionales. C’est donc une opération qui ne peut que leur être bénéfique, le seul coût qui reste à leur charge est le salaire du projectionniste et la location de la copie pour la projection, celle-ci étant proportionnelle aux recettes : « Le taux de location des copies aux salles de cinéma est fixé à 30 % sans minimum garanti. » Le CNC leur autorise même des séances publiques qui élargissent les droits de l’article 11 : « Les copies financées par le CNC peuvent faire l’objet de projections publiques dans la limite de trois par film et par salle participante. Pour ces séances, le taux de location des copies est fixé à 30 % sans minimum garanti. Le prix de vente des billets est celui habituellement pratiqué par les salles. » La négociation des droits s’élargit aussi aux éléments destinés à alimenter les documents pédagogiques. La convention avec le CNC prévoit des clauses spécifiques concernant les documents pédagogiques. L’article 18 concerne les « dispositions d’ordre pédagogique » et stipule que : « Le contractant s’engage, dans la mesure du possible, à mettre à la disposition des sociétés chargées par le CNC de la réalisation des documents pédagogiques tout documents et matériels d’exploitation concernant le film : dossier de presse, photos d’exploitation, affiches, scénario, liste des dialogues, liste des sous-titres, etc. » Lorsque le film au programme du baccalauréat est choisi, le diffuseur touche, on l’a vu, environ 30 000 € par film venant du ministère de la Culture via le CNC, qui prend en charge le tirage les copies pour répondre à la demande des classes. Il y a 235 classes à enseignement facultatif ou de spécialité CAV en France à l’heure actuelle, ce qui est un chiffre proportionnellement très modeste et le film ne change qu’une fois tous les trois ans, ce qui signifie que l’ayant droit est sollicité finalement peu de fois pour la distribution du film dans les différentes salles partenaires de - 105 - France. Ces copies lui seront rendues après leur exploitation et il pourra continuer à s’en servir librement. La plupart du temps, les copies des films choisis sont déjà amorties au moment de l’inscription du film dans les programmes du baccalauréat, le film ayant fini son « cycle d’exploitation » (diffusion en salle et édition DVD). Cette donnée commerciale fait d’ailleurs partie des choses auxquelles la commission de choix des films au programme du baccalauréat est attentive : elle choisit prioritairement des films dont les droits ne sont pas trop élevés et qui ont fini leur cycle commercial. Remarquons ici aussi que l’enseignement du cinéma est, en vertu des politiques culturelles évoquées dans la première partie, une manière de soutenir le réseau des salles « d’arts et d’essai » et les diffuseurs, ce dont témoignait déjà le rapport Auclaire : l’enseignement du cinéma est aussi une aide aux diffuseurs et aux exploitants. Le CNC, dans sa politique de déconcentration, a confié aux DRAC, en partenariat avec les régions, la mise en place de nouvelles actions structurantes : les pôles régionaux d’éducation à l’image et de formation au cinéma et à l’audiovisuel176, aussi appelés « pôles de ressources » ou « pôles régionaux ». Il existe en 2011 treize « Pôles Régionaux d’éducation à l’image »177 qui publient régulièrement le bilan de leurs activités dans une « Lettre des pôles ». Il est intéressant de constater que l’on 176 Ces structures ne doivent pas être confondues avec les PREAC : Pôles de Ressources pour l’Education Artistique et Culturelle qui dépendent des DAAC – et donc du ministère de l’Éducation nationale – et sont présents dans toutes les académies : voir p. 90. 177 Selon le site du CNC : « Le lancement des pôles régionaux en 1999 relève d’une politique de renforcement des logiques de coordination et de mise en cohérence des actions de sensibilisation et d’éducation artistique au cinéma et à l’audiovisuel en région. Ils s’articulent aux dispositifs existants de sensibilisation, d’éducation et de formation au cinéma et à l’audiovisuel en temps scolaire à travers les dispositifs « École et cinéma », « Collège au cinéma », « Lycéens et apprentis au cinéma » ainsi que les enseignements obligatoires, et hors temps scolaires à travers des dispositifs tels que « Passeurs d’images » organisés en partenariat avec d’autres ministères. Si le cinéma et l’audiovisuel constituent le “ noyau dur ” de cette démarche, les pôles s’intéressent également au multimédia, aux nouvelles images et développent des articulations avec la photographie, l’art vidéo, les arts plastiques... Généralement appuyés sur des structures culturelles, les pôles ont pour missions principales : * d’animer le réseau des partenaires éducatifs, culturels et artistiques, à l’échelle régionale ; * d’être un centre de ressources et de documentation régional ; * de coordonner et développer la formation des professionnels, des médiateurs culturels, des animateurs de quartiers, des formateurs… ». Source : http://www.cnc.fr/web/fr/les-poles-regionaux, consulté le 5 octobre 2010. - 106 - retrouve dans ces lettres des pôles les mêmes paradigmes que ceux étudiés plus haut. La charte de mission des pôles stipule en effet que : « Dans le champ de l’éducation à l’image, le Centre National de la Cinématographie, établissement sous tutelle de ministère de la Culture et de la Communication en charge du cinéma, s’attache à la dimension artistique des films et présente le cinéma comme un art. Dans cette optique, les films sont proposés et traités avant tout comme des œuvres, avec des intentions et des choix artistiques lisibles. »178 Le cinéma comme art, voilà toujours un présupposé clairement promulgué ici et sur lequel nous aurons encore l’occasion de revenir. Par ailleurs, la circulaire qui fixe les « missions des pôles » est éclairante. Elle stipule que les pôles régionaux d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel doivent chercher à multiplier : «- la découverte des oeuvres (films du répertoire, œuvres contemporaines, autres cinématographies peu diffusées) dans leur espace de diffusion (la salle de cinéma) - la rencontre avec les artistes et les professionnels de l’image - la fréquentation de lieux spécifiques (lieux-ressources et lieux de mémoire) - la diversité d’approches et de lectures des œuvres (approche historique et sociologique des films, analyses filmiques des œuvres…) ; - l’utilisation d’outils pédagogiques (livrets, cassettes VHS, CD-ROM, DVD, Internet…). Le cinéma et l’audiovisuel sont étroitement liés et constituent la base de cette démarche. » On retrouve ici le type de films encouragés dans l’enseignement du cinéma : les films « du répertoire » – c’est-à-dire patrimoniaux – et les films « contemporains ». Ceci confirme un certain penchant, que nous retrouverons dans les textes officiels, pour la « néophilie », les cinématographies « peu diffusées » qui s’opposent aux industries culturelles et à leur diffusion massive, la salle de cinéma comme « espace de diffusion » privilégié du film, limitant la prise en compte des évolutions actuelles des pratiques spectatorielles malgré la concession finale faite au « multimédia » et 178 Document accessible en ligne : www.cnc.fr/CNC.../charte_de_missionpolesregionaux_2007.pdf, consulté le 17 février 2011. - 107 - aux « nouvelles images ». On observe par ailleurs que « les diverses approches » des œuvres consistent surtout en leur « lecture » – ce qui prédispose à l’approche textualiste – malgré l’affirmation d’une « approche historique et sociologique » dont il faudra observer la mise en œuvre dans les outils pédagogiques diffusés. La rédaction, l’édition et la diffusion de ces « documents pédagogiques » font partie des tâches communes aux pôles régionaux du CNC et au SCEREN (ex CNDP). 1.3.7 Les supports pédagogiques institutionnels : le SCEREN-CNDP et les CRDP La question des documents d’accompagnement pédagogique est cruciale pour l’enseignement du cinéma. C’est au Centre National de Documentation Pédagogique que revient la tâche d’éditer cette documentation à destination des professeurs en charge des enseignements, même si c’est le CNC qui s’assure de la cession des droits du côté des diffuseurs. Le CNDP179 est une émanation du ministère de l’Éducation nationale qui a historiquement une activité d’édition et de production de supports multimédia à vocation pédagogique, à destination des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire. Il se déplie dans un réseau 179 Historiquement, il est le résultat de la réunion, en 1954, du musée pédagogique (créé en 1879) avec la bibliothèque, la phonothèque et la cinémathèque centrale de l’Éducation nationale ainsi que le service des publications de l’Éducation nationale. Depuis cette époque, les Centres Régionaux de Documentation Pédagogique (CRDP) et les Centres Départementaux (CDDP) sont des sections du CNDP. En 1956, le CNDP prend le nom d’Institut Pédagogique National (IPN). Le 9 septembre 1970, deux décrets transforment l’IPN en deux organismes : l’Office Français des Techniques Modernes d’Éducation (OFRATEME) et l’Institut National de Recherche et de Documentation Pédagogique (INRDP). En 1976 (décrets du 3 août), l’OFRATEME reprend le nom de CNDP et l’INRDP se transforme en INRP. Le statut de l’établissement est modifié par le décret no 92-56 du 17 janvier 1992 qui fait aussi des CRDP des établissements indépendants. Le siège du CNDP est actuellement situé sur la technopôle du Futuroscope, son directeur général depuis le 22 octobre 2005 est Patrick Dion. Le CNDP oriente et coordonne l’activité de 31 centres régionaux (CRDP) et de 85 centres départementaux (CDDP) avec lesquels il forme un réseau national : le Service Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation Nationale (SCÉRÉN). Les établissements du SCÉRÉN ont une mission commune : répondre aux besoins des usagers du système éducatif en proposant des éditions, de la documentation, un accueil personnalisé partout en France, de la formation et de l’expertise en ingénierie documentaire. - 108 - (CNDP, CRDP, CDDP) « dédié à l’édition pédagogique tous supports pour les acteurs et les usagers du système éducatif »180. Il contribue au développement des Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation (TICE) ainsi qu’à l’éducation artistique et culturelle. Le SCEREN-CNDP propose aussi des outils multimédias pour l’enseignement à l’image et au cinéma en particulier, en lien avec les programmes scolaires. Dans le cadre des accords de la PROCIREP permettant l’utilisation en classe d’œuvres diffusées sur les chaînes non payantes, le site « Télédoc »181 proposait par exemple des analyses de films en ligne, des découpages de séquences cinématographiques, reposant, entre autres, sur des films qui ont été au programme du baccalauréat des enseignements « cinéma et audiovisuel » et qui sont passés à la télévision182. Chaque semaine, le SCÉRÉN-CNDP sélectionnait, avant qu’elles ne soient diffusées, plusieurs émissions de télévision produisant autour d’elles un dossier pédagogique imprimable et des fiches pédagogiques ou des chroniques dans les rubriques d’éducation aux médiass. La production et la diffusion de documents pédagogiques sont aussi le lieu d’un débat, en particulier quant au choix des auteurs sollicités pour les rédiger. Au début des années 80, R. Odin témoigne du fait qu’une commission de la DGESCO était chargée de choisir les auteurs à partir de plusieurs propositions répondants à un appel d’offres. À partir de 2003, les rédacteurs de documents pédagogiques sont désignés surtout par les éditeurs privés – parmi eux, entre autres, les Cahiers du cinéma à travers la collection « Les petits cahiers » – qui ont été sollicités pour cofinancer des publications à vocation pédagogique et qui désignent leurs auteurs sans autre forme de concertation et sans l’aval d’aucune commission. Les éditeurs privés s’étant retirés récemment de ces publications pédagogiques, j’y reviendrai, c’est 180 Site Internet du SCEREN-CNDP : http://www2.cndp.fr/accueil/accueil.htm. http://www2.cndp.fr/tice/teledoc, le site n’est plus actualisé depuis 2010. 182 Le site stipule bien que « les programmes télévisés sélectionnés par Télédoc ne sont pas tous libres de droits pour une utilisation en classe. Néanmoins, un accord conclu entre les sociétés de producteurs audiovisuels et le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche rend licite, depuis le 1er janvier 2007, l’usage en classe d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles diffusées sur les chaînes hertziennes non payantes. » 181 - 109 - l’Inspection générale qui désigne aujourd’hui les rédacteurs. Le président de l’association « Les Ailes du désir », Axel Rabourdin, faisait état, dans l’entretien qu’il m’a accordé183, de demandes répétées de l’association pour que les documents pédagogiques soient plus diversifiés et les approches plus variées. Je reviendrai précisément sur ces données lorsque j’analyserai les présupposés théoriques de ces documents pédagogiques. Il apparaît donc bien, à toutes les étapes, de manière nationale ou régionale, que l’État investit des sommes importantes dans le cadre de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Le rapport Chiffert en 2003 faisait état, à titre indicatif car les chiffres datent un peu, de 33 680 emplois à temps complet ou partiel dévolus aux enseignements artistiques à l’échelle des collectivités territoriales et une dépense de fonctionnement de 68 509 milliers d’€184. Ces dépenses s’ajoutant au traitement des professeurs qui consacrent leurs heures à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, le coût moyen d’un lycéen qui choisit de suivre un enseignement artistique est forcément un peu plus élevé que celui d’un élève qui suit les autres disciplines académiques ne nécessitant pas de partenariat ni de négociations de droits d’auteur. On peut ainsi se demander si en dehors de l’idéologie défendue que nous avons tentée de cerner plus haut, les enjeux d’un tel investissement de l’État ne seraient pas aussi à chercher dans l’économie. 183 184 Rencontre le 24 janvier 2011 au sujet de ma thèse. Rapport Chiffert, « L’Éducation aux arts et à la Culture », op. cit., p. 54. - 110 - 1.3.8 Les enjeux économiques et politiques actuels d’un tel engagement de l’État L’enseignement artistique trouverait-il un de ses présupposés dans l’économie ? Dans La Reproduction, P. Bourdieu écrivait : « L’habitus acquis à l’école est au principe du niveau de réception et du degré d’assimilation des messages produits et diffusés par l’industrie culturelle et plus généralement de tout message savant ou demi-savant. »185 Peut-être l’École est-elle la mieux placée pour assurer une efficacité qui permettrait de légitimer l’argent dépensé dans le cadre des « politiques culturelles » menées depuis des décennies ? Gageons que la volonté de mettre en œuvre à l’École des enseignements artistiques a aussi un pendant économique : depuis les enquêtes d’Olivier Donnat en 1974, l’État est toujours attentif à mesurer l’impact des investissements culturels sur la fréquentation culturelle. Ces enquêtes montrent186 que les pratiques culturelles sont toujours aussi difficiles à infléchir, à modifier, à mesurer. L’espoir est sans doute que l’École soit le lieu de construction d’une possible homogénéisation des pratiques culturelles en ce qui concerne le cinéma. On a vu que les salles « art et essai » s’inscrivant dans le partenariat des enseignements CAV trouvent un intérêt économique au dispositif. Très concrètement, dans la région Île-de-France, elles reçoivent en sus une subvention sous la forme d’une somme forfaitaire de 200 à 300 € par projection dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel », mais elles peuvent aussi espérer de la fréquentation des lycéens dans le temps scolaire un renouvellement ou une augmentation à plus long terme de leur public. On peut donc se demander jusqu’à quel point l’éducation artistique ne cherche pas à 185 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 59. 186 L’enquête nationale sur les pratiques culturelles des Français, réalisée par le ministère de la Culture et de la Communication, est effectuée environ tous les dix ans en France depuis les années 1970. Olivier Donnat y est systématiquement associé. - 111 - développer une « demande » artistique destinée à équilibrer l’offre artistique. Par ailleurs, la culture représente aussi un bassin d’emploi non négligeable. Cet aspect est depuis longtemps un des arguments de la politique culturelle et du subventionnement des institutions culturelles. Dans le cadre des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel », les intervenants sont salariés, embauchés par les partenaires culturels grâce aux subventionnements des DRAC. Les intervenants sont la plupart de temps intermittents du spectacle et cette activité au sein de l’Éducation nationale constitue un complément de salaire. À titre d’exemple, l’intervenant le plus sollicité par l’association des Cinémas Indépendants Parisiens dont j’ai déjà parlé, partenaire culturel de nombreux établissements scolaires de Paris et de sa proche banlieue pour les dispositifs liés au cinéma, gagne 500 € nets par mois, ce qui ne constitue pas a priori un salaire à part entière. Mais j’ai rencontré aussi des intervenants dont l’activité dans le cadre des enseignements constituait un travail à temps plein, comme au lycée Jeanne d’Arc à Rouen. La question des enseignements artistiques comme pourvoyeurs d’emploi est donc relative et variable, mais cet aspect ne peut être totalement écarté du débat, en particulier peut-être en province, où l’embauche dans les secteurs de compétence liée à l’audiovisuel est peut-être plus problématique qu’à Paris. On peut rappeler par ailleurs que les dispositifs d’enseignement du cinéma ou d’éducation au cinéma sont très respectueux des intérêts économiques des salles, des diffuseurs, comme nous l’avons vu plus haut. Il n’est pas question de ne pas faire bénéficier aussi les créateurs et producteurs des opportunités financières que permet l’éducation du public. - 112 - 1.3.9 Conclusion de la première partie L’État investit beaucoup d’argent dans les enseignements artistiques, dont celui dévolu au cinéma et à l’audiovisuel : - pour des raisons historiques : une longue tradition de politiques culturelles en France ; - pour des raisons idéologiques qui dessinent les contours de grands paradigmes qui permettent d’expliquer de nombreux discours et pratiques quant à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel ; - pour des raisons politiques de légitimité d’un État qui s’efforce à des rapports pacifiés avec les citoyens ; - pour des raisons économiques, puisque l’espoir est que ces enseignements artistiques aient aussi, in fine, des retombées sur la consommation culturelle. Ces raisons sont intriquées, variablement conscientisées et avouées, mais qu’en reste-t-il, à l’épreuve des faits, dans l’enseignement concret du cinéma et de l’audiovisuel dans une classe de lycée ? Si l’on met en regard ces paradigmes avec la sociologie, on constate qu’ils s’inscrivent partiellement dans la continuité de ce que François Dubet et Danilo Martucelli, résumant les différentes approches de la sociologie de l’éducation, appellent à la suite d’Émile Durkheim « la paideia fonctionnaliste »187 : « L’éducation est conçue comme l’accès à l’universel de la science et de la raison, grâce à l’existence d’une culture rationnelle et objective, cumulative, transmise sous la forme d’un éthos du progrès. (…) Dans ce sens, la paideia fonctionnaliste hérite des Lumières, de la foi dans la réalisation et la libération personnelles grâce au savoir, même quand cette libération est 187 Expression employée par E. Durkheim pour définir une vision humaniste de l’École reposant sur un savoir objectif permettant à chacun de se réaliser, de s’élever moralement, de gagner son autonomie et s’appuyant sur la base d’une culture universelle au sein d’une École socialement neutre et permettant la mobilité sociale. - 113 - subordonnée aux besoins de l’intégration sociale. »188 Cette « paideia fonctionnaliste » est une survivance des théories de E. Durkheim dans L’Évolution pédagogique en France ou de J. Dewey dans Démocratie et Éducation : l’éducation peut permettre à l’élève de devenir un sujet autonome, apte à juger, dont le sentiment d’appartenance à la société ne fait pas problème. Cette vision très humaniste de l’École se heurte pourtant depuis plusieurs décennies à l’épreuve des faits. Sur ce point d’achoppement, la sociologie est sans doute l’outil heuristique le plus efficace pour interroger la manière dont ces paradigmes supportent la réalité actuelle. Les liens que l’art tisse avec la société relèvent d’une problématique complexe. Les conséquences « citoyennes » de l’art sont-elles mesurables ? Par ailleurs, les transformations subies par le système éducatif français pour absorber les différentes vagues de massification de l’enseignement ont modifié la nature même du processus de formation des individus. On peut alors légitimement se demander si les activités de découvertes culturelles à l’École peuvent suffire à lutter contre les inégalités sociales et forger un « esprit citoyen ». Pour F. Dubet et D. Martucelli : « Le rôle de socialisation de l’école ne peut plus continuer à être identifié à celui d’un appareil d’inculcation des valeurs communes, intériorisées par les individus et modelant leurs personnalités. »189 Pour cette raison, j’ai utilisé la sociologie comme support théorique de mise en question de certains paradigmes très présents dans l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Les voix qui se sont élevées pour mettre en question ces a priori paradigmatiques et idéologiques émanent en effet le plus souvent d’une constatation sociologique. Comme souvent, l’idéologie et les paradigmes qui se développent « en haut » se heurtent au pragmatisme des constats de terrain, ancrés dans le contact quotidien avec des classes, des élèves, des étudiants, dans le monde de l’École considéré comme un microcosme social. 188 DUBET François et MARTUCELLI Danilo, À l’École. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris : Seuil, 1996, p. 304-305. 189 Ibid., p. 325. - 114 - 2 - ENSEIGNER LE CINÉMA : UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE - 115 - Depuis P. Bourdieu et J.-C. Passeron, la sociologie du système d’enseignement a montré que les savoirs véhiculés par l’École ne sont pas « neutres », mais procèdent de choix. Les différents rapports étudiés ci-dessous (1.2) ont montré que le politique et le culturel interféraient constamment en France. Il apparaît donc que le choix d’un programme d’enseignement artistique a maille à partir avec un choix politique, ici principalement justifié par le souci d’une transmission patrimoniale, certains paradigmes et des données économiques. N’y a-t-il pas alors un risque de divorce entre ces postures politiques des « hautes sphères » et les réalités pragmatiques de terrain ? Cette question est une des bases de mon travail méthodologique : tenter de décrypter les paradigmes à l’œuvre sans jamais perdre de vue ce qu’il se passe vraiment au sein d’une classe, au cœur des pratiques concrètes. Je cherche à lier les constats théoriques aux témoignages des acteurs, sans niveler leur subjectivité. Je n’ai pas de formation de sociologue et pas les moyens de mener une véritable enquête sociologique à l’échelle de tout le territoire : mon approche ne saurait donc se prétendre exhaustive. En outre, de trop nombreux paramètres190 interfèrent qui empêchent, dans le cadre d’une thèse en études cinématographiques, de procéder selon une sociologie quantitative. Il n’est donc question ici que d’expériences et de théorisations liées à de grandes tendances ou à des prédispositions, dont les textes officiels sont à la fois un symptôme et une cause. Je me suis appuyée sur les témoignages d’élèves et d’enseignants recueillis comme autant de témoignages subjectifs, et l’on pourra sans doute toujours trouver un contre-exemple à mes propos sans que mon propos soit pour autant invalidé. Il apparaît que le système scolaire brasse un tel nombre d’acteurs dont chacun est à la fois sociabilisé et singulier que toute approche qui se voudrait totalisante soit vaine, et ce sans compter que ces acteurs sont déterminés, aussi, par des données qui excèdent forcément le seul espace de la classe et se jouent en dehors d’elle. Face à 190 Un véritable travail de sociologie devrait effectivement intégrer aux données de terrain les effets des politiques publiques, l’effet classe, les effets de la pédagogie et aussi l’effet enseignant. Autant de paramètres qui à eux seuls justifieraient un travail de thèse ! - 116 - la diversification des paramètres sociologiques qui marquent les quinze dernières années, la prudence épistémologique est donc de mise au moment d’utiliser la sociologie de l’éducation pour comprendre l’enseignement du cinéma en lycée. P. Bourdieu et J.-C. Passeron ont fortement ébranlé la « paideia fonctionnaliste » que j’ai évoquée plus haut. Ils ont démontré que l’intégration sociale n’était que l’inculcation d’un « arbitraire culturel » défini par l’École comme la « désignation de ce qui est transmis comme “digne d’être transmis” par opposition à tout ce qu’elle ne transmet pas »191. F. Dubet et D. Martuccelli, sociologues spécialistes de l’École, résument ainsi, quelques décennies plus tard, cette position : « L’école engendre des habitus capables de produire des pratiques en accord avec la culture légitime, reproduisant ainsi les conditions sociales de production de cet arbitraire culturel. »192 Si l’on adapte ce propos à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, il semble que la « culture » cinématographique promue par l’École soit en noncorrespondance essentielle avec l’ordre culturel de la majorité : c’est l’opposition entre la cinéphilie « mainstream » de « tout un chacun » et la cinéphilie « légitime » de l’Institution scolaire. Je me suis appuyée essentiellement sur les textes officiels du Bulletin officiel de l’Éducation nationale (BO) qui encadrent les programmes scolaires pour cerner et définir une cinéphilie que je qualifie d’« académique » en cela qu’elle prévaut dans le système d’enseignement. Il s’agit donc de voir, puisque les observations de terrains et les documents officiels vont dans ce sens, comment l’enseignement du cinéma véhiculé par le système éducatif vise à promouvoir une certaine culture cinématographique, confortant ainsi une certaine conception du cinéma dont il faut rechercher les origines et les fondements. Cette conception d’un cinéma légitimé par l’École se manifeste surtout dans le choix des films qui sont présents dans les textes officiels et/ou qui figurent dans la liste du programme pour le 191 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 37. 192 DUBET François et MARTUCELLI Danilo, À l’École. Sociologie de l’expérience scolaire, op .cit., p. 318. - 117 - baccalauréat. En dehors des films au programme dont l’étude est obligatoire, les films véritablement montrés aux élèves varient selon les établissements et les professeurs en charge de l’enseignement, et il est difficile d’en tirer des règles générales. Des entretiens menés avec des professeurs ou des élèves me permettent néanmoins quelques remarques qui n’ont d’autres prétentions que de servir d’exemples illustrant une expérience empirique et de constituer le socle d’une approche « Bottom up » sur laquelle construire quelques hypothèses plus généralisantes. Disons d’emblée que le terme même de « cinéma » est problématique. Il est en luimême difficile à circonscrire, d’autant plus de nos jours, où se développent des écrans multiples et le transmédia. Quand le mot « cinéma » apparaît dans les textes officiels, il est donc auréolé de nombreux sens et représentations implicites. Théoriquement, on pourrait réunir sous cette appellation à la fois les films de fiction, les films documentaires, les films pédagogiques, les films scientifiques, les films pornographiques, les films de famille, les films d’entreprise, le spot publicitaire, les vidéos d’artistes, les films d’animation… Le terme s’avère donc inefficace à délimiter un champ d’études précis, laissant chacun construire ses propres représentations derrière ce mot. Dans les textes qui régissent l’enseignement du cinéma, à quelques exceptions près, le « cinéma » désigne uniquement les films de fiction sortis en salle. Yann Darré remarquait judicieusement : « Puisque l’on a d’un côté, un objet qu’on ne peut circonscrire et de l’autre une évidence : le monde sait de quoi l’on parle lorsque l’on dit “cinéma” sans autre précision, nous nous proposons de prendre pour objet ce à quoi l’on pense lorsque l’on dit “aimer le cinéma” et surtout lorsque l’on déclare “vouloir faire du cinéma” : le cinéma de fiction réalisé aux fins d’exploitation dans les salles de cinéma, auquel on peu ajouter les documentaires exploités dans ce même circuit. »193 193 DARRÉ Yann, « Esquisse d’une sociologie du cinéma », Actes de la recherche en sciences sociales, « Cinéma et intellectuels, la production de la légitimité artistique », n° 161-162, mars 2006, Paris : Seuil, 2006, p. 125. - 118 - La terminologie – y compris dans les textes officiels – révèle déjà combien le « cinéma » est affaire de représentations et combien il est difficile de tenir sur lui un propos scientifiquement valable dans toutes ses extensions194. Comme les documents officiels ne prennent jamais véritablement la peine de circonscrire ce terme autrement, ils entérinent finalement le présupposé implicite que Y. Darré résume ainsi : « Ce à quoi on pense lorsque l’on dit “aimer le cinéma” et surtout lorsque l’on déclare “vouloir faire du cinéma” est commun à tous ». Or le sens du mot « cinéma » est-il si « commun » que cela ? La mise en doute de la « neutralité » des savoirs scolaires étant active depuis les années 70, on peut finalement se demander : de quel « cinéma » parle-t-on dans les textes officiels de l’Éducation nationale ? À partir de ces remarques, je me suis trouvée dans l’obligation de convoquer différents courants sociologiques. Le flou encourage l’approche empirique que je sollicite parfois pour tenter de proposer des réponses concrètes aux problèmes définitoires que pose l’enseignement du « cinéma », car en dehors de ces constats empiriques toute généralisation abusive du propos prend le risque de s’avérer non pertinente. À l’inverse, une approche sociologique de toutes les représentations du cinéma que l’on pourrait rencontrer dans les classes de lycées en France et qui se voudrait exhaustive court le même risque. Le modèle bourdieusien de la reproduction peut servir d’outil heuristique pour comprendre certains aspects de l’enseignement du cinéma dans le système d’enseignement, mais certains points nécessitent, pour être compris, d’autres biais conceptuels. En effet, l’évolution du système scolaire, essentiellement dû à la massification de l’enseignement ces vingt dernières années, a amené de nombreux sociologues à relativiser la sociologie de la reproduction pour lui substituer l’analyse d’une complexification des modes de socialisation, en particulier chez ce public tout à fait particulier que sont les lycéens. 194 Je renvoie au travail de théorisation de Roger ODIN qui, avec une grande rigueur épistémologique, tente de circonscrire une définition pertinente de ce qu’est le cinéma dans Cinéma et production de sens, Paris : Arman Colin, 1990. - 119 - J’emprunte donc à la sociologie des pratiques culturelles certaines hypothèses car il n’est pas seulement question du point de vue de l’Institution quant aux enjeux politiques ou économiques de l’enseignement du cinéma, mais aussi du point de vue des élèves quant à la réception du modèle de pratique culturelle proposé par l’École. Si l’on reprend la terminologie de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, le choix des films montrés à l’École peut relever de l’imposition d’un « arbitraire culturel » : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel. »195 Il convient dans un premier temps de vérifier ce postulat et de s’interroger sur ses origines. J’ai vu que d’un point de vue historique l’enseignement du cinéma émerge à la fin des années 70 dans la tradition des « ciné-clubs » et donc sur les bases d’une certaine cinéphilie (1.3). La thèse de F. Desbarats développe et étudie la mise en place historique de ces enseignements et permet de comprendre les représentations du cinéma « légitime » sur lesquelles leur implantation progressive dans les lycées français s’est fondée. Mais cette thèse ne présente jamais cette construction culturelle comme un arbitraire et désigne d’emblée ce qui est transmis comme « digne d’être transmis », ce qui révèle bien une intériorisation totale de cet arbitraire culturel comme culture légitime. J’ai vu aussi à quel point les textes officiels et discours politiques reposaient sur des paradigmes très largement répandus. Il s’agit donc maintenant de voir comment ces paradigmes se mettent en œuvre concrètement dans le microcosme social spécifique qu’est le lycée. 195 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 19. - 120 - 2.1 Voir des films à l’École : lesquels et pourquoi ? 2.1.1 Quel « arbitraire culturel » en matière de cinéma ? Poser la question de la cinéphilie transmise par l’institution scolaire, c’est se demander tout d’abord quels films trouvent officiellement leur place dans le cursus scolaire. Sans conteste, on serait étonné d’apprendre qu’OSS 117 est au programme du baccalauréat, alors que passer une année à étudier un film d’A. Hitchcock paraît tout à fait acceptable. Il s’agit d’essayer de comprendre comment, et surtout pourquoi, un film, un cinéaste, apparaît dans le Bulletin officiel de l’Éducation nationale comme source et support légitimes d’enseignements. Regardons les réalisateurs dont les films sont « tombés » au programme du baccalauréat de la série L, depuis 1986 : J. Renoir, F. Lang, O. Welles, J.-L. Godard, I. Bergman, J. Tati, R. Rossellini, R. Flaherty, J. Demy, F. Fellini, L. Bunel, K. Mizogushi, M. Pialat, A. Kiarostami, J. Vigo, C. Marker, A. Mann, F. W. Murnau, Wong Kar Wai, A. Resnais, A. Hitchcock. On retrouve les mêmes noms dans différents points du programme paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale en 2001 – ce programme est aujourd’hui encore celui qui encadre les programmes des enseignements artistiques de spécialité en cinéma et audiovisuel en Terminale L, jusqu’à la parution des nouveaux textes en 2011 qui font réapparaître les mêmes noms. Citons un extrait du BO de 2001 qui stipule que devra être étudiée pour l’enseignement de spécialité en Terminale L, « la place éminente du montage dans l’oeuvre de quelques grands auteurs (K. Dreyer, J. Renoir, O. Welles, R. Bresson, A. Hitchcock, R. Rossellini, A. Resnais, J-L. Godard, S. Kubrick...) »196. 196 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, « Enseignements artistiques », Classe Terminale, « cinéma et audiovisuel », édition du CNDP, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes », réédition décembre 2006, édition précédente juin 2002, accessible en ligne : http://www.cndp.fr/archivage/valid/81410/81410-13965-17670.pdf, p. 23 du pdf téléchargeable. - 121 - Premier constat : certains « grands auteurs » qui sont, ou ont été, au programme du baccalauréat, sont également présents dans le texte officiel et apparaissent ainsi incontournables : O. Welles, J. Renoir, A. Resnais, J-L. Godard, A. Hitchcock, R. Rossellini. Suspendons un instant tout jugement de goût : il n’est pas question ici de remettre en cause le talent de ces cinéastes ni la qualité de leurs films, mais d’interroger ces évidences qui semblent aller sans dire : pourquoi eux ? Mettons en rapport cette liste de noms avec une autre, celle des réalisateurs dont les films constituent une « cinémathèque idéale » proposée dans un opus récent, édité en 2008 par les Cahiers du Cinéma, intitulé 100 films pour une cinémathèque idéale197. On y retrouve, parmi les quinze films les plus plébiscités : O. Welles, J. Renoir, A. Hitchcock, J-L. Godard. A. Resnais n’est pas en reste puisqu’il arrive à la 18e place du classement. Ce choix reste fidèle à ceux des Cahiers du cinéma depuis de nombreuses années : en 1957, dans le nº 70, André Bazin disait déjà : « Ainsi Hitchcock, Renoir, Rossellini, Fritz Lang, Howard Hawks ou Nicholas Ray peuvent-ils, à travers les Cahiers, apparaître comme des auteurs quasi infaillibles dont aucun film ne saurait être raté. »198 À l’exception de Wong Kar Wai, les réalisateurs au programme du baccalauréat se retrouvent dans les 100 films de la cinémathèque idéale publiée 50 ans plus tard par la revue199. Nous voilà au coeur de la question posée : les instructions officielles encouragent la même cinéphilie que celle promue, depuis sa création, par la célèbre revue française : les Cahiers du cinéma. Hasard ? Certainement pas : l’institution scolaire s’appuie sur des instances de légitimation qui apparaissent internationalement comme indiscutables, or les Cahiers du Cinéma – les théoriciens, les réalisateurs et les critiques qui y ont officié depuis les années 50 – en font indubitablement partie. Des rédacteurs de la revue ont d’ailleurs été sollicités pour 197 100 films pour une cinémathèque idéale, initiative de Claude-Jean Phillipe, Paris : Les Cahiers du cinéma, 2008. 198 BAZIN, André, Cahiers du cinéma, n °70, avril 1957, in La politique des auteurs, les textes, Paris : Les Cahiers du Cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 2001, p. 100. 199 On peut légitimement supposer que le fait que les Cahiers du cinéma financent cette publication indique que le comité éditorial de la revue valide ce classement, même ci celui-ci s’appuie sur le vote de personnes non affiliées à la revue, voir note 205. - 122 - l’écriture des programmes de lycée200. Nécessité ? Sans doute pas, mais les instances de légitimation fonctionnent le plus souvent en termes de « partage » et de « rejet »201. En Hypokhâgne/Khâgne, le programme de l’option « études cinématographiques et audiovisuelles » propose de travailler sur un corpus qui « intègre, en les hiérarchisant, tous les types d’œuvres, de supports, de dispositifs dans les domaines artistiques du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia. »202. Mais rien n’est dit sur cette hiérarchisation, montrant encore une fois la force de l’implicite de l’arbitraire culturel. Le programme est thématique : « Fritz Lang aux EU » ou « Le comique cinématographique » « les exilés à Hollywood ». On rejoint sans conteste la remarque de P. Bourdieu dans La Distinction : « Subtilement hiérarchisées, les œuvres culturelles sont prédisposées à marquer les étapes et les degrés du progrès initiatique qui définit l’entreprise culturelle selon Valéry Larbaud et qui semblable au “progrès de chrétien vers la Jérusalem céleste” mène “l’illettré” au “lettré” »203 Le programme de « cinéma et audiovisuel » est donc sans doute aussi affaire d’arbitraire culturel, appuyé sur un enjeu de « distinction » au sens bourdieusien du terme. La « légitimité culturelle » des films enseignés apparaît comme un critère non négociable de leur présence dans les programmes scolaires. 200 C’est le cas d’Alain BERGALA dont j’ai déjà souligné l’importance du rôle qu’il a joué dans l’installation des enseignements au lycée. Son nom apparaît dans le « groupe d’experts » chargé par Jack Lang de la refonte des programmes des enseignements artistiques CAV en 2000 et il est désigné, dans ce document, comme « réalisateur ». Ce document est téléchargeable en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/.../29_11_dp_elabpro.pdf, p. 17 du pdf. 201 Le « partage » et le « rejet » font partie des principes d’exclusion dont parle Michel FOUCAULT dans L’Ordre du discours, Paris : Édition Gallimard, coll. « NRF », 1971, p. 12. 202 Programme officiel de l’option « études cinématographiques et audiovisuelles » en CPGE, BO n° 26 du 26 juin 2003, accessible en ligne B.O. n° 26 du 27 juin 2002, consulté le 12 février 2009. 203 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 253. - 123 - 2.1.2 Les instances de légitimation Comment fonctionnent les instances qui font qu’un film est considéré comme légitime dans le cadre scolaire ? Elles s’appuient avant tout sur le degré de reconnaissance du cinéaste. Dans le cadre d’une recherche sociologique sur « le champ du cinéma français au début des années 2000 », Julien Duval liste ainsi les éléments qui permettent en France d’assurer la reconnaissance d’un cinéaste : - sa présence dans les trois grands festivals internationaux (Venise, Berlin, Cannes) ; - les indices de sa reconnaissance critique qui se construisent selon les critères suivant : des projections à la Cinémathèque française, le soutien par Les Cahiers du Cinéma : films ayant figuré dans la liste annuelle des « meilleurs films », le soutien par Positif (projection dans le cadre des rétrospectives organisées par la revue) ; - les prix et récompenses nationaux : le prix Delluc et les Césars. 204 Le BO cité ci-dessous révèle déjà que Les Cahiers du cinéma fonctionnent bien comme une instance de légitimation puissante. La présence du Festival de Cannes dans ces instances permet de mieux expliquer la présence d’un réalisateur comme Wong Kar Wai dans l’extrait du BO étudié. S’il ne fait pas partie des cinéastes de la « cinémathèque idéale » publiée par Les Cahiers, il est un invité régulier du Festival de Cannes. Ainsi, il semble que certaines instances permettant la reconnaissance d’un cinéaste comme « bon » par le public français prévalent aussi pour le choix des films étudiables en classe. On peut donc supposer que ce sont les mêmes instances de légitimation qui fonctionnent pour l’École et pour le « champ du cinéma français au début des années 2000 ». Si les revues jouent un rôle d’instance de légitimation dans l’enseignement du cinéma, la principale revue concernée par l’enseignement du cinéma est de toute évidence Les Cahiers du cinéma. Au-delà du 204 DUVAL Jean, « L’Art du réalisme, le champ du cinéma français au début des années 2000 », in Actes de la recherche en sciences sociales, « Cinéma et intellectuels, la production de la légitimité artistique », n° 161-162, op. cit., p. 103. - 124 - modèle cinéphilique qu’ils diffusent, Les Cahiers du cinéma jouent également un rôle dans la publication d’outils pédagogiques pour les enseignements « cinéma et audiovisuel » et autres dispositifs d’enseignement du cinéma. La collection « Les Petits cahiers » est en effet un organe de diffusion important dans la vie des enseignements en cinéma et audiovisuel, j’y reviendrai. La revue Positif a sans doute également son rôle à jouer dans la légitimité culturelle de certains films. La revue s’est dotée depuis 2008 d’une « Collection Positif », sous la forme de monographies dont certaines recoupent le programme des enseignements de cinéma, comme le volume consacré à Wong Kar Wai sortie au moment où 2046 était au programme du baccalauréat. C’est cependant le seul numéro pour lequel on puisse faire ce rapprochement avec les enseignements de lycée : rien de comparable donc avec les ouvrages extrêmement ciblés sur le programme du baccalauréat publiés par Les Cahiers. Dans le volume L’amour du cinéma, 50 ans de Positif, édité en 2002 pour les cinquante ans de Positif, l’avantpropos fait le bilan des cinéastes défendus par la revue au cours de son histoire. Sont cités : « Robert Aldrich, Bernardo Bertollucci, Richard Brooks, Alain Cavalier, Claude Chabrol, Joen Cohen, Arnaud Despleschin, Michel Deville, Bruno Dumont, Clint Eastwood, Blake Edwards, Atom Egoyan, Milos Forman, Georges Franju, Elia Kazan, Emir Kusturica, David Lynch, Joseph L. Mankiewicz, Dusan Makavejev, Chris Marker, Patricia Mazuy, Claude Miller, Vincente Minnelli ; Kenji Mizoguchi, Ivan Passer, Arturo Ripstein, Dino Risi, Glauber Rocha, Jerzy Skolimovski, Billy Wilder, Wong Kar Wai… »205 Si l’on retrouve là quelques noms de réalisateurs dont un film a été au programme du baccalauréat (Wong Kar Wai, K. Mizoguchi et C. Marker), on est loin de l’adéquation remarquée des programmes des enseignements avec le panthéon des plus grands films de la « cinémathèque idéale » publiée par Les Cahiers206. Si les 205 L’amour du cinéma, 50 ans de la revue Positif, anthologie établie par Stéphane Goudet, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 2002, avant propos p. 9. 206 Notons que parmi les « votants » de cette cinémathèque idéale, les Cahiers du cinéma semblent autant représentés que Positif. Vincent Amiel, Michel Ciment, Bernard Chardère, Jean-Antoine Gili, Noel Herpe, Alain Masson, Philippe Rouyer, Christian Viviani : huit noms représentent Positif, tandis du côté des - 125 - réalisateurs contemporains présents dans les programmes sont plébiscités par les deux revues, c’est sur le « cinéma patrimonial » que la sélection de Positif semble moins en adéquation avec les œuvres choisies dans le cadre des enseignements, sans doute aussi parce que cette sélection se veut moins consensuelle. Dans l’ouvrage consacré aux cinquante ans de la revue, il est fait état de cette « hostilité au classicisme » : « Elle tentait de mettre en place un goût neuf, passionné, sincère : le plaisir de lancer des jugements paradoxaux et excentrés, sans référence à une tradition. (…) Les méthodes iconographiques de nos études sur le mélodrame, la comédie italienne ou le film d’horreur nous excusent-elles de sauver des films si nombreux que beaucoup doivent être médiocres ? Il faut avouer que l’absence de critères canoniques joue ici son rôle. Point de classicisme, encore une fois. Sur les mérites qui font un bon film, aucun d’entre nous n’est d’accord avec les autres, ni sans doute avec lui-même. »207 Il convient alors de se demander si l’enseignement du cinéma a fait la part belle à une vision finalement très « classique » – au sens de consensuel – de la cinéphilie, se dotant d’un « panthéon » d’œuvres de références bénéficiant d’un haut degré de légitimité culturelle, ce qui expliquerait que Positif ait pris une part moins importante dans le fonctionnement des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » que la revue rivale Les Cahiers du Cinéma, plus encline à des classifications qualitatives définitives et indiscutables des œuvres. Par ailleurs, l’hostilité de la revue Positif aux oeuvres de R. Rossellini et de J-L. Godard des années 50 à 75 l’éloigne aussi, de fait, des programmes de Terminale chroniqueurs ou auteurs aux Cahiers, neuf noms : Patrick Brion, Jean-Michel Frodon, Charlotte Garson, Claude de Givray, Thierry Jousse, Jean-Marc Lalanne, Jean Narboni, Nicolas Saada, Charles Tesson. On pourrait plutôt lister les personnes de cette liste ayant un rapport plus ou moins étroit (et/ou au moins intellectuel) avec la Nouvelle vague et la génération des Jeunes Turcs (ou des « Mac- Mahoniens ») et ayant écrit des ouvrages en rapport avec le « panthéon » désigné par la « cinémathèque idéale » (films et/ou cinéastes), la liste est ainsi beaucoup plus longue : Jacques Siclier, Pierre Rissient, Claude-Jean Philippe, Dominique Paini, Jean Narboni, Claude Miller, Jacques Lourcelles, Vincent Amiel, Jean-Louis Leutrat, Claude de Givray, Jean-Antoine Gili, Charlotte Garson, Jean-Michel Frodon, Jean Collet, Michel Chion, Jean-Claude Carrière, Patrick Brion, Freddy Buache, Henri Agel. Si on fait l’hypothèse que ces personnes sollicitées font partie de celles qui comptent parmi les grands noms du cinéma en France, on constate une certaine consanguinité : c’est majoritairement le même type de cinéphilie « à la française » qui se perpétue, laissant peu de place aux approches alternatives, y compris d’un point de vue culturel, comme celle de Ferid Boughedir, seul représentant dans la liste d’une cinéphilie étrangère. 207 L’amour du cinéma, 50 ans de la revue Positif, op. cit., article d’Alain Masson « une critique sans classicisme », p. 25 et 28. - 126 - qui font, nous le verrons ultérieurement, la part belle à ces deux cinéastes dans le cadre de l’étude du montage. Moins portée sur la politique des auteurs, la revue revendique le fait que cette approche auteuriste ait toujours été « complétée par une attention portée aux collaborateurs de création, scénaristes, décorateurs, chefs opérateurs, musiciens »208. Or cette approche n’est précisément pas celle plébiscitée par les textes officiels qui sont aussi, nous le verrons, très auteuristes. De même pour l’intérêt constant porté par Positif au cinéma d’animation, quasi absent des programmes officiels et absent des programmes du baccalauréat. Il semble donc qu’en termes d’apports et d’influences théoriques les Cahiers du cinéma l’emportent : « Les Cahiers du cinéma, au recrutement socialement élevé dès l’origine, constituent à eux seuls une véritable « instance de légitimation » (au sens de P. Bourdieu) (…) Les Cahiers du cinéma, leurs anciens collaborateurs, leurs suiveurs constituent un groupe solidaire (privilège accordé aux cinéastes qui en sont issus et sont les « gate keepers » les plus efficaces du cinéma ; leurs choix et partis pris se retrouvent dans l’enseignement comme dans la programmation des cinémathèques (importance des réhabilitations distinctives ; hommage aux cinéastes de série Z, à Darry Cowl, etc.) »209 C’était déjà un constat qu’Antoine de Baecque faisait « de l’intérieur » en parlant du « rôle d’instance de légitimation culturelle » de la revue au sein des élites intellectuelles L’histoire de la cinéphilie proposée par A. de Baecque montre bien comment Les Cahiers du cinéma ont contribué au plébiscite en France d’une certaine cinéphilie ainsi qu’une certaine manière de voir les films, qui fait la part belle à la réflexivité et au recul analytique : « Cette réflexivité est la marque spécifique de la cinéphilie : toutes ses pratiques visent à donner une profondeur à la vision du film. »210 On comprend que ce modèle prévale à l’École : la scolastique se constitue elle aussi autour du culte rendu à la réflexion théorique par opposition aux constats 208 L’amour du cinéma, 50 ans de la revue Positif, op. cit., p. 18. DARRÉ Yann, « Esquisse d’une sociologie du cinéma », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 161162, op. cit. p. 128. 210 DE BAECQUE Antoine, La cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Paris : Fayard, rééd, 2003, p. 12. 209 - 127 - pragmatiques ou empiriques qu’elle permet de subsumer. Cette cinéphilie comme « invention d’une culture »211 influence donc logiquement le système d’enseignement, parce qu’elle se construit selon une logique qui ressemble à celle de la culture scolaire. Comme le disent Jean-Marc Leveratto et Laurent Jullier en décrivant la cinéphilie des Cahiers, qu’ils qualifient, eux, de « moderne » : « C’est une cinéphilie équipée par l’écriture sur le cinéma, une cinéphilie résultant de l’entrelacement du plaisir pris au spectacle cinématographique et de la culture esthétique transmise par les études secondaires »212 L’adjectif « moderne » que les auteurs utilisent pour qualifier cette forme de cinéphilie renvoie à l’idée de « réflexivité » dont parle A. de Baecque. Cette cinéphilie repose sur une distanciation, comme si une vision « en profondeur » supposait de « se regarder regarder » et obligeait donc à sortir de l’histoire que nous raconte le film, dans une perspective finalement brechtienne de la position cinéphilique. L’ « écriture sur », les « études secondaires », autant de points de concordance culturels entre la cinéphilie dont parle A. de Baecque et la « culture scolaire », même si l’introduction de « cours de cinéma » dans le cadre scolaire a été pourfendue par certains cinéphiles. En outre, idéologiquement, rappelons que Les Cahiers du cinéma se positionnent à partir des années 50 dans un refus presque politique de la critique de contenu213, en méprisant le hors-texte au profit du texte filmique considéré comme clôt sur luimême. L’« auteur » est le garant de la qualité d’un cinéma qui se proclame « Art » à part entière. Le film apparaît ainsi comme la trame précieuse d’intentions auteuriales, un « texte » au sens littéral du terme, que la critique se doit de décrypter 211 DE BAECQUE Antoine, La cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, op. cit., p. 18. JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, Paris : Armand Colin, 2010, p. 13. 213 Frédérique MATONTI explique cette revendication par le politique : le rapprochement des Cahiers avec la Nouvelle Critique au début des années 70 radicalise le parti pris esthétique. Il cite Émile Breton qu’il a interviewé : « [l’humanité] c’était le type de critique humaniste, de bons sentiments. Je pense aussi que, pour une bonne part, le travail qui a pu être fait à la Nouvelle Critique, c’était peut-être en rapport avec Les Cahiers, mais c’était aussi en réaction à ce qui se pratiquait dans le Parti et dont la figure visible était l’humanité, [où il n’y avait aucune] prise en compte de ce qui travaillait dans le cinéma. [À la NC], on voulait tellement dépasser cette vieille lune du Parti sur la forme et le contenu que pour nous, il n’y avait de contenu que dans les formes. » Propos d’Émile Breton, entretien avec Frédérique MATONTI le 30 octobre 92, in « Une Nouvelle Critique cinématographique », Actes pour la recherche en sciences sociales, op. cit., p. 73. 212 - 128 - pour le révéler aux spectateurs. Comme le signalent L. Jullier et J.-M. Leveratto : « La cinéphilie “moderne” tend, de ce fait, à refuser le titre de cinéphile à tous ceux qui se laissent prendre trop facilement par le plaisir esthétique que procure le cinéma, comme le montrent les films auxquels ils s’attachent. »214 Le professeur est donc invité à mimer la posture du critique : il devient l’herméneute d’une œuvre dont il s’agira de transmettre quelques clefs pour une meilleure « possession » au sens presque fétichiste du terme. Il s’agit bien de perpétuer via l’Institution elle-même, une certaine cinéphilie qui passe pour une cinéphilie certaine. Je verrai ultérieurement combien les théories et les idéologies véhiculées par la revue influencent la rédaction des programmes scolaires, pas seulement en termes de choix de films, mais également en termes de paradigmes sur ce qu’est le « cinéma ». J’ai interrogé Pierre Baqué215, responsable de la rédaction des textes officiels concernant l’enseignement du cinéma à partir de 1982, sur cette influence potentielle des Cahiers dans l’introduction des études cinématographiques dans les écoles. La question lui a semblé inadvenue : c’est lui qui pilotait les « groupes de travail disciplinaires » chargés de la rédaction des programmes et sa « logique est différente de celle des Cahiers ». Seulement voilà, comme l’a montré Frédéric Gimello216, parmi les Maîtres de conférences et Professeurs en études cinématographiques nommées en France de 1985 à 1999, dix-sept étaient ou avaient été en rapport avec la revue, et quinze avec Positif. Parmi les dix membres du groupe de travail chargé de la rédaction des programmes officiels en 2000, figure… Alain Bergala, longtemps rédacteur aux Cahiers du cinéma. D’ailleurs, que l’on puisse associer sa présence dans la rédaction des programmes scolaires à la cinéphilie des Cahiers du cinéma semble gêner tout le monde. Le premier intéressé d’abord, A. Bergala lui-même, qui se défend dans son livre L’Hypothèse cinéma, petit 214 JULLIER L., LEVERATTO J.-M., Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 14. 215 Entretien le 3 décembre 2010. 216 GIMELLO Frédéric, Enjeux et stratégies de la politique de soutien au cinéma français. Un exemple : La Nouvelle Vague, économie, politique et symbole, thèse de doctorat en études cinématographiques, sous la direction de Monsieur Guy CHAPOUILLIE, Université Toulouse II – Le Mirail, 2000. - 129 - traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs de cette étiquette « Cahiers » qu’on a cherchée à lui apposer. Il assure « ne pas coller tout à fait la caricature du rédacteur des Cahiers sectaire et coincé dans sa cinéphilie de chambre »217. Les documents officiels concernant ce groupe de travail présentent d’ailleurs A. Bergala exclusivement comme un « réalisateur »218. P. Baqué , quant à lui, m’a dit l’avoir fait entrer dans le groupe de travail après avoir entendu une émission à la radio dans laquelle il faisait état de son expérience de transmission du cinéma dans une classe de primaire. Pour P. Baqué, A. Bergala est intervenu dans l’écriture des programmes « très peu, mais avec toujours beaucoup de pertinence », il m’a assuré que sa présence était sans rapport avec son activité aux Cahiers. Je ne peux pas accuser ces différents acteurs essentiels de l’enseignement du cinéma à l’École d’être de mauvaise foi, et je pense évidemment qu’ils sont sincères. Il n’en reste pas moins qu’une influence se caractérise parfois par ce qu’elle peut avoir de non conscientisé, une façon de flotter « dans l’air du temps » sans que les principaux acteurs de sa propagation n’en aient même conscience. Ce type de « cinéphilie », que même les Anglo-saxons rattachent explicitement à la France, ne fonctionne pas comme un complot, ni même comme un lobby, mais simplement comme un discours commun – un paradigme encore une fois – d’autant plus répandu qu’il est très largement ininterrogé donc considéré comme évident. Je partage sur ce point le constat de L. Jullier et J.-M. Leveratto : « Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de proposer une énième “théorie du complot” paranoïaque ; mais plus simplement de resituer la cinéphilie moderne dans le cadre des échanges au sein d’un groupe particulier d’acteurs-réseaux, aux frontières mouvantes, qui l’entretiennent consciemment jour après jour en s’accordant sur les mêmes lieux communs de la qualité cinématographique (…) Il s’agit simplement d’échanges orientés par la conviction de l’effort d’être soi que partagent réalisateur, critiques, enseignants et spectateurs. La réitération régulée de ce critère de qualité partagé finit à cet égard par acquérir, à travers les dispositifs de jugement qui 217 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, Paris : Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2002, réédition 2006, p. 16. 218 Voir le document sur le lien déjà cité : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/.../29_11_dp_elabpro.pdf - 130 - prolifèrent, une valeur performative, c’est-à-dire par faire exister à grande échelle et pour de bon (…) une esthétique historiquement circonscrite, et donc ni plus ni moins valide qu’une autre. »219 Je partage ce constat, même si je suis plus prudente quant au degré de conscientisation que les auteurs supposent de ces « lieux communs ». En ce qui concerne les professeurs ou les responsables institutionnels que j’ai pu rencontrer, la plupart m’ont semblé tout à fait convaincus que la cinéphilie et le cinéma ne pouvaient être autre chose que cela, les diktats de la cinéphilie appelée « moderne » par J.-M. Leveratto et L. Jullier paraissant intériorisés comme une évidence. Cette cinéphilie, une fois admise comme légitime par l’École pourra donc être qualifiée de cinéphilie « académique ». C’est sans doute ici que les réflexions de P. Bourdieu sur l’habitus me semblent les plus opérantes pour comprendre la place du cinéma et la manière dont il est enseigné 2.1.3 Le désir de la transmission patrimoniale comme culture légitime L’enseignement artistique en cinéma et audiovisuel repose en partie sur la notion de conservation du patrimoine, enjeu que j’ai relevé déjà dans les rapports du HCEAC et qui apparaît comme un paradigme fort (1.2). Les programmes scolaires confirment l’idée qu’il faut donner aux élèves les moyens de connaître les films du patrimoine, c’est-à-dire la culture légitime avec tout ce qu’elle permet de distinction et de légitimation. Le cinéma du patrimoine est donc bien représenté dans les textes de cadrage officiels des enseignements artistiques ainsi que dans les programmes qui définissent ainsi les objectifs : « L’approfondissement de la culture cinématographique et audiovisuelle par la rencontre avec des œuvres majeures du patrimoine et de la création 219 JULLIER L., LEVERATTO J.-M., Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit. p. 144-145. - 131 - contemporaine »220 On retrouve bien la vision très ancienne du rôle de l’École que décrit E. Durkheim ou J. Dewey, ancrée dans une vision humaniste de l’enseignement qui vise à la transmission d’un sentiment d’appartenance sociale censé passer par la connaissance d’un « patrimoine » commun que j’avais déjà relevée dans le paradigme de l’art citoyen sur lequel reposait certaines remarques du HCEAC. Bien que remise en cause par la sociologie de la reproduction, cette conception d’une « mission citoyenne » de l’École apparaît encore active, comme en témoigne la parole politique étudiée plus haut. Étant donnée la portée critique des œuvres de P. Bourdieu dans les années 70, on peut d’ailleurs légitimement se demander jusqu’où cette parole politique n’est pas elle-même consciente du degré d’ignorance des réalités de terrain ou d’hypocrisie nécessaires pour continuer de défendre cette posture de l’Institution scolaire pourtant sévèrement critiquée par toute une génération de sociologues. De nombreux professeurs – et des Inspecteurs - m’ont parlé de cette transmission patrimoniale. Dans cette perspective, certaines œuvres sont plus légitimes que d’autres, ce qui revient effectivement à définir un « arbitraire culturel » d’œuvres légitimes. Bien que le discours officiel souligne l’intérêt porté à la « création contemporaine » dans l’enseignement du cinéma, il apparaît que la temporalité de l’œuvre fait partie des arguments en faveur de sa légitimité. L’ancienneté de l’œuvre devient un critère dont elle tire une légitimité221. Il me semble que dans ces remarques se dessine le présupposé que J.-M. Leveratto définit dans L’Introduction à l’anthropologie du spectacle : « La “modernité” de l’oeuvre, qui ne sert pas à exprimer son apparition récente, mais la parenté avec des consommateurs et des produits existants est rejetée au bénéfice de l’œuvre “classique” qui justement est passée au-delà des modes et est par ailleurs moins facilement consommable. »222 220 BO enseignements artistiques, classe de Terminale, version papier, op. cit, p. 21. Un réalisateur qui intervient fréquemment dans les formations en audiovisuel proposées aux enseignants dans le cadre du Plan Académique de Formation, en regardant les programmes de CAV m’a fait remarquer ironiquement : « On a l’impression que la production cinématographique s’est arrêtée dans les années 70 ». 222 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 166. 221 - 132 - On rencontre parfois une certaine méfiance envers des formes audiovisuelles trop contemporaines et envers les industries culturelles qui produisent des biens « consommables ». L’ex-Inspectrice générale en charge du cinéma et de l’audiovisuel, C. Juppé-Leblond, a employé le terme de films du « grand patrimoine » pour désigner les films prioritairement étudiés et m’a parlé de la réticence des différentes commissions de choix des films pour le baccalauréat ou d’élaboration des programmes scolaires à choisir des films jugés « commerciaux »223. Car la légitimité culturelle vient aussi d’une vision de l’art comme produit échappant à la consommation, comme en témoignent les paradigmes relevés cidessus (1.2.). Le cinéma (actuel ou ancien) étant de toute façon reproductible, c’est son inscription dans le temps qui assure son détachement face aux industries culturelles et à la logique du marché qui prévaut pour les films contemporains et que les représentations légitimes de l’œuvre condamnent. La légitimité culturelle se nourrit donc aussi du paradigme de l’art comme résistance face au non-art. En outre, il semble que plus l’objet enseigné est épistémologiquement flou, plus l’arbitraire culturel est contraignant. Or j’ai déjà remarqué que dans l’expression « cinéma et audiovisuel » telle qu’elle est utilisée dans les documents officiels, le « cinéma » n’est jamais défini autrement que par la liste d’exemples d’œuvres sans aucune véritable définition de l’« objet », de ses contours et de ses limites. Dans un numéro de la revue Hors-Cadre consacrée à l’enseignement du cinéma, Michèle Lagny et Marie-Claire Ropars-Wuilleumier parlent du cinéma comme d’un « objet fuyant » et remarquent : « Se soumettre aux données de l’objet ne suffit évidemment pas à constituer une discipline, même si la constitution d’une discipline suppose toujours le passage par un objet : celui-ci toutefois est à construire théoriquement surtout lorsqu’il apparaît recevable empiriquement. »224 L’enfermement de la culture cinématographique scolaire dans un très petit nombre de références culturellement admises me semble donc procéder de la fragilité 223 Entretien le 7 février 2009. LAGNY Michèle, ROPARS-WUILLEUMIER Marie-Claire, « L’Impromptu de Grenelle ou le savoircinéma », in Hors-Cadre n° 5, « L’école cinéma », p. 63. 224 - 133 - épistémologique de l’objet lui-même. Cette fragilité contraint les professeurs et l’institution à circonscrire un petit bastion d’œuvres contre des œuvres jugées moins légitimes, tout en en étant sans cesse conscients du danger que pourrait courir ce système de référence constitué « empiriquement » comme le souligne M. Lagny et M.-C. Ropars-Wuilleumier et sans réflexion théorique - donc arbitrairement. Le cinéma restant un art « populaire », le capital culturel que l’École a pour vocation de reproduire est d’autant plus contraignant qu’il doit exclure tout un tas d’autres références jugées « illégitimes ». Cette dimension populaire du cinéma constitue d’ailleurs un sérieux handicap à l’imposition de l’arbitraire culturel. Noëlle Ardouin, dans sa thèse qu’elle consacre à « l’école du cinéma » résume ainsi la position institutionnelle : « Tout dans l’image n’est pas bon (en soi, pour eux), sauvons donc le meilleur : le cinéma. Le pas suivant s’effectue de lui-même : “tout le cinéma n’est pas digne d’intérêt, préservons le meilleur : les classiques”. (…) La Culture s’entend alors dans son sens d’exhumation archéologique et de préservation du patrimoine. »225 Les programmes des enseignements de « cinéma et audiovisuel » tendent vers l’élaboration d’une culture commune et communément admise dite « patrimoniale » qui sera le principal outil de la reproduction culturelle au sens où l’entendent P. Bourdieu et J.-C. Passeron. Ces programmes d’enseignements sont conformes aux paradigmes de l’art « patrimonial » promeut par les discours officiels et sont aussi un indice de la place du ministère de la Culture dans les enseignements artistiques. Les instances de légitimation dans l’enseignement du cinéma permettent de constituer une « sélection de chefs-d’œuvre » à transmettre. Si l’on reprend dans cette optique les textes du Bulletin officiel déjà cités ci-dessus, on observe la promulgation officielle d’un « cinéma » adoubé culturellement parlant par quelques instances de légitimation qui font office de sacerdoce. Des noms d’auteurs et de 225 ARDOUIN Noëlle, L’École du cinéma, enseignement du cinéma et l’expérience pédagogique, thèse de Doctorat sous la direction de Madame Marie-Claire ROPARS WUILLEUMIER, Université ParisVIII, 1987, p. 166. - 134 - grandes œuvres proposés par le BO sont présentés sous forme de « listes », et il faut remarquer que ce goût pour la liste, qui relève d’un « usage sociologique du nom de l’artiste comme indicateur de goût »226, est lié à certaines pratiques cinéphiliques que J. Aumont résume ainsi : « L’idée de septième Art est datée. (…) Elle reposait sur une confiance sans faille en une liste – et une hiérarchie – des arts, qui permette de les classer, de les repérer sans erreur, de les nommer. »227 A. Bergala écrit précisément dans le préambule de l’anthologie de films pour enfants Allons z’enfants au cinéma un « éloge de la liste »228, confirmant que la « tradition » cinéphilique est bien devenue une tradition académique. La reconnaissance de cette sélection, qu’elle soit implicite ou non, présuppose l’existence d’un « étalon du goût ». Ainsi, derrière ces pratiques et ce présupposé, il s’agit en fait d’une « rationalisation de la consommation culturelle qui la ramène à des listes d’objets, sans prendre en compte les expériences esthétiques dont ces objets sont l’occasion »229. Cette « rationalisation » occasionne elle-même une « neutralisation de notre propre sensibilité qui conduit à accepter poliment et sans faire cas de sa propre expérience, l’évaluation personnelle de l’autre, revient à esquiver la discussion artistique »230. On touche ici à des paradigmes plus larges qui seront principalement développés dans la troisième partie : l’auteurisme et la fascination pour le « génie » de l’artiste. Autant de paradigmes qui permettent d’expliquer à la fois les pratiques pédagogiques et les recommandations des textes officiels231. Bornons-nous pour l’instant à constater que la « liste de films à voir » de même que la « liste des auteurs à étudier » est autant finalement un présupposé sociologique qu’un présupposé esthétique, autant un mode de représentation de l’art qu’un désir de « distinction » culturelle au sens où l’entend P. Bourdieu. 226 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris : La Dispute, 2006, p. 134. AUMONT Jacques (dir) , « Le septième art », in Le Septième art, le cinéma parmi les arts, conférences du Collège d’Histoire de l’Art 2001-2002, Paris : Léo Scheer, 2003, p. 7. 228 BERGALA Alain, « Eloge de la liste », in Allons z’enfants au cinéma ! – une petite anthologie de films pour un jeune public, Paris : CNC/Les enfants de cinéma, 2003, p. 2. 229 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 134. 230 Ibid., p. 145. 231 Des professeurs distribuent communément des « biographies » des cinéastes avant d’aborder l’étude de leurs films en classe. 227 - 135 - Remarquons aussi que le fonctionnement général de l’École va dans ce sens : « L’enseignement est, par tradition, archéologique, exhume davantage qu’il ne crée, revient sur les vieux théorèmes, sur les classifications anciennes, sur les textes hérités du passé. »232 Et la voie de transmission la plus forte des œuvres légitimes dans l’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel » passe par l’examen national qu’est le baccalauréat. 2.1.4 Le choix des films au programme du baccalauréat L’arbitraire culturel et le fort désir de légitimité que je viens de commenter se manifeste particulièrement dans le choix des films au programme du baccalauréat depuis la « montée » des enseignements artistiques de spécialité en Terminale en 1988. Ces films, comme nous l’avons vu, sont choisis en commission. Historiquement, c’était la COSEAC qui faisait ce choix. Aujourd’hui, c’est bien toujours une commission qui choisit les films. Elle réunit universitaires, représentants des ministères de l’Éducation nationale et de la Recherche, professeurs des options, représentants de l’association « Les Ailes du désir233 ». Peut-on dire que les films choisis par cette commission pour le baccalauréat correspondent à l’esprit « Cahiers du cinéma » conformément au souci de légitimité évoqué ci-dessus ? F. Desbarats s’était posé la question dans sa thèse en 2001. Pour lui, l’influence de Jean Douchet ou d’A. Bergala, auteurs connus des Cahiers, sur les enseignements artistiques de cinéma et audiovisuel n’est pas discutable234. Pour autant, selon F. Desbarats, ces personnalités n’influençaient pas directement la COSEAC pour le choix des films pour le baccalauréat, même s’il 232 ARDOUIN Noëlle, L’école du cinéma, enseignement du cinéma et l’expérience pédagogique, op. cit., p. 216. Voir supra pour la constitution de la commission à laquelle j’ai participé. 234 Je reviendrai plus tard sur l’influence de J. Douchet et A. Bergala en analysant les documents pédagogiques à destination des professeurs qu’ils ont produits. 233 - 136 - admet que « la commission est sensible aux cinéastes dont Les Cahiers du cinéma ont fait leur fer de lance »235. Encore une fois, les raisons de l’influence des Cahiers seraient à envisager non comme un « lobbying » direct mais comme une influence culturelle diffuse, répandue comme référence dans le corps enseignant, dont les traces sont visibles par exemple dans le choix du titre Le Cahier des Ailes du désir pour l’organe de publication de l’association représentant les professeurs en charge des enseignements « cinéma et audiovisuel ». On a bien vu que les films choisis pour le baccalauréat étaient souvent ceux de la « cinémathèque idéale » qui n’est d’ailleurs pas seulement validée par les Cahiers, mais aussi par Positif. F. Desbarats témoigne pourtant du fait que certains films et documents pédagogiques proposés par les Cahiers à la COSEAC dans les années 90 ont été refusés236. Il n’y a donc pas une « mise sous influence » expresse du choix des films par Les Cahiers du cinéma, mais plutôt, là aussi, un faisceau de représentations qui semble valider l’approche cinématographique proposée par les Cahiers comme une évidence qui va sans dire. J’ai pu assister personnellement au choix du dernier film du baccalauréat To be or not to be237 pour les années scolaires 2012-2015. Il ne m’a pas semblé que ce choix était téléguidé par une quelconque influence idéologique identifiable. Il était le fruit d’un désir de choisir un film légitime culturellement, bien sûr. Mais ce film permettait aussi un accord entre l’Inspection générale – qui avait décidé que le film devait être une comédie – et le CNC qui pouvait assurer la négociation des droits, ce qui n’était pas évident pour tous les films possibles dans le champ de la comédie. J’ai pu constater que les discussions tournaient surtout autour de la formulation de jugements de goûts cinématographiques. Les questions de pédagogie : ce que l’on cherche à transmettre, quels savoirs, comment et pourquoi, étaient plus secondairement évoquées. La didactique semblait passer après la cinéphilie. F. Desbarats évoque également l’idée d’un compromis entre des films jugés 235 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 567. 236 Ibid., p. 554. 237 Les réunions de la commission se sont déroulées dans les locaux du CNC les 10 et 24 janvier 2011 et le 07 mars 2011. - 137 - « difficiles » pour les élèves (il cite Bresson ou les films muets) et des références plus récentes (Wong Kar Wai) jugées plus accessibles238 et donc plus « plaisantes ». Pourtant, cette idée de la « difficulté » du film ne m’est pas apparue comme un critère de choix pour la commission à laquelle je participais, même si je constate, comme F. Desbarats, que la liste des films au programme du baccalauréat depuis 1989239 se situe « dans un registre intermédiaire » entre exigence et accessibilité, tous bénéficiant d’une légitimité culturelle forte. Les films choisis pour le baccalauréat doivent en outre appartenir à une des « cases » dans lesquels doivent s’inscrire les trois films au programme : film français, film européen ou film d’une « autre cinématographie ». L’un des trois doit en outre implicitement pouvoir être défini comme un « film de patrimoine ». Historiquement, de 1989 à 1999, la COSEAC avait fait alterner un film français avec deux films étrangers afin qu’il y ait toujours un film français au programme. Les choix peuvent donc être conditionnés par les deux œuvres inscrites au programme les années précédentes. Sur la comédie par exemple, le film ne pouvait pas être un « film français » puisque la « place » avait été déjà prise l’année précédente par É. Rohmer et Les Contes d’été. Même si la présence de ses trois catégories est fluctuante et que certaines années les trois films ne les remplissent pas240, cet élément est pris en compte dans le choix des films et dirige très concrètement les films proposés au choix de la commission. Les films choisis pour le baccalauréat sont donc surtout l’objet d’un consensus, soumis à un éventail de critères dont la légitimité culturelle fait partie, mais comme un implicite préalable jamais rediscuté. D’ailleurs, la partie « programme audiovisuel » a été abandonnée depuis 2003, signalant bien qu’en termes de légitimité culturelle le long-métrage de fiction, qualifié de « cinéma », est prioritaire par rapport à « l’audiovisuel »241. Dès 238 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 94. 239 Voir annexes. 240 C’est le cas par exemple en 2008-2009 où il n’y avait aucun film européen au programme, mais aussi en 2006-2007 où il n’y avait aucun film français au programme. 241 Le programme limitatif s’est doté d’un programme audiovisuel seulement entre 1997 et 2003 : en 19971999 : le thème reconduit pendant deux ans était « Le reportage et le documentaire » ; en 1999-2000 le - 138 - 2000, dans cet item du programme limitatif qu’est le « programme audiovisuel », figurent des « courts-métrages »242 qui sont finalement aussi des films de fiction dont seule la durée – et non la forme – diffère des films de fiction traditionnels et semble justifier l’intégration dans un « programme audiovisuel ». On peut se demander alors ce que le terme « audiovisuel » recouvre dans les programmes officiels. 2.1.5 Hésitations terminologiques : cinéma vs audiovisuel Le cinéma comme « art » n’est pas qu’un outil de distinction : j’ai vu plus haut que le paradigme de l’art comme résistance face au non-art le faisait souvent entrer en opposition avec « l’audiovisuel » dont la légitimité culturelle semble bien plus problématique. Je commencerai par citer un petit opus édité par le CRDP de Lyon en 1995, à propos des ciné-clubs : « Le visionnement de cassettes, quelle que soit la qualité des œuvres est fortement déconseillé. Outre son caractère illégal, il détruit la force plastique du film. Les adolescents d’aujourd’hui, grands consommateurs, mais aussi grands contempteurs de programmes télévisés, ne s’y laissent pas prendre. »243 Cette remarque permet de comprendre à quel point le « drame » du cinéma est d’être un médium « impur ». « Impur » parce qu’il mêle l’industriel et l’artistique, l’art et le spectacle de masse, mais aussi parce que ses modes de diffusions sont variables. Si la prise de position anti-vidéo est un enjeu cinéphilique en 1995, que dire des modes actuels de réception spectatorielle, allant de la salle très grand écran d’un multiplexe au film téléchargé regardé sur un iPhone® ? Toujours est-il que thème fut « Le spot de publicité à la télévision » ; entre 2000 et 2003, un programme de court-métrage fut reconduit et constituait le troisième élément du programme limitatif qui, pendant ces trois années, se passa de « films européens ». 242 Ulysse d’Agnès Varda, La Repasseuse d’Alain Cavalier, Foutaises de Jean-Pierre Jeunet, Au bord du lac de Patrick Bokanovski, Quest de Tyron Montgomery, La Chaussure de Pavel Lounguine, Surveiller les tortues d’Inès Rabadan et Salam de Souad el Bouati. 243 CITTERIO Raymond, Du cinéma à l’école, op. cit., p. 26. - 139 - l’accusation de dégradation que subirait l’image vidéo par rapport au support pelliculaire peut se comprendre ici comme le mode d’expression métaphorique de la dégradation artistique que provoque la réception du film selon un autre modèle que celui de la salle de projection. Aujourd’hui, ce modèle a pourtant fait long feu. Il y aurait bien des choses à commenter dans ce texte : la pétition de principe concernant le jugement de goût des élèves quant à l’image télévisuelle, l’illégalité de la pratique de la vidéo qui pourrait permettre aux ciné-clubs d’échapper aux obligations d’acquittement des droits d’auteur et de diffusion publique du film. Je reviendrai surtout sur la dichotomie essentielle que le propos manifeste : l’opposition entre ce qui est considéré comme du « film » et ce qui n’en est pas. Cette opposition prend, dans les textes officiels dévolus à l’enseignement du cinéma, la forme d’un syntagme récurrent dans lequel se nichent des représentations intéressantes à déplier : le syntagme « cinéma et audiovisuel ». Selon Geneviève Jacquinot, cette « forme stabilisée de l’expression » apparaît dès 1986 et est « un drôle de syntagme qui relie deux termes, par conjonction interposée, dont le champ de pertinence n’est pas identique »244. On trouve cette expression presque lexicalisée dans tous les textes officiels : il est question d’enseigner la « culture cinématographique et audiovisuelle », la « fonction du cinéma et de l’audiovisuel dans l’histoire des arts », la « découverte d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles contemporaines », tandis que les épreuves du baccalauréat tendent à évaluer in fine que l’élève « a pris conscience de ce qu’implique le recours au langage des images et des sons ». F. Desbarats montre dans sa thèse que cette « association » du cinéma et de l’audiovisuel est présente dès la lettre de mission rédigée par P. Baqué , qui fonde l’enseignement en lycée. Sont utilisées tour à tour les expressions « option cinéma & audiovisuel », « option cinéma-audiovisuel » « option cinéma/audiovisuel » et « option de cinéma ». En tout état cause, F. Desbarats constate que le « cinéma » précède toujours 244 JACQUINOT Geneviève, « L’École au-delà de l’écran », Hors-cadre n° 5, « L’École cinéma », printemps 1987, p. 125. - 140 - l’audiovisuel. Il est pertinent de reprendre ici la taxinomie qu’il propose des « trois domaines de références » qui lui semblent agir implicitement sur cette association des termes, dans le cadre d’une « antinomie » entre l’audiovisuel et le cinéma : « - les sons (versus les images) ; - la télévision (versus le cinéma-institution) ; - le non-art (versus l’art). »245 Il commente ainsi cette répartition : « À chaque fois, le cinéma et l’audiovisuel sont placés à l’un des pôles d’une opposition binaire où l’audiovisuel est successivement associé au son, à la télévision et au non-art. C’est beaucoup de significations contrastées pour cette seule notion, d’autant que l’indice de valeur qui est affecté à chacune d’elles est différent : il est fortement positif pour le son, incertain pour la télévision et purement négatif pour le non-art. »246 Je ne le suivrai pas sur son approche qui vise à montrer que la défense du son relève d’un « substrat marxisant » des « avant-gardes des arts et de la critique » « à partir des années 60 »247. Je le suivrai plutôt dans le constat que le cinéma est un support audio-visuel et que le terme « audiovisuel » permet parfois de mettre l’accent sur cette double prise en compte du son et de l’image en la rendant plus explicite. Pour autant, en tant que vecteur de sons et d’images, le terme « audiovisuel » apparaît bien majoritairement comme une « euphémisation »248 du mot « télévision ». La taxinomie est intéressante en cela qu’elle résume bien les oppositions paradigmatiques qui sont à l’œuvre dans l’association de ces deux termes finalement – et paradoxalement – souvent plus ou moins pensés comme étant à la fois redondants et en opposition. Le deuxième domaine d’opposition proposé par F. Desbarats renvoie au fait que le cinéma et la télévision n’appartiennent pas à la même sphère de production. F. Desbarats y voit aussi une influence de la sémiologie et de la linguistique qui « induit un abord plus sociologique qu’esthétique de l’audiovisuel. Dès lors, elles s’arrangent pour éviter 245 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 119. 246 Ibid., p. 127. 247 Ibid., p. 121. 248 Ibid., p. 123. - 141 - de mettre le cinéma en avant, et privilégient “audiovisuel”, “image”, “écrans” »249. La formule permettrait alors de suggérer, sans le dire pour ne pas provoquer de discordes, que la télévision fait partie des objets étudiables dans le cadre de cet enseignement « cinéma et audiovisuel » seulement si on l’envisage d’un point de vue sémiologique. Avec la télévision, se glissent implicitement les technologies nouvelles qui peuvent produire des images et des sons en dehors du « cinéma » et que les programmes officiels encouragent effectivement à étudier : « Les nouvelles façons d’écrire et de tourner avec les outils numériques ("petites caméras" d’ARTE), les formes hybrides du nouveau cinéma européen, entre réel et fiction (K. Loach, R. Guédiguian, L. Cantet, J.-L. et P. Dardenne, B. Dumont), entre cinéma et multimédia (J.-L. Godard, C. Marker...). »250 Troisième domaine de référence : l’opposition entre art et non-art, paradigme que j’ai également relevé plus haut dans les discours politiques (1.2.). Les enseignements « cinéma et audiovisuel » sont englobés dans les « enseignements artistiques ». Pourtant, si la notion d’« art cinématographique » est admise, celle « d’art audiovisuel » l’est sans doute moins, l’ordre des mots trouvant ici son importance : le cinéma précède l’audiovisuel en cela qu’il est plus haut placé que lui dans l’échelle de la légitimité culturelle qui relève du domaine des arts. L’opposition art/non art est aussi ce qui justifie les prises de positions assez définitives de certains pionniers de ces enseignements comme la farouche opposition de A. Bergala à l’enseignement de la « télévision » et sa défense d’une « séparation radicale de l’approche du cinéma comme art (…) et de l’approche critique de la télévision dans ce qu’elle a de spécifique »251. Ainsi, quand la télévision est étudiée, c’est pour permettre aux élèves de se dégager d’une attitude consumériste prétendument favorisée par l’industrie des mass-médias. Certains enseignants tentent de se « sauver » de l’audiovisuel par le cinéma, en ayant des prétentions artistiques 249 Ibid., p. 123. BO, « Enseignements artistiques cinéma et audiovisuel, classe de Terminale », op. cit. 251 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 53. 250 - 142 - affichées lors de tournages de fiction en revendiquant l’utilisation par les étudiants de caméras 16 mm, en faisant appel à des professionnels du cinéma – et surtout pas de la télévision – pour encadrer les tournages. De l’autre côté de l’échiquier paradigmatique, G. Jacquinot a toujours milité pour une intégration franche de la télévision à l’école252. Pour autant, les travaux des élèves dans le cadre du volet « pratique » des enseignements sont désignés, dans les programmes actuels, par le terme « réalisation » ou par l’expression « production audiovisuelle ». L’adjectif « audiovisuelle » relève ici d’une formulation « de modestie », permettant d’éviter de parler « d’œuvres » ou de « création ». On sent bien le flottement dans la polysémie du terme et surtout l’épaisseur des implicites – éventuellement variables – dont il est porteur. On mesure également ces implicites quand on compare l’expression « cinéma et audiovisuel » avec l’appellation « BTS audiovisuel », formation de techniciens supérieurs clairement orientée vers les métiers de la télévision. Dans cette formation, l’« enseignement du cinéma » n’est pas un enjeu premier et le mot « cinéma » est même parfois un terme dont on se méfie. Le BTS désigné comme « BTS audiovisuel » vise à une formation professionnalisante dans les techniques de l’image et du son. La matière assurant la réflexion historique et esthétique sur le cinéma et l’audiovisuel à proprement parler s’intitule « Domaine Littéraire et Artistique » (DLA). Le référentiel de cette matière préconise l’étude critique de toutes les formes d’expression artistique afin de « mettre en évidence les techniques d’expression et d’écriture spécifiques aux différents genres et en particulier celles de l’audiovisuel : cinéma (fiction et documentaire), télévision (journaux, magazine, jeux, téléfilms, documentaires, émissions de plateau, reportage, sitcoms, publicités, habillages sonores et visuels), art vidéo… »253. Le « cinéma » est donc présent parmi une énumération d’autres formes audiovisuelles, seulement à titre d’exemple. 252 253 JACQUINOT Geneviève, « L’École au-delà de l’écran », op. cit., p. 127. Référentiel DLA du BTS audiovisuel : voir en annexe. - 143 - L’ « audiovisuel » ne revêt alors aucune connotation péjorative : il désigne un assemblage d’images animées et de sons, et le « cinéma », d’ailleurs guère mieux défini que dans les programmes de lycée, correspond à cette définition, comme d’autres productions d’images et de sons, sans hiérarchisation en termes de légitimité culturelle. Cette utilisation littérale du terme « audiovisuel » est sans doute le meilleur moyen d’ailleurs de couper court au débat entre « cinéma » et « télévision ». Notons avec F. Desbarats que ces hésitations terminologiques excluent cependant clairement la notion de « communication » « qui envisagerait l’image comme un pur véhicule de message ». C’est l’« éducation aux médiass » qui prend en charge cet aspect des choses, et l’on a vu précédemment (1.2.3) qu’elle a bien du mal à s’imposer dans les enseignements scolaires. Parallèlement, la réforme des lycées prévoit désormais en Seconde la possibilité pour l’élève de choisir des « modules » d’exploration qui tendent à éviter l’appellation « cinéma et audiovisuel ». Ces modules sont intitulés « arts visuels » ou « arts du son ». Ils évitent soigneusement le clivage « cinéma et audiovisuel », ce qui est sans doute la conséquence d’une meilleure prise en compte par l’École d’une évolution dans la hiérarchisation, en termes de légitimité culturelle, des modes d’expression audiovisuels (artistiques ou pas) qui pullulent dans la société actuelle – j’y reviendrai. S’il est question de la légitimité des œuvres, il est question aussi de la légitimité de celui qui les enseigne. La légitimité du professeur de cinéma est un problème institutionnel, mais aussi un problème psychologique si l’on considère que l’École repose sur un rapport interactionnel qui rejoint, même implicitement, ce que P. Bourdieu et J.-C. Passeron dans La Reproduction appellent un « rapport de force symbolique »254. Même si les rapports professeurs/élèves ont évolué depuis les 254 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 47. - 144 - constats de la sociologie de la reproduction dans les années 70, il reste quand même que le système « classe » suppose un rapport entre un professeur et des élèves. Ce rapport se définit globalement par un positionnement dominant du professeur face au savoir. C’est ce que j’appellerai la « guerre de positions » qui me semble être une reformulation possible de la « violence symbolique ». Ce qui m’intéresse ici c’est que le modèle bourdieusien de la légitimité professorale dans le cadre du système éducatif, semble, pour l’exemple particulier de l’enseignement du cinéma, révéler ses limites. P. Bourdieu et J.-C. Passeron affirmaient dans La Reproduction : « Du fait que toute action pédagogique en exercice dispose par définition d’une autorité pédagogique, les émetteurs pédagogiques sont d’emblée désignés comme dignes de transmettre ce qu’ils transmettent, donc autorisés à en imposer la réception et à en contrôler l’inculcation par des sanctions socialement approuvées ou garanties. »255 En effet, F. Desbarats décrit ainsi les premiers enseignants des options : « Il y a Rouen, où J.-C. Guezennec poursuit sans rupture son travail, puisque c’est celui auquel l’activité des options ressemble le plus, Montpellier (plus exactement Lunel) où se rajoute tout ce qui concerne la réalisation ; Sarlat dont l’initiateur, Jack Colas, a quinze ans d’expérience à l’ICAV ; Digne et Toulouse qui se placent dans une lignée « Cahiers du cinéma » ; Lyon, où Noëlle Ardouin donne une orientation sémiologique ; Nancy, où Dominique Coujard se passionne pour la réalisation. À partir de cette diversité, lentement, et partiellement, une culture pédagogique cherchera à se constituer. »256 C’est sans doute à partir de ce constat que mon travail se démarque le plus de celui de F. Desbarats. Là où lui développe son « itinéraire personnel » à travers un « roman institutionnel » dont il est lui-même acteur, j’ai cherché, avec une posture plus en retrait – je n’ai jamais enseigné le cinéma et l’audiovisuel en lycée – ce qui constitue les présupposés et les enjeux de cette « culture pédagogique ». J’ai cherché en effet à envisager cette « culture pédagogique » commune – mais l’est-elle ? – aux « enseignants de cinéma », d’un point de vue théorique, sans en faire, comme F. 255 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 35. 256 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 399. - 145 - Desbarats un « récit orienté selon les contextes où je me suis trouvé placé »257, mais en l’envisageant au contraire comme un sujet de recherche à part entière, à aborder le plus objectivement et le plus scientifiquement possible. 2.2 Qui enseigne le cinéma ? 2.2.1 Une situation institutionnelle ambiguë : le « professeur de cinéma » L’absence de concours de recrutement dans la discipline « cinéma » pose dans le cadre de l’imposition d’une légitimité culturelle un réel problème. Ce refus d’instituer un concours a des causes bien identifiables. R. Odin, qui a participé avec P. Baqué à la mise en place de l’enseignement du cinéma dans les lycées, s’est expliqué sur cette décision dont il a été l’un des principaux défenseurs. Pour lui, il fallait absolument que le cinéma reste un objet interdisciplinaire, il devait donc pouvoir être enseigné par des professeurs de toutes disciplines. La raison était aussi institutionnelle et pragmatique : l’installation dans le paysage des disciplines instituées d’une nouvelle « matière » et d’un nouveau concours de recrutement aurait occasionné une « levée de boucliers » susceptible de mettre en péril la possibilité même d’un enseignement du cinéma. Tous les responsables institutionnels que j’ai pu rencontrer ont fait état de ces résistances « territoriales » très fortes des disciplines, chacune défendant son « pré carré » et ses privilèges et voyant toujours d’un mauvais œil l’arrivée d’une nouveauté qui pourrait lui « faire de l’ombre ». Pas d’agrégation ni de CAPES de cinéma donc, mais le souhait d’un enseignement pluridisciplinaire, en appuie sur des approches diverses. On peut se demander quelles sont les conséquences culturelles ou sociologiques de 257 Ibid., p. 402. - 146 - cette décision et faire l’hypothèse que c’est la légitimité même du cinéma en tant qu’enseignement artistique au sein du système éducatif qui a finalement été touchée par ce choix. S’il ne fait plus grand doute aujourd’hui que le cinéma a sa place parmi les enseignements artistiques, l’absence d’une évaluation institutionnelle par concours d’une compétence professorale en « cinéma » au lycée peut être interprétée comme une mise en question de sa légitimité en tant que « matière » enseignable. Si l’on peut comprendre les arguments qui ont empêché la mise en place d’un CAPES ou d’une agrégation de « cinéma et audiovisuel » évoqués cidessus, les inquiétudes actuelles sur le maintien de cet enseignement de façon autonome, la difficulté qu’ont les inspecteurs à évaluer les professeurs dans ce domaine, trouvent sans doute ici une explication. On mesure ainsi la différence entre le cinéma et la Musique, la Littérature et les Arts plastiques qui occasionnent un véritable concours de recrutement pour l’enseignement secondaire : leur place dans les enseignements scolaires n’a finalement jamais été mise en péril. La question du concours rejoint très précisément la question de l’autonomie du « cinéma » en tant que matière enseignée. Puisqu’aucun professeur ne peut se prévaloir d’une formation spécifique en cinéma et audiovisuel, il est toujours « prof d’autre chose » avant d’être « prof de cinéma ». Or cette matière d’origine est un aspect non négligeable de l’enseignement du cinéma. Le rattachement statutaire d’un professeur à sa matière d’origine est lourd de conséquences en termes de pratiques pédagogiques, de représentations, de modalité de service, de formation et même d’évolution de carrière et d’évaluation par l’Inspection. Il faut donc se demander qui sont les professeurs institutionnellement en charge de la discipline et d’où vient leur légitimité en la matière. Les chiffres de l’Inspection générale révèlent que ce sont majoritairement des professeurs de Lettres258 qui se sont emparés de 258 Christine Juppé-Leblond m’a fait parvenir en 2009 un « état des lieux de la discipline » qu’elle avait rédigé en 2008. Ce texte n’a jamais été diffusé officiellement. Elle y écrit : « Les disciplines représentées sont extrêmement nombreuses. Les Lettres modernes dominent nettement (30% environ) Il est intéressant de les citer en ordre (à peu près) décroissant : lettres (class et mod), histoire/geo, arts plastiques, philo, langues (anglais, espagnol, allemand, russe), svt -bio, maths, physique, arts appliqués, eps, - 147 - l’objet, même si l’on peut aussi rencontrer des professeurs d’Économie-Gestion, d’Histoire ou d’Arts plastiques… Les textes officiels encouragent l’interdisciplinarité et la prise en charge de l’enseignement du cinéma par différentes matières, mais il s’avère que ce partage n’est finalement pas si courant. Une Inspectrice interrogée dans le cadre de la thèse résume cette question à une rivalité entre deux matières principalement : les Lettres et les Arts plastiques, chacune revendiquant une compétence préférentielle pour enseigner le cinéma. J’ai rencontré cette même position dans des entretiens que j’ai pu mener, et certains professeurs d’Arts plastiques que j’ai interrogés à ce sujet259 se sont clairement exprimés en la matière, affirmant qu’ils se sentaient plus légitimes que les professeurs de Lettres pour enseigner le cinéma. Dans les concours de recrutement disciplinaire, le cinéma apparaît dans des épreuves obligatoires ou facultatives de certains CAPES ou agrégations. Je m’en tiendrai ici à sa présence dans les deux disciplines majoritaires citées ci-dessus : les Lettres et les Arts plastiques. En 1993, une note du BO de janvier définit l’épreuve de cinéma à l’agrégation interne de Lettres classiques. Cette entrée du cinéma dans les concours de recrutement est comparativement tardive, puisque le CAPES d’Arts plastiques et certaines CAPES de langues prévoient une épreuve de cinéma depuis le début des années 70260. Parmi les professeurs qui enseignent le cinéma, j’ai déjà dit que les Lettres étaient majoritairement représentées, alors même que les professeurs d’Arts plastiques pourraient depuis longtemps justifier d’une formation plus précise, lors de leur recrutement, en cinéma, ce qui rejoint les paradoxes institutionnels déjà évoqués que pose l’enseignement du cinéma. Précisons que cette entrée du cinéma dans les épreuves d’admission des concours de recrutement de Lettres ne concerne que les agrégations dans le cadre des concours internes, c’est-à-dire ceux qui sont accessibles aux candidats pouvant musique, eco-gestion, genie mécanique, documentalistes ». Document personnel. 259 Léa et Bertrand, entretien du 10 avril 2009 et du 5 juillet 2009. 260 Depuis 1973 pour les Arts plastiques, le cinéma est proposé comme « option possible » pour l’épreuve orale d’admission sur dossier et comme possibilité de document à commenter pour l’épreuve écrite d’admissibilité. Pour le CAPES d’Espagnol, la présence du cinéma se justifie surtout pour l’évaluation de compétence de compréhension auditive. - 148 - justifier d’une expérience dans la fonction publique pendant au moins cinq ans et d’un diplôme de niveau bac + 4. Les concours externes étant ceux qui pilotent les apprentissages dans le cadre des IUFM une modification de leurs épreuves aurait, par conséquent, eu une influence obligatoire sur les enseignements de préparation en IUFM ce qui aurait certainement engagé une réflexion pédagogique plus poussée sur l’enseignement du cinéma. Mais telle n’est pas le cas, et les épreuves étant cantonnées aux concours internes, leur préparation constitue finalement pour les professeurs une « formation professionnelle » en cours de leur carrière et non une « formation initiale ». Ce cantonnement aux concours internes n’est pas neutre non plus en termes de présupposés. Ces concours sont généralement considérés comme moins prestigieux que les concours externes, la « société des agrégés » ayant plusieurs fois manifesté son désaccord face à l’agrégation interne jugée comme un mode de promotion abusif à la valeur contestable. Il y a sans doute derrière ce mépris affiché un fondement idéologique : ces concours internes ont été instaurés par le gouvernement Rocard du deuxième septennat de François Mitterrand et sont encore étiquetés « à gauche ». De 1993 à 2000, la présence du cinéma n’a concerné que l’agrégation interne de Lettres classiques. À partir de 2001, l’épreuve de cinéma est entrée dans les épreuves d’admissibilité de l’agrégation interne de Lettres modernes, où il peut faire l’objet d’une « leçon »261. Le cinéma apparaît dans les épreuves d’admission des deux concours comme un « tirage au sort » possible parmi huit œuvres de littérature. Il est spécifié dans les textes de cadrage de l’épreuve que le film choisi pour le programme de l’agrégation interne de Lettres (modernes et classiques) doit être choisi dans le cinéma français. C’est toujours l’idée – qui prévaut pour le programme littéraire – que la langue de l’œuvre ne saurait être traduite et qu’elle doit donc être la même que la langue officielle du concours. On constate d’ailleurs, 261 L’épreuve se définit comme suit : six heures de préparation, quarante minutes d’exposé devant un jury, dix minutes d’entretien avec lui. Le coefficient est important : la note de la leçon constitue 40 % du coefficient de l’oral et 20 % du total des coefficients du concours, écrit et oral cumulés. - 149 - en consultant la liste des films au programme depuis 1993262, que la présence de la littérature est très forte : Jacques Prévert dans Les visiteurs du soir, Guy de Maupassant pour Max Ophuls, Jules Romain et Ben Johnson pour Volpone, Alberto Moravia pour J.-L. Godard, pour ne citer que les auteurs les plus connus. Les choix ne semblent pas relever d’une vision globale de l’histoire du cinéma, mais d’une sélection qui semble plutôt relever du « prélèvement » d’un film de façon assez arbitraire à l’ensemble du corpus des films français de fiction, conformément à la représentation majoritaire du « cinéma » que nous avons défini plus haut (2.1.5). Le texte de cadrage de l’épreuve est très intéressant à envisager, en cela qu’il « enkyste » totalement le cinéma dans la littérature sans lui ménager vraiment de spécificité. Il stipule que : « Les règles qui régissent traditionnellement l’épreuve orale de leçon ne sont pas modifiées par l’inscription, parmi les œuvres au programme, d’une oeuvre cinématographique. » « Le jury n’attend pas des candidats à l’agrégation des Lettres qu’ils se comportent comme des spécialistes de cinéma » « Mais qu’il s’agisse d’une œuvre cinématographique ou d’une œuvre littéraire, les exigences du jury ne seront pas différentes dans leur esprit. »263 Deux types de sujets peuvent être proposés aux candidats : une « leçon » c’est-àdire une question portant sur l’œuvre intégrale qui est au programme ou une « étude filmique », sur un extrait d’une dizaine de minutes (entre 6 et 15 min) du film au programme. D’un point de vue théorique, le présupposé est clairement formaliste, puisqu’il est stipulé qu’il est attendu que le candidat puisse examiner « le jeu de la forme et du sens », formulation très clairement orientée vers l’idée qu’une analyse consiste dans la traduction sémantique d’éléments formels, principe que nous retrouverons à bien des occasions dans cette thèse. Ces attentes formalistes se 262 Films au programme en Lettres Classiques : Les Visiteurs du soir (1993), La Grande illusion (1994), Volpone (1995), Jules et Jim (1996), Le Plaisir (1997), Ascenseur pour l’échafaud (1998-99), Mon oncle (2000). Puis programme commun aux Lettres classiques et aux Lettres modernes. : Le Mépris (2001), Ma nuit chez Maud (2002), Orphée (2003), Sans toit ni loi (2004), Muriel (2005), Pickpocket (2006), Van Gogh (2007), Lacombe Lucien (2009), Casque d’or (2010), Le Cercle rouge (2011). 263 BO n° 5 du 4 février 1993, disponible en ligne https://mentor.adc.education.fr/exlphp/cadcgp.php?NOM=cadic__anonyme&PASSE=&FROM_LOGIN=1&CMD=CHERCHE&query= 1&MODELE=vues%2Fmentor%2Fhome.html&TABLE=COM_DOC&SOURCE=SearchServer_3.0& NOMFONDS=Exlibris+WEB&SELF=&URL_REQUETE, inchangé depuis, consulté le 13 août 2009. - 150 - renforcent et se confirment dans la suite du texte qui liste ce que les candidats doivent être capables « d’analyser et d’interpréter » : il est question des éléments narratifs, discursifs, énonciatifs (plan, montage, construction du récit filmique) et des éléments non spécifiquement cinématographiques comme les décors et le jeu d’acteur. On retrouve bien les mêmes préoccupations que celles de l’analyse littéraire en particulier dans l’insistance sur les dispositifs narratifs très inspirés de la théorie littéraire de G. Genette (« linéarité, analepses, prolepses »). Ce qui est sousjacent à ce texte, c’est finalement qu’un professeur bien formé à l’analyse de textes pourra sans difficulté analyser un film, qui apparaît finalement comme un type de « texte » parmi d’autres. Dans les ouvrages publiés à destination des agrégatifs264, on retrouve le même présupposé : il est conseillé pour étudier le film dans le cadre de cette épreuve, de savoir, « dégager la convergence de son sens et de ses moyens d’expression ». Les auteurs soulignent « la parenté avec la leçon littéraire » en ce qui concerne la « méthode » définie comme étant « globalement la même ». Cette méthode, c’est celle du formalisme conçu, encore une fois, comme la traduction sémantique d’éléments formels. Mêmes remarques pour « l’étude filmique » qui est « un exercice comparable à celui de l’étude littéraire, mais avec ses spécificités »265. L’ancrage textualiste est donc implicite, et avec lui sa cohorte de présupposés formalistes et immanentistes hérités des Lettres et ici directement appliqués à l’analyse des films266. Dans l’ouvrage publié à destination des agrégatifs que j’ai mentionné ci-dessus, l’analyse filmique est clairement rattachée à l’explication de textes dont elle est censée reprendre les méthodes et l’esprit. Or le développement concernant l’épreuve d’explication de textes est très révélateur : il s’agit d’aborder le texte, en s’appuyant sur la « perspective historique », « la perspective générique », « la perspective contextuelle », la « perspective intertextuelle »267. Ce sont les perspectives que j’analyserai dans les pratiques de l’analyse filmique commentées 264 Les exemples utilisés sont tirés de Réussir l’agrégation interne, Lettres Modernes et classiques, guide pratique et méthodologique, BOTTINAU Claire, THIERY Mélina, BAUX Pierre-Marie (sous la direction de) Paris : Armand colin, 2006. 265 Réussir l’agrégation interne, Lettres Modernes et classiques, guide pratique et méthodologique, op.cit., p. 224. 266 J’y reviendrai dans la troisième partie dévolue aux théories. 267 Réussir l’agrégation interne, Lettres Modernes et classiques, guide pratique et méthodologique, op. cit., p. 245. - 151 - plus loin (4.4.1.). Les rapports de jury de l’agrégation de Lettres modernes et classiques sont également significatifs268. L. Jullier en propose une critique dans sa dernière édition de L’Analyse de séquence à laquelle je ne peux que renvoyer et adhérer : « Point commun à tous les rapports : l’auteurisme. L’idée que le film est un objet qui fait naître une multitude d’usages et participe de la culture de soi suivant les modalités les plus diverses est une idée qu’il vaut mieux taire. Le candidat doit plutôt valider l’idée selon laquelle l’auteur (assimilé au réalisateur) contrôle non seulement la création, mais aussi la signification de son film. Sus par exemple à ces candidats maladroits qui pensent s’en tirer en racontant ou, “ce qui est pire dans le cas de Bresson, en proposant une analyse psychologique des personnages ou de leurs actes, ce que le cinéaste haïssait par-dessus tout” (Rapp. 2006). La notion de réception n’est jamais abordée : tout se passe comme s’il y avait un “sens officiel” du film – celui que lui donne la cinéphilie orthodoxe de préférence. On se trouve ici au cœur de la “reproduction”, les futurs enseignants se voyant recrutés en fonction de leur aptitude à expliquer ce que le film “veut dire”, dans une perspective textualiste (ou immanentiste). »269 Parmi les « professeurs de cinéma », on trouve aussi, en vertu de la revendication d’interdisciplinarité évoquée plus haut, des professeurs d’Arts plastiques270. L’étude des épreuves des concours de recrutement qui sont présents dans cette discipline permet de synthétiser les différences d’approches entre les Lettres et les Arts plastiques concernant le cinéma. Le cinéma est présent dans les concours de recrutement en Arts plastiques depuis plus longtemps qu’en Lettres et de manière plus systématique puisqu’une épreuve existe au CAPES et à l’agrégation externes, ce qui permet de justifier une préparation organisée dans les IUFM pour tous les futurs professeurs d’Arts plastiques. Au CAPES, l’épreuve comporte un exposé suivi d’un entretien avec le jury. Elle prend appui sur un dossier proposé par le jury 268 Je renvoie ici à l’analyse proposée par Francis DESBARATS dans sa thèse, op. cit., p. 503 JULLIER Laurent, L’analyse de séquences, Paris : Armand Colin, 3e édition, 2011, p. 191-192. 270 Notons également que P. BAQUÉ, le directeur de la Mission pour les enseignements artistiques jusqu’en 2007, qui a contribué à l’implantation des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » dans les établissements scolaires, est Professeur des universités, docteur de 3e cycle en esthétique et docteur d’État es-lettres et sciences humaines (option Arts plastiques-architecture). En 1991, le premier Inspecteur de la discipline « cinéma », Gilbert Pélissier, était un Inspecteur général d’Arts plastiques. 269 - 152 - qui regroupe sous un intitulé notionnel un extrait filmique, des documents visuels relevant du champ des Arts plastiques et une citation textuelle271. À l’agrégation d’Arts plastiques, le cinéma est présent dans la troisième épreuve d’admission : 3°- Entretien sans préparation avec le jury : entretien à partir de documents imposés par le jury et portant, au choix du candidat formulé lors de son inscription, sur l’un des domaines artistiques, autres que les arts plastiques, suivants : architecture, arts appliqués, cinéma-vidéo, photographie, théâtre (durée : trente minutes maximum ; coefficient 2)272. Cependant et pour relativiser fortement ce constat, le cinéma n’est qu’une « option » possible intégrée à l’épreuve d’admission dite « épreuve orale sur dossier ». Le candidat a dû indiquer lors de son inscription la pratique artistique sur laquelle il souhaite être interrogé pour l’option à l’oral du CAPES externe. Dans les autres épreuves, le cinéma peut-être convoqué, mais seulement si le programme y invite, ce qui n’est pas le cas ces dernières années. Du coup, la façon dont le cinéma s’intègre dans ces concours de recrutement en Arts plastiques n’est pas du tout le même qu’en Lettres. Il n’est pas question, dans le cadre du CAPES, d’une analyse filmique, mais d’une mise en rapport problématisée de plusieurs documents dans une perspective pédagogique, et pour l’agrégation, d’une réaction spontanée à un 271 « Le dossier comprend des documents visuels et textuels concernant, pour une part dominante, les arts plastiques (considérés dans leurs acceptions traditionnelles et contemporaines), pour une autre part, l’un des domaines ci-après, choisi par le candidat lors de son inscription : architecture, arts appliqués, cinéma, théâtre. Le candidat est invité à présenter et à analyser le dossier fourni avant d’en tirer parti pour une exploitation pédagogique dans un cycle donné du collège ou du lycée. Cette épreuve permet au candidat de démontrer : - qu’il connaît les contenus d’enseignement et les programmes de la discipline au collège et au lycée ; - qu’il a réfléchi aux finalités de la discipline, aux relations de celle-ci avec les autres disciplines et qu’il est en mesure de prendre en compte le volet artistique et culturel d’un projet d’établissement scolaire ; - qu’il a conscience de la dimension civique de tout enseignement et plus particulièrement de celui de la discipline dans laquelle il souhaite exercer ; - qu’il connaît les aspects essentiels de l’organisation et du fonctionnement d’un établissement scolaire du second degré et qu’il a conscience de l’intérêt et des enjeux d’un partenariat structuré avec les institutions et les professionnels des différents domaines artistiques et culturels ; - qu’il a des aptitudes à l’expression orale, à l’analyse, à la synthèse et à la communication. Durée de la préparation : deux heures. Durée de l’épreuve : une heure maximum, exposé : trente minutes maximum ; entretien : trente minutes maximum. Coefficient : 3. Le jury est composé de trois personnes. » Source : Bulletin Officiel du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Recherche n° 30 du 31 août 2000, accessible en ligne www.education.gouv.fr/bo/2000/30/perso.htm , consulté le 20 août 2011. 272 http://www.guide-concours-enseignants-college-lycee.education.gouv.fr/cid51513/agregation-externesection-arts.html, consulté le 20 août 2011. - 153 - document audiovisuel dans le cadre d’un échange « sans préparation »273. De fait, les présupposés de l’épreuve et les attentes des jurys ne sont pas les mêmes : il est moins question de « texte » et des approches plus plastiques ou pragmatiques de l’œuvre semblent autorisées par le dispositif de l’épreuve. On peut supposer que l’écueil formaliste est moins présent dans les propositions d’analyse des candidats, mais il se trouve aussi que les candidats y sont moins invités compte tenu de l’organisation générale de l’épreuve et de son inscription dans l’évaluation par l’épreuve de capacités de transmission pédagogique autant que de capacités d’analyse à strictement parler du document filmique. Pourtant, étonnement, le principal reproche qui est fait au candidat de l’épreuve orale d’admission sur dossier qui ont choisi l’option « cinéma » au CAPES d’Arts plastiques en 2009 est de ne pas maîtriser suffisamment : « certaines notions aussi fondamentales du langage cinématographique et plastique telles que la lumière, le point de vue, la profondeur de champ ou la composition plastique de l’image. »274 Le rapport de jury 2009 de l’agrégation d’Arts plastiques, qui propose une épreuve plus directement orientée vers « une analyse raisonnée de l’extrait proposé » semble revenir aux présupposés textualistes et auteuristes : « Dégager des effets de sens à travers la mise en évidence d’une suite de problématiques touchant à tous les niveaux de l’expression filmique. L’analyse consistera en effet à faire jouer ces niveaux les uns par rapport aux autres, puis, selon les cas (ou selon les connaissances du candidat), à étendre la réflexion à l’ensemble du film, aux singularités de l’auteur ou d’un courant cinématographique, et, au-delà du cinéma, à la recherche artistique dans son ensemble. »275 273 « Avant ces projections, le titre de l’auteur, la date et le pays de réalisation du film, sont portés par écrit à la connaissance du candidat – les extraits étant choisis par le jury dans l’ensemble des genres et des courants de l’histoire du cinéma mondial. Durant les projections, le candidat peut s’il le désire prendre quelques notes, et il dispose, entre les deux projections, d’un “temps de rebondissement” d’environ quatre minutes qui l’aide à “fixer” ce qu’il a vu et entendu en vue de structurer son exposé. Le candidat présente alors, durant dix minutes, une analyse raisonnée de l’extrait proposé, puis un entretien avec le jury, d’une durée de vingt minutes, lui permet de prolonger son analyse, de la préciser ou de la corriger, de l’approfondir ». Source : Rapport de jury 2009 téléchargeable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid24070/sujets-capes-externe-2009.html, p. 48 du .pdf téléchargeable, consulté le 15 août 2010. 274 Source : rapport de jury 2009 téléchargeable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid24070/sujetscapes-externe-2009.html, consulté le 10 avril 2011. 275 Rapport de jury 2009. - 154 - Il est bien question « d’expression filmique » pariant sur « les singularités de l’auteur » qui assure une homogénéité à toute son œuvre, mais aussi à tout le médium, voire à l’art en général. Même si le rapport affirme qu’on attend des candidats qu’ils connaissent « les films échos de toutes les cultures, les produits de l’industrie du divertissement et les œuvres plus “pointues” », les « singularités de l’auteur » restent au centre des préoccupations de l’exercice. « L’expression filmique » semble également, malgré la variation sémantique, renvoyer au « langage cinématographique » et donc à une vision de l’œuvre comme un jeu de formes qu’il faut savoir traduire en « effets de sens »276. Ce sont bien toujours peu ou prou les mêmes attentes que pour le concours de Lettres. Les modalités des épreuves de ce concours n’ont pas toujours été celles-ci277. Avant 2002, le choix de l’option « vidéo » au concours d’Arts plastiques était possible, qui semblait manifester une vraie prise en compte par les Arts plastiques de formes qui ne relevaient pas du cinéma de fiction. On ne retrouve plus ce corpus dans la liste de films dont les extraits ont été proposés à l’analyse dans le cadre de l’épreuve d’admission de l’agrégation récemment278. Relevant la très forte diversité des sujets proposés pour « l’option cinéma » qui consistait auparavant en une analyse spontanée de documents filmiques ou non filmiques279, F. Desbarats conclut ainsi : 276 Rapport de jury 2009. Dans cette discipline, les épreuves du CAPES interne ont été modifiées à compter de la session 2001 des concours par arrêté du 2 mars 2000 publié au BO n° 15 du 20 avril 2000 ; les épreuves du CAPES externe et des agrégations externes et internes ont été modifiées à compter de la session 2002 par deux arrêtés du 10 juillet 2000 parus au BO n° 30 du 31 août 2000. Je renvoie ici à la thèse de F. Desbarats qui étudie les modalités des épreuves dans leur ancienne version, op. cit., p. 537-543. 278 Liste des films dont un extrait a été soumis aux candidats : 2006 : Juliette des esprits ; La Bête aux cinq doigts ; Remorques ; Pierrot le fou ; Dieu sait quoi ; Les Parapluies de Cherbourg ; L’Homme sans passé ; Dixième chambre ; Playtime ; Shadows ; Le Mouchard ; In the mood for love ; Vampyr ; Thérèse. 2007 : Steamboat Bill Junior ; Le Plaisir ; El ; Les Statues meurent aussi ; Mon Oncle ; Le Goût du saké ; La Bataille de Kerjenets ; Mort à Venise ; Mon Oncle d’Amérique ; Tu ne tueras point ; Les Ailes du désir ; Twin Peaks ; Collatéral. 2008 : Tout sur ma mère ; Rosetta ; 2046 ; Le Goût de la cerise ; Le Train sifflera trois fois ; Still Life ; Un condamné à mort s’est échappé ; L’Aurore ; Les Glaneurs et la glaneuse ; Le Procès ; La Chambre du fils ; On connaît la chanson ; Festen ; Les Contes de la lune vague après la pluie ; La Règle du jeu. 2009 : Dolls ; Minority Report ; L’Homme à la caméra ; Le Bal ; Nuages flottants ; Rome ville ouverte ; Ressources humaines ; La Maison du Dr Edwards ; Les 400 Coups ; Kippour ; Sous le soleil de Satan ; Chaînes conjugales. 2010 : Octobre ; L’Impératrice rouge ; Les Tueurs ; La Nuit du chasseur ; Vertigo ; La Ricotta ; Le Mépris ; Le Bonheur ; Mort à Venise ; Barry Lyndon ; Manhattan ; La Ligne rouge ; Le Ruban blanc. 279 « On donne aux candidats le choix entre trois types de documents, qui servent de support à une étude ou à une courte dissertation : - extrait de film de 3 ou 4 minutes, qui est visionné deux fois consécutivement, et à propos duquel sont 277 - 155 - « Le souci de tenir compte de l’ensemble de l’histoire du cinéma, le respect de la politique des auteurs, le goût des films rares relèvent de la cinéphilie. Mais la publicité, la bande-annonce, qui sont aussi présentes, donnent un aperçu d’un usage non directement artistique du film, qui intéresse spécialement les plasticiens. »280 Il apparaît que les modalités de choix des films pour le CAPES d’Arts plastiques étaient très différentes de celles qui prévalent dans les concours de Lettres, sans rendre pour autant caduque la prépondérante d’une cinéphilie académique dans le choix des films. L. Jullier fait le même constat en citant les récents rapports de jury : « L’ignorance de certains cinéastes – Godard, Scorsese... – de textes fondamentaux – Bazin, etc. ne lasse pas la perplexité des jurys » (Rapp. A. P. 2004). Même chose trois ans plus tard : « Qu’un candidat ayant choisi l’option cinéma n’ait vu aucun film de Visconti ou de Lynch, qu’un agrégatif ignore ce qu’est le Décalogue ne manque pas d’étonner » (Rapp. A. P. 2007). S’il n’avait vu aucun Spielberg et ne sache pas que Jean Dujardin joue OSS 117, on lui pardonnerait, mais Godard, Scorcese, Visconti et Lynch... Le futur professeur laissera de côté ses propres goûts quand il met(tra) son costume professionnel avec le dessein de manifester officiellement le “bon goût ”, c’est-à-dire le goût légitime. »281 Avant comme après les réformes des concours d’Arts plastiques, si l’attention portée à d’autres formes audiovisuelles semble relever d’une plus grande ouverture en direction des formes d’expression audiovisuelle autres que le film de fiction, la formation des enseignants en Arts plastiques n’en reste pas moins, semble-t-il, très ancrée dans la cinéphilie « académique » telle que je l’ai définie plus haut en parlant d’arbitraire culturel. Il ne faut cependant pas négliger la différence des modalités des épreuves d’Arts plastiques et de Lettres. Dans l’état actuel de l’épreuve, l’improvisation immédiate après deux visionnages dans une perspective d’entretien communiqués le titre, l’année de réalisation et le nom du réalisateur. Le candidat commence son exposé, sans préparation, sitôt la fin du deuxième visionnement. - un document non-film (affiche présentée dans son format original, photocopie d’exploitation, un ou plusieurs photogrammes, extrait de planche de storyboard). Pour préparer le candidat dispose de cinq minutes (jusqu’en 1997) ou de dix minutes (à partir de cette date). Une citation de cinéaste, de théoricien ou de critique. Même temps de préparation que pour le non-film. ». Source : Thèse de F. Desbarats, op. cit., p. 540-541. 280 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 541. 281 JULLIER Laurent, L’analyse de séquences, op. cit., p. 189. - 156 - spontané avec le jury est une forme qui semble de fait réduire la possibilité d’une analyse formaliste telle qu’elle est pratiquée en Lettres. Pour autant, la question piège : « combien y avait-il de plans dans l’extrait ? » a été posée certaines années à l’agrégation d’Arts plastiques… Compte tenu de la représentation institutionnelle forte des Arts plastiques au moment de l’apparition d’un enseignement de cinéma dans les lycées, on pourrait s’étonner que les théories et pratiques héritées de cette matière n’aient pas davantage influencé la mise en œuvre de l’enseignement du cinéma dans les classes. Mais il s’avère que les principes généraux et les attentes face à l’œuvre sont finalement, à peu de chose près, les mêmes. Surtout, il faut se demander pourquoi très peu de professeurs d’Arts plastiques enseignent le cinéma, alors même que le concours de recrutement en Arts plastiques a été le premier à inclure une analyse filmique et donc à donner à ces professeurs une légitimité institutionnelle en la matière. Il y a là sans doute avant tout une cause structurelle : les professeurs d’Arts plastiques sont peu présents dans les lycées, car la matière « Arts plastiques » n’existe plus pour les lycéens en dehors des enseignements artistiques. Quand on trouve des professeurs d’Arts plastiques en lycée, ils ont en charge un enseignement artistique de spécialité « Arts plastiques », or les dotations horaires accordées par les rectorats et les inspections d’académie répugnent le plus souvent à cumuler plusieurs enseignements de spécialité dans la filière L. Les professeurs de Lettres restent donc majoritaires pour assurer l’enseignement « cinéma et audiovisuel » et avec eux les connaissances pratiques et théoriques rattachées à l’analyse de texte. Car la matière d’origine des professeurs a forcément des conséquences sur le contenu théorique de leur enseignement et sur leur pratique pédagogique La matière d’origine des professeurs chargés de cours sur le cinéma conditionne leur manière de mener l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Ainsi, selon Roger-François Gauthier, les professeurs sont « eux-mêmes isolés dans un champ - 157 - disciplinaire au cours de leurs études universitaires ». Il déplore « la faiblesse de leur propre curiosité à l’égard des disciplines enseignées par leurs collègues »282. La mise sous tutelle du cinéma par les professeurs de Lettres a une première cause d’ordre structurel que je viens d’évoquer : elle relève de l’omniprésence des professeurs de Lettres dans les filières où il est question d’enseignement artistique comme la Terminale L283. La deuxième cause est d’ordre paradigmatique. L’opus du CRDP de Lyon Du cinéma à l’école déjà cité, publié en 1995, est instructif en termes de représentations. Dans le chapitre où sont évoquées les compétences requises pour enseigner le cinéma, on trouve la réflexion suivante : « Les enseignants qui ont une sensibilité particulière au texte peuvent évidemment partir de celle-ci pour pénétrer dans l’univers de l’écriture cinématographique. Nombreux sont les professeurs de cinéma en lycée ou à l’université qui ont suivi ce trajet qui va de l’écrit au filmé, de l’analyse de texte à l’analyse de film. Les enseignants de Lettres notamment semblent particulièrement armés pour aborder la dimension sémiologique de l’analyse filmique. »284 La « sensibilité particulière au texte » apparaît comme l’apanage des professeurs de Lettres. Aujourd’hui et depuis 2003, un film est d’ailleurs inscrit au programme du baccalauréat de la série L, présupposant que le professeur de littérature de Terminale est armé pour étudier le film. Les programmes de Lettres en lycée prévoient de travailler sur « l’analyse d’images » comme extension presque naturelle de l’analyse de textes285. La présence majoritaire des professeurs de Lettres dans la formation de cinéma et d’audiovisuel s’explique donc aussi par une certaine prédisposition à cet enseignement qui leur est supposée, par le biais de l’adaptation cinématographique des œuvres littéraires par exemple. On peut faire les mêmes 282 GAUTHIER Roger-François, Querelles d’École, Paris : Serdimap, 1988, p. 117. La réforme du lycée va peut-être relativiser ce constat : si les « enseignements optionnels » et les « enseignements d’exploration » sont susceptibles de se déployer dans toutes les filières, ils permettront à des élèves plus scientifiques de suivre un enseignement de cinéma approfondi. Il faudra être attentif à cette évolution institutionnelle, car gageons que l’enseignement du cinéma y trouvera peut-être l’occasion de ce décloisonnement hors du giron plus ou moins implicite des Lettres. 284 CITTERIO Raymond, Du cinéma à l’école, op. cit., p. 37. 285 Je renvoie ici à la thèse de Philippe BOURDIER : Le cinéma et l’enseignement du Français dans les établissements secondaires en France : constitution et implications idéologiques, thèse de doctorat en histoire et sémiologie du texte et de l’image, sous la direction de Madame Claude MURCIA, soutenue en 2004. 283 - 158 - constats pour le corps d’Inspection. Les IPR en charge du cinéma sont avant tout IPR d’une autre discipline, et le dossier « cinéma » leur est confié en plus de leurs tâches dans la discipline en question. Sur les trois académies : Paris, Créteil, Versailles, les IPR actuellement « en charge du cinéma et de l’audiovisuel » sont issus de la matière « Lettres »286. En termes de formation et d’évaluation des professeurs, cette donnée n’est pas négligeable : les Inspecteurs ne sont de fait guère mieux formés que les professeurs et leurs compétences en « cinéma et audiovisuel » sont finalement de l’ordre d’un « plus » attribué au cours de leur carrière pour lesquelles l’engagement personnel prévaut sur la connaissance scientifique. On retrouve cette idée selon laquelle le cinéma peut être abordé empiriquement, ou indirectement, avec les mêmes outils théoriques que ceux d’une autre matière relevant des « arts ». Certains professeurs, très marginalement, peuvent se trouver en charge d’un enseignement de cinéma alors que leur matière d’origine est une matière scientifique287. Mais quoi qu’il en soit le « cinéma » apparaît comme un ajout dans une carrière de professeur : plus qu’un aboutissement, un complément de service. Car le plus souvent – et l’Inspection générale y veille – les professeurs maintiennent des heures dans leur discipline d’origine et ne font pas tout leur service en « cinéma et audiovisuel »288. Leurs préparations de cours de cinéma sont donc naturellement plus ou moins couplées avec celles de leur matière d’origine. 286 Notons cependant qu’Agnès Fabre, partie à la retraite en 2010, longtemps IPR de l’académie de Créteil en charge de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, était IPR d’Arts plastiques. 287 Dans l’académie de Créteil, un des fondateurs très actifs de l’enseignement de spécialité au lycée Léon Blum à Créteil est professeur de Mathématiques. À Vincennes, ce sont deux professeurs d’économie et gestion qui gèrent depuis le début l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel ». À Saint-Quentin, l’enseignement de spécialité est assuré par une titulaire d’un CAPES de documentaliste. 288 Dans son « État des lieux de la discipline 2008 », C. JUPPÉ-LEBLOND indique : « L’équilibre horaire global des services entre discipline d’origine et CAV est majoritairement au-dessous de 50 % du service en CAV », op. cit.. - 159 - 2.2.2 La formation initiale : le rôle des IUFM (Institut de Formation des Maîtres) Avant d’entrer dans une classe, un professeur est « formé » non seulement par sa préparation au concours, mais aussi par des cours dispensés par l’IUFM dans les premières années de sa carrière. Cette formation subit actuellement une très profonde modification que je m’efforcerai de prendre en compte dans le développement qui va suivre, même si l’enseignement du cinéma tel qu’il est actuellement pratiqué en lycée ne peut être encore impacté par cette réforme récente des IUFM. Dans les différents « rapports » périodiquement rédigés sur l’enseignement des arts à l’École, il est assez récurrent de voir souligner une insuffisance de la formation des professeurs. Déjà en 1999, C. Juppé-Leblond, Inspectrice générale en charge du cinéma et de l’audiovisuel, faisait ce constat, suite à une enquête auprès des IUFM : « Effectuée auprès des 29 centres, cette enquête portait sur l’offre faite par chacun d’eux en matière de formation initiale et continue, obligatoire et optionnelle en cinéma, audiovisuel et autres images. Un bref sondage portait également sur les autres formes artistiques proposées. (…) Dans quatre cas, on sent un véritable intérêt et les éléments d’une politique cohérente. Dans la plupart des autres, ce qui frappe est l’aspect fractionné, épars, incohérent des propositions, même si on devine çà et là, au travers de quelques propositions pertinentes, la présence de personnalités “militantes ”, mais isolées et fragilisées. Dans pratiquement tous les cas, la dominante est nettement “vidéo, médias et multimédia, nouvelles technologies”. Le cinéma et plus largement les formes audiovisuelles artistiques passent au second plan quand, par chance, ils existent ; leur présence est d’ailleurs souvent liée aux quelques réalités “imposées” par le terrain : “école et cinéma”, le film du bac de français, les épreuves du CAPES d’espagnol... »289 En juin 2007, dans le bulletin de l’AFECCAV, presque dix ans plus tard, Isabelle Le Corff dans un article consacré à la formation des professeurs de lycée et collège 289 JUPPÉ-LEBLOND Christine, « Vous avez dit… image ?», rapport de janvier 1999, op. cit. - 160 - dans les IUFM remarquait : « Lorsque les étudiants, titulaires d’une licence disciplinaire s’inscrivent à la préparation du CAPES, ils sont peu nombreux à avoir reçu un enseignement en cinéma et audiovisuel durant leur cursus universitaire (…) Les plus nombreux cependant seront lauréats au concours d’enseignement en collège et lycée sans n’avoir jamais reçu cet enseignement. »290 En 2008, C. Juppé-Leblond dans son « État des lieux de la discipline » réitérait dix ans après son premier rapport le même constat quant à la formation initiale : « Modules IUFM (PE/PLC) : les politiques des IUFM sont très variées. La tendance est de fusionner Cinéma et toutes sortes d’images (des arts plastiques aux images “médias”) et d’inclure l’initiation au cinéma dans les modules TICE (Nice). L’identité “cinéma” n’est respectée que dans quelques IUFM (voire “antennes” départementales). On peut citer comme exemplaires les IUFM de Rennes (antenne Côtes-d’Armor avec 60 heures + mention complémentaire locale), de Toulouse, de Montpellier et de Nice. Les formations sont surtout “accrochées” à l’approche d’un film dans l’enseignement des Lettres (“Le cinéma comme objet d’étude”) qui concerne une “clientèle” plus large que les options de lycées. »291 Le principal problème peut se résumer en un syllogisme : les IUFM préparent à des concours de recrutement disciplinaires, le cinéma n’est pas une discipline en cela qu’aucun concours de recrutement de « professeur de cinéma » n’existe, donc les IUFM ne délivrent aucun enseignement spécifique en cinéma. Le cinéma ne peut donc que s’adosser à des formations disciplinaires existantes, « s’accrocher » comme le dit C. Juppé-Leblond. Rappelons aussi que certaines agrégations et les CAPES proposant des épreuves de « cinéma et audiovisuel » sont, comme je l’ai vu, des concours internes, qui n’entrent donc pas dans la formation initiale des enseignants. Si les épreuves des examens ont forcément un effet rétroactif sur l’organisation de la formation initiale, l’absence du cinéma dans les concours externes n’encourage pas les IUFM à proposer des formations complètes dans ce domaine. Je manque évidemment de recul pour juger de l’effet de la réforme de l’IUFM mise en application à la rentrée 2010 sur la formation initiale des 290 LECORFF Isabelle, La formation des professeurs de lycée et collège dans les IUFM, Bulletin de l’AFECCAV n° 19, juin 2007, http://www.afeccav.org/ecrans-et-lucarnes/bulletin-19, consulté le 02 mars 2010. 291 « État de la discipline 2008, synthèse » rédigé par C. JUPPÉ-LEBLOND, op. cit. - 161 - professeurs qui seront amenés à enseigner le cinéma et l’audiovisuel. Mais la formation disciplinaire est toujours le fer de lance de cette formation, ce qui réduit de fait la possibilité de formations « transversales » même si elles sont prévues par certains IUFM. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces changements quant aux compétences acquises en cinéma et audiovisuel par les jeunes professeurs292. Il apparaît que la formation à l’enseignement du cinéma souffre principalement d’un manque d’étiquetage précis dans la formation des professeurs et sans doute aussi de son aspect très minoritaire : peu de professeurs, finalement, sont concernés293. Le professeur ne peut donc que compter sur des compétences acquises extérieurement à la formation professorale, s’appuyant le plus souvent sur des goûts et des initiatives personnels. La qualité et l’évaluation de ces initiatives tout au long de la carrière d’un professeur de lycée posent problème également et pour les mêmes raisons. Pour tenter de pallier ces constats, l’Éducation nationale a mis en place, depuis le début des années 2000, quelques modalités d’inscription officielle des professeurs dans un enseignement artistique. 2.2.3 La formation continue : la certification en « cinéma et audiovisuel » En 2006, le Haut Conseil aux enseignements artistiques et culturels évoque la mise en place d’une « certification »294 complémentaire proposée aux professeurs désireux de faire valider par l’Institution une compétence dans le domaine des arts : 292 On peut imaginer, dans une version optimiste, que l’intégration des IUFM au sein des universités facilitera les « doubles cursus » universitaires, permettant aux étudiants qui se destinent à l’enseignement de mener parallèlement un cursus dans un UFR de cinéma, comme c’était déjà parfois le cas auparavant. 293 Selon le rapport 2006 du HCEAC, « 14 500 professeurs spécialisés dispensant des enseignements partenariaux comme le théâtre, le cinéma, l’histoire des arts, la danse, etc. avec un corps d’encadrement de plus de 50 agents spécialisés. », op. cit., p. 281. 294 Il ne faut pas confondre cette « certification » avec la « mention complémentaire » qui peut être préparée dès le Master dans la perspective d’un CAPES et qui permet à un enseignant d’enseigner de manière bivalente deux matières sur son temps de service. Les « couplages » de matières ne concernent que les disciplines instituées, le cinéma n’en fait pas partie. - 162 - « (…) en ce qui concerne les professeurs du second degré, pour les nouvelles certifications complémentaires dans le domaine du cinéma, du théâtre et de l’histoire des arts : ces certifications sont sanctionnées par un examen pour lequel il n’existe pas de préparation dans chaque IUFM. »295 Cette certification apparaît comme un moyen pour l’institution de « repérer » des professeurs ayant suivi une double formation universitaire. Pour les professeurs, elle permet de s’ouvrir des perspectives de carrière différentes dans l’espoir que leur service puisse se partager un jour entre leur discipline d’origine et un enseignement artistique : « L’objectif poursuivi par la création de cette certification complémentaire est de permettre à des enseignants de valider des compétences particulières qui ne relèvent pas du champ de leurs concours. Il est aussi de constituer un vivier de compétences pour certains enseignements pour lesquels il n’existe pas de sections de concours de recrutement et, à terme, de mieux préparer le renouvellement des professeurs qui en ont eu la charge. »296 Ces certifications complémentaires ont effectivement été mises en œuvre à partir de 2005297. C. Juppé-Leblond en tirait un premier bilan en 2008 : « Les certifications complémentaires ont du succès. Elles sont désormais bien gérées par les IPR. Les jurys sont, sauf rare exception, conformes aux textes (IPR + universitaire + enseignant confirmé + partenaire), ils travaillent avec la rigueur imposée pour garantir la crédibilité de l’examen (même si, en cinéma, on regrette l’absence d’une épreuve sur écran d’analyse filmique). En moyenne 50 % de reçus à chaque session (les inscrits sont depuis cette année peu nombreux par académie – entre 2 et 6 –, ce qui est tout à fait normal en rythme de croisière). La certification complémentaire permet de repérer des compétences inconnues. Elle est un élément incontournable de la nomination sur poste à profil. »298 Précisons que cette certification est effectivement nécessaire, mais pas forcément suffisante pour prétendre à une nomination sur des services comportant un certain nombre d’heures d’enseignements « cinéma et audiovisuel ». La certification est très encadrée par les textes officiels qui méritent ici d’être cités un peu longuement pour 295 Rapport du HCEAC, 2006, op. cit. p. 65. BO n° 39 du 28 octobre 2004, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2004/39/MENP0402363N.htm, consulté le 30 avril 2009. 297 BO n° 7 du 12 février 2004 , accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2004/7/MENP0302665A.htm, consulté le 30 avril 2009. 298 JUPPÉ-LEBLOND Christine, « État des lieux 2008 », op. cit. 296 - 163 - cerner les modalités de l’évaluation qu’elle propose : « En déposant sa demande d’inscription, le candidat remettra un rapport d’au plus cinq pages dactylographiées, précisant, d’une part, les titres et diplômes obtenus en France ou à l’étranger, en rapport avec le secteur disciplinaire choisi et l’option éventuelle, et, le cas échéant, la participation à un module complémentaire suivi lors de l’année de formation professionnelle à l’IUFM, et présentant, d’autre part, les expériences d’enseignement, d’ateliers, de stages, d’échanges, de sessions de formation auxquels il a pu participer, de travaux effectués à titre personnel ou professionnel, comprenant un développement commenté de l’une des expériences qui lui paraît la plus significative. »299 Par la suite, le candidat est reçu par un jury : « L’examen est constitué d’une épreuve orale de trente minutes maximum débutant par un exposé du candidat de dix minutes maximum, suivi d’un entretien avec le jury, d’une durée de vingt minutes maximum. L’exposé du candidat prend appui sur la formation universitaire ou professionnelle, reçue dans une université, dans un institut universitaire de formation des maîtres ou dans un autre lieu de formation dans le secteur disciplinaire et, le cas échéant, dans l’option correspondant à la certification complémentaire choisie. Le candidat fait également état de son expérience et de ses pratiques personnelles, dans le domaine de l’enseignement ou dans un autre domaine, notamment à l’occasion de stages, d’échanges, de travaux ou de réalisations effectués à titre professionnel ou personnel. L’entretien qui succède à l’exposé doit permettre au jury d’apprécier les connaissances du candidat concernant les contenus d’enseignement, les programmes et les principes essentiels touchant à l’organisation du secteur disciplinaire et, le cas échéant, à l’option correspondant à la certification complémentaire choisie et d’estimer ses capacités de conception et d’implication dans la mise en œuvre, au sein d’un établissement scolaire du second degré (pour les trois secteurs disciplinaires) ou d’une école (pour le secteur français langue seconde), d’enseignements ou d’activités en rapport avec ce secteur. Le jury dispose du rapport rédigé par le candidat pour son inscription. Ce rapport n’est pas soumis à notation. »300 En ce qui concerne plus précisément le cinéma et l’audiovisuel : 299 BO n° 39 du 28 octobre 2004, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2004/39/MENP0402363N.htm, consulté le 30 avril 2009. 300 BO n° 39 du 28 octobre 2004, op. cit. - 164 - « Le jury évaluera : - la culture cinématographique et audiovisuelle (fréquentation des œuvres, histoire du cinéma). La connaissance de leurs langages spécifiques (à partir d’une étude de cas) ; - la connaissance du développement de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel dans le système scolaire, les programmes en cours ; - la connaissance des modes d’enseignement propres au cinéma et à l’audiovisuel : travail en équipe, interdisciplinarité, partenariat avec les professionnels ; - la capacité à expliciter la démarche pédagogique concernée dans la complémentarité pratique, culturelle, méthodologique. »301 On constate qu’une approche pédagogique du cinéma comme objet d’enseignement est beaucoup plus valorisée qu’une approche « scientifique » du cinéma. Comme pour les concours de recrutement, ces certifications sont l’occasion de rapports de jury assez systématiques publiés sur les sites des différentes académies. Les principaux reproches de ces rapports portent sur la culture cinématographique lacunaire des prétendants à la certification et sur leur « difficulté à formuler un projet pédagogique clair ». Le rapport de jury302 de la session de certification 2006 pour les académies de Paris - Créteil - Versailles, très étoffé, résume bien les attentes générales303. On demande au professeur d’avoir développé des compétences qu’il ne peut réellement avoir acquises que s’il a été en charge d’un enseignement du cinéma du même type que celui dispensé dans les enseignements de spécialité « cinéma et audiovisuel » : travailler avec un partenaire culturel, travailler en équipe, construire un discours « à partir de notions théoriques définies dans leur spécificité cinématographique », articuler théorie et pratique, s’appuyer sur « une culture cinématographique personnelle équilibrant les références patrimoniales et la connaissance de la création contemporaine » (phrase 301 BO n° 39 du 28 octobre 2004, op. cit. Jury constitué de « personnalités » historiquement importantes dans l’installation de l’enseignement « cinéma et audiovisuel » en lycée. Commission 1 : Agnès Fabre : IA-IPR Arts plastiques, CAV, académie de Créteil ; Jacqueline Nacache : Maître de conférence, Paris VII ; Jacques Rigard, professeur en lycée, académie de Versailles ; Commission 2 : Françoise Savine : IE-IPR Lettres, CAV, académie de Versailles ; Jean-Albert Bron : PRAG, Paris X-Nanterre ; Monique Lathelier : professeur en lycée, académie de Paris ; Commission 3 : Alain Le Ninèze, IA-IPR Lettres, CAV, académie de Paris ; Suzanne Dené, professeur en lycée, académie de Créteil ; Alain Letoulat, professeur en lycée, académie de Paris. 303 Document disponible en ligne : www.histoire.ac-versailles.fr/IMG/doc/Certifications_Arts.doc 302 - 165 - qui reprend littéralement la formulation des programmes de Terminale en enseignement de spécialité). Bref, il s’agit finalement de montrer que l’on pourrait tout à fait enseigner… dans « l’option lourde » de Terminale L. Or justement, la plupart des professeurs qui postulent à la certification ne le font pas à titre de « validation de l’expérience » d’un enseignement en CAV mais pour pouvoir y prétendre. Le rapport révèle qu’en 2006 par exemple, dans les académies d’Ile-deFrance, sur 44 candidats passant les épreuves, seulement 9 étaient « déjà engagés dans un enseignement CAV », tandis qu’en 2008 sur 43 candidats, la moitié (22) étaient en poste en collège. Il semble donc qu’une ambivalence demeure, plus ou moins implicitement, avec le risque de créer plus de frustration que de reconnaissance. Les rapports de jury proclament qu’il ne faut pas se suffire de faire état d’une expérience de type « atelier », « club vidéo », « dispositif école au cinéma », ni d’une « honnête cinéphilie » : cette certification apparaît donc essentiellement (voire exclusivement) prévue pour « constituer un vivier de professeurs » capables d’enseigner dans les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » de lycée. Or ce constat peut sembler un peu hypocrite : à défaut d’assurer une formation claire et institutionnellement valide de ces enseignements, on demande aux professeurs de se former seuls, de manière autonome, indépendamment de l’Institution scolaire et des concours de recrutement, pour finalement, comme le dit C. Juppé Leblond « repérer des compétences inconnues » chez les professeurs. Des compétences qui sont en effet d’autant plus inconnues de l’Institution que ce n’est de toute évidence pas à elle que les professeurs les doivent ! Cela revient donc globalement à déléguer la formation des professeurs à d’autres (université, bonne volonté personnelle…). L’Éducation nationale semble avoir renoncé à une formation qui pourrait précisément répondre à ses besoins et à ses ambitions. Si l’on s’en tient aux compétences potentiellement acquises dans le cadre de la formation continue, il faut se tourner vers les Plans Académiques de Formation dans lesquels le professeur peut – parfois – trouver l’occasion d’un véritable - 166 - enrichissement de ces compétences. 2.2.4 La formation continue : le Plan Académique de Formation (PAF) Publié chaque année, le PAF (Plan Académique de Formation) propose des stages à durée limitée à tous les enseignants titulaires. Il consiste en des modules de formation proposés au professeur sur son temps de travail304. Les formations proposées concernent aussi bien la formation disciplinaire, les formations transversales, que les préparations aux concours. Parmi ces formations, bien peu se détachent de la formation disciplinaire, renforçant la lacune déjà remarquée en ce qui concerne la formation initiale. Puisque le « cinéma » n’est pas considéré comme une discipline, il ne bénéficie pas de la même offre de formation que les disciplines instituées et se retrouve le plus souvent cantonné à une formation de quelques jours parmi les stages proposant une « ouverture culturelle interdisciplinaire » ou relevant de l’« éducation artistique et culturelle ». Les académies qui proposent des formations spécialement « fléchées » à destination des enseignants des enseignements artistiques CAV ne sont pas majoritaires305, alors même que toutes les académies (sauf les Dom-Tom : Guyane et Polynésie Française) sont concernées par ces enseignements. La première cause est numérique : finalement très peu de professeurs, à l’échelle d’une académie, peuvent être directement concernés par une 304 En moyenne un professeur peut habituellement prétendre à six jours de formation par année scolaire, chaque enseignant pouvant au maximum faire trois demandes de stage par année scolaire, soumis à l’approbation du chef d’établissement. Cette moyenne varie selon les académies et le bon vouloir des chefs d’établissement qui peuvent favoriser ou non l’accès aux stages proposés dans le cadre du Plan Académique de Formation. Les contenus des stages varient d’une académie à l’autre. Les Missions Académiques de Formation des Personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) ont, depuis la rentrée 1998, intégré les IUFM, mais ce sont les recteurs qui sont responsables de l’élaboration des plans de formation même s’il revient aux IUFM d’en assurer la mise en œuvre. La formation continue s’appuie sur des structures extérieures : universités, institutions culturelles, prestataires externes ou internes à l’Éducation nationale. Des voix s’élèvent pour dire que l’accès à cette formation continue est de plus en plus aléatoire, et que les budgets alloués à la formation sont de plus en plus restreints. 305 Pour 2011-2012, j’en ai recensé 11 sur les 26 académies métropolitaines : Lille, Reims, Rouen, Besançon, Orléans-Tours, Lyon, Grenoble, Montpellier, Rouen, Aix-Marseille, Versailles qui consacrent spécifiquement un des items de leur plan académique aux « options cinéma » et aux « enseignements artistiques cinéma ». - 167 - formation spécifiquement consacrée à l’enseignement du cinéma. Le principal problème est donc la relative rareté de ces formations qui s’adapte à la relative rareté des professeurs concernés. À titre d’exemple, l’offre de formation pour l’année scolaire 2011-2012 dans l’académie de Créteil - qui est pourtant une grosse académie en nombre de professeurs et dont onze établissements peuvent se prévaloir d’un enseignement artistique en cinéma, six en options de spécialité - ne consacre qu’un seul stage spécifique au cinéma. Ce stage se trouve dans les « formations transversales » dans l’item « ouverture culturelle, internationale et partenariats ». Il est consacré au cinéma d’animation et prévu sur trois jours à la Cinémathèque française. En effet, les plans académiques de formations des académies de Créteil, Versailles et Paris s’appuient beaucoup sur les institutions culturelles voisines : Musée du Jeu de paume, Musée des Arts et métiers, musée Rodin, MACVAL, et en ce qui concerne le cinéma : Cinémathèque, Forum des images, ACRIF (Association des Cinémas de Recherche d’Île-de-France…). Le but est également d’encourager ou de soutenir le développement des partenariats306. Ces propositions de formations se déroulent la plupart du temps sur 6 h, 12 h dans le meilleur des cas. Comparativement, les formations autour des dispositifs « école, collège et lycéens au cinéma » proposent beaucoup plus d’heures, et ce dans toutes les académies. Ces dispositifs, qui concernent aujourd’hui beaucoup plus de professeurs que les options et enseignements artistiques, sont peut-être les plus pourvoyeurs de formation in fine, même s’ils sont sans rapport avec les programmes spécifiques « cinéma et audiovisuel » des enseignements artistiques. Après un petit tour d’horizon des formations proposées dans diverses académies307, il s’avère que cette offre de formation est finalement assez consanguine. Ce sont très souvent des professeurs des enseignements « cinéma et audiovisuel » qui officient dans ces stages. Dans d’autres cas de figure, assez nombreux, ce sont les 306 Notons que l’Histoire des arts, devenue « priorité nationale » des orientations de la formation est très à l’honneur dans tous les PAF. 307 Tous les Plans Académiques de Formation sont accessibles en ligne sur le site des académies. - 168 - DAAC qui sont en charge de ces formations, et elles sollicitent donc logiquement les partenaires des enseignements. Les interventions extérieures, en dehors de cette « boucle », sont donc réduites à la portion congrue. On peut noter ponctuellement l’intervention d’un « spécialiste de la question », professionnel ou universitaire, sur le film au programme du baccalauréat. Mise à par l’exception notable de l’académie de Versailles308 qui travaille depuis plusieurs années avec l’université Paris Diderot pour un stage de 14 h à destination des enseignants de l’académie, les universités ne sont jamais partenaires de ces propositions de formation. Le plus souvent, c’est donc finalement « de l’intérieur » que s’assurent les formations en cinéma : de ce fait, le renouvellement théorique ne peut être que très limité. Cette consanguinité contribue à conforter certaines approches théoriques et renforce les paradigmes déjà évoqués et la formation se résume finalement à « prêcher des convertis ». Les professeurs en charge des stages sont des « anciens » qui se désignent facilement comme des « pionniers », et le discours qu’ils professent ne peut qu’aller dans le sens du système tel qu’il a été mis en place au départ. Les partenaires, acteurs de ces formations, jouent le même rôle : les institutions ou associations qui travaillent beaucoup avec l’Éducation nationale comme la Cinémathèque française ou l’Institut de l’image d’Aix-en-Provence n’ont aucun intérêt à venir « ébranler » les certitudes théoriques ou paradigmatiques des professeurs avec qui elles travaillent et avec lesquels elles ont contribué à construire l’enseignement du cinéma en lycée tel qu’il est aujourd’hui. En termes de contenu, les stages apparaissent parfois connectés aux initiatives culturelles locales : une visite dans l’exposition du moment à la Cinémathèque, une réflexion sur le passage de la BD au cinéma d’animation dans l’académie de Poitiers, en liaison avec le Festival d’Angoulême. Les contenus théoriques précèdent souvent des activités qui s’inscrivent aussi beaucoup dans la pratique : la « réalisation d’une forme courte » à Versailles, l’« écriture de scénario » à 308 Il s’agit de l’académie de Versailles qui propose des stages autour du cinéma relativement nombreux, dont l’un d’entre eux est assuré par l’Université Paris 7 et piloté par Jacqueline Nacache qui s’efforce d’offrir aux professeurs de cette académie une véritable ouverture sur les théories universitaires, particulièrement en ce qui concerne l’analyse filmique. - 169 - Strasbourg, « faire un film »309 à Reims ou « réaliser un court métrage » en Guyane, et plus marginalement une formation proposée sur les logiciels de montage virtuel dans l’académie de Lille. La proposition de formation « colle » bien à la liaison théorie/pratique défendue dans les textes officiels et la théorie semble cantonnée surtout aux stages proposés en liaison avec le film entrant au programme du baccalauréat que l’on trouve dans quelques académies minoritaires310. Dans ce cadre, les interventions d’universitaires sont possibles, mais restent de fait réduites à un nombre d’heures très restreint sur un nombre total d’heures allouées au cinéma lui-même limité comme je viens de le voir. On peut remarquer aussi l’absence de stages de formation consacrés à la préparation de la certification. Sur ce point encore, l’académie de Versailles fait exception puisqu’elle propose un module de 21 h de préparation à la certification en cinéma et audiovisuel, en association avec l’IUFM de Cergy-Pontoise. Elle est malheureusement la seule à intégrer explicitement cette formation dans son plan académique de formation. Ailleurs, les professeurs désireux de se former peuvent éventuellement prendre l’initiative d’aller suivre des cours dans les IUFM qui dispensent une préparation aux concours internes qui contiennent des épreuves d’analyse filmique. Mais les possibilités d’accès sont limitées Il existe enfin un « Plan National de Pilotage », à destination des IPR et des enseignants, qui peut proposer des colloques et conférences. Ils s’appuient le plus souvent sur le milieu universitaire ou sur les ressources de l’École Normale Supérieure. Mais force est de constater que les propositions sont rares : en 2005 un séminaire national sur « Le hors champ » en partenariat avec ENS Ulm, en 2007, l’Université d’Automne sur « Les représentations du réel à l’écran » en partenariat – encore - avec la Cinémathèque Française. Depuis, plus rien concernant le cinéma. Pour les IPR, la formation reste donc également 309 Sachant que le stage doit se faire en… 12 h ! Pour le PAF 2011-2012, des modules de formation sont réservés à l’étude du film Yeleen dans l’académie de Lyon, Montpellier, Aix-Marseille, Reims et en Corse. 310 - 170 - problématique. J’ai pu personnellement assister à une session de formation organisée par l’Inspection générale à destination des IPR en charge du cinéma et de l’audiovisuel. La formation est concentrée sur deux jours, dont une demi-journée dévolue à des questions institutionnelles. Il ne reste qu’une journée et demie par an pour permettre éventuellement à des universitaires – c’était le cas en 2010311 – de parler de cinéma, la formation étant elle aussi, comme pour les professeurs, axée sur le film entrant au programme du baccalauréat. Je conclurai ici sur une différence fondamentale entre la perspective culturelle de l’option CAV et la perspective professionnalisante du BTS qui se matérialise par un rapport à la formation continue très différent. Je m’en tiendrai à quelques constatations de terrain sans prétention généralisante. Quand il s’agit d’enseigner des techniques audiovisuelles, un professeur est absolument obligé de remettre en question son savoir et de l’actualiser sous peine d’être définitivement déclaré incompétent. C’est ce que les textes officiels appellent la « veille technologique » à laquelle tous les professeurs de l’enseignement technique sont très sensibles. Le « chef de travaux »312 a par exemple pour mission d’« encourager et de permettre » à tous les professeurs des sections techniques et industrielles cette « veille technologique ». A contrario, on ne demande pas vraiment aux professeurs de Français, d’Histoire-Géographie ou d’enseignements artistiques d’actualiser leurs connaissances. Il n’est pas possible, pour un professeur de technique, de rester sur 311 J’ai eu la chance d’intervenir personnellement dans ce stage pour proposer un bref « panorama » des différentes théories du cinéma représentées dans le champ universitaire permettant de mettre en œuvre une analyse filmique. Après moi, c’est Alain Bergala qui proposait une réflexion sur les attendus du concours de la FEMIS. Ne peut-on y voir encore une certaine forme de ce que j’ai appelé plus haut la « consanguinité » ? 312 Dans les lycées technologiques et professionnels, le chef de travaux est un conseiller et un spécialiste issu d’une discipline technologique ou professionnelle, qui exerce ses fonctions, sous l’autorité directe du proviseur de lycée technologique ou professionnel. Ayant essentiellement un rôle pédagogique, le chef de travaux devient l’adjoint du chef d’établissement, pour l’aider dans le choix et l’achat des équipements pédagogiques, pour l’informer sur l’évolution des professions et des nouvelles technologies, pour concevoir un plan de formation des personnels techniques de l’établissement, pour veiller à la mise en conformité des locaux, des matériels pédagogiques et à la formation des professeurs par rapport aux normes d’hygiène et de sécurité. - 171 - ses acquis tout au long de sa carrière, ni de mépriser les pratiques audiovisuelles nouvelles, ni de refuser de se former aux innovations techniques : elles font partie de son quotidien. La formation devient donc une obligation professionnelle qui pousse justement au renouvellement des acquis avec le lot de remises en question périodiques qu’il suppose. Dans le cas des « enseignements de cinéma », cette remise en question apparaît fort problématique : ce sont toujours les mêmes qui prennent en charge la formation, sur des créneaux réduits à la portion congrue : globalement, le risque est fort de n’apprendre rien d’autre que ce que l’on sait déjà et de voir seulement « valider » ou conforter sa pratique. On l’a vu, les partenaires culturels sont actifs dans l’offre de formation, et il convient de cerner et d’interroger la place qu’ils occupent dans les enseignements artistiques de cinéma et audiovisuel en lycée. 2.2.5 Les conventions partenariales Il est obligatoire de justifier d’un partenariat avec une institution culturelle pour installer un enseignement de spécialité en cinéma et audiovisuel dans un lycée. Dans les définitions de cet enseignement, il est précisé qu’« il est assuré par une équipe associant des enseignants de plusieurs disciplines ayant reçu une formation de cinéma et audiovisuel et un ou plusieurs partenaires culturels. »313 J’ai vu précédemment que l’interdisciplinarité était variablement respectée dans les réalités du terrain. Par contre, la présence d’un partenaire culturel est absolument obligatoire. Ce désir de faire entrer des partenaires culturels dans les écoles fait partie des décisions qui ont permis l’essor des enseignements artistiques. J. Lang a tenu un rôle sur cette question, insufflant une volonté très forte du côté du ministère de la Culture en 1982, au moment des premiers rapports officiels visant à 313 BO enseignements artistiques 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 21. - 172 - l’ouverture des enseignements. R. Odin, comme P. Baqué, ont témoigné du rôle moteur du ministère de la Culture dans l’enseignement du cinéma. P. Baqué, présent lors des premières rencontres entre les représentants des deux ministères a précisé lors de l’entretien que j’ai eu avec lui que c’était véritablement le ministère de la Culture de J. Lang qui avait servi d’aiguillon à l’avancée générale du projet. Les collaborateurs de J. Lang « harcelaient » (pour reprendre les mots de P. Baqué) A. Savary alors en charge d’un ministère de l’Éducation nationale a priori beaucoup moins disponible et motivé sur la question des enseignements artistiques314. Les partenaires culturels sont en effet chargés de mettre à disposition des établissements partenaires un certain nombre de « professionnels » du cinéma qui interviendront dans le programme des enseignements. Ces interventions sont financées par la DRAC au vu d’une convention de partenariat qui définit les rôles respectifs des partenaires. Ces conventions sont propres à chaque établissement et peuvent donc varier selon les cas. Elles sont soumises à l’approbation du Conseil d’Administration de l’établissement chargé de vérifier leur respect de certaines règles liées à la vie de l’établissement, à utilisation des locaux et du matériel, etc. Cette validation par le Conseil d’Administration engage toute la communauté éducative, y compris le chef d’établissement, et donne donc au partenariat une légitimité forte. La convention permet également de définir les modalités financières du partenariat qui sont variables selon les cas. L’établissement peut faire un effort financier, en particulier dans les transports des élèves par exemple, certains rectorats participent aussi au financement des enseignements. Une représentante de la DRAC dans l’académie de Versailles a pris la parole lors d’une réunion des professeurs de cinéma de l’académie à laquelle j’ai assisté en mars 2010, pour insister sur l’obligation pour les professeurs en charge de l’enseignement d’établir un devis puis un bilan financier précis de leur action. Elle a fortement 314 C’est une dichotomie qui paraît traverser et structure l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en France : l’École Louis Lumière par exemple dépend de l’Éducation nationale tandis que la FEMIS est rattachée au ministère de la Culture. - 173 - insisté sur le fait que le financement de la DRAC ne pouvait subvenir à tous les besoins des classes et que la colonne des recettes ne saurait se réduire à l’investissement financier des DRAC. En effet, les DRAC considèrent leur investissement comme ne pouvant être qu’une subvention, et donc par définition, une aide partielle dans un budget plus global. Il semble cependant que beaucoup d’établissements ne fonctionnent qu’avec la « subvention » de la DRAC comme tout budget (1.3.4). Le partenaire peut être une institution ou un lieu culturel. Un état des lieux officiel national a été fait en 2005315, et reste une base de travail fiable même s’il n’a pas été réactualisé depuis. Un nombre important de diffuseurs figure parmi les partenaires316. En région Île-de-France, sept établissements fonctionnent en partenariat avec les Cinémas Indépendants Parisiens comme je l’ai vu plus haut (1.3.4). Cette structure défend une certaine vision du cinéma « art et essai » directement en lien avec la cinéphilie « académique » qui va forcément rejaillir sur la pratique et les enjeux de l’enseignement dans les classes dont elle se trouvera partenaire. Sa présentation sur son site le confirme : « L’association Cinémas Indépendants Parisiens, créée le 24 février 1992, représente 32 salles art et essai, indépendantes et parisiennes. Depuis 1992, les Cinémas Indépendants Parisiens ont mis en place différentes activités destinées au public enfant et scolaire, qui participent d’une même volonté : permettre au jeune public une approche de l’art cinématographique »317 Des centres culturels peuvent également s’investir dans des partenariats. La Cinémathèque française par exemple, ou le Forum des images en région parisienne. Les deux organismes en présence, l’établissement scolaire et une structure culturelle, ne fonctionnent pas du tout selon les mêmes statuts ni les mêmes 315 Voir en annexe. Un quart environ des partenaires des enseignements artistiques obligatoires CAV sont des cinémas : voir en annexe. 317 Site des Cinéma Indépendants Parisiens : http://www.cinep.org/site/pages/association/presentation.htm, consulté le 12 août 2010. 316 - 174 - références, il faut donc tomber d’accord sur un « projet » pour maintenir un minimum de cohérence entre les différentes interventions. Ce « projet » est donc conditionné par l’« identité » du partenaire. On imagine aisément l’orientation de la Cinémathèque française vers le cinéma du patrimoine et la vocation fortement patrimoniale qu’elle apportera dans les classes partenaires, tandis que le Forum des images tendra plus vers des cinémas rares ou alternatifs, mettant en question la notion même de cinéma, comme la participation suggérée au Festival « Pocket film » promulguant dans les classes cette nouvelle forme de cinématographie qu’est le tournage avec un téléphone portable. Dans le cas où le partenaire est un cinéma, l’enseignement sera orienté vers la projection de films en salle suivie d’interventions de « professionnels », selon une médiation proche de celle des anciens ciné-clubs318. Dans les lycées où j’ai pu me rendre319, peu de problèmes à cet égard. D’un point de vue théorique, on pourrait imaginer deux écueils : considérer le partenaire comme un « prestataire » soumis au projet de la classe et ne servant que d’« outil » à sa réalisation, ou à l’inverse, la soumission de l’enseignant à une ambition artistique venant du professionnel qui pourrait l’amener à instrumentaliser le dispositif à des fins personnelles. Si la convention permet d’officialiser un certain partage des tâches, la mise en œuvre réelle du partenariat ne peut se faire qu’au coup par coup, dans une relation humaine qu’il serait utopique de vouloir généraliser ou théoriser dans l’absolu. 318 Je renvoie ici, encore une fois, à la thèse de Perrine Boutin, op. cit., sur les « médiations culturelles » en liaison avec le dispositif « école au cinéma ». 319 Il s’agit des lycées Hector Berlioz à Vincennes, Henri Martin à Saint-Quentin, Saint Jean-Baptiste de la Salle à Reims, Suger à Saint-Denis, Pierre Corneille à Rouen, proposant tous un enseignement artistique de spécialité en cinéma et audiovisuel. Je me suis également rendu au lycée Edmond Rostand à Roubaix, qui propose cet enseignement en option facultative et au lycée Jeanne d’Arc à Rouen qui propose l’option « études cinématographiques » en Hypokhâgne et Khâgne (ce qui est le cas aussi au lycée Henri Martin à Saint-Quentin). - 175 - 2.2.6 L’intervenant « partenaire » Il convient que je m’arrête sur le rôle des intervenants qui vont dans les classes. Mais je dois préciser d’emblée que je n’ai consacré aux intervenants que peu de place, et ce pour différentes raisons. Tout d’abord, l’intervenant ne m’a pas semblé infléchir les paradigmes de ces enseignements : soit parce qu’il les partage320, soit parce qu’il n’intervient que ponctuellement (en moyenne 30 heures par année scolaire, c’est-à-dire environ ¼ du temps scolaire), toujours à l’initiative des professeurs, et également contraint par les programmes et les épreuves du baccalauréat. Ensuite, je marque là une différence entre ce que P. Boutin a étudié et qui relève de la médiation et ce que je me propose ici d’analyser qui relève de l’enseignement, c’est-à-dire d’une transmission de savoirs au sein d’un système institutionnel qui lie en priorité élèves et professeurs tenus par des « programmes officiels ». J’ai donc choisi également de ne pas faire d’entretiens avec ces intervenants. Une des raisons est le désir de ne pas trop alourdir cette thèse, déjà longue, mais surtout la certitude que le travail spécifique de l’intervenant qui vient plus ou moins régulièrement – et d’ailleurs proportionnellement assez peu – dans une classe ne relève pas exactement de mon corpus. Mon approche étant axée sur l’« enseignement », j’ai résolu, comme je l’ai dit, de ne garder que ce qui, dans l’intervention du partenaire, relève finalement du professeur qui encadre les interventions. Loin de moi l’idée de minimiser la place de ces intervenants dans l’enseignement « cinéma et audiovisuel », mais je me suis davantage intéressée au contexte institutionnel et paradigmatique dans lequel ils s’inscrivent qu’à leur action spécifique dans les classes en dehors de ce que m’en ont dit les professeurs. L’aspect « médiationnel » de leur rôle ayant par ailleurs était très bien envisagé par 320 Je renvoie aux missions des pôles évoquées en 1.3.6. - 176 - P. Boutin dans sa thèse, et il ne me semblait pas pertinent d’y revenir321. C’est pourquoi je me suis surtout appuyée sur le discours des professeurs, des élèves et des représentants des instances partenariales pour aborder cette question de la place de l’intervenant « partenaire » dans les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel ». Le partenariat est censé définir la place de chacun dans les enseignements selon une forme de complémentarité. Lorsqu’une institution signe un partenariat avec un établissement scolaire dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel », elle s’engage à « fournir » des « intervenants » en fonction des besoins pédagogiques et à la demande du professeur en charge des classes. Dans le cadre du cinéma et de l’audiovisuel, l’intervenant est le plus souvent un « professionnel », c’est-à-dire quelqu’un dont l’activité professionnelle est ou a été en rapport avec les « métiers du cinéma » (scénariste, storyboardeur, réalisateur, opérateur de prise de vues, ingénieur du son, etc.). Ces intervenants doivent venir compléter la formation des élèves sur un domaine théorique et/ou technique qui sort de la compétence du professeur. Mais l’entrée du partenaire sur le « terrain » du professeur a posé dès l’origine beaucoup de problèmes. Un point d’achoppement a porté par exemple sur la présence du « partenaire » au moment de l’évaluation du baccalauréat. R. Odin se souvient que le débat sur la participation des intervenants professionnels aux jurys du baccalauréat a occasionné beaucoup de remous. L’idée même que ces intervenants puissent « évaluer » – ce qui est d’habitude le rôle du professeur – a eu du mal à s’imposer, car elle semblait précisément mettre en cause la légitimité du professeur. Car la présence des professionnels induit sans doute une « rivalité des instances qui prétendent à l’exercice légitime d’un pouvoir d’imposition 321 La conclusion de la thèse de Perrine BOUTIN Le Septième art au regard de l’enfance, les médiations dans les dispositifs d’éducation à l’image cinématographique, op. cit., montre que la « réussite » des dispositifs de médiation elle ne parle que marginalement des « enseignements artistiques - est très variable et finalement globalement non-mesurable. - 177 - symbolique »322. La question de la légitimité sert finalement à couvrir la question « territoriale » : un professeur défend aussi son « pré carré », c’est-à-dire le territoire sur lequel s’applique sa compétence – et sa raison d’être. Ainsi, tout se passe bien tant que les deux instances ne se positionnent pas dans le même champ de légitimité. Globalement, sur ce que j’ai pu constater, la partition se fait entre la « théorie » pour le professeur et la « pratique » pour l’intervenant, ou entre « l’enseignement culturel » réservé au professeur et l’introduction aux pratiques professionnelles réservées aux intervenants. La double reconnaissance de l’autorité pédagogique dans le cadre des enseignements artistiques suppose un présupposé étonnant dans le système éducatif : le professeur ne serait pas, seul, assez légitime pour enseigner l’art. Le rapport 2006 du HCEAC insiste d’ailleurs sur la présence de ces intervenants. Je me permets de le citer ici un peu longuement parce qu’il résume bien, et par la voix officielle, les écueils et les problèmes que leur intervention dans le cadre scolaire peut susciter : « Le recours à des intervenants extérieurs est un point de débat en raison de l’absence de garantie de l’efficacité de leur action. Mais l’intervention de personnes extérieures au système scolaire présente certains avantages qui répondent à la difficulté des enseignants à assumer ces activités. Ces intervenants imposent une régularité à ces activités. Ils répondent à la crainte de nombreux enseignants de ne pas maîtriser les connaissances et les techniques suffisantes pour assurer cet enseignement. Ils responsabilisent l’enseignant qui doit assurer la liaison entre l’intervenant et les élèves. En outre, pour certains, ces intervenants constituent le meilleur moyen de compenser les différences de niveau des enseignants, et permettent donc à tous les élèves d’accéder à une autre forme de connaissance et de sensibilité grâce aux partenariats avec les artistes et les associations culturelles. Toutefois, le recours à des intervenants extérieurs ne fait pas l’unanimité parce que rien ne garantit l’efficacité de leurs actions, ni leur volonté de participer à des activités scolaires. Le problème principal est de savoir comment recruter ces intervenants : faut-il faire appel à des artistes qui ne maîtrisent pas forcément les outils de la transmission du savoir, ou à des personnes dont la formation serait plus à même de répondre aux finalités de la pédagogie que d’éveiller chez les élèves une sensibilité et une vision 322 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op.cit., p. 33. - 178 - particulières ? »323 Je me suis déjà posée la question de savoir qui est légitime pour enseigner l’art : l’artiste ? le professionnel ? le commerçant ? Si ces intervenants ont une légitimité dans le champ de l’art d’où vient la légitimité de leur autorité pédagogique ? Car parallèlement se pose la question de leur légitimité pédagogique : l’Éducation nationale tend à instaurer un examen « d’habilitation à intervenir dans le milieu scolaire » pour les artistes et les professionnels qui souhaitent intervenir régulièrement dans le cadre des enseignements artistiques. Mais pour l’instant aucun examen national n’existe en dehors du DUMI (Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant) qui concerne des intervenants en musique. Pour les autres enseignements artistiques, l’aval de l’Institution scolaire prend le plus souvent la forme d’un « agrément » ou d’une « attestation de compétence » éventuellement délivrée à l’échelle académique. Le système éducatif semble conscient qu’en matière d’art la seule position de l’émetteur dans la relation de communication pédagogique n’est pas forcément suffisante à assurer sa légitimité, même si les « intervenants constituent le meilleur moyen de compenser les différences de niveau des enseignants ». Il s’agit d’assurer une valeur sociale à l’action pédagogique et de la vérifier avant de laisser le partenaire prendre en charge des élèves. Ce constat me semble avaliser mon choix de n’envisager les intervenants que dans la mesure où ils sont « soumis » aux impératifs du système d’enseignement auquel ils se soumettent de fait quand ils pénètrent dans une classe. Cette intervention d’« artistes » en milieu scolaire est donc forcément paradoxale, d’autant que dans l’imaginaire collectif, l’association entre art et loisir est parfois vite faite, ignorant la différence entre la pratique amateur et la pratique professionnelle. Autre paradoxe, s’il est difficile de se revendiquer « créateur professionnel », la création, lorsqu’elle est reconnue à part entière, s’accommode mal de l’institutionnalisation que suppose une intervention dans le cadre d’une 323 Rapport HCEAC, 2006, op. cit., p. 55-56. - 179 - classe. Le rapport 2006 du HCEAC met en perspective ce débat de la légitimité de la parole de l’artiste sur l’art, légitimité supposée qui relèguerait le professeur au rang d’intermédiaire. Le discours de l’architecte Claude Parent, membre du Haut Comité va dans ce sens : « Or qui véhicule le mot “art” ? Ce sont les artistes. Or le mot “artiste” n’est pratiquement jamais prononcé ici. Les professeurs ne doivent pas soudain se substituer pour que l’Art entre dans l’Éducation nationale, mais ils doivent abdiquer leur pouvoir et se faire les interprètes des artistes auprès des élèves. »324 L’idée que le professeur doit « abdiquer son pouvoir » pour se faire « interprète » de l’artiste est une proposition forte quand il s’agit d’enseignement artistique. La place de l’enseignant lorsqu’il travaille en partenariat avec un artiste demeure pourtant problématique. On peut se demander, sans rentrer dans le débat sur la « délégation du droit de violence symbolique » très propre à la sociologie de la reproduction, comment se passe cette « délégation » de la parole et comment elle est accueillie par les élèves. La notion d’« éducation artistique » est bien ici au centre du débat : peutelle être prise en charge par autre chose que par un artiste, mais si un artiste entre dans une classe sur quels critères juger de son degré de compétence ? de son efficacité devant une classe ? Il faut ainsi interroger la place du professionnel dans l’enseignement « cinéma et audiovisuel » : qui sont ces intervenants ? pourquoi viennent-ils sur le terrain de la formation ? sont-ils tous des professionnels ? qu’est-ce qu’on entend par « professionnel » ? Dans le milieu du cinéma et de l’audiovisuel, la notion même d’« artiste » est problématique tant les compétences sont multiples et diversifiées. Qui est le mieux placé pour venir dans une classe qui suit un enseignement artistique « cinéma et audiovisuel » ? Un réalisateur, sans doute, mais pourquoi pas aussi le compositeur de la musique, un scénariste, un monteur, etc. ? Je parlerai donc d’eux en termes de « professionnels » plus qu’en termes « d’artistes ». 324 Rapport HCEAC 2006, op. cit., p. 227. - 180 - Aux dires des professeurs en charge des enseignements, l’intervenant peut avoir un rôle très variable. Globalement il entre en action dans trois domaines : l’apport théorique, l’apport technique, la transmission d’une expérience de professionnel. Il peut intervenir ponctuellement dans le champ de la théorie : assurer un « module » de cours sur « le cinéma policier » par exemple ou « le cinéma d’animation » si le professeur estime que ce champ lui est peu familier et qu’il éprouve le besoin d’une intervention plus qualifiée. Il peut également intervenir dans le champ de la technique s’il s’agit de familiariser les élèves avec un logiciel de montage ou avec une technique cinématographique particulière comme le trucage ou le « Timelapse » ou l’animation image par image. Il travaille alors davantage sous la forme d’« ateliers ». Enfin, il est souvent sollicité dans les classes au moment de l’élaboration du film pour le baccalauréat, où il peut venir à diverses étapes de la production du film (écriture du scénario, tournage, montage) à la fois à titre d’encadrant, de support technique, mais aussi parce qu’on attend de lui une « expérience » du cinéma qu’il peut faire partager aux élèves. Certains professionnels intervenants ont témoigné de leur activité au sein des classes, dans le numéro 10 du Cahier des Ailes du désir ou dans diverses Lettres des pôles325. Dans leur discours, on sent que l’intervenant tente de transmettre son expérience en dehors d’une parole didactique parce qu’il n’est justement pas le « professeur ». Il s’agit de « faire plus confiance à une approche sensible qu’à une approche théorique »326, pour « favoriser une approche directe par l’expérience »327. Ils revendiquent souvent le fait qu’ils sont là surtout pour « déclencher des choses » pour « partir de l’idée de l’élève »328. On retrouve aussi beaucoup, dans ces prises de parole « officielles », les paradigmes de l’art prophylactique : l’activité avec l’intervenant doit permettre à l’élève de s’épanouir, de se réconcilier avec la classe, avec l’échec scolaire, etc. J’ai 325 La « Lettre des pôles » est l’organe de publication des Pôles de Ressources du CNC : voir 1.3.6. Témoignage de Anne BAUDRY « enseigner le montage », dans le n° 10 du Cahier des Ailes du désir disponible en ligne sur : http://www.ailesdudesir.com/revue.htm, consulté le 12 mai 2009, p. 24. 327 LENOIR Jean-Pierre, « entretien avec Jean-Pierre Lenoir », Lettre des pôles n° 8, téléchargeable en ligne : http://www.clermont-filmfest.com/index.php?m=53, http://www.ailesdudesir.com/revue.htm, consulté le 12 mai 2009, p. 8. 328 Témoignage de Séverine VERMESH, « enseigner le scénario », dans le n° 10 du Cahier des Ailes du désir, disponible en ligne sur : http://www.ailesdudesir.com/revue.htm, consulté le 12 mai 2009, p. 16. 326 - 181 - rencontré des intervenants qui avaient des activités dans diverses associations où ils proposent leur service dans le cadre de médiations culturelles de réinsertion. L’idée d’intervenir en « milieu scolaire », puisqu’il est le plus souvent insuffisant à assurer un véritable statut professionnel ou même un véritable salaire, s’explique surtout par un désir de partage, de rencontre, d’expériences en dehors du milieu professionnel. Certains cependant se « professionnalisent » dans l’éducation. Dans certains établissements dans lesquels je suis allée, l’intervenant était là « à temps plein » et cette activité en milieu scolaire était devenue sa seule activité professionnelle. Dans les entretiens avec les professeurs et les élèves, les avis sont globalement positifs sur cet « intervenant » qui « passe » plus ou moins bien auprès des élèves qui leur dénient parfois leur légitimité ou au contraire les trouvent « géniaux ». Martine, professeur en enseignement artistique de spécialité « cinéma et audiovisuel » m’a dit en parlant des intervenants329 : « les élèves les respectent plus que nous ». L’idée est que le professionnel « en est », ce qui lui confère un capital de sympathie et est propice aux fantasmes. Du côté du professeur, l’intervenant peut donc apparaître comme une menace, car sa présence même dans la classe révèle que le professeur n’a pas toutes les compétences ni toutes les connaissances… À titre de comparaison, dans le BTS audiovisuel, les enseignements techniques sont la plupart du temps assurés par des professionnels, mais l’enseignement théorique et général reste encadré seulement par le professeur (sauf intervention ponctuelle). On retrouve la dichotomie théorie/pratique et donc la dissociation plus « rassurante » entre les différents champs de légitimité. Je me permets ici à une constatation personnelle : professeur du « Domaine Littéraire et Artistique » en BTS audiovisuel depuis sept ans, je ne peux que reconnaître aux étudiants une compétence technique que je n’ai pas moi-même, c’est-à-dire un domaine où l’étudiant est meilleur que moi, ce qui conduit forcément à une certaine relativisation du savoir, de la légitimité et des arbitraires 329 Entretien le 16 décembre 2008. - 182 - culturels. Quand mes étudiants « montent » une régie multi caméras, j’admire leur capacité à connecter toutes ces machines entre elles, à faire fonctionner des systèmes informatiques complexes. Je suis meilleure qu’eux en expression écrite, bien sûr, j’ai appris à faire de bonnes dissertations et à élaborer une pensée problématisée, mais dans ces moments-là, je sens que la compétence technique qu’ils ont acquise et qu’ils déploient a une valeur parfaitement incontestable et dont je suis parfaitement incapable. Je suis heureuse de partager cela avec eux, et je pense que la formation globale en bénéficie. Car quand je leur fais cours, ensuite, je ne me positionne pas comme un professeur qui sait face à eux qui ne savent pas, mais comme quelqu’un qui peut leur apporter une compétence supplémentaire pour les rendre encore meilleurs qu’ils ne le sont : il s’agit surtout d’ajouter « une corde à leur arc ». Par ailleurs, il me prend parfois l’envie d’apprendre avec eux à utiliser un mélangeur pour faire une réalisation multi caméras… Je constate en tout cas que les professeurs de ces « matières » minoritaires et spécifiques que sont les enseignements artistiques sont pris dans un réseau de paradigmes, de données institutionnelles, de mises en œuvre particulières de leur pratique. Il convient donc de s’interroger sur différentes « attitudes professorales » dans le cadre de ces enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée. - 183 - 2.3 Des attitudes professorales 2.3.1 Comment enseigner ? Le syndrome de la dispute Comment les professeurs se positionnent-ils dans ce contexte ? Les réponses sont forcément aussi variables que le nombre d’individus en charge des enseignements disséminés dans toute la France330. Je pars donc ici, encore une fois, de constatations empiriques et des entretiens menés. Il ne s’agit pas pour moi d’avancer des théories globales, mais de raisonner sur des exemples, certes particuliers, qui permettent dans le cadre d’une sociologie pragmatique de développer quelques réflexions qui n’ont pas de prétentions globalisantes mais dans lesquels se dégagent, à mesure, certains paradigmes ou prédispositions dominants. Empiriquement, il apparaît deux types de postures des « professeurs de cinéma ». La première posture consiste à tenter d’infléchir les goûts de l’élève pour leur transmettre une « culture officielle » considérée comme culture légitime. Ce modèle reste conforme à la sociologie de la reproduction : l’autorité pédagogique repose sur la violence symbolique exercée par ceux qui sont chargés de transmettre l’arbitraire culturel en dissimulant cet arbitraire sous la forme d’une culture légitime. Cette posture revient parfois à construire une « bonne connaissance » sur une « table rase » dans une perspective idéaliste d’une « pédagogie des idées claires ». Martine, lors d’un échange de mail autour de sa pratique de recrutement des élèves de Seconde dans l’option « cinéma et audiovisuel », me dit qu’elle leur fait remplir des 330 Les sources officielles parlent de 660 enseignants pour 14 625 lycéens suivant des enseignements artistiques, sous forme d’option ou d’enseignements de spécialité de la Seconde à la Terminale en 2010. Sources : ministère de l’Éducation nationale, http://www.education.gouv.fr/cid21004/l-education-a-limage-au-cinema-et-a-l-audiovisuel.htmlconsulté, consulté le 03 mai 2011. - 184 - fiches : « Elles sont généralement décevantes. Seule leur envie, qui se manifeste par l’inscription dans une option artistique, est intéressante. Ensuite, c’est à nous de répondre à cette envie et de construire un enseignement... Tout reste à faire, et c’est ça qui est passionnant. »331 Cette attitude rejoint très profondément une question pédagogique qui creuse la différence entre les professeurs qui cherchent à « purger » « extirper » « ébranler » « évacuer » d’une manière ou d’une autre ce qu’il y a dans la tête des élèves, et ceux qui procèdent autrement. La deuxième posture consiste à partir de la culture des élèves comme point de départ des apprentissages. Les deux approches se côtoient d’ailleurs parfois chez un même professeur ! Cela rejoint ce que m’a dit Benoît lors de l’entretien mené avec lui : « Les élèves ont le droit d’avoir leurs goûts mais on a nous, et moi je pense encore plus ici, le devoir, l’obligation, la mission de leur donner la possibilité d’ouvrir (…) On a à faire à des élèves − pas tous je veux pas faire de misérabilisme, mais quand même nos élèves y compris nos élèves de CAV − qui sont censés être un peu plus culturellement éveillés que les autres. Ils sont quand même dans des représentations et dans des pratiques cinéphiles qui sont extrêmement restreintes. Donc on ouvre, on leur dit que cela existe, on essaye de faire en sorte qu’ils éprouvent du plaisir, qu’ils puissent réfléchir un peu sur l’intérêt de ces films puis après ils poursuivront leur chemin. »332 La réflexion est intéressante : si le professeur accepte de partir de la culture de l’élève (Benoît dit plus haut : « l’idée moi que je partage c’est que toutes les cinéphilies se valent »), c’est pour l’« ouvrir », c’est-à-dire la transformer. Le jugement de valeur est implicite puisque la cinéphilie de l’élève est – comme dans le mail de Martine – jugée « extrêmement restreinte ». Lors de ce même entretien, Benoît me confiait : « C’est d’autant plus dur qu’on a souvent affaire à des gamins qui même lorsqu’ils ont une cinéphilie, est une cinéphilie je dirais de l’immédiat, du contemporain. Il n’y a pas de mise en perspective, très très peu (…) un angle c’est quand on arrive à leur faire comprendre que leur cinéphilie et que les 331 332 Mail du 10 décembre 2008, correspondance privée. Entretien le 27 mars 2009. - 185 - acteurs de leur cinéphilie, les réalisateurs qu’ils aiment ce sont des gens qui ce sont nourris. (…) Donc sans arrêt, je suis obligé de remettre en perspective (…)Vous voulez savoir Caligari 1919, pourquoi une rupture ? et bah voilà, voilà ce que l’on voit en 1919, voilà ce que voient les gens. Tu leur passes du Feuillade, les vampires, machin, Chaplin et “vous voyez alors ?”. Et tu viens petit à petit à leur faire saisir la nouveauté. » L’enjeu est bien toujours de valoriser le passé, conformément au devoir de transmission patrimoniale déjà évoqué (2.1.3.) et dont les professeurs se sentent dépositaires. La « mise en perspective », c’est la remontée vers le passé cinématographique pour faire comprendre sa « nouveauté »…paradoxe peu séduisant pour les élèves, comme l’admet Benoît. Dans un entretien, Brice, un professeur de DLA en BTS, m’a dit interdire « aux élèves de citer un film hollywoodien de moins de 10 ans »333. La pratique pédagogique repose alors sur une perspective historique inversée : il s’agit par exemple de partir du « dogme 95 » et de remonter jusqu’à l’expressionnisme allemand334, de partir éventuellement d’une certaine culture « mainstream » que les élèves possèdent, mais seulement dans le but de remonter à une cinéphilie plus « patrimoniale » dont le professeur est le dépositaire : « Je leur explique qui on est : en général des tenants de la culture avec un grand C puisque c’est notre fonds de commerce, on va pas non plus se tirer une balle dans le pied ! »335 Le savoir des élèves est donc considéré comme un point de départ qui doit immanquablement mener à une la culture scolaire, qui reste, implicitement ou non, plus « valable » dans l’esprit de certains professeurs. Si Benoît présente la mission du professeur comme un devoir d’« ouvrir » les élèves, cette « ouverture » se fait en direction de « la culture avec un grand C », plus légitime donc. Ce procédé rejoint le principe de déculturation/acculturation que la sociologie de la reproduction analyse à propos du système scolaire. Car les professeurs sentent le décalage entre leur 333 Entretien le 1er décembre 2008. C’est la proposition que fait Benoît. 335 Entretien avec Benoît. 334 - 186 - culture et celle des élèves. Pour Benoît : « Je pense en plus qu’ils sont fans du cinéma asiatique, c’est la génération. Alors pas de celui-là, mais c’est plutôt John Woo, Jonnhy To, les Coréens, etc. (…) ils aiment bien c’est un truc un peu clinquant (…) beaucoup de cinéma asiatique (…) je suis justement très cinéma classique, le western, le polar et en même temps sensible à d’autres choses. Justement j’essaye de mettre en pratique ce que je leur dis en début d’année quand je leur passe le Philippe336. C’est-à-dire : voilà il y a un certain nombre d’œuvres qu’il faut connaître, on n’est pas obligé de les aimer, mais faut savoir qu’elles ont marqué et qu’elles ont représenté une étape. Il y a quelque chose là qui fait que ça mérite de s’y attarder un petit peu. Donc je m’efforce d’aller piocher dans ce qui me semble pouvoir servir, mais en même temps, on les prépare à un examen. (…) Memento de Chris Nolan ça les a “ waouu ”. Tu vois complètement, tu sais plus où tu es. Par contre ça me dérangeait d’autant plus que c’est moi qui en avait la responsabilité, L’Aurore ça les a fait chier ! mais chier. » Yannick m’a dit quant à lui : « je leur inflige Le Cabinet du docteur Caligari »337. On voit ici comment s’articule l’opposition dans la rhétorique professorale : le « vieux cinéma » vaut plus (ou vaut mieux) que le cinéma actuel, en tout cas il mérite qu’on « s’y attarde un peu », car ce sont « des œuvres qu’il faut connaître », y compris pour réussir « à un examen ». Si la culture de l’élève est reconnue, elle doit être « dépassée » ou « déplacée ». Mais il m’est arrivé souvent de constater que des élèves attendent aussi l’analyse d’un certain type d’œuvres. Forme d’autocensure ou d’auto-persuasion, de perméabilité au discours officiel et intériorisation de l’« ordre du discours » ? Benoît a également rencontré cette posture : « Eux (les élèves) peuvent nourrir le cours, même si j’ai tendance à beaucoup parler. Je me reproche à chaque fois de ne pas leur laisser assez la parole, mais bon. C’est dans les deux sens et je leur dis que comme moi je reconnais mes éventuelles faiblesses, il faut qu’eux reconnaissent qu’ils en ont aussi. Et alors là on vient souvent, c’est souvent la discussion que l’on a en début d’année − c’est le serpent de mer − sur justement cette notion de légitimité. “Mais monsieur qu’est-ce qu’on a le droit de citer dans nos essais ?” (…) 336 Allusion à l’opus 100 films pour une cinémathèque idéale que j’ai déjà évoqué en 2.1. qui a été écrit à l’initiative de Claude-Jean Philippe. 337 Entretien du 9 décembre 2008. - 187 - Alors bon, on travaille dessus. Donc je commence l’année par ça avec les BTS. Je prends, tu sais là le Phillippe des Cahiers du cinéma, il y en a à peu près 200, et je leur dis bah voilà, c’est une liste, y’en a d’autres, mais elle fait globalement autorité. Disons qu’il n’y a pas grand-chose à jeter. On peut pinailler sur tel film, sur tel autre ou tel réalisateur, mais globalement vous allez vous tester, vous allez voir. moi : C’est pas des films qu’ils connaissent ? Bah non parce que ce sont souvent des films de patrimoines. » On voit là revenir la « fameuse » liste et les « 100 films de la cinémathèque idéale » publiée par Les Cahiers du cinéma, preuve que cette question de la légitimité culturelle est au cœur des enseignements culturels. Jacques, professeur en Khâgne, m’a dit : « je suis obligé de dire à mes hypokhagneux que sur le comique il vaut mieux citer Wilder que Claude Zidi », car « je connais les correcteurs du concours et je sais ce qu’ils attendent »338. On peut parler ici de « guerre de positions », parce que les interactions professeurs/apprenants ont tendance à figer chacun dans son rôle prédéfini. Dans le même esprit, j’ai constaté moi-même que des élèves ont parfois tendance à mépriser l’étude en classes d’œuvres qu’ils n’estiment pas (à tort ou à raison) « dignes » d’être enseignées à l’École. Certains professeurs revendiquent donc leur rôle dans la transmission « d’œuvres majeures » contre les (mauvais) goûts affichés des élèves, qui sont parfois des goûts qui ne relèvent précisément pas du « cinéma » : « oh non, si on parle de série TV, la prof elle nous tue », m’ont dit Tiphany et Élodie.339, fan de « séries américaines » et élèves en Terminale L enseignement de spécialité CAV. On discerne là un mépris affiché, voire revendiqué, du « professeur de cinéma » pour la télévision et « l’audiovisuel ». Certains professeurs semblent en effet avoir intériorisé cette hiérarchisation en termes de légitimité culturelle, et elle est parfois encore plus présente dans les pratiques quotidiennes de terrain que dans les textes officiels. L’ex-Inspectrice générale C. Juppé-Leblond déplorait que la plupart des professeurs 338 Entretien le 10 février 2008. Entretien avec Tiphany et Élodie élève en Terminale L suivant l’enseignement de spécialité CAV dans un lycée de proche banlieue de Paris, mené le 15 décembre 2008. 339 - 188 - méprisent l’enseignement de l’audiovisuel dans le cadre de l’enseignement CAV340 et que des dissensions soient perceptibles et inévitables quand il s’agit de prendre comme objet d’étude, dans ces enseignements, des objets télévisuels comme la publicité. Les professeurs de CAV que j’ai rencontrés m’ont d’ailleurs dit laisser peu de place à « l’audiovisuel » dans leur cours et ne s’intéresser qu’au « cinéma ». Ils justifient rarement ce fait en termes d’arbitraire culturel, mais plutôt par le « manque de temps » et l’idée selon laquelle les élèves connaissent car ils « regardent tout le temps la télé » alors qu’ils ont tout à apprendre dans le domaine du cinéma341. Pour certains professeurs, cet arbitraire culturel est totalement intériorisé et ne s’exprime même plus comme un arbitraire. Pourtant, l’avertissement de la sociologie de la reproduction mérite d’être rappelé : « L’arbitraire culturel a d’autant plus de chance de se dévoiler comme tel que l’AP (Action Pédagogique) s’exerce sur un groupe ou une classe dont l’arbitraire culturel est plus éloigné de l’arbitraire culturel qu’inculque cet AP. »342 On risque donc assez vite un « divorce » entre la culture des élèves et la culture légitime que défend l’École, point sur lequel la sociologie de l’expérience scolaire nous permettra de revenir. Les enseignants se positionnent comme des « passeurs » plus ou moins conscients de cet arbitraire culturel en tant qu’ils le jugent légitime – ou le nomment « patrimonial ». Mais un professeur se trouve parfois confronté à ce qu’E. Goffman, dans Les rites d’interaction343, appelle « perdre la face ou faire bonne figure », quand il ne peut que constater qu’il n’a pas vu nombre de films dont ses élèves lui parlent. Pour Benoît : 340 Entretien le 7 février 2009. Je remarque que les professeurs de BTS rencontrés sont un peu plus souples par rapport à cette question de la légitimité culturelle et se permettent pour certains d’entre eux quelques « incartades » dans l’étude de films plus « grand public ». L’étude de l’audiovisuel étant par ailleurs encouragée par le référentiel du DLA, la pression des « grands hommes » est moins clairement exprimée et donc moins clairement ressentie par les professeurs. Les débouchés du BTS sont essentiellement techniques, et dans le domaine de l’audiovisuel : beaucoup d’étudiants seront d’ailleurs embauchés par la télévision. Contrairement aux textes officiels de l’option CAV de Terminale, l’artistique est même parfois vécu avec méfiance. Les référentiels sont rédigés avec l’IG des filières techniques et par des professionnels de l’audiovisuel, et l’on remarque que les présupposés ne sont pas du tous les mêmes. 342 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op.cit., p. 19. 343 GOFFMAN Erving, Les rites d’interaction, Traduit de l’anglais par Alain KIHM, Paris : Édition de minuit, collection « Le sens commun », 1974, 236 p. 341 - 189 - « Ce qui est intéressant là dedans, par rapport à une autre vue du savoir, c’est le rapport enseignant/élève. Comme je te dis, moi j’ai des gamins dès le lycée puis en BTS encore plus qui, sur certaines cinéphilies, s’y connaissent plus que moi. Et je ne leur cache pas. (…) Il y a une cinéphilie, qui parfois est très ciblée. On a des fondus, dans la Terminale de cette année − qui est une mauvaise Terminale avec des cas vraiment très lourds d’élèves en situation de décrochement − mais qui tiennent que pour ça. Mais qui sont des dingues de cinéma, le cinéma de Johnnie To. » La légende veut que « la dispute » ait tenu une place privilégiée dans la tradition universitaire française. Elle consistait en une discussion entre un élève et son maître : si l’élève parvenait à répondre ou à argumenter mieux que le maître, il pouvait prendre sa place. J’appellerai donc d’un point de vue psycho-pragmatique ce complexe du professeur qui se sent dépassé par l’élève ou qui se dit qu’il peut l’être (en la matière, le fantasme est aussi puissant que la réalité), le « syndrome de la dispute ». Or on peut aisément concevoir que ce « syndrome de la dispute » soit d’autant plus présent qu’aucun diplôme n’avalise le professeur en charge de la discipline. Les inquiétudes quant aux compétences semblent alors majoritairement reposer sur plusieurs craintes. Tout d’abord, la crainte que l’élève ne maîtrise mieux la technique, la jeune génération étant particulièrement habile dans la manipulation de logiciel et l’outil informatique. Le rapport de 2007 concernant l’éducation aux médiass se faisait l’écho de cette crainte ressentie par les professeurs quand il s’agit des médias : « Aujourd’hui, les médias ne constituent pas un savoir parmi d’autres : tous les savoirs sont médiatisés. Les enseignants vivent pour la plupart cette intrusion dans leur champ d’action comme une concurrence forte, une dépossession et une menace de leur autorité (…) le rapport entre maître et élève change fondamentalement, les professeurs doivent faire un effort important pour se repositionner et préserver leur crédibilité. » 344 L’enseignement du cinéma sollicite effectivement, à l’heure du tout numérique, les outils médiatiques et informatiques qui nécessitent des apprentissages à la fois techniques et intellectuels que le professeur doit apprendre à maîtriser s’il veut s’en servir avec ses élèves. Un professeur me disait : « sur Adobe Première, ils (les 344 « L’Éducation aux médiass, Enjeux, état des lieux, perspective », op. cit., p. 53. - 190 - élèves) sont meilleurs que moi »345. Si en BTS audiovisuel, comme je l’ai vu plus haut, ce genre de constat fait partie intégrante du métier, il semble plus problématique en lycée, où les outils sont ceux de la pratique amateur. Pour « sauver la face », le professeur dispose alors de deux solutions : s’approprier la technique ou la mépriser, la déléguer à d’autres (« l’intervenant » d’ailleurs légitimé par les textes officiels, comme je l’ai vu). Et ne risque-t-on pas d’ailleurs de perdre en légitimité si l’on parle de cinéma sans n’avoir jamais touché une caméra et de montage sans savoir utilisé un logiciel ? Il est question ici d’une légitimité qui viendrait d’une expérience du cinéma. La posture inverse – ne pas toucher à la technique, la laisser à l’intervenant − n’est tenable qu’en vertu d’une radicalisation de l’opposition entre le « cinéma » considéré comme un art (le film alors considéré comme un texte à déchiffrer) et « l’audiovisuel » considéré comme une technique relevant de la techné dans laquelle les compétences sont manuelles, mesurables, actualisables et ont une moindre valeur symbolique. Car l’actualisation des connaissances est un autre facteur de craintes professorales : tout est-il à refaire face à une technologie en pleine évolution, quelle « connaissance » du cinéma peut-on défendre quand les productions audio-visuelles sont en pleine mutation ? Peut-on encore parler de « cinéma » sans aborder les modes d’expressions audio-visuelles qui s’appuient sur les toutes dernières technologies comme la 3D par exemple ? Peut-on encore parler de « caméra » quand il s’agit surtout de calcul numérique, de « travelling » quand il n’y a plus de rails, mais des calculs complexes de modélisation ? Les textes officiels encouragent à la prise en compte de ces « nouveautés »346, mais le professeur sent bien que sur ce point précis, il risque à tout moment d’être dépassé par la culture de ses élèves. Le mythe du professeur omniscient est en train de s’effriter, car les élèves peuvent aujourd’hui voir des films très facilement et se créent donc des compétences tout à 345 Entretien avec Yannick, le 9 décembre 2008. Le dernier BO pour la classe de Seconde précise que le programme des enseignements « aborde les nouvelles créations artistiques liées à la diversification des écrans, les nouveaux modes de production et de diffusion et les questions de droits liés aux images et aux sons. » Bulletin officiel spécial n° 4 du 29 avril 2010, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid51334/mene1007239a.html 346 - 191 - fait pertinentes, parfois sur des corpus qui sont totalement étrangers aux connaissances du professeur. À la question d’un élève : « vous avez vu les films de… ? » il faut savoir répondre « ah non, je ne connais pas du tout », sans « perdre la face », et en continuant à « faire bonne figure »347, d’où une dangereuse remise en cause de l’arbitraire culturel toujours possible. Face à ce savoir empirique de l’élève, comment un professeur peut-il se positionner ? S’agit-il de mépriser les « souscultures » ? de se raccrocher à ce qu’il connaît, lui, et que les élèves s’approprient moins facilement parce que c’est « passé de mode » ? Revendiquer l’amour du « vieux » cinéma en noir et blanc ? Cela revient peu ou prou à délégitimer la culture de l’élève afin de lui ôter toute valeur symbolique et avoir ainsi l’impression, d’un point de vue psychologique, de « garder la main ». Ces bouleversements concernent bien sûr les modalités actuelles de certains tournages et principalement la mise en œuvre du cinéma « mainstream », mais nier cette évolution revient à creuser l’écart entre ce cinéma que les élèves connaissent, et celui que l’École enseigne. Quel est le degré de pénétration à l’École des nouvelles formes et techniques audiovisuelles ? Il est sans doute très variable selon les établissements et je ne citerai qu’un exemple. Lors de l’AG de 2008 de l’association « les Ailes du désir » à laquelle j’ai assisté − qui portait en grande partie sur la « réforme Darcos » qui a finalement été abandonnée − certains des professeurs présents désiraient que les textes officiels stipulent que les films étudiés devaient être vus en salle et diffusés à partir d’un support pelliculaire. Les exploitants de salles présents à l’assemblée au titre du partenariat se moquaient doucement de la pétition de principe : dans quelques années il se peut que plus aucun film n’arrive dans les salles sur pellicule… Se mêlent ici à la fois le mépris pour les nouvelles techniques, la peur de certains (je ne prétends pas que cette posture soit générale) de voir le monde évoluer plus vite que leurs connaissances, et aussi l’arbitraire de la valeur symbolique de la pellicule 347 Expressions employées par Erving Goffman dans Mise en scène de la vie quotidienne Tome I, la présentation de soi, traduction d’Alain Accardo, Paris : Édition de Minuit, coll. « sens commun », 1973. - 192 - comme support doté de toutes les facultés ontologiques du cinéma348. À cela s’ajoutent des réserves plus ou moins consciemment héritées de l’École de Francfort quant à la « reproductibilité technique » de l’œuvre d’art, ce que la pellicule permettait déjà, mais que les techniques numériques démultiplient effectivement. Cet attachement presque fétichiste à la salle de cinéma est également un trait distinctif de la cinéphilie que L. Jullier et J.-M. Leveratto qualifient de « moderne » : « Alors que la cinéphilie “moderne” entretient un rapport sentimental avec la salle de cinéma comme lieu de l’initiation cinéphile, et tend à assimiler strictement film et séance cinématographique, la cinéphilie postmoderne reconnaît la consommation à domicile comme une consommation à part entière. »349 On retrouve ici l’idée que dans le cadre des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel », c’est la cinéphilie « moderne » – celle issue des Cahiers et dont j’ai montré plus haut qu’elle était devenue une cinéphilie « académique » (2.1) – qui fait entendre sa voix à travers ce genre de débat. D’ailleurs, cette cinéphilie a aussi maille à partir avec le pouvoir symbolique de l’écrit. La seule légitimité incontestable du professeur est souvent sa maîtrise de la langue : l’analyse filmique devient donc le lieu d’une chasse gardée de la rhétorique dans laquelle le professeur peut assurer sa légitimité, car il sait qu’il domine l’élève en la matière et que ses diplômes avalisent cette compétence-là. P. Bourdieu et J.-C. Passeron soulignaient déjà « la valeur éminente que le discours français accorde à l’aptitude littéraire »350. Pour certains élèves, parallèlement, la dimension rédactionnelle est la partie la plus dure de la discipline : 348 Depuis A. Bazin, c’est la pellicule qui détient cette « mystique » particulière du cinéma, in « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Éditions du Cerf (réédité en 1976 puis 1985). On la retrouve d’ailleurs chez certains cinéastes très légitimes culturellement parlant comme Andrei Tarkovski, in Le Temps scellé : de L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, trad. Anne Kichilov, Charles H. de Brantes, Paris : Éditions de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1989. 349 JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op.cit., p. 157. 350 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 143. - 193 - « C’est dur pour eux (les élèves) dans les premiers temps parce qu’ils se prennent carton sur carton. Parce que bon, l’analyse filmique, faut la rendre, ça passe par l’écrit. »351 Enseigner le cinéma comme un des beaux-arts revient ainsi à assurer un dispositif qui est resté ancré dans une pratique à haute valeur symbolique qu’est la maîtrise de la langue, domaine dans lequel le professeur risque moins de remises en cause. Ce passage « par l’écrit » permet par ailleurs de justifier le bien-fondé de cet enseignement à l’École, loin de tout divertissement. 2.3.2 Les dangers du divertissement Car les dangers de la technique procèdent aussi sans doute d’une méfiance envers l’idée que le cinéma puisse être essentiellement vecteur de plaisir. À ce titre, je me permettrai un rappel de la sociologie du système éducatif. P. Bourdieu , citant E. Durkheim, expliquait que : « La caractéristique de structure et de fonctionnement de système éducatif en France à partir du fait qu’il a dû, à l’origine, s’organiser en vue de produire un habitus chrétien visant à intégrer tant bien que mal l’héritage gréco-romain et la foi chrétienne »352 E. Durkheim parlait du professeur comme un modèle de vertu investi par une autorité « sacrée » et P. Bourdieu après lui a établi un parallèle entre la constitution du champ religieux et la constitution du champ scolaire dans plusieurs articles353. Certes, ce constat semble bien loin de l’École d’aujourd’hui et de ses convictions laïques et républicaines. Cependant, j’ai pu remarquer qu’on retrouve parfois, même à l’état de trace, cet « habitus chrétien » dans le discours professoral quant à l’enseignement du cinéma. Ainsi, j’ai constaté une étonnante évacuation du principe de plaisir, voire même une 351 Entretien avec Benoît. BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 70. 353 Voir « le marché des biens symboliques » in L’année sociologique, vol. 22, 1973, et « Genèse et structure du champ religieux » in Revue française de sociologie, vol. 12, N° 12-3, 1971, p. 295-334. 352 - 194 - méfiance envers les œuvres qui font plaisir. Cette attitude se résume tout entière dans l’entretien cité en annexe. D’après Benoît : « ça les (les élèves) conduit dans une cinéphilie qui est celle du plaisir. Alors même si de temps en temps ils arrivent à chausser les bottes de l’analyste, de celui qui s’extrait un petit peu du spectacle pour essayer d’avoir un regard un peu plus analytique, globalement non, c’est l’entertainment, c’est le divertissement. » Pour lui, il faut sortir les élèves de cette cinéphilie du plaisir comme « divertissement ». Il me semble que lorsque cette crainte existe, elle procède du fait que le divertissement dans le cadre de l’École risquerait d’être considéré comme ce que E. Goffman appelle un « semblant-de-travail »354. Car ne risque-t-on pas parfois de sembler plus proche du « club vidéo » que de l’enseignement artistique ? Dans l’enseignement du cinéma, une partie des heures de cours sont des heures de projection (jusqu’à 3 h sur 5 h hebdomadaires, par exemple, au lycée Hector Berlioz de Vincennes). L’enseignement paraît donc facile, voire récréatif : « on est tout le temps en sortie » disent certains élèves que j’ai pu rencontrer et « ils vont sans arrêt voir des films » disent ceux qui voient la « classe de CAV » de l’extérieur. Benoît en témoigne : « Tu en as plein qui viennent ici : “ah, option cinéma, c’est cool, on va voir des films”, etc., “ouais c’est gratuit, pas mal”. » La notion même de « sortie », fût-elle pédagogique, pose encore problème dans le cadre de l’École. Malgré sa légitimation en 2010 par le Gouvernement, elle reste parfois douteuse, auprès des parents, auprès des autres professeurs, auprès des administrations des lycées. Cette situation ne convient pas forcément à une vision vraiment « sérieuse » de la matière, car malgré tous les progrès du cinéma en termes de légitimité, il faut encore souvent prendre des précautions, voire se justifier quand on prétend que « voir des films » c’est « travailler ». Ce point précis provoque des attitudes professorales contrastées qu’il serait également abusif de généraliser et je m’en tiendrais donc à quelques exemples. 354 GOFFMAN Erving, Mise en scène de la vie quotidienne Tome I, la présentation de soi, traduction d’Alain Accardo, Paris : Édition de Minuit, coll. « sens commun », 1973, p. 108. - 195 - Certains professeurs que j’ai rencontrés expriment combien les enseignements de CAV nécessitent au contraire un « surplus de travail ». Martine, professeur de CAV dans un lycée proche de Paris355 me dit pendant l’entretien : « le plus tranquille c’est quand je fais cours dans ma classe. Les sorties, les intervenants, tout ça, c’est le plus difficile, le plus long à organiser ». Ce propos me semble justement révélateur du fait qu’au sein des enseignements CAV, le professeur est moins souvent que les autres dans la situation professorale académique qui constitue encore le modèle majoritaire aujourd’hui : seul face à une classe. Culpabilise-t-il de ce constat ? en profite-t-il ? En tout cas, il suscite des jalousies. Et il est intéressant de constater que ces jalousies s’expriment justement autour de cette question du « semblant-detravail ». Des collègues qui « n’en sont pas » attaquent les professeurs de l’enseignement CAV précisément là-dessus : « ça a l’air tranquille, les profs cinéma, ils sont tout le temps en sorties ». J’ai personnellement entendu les mêmes remarques de la part de collègues à propos du DLA en BTS, sous prétexte que j’emmène souvent mes étudiants au Louvre, lieu qui paraît pourtant très légitime culturellement. À tel point que mon collègue de DLA et moi-même avons pris le parti de parler de « DLA “Hors les murs” » pour évoquer publiquement nos sorties afin de justifier de leur importance pédagogique et culturelle. Bien sûr, les professeurs de CAV s’appliquent aussi à légitimer ces pratiques. Pour Benoît : « On va à [nom d’une salle de cinéma partenaire]. Déjà pour un certain nombre des gamins de ***, aller à [nom d’une salle de cinéma partenaire] ce n’est pas jouissif parce que pour eux, justement, c’est la salle d’art et essai, c’est la salle où l’on va avec l’école (…) C’est du boulot. On leur précise que la salle de cinéma, en l’occurrence l’[nom d’une salle de cinéma partenaire] est une salle de cours. Donc ils sont par exemple tenus de s’y comporter, c’est une vraie bataille… » L’idée que cette salle n’est pas « jouissive » semble un point important dans le discours du professeur, car « aller au cinéma » doit apparaître comme « du boulot ». Il s’agit donc souvent de limiter le plaisir spectatoriel. Ainsi, les salles partenaires ne sont jamais des UGC. Les professeurs agissent comme s’ils matérialisaient 355 Entretien du 16 décembre 2008. - 196 - l’existence « d’un autre cadre que le cadre commercial habituel » comme pour confirmer « le respect dû au sacrifice personnel de l’artiste et à la nature artistique de l’objet, et leur participation à l’entretien et à la transmission d’une culture artistique »356. Mais s’est-on demandé si cet attrait de la « vieille salle » ne se fait pas au détriment du plaisir physique du spectateur ? Ce choix participe en tout cas d’une certaine vision de l’œuvre, de l’artiste et du cinéma. La sortie en salle « art et essais » se justifie par l’exécution d’un rituel qui doit couper les élèves de leur univers de consommation cinématographique habituel et les amener vers « un autre monde culturel » désigné comme plus valable que le leur. La salle joue donc également un rôle dans la légitimation du spectacle présenté, son moindre confort est justifié par un sens du sacrifice dû au respect des chefs-d’œuvre qu’il faut savoir apprécier « malgré tout », et qui valent bien une petite concession faite au confort. La question du « semblant de travail » rejoint donc la question du divertissement qu’il faut à tout prix éviter si l’on veut légitimer l’enseignement du cinéma, le rendre plus crédible dans le cadre de l’École. On retrouve aussi peut-être la résurgence d’une certaine vision chrétienne, le souvenir intériorisé et peu conscient de l’École de la Troisième République dont le professeur est le « hussard noir » implicitement chargé « d’évangéliser » les foules. Ici, peut-être retrouve-t-on à l’École l’habitus chrétien357 selon lequel l’apprentissage passe par une obligatoire souffrance ? Dans l’idée selon laquelle il faut un peu « souffrir » pour voir de belles œuvres et que vouloir y prendre trop de plaisir sera considéré comme suspect, se trouve peut-être aussi un certain mépris du corps spectatoriel et de son plaisir, pourtant considéré comme un point d’ancrage essentiel de l’expertise du spectateur selon certains anthropologues de l’art358. Le modèle de l’« honnête homme du XVIIIe siècle » issu du collège jésuite, doté d’une « culture autarcique et coupée de la vie »359, que P. 356 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 199. BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op.cit., p. 242. 358 C’est la thèse soutenue par Jean-Marc LEVERATTO, dans La mesure de l’art, sociologie de la qualité artistique, Paris : La Dispute, 2000. 359 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 183. 357 - 197 - Bourdieu retrouve finalement dans une certaine idéologie « petite-bourgeoise » de « l’ascèse laborieuse », est aussi peut-être encore à l’œuvre. « L’habitus chrétien » permettrait alors d’expliquer certains paradigmes sur lesquels je reviendrai et la séparation art/vie qui s’avère être un présupposé fort d’un certain enseignement du cinéma. Ce présupposé apparaît aussi lorsque l’on interroge les professeurs sur leurs goûts personnels : certains semblent mettre de côté leurs propres goûts ou les inféoder plus ou moins consciemment au « pédagogiquement correct ». J’ai assisté parfois, lors de mes entretiens, à ce que E. Goffman appelle l’opposition « entre le moi intime et le moi social »360. Martine, par exemple, interrogée sur ses goûts personnels en matière de cinéma m’a répondu361 : « non non, mes goûts ce n’est pas ce qui est important… ». À la question : « quel film emporteriez-vous sur une île déserte ? », les réponses n’ont jamais été très exotiques, majoritairement – malgré quelques exceptions – conformes à la distinction et au légitime, comme si ces références étaient incorporées, naturalisées. Pourtant, certains professeurs avouent d’eux-mêmes que leur réseau de références est arbitraire. Lors de l’entretien avec Jacques362, professeur en hypokhâgne en « études cinématographiques », il me disait : « certains élèves me demandent si on peut dire du mal de Godard, je leur dis que oui », alors même que ce professeur a fait une thèse sur la Nouvelle vague…Benoît parlant des 100 films pour une cinémathèque idéale, avoue dans un extrait de l’entretien déjà cité : « il y a un certain nombre d’œuvres qu’il faut connaître, on n’est pas obligé de les aimer ». J’ai trouvé aussi des exemples de « dépréciation » de la culture dominante chez quelques professeurs. Françoise363 par exemple, ex-documentaliste en mal de reconnaissance malgré son DEA de cinéma, avoue : « je dis à mes élèves qu’ils ont le droit de ne pas aimer les films au programme, moi-même je ne les aime pas tellement ». 360 GOFFMAN Erving, Mise en scène de la vie quotidienne Tome I, la présentation de soi, op. cit., p. 52. Entretien le 16 décembre 2008. 362 Entretien le 10 février 2009. 363 Entretien le 18 février 2009. 361 - 198 - Je voudrais ici émettre une hypothèse. Si le corps du spectateur-élève ne saurait, sans méfiance, prendre trop de plaisir, c’est peut-être aussi dans cet esprit qu’il faut interpréter la non-prise en compte quasi systématique du jeu de l’acteur dans les enseignements « cinéma et audiovisuel ». Cette dimension du cinéma est totalement absente des textes, et je ne l’ai que très peu rencontrée dans les analyses filmiques étudiées ou dans les cours observés. Bien sûr, les changements de mentalité par rapport à la « star » dans l’opinion commune sont évidents, mais justement, l’analyse filmique, dans cette perspective culturelle de l’École qui évite à tout prix le divertissement, ne peut que condamner cette fascination pour le corps starifié de l’acteur. La sous-estimation du jeu de l’acteur, de son rôle et sa place dans la réussite d’un film ou d’une scène, vient peut-être de ce que l’on considère son existence, malgré tout, comme secondaire ou subalterne. D’après J.-M. Leveratto « la considération de l’acteur comme une personne normale quels que soient son sexe, son talent et sa réussite sociale est donc le résultat d’une évolution psychologique et d’un changement de mentalité à l’égard de l’usage qu’il fait de son corps »364. Gageons que les lourdeurs de l’habitus institutionnel n’ont pas encore complètement libéré l’acteur des présupposés négatifs qui l’entouraient jadis, et que, dans le cadre de l’École, l’« évolution psychologique » dont parle J.-M. Leveratto reste à faire. Cette question est peut-être aussi une des explications possibles au jeu d’acteur assez catastrophique que l’on observe dans les productions d’élèves – catastrophique parce qu’il est le plus souvent trop négligé. On pourrait intégrer à cette question de la déculturation/acculturation, ce constat que d’un point de vue plus pédagogique, la contrainte s’exerce aussi par l’intermédiaire de certaines pratiques considérées comme légitimes parce qu’elles sont légitimées par une majorité d’enseignants qui se sont dotés de leur propre « instance de légitimation » : l’association « Les Ailes du désir ». 364 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 236. - 199 - 2.3.3 Une association : « Les Ailes du désir » Benoît me disait, hors micro, lors de l’entretien : « l’option fonctionne selon le principe de la consanguinité : tout le monde connaît tout le monde et personne ne veut se faire d’ennemis. ». L’Association Nationale des Enseignants et Partenaires des Classes de Cinéma et audiovisuel, l’ANEPCCAV – « Les Ailes du désir » – est née en 1992 et gagna suffisamment en importance pour se doter, dés 1995, d’une revue : Le Cahier des ailes du désir, publiée régulièrement. F. Desbarats la décrit ainsi : « Le grand format, la photo-couverture en pleine page renoue plus avec le geste ancien des revues de fédérations de ciné-clubs, qu’elle n’imite les périodiques des fédérations de professeurs. »365 À l’heure actuelle, le Cahier des Ailes du désir est publié tous les ans. Sur le bulletin d’adhésion, l’association revendique le fait que « le Cahier des ailes du désir n’est pas le bulletin interne d’une association, c’est une revue de culture attentive à la création ». Son « positionnement » idéologique et politique est résumé dans la présentation de l’association proposée sur sa page de présentation sur son site Internet : « Née le 13 janvier 1992, œuvre depuis dix ans à la consolidation d’un enseignement original, qui s’appuie sur le septième Art pour amener un nombre croissant de lycéens à se réconcilier avec le milieu scolaire tout en s’ouvrant les portes de la culture du vingt et unième siècle. Elle organise des rencontres qui offrent aux équipes et aux élèves l’occasion de confronter leurs pratiques, ainsi que l’a permis en 1999 la fête des dix ans de l’enseignement partenarial du cinéma, coorganisée avec la Cinémathèque française. Elle intervient auprès des institutions pour affirmer nos ambitions pédagogiques et améliorer les conditions matérielles et morales de notre enseignement. Elle est soucieuse de la diversité des outils qui accompagnent les programmes. Elle est le lieu naturel de regroupement des équipes partenariales dans les régions, et souhaite permettre l’échange entre tous autour des grandes questions que pose l’enseignement du cinéma 365 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 85. - 200 - aujourd’hui. »366 L’association a pour vocation de permettre un « échange » et des « rencontres » entre les équipes. Le cinéma est désigné comme le « septième Art », la place des partenaires est valorisée et soutenue, il est question d’« ambition pédagogique » et de « condition morale d’enseignement » pour « ouvrir les portes de la culture ». On retrouve exprimée les paradigmes déjà rencontrés : l’art pour tous, l’art éducateur et l’art prophylactique formulé plus clairement sur le bulletin d’adhésion présent à la fin de chaque « Cahier » : « Elle (l’association) reconnaît à l’enseignement du septième Art la capacité d’amener un nombre croissant de lycéens à s’intégrer au milieu scolaire et la faculté de leur ouvrir le champ de la culture du vingt-et-unième siècle »367 La légitimité de l’association se construit sur plusieurs fondements : - La proximité entretenue avec l’Inspection générale, relativisée cependant depuis le départ de C. Juppé-Leblond. Il semble que le nouvel Inspecteur général, P. Laudet soit moins proche de l’association, y soit plus critiqué aussi et s’en serve moins pour s’exprimer auprès de « la base » ; - Le rôle joué par ses membres dans l’élaboration des programmes. Lors de l’élaboration du programme de Seconde lié au projet de réforme finalement avortée de X. Darcos en 2007, Axel Rabourdin, président des « Ailes du désir » a été sollicité, lequel a fait entrer dans la commission d’élaboration des nouveaux programmes d’autres professeurs de l’association. Une seule universitaire, choisie par l’Inspectrice, a assisté à cette refonte des programmes. Ce rôle est cependant aujourd’hui amoindri. Aucun membre n’a été sollicité pour la réflexion sur les programmes des « enseignements d’exploration » de la réforme de Seconde menée par Luc Chatel et entrant en application en septembre 2010. Le président de l’association, Axel Rabourdin, a d’ailleurs exprimé publiquement368 sa méfiance 366 http://www.ailesdudesir.com/positions/2003.html, consulté le 20 janvier 2008. Bulletin d’adhésion de l’association. 368 Prise de parole publique lors de la « journée sur les enseignements du cinéma » organisée par l’académie de Versailles au collège Matisse d’Issy-les-Moulineaux le 29 mars 2010 à laquelle j’ai été invitée par Françoise Savine, IPR en charge du cinéma dans l’académie de Versailles et chargée d’une mission auprès 367 - 201 - envers ces « enseignements d’exploration » pour les risques de confusion qu’ils entraînent, en Seconde justement, avec l’option « cinéma et audiovisuel » et le danger qu’ils représentent selon lui pour le maintien des heures spécifiques dévolues au cinéma. Il a obtenu, au titre de Président de l’association, des rendezvous avec les responsables de la réforme au sein du ministère ; - La pression politique que l’association exerce régulièrement sous forme de « Lettre au ministre » ou autres « pétitions », de rendez-vous demandés en haut lieu ; - Sa représentativité (A. Rabourdin369 dit que 70 % des professeurs enseignant en cinéma et audiovisuel en lycée adhérent à l’association) ; - Ses publications pédagogiques régulières qui ont un droit d’entrée dans les bibliothèques spécialisées (le cahier des Ailes du désir est consultable à la BIFI, au même titre que les Cahiers du Cinéma). Ces publications sollicitent des professeurs de lycée, mais aussi des professeurs d’université et se présentent comme un véritable outil de travail pour les professeurs, j’y reviendrai (4.1- 4.4) ; - Une légitimité acquise auprès des revues légitimantes qu’elle côtoie sur les rayonnages de la BIFI. Les Cahiers du cinéma évoquent systématique cette association quand il s’agit de parler du « cinéma à l’école »370. Soulignons que les réunions des membres de l’association pour les réélections liées au statut associatif se font dans les locaux de la FEMIS. Se réunir à la FEMIS, c’est s’assurer une légitimité symbolique et affirmer en outre une implantation géographique finalement très parisienne, alors même que l’association revendique son implantation dans la France entière. Les professeurs de province que j’ai rencontrés connaissent l’association, mais les professeurs parisiens ou de la région parisienne qui participent à la rédaction des Cahiers de l’association constituent plus de l’Inspecteur général en charge des enseignements de cinéma et audiovisuel. 369 Entretien mené le 24 février 2011. 370 C’est le cas dans le numéro 641 des Cahiers du cinéma du mois de janvier 2009 : à l’intérieur du dossier « états généraux de l’action culturelle » figure l’article « Angoisse aux Ailes du désir » par Ludovic Lamant. - 202 - de la moitié de ses membres permanents371 et la grande majorité du comité de réaction. Cette association joue également un rôle dans l’homogénéisation des pratiques. Il se trouve qu’en demandant leurs cours à d’anciens élèves des enseignements CAV, issus de différents établissements scolaires, j’ai retrouvé des cours très semblables dans différents lycées, voire exactement les mêmes documents pédagogiques, les mêmes films étudiés et, à l’intérieur de ces mêmes films, l’étude du même extrait. Certains de ces documents sont ceux qui sont proposés en ligne sur le site de l’association qui parvient donc, par ce biais, à « essaimer » des contenus et des démarches pédagogiques. L’enseignement du cinéma est sans doute cependant moins ritualisé que d’autres, ne serait-ce que parce qu’il est une « matière » récente, peu représentée finalement à l’échelle du territoire. Les documents théoriques de spécialistes universitaires dont se servent les professeurs en charge de la discipline ne sont pas si nombreux. Ensuite, il n’existe pas de manuel pour documenter précisément ces enseignements et leur programme, mais une unique revue pédagogique. Un professeur rencontré lors de mes recherches372 m’a d’ailleurs fait remarquer de façon un peu acerbe dans le cadre de l’entretien qu’elle faisait déjà un gros effort de me montrer ses cours : ils étaient d’autant plus précieux qu’il n’existe pas de manuel. C’est ici que les Cahiers des ailes du désir peuvent servir parfois de « manuel » ou en tout cas d’outil de référence. On trouve également beaucoup de commentaires de films sur le site Internet de l’association, directement orientés vers 371 Membres du CA : Jean Albert BRON (PRAG à Paris VIII), Suzanne DENÉ (professeur à Vincennes, 94), Annabel LANIER (Dijon, 21), Monique LATHELIER (professeur à Paris, 75), Jacques LUBCZANSKI (professeur à Créteil, 94), Guy MAGEN (directeur de la salle des Cinoches de Ris-Orangis, Essonne, Geneviève MERLIN (professeur à Gif sur Yvette, 91), Chrystophe PASQUET( professionnel partenaire, Marseille, 13), Patrick PERROTTE (professeur à Lunel, 34), Dolorès PIGEON ( professeur à Douai, 59), Axel RABOURDIN (professeur à Corbeil-Essonnes, 91), Marie-Andrée RYSIEWICZ (professeur à Valence, 26), Annick SANSON ( professeur à Sarlat, 24). Directrice de publication de la revue : Geneviève MERLIN Comité de rédaction de la revue : Marie-Claude BENARD (professeur à Paris, 75), Monique LATHELIER, Geneviève MERLIN, Suzanne DENE, Annabel LANIER, Philippe ZILL (Professeur à Paris, 75) 372 Martine, le 16 décembre 2008. - 203 - les enseignements artistiques CAV, vers le film au programme, et aussi des annales d’examen « en ligne » et les textes de référence du BO. Le succès de cette association s’explique aussi sans doute par le fait que les professeurs des enseignements CAV que j’ai rencontrés sont tous très motivés, très investis, mais aussi très inquiets quand ils estiment que leur poste ou leur « matière » sont mis en péril par des réformes. Qu’est-ce qui explique ce zèle ? Peut-être la conscience du fait qu’ils ont de la chance et un poste plus confortable que la plupart de leurs collègues, car leur situation d’enseignement est extrêmement privilégiée. En effet, les élèves ont choisi d’être là et manifestent la plupart du temps plus de motivation que pour les autres matières qui leur sont imposées, beaucoup de temps scolaire se passe en activités et sorties à l’extérieur, l’artiste partenaire relaie quelques fois le professeur dans sa classe et surtout, l’originalité et la rareté du poste valorisent celui qui en a obtenu la charge. Le cinéma est en outre un objet propice aux fantasmes et au mythe, y compris pour le professeur qui a l’occasion de participer à des festivals, à des projections privées, de participer au Festival de Cannes373, de rencontrer éventuellement des professionnels connus374… Les professeurs se sentent valorisés par leur capacité supposée à enseigner l’art et leur autorité pédagogique s’apparente alors parfois à une compensation narcissique, peut-être un « zèle du désir » ? Ainsi, entre fierté et souci de légitimité, le « professeur de cinéma » est sans doute parfois en porte-à-faux. Se sentant menacés ou valorisés, les professeurs déploient des stratégies et des comportements évidemment aussi variables que la nature humaine, dont je ne fais ici qu’esquisser quelques grands traits. J’ai vu que les professeurs sont associés à des intervenants qui sont là aussi sans doute pour doter l’enseignement du cinéma de l’ancrage légitimant du « milieu professionnel » 373 C’est le cas du professeur et des élèves qui suivent l’enseignement artistique CAV au lycée Paul Valéry à Paris, entre autres. 374 Laurent Cantet, Président d’honneur de l’association Les Ailes du désir a été présent aux réunions du CA de l’association en 2008. - 204 - (2.2.6.). Cet encrage « professionnel » explique également la multiplication, autour des enseignements, de certains dispositifs de légitimation comme les festivals. 2.3.4 Le goût des festivals Étrangement, car ils ne dépendent jamais directement de l’Éducation nationale, lorsque C. Juppé Leblond se livre à un « état des lieux de la discipline » en 2008, elle consacre un paragraphe du document aux festivals, classés parmi les « initiatives et événements remarquables ». Elle y fait en particulier référence aux festivals de Sarlat et de Cannes : « Festivals : deux festivals sont plus spécialement dédiés à l’enseignement du cinéma. Sarlat (annuel, novembre) : concerne 800 élèves, 70 enseignants. Finalité pédagogique : étude du film inscrit annuellement au programme limitatif du bac L cinéma. Projection autour du film retenu, de l’œuvre du cinéaste, conférences, ateliers, tournages. Finalité artistique générale : films en avant-première, rencontre de professionnels (acteurs, metteurs en scène, producteurs, techniciens, critiques). Cannes (annuel, mai) : concerne l’ensemble de la communauté éducative. Prix de l’Éducation nationale (jury d’enseignants et d’élèves présidé par une personnalité du cinéma). Objectif pédagogique : primer, dans la sélection officielle, un film porteur des qualités artistiques et pédagogiques, accompagner sa sortie d’un DVD avec bonus pédagogique pour travail en classe. L’opération “cannes.point.éduc» (regroupe pendant le Festival une “Carte blanche” à un grand professionnel et “Atelier Public” sur un métier du cinéma concerne 700 élèves). Le marathon de projections “Cinécole” qui a lieu le dernier week-end touche 100 élèves et 300 enseignants. »375 Ainsi les festivals jouent de toute évidence un rôle important dans la vie des classes qui suivent les enseignements de CAV, et pas seulement les festivals internationalement reconnus comme le Festival de Cannes. L’enjeu affirmé est d’abord de permettre aux élèves de voir des films, de parler des films, de confronter 375 « État de la discipline 2008 Cinéma et audiovisuel », op. cit., p. 5. - 205 - les lectures, dans un souci qui pourrait sembler ouvrir la voie à une certaine forme de pragmatisme. On ne peut cependant que rappeler ici qu’il est aussi question de légitimité culturelle : le fait même de « participer à un festival » est culturellement très légitime et renforce la légitimité de l’enseignement du cinéma. Même au festival de Sarlat, pourtant bien moins rayonnant que celui de Cannes, le but est de « rencontrer des stars », d’inviter des « personnalités », de promouvoir des avantpremières. Sur le site du Festival de Sarlat376, dont une partie de la programmation est dédiée aux films scolaires, cette caractéristique n’est pas très apparente : sont privilégiés la « sélection » de films professionnels, les invités renommés qui s’y rendent, et il est parfois bien difficile de découvrir, au détour d’un lien, que le festival est ouvert aux films scolaires. Si l’on déplore le côté « paillettes » que revêt parfois l’enseignement du cinéma en lycée, les « faux espoirs » qu’il peut donner à des élèves avides de « starification », on est ici au centre de la question… Dans ce registre, le Festival de Cannes est sans doute le lieu qui permet un mécanisme de légitimation des œuvres « enseignables » la plus forte. L’Éducation nationale, en tant qu’institution y décernait un prix spécifique : « le Prix de l’Éducation nationale »377. Ce Prix de l’Éducation nationale a connu quelques déboires. Depuis sa création, il n’a pas été attribué tous les ans et il est parfois passé très inaperçu dans le battage médiatique traditionnel qui se déploie autour de Cannes. Pour l’année 2011, il a purement et simplement – et définitivement – été supprimé378. Gageons que le « prix de l’Éducation nationale » est au centre d’intérêts cinéphiliques comme de réseaux d’influences et de pressions sans doute économico-politiques : un film ainsi labellisé recevra un soutien ne serait-ce que publicitaire. Le prix décerné figure sur les affiches du film, les professeurs sont encouragés à montrer le film à leurs élèves, un support pédagogique est le plus 376 http://www.ville-sarlat.fr/festival/, consulté le 18 août 2011. Page du site du ministère consacré au prix : http://www.education.gouv.fr/cid25781/festival-decannes-prix-de-l-education-nationale.html 378 Prix de l’Éducation nationale attribué à Cannes ces dernières années : 2002 : Bowling for Columbine de Michael Moore, 2003 : pas de participation, 2004 : La vie est un miracle d’Émir Kusturica, 2005 : Cinéma, aspirines et vautours de Marcelo Gomes, 2006 : Marie-Antoinette de Sofia Coppola, 2007 : 4 mois 3 semaines 2 jours de Christian Mungiu, 2008-2009 : pas de participation suite au scandale qu’avait suscité l’attribution du prix au film de Mangiu, 2010 : Des hommes et des Dieux de Xavier Beauvois. 377 - 206 - souvent publié pour permettre son exploitation en classe379. Si l’Éducation nationale négocie les droits du film pour autoriser sa diffusion intégrale ou partielle dans le cadre des cours, il paraît légitime de supposer que l’effort consenti par l’équipe de production ou de distribution doit être compensé sans mal par l’avantage que ce prix confère à l’exploitation commerciale du film. Si C. Juppé-Leblond les rapproche dans son « État des lieux », le Festival de Sarlat et le Festival de Cannes ne se situent pourtant pas sur le même plan. Pendant le Festival de Cannes, les élèves et les enseignants sont des spectateurs privilégiés et trouvent dans le dispositif l’occasion de voir des films qui sortent en salles. Au Festival de Sarlat, l’enjeu est double : le festival permet, aux côtés d’une sélection de films professionnels en compétition éventuellement présentés en avant-première, de mettre aussi en compétition les films des élèves tournés pour le baccalauréat dans le cadre des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel »380. Le Festival de Sarlat est sans doute le festival le plus emblématique de ce type de démarche même s’il n’est pas le seul à proposer ce type de « sélection » réservée aux travaux d’élèves381. On touche alors une autre forme de légitimation : le film scolaire devient en effet un objet autonome, indépendant de sa place dans un cycle d’apprentissage dans la mesure où il est présenté sans explicitation véritable de ses buts et enjeux pédagogiques, dans une sélection qui le met en compétition avec d’autres dans le but d’obtenir un prix qui récompense sa qualité en tant qu’« œuvre 379 C’est le CRDP de Nice qui se charge de ces publications pédagogiques dans la collection « à propos de… ». 380 Palmarès de la compétition des films lycéens présentés au baccalauréat 2010 lors de la 19eme édition du festival en 2010 : Mention: Lycée René Cassin de Bayonne pour Kino 3ème prix ex aequo: o Lycée de la Communication de C. Metz pour Précautions d’emploi o Lycée Merleau-Ponty de Rochefort pour Ma véritable histoire d’hu(a)mour. 2e prix : Lycée d’Arsonval de Brives pour Dialogue de sourds 1er prix : Lycée Clemenceau de Reims pour Blick. Source : http://www.aquitaineonline.com/actualites-en-aquitaine/dordogne/festival-du-film-de-sarlat2010/palmares-festival-du-film-de-sarlat-2010.html, consulté le 1 août 2011. 381 C’est le cas également d’autres festivals qui réservent un espace spécifique aux films de lycéens : le festival du cinéma méditerranéen depuis 1979, et aussi le festival du film scolaire de Chartres depuis 2000, entièrement dévolu aux films scolaires, de la maternelle à l’enseignement supérieur. - 207 - cinématographique ». Sa « valeur » se mesure à l’aulne de sa réussite en tant qu’objet cinématographique et non plus en tant que projet pédagogique. On s’éloigne alors de son but principal tel qu’il est conçu dans les textes officiels, à savoir la mise en relation pédagogique de la théorie et de la pratique. Menées par des personnalités extérieures au monde de l’École, qui ne connaissent pas forcément bien le fonctionnement des enseignements, les discussions qui peuvent naître autour des films sont difficilement connectées à leurs enjeux pédagogiques, sauf à considérer que pour les élèves le fait même de présenter leur film est un exercice scolaire parmi d’autres. En même temps, le Festival de Sarlat propose parallèlement un dispositif pédagogique stimulant : des équipes de tournages issues des différents lycées doivent, pendant la durée du festival, tourner des « mini séquences » sur un thème imposé, en bénéficiant éventuellement de l’encadrement de professionnels présents dans le cadre du festival. Ces mini-séquences sont ensuite montrées aux festivaliers. Sur ce type de travail, la prise en compte pédagogique est réelle : on mesure bien la différence entre les deux processus de production/évaluation des films et les écueils possibles de « l’esprit festival » quand il est plus orienté vers la légitimation de « courts-métrages » d’adolescents que vers la mise en œuvre d’acquis scolaires théoriques ou pratiques. Soulignons aussi que le Festival de Sarlat, comme celui du Film Méditerranéen ou le Festival de Chartres, est l’occasion de propositions de formations - entre autres autour du film arrivant au programme du baccalauréat - et autres « cours de cinéma » qui viennent renforcer les enjeux pédagogiques du dispositif382. J’ai vu que la question de la légitimité culturelle et du cinéma comme « art » est au centre des programmes comme des attitudes professorales. Mais qu’en est-il du 382 Francis Desbarats souligne cependant que ces festivals sont aussi l’occasion de fêtes, éventuellement de beuveries entre les lycéens participants qui se couchent très tard ! Les lycéens finissent parfois endormis sur leurs sacs dans les salles de cinéma et sont peu assidus aux « cours » théoriques proposés par l’organisation qui s’en plaint dans une lettre adressée aux professeurs !! Ce constat date des années 90. Thèse, op. cit., p. 149. - 208 - côté des élèves qui choisissent et reçoivent ces enseignements ? Mon travail de recherche ne pouvait éviter cette question. J’ai donc d’abord entrepris d’effectuer des entretiens avec des élèves. J’ai également pu m’appuyer sur ma propre expérience, puisque j’accueille dans mes classes, tous les ans depuis sept ans, au moins deux ou trois étudiants qui ont suivi l’enseignement CAV - ou une MANCAV - l’année précédant leur entrée au BTS. Pourtant, il m’est vite apparu que je ne parvenais pas à esquisser le portrait d’un « élève de CAV-type », tant les pratiques culturelles, les comportements, les ambitions, les niveaux scolaires étaient hétérogènes. Comme je le disais en introduction de cette deuxième partie, il m’aurait fallu beaucoup plus de temps et de moyen pour établir de véritables généralités. J’ai pensé un moment suivre une classe dans la durée, pour observer les comportements en situation des professeurs et des élèves, au moins à titre d’exemple. Mais il m’a semblé que ces démarches d’observations ponctuelles risquaient de souffrir des inconvénients de leur avantage : leur dimension contingente. Mes entretiens avec des professeurs dont j’ai fait état ci-dessus m’avaient fait éprouver ce même sentiment de partialité : même en assumant leur dimension pragmatique, subjective et non généralisable, il me fallait théoriser prudemment à partir de ces données forcément partielles. Les professeurs des enseignements artistiques CAV ne sont pourtant qu’un nombre relativement limité : 660. Ils sont contraints par des programmes nationaux, se connaissent entre eux, ont créé des réseaux et présentent donc une population – relativement – homogène, ce qui m’a autorisée finalement, même avec beaucoup de nuances et de prudence, à cerner quelques récurrences dans les paradigmes sur lesquels s’appuient les professeurs enseignant le cinéma en lycée. A contrario, le nombre d’élèves est évidemment beaucoup plus important : 14 625 lycéens383, ce qui rend leurs attitudes et pratiques d’autant plus diverses et difficiles à généraliser. J’ai donc renoncé à l’idée de suivre une classe, estimant que l’enseignement que je pourrais tirer de cette expérience demeurerait trop partielle. Il m’a semblé plus probant de faire appel à la 383 Source : ministère de l’Éducation nationale, http://www.education.gouv.fr/cid21004/l-education-a-limage-au-cinema-et-a-l-audiovisuel.htmlconsulté consulté le 25 septembre 2010. - 209 - sociologie et en particulier la « sociologie des lycéens » comme outil théorique le plus adéquat pour aborder ces questions avec une perspective un tant soit peu globale. J’ai donc choisi, pour mener une réflexion théorique, de m’appuyer principalement sur les enquêtes et études sociologiques existantes concernant les lycéens, comme celles de François Dubet ou de Dominique Pasquier. 2.4 Sociologie de l’expérience scolaire : une reproduction culturelle finalement aléatoire 2.4.1 L’École peut-elle former un public ? L’introduction du cinéma à l’École se justifie parfois explicitement par un désir de former le goût du jeune public. On peut penser à L’Hypothèse cinéma d’A. Bergala qui est, dans ce registre, un des exemples les plus caractéristiques de cette revendication : « Si l’on réussit, avec des films à la valeur artistique indiscutable (si, cela existe !), à reconstituer quelque chose qui ressemble à un goût, on aura davantage fait, pour résister aux mauvais films et aux films dangereux. » « C’est la rencontre d’autres films et leur fréquentation permanente qui est aujourd’hui la meilleure riposte contre la puissance de tir du cinéma popcorn. » 384 L’idée d’une « valeur artistique indiscutable » qui ne serait pas accessible à tous et qu’il faut tenter de « transmettre » revient à une « idéologie du goût naturel » qui masque les critères d’évaluation des œuvres. On trouve dans ces phrases une stratégie bien décrite par L. Jullier qui reprend la thèse de P. Bourdieu : « L’idéologie du goût naturel, explique P. Bourdieu , consiste pour le connaisseur à camoufler ses stratégies de distinction sous le masque de 384 BERGALA Alain, L’hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 47-48. - 210 - l’évidence logique, du bon sens, de l’aisance… »385 Cette posture se retrouve trait pour trait dans la rhétorique du rapport du HCEAC qui permettait déjà, comme on l’a vu plus haut (1.2), d’envisager certains paradigmes spécifiques à l’enseignement artistique. Le paradigme de l’art comme résistance face au non-art, suppose en effet que mieux connaître les images, c’est savoir se défendre des industries culturelles. C’est bien le mot d’ordre de « l’éducation à l’image » qui se justifie par une vision très cinéphilique de la production cinématographique d’un Auteur et qui va évidemment contre cet objet « dangereux » qu’est la télévision. Cette revendication est tout à fait en adéquation avec la cinéphilie héritée de la Nouvelle vague et des ciné-clubs dont J.-M. Levaratto et L. Jullier disent que « leur tradition justifie, en effet, la pratique de mobilisation du public pour la cause du cinéma d’auteur au contact duquel il peut améliorer son jugement cinématographique. »386 Une formulation du paradigme, un peu différente, se retrouve dans une parution du CRDP de Lyon déjà citée : « Un spectateur, formé à l’analyse, pourra tout à la fois ressentir fortement l’intensité ou l’émotion qui se dégage d’un récit et apprécier parallèlement davantage qu’un non-initié la qualité de l’image, la construction narrative, l’originalité du propos ou la symbolique du langage, et ce d’autant plus mieux qu’il aura appris à en repérer les manifestations. »387 Cette valorisation de la nécessité d’« apprendre à voir » est aussi le fruit d’une « institutionnalisation d’une vision élitiste du jugement cinématographique »388 qui vise à la « conversion d’un certain discours sur le cinéma en un capital culturel c’està-dire en une ressource de justification, aux yeux d’une élite politique et intellectuelle de la grandeur culturelle de certains auteurs de cinéma et de leurs 385 JULLIER Laurent, Qu’est-ce qu’un bon film, Paris : La Dispute, 2002, p. 14. JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 117. 387 CITTERIO Raymond, Du cinéma à l’école, op. cit, p. 115. 388 JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 120. 386 - 211 - spectateurs fidèles. »389 Ce qui se défend là, dans l’idée d’un enseignement du cinéma à l’École, c’est la possibilité d’une culture par imprégnation, qui est pourtant un modèle pédagogique souvent contesté par les didacticiens. Le postulat semble être qu’il faut « voir certains films » pour pouvoir prétendre à une légitimité culturelle en matière de cinéma, et que seuls certains films permettent de pouvoir prétendre connaître le cinéma. C’est le sens de la « dvdthèque idéale » publiée aux éditions des Cahiers du cinéma déjà maintes fois évoquée, mais aussi de la revendication par A. Bergala de la présence obligatoire de certains DVD dans les classes : « C’est au prix de cette fréquentation régulière, petit à petit, tout au long de la scolarité, d’une centaine d’œuvres détachées des modes et des engouements passagers et collectifs, que commencera à se constituer, au sein de l’école, par lente imprégnation, par approches successives, sous des angles d’attaques variés, dans le cadre de cours différents, les prémices d’un goût pour le cinéma qui n’a évidemment rien à voir avec ce que l’on appelle encore aujourd’hui les “goûts” du public, dictés par l’offre commerciale. »390 On peut se demander quelles sont ces « œuvres détachées des modes », tant on a vu précédemment que les œuvres considérées comme légitimes culturellement dans le cadre d’un enseignement scolaire sont le plus souvent le résultat d’un « arbitraire culturel » et donc d’un « habitus » qui n’est, précisément, qu’une autre manière de désigner une « mode ». Mépris du cinéma qui marche, des goûts populaires, de l’expérience et de l’expertise du spectateur ordinaire, méconnaissance de l’usage que le public peut faire des films, sont réunis ici tous les éléments qui caractérisent la cinéphilie que doit transmettre l’École. Paradoxalement, face à cette vision très élitiste d’œuvres « choisies », on se rend compte sur le terrain que ce n’est pas seulement la qualité qui compte, mais aussi la quantité. Le nombre de films vus fait d’ailleurs partie des outils de légitimation de l’autorité pédagogique dans le discours de certains professeurs. Lors d’un entretien, 389 390 Ibid., p. 119. BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 94-95. - 212 - Jacques391 me dit : « à l’âge que j’ai, j’ai vu plus de films qu’eux (les élèves), heureusement… ». D’autres professeurs, comme Benoît, m’ont dit, en substance : « J’ai pas de formation universitaire en cinéma. (…) J’ai plein de copains qui ont fait des études de cinéma. Donc j’étais dans le truc, mais je n’ai pas, moi, de formation (…) voilà, moi j’ai toujours été très cinéphile. »392 Il s’agit de légitimer une place dans les enseignements CAV par le grand nombre de films vus, alors même que cette pratique boulimique du cinéma n’est pas forcément spécifique à une démarche cinéphilique au sens où l’entend l’École. En effet, ce présupposé relève de deux postures différentes sur les films. Soit l’on considère que voir beaucoup de films permet une réflexion sur les écarts, soit l’on considère qu’un film peut être indéfiniment analysé et qu’il est inutile d’en voir beaucoup. Dans la première optique, l’enseignement du cinéma peut et doit consister à « montrer beaucoup films ». Ce présupposé est tout à fait actif dans certains établissements. L’enseignement reposant, comme je l’ai vu précédemment, sur un partenariat, de nombreux lycées ont engagé ce partenariat avec des salles de cinéma : une partie des cours hebdomadaires est donc dévolue à des projections. À ce titre, à Créteil par exemple, les classes suivant l’enseignement « cinéma et audiovisuel » du lycée Léon Blum et du lycée de Limeil-Brévannes sont établies en partenariat avec le cinéma « La Lucarne ». Pour un élève de Terminale du lycée Léon Blum, cela représente environ une projection de film par semaine au cours de l’année scolaire soit vingt-quatre films393 : il s’agit bien d’une « formation artistique » à travers la « fréquentation artistique ». En cela, l’École souscrit correctement au paradigme de l’art pour tous et à son ambition républicaine : donner à tous la chance d’accéder aux œuvres, et d’acquérir une certaine familiarité avec le cinéma « art et essai ». Pour de nombreux élèves (particulièrement en province, mais aussi en banlieue 391 Entretien déjà cité du 10 février 2009. Entretien déjà cité du 27 mars 2009. 393 Pour l’année scolaire 2007-2008 par exemple le films vus en Terminale par les élèves dans le cadre des enseignements de spécialité « cinéma et audiovisuel » sont les suivants : L’appât, Les Démons à ma porte, Les Maîtres fous, La Jeune Fille au carton à chapeau, Boris Barnet, Nosferatu le vampire, Queen Kelly, Certains l’aiment chaud, Zazie dans le métro, Tous en scène, L’Homme qui tua Liberty Valance, La Jetée, Chat noir, chat blanc, Sans soleil, Gosses de Tokyo, Millenium Mambo, Le Chateau de l’araignée, je suis un aventurier, Vive le sport, le plaisir, la grand sommeil, la nuit du chasseur, Le Crime de Mr Lange, Les Contrebandiers de Moonfleet. 392 - 213 - parisienne) ces projections sont la seule chance de pouvoir voir certains films. Cela, tous les professeurs le revendiquent et beaucoup d’élèves me l’ont dit. Pourtant, en matière de culture, n’est-il pas difficile de réfléchir en termes d’offre et de demande ? Il semble dans ce cadre que « voir des films en classe » relève d’une « consommation de films » – fussent-ils des films de patrimoine – chargée de modifier la pratique culturelle des élèves conformément au postulat bourdieusien : « Une disposition durable et assidue à la pratique culturelle ne peut se constituer que dans une pratique assidue et prolongée ».394 Mais est-ce bien la « bonne » façon d’acquérir une culture cinématographique ? Si l’on compare avec les autres enseignements artistiques, le programme de l’enseignement du cinéma est le seul à proposer des « listes d’œuvres » aussi longues et un contact avec les œuvres aussi fréquent. En français par exemple, le nombre de livres lus même en « lecture cursive »395 durant l’année n’atteint pour sûr jamais vingt-cinq ! Est-ce à dire que l’on acquiert plus vite une culture théâtrale ? Une culture littéraire ? Comment interpréter ce décalage d’exigence ? Plusieurs raisons semblent pouvoir expliquer que l’on voit plus de films qu’on ne lit de livres ou qu’on ne va voir de pièces de théâtre dans les enseignements artistiques de lycée. Un constat de bon sens tout d’abord : lire un livre s’avère souvent plus long que voir un film, rares sont les œuvres littéraires du « grand patrimoine » que l’on peut avoir « fini » en 1 h 45, ou même 2 h. Mais se joue peut-être aussi un présupposé moins avouable : lire un livre serait plus « difficile » que voir un film. Cela supposerait donc que la compétence du spectateur de cinéma est plus simple à acquérir que celle du lecteur, ou en tout cas plus directement accessible, que l’art cinématographique est plus facile à appréhender que la littérature. Aucun professeur ne songerait à demander à un élève de Première d’avaler, de digérer, de comprendre vingt chefs-d’œuvre de la littérature patrimoniale en une année scolaire. C’est pourtant exactement ce que l’on attend des élèves qui suivent les 394 BOURDIEU Pierre, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris : Édition de minuit, coll. « Sens commun », 1969, p. 161. 395 Terme employé en cours de français pour désigner une œuvre donnée à lire à l’élève sans que celle-ci n’occasionne de cours en particulier. - 214 - enseignements « cinéma et audiovisuel ». L’enfer est pavé de bonnes intentions (républicaines) : les textes officiels semblent suggérer que voir des films est plus « facile » que regarder une pièce de théâtre ou lire un livre, et l’on prend le risque que la « consommation » pure et simple des films, pourtant si décriée quand il s’agit du cinéma « mainstream », se retrouve finalement encouragée dans l’enseignement du cinéma en lycée. En outre, ce postulat de la culture par la fréquentation des œuvres n’a aucun support scientifique, c’est même plutôt l’inverse qui a été démontré par les anthropologues et les sciences cognitives. J.-M. Leveratto s’arrête sur ce constat et souligne que : « Comme le montre la psychologie génétique, le renforcement d’un apprentissage ne doit pas être envisagé « uniquement comme un phénomène externe, mais également comme un processus interne à travers l’autorégulation ».396 La vision anthropologique s’oppose ici à la vision sociologique de l’apprentissage : une œuvre ne suscite un apprentissage qu’en cela que la rencontre avec elle naît d’une « curiosité »397, qui est, selon Pierre Piaget, « la chose qui compte le plus dans le processus du développement humain»398. Or comment mesurer cette curiosité ? La consommation pléthorique des œuvres ne risque-t-elle pas dans certains cas d’avoir précisément l’effet inverse ? Comment savoir si l’on attise la curiosité des élèves ou si l’on provoque leur lassitude ? Mais les raisons de cette fréquentation sont plurielles et il faut sans doute interroger ici aussi les paradigmes. Car voir beaucoup d’œuvres « majeures » – c’est-à-dire légitimes selon l’arbitraire culturel dominant – n’est-ce pas aussi une façon de pouvoir dire qu’on est cultivé ? Ainsi, j’ai rencontré parmi les élèves – mais aussi parmi les professeurs interrogés – ce que J.-M. Leveratto appelle des 396 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit. p. 107. Ibid.. p. 108. 398 Ibid., p. 107. 397 - 215 - « consommateurs obsessionnels »399, des personnes qui voient jusqu’à trois films par jour. Un de mes étudiants m’a dit un jour que son but était de « reconnaître tous les cinéastes qui sont sur la bande-annonce de la série “Cinéma de notre temps” » et « d’avoir vu tous leurs films ». Le plaisir de la reconnaissance (reconnaître les cinéastes) est intimement lié au plaisir de la supériorité qu’il promeut : ce désir peut servir à satisfaire un désir de reconnaissance sociale – dans le sens d’une « distinction » – ou l’envie de devenir un jour critique de cinéma par exemple. N’oublions pas que le postulat : « voir des films, c’est mieux connaître le cinéma », peut s’expliquer aussi par les origines de l’arbitraire culturel sur lequel se sont construits les enseignements CAV : ils s’ancrent, on l’a vu, dans la vision très cinéphilique de la tradition du ciné-club, qui permet de se réunir pour voir beaucoup de films, et qui a informé la pratique des enseignements en lycée. Peut-on pour autant parier sur cet appétit de films pour construire une connaissance du cinéma ? C’est toute la différence entre une cinéphilie qui se définirait comme « amour du cinéma » et une cinéphilie qui se revendique comme une « bonne connaissance du cinéma ». Ces deux définitions sont celles qui émergent de l’enquête menée par Jean-Michel Guy sur la culture cinématographique des Français : « Certes les avis sont partagés sur la définition du terme “cinéphilie”, mais pour un très grand nombre de Français être “cinéphile” est synonyme de savoir beaucoup de choses sur le cinéma plus que d’aimer beaucoup le cinéma. »400 Si l’on considère que l’École, en tant que microcosme social, est comparable à la société civile sur laquelle s’appuie cette enquête sociologique commanditée par le ministère de la Culture, on peut penser que le public des enseignements CAV est majoritairement constitué de gens qui visent à la cinéphilie, c’est-à-dire aux connaissances sur le cinéma. L’École plébiscite aussi la fréquentation des films c’est-à-dire l’établissement d’une culture cinématographique considérée comme un 399 Ibid., p. 130. GUY, Jean-Michel, La culture cinématographique des Français, Paris : La documentation française, 2000, p. 32. 400 - 216 - savoir. En cela, le système scolaire va complètement dans le sens de la culture cinématographique que les Français ont en dehors de lui. Se pose alors la question de la pertinence et de la justification de cet enseignement, puisqu’il ne s’inscrit pas sur un vide, mais sur un plein, puisqu’en matière de cinéma « la culture est d’autant plus légitime qu’elle est accessible et massivement partagée »401. L’École pourrait alors se défendre de cette accusation d’inutilité en défendant le fait – et c’est ce qu’elle tend à faire à travers les textes officiels – qu’elle promeut un cinéma que l’on ne voit pas ailleurs. Pourtant : « Être cultivé, pour la plupart des Français, ce n’est pas nécessairement avoir vu des films “rares” que personne n’ait vus, mais avoir vu plus de films “importants” qu’autrui et savoir naviguer aisément dans le magma des références. Répétons-le : il n’y a pas de coupure entre “incultes” et “cinéphiles », mais au contraire un “bain commun” dans lequel quelques-uns nagent plus facilement que les autres, mais qui n’est interdit à personne. »402 C’est ici sans doute que s’inscrit une spécificité du cinéma : « La porosité des cultures du cinéma qui forment donc ensemble LA culture cinématographique des Français est flagrante. (…) Cette caractéristique, que le cinéma partage peut-être avec la chanson, le distingue de tous les autres arts de représentation, et de la littérature dont on sait que les différents “publics” ne se rencontrent pas. »403 Dans cette conjoncture à quoi sert la « culture scolaire », si elle n’est ni spécifique, ni obligatoire pour former une culture cinématographique et une connaissance en matière de cinéma ? Si elle n’est même pas nécessaire à la rencontre des publics et au décloisonnement des représentations ? Le terreau de la culture cinématographique est déjà présent en dehors de l’École, sans elle, et peut-être aussi malgré elle, le cinéma assumant le rôle de « lien culturel » puissant en dehors de la cinéphilie académique. Quelle est alors la « plus value » que donne l’École ? Un encadrement de cette cinéphilie, sa rationalisation, mais aussi peut-être une certaine réduction de l’amour du cinéma à une cinéphilie « académique ». Car cette initiation à l’amour du cinéma, s’il peut se faire en dehors de l’École, se fait 401 Ibid. Ibid. 403 Ibid., p. 20. 402 - 217 - certainement aussi, pour certains enfants en tout cas, à travers elle. Il faut donc que la cinéphilie transmise par l’École se fonde absolument sur autre chose que la consommation des films, ce dont l’Institution et la plupart des professeurs sont conscients, même si la prédisposition à donner une importance forte à la fréquentation des films est encouragée – comme on l’a dit plus haut – par certains partenariats ou par certaines pratiques. S’il est question de « connaissance en matière de cinéma », l’importance de la fréquentation des films dans le cadre scolaire doit être relativisée ou questionnée. R. Odin semble avoir eu cette intuition : « Il n’existe pas une corrélation directe entre le degré de culture cinéphilique des étudiants et leur aptitude à faire de la recherche en ce domaine. (…) Il n’est pas d’autre objet qui accumule tant de pièges, tant de chausse-trappes : on aime, on rêve de faire partie du milieu, on croit connaître (un peu beaucoup)… »404. La fréquentation compulsive des œuvres apparaît parfois de cet ordre : « on croit connaître ». Qui n’a pas fait l’expérience d’une époque de sa vie où l’on « consomme » beaucoup de films (ou beaucoup de livres) pour pouvoir « dire qu’on les a vus (ou lus) » et dont finalement on se souvient à peine ? À l’échelle individuelle, un tel comportement est peut-être un passage obligé, un mal nécessaire, et il en ressort sans doute toujours quelque chose de positif, mais l’École peut-elle se contenter de ce modèle d’apprentissage ? Les pratiques sont, de fait, variables, mais je remarque que des élèves se rappellent peu des films qu’ils ont vus et ont parfois du mal à en citer cinq sans hésitation, ou parfois avec des approximations fort drôles. Un élève de Vincennes m’a dit405 avoir « vu Le Jour se lève de Murnau ». Étonnée, je lui demande : « tu es sûr ? », il me dit « ah non, c’était L’Aurore. ». Au-delà du comique du lapsus, cette anecdote n’est-elle pas révélatrice ? Voir un film ne permet pas forcément de le connaître, ni d’en apprendre quelque chose. Peut-être vaudrait-il mieux travailler précisément et avec des objectifs pédagogiques définis sur un petit corpus de films plutôt que de multiplier les 404 405 ODIN, Roger, « Rêveries pédagogiques », Hors-cadre n° 5, « L’école cinéma », printemps 1987, p. 21 -22. Entretien le 15 décembre 2008. - 218 - expériences qui risquent de tourner à la simple consommation des films. R. Odin préconisait déjà en 1987, peu d’années après l’ouverture des premières classes « cinéma et audiovisuel », de « bien regarder un nombre limité de films »406. En tout état de cause, si l’on fait le pari d’une cette curiosité naturelle de l’enfant et du désir d’apprendre de tout homme407, peut-être pourrions-nous envisager que les enseignements CAV ne soient pas obnubilés par la fréquentation quantitative ou pléthorique des œuvres. Ils pourraient se cantonner à suggérer des visionnages, qui seraient laissés à l’autonomie des élèves, pariant sur leur désir d’apprendre et le mettant ainsi à l’épreuve. C’est ce que font, d’ailleurs, certains professeurs, qui suggèrent des « œuvres à voir » en rapport avec le cours et ne consacrent que peu de leur temps aux projections cinématographiques in extenso. J’ai rencontré des d’élèves qui m’ont dit « revoir les films au moins deux fois »408, d’autres m’ont dit : « non, on n’a pas le temps de les revoir, il y en a déjà tellement à voir »409. Si l’École peut tenter d’infléchir ces pratiques, c’est sans doute en montrant l’intérêt de « bien voir ». « Apprendre voir », ce pourrait donc être apprendre à voir qualitativement plus que quantitativement, se passionner pour un film permettant sans doute d’accéder à autant de connaissances que d’en voir – trop vite – vu une dizaine. Mais j’ai dit déjà que la fréquentation assidue des salles obscures pouvait être induite par le partenariat : une salle partenaire attend forcément une fréquentation assidue des classes avec lesquelles elle signe les partenariats, et cette fréquentation devient alors presque « obligée ». La fréquentation systématique des salles s’apparente dans ce cadre au moins autant à un acte de consommation qu’à un acte culturel même si les intentions sont aussi justifiables par une ambition culturelle. 406 ODIN, Roger, « Rêveries pédagogiques », op. cit., p. 22. Aristote présentait ce désir de connaissance comme universelle : « Tous les hommes désirent naturellement savoir », première phrase de La Métaphysique, Aristote, traduction J. Tricot, Paris : Vrin, p. 2. 408 Entretien avec Mathieu, élève de Première S suivant l’option facultative « cinéma et audiovisuel » au lycée Henri Martin de St Quentin, le 18 février 2009. 409 Entretien avec Sylvain, élève de Seconde suivant l’option « cinéma et audiovisuel » au lycée Henri Martin de St Quentin, le 18 février 2009. 407 - 219 - 2.4.2 L’acte éducatif est-il assimilable à une action culturelle ? Or comment allier consommation et éducation ? En ce qui concerne l’enseignement du cinéma, l’École se trouve dans une situation trouble. S’il s’agit d’attirer le public jeune dans les salles, de tenter de modifier les pratiques culturelles via l’enseignement du cinéma, la critique est facile : l’École agit sans doute autant sur des données économiques qu’humanistes. Le jeune lycéen est ainsi perçu comme étant un consommateur dont les habitudes de consommation doivent être infléchies pour la bonne santé économique de l’industrie cinématographique. Si la pédagogie se définit seulement comme une médiation entre l’œuvre et le public, elle revêt aussi un enjeu économique, paradoxe qui prend le risque de l’inefficacité. Comment expliquer en effet la méfiance de l’École face aux pratiques plus ou moins anarchiques de téléchargements des élèves ? Il semble que l’État, quand il doit trancher, est plus enclin à protéger les droits des artistes que celui des spectateurs, et que l’assimilation commode entre spectateur et consommateur, repoussoir de la cinéphilie académique, sert aussi d’alibi au protectionnisme culturel et économique. La question se pose alors de savoir si le projet qui cherche à infléchir une « pratique culturelle » en « pratique cinéphilique » est totalement désintéressé. Le département des études et de la prospective du ministère de la Culture affirme depuis des années que les jeunes sont les plus gros consommateurs de cinéma dans la population française. Malgré cela, les enquêtes menées depuis 2000 par J.-M. Guy ou O. Donnat sont très claires et montrent que : « La culture cinématographique s’acquiert surtout par la télévision et la vidéo et que l’expérience de la salle de cinéma compte en définitive bien moins que l’on pourrait le penser dans la constitution des références (…) n’en déplaise aux puristes pour qui le cinéma c’est aller au cinéma, la vidéo apparaît aujourd’hui comme la forme canonique de constitution et de transmission d’une culture cinématographique. »410 410 GUY Jean-Michel, La culture cinématographique des français, op. cit. p. 22. - 220 - L’enquête de J.-M. Guy date de 2000, mais il y a fort à parier – ce que confirme O. Donnat en 2008 – que ce constat se vérifie aujourd’hui d’autant plus pour les « fichiers numériques » que sont devenus les films qui prennent la place, dans les foyers et sur les disques durs, de la VHS. La question se pose donc ici de la « scolarisation » de l’action culturelle et de son efficacité, qui n’a finalement jamais été prouvée par des études sur la fidélisation du public scolaire dans les salles « art et essai ». On peut se demander comment le grand public influence le public scolaire et vice-versa, si la cinéphilie scolaire influence le grand public comme le voudrait le ministère de la Culture qui justifie par là son « action culturelle » au sein de l’Institution scolaire. D’un point de vue sociologique, plusieurs « leviers » expliquent ou déterminent les pratiques culturelles. Le « capital culturel » est fortement dépendant de l’« origine sociale », et l’on retombe là peu ou prou sur les analyses développées par la sociologie de la reproduction. L’École aura alors pour mission de transmettre un capital culturel légitime à ceux qui n’en ont pas : c’est la posture que j’ai étudiée plus haut (2.1.3 et 2.3.1). Cependant, ces problèmes de « compensation » ou de « rattrapage culturel » ont largement été remis en question par des approches pragmatiques, dans le courant théorique de la sociologie de l’expérience scolaire, et s’avèrent particulièrement problématiques d’ailleurs en ce qui concerne le cinéma et l’audiovisuel. Des enquêtes de terrain menées dans les années 90 et 2000411 démontrent que la place de l’École dans l’échiquier de la légitimité culturelle n’est pas forcément aussi évidente que ne le laissaient supposer les théories de la sociologie de la reproduction. Un présupposé essentiel est aujourd’hui remis en cause : le caractère indiscutable de la légitimité culturelle portée par l’École et de la violence symbolique qu’elle induit sur ceux qui n’y adhèrent pas ou n’en ont pas hérité. En cela, les lycéens sont finalement très représentatifs de la population 411 Je pense au travail de François DUBET et de Dominique PASQUIER sur la « culture lycéenne » que je citerai ci-dessous. - 221 - générale et du rapport de tout un chacun au cinéma. L’enquête sociologique de J.M. Guy sur la culture cinématographique des Français parue en 2000 affirmait déjà, suite à une enquête sociologique commanditée par le ministère de la Culture : « Art populaire depuis toujours, le cinéma contribue à la formation des goûts et à la constitution de référence commune. Les Français s’y reconnaissent et donnent, là plus encore qu’ailleurs, l’image de publics non cloisonnés, indociles aux hiérarchisations savantes et aux catégories fermées. »412 2.4.3 Cinéma et art de masse : le pouvoir des industries culturelles contre la culture scolaire Cette remise en cause vient des objets d’étude eux-mêmes que sont le cinéma et l’audiovisuel. L’École a en effet tendance à se considérer comme un bastion garant du « bon goût », or, en ce qui concerne le cinéma, elle ne peut s’isoler du reste de la société ni marquer si fermement sa spécificité. J.-M. Guy remarquait : « L’étude que l’on va lire donne le sentiment que la “société française” se fait très bien son cinéma toute seule, avec ou sans l’intervention de l’État. Impression trompeuse, car l’existence d’une “culture cultivée” et la large diffusion dans le corps social de références initialement avant-gardistes doivent sans doute beaucoup à la “politique culturelle”. Néanmoins, l’influence de celle-ci reste difficile à évaluer et ne paraît pas, à première vue, primordiale. »413. Qu’un sociologue commandité par le ministère de la Culture fasse ce constat désabusé lors de la publication de son enquête montre assez les difficultés rencontrées par ceux qui prétendent que l’École peut « former » un goût en matière de cinéma. Car le constat paraît clair : la cinéphilie déborde très largement les frontières de l’École et ne saurait se confondre avec elle. Ici encore, « l’hypothèse » d’A. Bergala , qui fait le pari que la présence dans les classes de films « à la valeur 412 413 GUY, Jean-Michel, La culture cinématographique des Français, op. cité., p. 13. Ibid., p. 24. - 222 - artistique indiscutable » pourrait transmettre et « former » le goût des élèves, trouve ses limites. Si tant est que cette « valeur artistique indiscutable » existe au-delà de la rhétorique de l’évidence qui la promeut, force est de constater que lorsque l’École – de manière relative d’ailleurs – forme un goût en matière de cinéma, c’est surtout et simplement parce qu’elle instruit. Si l’Institution scolaire influence les goûts des élèves, ce n’est pas spécifiquement par l’enseignement du cinéma, mais par l’enseignement tout court… L’enquête de J.-M. Guy le disait bien : « Tout le monde peut devenir cinéphile. Les voies qui y conduisent restent mystérieuses : elles ne se laissent pas baliser par les variables sociodémographiques usuelles que notre enquête a mobilisées. Des jeunes de tous les milieux sociaux se “spécialisent” dans le cinéma. Peut-être les mobiles diffèrent-ils d’un milieu à l’autre – et sans doute les jeunes cinéphiles se recrutent-ils un peu plus fréquemment dans les milieux aisés –, mais le statut du cinéma comme art populaire, à la fois noble et roturier, permet l’expression de nombreuses “cinéphilies”. Les effets du diplôme sont incontestables – il s’exerce principalement sur le goût et sur les connaissances en matière de cinéma –, mais ils ne sont pas rédhibitoires. »414 Effet du diplôme, certes, mais l’éducation au cinéma reste finalement relativement impuissante à renforcer une cinéphilie qui resterait purement académique. D’ailleurs, en 2000, c’est-à-dire quinze ans après l’ouverture des premiers enseignements CAV et le démarrage des premiers dispositifs « école au cinéma », J.M. Guy fait le constat que : « De quelques façons que l’on cherche à identifier un groupe de grands connaisseurs en multipliant ou en croisant les indicateurs potentiels de l’érudition, on tombe toujours sur le chiffre de 3 % (un peu plus de 1 million de personnes). »415. Ainsi, il apparaît que les Français ont une solide culture cinématographique, mais qu’ils ne sont que très minoritairement des « érudits » : beaucoup de monde voit beaucoup de films, à l’École, mais aussi et surtout en dehors d’elle. Depuis les années 1990 jusqu’en 2008, l’enquête sur les pratiques culturelles menée 414 415 GUY Jean-Michel, La Culture cinématographique des Français, op. cit., p. 302. Ibid., p. 26. - 223 - par O. Donnat pour le ministère de la Culture ne fait que confirmer ce constat. Les études sociologiques révèlent un déplacement des pratiques culturelles vers le pôle audiovisuel et le multimédia. Les « nouveaux médias audiovisuels » et les réseaux informatiques permettent un élargissement parfois vertigineux de l’offre culturelle. Ces nouvelles techniques auxquelles les lycéens ont accès toujours plus facilement contribuent à la relativisation des valeurs culturelles et au renforcement de la « consommation par curiosité ». Télécharger un film ne coûte rien (l’illégalité n’arrête pas les élèves et les étudiants, voire au contraire les encourage), et certains lycéens, tout à fait boulimiques à cet égard, se constituent des stocks de films impressionnants, ce qui contribue à diversifier l’éventail de leurs goûts : « À la multiplication des occasions de fréquentation de contenus culturels répondrait une diversification des rapports à la culture qui se concrétiserait notamment par une variété toujours plus importante des formats de réception, de participation et d’action accentuant « la porosité des frontières entre culture et loisirs, entre le monde de l’art et celui du divertissement. »416 Si cette boulimie pouvait s’apparenter, il y a une vingtaine d’années, à « l’avidité accumulatrice » que décrit P. Bourdieu dans La Distinction417, elle est aujourd’hui un geste simple, perpétué dans le cadre des loisirs, et plus porteur de nouvelles stratégies distinctives que d’un désir d’imprégnation de la culture légitime. L’« omnivorisme », c’est cette nouvelle forme de « consommation culturelle » qu’étudie la sociologie des pratiques culturelles. L’hybridation des cultures personnelles des élèves et étudiants, alimentée par des supports audiovisuels désormais protéiformes, mêle ainsi à la culture légitime une culture plus populaire, ou en tout cas moins consacrée, que l’École hésite encore, nous l’avons vu dans les textes et les programmes officiels en tout cas, à prendre en considération. Notons cependant que dans les pratiques plus individuelles, certains professeurs, et j’en ai rencontrés, ont à cœur de se pencher sur des supports 416 BERGÉ Armelle et GRANJON Fabien, « De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel », article inédit, in Les enjeux de l’information et de la communication, mis en ligne le 29 mars 2006, p. 3, accessible en ligne à l’adresse suivante : http ://www.u-grenoble3.fr/les_enjeux, consulté le 25 mars 2010. 417 BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris : Édition de minuit, coll. « Sens commun », 1979, p. 316. - 224 - audiovisuels plus populaires et moins légitimes, comme les séries TV par exemple. La dichotomie entre la culture scolaire et la culture populaire se vérifie d’ailleurs aussi chez les professeurs, au prix parfois d’une véritable schizophrénie – que j’ai déjà relevée – dans leurs propres pratiques cinéphiliques, entre les œuvres qu’ils aiment et celles sur lesquelles ils travaillent en classe. Soulignons d’ailleurs quelques tentatives de l’École pour intégrer des films plus récents, comme en témoigne la présence de Wong Kar Wai ou d’A. Kiarostami dans le programme de Terminale et au programme du baccalauréat, films qui apparaissent comme une tentative pour rapprocher les programmes scolaires de la culture (cinématographique ou nationale) générationnelle des élèves. En effet ces films « sortent » contemporainement au cursus scolaire des lycéens. Est-ce une façon de souscrire au « marquage adolescent » qui a été mis en lumière par l’enquête de J.-M. Guy, à savoir que les références cinématographiques les plus fortes et les plus constitutives d’un point de départ cinéphilique concernent les films vus à l’adolescence418 ? Il semble en tout cas que dans le cadre des enseignements CAV ce rapprochement se fasse parfois comme à contrecœur, comme on accorde une concession, avec la crainte de sacrifier à la démagogie. L’ex-Inspectrice générale C. Juppé-Leblond me disait (avec l’air d’en douter) : « qui sait si Kiarostami est un grand réalisateur ? ». Benoît, professeur en lycée avoue : « Je pense que de ce point de vue là, Wong Kar Wai ça passe mieux. Il y a la modernité de l’image, de la construction, du récit. Je pense en plus qu’ils (les élèves) sont fans du cinéma asiatique, c’est la génération. Alors pas de celuilà, mais c’est plutôt John Woo, Jonnhy To, les Coréens, etc. »419 Force est de constater néanmoins un « retard culturel de la culture scolaire »420. Car même si les programmes tendent ponctuellement vers la contemporanéité, ils laissent de côté tout un pan de la production audiovisuelle actuelle : les jeux vidéos en particulier, dont les lycéens sont pourtant massivement utilisateurs comme le 418 GUY Jean-Michel, La Culture cinématographique des Français, op. cit., p. 27. Entretien avec Benoît le 27 mars 2009. 420 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op.cit., p. 77. 419 - 225 - montrent les statistiques d’O. Donnat421. Ce n’est pas seulement un parti pris pragmatique de non-exhaustivité. J’ai vu que c’était surtout un parti pris paradigmatique : ce qui est plébiscité à l’École, c’est une culture légitime qui précisément va contre la production « mainstream », contre les « codes dominants ». L’École répugne à envisager le cinéma comme un art de masse, et l’on comprend que la dimension économique de ce médium paraisse peu en adéquation avec les ambitions scolaires d’un « enseignement artistique ». Autrement dit, si J.-L. Godard et A. Kiarostami sont au centre des programmes scolaires de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, les élèves ne peuvent que constater que leur propre pratique spectatorielle est bien loin de ces programmes, bien loin des séries américaines ou des blockbusters hollywoodiens que l’École, obstinément parfois, se refuse à envisager comme objets légitimes d’apprentissage. Les facteurs de cette résistance de l’École à l’enseignement d’un cinéma « grand public » au sein des programmes spécifiquement étiquetés « cinéma et audiovisuel » sont pluriels. Si quelques efforts ont été faits dans les textes officiels pour définir le cinéma dans une acception plus large que celle du « cinéma d’auteur », j’ai vu que les enseignants que je côtoie ou que j’ai pu rencontrer dans le cadre de cette thèse restent globalement réticents, pour leurs cours, face à des objets d’études considérés comme « populaires » ou « commerciaux ». Cette réticence relève, entre autres, de la fragilité de leur légitimité culturelle au regard des critères scolaires. Car si la structure même des programmes oriente les enseignements vers une certaine appréhension de l’objet « cinéma », elle témoigne aussi d’une vision très cinéphilique des pratiques spectatorielles. J’ai vu que l’encouragement à la fréquentation assidue de salles de cinéma partenaires des établissements scolaires, salles dont la labellisation « art et essais » rend obligatoire l’intervention en milieu scolaire, fait partie des conditions essentielles de possibilité de ces cours de « cinéma et audiovisuel ». 421 DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, enquête 2008, Paris : La Découverte / ministère de la Culture et de la Communication, 2009. - 226 - Pourtant, les différentes approches sociologiques de la « culture lycéenne » permettent de concevoir une image du lycéen qui n’est que peu en adéquation avec la figure idéale du cinéphile que l’École tente de construire. Il s’avère d’ailleurs que la vocation patrimoniale et culturelle de l’enseignement du cinéma va de pair avec une certaine résistance idéologique de l’Institution scolaire quant aux mouvances technologiques actuelles et à la grande variabilité des pratiques spectatorielles des lycéens d’aujourd’hui. Et cette résistance revient parfois à nier, à mésestimer ou à discréditer les pratiques culturelles juvéniles, alors même qu’elles ne sont pas incompatibles avec la culture légitime que l’École cherche à transmettre. Des entretiens menés avec des lycéens qui suivent les enseignements de cinéma, ainsi que mes propres observations en sept ans de pratique professionnelle conduisent à un constat empirique assez clair, que des études sociologiques plus poussées ont d’ailleurs confirmé : la cinéphilie est une pratique plurielle, aussi intime que collective, ce qui explique que des lycéens, face aux œuvres que le système scolaire leur présente comme légitimes, puissent autant s’y intéresser que s’en détacher. Ce détachement n’est pas forcément synonyme d’indifférence ou de rejet, mais constatons simplement, pour reprendre le propos d’un professeur, qu’« ils n’en font qu’à leur tête ». Car l’attitude lycéenne face à l’enseignement du cinéma est finalement beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Du rejet pur et simple des œuvres au programme du baccalauréat, à la prise en compte désabusée d’une nécessité de « faire des points à l’examen », en passant par la découverte éblouie d’un réalisateur qu’ils ont étudié en cours, il semble que les goûts cinématographiques des jeunes soient aussi variables que leur engagement cinéphilique. Interviennent là des données économiques et culturelles qui viennent interférer avec la culture de l’École et que des sociologues ont bien délimitées. Ainsi, d’après O. Donnat, l’effervescence de l’économie médiatico-publicitaire depuis vingt ans a créé « un système concurrent de distinction », en offrant aux consommateurs « des moyens de se distinguer à travers des produits culturels sur lesquels ne pèsent pas les obstacles symboliques qui - 227 - limitent l’accès à la culture consacrée »422. Les goûts lycéens se caractérisent donc par leur éclectisme, leur versatilité, leur adhésion aux modes, et manifestent un rapport très individualisé à la culture légitime véhiculée par l’Institution. Ils n’acceptent que ponctuellement ou conjoncturellement de se soumettre aux diktats distinctifs de la culture cinéphilique scolaire. Car il me semble justement que le cinéma a une spécificité dans le champ des arts devenus légitimes : il ne peut faire l’objet d’une appropriation matérielle, mais seulement d’une appropriation symbolique. S’il n’y a pas d’appropriation matérielle, le sentiment d’impossibilité d’accéder à cet art et à sa connaissance s’efface. Même la pratique en amateur du film, qui s’est considérablement démocratisée, semble désormais possible au plus grand nombre, en témoigne le succès des sites de partage de vidéos comme YouTube et Dailymotion. Le handicap socio-culturel en ce qui concerne le cinéma réside donc uniquement sur les « modes d’appropriation » de l’objet « cinéma ». Si les élèves ont tendance à défendre la singularité de leur mode d’appropriation face à la culture officielle que leur propose l’École, n’est-ce qu’un réflexe de « dominés » comme le suppose P. Bourdieu ? « Aimer autrement les mêmes choses, aimer pareillement d’autres choses, moins fortement désignées à l’admiration, autant de stratégies de redoublement, de dépassement, de déplacement qui, principe de la transformation permanente des goûts, permet aux fractions dominées (…) de s’assurer à chaque moment des possessions exclusives. »423 Contrairement à ce que présuppose la sociologie de la reproduction, il apparaît que cette consommation cinématographique qui diffère de celle qu’encourage l’École ne leur paraît justement pas forcément illégitime. Disons qu’à « l’indignité culturelle » soulignée par P. Bourdieu s’est substituée l’idée que : « Les industries culturelles, le continent médiatico-publicitaire et la diffusion des TIC contribueraient donc, d’une part, à l’amenuisement de l’indignité culturelle des moins bien dotés en capital culturel ainsi qu’à la décomplexion des classes populaires qui, de fait, partagent un minimum culturel et quelques 422 423 DONNAT Olivier, Les Français face à la culture, Paris : La Découverte, 1994, p. 146. BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op.cit., p. 321. - 228 - goûts avec une part de plus en plus importante de la population. »424 Ainsi, quand on demande aux élèves – ce que je fais moi-même systématiquement en début de première année de BTS – d’amener pour un exposé oral une « œuvre qu’ils aiment », en ouvrant volontairement l’éventail des possibles, les choix sont vraiment très variables. Je ne citerai que quelques exemples concrets de la promotion 2008/2010 du BTS audiovisuel option « Techniques d’Ingénierie et d’Exploitation des Équipements » et option « Gestion de production » du lycée Évariste Galois de Noisy-le-Grand. Les étudiants ont choisi de travailler sur : un clip d’Indochine, un clip de Mylène Farmer, un clip réalisé par Mathieu Kassovitz pour Kery James, Persona de I. Bergman, La Haine de M. Kassovitz, Paris de C. Klapisch, Le Seigneur des anneaux, … Et pour quelques dollars de plus, Shining, Orange mécanique, Pirate des caraïbes, un film d’animation en 3D trouvé sur Dailymotion, Blue Velvet, Scary Movie, Il faut sauver le soldat Ryan, Citizen Kane, les bandes-annonces de Sweeney Tod et de Batman Returns. Lors de discussions entre collègues, lors de l’entretien avec Benoît, nous sommes tombés d’accord sur quelques références qui reviennent souvent dans le goût des élèves : Fight club, les films de Q. Tarantino, Memento de C. Nolan, le cinéma asiatique de Kung fu, T. Burton, les films de D. Aronofsky comme Requiem for a dream et Pi… Je pense avoir là quelques exemples d’œuvres qui paraissent répondre aux goûts de nombreux élèves. Ce qui est intéressant, c’est que si cette liste ne correspond pas tout à fait à la liste officielle des « grandes œuvres du patrimoine », certains élèves choisissent aussi des œuvres qui se rapprochent de la cinéphilie classique (Blue Velvet, Persona, Citizen Kane). On assiste bien à une hétérogénéité des références, dont la hiérarchisation devient, dans les représentations en tout cas, de plus en plus problématique. Bien sûr certains d’élèves désirent aussi sans doute avant tout « plaire au prof », et, se sentant illégitimes dans leur consommation du cinéma, choisissent l’œuvre pour son degré de légitimité culturelle plus que pour le plaisir qu’ils/elles ont eu à la regarder. Mais finalement, à l’occasion de ce genre d’exercices, on décèle autant une forme de 424 DONNAT Olivier, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, enquête 2008, op. cit., p. 4. - 229 - bravade contre une impression d’indignité culturelle qu’une « bonne volonté » patente de docilité culturelle et de « révérence » envers la « grande culture ». Ce qui rejoint le constat de J.-M. Guy pour les Français : « Les films exercent deux fonctions sociales distinctes : ils installent des symboles communs, transmettent des valeurs communes, forgent des représentations communes, tout en permettant l’expression de goûts singuliers et donc de la différenciation. ». 425 Notons que les deux attitudes – les deux usages pourrait-on dire dans une perspective pragmatique – cohabitent, parfois à l’intérieur d’une même personne ! Le choix de certains films peut aussi parfois relever de ce que P. Bourdieu appelle une forme d’« allodoxia », c’est-à-dire d’une « hétérodoxie vécue dans l’illusion de l’orthodoxie qu’engendre cette révérence indifférenciée »426. L’exemple du choix, pour un exposé, d’un film de D. Fincher ou de D. Aronovski me semble aller dans ce sens. Certains élèves défendent ces films pour leur « originalité » ou leur caractère « atypique » ou « révolutionnaire », les présentant comme des « films d’auteur ». Ils les considèrent comme des références parfaitement légitimes, et ce simplement par ignorance des « codes » propres à cette légitimation. La notion de « légitimité culturelle » n’a finalement pour eux qu’assez peu de sens. Même pour ceux qui souhaiteraient s’y soumettre, elle ne procède parfois que d’un constat empirique qui consiste à poser la question : « est-ce qu’on peut parler de ça en cours ? », sans pouvoir vraiment répondre de façon claire, ni sans vraiment comprendre, parfois, pourquoi la réponse est « oui » ou « non ». Par ailleurs, les évolutions sociales et technologiques actuelles obligent à prendre en compte le rôle grandissant de la culture de masse dans l’organisation des rapports entre les jeunes, dans leurs modes de sociabilité, et partant dans leur rapport à la culture légitime que tente de véhiculer l’École. La question s’avère d’autant plus problématique que les interactions diverses avec la société des pairs ont également 425 426 GUY Jean-Michel, La Culture cinématographique des Français, op. cit., p. 21. BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit., p. 376. - 230 - un fort pouvoir de légitimation des goûts culturels. Rien n’indique que les goûts cinématographiques des élèves – ou leur évolution – soient la conséquence des apprentissages proposés plus qu’un ajustement à des valeurs communes à un groupe ou une communauté. Pour le cinéma, le constat est encore plus clair : « aller au ciné » entre amis reste l’activité préférée des jeunes et le mode de socialisation le plus représenté dans les statistiques récentes. 67 % des 15-19 ans disent « sortir le soir » pour aller au ciné : l’influence des pairs est donc d’autant plus grande quand il s’agit de cet objet populaire qu’est le cinéma. 2.4.4 Où l’on retrouve le plaisir… et la relativisation des valeurs de l’École La forte fréquentation juvénile des salles pose paradoxalement un problème de taille au système d’enseignement : la confusion entre « enseignement artistique » et « loisirs » brouille les pistes de la transmission patrimoniale et du rapport à la culture scolaire. J’ai vu plus haut combien certains professeurs se méfiaient de la notion de « plaisir » (2.3.2), mais c’est sans doute aussi, de manière plus ou moins conscientisée, une réaction à certains comportements actuels d’« entertainment ». À l’ère du téléchargement (plus ou moins légal) et de l’explosion des modes de fréquentation des produits audiovisuels, on constate « la porosité des frontières entre culture et loisirs, entre le monde de l’art et celui du divertissement »427 : « C’est cette nouvelle forme de culture qui interroge les fondements mêmes des pratiques et les comportements cognitifs impliqués : que signifient lire, écrire, regarder, écouter, voir, archiver, visiter… ? Quels sens auront ces mots pour des générations dont les premières pratiques culturelles auront toujours procédé d’écrans dits “nouveaux”, se résorbant le plus souvent dans les usages de ce média à tout faire qu’est Internet ? Déjà s’articulent de façon renouvelée contenus et communication, communication et information sur les contenus, pratiques culturelles et usages de communication numérique, 427 DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, enquête 2008, op. cit., p. 311. - 231 - modalité montante de sociabilité culturelle. »428 J’ai vu à travers l’entretien avec Benoît que dans l’obligation de « sortir de la cinéphilie du plaisir » se joue aussi plus largement toute la légitimité de l’Institution elle-même (2.3.2). Ici encore, l’École semble se réfugier dans une radicalisation de sa posture : alors que l’enquête d’O. Donnat révèle que les « genres cinématographiques préférés » des Français en 2008 restent les « films comiques » (44 %) et les « films d’action » (27 %), ces deux genres sont les moins représentés dans les films au programme du baccalauréat « cinéma et audiovisuel ». D’ailleurs, j’ai vu plus haut à quel point la nature des salles elles-mêmes était un vecteur de représentations différentes : pour voir des films dans le cadre des enseignements CAV, les partenariats se nouent avec les salles « art et essai » et jamais avec des multiplexes comme UGC. Dans d’autres domaines, on remarque pourtant que le lycée accorde aux lycéens une grande liberté quant à leurs goûts, vestimentaires ou musicaux, entre autres. Cette liberté consentie les conduit à affirmer leur différence et entraîne la revendication d’une autonomie face aux modèles des adultes, autonomie qui est parfois aussi le gage ou l’enjeu d’une socialisation spécifiquement juvénile. Le « nouveau » lycéen issu de la massification de l’enseignement secondaire et de la démocratisation du système scolaire a forcément d’autres rapports à l’École et au savoir. Du côté de l’Institution, il apparaît que la forte diversité culturelle des populations lycéennes accueillies dans les classes a fait perdre à l’École sa capacité à maintenir un standard culturel présenté comme indiscutable, même si elle continue à en faire le fondement de ses programmes. J’ai rencontré des élèves qui revendiquaient un rapport au cinéma « décalé », déclarant un goût prononcé pour les films « gore » ou les films de Kung fu. Derrière ces affirmations, la revendication d’une liberté sans doute : puisque ces films n’ont aucune place dans les programmes scolaires, ils sont d’autant plus la marque d’une autonomie voire d’une résistance face à la culture de l’École et aussi sans doute face à la culture des adultes. Le lycéen « héritier » de la sociologie de la reproduction si 428 Ibid., p. 11. - 232 - bien décrit par P. Bourdieu et J.-C. Passeron est désormais « noyé dans la masse ». Si les élèves « n’en font qu’à leur tête », c’est aussi parce que ces nouveaux lycéens se sentent beaucoup moins tenus à la « bonne volonté » culturelle. De leur côté, on a vu que certains professeurs ont du mal à admettre le constat d’une relativisation des valeurs hiérarchiques des œuvres dans les représentations de leurs élèves, voire même parfois de leurs plus jeunes collègues. La relative indifférence que certains élèves manifestent à la culture humaniste peut aller jusqu’au renversement des valeurs entre culture populaire et culture cinéphilique. Ce « désajustement » entre les professeurs et les élèves peut alors conduire à une crispation et à une radicalisation des postures : les professeurs se sentent plus légitimes précisément quand ils n’enseignent pas le cinéma que les élèves connaissent et qu’ils aiment, ce « cinéma que nos élèves regardent et que nous n’aimons guère » pour reprendre l’expression de Claude Baiblé429. L’enseignement d’un cinéma « commercial » ou « grand public » se voit alors taxé de démagogie et très peu de professeurs s’aventurent dans cette voie. Les textes officiels du BO de Terminale L cités précédemment430 définissent assez clairement les limites du cinéma « grand public » qui peut servir de support à l’enseignement : Q. Tarantino, P. Almodovar, Wong Kar Wai, tandis que S. Spielberg ou J. Cameron, par exemple, restent absents. Ne négligeons pas que ce sont aussi les pratiques culturelles qui occasionnent ce divorce : regarder les films sur son iPhone®, sur son PC, poster son « film du bac » sur YouTube, travailler avec une aisance presque intuitive sur un logiciel de montage virtuel, autant de modes d’appropriation nouveaux du savoir. Le constat n’est pas général bien sûr et l’Institution scolaire travaille à s’adapter à ces nouveaux dispositifs, mais il n’en reste pas moins que dans ce domaine la culture médiatique va largement plus vite que l’École, qui en est le plus souvent réduite à constater son 429 Claude BAIBLÉ est enseignant-chercheur et Maître de conférences au département « cinéma » de l’Université Paris VIII à Saint-Denis. Il intervient également dans quelques écoles professionnelles, dont l’ENS Louis-Lumière. 430 BO enseignements artistiques, classe de Terminale, op. cit. - 233 - retard. Ce retard n’est pas seulement une question de moyens, il est aussi lié à la philosophie générale de l’Institution : l’École française issue de la Troisième République craint de ne devenir « high-tech » qu’au prix d’un sacrifice de ses ambitions humanistes désintéressées qui l’opposent fondamentalement aux valeurs de la concurrence, de la performance économique et technologique, de l’entreprise, mises à l’honneur par les évolutions sociétales actuelles. Pourtant, cette mise en doute du modèle républicain risque par réaction de provoquer un repli de l’école vers le conservatisme : tel est, à mon sens, le danger politique de ce divorce actuel entre culture populaire et culture scolaire. Car l’École peut-elle survivre à contre-courant de la société ? Même en dehors d’elle, il semble que les frontières entre culture légitime et culture populaire en ce qui concerne le cinéma aient toujours été poreuses et le soient de plus en plus. Des recherches ont pointé qu’une « mise à l’honneur des formes culturelles populaires s’inscrit dans une dynamique médiatico-publicitaire qui contribue non seulement à la divulguer auprès des couches sociales plus favorisées (…), mais aussi à la transformer en secteur marchand très profitable »431. Comment l’Institution scolaire pourrait-elle dès lors lutter contre cette puissance médiatique accordée aux « formes culturelles populaires » qui la dépassent si largement ? Nombre de professeurs ont pu constater que, pour un jeune, affirmer qu’il a vu Avatar en avant-première à l’UGC lui rapporte plus de succès d’estime auprès de ses pairs que d’avoir vu l’intégrale d’É. Rohmer. Car pour un lycéen d’aujourd’hui, être « bien vu » de ses copains paraît souvent plus précieux qu’être « bien vu » de ses professeurs. Et ce y compris dans les couches sociales les plus élevées où continuent de se situer les meilleurs élèves, « l’omnivorisme » est « à la mode ». À la suite d’O. Donnat, l’approche sociologique de Fabien Granjon et Armelle Bergé constate que : « La diversification de l’offre culturelle et des formats de consommation et de réception des contenus aurait même tendance à s’imposer comme la 431 PASQUIER, Dominique, Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Paris : Autrement, coll. « Mutations », n° 235, 2005, p. 76. - 234 - référence de la posture cultivée qui, paradoxalement, s’appuierait de moins en moins sur l’appropriation exclusive des culturèmes de la culture consacrée (si tant est qu’une orientation culturelle légitime de tous les instants puisse exister). »432 L’accès aux films est devenu tellement facile qu’il n’est plus question de cette sacralisation cinéphilique de l’œuvre dont on attendait fiévreusement la copie pour la diffuser au sein d’un ciné-club. : le « marché » des biens culturels affaiblit de toute évidence l’autorité culturelle institutionnelle. Certains lycéens apparaissent donc clivés : ils aiment à la fois Avatar et Rohmer. Les plus malins rentabilisent ce « goût » en fonction des circonstances : E. Rohmer pour le bac, Avatar pour la sortie du samedi soir. On l’a vu, en termes de paradigmes, l’École et les discours officiels cherchent à réagir contre ces « industries culturelles », se présentant comme le dernier rempart contre l’envahissement du marché. En 2006, le rapport du Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle que j’ai commenté plus haut (1.2) fait état de cette résistance idéologique, qui devient même, alors, une mission de l’École. Il y a donc bien une prise de conscience de l’Institution face à ce qu’elle considère comme un danger. Mais le mouvement général de massification des publics scolaires en France depuis les années 80 rend la tâche difficile : « Ce mouvement général répond en fait à une double dynamique. Il prédispose une frange nouvelle d’individus à une réception plus légitime des œuvres d’art et de la culture, mais il conduit également à des formes de relâchement vis-à-vis de la culture cultivée qui s’observent dans les fractions (les plus) diplômées de la société. »433 Le constat peut donc se résumer ainsi : au moment où la technologie pourrait offrir à la culture légitime l’opportunité de se diffuser plus largement, elle se trouve contrebalancée par tous ces facteurs qui relativisent les hiérarchies culturelles. Le problème semble donc insoluble : on est bien là au centre de la résistance d’une culture populaire aux frontières sociologiques singulièrement élargies face à la 432 BERGÉ Armelle et GRANJON Fabien, « De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel », op. cit., p. 5. 433 Ibid., p. 3. - 235 - transmission de l’idéal « d’humanités » du système d’enseignement. Ce système d’enseignement lui-même n’apparaît plus comme le vecteur possible d’une ascension sociale et devient finalement un objet de consommation parmi d’autres 2.4.5 La vision consumériste du parcours curriculaire Si dans la société d’aujourd’hui la socialisation horizontale se substitue à la socialisation verticale, le rapport au cinéma et à l’audiovisuel n’en est pas moins le lieu de tensions et de rapports de force. Entre les genres tout d’abord – les filles et les garçons semblent se démarquer assez nettement en termes de goûts cinématographiques434– mais aussi entre les différents degrés d’implication face au « projet » de faire des études de cinéma et d’audiovisuel, projet qui peut relever de l’utopie pure comme d’un véritable désir réaliste de professionnalisation, se fonder sur un désir d’enrichissement culturel ou sur un choix conscient de rentabilisation du cursus scolaire. Autre signe des temps qui interfère avec l’enseignement du cinéma : les élèves qui choisissent de suivre les enseignements de CAV sont aussi pour certains d’entre eux de bons « consommateurs » du système d’enseignement, qu’ils envisagent avant tout comme un éventail de choix qu’il leur appartient de rendre le plus rentable possible. Et c’est d’autant plus vrai qu’il semble qu’aucune enquête ne permette aujourd’hui d’établir vraiment un rapport de causalité entre la soumission aux modèles culturels dominants et la réussite scolaire. Ce constat se vérifie pour l’enseignement du cinéma. En tant que professeur, je le constate souvent : cette année encore, mon meilleur élève a une culture cinématographique qu’il qualifie lui-même de « très pauvre » et « préfère regarder les films en VF ». A contrario, il s’avère que les pratiques nobles, à forte légitimité culturelle, ne sont pas forcément le gage d’un bon niveau scolaire. J’ai rencontré aussi des élèves 434 Ceci pourrait faire l’objet d’une thèse à part entière… - 236 - passionnés par le cinéma d’Ozu, qui n’étaient pas pour autant de bons élèves. Le passage à l’écrit leur pose souvent problème et la forte valeur symbolique de la langue dans le système scolaire français – que j’ai déjà évoquée – fait parfois entrave à toutes les bonnes volontés cinéphiliques, puisqu’il ne s’agit pas seulement de regarder des films, mais aussi de savoir rédiger. L’idée selon laquelle le cinéma pourrait « sauver des élèves de l’échec scolaire » apparaît dès lors bien fragile : l’enseignement du cinéma n’évite pas certains déterminismes plus socialement explicables en termes de réussite scolaire. Si toutes les cultures ne se valent pas dans l’esprit d’un lycéen, il paraît de plus en plus problématique de déterminer quel degré d’efficacité a encore le modèle scolaire de la culture « humaniste » sur la constitution d’un parcours scolaire. Comme le disent F. Doubet et D. Martuccelli : « L’image d’une norme scolaire qui se “déverse” dans la personnalité des élèves est bousculée par plusieurs éléments : le rapport stratégique aux études, le désajustement des attentes des élèves et des professeurs, l’incertitude du modèle culturel de l’école qui en appelle à des figures de l’individu largement contradictoires. »435 Déplions cette idée en l’appliquant à l’enseignement du cinéma. Du côté des lycéens, la mise en doute de la capacité du système d’enseignement à assurer une réussite sociale qui serait promise par l’adhésion aux modèles culturels dominants entrave l’adhésion aveugle à la culture scolaire. Or si se former au cinéma passe sans aucun doute par des compétences artistiques et culturelles, cette formation pourrait convoquer aussi – ce que le système d’enseignement nie en partie – des compétences scientifiques et techniques. Cantonner l’enseignement du cinéma à la filière littéraire induit donc une certaine tromperie dont la plupart des élèves ne sont pas dupes : à part s’ils rêvent d’être universitaires ou critiques dans une revue de cinéma – et les places sont rares ! – les emplois les plus accessibles dans ce « milieu » nécessitent des compétences techniques poussées liées au son et à 435 DUBET François et MARTUCELLI Danilo, À l’école, sociologie de l’expérience scolaire, op. cit., p. 327. - 237 - l’image. D’un point de vue « stratégique », l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » dans une Terminale Littéraire s’avère donc finalement peu rentable sur le marché du travail et dans le cursus post-baccalauréat. La plupart des élèves de Terminale L se voient d’ailleurs refuser l’accès aux Brevets de Technicien Supérieur en audiovisuel, car leurs acquis en Sciences Physiques et en Mathématiques sont jugés insuffisants. Ils se voient « rappeler la non-valeur de leur acquis culturel tant par les sanctions anonymes du marché du travail que par les “verdicts scolaires” »436 Que reste-t-il alors à cet enseignement ? Sans doute le privilège de se prévaloir d’acquisitions culturelles appuyées sur une pratique amateur du cinéma permise par la réalisation du « film du bac » dans le cadre des enseignements pratiques. C’est beaucoup, certes, mais cette pratique amateur et ces connaissances culturelles ne pourraient-elles aussi s’acquérir en dehors de l’École ? Si actuellement une vision relativement consumériste du cursus scolaire met en avant l’épanouissement individuel au travers de choix stratégiques et/ou personnels, le choix de l’enseignement « cinéma et audiovisuel » se justifie du coup très variablement. Il peut s’agir de « prendre l’ « option ciné » pour faire des points au bac », pour « faire des films » ou « pour la culture générale », mais aussi « parce que ma copine l’a prise », alors que l’on n’est pas spécialement féru de cinéma. Peut-on dire alors que l’École parviendra, dans ce cadre finalement peu rentable en termes de curriculum, à influencer la culture juvénile ? En outre, la filière L souffre d’un déficit d’image, et est accusée d’offrir peu de perspectives de débouchés sur le marché du travail437. On peut se demander si les enseignements de spécialité CAV sont « entachés » par cette réputation de la filière 436 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 43. 437 Le rapport n°2006-044 de juillet 2006 intitulé « Évaluation des mesures prises pour revaloriser la série littéraire en lycée » stipule qu’en 2006 la filière L représente « un peu moins de 12% des effectifs des séries générales », Rapport de Catherine BECCHETTI-BIZOT (IGEN), Hélène BELLETTO-SUSSEL (IGEN), Alain DULOT (IGAENR), Jean EHRSAM (IGEN), Philippe FORSTMANN (IGAENR), Christine JUPPÉ-LEBLOND (IGEN), Annie MAMECIER (IGEN), Jean MOUSSA (IGEN), Renaud NATTIEZ (IGAENR), Christian SOUCHET (IGEN), Laurent WIRTH (IGEN) Rapport téléchargeable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid4229/evaluation-des-mesures-prises-pour-revaloriser-la-serielitteraire-au-lycee.html, p. 11 du .pdf, consulté le 10 août 2009. - 238 - L ou si elle est au contraire un des arguments de sa réhabilitation institutionnelle. On observe une grande variabilité du positionnement stratégique de ces enseignements d’un lycée à l’autre : dans certains établissements, l’enseignement artistique CAV en L apparaît comme un pis-aller destiné à « rattraper » les mauvais élèves, alors que dans d’autres établissements il apparaît comme un choix « chic » ou élitiste. Cette différence repose entre autres sur les implantations géographiques des classes : St Quentin n’a pas grand-chose à voir avec Vincennes, mais aussi sur les perspectives d’études postérieures. Choisir l’enseignement CAV dans un lycée dans lequel l’option existe aussi en Hypokhâgne ou dans lequel existe un BTS audiovisuel – même si, je l’ai dit, rien n’assure la continuité entre ces deux cursus438 – n’a pas la même résonance en termes de choix curriculaires. Il semble donc que la légitimité même de l’objet « cinéma » dans les enseignements artistiques soit entachée par sa piètre performance quant à la pénétration du marché du travail qu’il permet, et peut-être plus que n’importe lequel des autres enseignements artistiques qui sont clairement positionnés dans le champ de la culture générale. C’est ici que l’enseignement technique tel qu’il est dispensé en BTS audiovisuel prend sa revanche, car la valeur de la technique audiovisuelle sur le marché économique est supérieure à la valeur de la connaissance théorique. Se pose peut-être ici la question de la « valeur de la culture » non pas dans un sens bourdieusien mais dans un sens économique. Dans la société comme au sein de l’École, il me semble que l’on est autant soucieux de se garantir une valeur économique qu’une valeur culturelle. Beaucoup de parents d’élèves qui font la démarche de se renseigner pour le BTS audiovisuel lors de « journées portes ouvertes » ou de « journées d’information » s’avèrent très soucieux des « débouchés » que permet ce type de formation ; car ils pensent que « dans le cinéma, c’est très bouché ». Or la filière L n’est pas la plus pertinente en termes de 438 Cette remarque est à nuancer : dans certains établissements la cohabitation de l’option et d’un BTS AV se passe dans la plus grande indifférence malgré des professeurs communs (c’est le cas à St Quentin). Dans d’autres lycées, l’enseignement CAV « attire » des élèves qui se destinent au BTS (c’est le cas au lycée Suger de Saint-Denis.) - 239 - formation professionnelle au cinéma et à l’audiovisuel : et si l’« erreur de diagnostic » quant à la définition même du cinéma comme art « craquelait » la légitimité de l’arbitraire culturel dans une perspective professionnalisante ? Le choix a été fait de cantonner cet enseignement en lycée à une formation de « culture générale », ce choix trouve parfois ses limites, surtout quand le marché du travail devient si problématique. Les élèves de TL qui postulent en BTS audiovisuel ne sont absolument pas prioritaires et se retrouvent donc avec peu de perspectives en termes de poursuites d’études en dehors de l’université. C’est ce qui explique aussi la mise en place de MANCAV, classe de mise à niveau technique, pour autoriser le passage des élèves de L dans les options techniques du BTS audiovisuel. Ces MANCAV sont le résultat du constat par l’Institution d’une incapacité à bien orienter les élèves qui voudraient faire du cinéma un métier et qui ont un « profil littéraire ». Même en BTS, en constate d’ailleurs que : « Tu as deux gros profils chez les monteurs : le technicien, souvent un STI ou un S même si c’est pas aussi cloisonné que ça, et puis tu as le L qui lui, effectivement, est plus un artiste. Nous on milite et je pense que l’on a eu raison de le faire, du moins nos résultats nous l’ont prouvé et même la façon dont évolue notre option Montage tend à nous le prouver, on a milité pour justement ce métissage »439. Le problème est qu’actuellement, sur le marché du travail, on demande à un monteur d’être (peut-être avant tout) un très bon technicien. Je rapporte le propos d’un Inspecteur général de STI en charge du BTS audiovisuel jusqu’en 20011, qui a dit en commission de validation des sujets de l’épreuve professionnelle de synthèse : « les monteurs aujourd’hui, il vaut mieux qu’ils sachent ce qu’est un codec que ce qu’est un “raccord porte”». La différence d’arbitraire culturel entre les voies techniques et la voie générale finit par dévoiler comme tel l’arbitraire culturel des enseignements CAV – et leur inefficacité (d’ailleurs avouée) si l’on pense en termes de professionnalisation. Certes, il est sans doute sain que l’École ouvre aussi à une culture générale gratuite et non « rentable », mais dans le cas précis du cinéma cette vocation exclusivement culturelle se heurtent à toutes les aspirations aux 439 Entretien avec Benoît, le 27 mars 2009. - 240 - « métiers du cinéma » qui attirent tant les élèves. La formation en BTS audiovisuel suggère par ailleurs un fléchage curriculaire trompeur : la dangereuse polysémie du terme « audiovisuel » a des répercussions ici aussi : combien d’élèves à qui il faut expliquer, lors des journées portes ouvertes, que le BTS « audiovisuel » – qui est un BTS industriel – n’a absolument rien à voir avec les enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » ? Ce malentendu n’existe pas pour la musique et le théâtre pour lesquels les formations sont plus clairement étiquetées, avant comme après le baccalauréat, du côté des métiers artistiques ou de la culture. Des étudiants à profil très technique m’ont d’ailleurs montré qu’ils avaient une appréhension de la « valeur de la culture » différente de celle des élèves de Terminale L qui choisissent de suivre un enseignement artistique. Certaines options du BTS audiovisuel recrutent d’ailleurs beaucoup dans les filières STI440. Pour relativiser les stéréotypes, notons que dans les options les plus proches de la « technologie » (option « Technique d’Ingénierie et d’Exploitation des Équipements » (TIEE) ou option « Son et postproduction »), les étudiants sont embauchés avant même d’avoir leur diplôme : la demande est forte sur le marché du travail pour des élèves qui n’ont pourtant pas toujours été en réussite scolaire. Un jour, Alexandre un de mes étudiants très « technicien » issu d’un Bac STI et bon élève dans les matières les plus techniques du BTS audiovisuel option TIEE m’a dit : « votre matière (le DLA) elle est bizarre, vous êtes toujours en train de couper les cheveux en quatre, c’est trop bizarre, c’est une matière de “perchés” » 441 (les “perchés” désignent les gens qui sont en état d’ébriété ou sous l’emprise de la drogue). Pour lui, mes développements métaphoriques sur la « métalepse diégétique » n’avaient à proprement parler aucun ancrage dans le « monde réel », aucune utilité et donc aucun sens… Alexandre trouvait que « les matières comme 440 La filière STI souffre d’ailleurs elle-même d’un déficit d’image lié à l’enseignement technologique qu’elle dispense, supposé « fermer des portes » à l’élève et l’éloigner des « voies royales ». C’est une voie d’orientation d’élèves en difficulté scolaire qui sont censés entrer rapidement dans la vie active parce qu’ils ne sont pas « faits pour l’école ». 441 Échange en cours le 1er février 2009. - 241 - ça, ça sert à rien : en philo j’ai jamais été en cours de l’année, j’ai eu 09 au bac. J’y serais allé, j’aurais peut-être eu 10 et même pas sûr. En DLA, c’est pareil : des fois, je travaille et j’ai la même note que quand je travaille pas… ». Se trouve ici un clivage très fort entre deux réseaux scolaires en France : le « technique » et le « général ». Des sociologues se sont interrogés sur ce clivage : Claude Baudelot et Roger Establet établissent un rapport entre ces deux réseaux scolaires et la division de la société française en deux grandes classes antagonistes qui pourraient se résumer comme suit dans le cas qui nous intéresse : les techniciens qui exécutent et les ingénieurs qui pensent et dirigent les opérations442. Cette différenciation des cursus scolaires serait donc propice à la reproduction de hiérarchies sociales et professionnelles. Sauf que dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel, il semble que l’excellence technique soit finalement plus favorisée sur le marché du travail que la compétence culturelle ou même artistique. L’écart entre le travail manuel et le travail intellectuel ne fonctionne pas exactement comme partout parce que nul ne saurait nier que le cinéma et l’audiovisuel sont aussi affaire de techniques et de travaux manuels et que les clivages y sont flous entre l’artiste et le technicien. Soulignons d’ailleurs que des écoles à vocation très technique comme Louis Lumière ou l’École des Gobelins apparaissent en termes de valeur des parcours curriculaires aussi réputées que la FEMIS. Les remarques d’Alexandre devraient d’ailleurs nous faire méditer sur les critères d’évaluation à l’œuvre lorsque l’on entre dans le domaine des sciences humaines et encore plus particulièrement lorsqu’on est dans le domaine de l’art. Jacques, parlant du concours d’entrée à la FEMIS me disait : « De toute façon les critères de sélections sont flous, je leur dis (il parle de ses étudiants d’Hypokhâgne qui prétendent au concours) que même en travaillant comme des dingues, c’est pas sûr qu’ils arrivent à y entrer (à la FEMIS), alors que l’agreg par exemple, en bossant on peut l’avoir. »443 Tout cela semble être la conséquence directe d’une certaine conception de l’œuvre 442 BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger, Élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, Paris : Éditions du Seuil, coll. « La République des Idées », 2009, 128 p. 443 Entretien déjà cité le 10 avril 2009. - 242 - d’art détachée des contingences commerciales ou technologiques, conception qui, de toute évidence, « achoppe » quand il s’agit de cinéma et d’audiovisuel. 2.4.6 Bilan : ce qu’il reste à la culture scolaire Il n’est pas question de balayer d’un revers de la main tous les déterminismes sociaux, mais de les relativiser en fonction des nouvelles donnes de la culture de masse, d’autant plus que le cinéma relève à la fois des univers de consommations, d’enjeux d’affirmation de soi, de dynamiques sociales et d’interactions entre pairs. Plus peut-être que d’autres « matières » scolaires qui peuvent rester ancrées dans les « humanités », le cinéma et l’audiovisuel attisent et avivent la question des rapports entre culture populaire et culture légitime, débat encore exacerbé quand il se tient dans ce lieu de luttes qu’est l’École. Je citerai ici un petit exemple issu de mon quotidien de prof. Des étudiants échangent entre eux lors d’un intercours en début d’année, sachant que je ne suis pas loin et que je peux les entendre : - « Non, la prof elle regarde pas Grey’s Anatomy », J’interviens : « mais si, j’ai d’ailleurs écrit un livre dessus ! » - « Ah bon vous regardez ça, vous, madame ? » Les étudiants ont l’air surpris et contents, la nouvelle se propage à toute vitesse dans la classe comme s’il s’agissait d’un « scoop »444. La question de la légitimité culturelle reste donc présente dans les esprits, même lorsque la « culture des écrans » la travaille, l’infléchit, la reconfigure : c’est « l’hybridation de la culture cultivée » dont parle O. Donnat. Pour autant cette hybridation n’annihile pas totalement, pour les élèves, le sentiment d’indignité culturelle de certains objets populaires : l’ « omnivorisme », s’il est une pratique 444 Pourtant, beaucoup de profs aiment aussi les séries – je pense à Françoise qui « sur une île déserte » emmènerait Six Feet Under (entretien du 18 février 2009) – mais ne s’autorisent pas pour autant à les intégrer à leur cours. - 243 - partagée, n’est pas conscientisé comme légitime par tous. Après tous ces constats, alors que chaque affirmation semble pouvoir être relativisée par des contre-exemples, peut-on dire que le goût est réglé par la compétence ? Que l’enseignement va modifier les goûts et les pratiques spectatorielles ? Globalement les élèves et les étudiants me disent que grâce à l’École ils « regardent mieux les films », mais ils regardent toujours les films qu’ils regardaient avant pour leur plaisir. Lors de l’entrée dans l’option « cinéma et audiovisuel » en Seconde, Martine445 demande à ses élèves de remplir une fiche dans laquelle figure la question « quel est votre film préféré » ? Les réponses sont très différentes pour chaque élève, de 300 à Fenêtre sur cour en passant par Les Noces funèbres ou Ghost, et le seul film qui revient trois fois à l’échelle de la promotion 2008-2009 est… Moulin rouge ! de Baz Luhrmann. Peut-on « casser » ce goût pour les films « à grand spectacle », et surtout le faut-il ? En rester là reviendrait à sous-estimer un autre enjeu de la condition de légitimation : une compétence est reconnue quand elle est légitimée par la société. Peut-on soutenir dès lors qu’il ne reste rien de la légitimité de la culture scolaire ? Son évacuation ne me paraît pas si simple, et sans doute pas si vraie, et il semble qu’on ne puisse pas d’un revers de main invalider tous les apports de la sociologie de la reproduction. Car même si la légitimité scolaire est mise en question par les nouvelles technologies et le Web 2.0, ceux-ci ne constituent qu’une autre instance de légitimation pour les jeunes lycéens qui n’invalide pas totalement la première. Doit-on aller jusqu’à parler d’un échec de l’inculcation culturelle de l’École ? Disons que si l’École inculque une culture, celle-ci va parfois justement rester circonscrite à l’École, sans se diffuser dans les pratiques culturelles annexes. Ainsi, l’École reste un bastion, mais de plus en plus clos sur lui-même, peut-être de plus en plus représentatif d’une simple « minorité » sociale. En termes de cinéma, la culture cinéphilique que promeut l’École va dans le sens des milieux culturels et 445 Martine a bien voulu me confier ces documents que j’ai pu photocopier lors de notre rencontre le 16 décembre 2008. Je les tiens à la disposition du jury. - 244 - académiques français, milieux qui, quantitativement en tout cas, ne sont qu’une petite partie de la société. Comme l’image du professeur que l’on sortirait du placard au moment de faire son cours, l’École serait un lieu que certains adolescents considèrent comme « à côté » de la vie. Un monde « à côté » qui aurait ses propres codes et aussi sa propre culture, légitime sans doute, valable dans certaines sphères, certainement, absolue, sûrement pas. Ceci explique peut-être aussi certaines réactions d’élèves, vives parfois, s’ils considèrent que l’objet enseigné n’est pas digne de l’être dans la sphère de l’École, parce qu’il leur semble justement ne pas appartenir à la culture scolaire. La réaction peut alors être : « pourquoi on voit ça en cours ? ». J’ai fait l’expérience de cette réaction il y a quelques années en travaillant sur un clip des Red Hot Chili Pepper à la fin d’un cours sur l’expressionnisme allemand, justifiant le rapprochement par la migration de certains motifs. La réaction de la classe n’a pas été bonne : agitation et rires. Il m’a semblé que les élèves se sentant projetés hors de la sphère culturelle de l’Institution ont décidé que ce clip n’avait pas sa place dans mon cours parce qu’il appartenait à leur culture à eux, et non à pas à celle de l’École. Cet exemple d’ostracisme révèle aussi que certains élèves sont jaloux de leurs propres réseaux de référence, qu’ils estiment être les leurs, de manière exclusive. Pourtant, d’autres élèves m’ont dit qu’ils apprécieraient au contraire que l’École s’occupe de leurs références, comme si cela témoignait d’une attention qu’on leur porte. Si certains élèves que j’ai rencontrés m’ont dit aimer les séries TV américaines, pour lesquelles certains développent de véritables boulimies de consommation446, les cinémas culturellement peu légitimes (gore, horreur, violence), les clips qu’ils regardent sur Internet, les jeux vidéos, des films en animation 3D, ils estiment que cette culture leur appartient, mais qu’il serait intéressant de l’étudier en cours. Cette affirmation d’une autonomisation du goût est-elle encouragée par ce que P. Bourdieu appellerait une volonté petite-bourgeoise de « faire chic » à l’heure de la démocratisation des références nobles permises par la facilité d’accès aux films sur 446 Notons que les séries TV sont en voie de légitimation. Gageons qu’elles apparaîtront peut-être dans les nouveaux programmes de la réforme du lycée ? - 245 - Internet ? Est-ce une volonté de « trouver une authenticité »447 ? Ou encore une volonté de défendre des produits audiovisuels qui leur semblent vraiment « utiles », car ce sont des « know how » ? Il apparaît surtout que tout le monde – à tort ou à raison – a aujourd’hui quelque chose à dire sur le cinéma, que tout le monde peut se revendiquer compétent en la matière. La légitimité, déjà fragile je l’ai vu, du « professeur de cinéma », risque donc de souffrir toujours plus à l’ère de la « culture numérique ». On ne peut donc que constater la grande variabilité des postures, des pratiques, des choix et des représentations, dans un monde scolaire où l’affaiblissement des modèles dominants ne fait peut-être que renforcer finalement « la tyrannie de la majorité ». Et l’on ne peut nier également que malgré toutes les belles pétitions de principe, dans ce lieu très particulier qu’est l’école, tout le monde n’a pas la même réussite. Certains élèves qui arrivent dans les enseignements CAV et en Terminale L sont en échec scolaire et on peut déceler également une résistance « obligée » à la culture dominante dans ce cas particulier. Car le choix de suivre les enseignements CAV n’est pas, loin de là, réservé aux bons élèves. C’est ce dont témoignent certains professeurs. Se joue peut-être alors, en plus de tous les éléments que nous avons déjà abordés, un facteur supplémentaire à l’autonomisation du goût de l’élève, une forme de résistance au discours dominant, sur laquelle s’accorde aussi bien la sociologie de la distinction que les Cultural Studies : « Ceux qui redoublent et sont mauvais à l’école ont acquis au cours de cette longue fréquentation mal récompensée un rapport à la fois affranchi et désabusé, familier et désenchanté avec la culture légitime qui n’a rien en commun avec la révérence lointaine de l’ancien autodidacte, bien qu’il conduise à des investissements tout aussi intenses et passionnés »448 . « Les classes populaires mobilisent un répertoire d’obstacle à la domination. Il s’agit du conflit social, mais aussi de cette indifférence pratique au discours, qu’Hoggart nommait “consommation nonchalante”. »449 J’ai pu personnellement rencontrer cette forme de résistance chez des élèves en 447 C’est ce que suggère Charles TAYLOR dans Les Racines du moi. J’y reviendrai. BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit., p. 92. 449 MATTELART Armand, NEVEU Erik, Introduction aux Cultural Studies, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2003, p. 37. 448 - 246 - difficulté, qui, parce qu’ils se sentent exclus du système de référence que véhicule l’École, refusent d’y adhérer. Mais de façon plus générale, plus qu’une « consommation nonchalante », il m’apparaît que les élèves ou étudiants que j’ai devant moi sont de plus en plus persuadés que la « consommation cinématographique » recoupe largement une forme d’« entertainement » : « La culture interrogée depuis si longtemps en France sur un faisceau de pratiques dites culturelles s’écarte lentement mais régulièrement du point de vue culturel, explicite ou non qui l’interroge. Elle évoque les loisirs pour se rapprocher de plus en plus de l’entertainement dont la culture, en France notamment, aime à se départir. »450 La culture numérique me paraît donc sérieusement mettre en question le rôle de l’École par rapport au cinéma. Si l’École néglige cette mutation profonde – et c’est le cas aujourd’hui – elle risque de se couper dramatiquement des pratiques culturelles et d’être finalement peu efficace, si ce n’est dans les filières d’élite. Il apparaît donc aujourd’hui qu’aucune Institution ne peut seule assurer la modification ni même l’infléchissement des pratiques culturelles, si tant est qu’elle le pût jamais en matière de cinéma. La résistance scolaire à l’éclectisme des pratiques cinéphiliques dans cette population particulière que sont les lycéens est mise en péril par le pouvoir médiatique des industries culturelles. Voir des films dans le cadre scolaire est bien une possibilité d’ouvrir les jeunes à une culture qu’ils n’ont pas forcément, mais l’École gagnerait sans doute à admettre que la formation du goût, en ce qui concerne un art si indiscutablement populaire, lui échappe partiellement, et à placer ailleurs les enjeux de cet enseignement. « Mieux regarder » les films, ce peut être une ambition de l’enseignement CAV, mais « changer les goûts des élèves », cela semble bien difficile. Gageons que si l’École prenait en compte ces éléments, toutes les œuvres audiovisuelles pourraient potentiellement être support d’enseignement. Il faudrait peut-être aussi s’intéresser à la façon dont les formes l’audiovisuelles sont enseignées dans le cadre des filières techniques et technologiques (Terminales STI, Sciences des Technologies Industrielles) sous la 450 DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, enquête 2008, op. cit., p. 11. - 247 - dénomination « Arts Appliqués »451. Car globalement à vouloir enseigner le cinéma « comme un des beaux-arts », le système d’enseignement s’expose à le couper complètement de ses caractéristiques essentielles et aussi de ce qui peut le rendre « rentable » sur le marché du travail. En tout état de cause, je pense que je peux conclure cette partie sur cette citation de Christian Metz : « Ce n’est jamais par l’affirmation du goût que l’on favorise la formation du goût chez autrui, mais en mettant en place pour lui les conditions générales (indirectes et néanmoins seules efficaces) qui amèneront son goût à évoluer “de lui-même” vers des formes de plus en plus mûres et de moins en moins naïves. Le “professeur d’images” n’a donc pas à asséner à son jeune auditoire le paradigme du bon et du mauvais »452 Connaissant le travail de C. Metz, le postulat est sans doute qu’une approche rigoureuse et méthodique des films qui s’appuierait sur des méthodes scientifiques serait plus efficace que « l’affirmation du goût » auquel se résument parfois les études en lycée. Car si l’on constate un divorce entre les pratiques courantes du cinéma et la cinéphilie académique, il est sans doute aggravé par les théories qui sont à l’oeuvre dans l’enseignement du cinéma. La croyance en l’immanentisme de l’œuvre d’art s’oppose aux utilisations pragmatiques que l’on peut en faire, et est en décalage par rapport à l’usage social que les élèves font des films, la « vraie vie » des films. Il convient donc de cerner ces approches théoriques et leur degré de conscientisation dans le discours pédagogique. 451 452 Ce pourrait être le sujet d’une autre thèse. METZ Christian, « Image et pédagogie », Communication, n° 15, 1970, p. 167. - 248 - 3 - LE CONTENU DES ENSEIGNEMENTS : QUELS PARADIGMES THÉORIQUES ? - 249 - 3.1 Préambule : enseignement du cinéma et théorie du cinéma 3.1.1 Quelle place pour la théorie dans les études cinématographiques en lycée ? J’ai abordé précédemment l’enseignement du cinéma selon un versant sociologique. Le choix des films « étudiables » correspond à la fois à un désir de légitimation du cinéma comme matière enseignable et à un désir de transmission d’une certaine cinéphilie reconnue comme légitime et que j’ai qualifiée d’« académique » dans la mesure où elle s’est, de fait, institutionnalisée dans ces enseignements même. J’ai vu aussi que les textes et discours officiels insistaient beaucoup sur la formation d’un « esprit critique » (1.2.1 et 1.2.2) dont il faut doter les élèves pour leur permettre de mieux comprendre les images. Or s’il s’agit d’enseigner pour comprendre, une interrogation sur la théorie est nécessaire. Qu’en est-il au lycée ? Si l’on considère que la théorie est ce qui permet d’aller chercher dans les évidences les présupposés qui les fondent, elle semble être un passage obligé de la construction d’une discipline enseignable, d’une véritable didactique. Car seule la théorie du cinéma permet de faire entrer l’objet d’étude dans le questionnable. S’il s’agit de transmettre le « je ne sais quoi » de l’œuvre d’art, l’École ne devrait pas être la mieux placée, en cela que les savoirs qu’elle transmet doivent être un tant soit peu rationalisables pour que l’on puisse parler de « didactique » et à juste titre d’un enseignement. Forte de ce principe, j’ai voulu m’interroger sur la façon dont la théorie est présente – ou pas – dans le discours pédagogique en lycée sur le cinéma. Si elle existe, il m’a semblé intéressant de m’interroger sur la part de théorie revendiquée et la part de théorisation non conscientisée dans les pratiques courantes de l’enseignement du cinéma et dans les outils pédagogiques officiels mis à disposition des professeurs. Je - 250 - me suis appuyée sur les textes officiels des programmes tels qu’ils sont présentés dans les différents BO relatifs aux enseignements CAV. Jusque récemment, le BO qui encadrait cet enseignement était celui rédigé en 2001, publié en janvier 2002 aux éditions du CNDP pour les programmes de Première et Seconde, en juin 2002 et réédité en décembre 2006 pour le programme de Terminale453. Cependant, au cours de ce travail de thèse, une réécriture des textes officiels a été effectuée. Cette réécriture a provoqué des modifications très minimes dans les programmes, la réécriture ayant, la plupart du temps, consisté en une suppression des parenthèses d’exemples dans un souci de réduction du volume des programmes et de quelques ajouts très succincts. Il me semble que s’il est question des pratiques et « habitus » théoriques utilisés dans le cadre de l’enseignement artistique CAV en lycée actuellement, les textes de 2010 n’ont pas encore pu, à l’heure où je remettrai cette thèse, y changer quoi que ce soit. Je me suis donc majoritairement appuyée sur la version de 2001 qui n’a finalement pas été, à proprement parler, réactualisée, en faisant état de la version de 2010 lorsque celle-ci s’avère apporter des modifications au programme. Par contre, j’ai été attentive aux quelques ajouts et modifications que le BO de 2010 apporte par rapport à celui de 2001 afin de considérer, le cas échéant, en quoi ils pourraient modifier les pratiques ou surtout être le témoignage d’une évolution des approches théoriques. Cependant, il apparaît que la plupart des modifications ayant été induites par ce que l’Inspecteur général a appelé un « toilettage rhétorique » du texte qui consistait principalement en une 453 Les rédacteurs de ces programmes avaient été sollicités dans le cadre de la refondation de la politique d’élaboration des programmes de Jack Lang en 2000. Pour le cinéma, un « groupe d’experts » avait donc été nommé. Il se constituait de : « Anne Baudry, chef monteuse, enseignante à la FEMIS ; Alain Bergala, réalisateur ; Jean-Albert Bron, professeur de lettres en section cinéma et audiovisuel au lycée Albert Camus de Bois-Colombe ; Daniel Brug, professeur de lettres en section cinéma et audiovisuel au lycée MerleauPonty de Rochefort ; Christine Juppé-Leblond, Inspectrice générale de l’Éducation nationale, Isabelle Laboulbène, chargée de mission auprès de l’Association de Cinéma Indépendants Parisiens ; Jean-René Marchand, IGA, ministère de la Culture et de la Communication ; Geneviève Merlin, professeure de lettres en section cinéma et audiovisuel au lycée de la Vallée à Gif-sur-Yvette et Nicolas Philibert, réalisateur. Le « sous-groupe Cinéma et audiovisuel » officiait sous la présidence de « Pierre Baqué, professeur des Universités université de Paris 1 ». Le dossier de presse de J. lang énumérant les groupes d’experts pour « refonder la politique d’élaboration des programmes » est accessible en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/.../29_11_dp_elabpro.pdf - 251 - réduction de son volume454, j’ai parfois attaché ma réflexion aux exemples d’« auteurs » proposés dans le BO de 2001, même s’ils ont été supprimés dans la version de 2010. J’ai estimé en effet, lorsque l’item du programme de la version de 2001 a été conservé tel quel dans la version de 2010, que la suppression des exemples avait pour seule cause la volonté de raccourcir le texte. Par ailleurs, puisque les contenus n’ont pas changé, gageons que les professeurs continuent de s’appuyer, dans la pratique courante de leur cours, sur les exemples proposés dans le BO de 2001. Je me suis appuyée sur les textes des programmes officiels des classes de Seconde, Première et Terminale455. Même si la classe de Seconde, en cela qu’elle ne propose pas un « enseignement de spécialité » mais un enseignement facultatif, sort en théorie de mon corpus, il m’a semblé important, afin de maintenir la cohérence de mon propos, d’envisager les programmes sur les trois années du curriculum du lycée. J’ai déjà dit que la réforme du lycée a modifié les programmes, surtout en classe de Seconde, mais j’ai laissé de côté, conformément à mon choix de corpus, les « modules d’exploration » en « arts visuels » ou « art sonore » qui sont désormais 454 Entretien avec Patrick Laudet, Inspecteur général en charge du cinéma et de l’audiovisuel, le 25 janvier 2010. 455 BOEN, « Enseignements artistiques », versions de 2001 (L’écriture des textes en 2001 induit une mise en application de ceux-ci dans les classes à partir de la rentrée 2002.) : BO hors série n°4 du 30 août 2001, version papier : « Enseignements artistiques », Classe Terminale, « cinéma et audiovisuel », édition du CNDP, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes » , réédition décembre 2006, édition précédente juin 2002, téléchargeable en ligne : http://www.cndp.fr/archivage/valid/81410/81410-13965-17670.pdf, BO hors série n° 3 du 30 août 2001, version papier : « Enseignements artistiques », classe de Première : édition du CNDP, janvier 2002, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes » BO, téléchargeable en ligne : www.education.gouv.fr/bo/2001/hs3/arts.htm, BO., hors série n°2 du 30 août 2001, version papier : classe de Seconde : édition du CNDP, janvier 2002, collection lycée, voie générale et technologique, série programme, téléchargeable en ligne : http://www2.cndp.fr/produits/detailsimp.asp?Ref=755C0601 BOEN, « Enseignements artistiques », versions de 2010 (L’écriture des textes en 2010 induit une mise en application de ceux-ci dans les classes à partir de la rentrée 2011, sauf pour le BO de Seconde, mis en application dés la rentrée 2010) : BO. spécial n° 9 du 30 septembre 2010, « Enseignements obligatoires et de spécialité en série L », classe de Première et Terminale, BO consultable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid53325/mene1019677a.html BO. spécial n° 4 du 29 avril 2010, « Enseignements artistiques » pour la classe de Seconde, BO consultable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid51334/mene1007239a.html Tous les sites ont été vérifiés le 09 août 2011 mais sont susceptibles de changement étant données les mises à jour actuelles du CNDP. Les paginations référencées ultérieurement correspondent aux .pdf téléchargeables pour les versions de 2001. - 252 - proposés aux élèves. J’ai bien conscience que ces textes sont parfois écrits dans l’urgence (les réformes devant être rapidement actives sur le terrain), et qu’ils sont le fruit d’un consensus entre des « experts » sollicités pour leur écriture. Mais ils me semblent cependant, et peut-être pour ces raisons mêmes, concentrer des paradigmes théoriques dominants en lycée, qu’ils synthétisent puis diffusent. 3.1.2 Premiers constats : influence du structuralisme et de l’immanentisme pour une approche formaliste de l’œuvre d’art Partons de l’idée synthétisée dans l’ouvrage de Sylvie Rollet en 1995 qui a sans doute eu – étant donné son succès commercial – une certaine influence, à une certaine époque, sur les « professeurs de cinéma » : « Objet clos, l’œuvre, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, résulte de la combinaison de données structurelles que la lecture a pour charge de repérer, d’identifier, et de mettre en relation les unes avec les autres afin d’aboutir à la production d’un sens. »456 « Objet clos », l’œuvre est considérée comme un tout immanent. Je reste, en ce qui concerne cette notion d’immanentisme sur la définition de G. Genette : « l’œuvre elle-même, débarrassée de toutes considérations externes »457. La cohérence interne de l’œuvre constitue le but de l’analyse de son sens qui semble indépendant de tout élément extérieur. On retrouvera souvent ce parti pris théorique – car c’en est un malgré la rhétorique de l’évidence qu’utilise l’auteure – qui semble révélateur de toute une génération de paradigmes théoriques en lycée. D’ailleurs, évoquant pourtant de manière très critique ce livre dans sa thèse, F. Desbarats avoue partager 456 ROLLET Sylvie, Enseigner la littérature avec le cinéma, Paris : Nathan, coll. « Repères pédagogiques », 1996, p. 25. 457 GENETTE Gérard, « Peut-on parler d’une critique immanente ? », revue Poétique, n° 126, avril 2001, Paris : Seuil, p. 131 et 136. - 253 - ce postulat théorique qu’il présente lui aussi comme indubitable : « Ces concepts ont, il est vrai, le mérite d’alerter utilement contre les interprétations outrageusement projectives, et d’inviter à la vigilance en ce qui concerne la cohérence et les réseaux formels d’écriture. »458 L’approche immanentiste est manifeste, présentée comme une évidence, et se double d’une approche structuraliste « qui concerne la cohérence et les réseaux formels ». Les « données structurelles » dont parle Sylvie Rollet manifestent également cet emprunt à la théorie structuraliste. Le structuralisme et l’immanentisme servent donc ici de modèles théoriques à des approches essentiellement formalistes. On remarque cependant d’emblée qu’il s’agit d’une certaine version du structuraliste : C. Metz, à l’instar de R. Barthes par exemple, prend en compte le contexte de production de l’œuvre en tant qu’il est lui-même générateur d’un sens particulier qui se révèle dans des formes particulières ce qui met en question le structuralisme comme immanentisme. Pour démontrer cette emprise théorique du formalisme – dont une certaine lecture du structuralisme ne serait qu’un des aspects – je me suis appuyée sur les textes officiels des programmes des enseignements CAV en les comparant avec les écrits de Roman Jakobson, formaliste russe qui produisit entre 1919 et 1970 des textes théoriques sur la littérature qui sont au fondement du formalisme appliqué à l’œuvre d’art et plus particulièrement à l’œuvre littéraire. J’ai assez souligné l’omniprésence des professeurs de français dans l’enseignement du cinéma pour supposer une influence des théories littéraires sur les pratiques de l’analyse filmique. R. Jakobson situe la théorie formaliste comme suit : « Dans les premiers travaux de Chklovski, une œuvre poétique était définie comme la somme de ses procédés artistiques, et l’évolution poétique n’était rien d’autre que la substitution de certains procédés à d’autres procédés. Avec les développements ultérieurs du formalisme apparut la conception plus précise d’une œuvre poétique comme système structuré, ensemble régulièrement ordonné et hiérarchisé de procédés artistiques. L’évolution 458 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 457. - 254 - poétique est dès lors un changement dans cette hiérarchie. »459 L’œuvre poétique est bien définie de manière structurale, comme un « système structuré », un « ensemble régulièrement ordonné et hiérarchisé de procédés », annonçant déjà les théories structuralistes. En outre, R. Jakobson définit la « recherche formaliste » comme le repérage et le dévoilement d’un « élément linguistique » contenu dans l’œuvre qui constitue en lui-même une « dominante » sur laquelle se structure l’ensemble de l’œuvre : « La dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la structure. (…) Un élément linguistique spécifique domine l’œuvre dans sa totalité : il agit de façon impérative, irrécusable, exerçant directement son influence sur les autres éléments. »460 Ces extraits me semblent pouvoir être mis en rapport avec l’organisation du travail préconisé par le BO qui insiste, dans ses objectifs du programme de Terminale comme de Première, sur certains aspects formels étudiés de façon autonome et indépendante et pour l’étude desquels les œuvres finalement ne servent que d’exemples révélateurs d’une organisation structurale autour de cet « élément linguistique ». Je m’arrête ici plus en détail sur l’exemple du montage dans le programme de Terminale : « Le montage apparaît ainsi comme le moment où tous les éléments issus de l’écriture et du tournage se répondent et se complètent pour construire la cohérence et l’unité du film. »461 Dans cette perspective, le montage apparaît bien comme la « dominante » stylistique, au sens où l’entend R. Jakobson, de certains films (le BO en propose dans la foulée une liste non exhaustive), c’est-à-dire comme l’aspect formel qui structure l’œuvre, permet sa compréhension et produit sur le spectateur un certain nombre d’effets. Si le montage est un « élément linguistique spécifique (qui) domine l’œuvre dans sa totalité », il permet d’en assurer la « cohésion de la structure », ce 459 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, Paris : édition du Seuil, coll. « Points Essais », 1977, p. 82. 460 Ibid., p. 77. 461 BO spécial n°9 du 30 septembre 2010, classe de Première et Terminale, reprise littérale du BO antérieur : BO Hors série n°4 du 30 août 2001, op. cit., version papier, p. 21. - 255 - qui justifie son étude spécifique et autonome et le fait que les programmes officiels préconisent aux professeurs de lui consacrer une année : « En classe Terminale de la série littéraire, l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel réinvestit et consolide les acquis théoriques et pratiques antérieurs en matière d’image et de son. Il prolonge le travail engagé en classe de Première sur l’écriture du film et les liens unissant écriture et tournage en privilégiant la notion de montage. »462 Ce travail sur le montage est présenté dans les textes officiels comme une « dominante annuelle ». D’autres aspects du montage : sa dimension technique, sa réalité professionnelle, son intégration à l’espace de postproduction du film seront donc délibérément laissées de côté pour porter l’accent sur l’aspect de « dominante » du montage. On constate au passage que la traduction dans les programmes scolaires de connaissances théoriques passe par une raréfaction de l’aura conceptuelle d’un élément enseignable. Bien avant les théoriciens du cinéma, les théoriciens de la littérature se sont appliqués à trouver les éléments spécifiques qui pourraient permettre de discriminer, parmi la production pléthorique de textes de tout genre, ce qui relève de l’œuvre d’art et ce qui n’en est pas. Pour R. Jakobson et les formalistes en général, l’œuvre d’art se définit par sa « fonction esthétique ». Cette fonction relève de tout ce qui n’est pas sa « fonction référentielle » c’est-à-dire sa ressemblance et sa mise en rapport possible avec le réel. Si R. Jakobson ne nie pas qu’une œuvre puisse avoir une fonction référentielle et se trouver plus ou moins en rapport avec le monde qui l’entoure et le contexte de sa production, cette fonction ne saurait la caractériser de façon essentielle. L’œuvre n’est pas coupée du monde, mais c’est à partir de sa forme, de sa structure, que se retrouve le contexte social de la création de l’œuvre et non l’inverse. En un mot, le texte est toujours premier : « L’œuvre poétique doit en réalité se définir comme un message verbal dans lequel la fonction esthétique est la dominante. (…) Le caractère poétique de l’expression verbale marque avec force qu’à proprement parler il ne s’agit pas 462 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, op. cit., version papier, p. 21. - 256 - de communication. »463 Dans un autre texte, il définit plus précisément cette « fonction poétique » comme une indifférence partielle à l’égard d’un référent réel. « La poésie est la mise en forme du mot à valeur autonome, du mot “autonome”, comme dit Khelebnikov. La poésie c’est le langage dans sa fonction esthétique. (…) La poésie est indifférente à l’égard de l’objet de l’énoncé, de même que la prose pratique, ou plus exactement objective (sachliche), est indifférente, mais dans le sens inverse, disons, au rythme. »464 La discrimination entre l’œuvre d’art et ce qui n’en est pas repose donc sur les différentes fonctions du langage et leur hiérarchisation. Dans l’œuvre littéraire, le langage poétique ne renvoie qu’à lui-même, il est « autonome », tandis que dans le langage courant, les mots se réfèrent directement aux choses qu’ils désignent dans une perspective essentiellement référentielle et/ou dans un but communicationnel. Si l’on tente d’appliquer ces théories au film, que peut-on précisément considérer comme relevant de la « forme » dans un film ? Le médium cinématographique, pour prétendre au statut d’art, doit défendre sa spécificité en tant que mode d’expression artistique unique et indépendant des autres arts. Il est question là de ce que les formalistes appellent pour la littérature, la « poéticité » et, dans cette optique, la question du thème, de l’histoire racontée, est sans objet. C’est la façon la plus courante de parler des films pour le grand public, mais l’École, nous l’avons vu, y répugne. R. Jakobson, dans ses Huit questions de poétique définit ainsi la poéticité : « Mais comment la poéticité se manifeste-t-elle ? En ceci que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l’objet nommé ni comme explosion d’émotion. En ceci que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur. »465 Le travail sur la forme exclut donc ou du moins fait passer au second plan le rapport que l’œuvre entretient avec le monde. On peut même dire que dans cette 463 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, op. cit., p. 41. Ibid., p. 16. 465 Ibid., p. 46. 464 - 257 - perspective formaliste, l’œuvre peut s’arroger le titre « d’œuvre » parce qu’elle s’autonomise par rapport au référent réel ou parce qu’elle ne tend pas principalement à le représenter. 3.2 Comment se manifestent ces influences théoriques sur les programmes officiels ? 3.2.1 Ce qu’est l’art et ce qu’il n’est pas Le BO reprend à son compte la distinction entre l’art et le non-art, en l’appliquant à l’étude des formes audiovisuelles. Là où le formalisme littéraire s’attachait à différencier le langage courant du langage poétique pour dessiner les contours d’une « poéticité » du texte littéraire, c’est-à-dire un primat absolu de la fonction poétique passant par l’étude stylistique de « tropes », le cinéma tentera, selon les mêmes modalités de se différencier de « l’audiovisuel ». Certaines formes audiovisuelles pourront ainsi se prévaloir d’être des « œuvres cinématographiques et audiovisuelles » – et on les appellera alors plus communément « films » – tandis que d’autres formes audiovisuelles n’auront qu’un but de communication, et ne pourront donc prétendre au statut d’œuvre d’art : « On s’attache plus particulièrement aux formes relevant de l’artistique sans exclure la confrontation avec des formes relevant de la communication au travers notamment du reportage télévisé. »466 Le BO de 2001 pour la Terminale était encore plus radical sur ce clivage entre « savoir-faire technique » et production artistique : « Dans la poursuite de ces objectifs, on sensibilise les élèves à la différence qui existe entre des savoir-faire techniques - éventuellement suffisants en termes de communication - et des choix créateurs, qui donnent leur force 466 BO Hors série n° 9 du 30 septembre 2010, classe de Première et Terminale, version en ligne, op. cit. - 258 - artistique à des œuvres cinématographiques et audiovisuelles. »467 La dimension artistique d’une œuvre – qui justifie son inscription dans un enseignement scolaire – repose donc sur l’étude de messages dont « la fonction esthétique est la dominante », fruit de ce que le BO appelle « les choix créateurs ». Par opposition, les œuvres destinées à la « communication », c’est-à-dire ancrées dans le réel et dans une perspective de mise en rapport du message produit avec ce réel, qui ne sont pas produites par des « créateurs », mais par des « techniciens », ne seront abordées que comme faire-valoir des formes artistiques. Le cinéma s’oppose donc bien à « l’audiovisuel » – dans lequel les « savoir-faire techniques » sont « suffisants » – par sa faculté à déployer une fonction esthétique dominante, qui procède d’une intention créatrice au sein une œuvre close sur elle-même. L’œuvre contient en elle-même sa propre fin et ses propres moyens et son rapport au monde qui nous entoure est forcément second. Par ailleurs, dans cette perspective formaliste : « Il reste que, concrètement, chaque canon poétique, chaque ensemble de normes poétiques, à une époque donnée, comporte des éléments indispensables et distinctifs, sans lesquels l’œuvre ne peut être identifiée comme poétique. (…) On peut chercher l’existence d’une dominante non seulement dans l’œuvre poétique d’un artiste individuel, non seulement dans le canon poétique et l’ensemble des normes d’une école poétique, mais aussi bien dans l’art d’une époque, considéré comme formant un tout. »468 C’est ici que s’éclaire le rapport que nous avions souligné a priori comme paradoxal entre la vision immanentisme que suppose la perspective formaliste et sa dimension contextuelle. R. Jakobson souligne à plusieurs reprises qu’il s’agit bien d’envisager l’œuvre dans « une époque donnée ». Cette époque « formant un tout » peut se traduire par une « école poétique » : c’est une vision très homogénéisante de l’art qui s’exprime ici, l’œuvre étant logiquement et obligatoirement connectée à son époque de façon harmonieuse puisque « l’art d’une époque » est « considéré comme formant un tout ». Le contexte sert donc essentiellement la naissance de l’œuvre et 467 468 BO Hors série n° 4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 20. JAKOBSON Roman, Huit Questions de poétique, op. cit., p. 77-79. - 259 - il n’est pas question qu’elle s’y oppose ni qu’elle la conteste : elle s’y fond, s’y justifie en « formant un tout ». C’est ainsi que l’immanentisme peut rejoindre le contextualisme, dans l’homogénéité entre l’œuvre et son contexte dont elle est finalement un reflet forcément fidèle. Le contexte pour mieux revenir à l’œuvre : c’est la traduction que les textes proposent d’un immanentisme teinté d’historicité, proche du formalisme tel que le définissait R. Jakobson. Il ne s’agit pas de se demander comment l’œuvre est reçue dans son contexte, mais comment elle est produite par ce contexte : on reste donc bien toujours du côté du créateur. Le « style » de l’œuvre est certes envisagé comme le résultat d’un contexte, mais une fois ce contexte envisagé rien ne remet en question l’idée que l’œuvre est essentiellement un tout homogène clos sur lui-même, dépendant de son contexte de création, certes, mais cependant indépendant de sa réception. L’approche reste immanentiste, dans le sens qu’il n’est à aucun moment question d’envisager les manières dont les oeuvres ont pu faire l’objet d’appropriations diverses par un public. Les variables se situent toujours du côté de la production, pas du côté de la réception. Même l’approche économique n’est finalement qu’un aspect de cette approche contextualiste, peu ou prou ramenée à histoire des représentations et à l’étude des grandes œuvres « représentatives ». L’approche immanentiste qui considère l’œuvre indépendamment sa réception exclut l’approche pragmatique qui envisage l’œuvre comme une co-construction de sens, variable en fonction de ses multiples possibilités de réceptions par les spectateurs. Cet immanentisme peut pendre des formes diverses, comme nous l’avons vu, et rester un présupposé actif, y compris quand l’approche est contextuelle. L’œuvre reste close sur elle-même dans la mesure où elle ne s’ouvre pas sur la réception, mais sur un contexte qui de toute façon fait partie de ce qu’elle est, intrinsèquement. Il faut donc considérer que l’œuvre s’inscrit dans « une époque donnée » qui détermine des « normes poétiques » pour pouvoir étudier pertinemment sa fonction esthétique. Effectivement, le BO met sans cesse en relation l’histoire et les formes, ainsi que leur évolution. Ainsi, l’enseignement du cinéma s’attache « à - 260 - l’étude comparée de formes et de moment d’écriture »469 tandis que les pratiques d’écriture doivent prendre en compte « la spécificité »470 des différents genres et des formes. 3.2.2 La “version standard” de l’histoire du style Globalement donc, le cinéma est enseigné dans une perspective historique et dans sa relation structurelle avec une société et une culture. Le « style » d’un film, au sens où l’entend David Bordwell471, s’enseigne comme un phénomène formel que l’on explique par des données culturelles, techniques, institutionnelles ou biographiques. En classe de Seconde, l’enseignement doit permettre : « L’appropriation progressive d’une culture cinématographique et audiovisuelle par la découverte d’œuvres et de documents replacés dans leur contexte historique, économique et esthétique. »472 L’étude historique du film informe la vision de l’histoire du cinéma telle qu’elle est proposée dans le même BO : « L’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel au lycée privilégie la dimension artistique de ces domaines. Prenant en compte leurs composantes patrimoniale et contemporaine, il est ouvert à l’ensemble des techniques de représentation animées et sonores présentes dans l’espace culturel, social et esthétique du lycéen d’aujourd’hui, et il accueille les formes et genres cinématographiques et audiovisuels les plus variés, y compris les images et sons numériques, l’art vidéo, le cinéma expérimental. Cet enseignement explore les aspects artistiques, culturels, techniques et économiques des champs concernés, en mettant en évidence l’importance et la diversité des 469 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 23. Ibid., p. 21. 471 « Style is minimally the texture of the film’s images and sounds, the result of the choice made by filmakers in particular historical circumstances », in BORDWELL David, On the history of film style, Cambridge, Massachusetts and London, England : Harvard University Press, 1997, p. 5. “le style est très peu assimilé aux textures des images et des sons du film, il est le résultat de choix faits par les cinéastes dans des circonstances historiques particulières” 472 BO hors série n° 2 du 30 août 2001, classe de Seconde, version papier, op. cit., p. 19, repris littéralement dans le BO de 2010. 470 - 261 - modes de production et de diffusion. »473 Plus loin, cette approche culturelle se précise : « L’approche culturelle s’appuie sur les centres d’intérêt et la sensibilité des élèves pour leur donner des repères sur les principales étapes de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel. En opérant des choix et en sélectionnant, chaque fois que possible, quelques plans emblématiques, on étudie : - Quelques temps forts de l’histoire du cinéma (cinéma russe des années vingt, expressionnisme allemand, cinéma des studios hollywoodiens, néoréalisme, nouvelle vague). - L’épanouissement de quelques genres cinématographiques et audiovisuels : fiction (western, fantastique, film noir, comédie musicale, etc.), cinéma du réel (documentaire, documentaire-fiction), cinéma d’animation ; - Les principales étapes de l’évolution des techniques de tournage et de montage, des origines à nos jours ; - L’émergence de nouvelles techniques de fabrication d’images et de son dans le cinéma documentaire ou de fiction et dans les productions audiovisuelles, considérées non seulement comme outils d’effets spéciaux, mais aussi comme enjeux de formes artistiques en devenir (recours aux images et aux sons de synthèse, notamment dans le domaine de l’art vidéo et de l’animation, utilisation des petites caméras numériques). »474 Pour faire l’histoire de ces choix stylistiques, l’enseignement s’appuie sur une histoire lue de manière chronologique et se propose d’étudier les formes « de l’origine à nos jours ». Le cinéma ne saurait donc s’étudier que « dans le temps », comme un « grand récit » jalonné d’étapes clefs et de péripéties majeures. Le BO de 2001 pour la classe de Première confirme ce postulat en invitant à étudier : « Le repérage des grandes étapes et des principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel, des origines à nos jours L’étude porte sur les débuts du cinéma (Lumière, Méliès), le burlesque américain, le cinéma soviétique des années 20, l’expressionnisme allemand, le cinéma français des années 30, le cinéma hollywoodien, le cinéma japonais, le néoréalisme italien, les nouvelles vagues, ainsi que sur les grands courants et les formes spécifiques de la très récente histoire de l’audiovisuel. Elle permet de donner une vision chronologique et synthétique de l’histoire du cinéma et d’identifier les principaux genres et styles (comédie, 473 Ibid., repris littéralement dans le BO de 2010. BO hors série n° 2 du 30 août 2001, classe de Seconde, version papier, op. cit., p. 19, reprise quasi littérale sans modification notable de contenu dans le BO de 2010. 474 - 262 - mélodrame, film policier, thriller, film musical, science-fiction, animation, adaptation, film historique, documentaire...). Elle donne également quelques repères dans l’histoire de l’audiovisuel, et notamment de la télévision, afin de permettre aux élèves d’identifier et de situer les principaux genres et formes des réalisations liées à ces formes et supports particuliers depuis le milieu du XXe siècle, en s’attachant à interroger leur relation avec les démarches artistiques. Ce repérage peut être l’occasion d’aborder les questions liées à l’économie du cinéma et de l’audiovisuel (production, distribution, droits d’auteurs). »475 Reprenons plus précisément, dans l’ordre, les différents « points » des programmes : Les « temps forts de l’histoire du cinéma » correspondent à des « national temperament » (« tempérament national », « hollywoodiens ») dont parle D. Bordwell 476 « soviétique», « allemand », et ressortent clairement d’une vision hégélienne de l’art qui stipule que l’esprit d’une nation (« Volksgeist ») s’exprime dans l’œuvre d’art dont elle est le fruit. Ici encore, la visée contextualiste ne permet pas d’échapper à immanentisme, mais au contraire se connecte totalement à lui. L’énumération qui met en liaison un style avec une nation – « cinéma russe des années vingt, expressionnisme allemand, cinéma des studios hollywoodiens » – induit une vision de l’histoire du cinéma comme succession de styles relevants « d’écoles nationales », ce qui s’inscrit dans la tradition des « histoires du cinéma » qui étudient les films pays par pays, comme celle de Maurice Bardèche et Robert Brasillach ou celle de Georges Sadoul. Les ressources esthétiques du médium cinématographique semblent donc ne pouvoir s’étudier qu’avec la vision globale des différentes découvertes nationales qui ont contribué à développer une histoire, finalement commune, du langage cinématographique. L’accent porté sur « les enjeux de formes artistiques en devenir », « l’émergence de nouvelles techniques », « les principaux genres et formes des réalisations liées à ces formes et supports particuliers depuis le milieu du XXe siècle, en s’attachant à 475 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 22, reprise quasi littérale sans modification notable de contenu dans le BO de 2010. 476 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 9. - 263 - interroger leur relation avec les démarches artistiques », de même que l’allusion à « l’épanouissement » des genres, relève du modèle de développement qui correspond à la « Standard Version » ou « Basic story » de D. Bordwell, inspiré de la vision hégélienne de l’Histoire : « Birth, chilhood, maturity, decline » – « naissance, enfance, maturité, déclin » (ou « the birth-maturity-decline pattern » – « le cycle “naissance-maturité-déclin” ») directement issue d’un modèle principalement à l’œuvre dans l’historiographie de l’art moderne : « Le besoin de rompre perpétuellement avec l’académisme, la possibilité qu’a l’art de mettre en question radicalement son propre médium. »477 La mise en valeur des « ruptures » fait écho à cette phrase du BO de 2001 pour les classes de Première : « L’approche culturelle (…) est l’occasion de replacer les œuvres dans leur cadre historique en les situant par rapport aux courants et ruptures esthétiques les plus marquants de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel. »478 D. Bordwell souligne : « Les historiens du cinéma sont tournés vers les mêmes explications que celles utilisées par les historiens d’art : le tempérament national, les idiosyncrasies des artistes et des principes latents de développement s’inscrivant dans le médium lui-même »479 L’étude des « nouvelles techniques » renvoie à une certaine vision du présent du cinéma considéré comme une période d’épanouissement qu’il faut cerner et présenter aux élèves dans toute sa richesse. Le BO de 2010 pour la Seconde stipule : « La circulation des images aujourd’hui permet également de mettre en évidence la relecture des images numériques comme une nouvelle source de création. »480 477 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 9 : « the need of perpetual breaks with academicism, the possibility that artwork can pursue a radical interrogation of is medium ». 478 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de première, version papier, op. cit., p. 26. 479 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 9: « Films historians looked to the sort of explanation invoked by art historian : national temperament, idiosyncrasies of artists and impersonal principles of development lying latent within the medium » 480 BO n°4 du 29 avril 2010, classe de Seconde, op. cit.. - 264 - Le développement s’inscrit « dans le médium lui-même ». On ne sait jamais bien pourtant si cette attention portée aux « images et aux sons numériques » relève d’une conception du progrès de l’art ou d’une « relecture » du médium par luimême. Le progrès technique est mis en liaison avec « des formes artistiques en devenir », le « recours aux images et aux sons de synthèse » « notamment dans le domaine de l’art vidéo et de l’animation »481. Dans le BO de Terminale, en 2001 comme en 2010, il est question du « travail sur les marges de la fiction (cinéma expérimental, formes hybrides), les liens entre démarches de création et nouvelles technologies » qui relève finalement d’une vision du cinéma comme un art contemporain plus que comme un mode d’expression actuel et techniquement en mutation. La diversité des supports étudiés est revendiquée, même si leur spécificité respective reste sous-entendue : « le numérique », « l’art vidéo » et « le cinéma expérimental » sont effectivement des supports très « variés ». Mais on constate que ces cinémas plus confidentiels se trouvent ici abusivement reliés aux progrès techniques actuels. Rappelons que : - dans une perspective technique, le numérique et la vidéo sont des supports très hétérogènes, ils sont pourtant le plus souvent cités ensemble dans les textes ; - le « cinéma expérimental » a existé bien avant l’invention du numérique et indépendamment de lui. Leur rapprochement me semble donc se faire surtout en vertu d’une conception du cinéma comme « art contemporain » : « l’art vidéo » et le « cinéma expérimental » sont les premières formes audiovisuelles à avoir acquis une légitimité dans les musées et à s’y exposer encore aujourd’hui. L’ouverture du programme à ces formes-là n’est donc pas seulement une concession, mais une injonction à explorer des formes cinématographiques légitimées par leur réception muséale autant que par leurs innovations techniques. Constatons avec D. Bordwell que « “L’histoire de 481 Ibid. - 265 - base” est largement une chronique du progrès technique »482. En 2001, le quatrième point du programme de Seconde, « les principales étapes de l’évolution des techniques de tournage et de montage, des origines à nos jours », relève bien de cette histoire du style comme une histoire des techniques de même que la formulation du BO de 2010 : « articuler histoire du cinéma et histoire des arts et des techniques. ». Le présupposé sous-jacent veut que les capacités du médium se révèlent à mesure que la maîtrise technique augmente. Histoire du cinéma se donne alors comme l’histoire d’une révélation progressive des capacités spécifiques du cinéma, à travers l’émergence de nouvelles techniques qui « évoluent » dans le sens d’un progrès. Pour D. Bordwell : « La recherche des qualités intrinsèques du cinéma encouragea les cinéphiles à analyser les techniques du médium. Dans cette perspective, ils ont isolé des éléments stylistiques qui sont restés prépondérants dans notre conception de l’art cinématographique. »483 Les différents éléments de style à étudier sont en effet isolés par les programmes officiels de l’enseignement CAV et apparaissent clairement liés à une certaine vision de ce qui fait l’essence du cinéma comme art : « La notion de plan qui a fait l’objet d’une étude approfondie dans le cadre de l’enseignement facultatif en classe de seconde est reprise en première pour aborder l’écriture et la mise en scène. Les questions et la pratique de la mise en scène et de la réalisation assurent la continuité avec la classe terminale plus particulièrement centrée sur le montage. »484 L’attachement particulier au « plan » et au « montage », à l’exclusion de l’étude d’autres domaines comme celui du jeu et de la direction d’acteur ou des décors – qui ne sont pas considérés comme des éléments spécifiquement cinématographiques – relève bien d’une recherche de l’essence du cinéma comme justification de sa dimension artistique et donc de son enseignement. 482 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 27 : « the Basic story is largely a chronicle of technical progress ». 483 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 32 : « the search for intrinsically cinematic qualities encouraged cinephiles to analyse the techniques of the medium. In the course of this, they isolated stylistic options that remain central to our thinking about film art ». 484 BO spécial n°9 du 30 septembre 2010, classe de Première, op.cit., qui reprend les dominantes de chaque classe du lycée telles qu’elles étaient présentes dans les versions du BO de 2001. - 266 - En classe de Seconde, la notion de « plan » est au centre des programmes, et le BO précise qu’il doit être étudié : « - En tant qu’unité organique de l’écriture cinématographique et audiovisuelle, permettant, à ce titre, un travail simple et immédiat sur la composition de l’image, le mouvement, la durée, le son, la lumière, etc. ; - en tant que support de base de la narration cinématographique et audiovisuelle, notamment au travers des raccords et enchaînements de plans dont la construction donne sens à l’œuvre ; - en tant que reflet et trace culturels – chaque plan étant en lui-même révélateur d’un auteur, d’un état du cinéma, d’un genre, d’une technique, d’une époque, d’un lieu géographique. »485 « Unité organique », « support de base », il s’agit bien, à travers l’étude du plan, de délimiter les spécificités du médium et leur évolution « en tant que reflet et trace culturels », c’est-à-dire dans la perspective d’une lecture interprétative qui s’appuie sur l’observation de changements historiques dans les pratiques stylistiques. Les contributions de « l’auteur », d’une « technique », d’un « lieu géographique » s’accumulent pour augmenter les potentialités esthétiques du « plan » qui devient l’élément syncrétique et le point de convergence de tous ces paramètres étudiables. 3.2.3 Un extrait du BO particulièrement révélateur : l’étude du montage en Terminale L’étude du montage en classe de Terminale relève du même postulat. Pour D. Bordwell : « Pour beaucoup d’historiens, les Soviétiques ont montré que le montage était la technique la plus centrale et la plus spécifique du cinéma, puisqu’il différencie complètement le cinéma du théâtre »486 485 BO hors série n° 2 du 30 août 2001, classe de Seconde, version papier, op. cit., p. 20 reprise littérale dans la version de 2010. 486 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p 34 : « for many historians the soviets - 267 - Je reprends ici in extenso l’extrait du BO de Terminale de 2001 repris littéralement à quelques exemples près dans le BO de 2010 : « Les principales étapes et théories du montage : Cette étude, directement liée à la dominante du programme de classe terminale, consiste à revisiter l’histoire et la théorie du cinéma sous l’angle du montage. Elle s’appuie sur l’étude d’œuvres et d’auteurs particulièrement représentatifs de l’importance et de la diversité des procédés du montage et qui ouvrent des pistes de variations et de croisements originaux. À titre d’exemple : le plan unique des origines ; D. Griffith et la naissance du montage hollywoodien ; les expériences du jeune cinéma soviétique de D. Vertov à S. M. Eisenstein ; le montage dans la production des grands studios hollywoodiens ; la place éminente du montage dans l’œuvre de quelques grands auteurs (K. Dreyer, J. Renoir, O. Welles, R. Bresson, A. Hitchcock, R. Rossellini, A. Resnais, J.-L. Godard, S. Kubrick, etc.) ; le nouveau cinéma anglo-saxon (D. Lynch, D. Cronenberg, Q. Tarantino, A. Egoyan, etc.) ; le montage comme scénarisation du réel à travers l’œuvre de quelques grands documentaristes(R. Flaherty, C. Marker, J. Rouch, R. Depardon, etc.) ; le montage comme exploration plastique (P. Greenaway, Y. Pelechian, S. Bartas, J. Mekas, A. Sokourov, etc.). »487 J’ai vu précédemment que cette attention particulière portée au montage relevait de la notion de « dominante » de la conception formaliste de l’art. Mais elle relève aussi de la « Standard Version » telle que la définit D. Bordwell. Le montage, en tant qu’il est un élément spécifique au cinéma semble justement permettre la définition du cinéma en tant qu’art autonome. Cette étude des « étapes du montage » rejoint l’idée selon laquelle l’histoire du cinéma est une « révélation du pouvoir spécifique de cet art »488. L’évolution du montage, de D. W. Griffith à A. Sokourov, procède donc peu ou prou d’une prédisposition à une conception téléologique de l’art dont l’histoire ne serait qu’un long chemin vers la perfection. L’apogée de l’art, sa maturité, se manifesterait, au centre de l’énumération, par « la place éminente du montage dans l’œuvre de quelques grands auteurs ». Ce parcours au sein de plusieurs « écoles » de demonstrated that editing was the central and distinctive film technique, since it most completely liberated cinema from its dependence upon the theatre ». 487 BO hors série n° 4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 21. 488 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p 32 : « revelation of the art’s characteristic power ». - 268 - montage rejoint la caractéristique de la « Standard Version » qui promeut le progrès du langage cinématographique à travers la contribution additive de différents auteurs et différentes nations, selon le schéma « Birth-Maturity-Decline », des « origines » à nos jours en commençant par la « naissance », schéma déjà présent dans d’autres extraits du BO. Ce qui se dessine derrière cette énumération, c’est une vision du montage que je qualifierai de « vision moderniste de l’art », vision selon laquelle : « Le médium a découvert sa propre nature en soumettant le réalisme à la pleine conscience de son artificialité. »489 Le passage du montage comme « scénarisation du réel » au montage comme « exploration plastique » relève d’une théorie « moderne » du montage qui se résume à la révélation au cours de l’histoire de ses potentialités auto-réflexives. La formule « vision moderniste de l’art » me permet d’embrasser plusieurs concepts. L’historiographie correspond à une certaine « vision » de l’histoire, j’entends par là une certaine façon de faire l’histoire qui est à la fois la cause et la conséquence d’une certaine lecture des événements. Si cette historiographie est « moderniste », c’est parce qu’elle consiste en un cheminement vers une prise de conscience de la modernité. Cette histoire de l’avènement d’une « modernité » dans l’art, maintes fois débattue, me semble, quelle que soit la définition retenue pour le terme « modernité », procéder toujours selon le même schéma. Ce schéma est celui d’une vision progressiste de l’histoire qui s’achemine de rupture en rupture (techniques, esthétiques, culturelles, économiques) vers une prise de conscience aiguë de la réflexivité de l’art. Cette réflexivité proclame, à la fin de l’histoire, qu’ « une œuvre moderne est toujours aussi une déclaration à propos de l’art »490 , pétition de principe qui est aussi celle de R. - 269 -Jakobson dans une perspective formaliste. 489 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 44 : « the medium discovered its nature by subordinating realism to self-conscious artifice ». 490 AUMONT Jacques, Moderne ?, Paris : Les Cahiers du Cinéma, 2007, p. 47. - 269 - Il me semble que l’histoire du montage qui sous-tend le programme officiel de Terminale relève de cette vision moderniste qui fait du cinéma un art dont le principalement aboutissement est la reconnaissance de sa propre modernité. Partant, l’histoire du montage se donne comme la progression de ses différentes théories vers la prise de conscience de sa dimension méta-discursive et donc de sa « modernité ». Ce modèle reste fidèle à la conception hégélienne d’une téléologie de l’art cinématographique à travers une vision chronologique, historique et nationale du cinéma. Je rejoindrai alors sans doute certains constats de J. Aumont qui avoue, dans Modernes ? : « Comment pouvait-on espérer décrire quarante années de cinéma avec un crible aussi grossier que “classique/moderne”, si, en outre, on identifiait le classique au film à scénario écrit, réalisé avant-guerre dans les studios hollywoodiens, et le moderne, à la caméra rossellinienne deuxième manière, et de ses rejetons ? Mon étonnement n’a jamais faibli, devant la vigueur de cette croyance. »491 Dans un premier temps, disons que la conception du montage présente dans le BO se détache, entre autres, de la conception bazinienne du montage comme gage de « fidélité au Réel », puisque le montage est davantage montré, à travers ces lignes, comme une « stylisation » – qui aboutit à une « exploration plastique » via des « expériences », « scénarisation », « expérimentation » – que comme un gage de réalisme. Peu à peu, l’attention portée au « contenu » doit décroître pour privilégier l’attention portée à la forme. Après ce repérage des présupposés généraux de la formulation des programmes officiels, il convient de revenir précisément sur chacune des étapes préconisées par le BO de 2001 repris littéralement en 2010 : - Les débuts du montage correspondent selon le BO au « plan unique des origines » Le BO semble ici rejoindre ce que Noël Burch, dans La Lucarne de l’Infini, qualifiait de « Mode de Représentation Primitif » (MRP) qui correspond au cinéma de 1894 à 491 Ibid, p. 15. - 270 - 1914. Le parangon de ce cinéma est Tom the pipper’s son, film qui montre effectivement un plan unique dont les entrées et les sorties de champ permettent toute l’évolution narrative et constituent toute la mise en scène. Le « plan unique des origines » semble donc correspondre à un cinéma sans montage, dont toute l’action se situe dans un cadrage fixe, frontal, correspondant au point de vue du « spectateur de l’orchestre », éventuellement étagé dans la verticalité ou l’horizontalité, c’est-à-dire permettant une circulation des éléments diégétiques selon le paradigme haut/bas ou gauche/droite et plus marginalement dans la profondeur de champ. De nombreux théoriciens, D. Bordwell, N. Burch, Tom Gunning, s’appliqueront à remettre en question cette vision très limitée du cinéma des premiers temps, mais leur travail théorique ne semble pas avoir affecté le BO qui reste de toute façon très vague sur la question. Ce cinéma ne retient pas l’attention des concepteurs du programme qui ne citent ni auteur ni film, et ne font allusion à ce cinéma que comme « point de départ » de l’histoire. - « Griffith » Il reste associé à la « naissance du montage hollywoodien », comme c’est le cas dans les histoires du cinéma écrites avant les années 70 promouvant ce que D. Bordwell appelle la « Basic Story », sur le modèle plus ou moins revendiqué de L’Histoire du cinéma écrite en 1935 par M. Bradèche et R. Brasillac. D. Bordwell explique que D. W. Griffith a lui-même été responsable de cette canonisation, largement obtenue grâce à ses accointances avec le MOMA dans les années 20 et ses talents pour monnayer des services journalistiques qui ont contribué à promouvoir et diffuser dans le monde entier son œuvre comme étant LE modèle de création du montage alterné. Le fétichisme que les cinéphiles de cette époque ont développé autour des œuvres du cinéma muet menacées de disparition par l’arrivée du parlant explique que D. W. Griffith ait bénéficié d’une vague de sympathie. Naissance d’une nation, par exemple, est l’un des deux premiers films qu’Henri Laglois a achetés pour la - 271 - Cinémathèque française. Ce que D. Bordwell appelle le « canon du MOMA »492 persiste donc dans l’Éducation nationale plus de quatre-vingt ans plus tard et accrédite son constat selon lequel : « Le MOMA ne fut qu’une des grandes institutions qui contribua à la propagation de “l’histoire basique” du cinéma à travers la culture cinématographique internationale. »493 Par ailleurs, soulignons que la dimension idéologiquement problématique de ce film est subsumée à son intérêt formel, ce qui peut apparaître paradoxal si l’on considère que l’enseignement du cinéma est la conséquence du paradigme de l’art citoyen : comment promouvoir un réalisateur ouvertement raciste ? - Le « jeune cinéma soviétique » : Il reste un passage obligé de l’étude du montage, surtout dans une perspective formaliste. En tant que théoriciens, D. Vertov ou S. M. Eisenstein se sont interrogés sur le montage comme « structure », comme « rythme », comme outil de communication d’une idéologie nationale qui s’exprime à travers la forme de leurs films, comme contre-pied aux formes artistiques précédant la révolution politique. Je ne reviendrai pas ici sur les apports théoriques de S. M. Eisenstein et D. Vertov quant au montage, mais je soulignerai simplement que leur approche correspond à certains égards aux théories développées par l’École formaliste russe494 et que le succès qu’il rencontre dans les programmes officiels (L’Homme à la caméra est au programme du baccalauréat de 2010 à 2013) s’explique aussi par leur conformité à certaines attentes des épreuves de l’analyse filmique sur lesquelles je reviendrai. Ce sont des œuvres « pratiques » à étudier dans la mesure où elles permettent une analyse formelle adossée à une approche culturelle contextualiste, ce qui correspond exactement aux présupposés de l’enseignement de l’analyse filmique formaliste au lycée. 492 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., « MOMA canon » p. 25. BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 26 : « MOMA was only one of many institution that disseminated the Basic Story throughout international film culture ». 494 Voir sur ce sujet les propositions théoriques que fait sur ce rapprochement Benjamin AMENGUAL dans Que viva Eisenstein ! Histoire et théorie du cinéma, Paris : L’âge d’homme, 1980, p. 479 et suivantes. 493 - 272 - Continuons la lecture du texte du BO pour la classe de Terminale. Il y est question d’étudier : - Le « montage dans la production des studios hollywoodiens » Cette étape de l’histoire du montage passant par Hollywood s’explique peut-être par la réhabilitation du cinéma hollywoodien, telle qu’elle a été initiée par André Bazin après la guerre et relayée par les « Jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma. La succession montage soviétique/montage hollywoodien, si elle s’appuie sur la notion d’École nationale faisant conjointement avancer l’histoire du montage, procède également de la vision bazinienne d’une « évolution » (voire d’un progrès) du montage après la période du muet. D. Bordwell résume ainsi cette posture, en délimitant dans sa réflexion théorique « deux sortes de montages : le montage abstrait caractéristique des films muets, et le découpage caractéristique des films parlants. »495 Dans cette perspective, le montage « abstrait » et formaliste que développent « les expériences du jeune cinéma soviétique » – et le terme même « d’expérience » va dans le sens d’une « abstraction » du montage détaché des contraintes narratives ou figuratives – s’oppose au découpage hollywoodien qui s’attache à la clarté d’une continuité spatio-temporelle prise dans une dialectique du récit réaliste à laquelle A. Bazin tenait beaucoup. Les « grands studios hollywoodiens » ont alors le mérite de promouvoir, par la transparence du montage, la capacité essentielle de la caméra à enregistrer et à révéler la Réalité. On peut cependant relever l’amalgame, dans les programmes officiels, entre montage et découpage, puisque le cinéma hollywoodien relève plus d’un attachement précis au découpage qu’au montage à proprement parler. Cette imprécision permet aussi de mieux comprendre la phrase suivante sur « les grands auteurs » : 495 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 61 : « Two sorts of editing : the abstract montage characteristic of the silent area and the decoupage characteristic of the sound films ». - 273 - - « la place éminente du montage dans l’œuvre de quelques grands auteurs ». L’attachement au réalisme chez A. Bazin permet d’envisager le travail de O. Welles ou de J. Renoir, cités dans la parenthèse, comme un « progrès » dans l’enregistrement du Réel auquel le découpage plus que le montage doit participer. Ce « progrès » sera principalement articulé, chez A. Bazin, autour de l’analyse du plan-séquence et la profondeur de champ, et on ne peut citer O. Welles sans y penser. Mais certains critiques, dans les années 60, s’opposeront à la vision bazinienne du cinéma comme médium ontologiquement réaliste. Ceci explique sans doute que ces « grands auteurs » qui, dans la conception bazinienne, utilisent le plan-séquence comme alternative au montage par le découpage, côtoient dans l’énumération du BO des réalisateurs qui ont exploré les procédés du montage de façon beaucoup plus stylisée comme J.-L. Godard ou A. Resnais. L’énumération – inchangée entre 2001 et 2010 – semble ici d’ailleurs étrangement à la fois chronologique et anhistorique. L’allusion à « la place éminente du montage dans l’œuvre de quelques grands auteurs » annihile ponctuellement la perspective historique pour promouvoir une vision auteuriste du montage, fidèle à la conception formaliste générale et à la « politique des auteurs » telle que l’ont promue Les Cahiers du Cinéma. Les exemples de réalisateurs qui se succèdent dans la longue parenthèse apparaissent soudain totalement décontextualisés, détachés des écoles et des époques, ce qui fait que J. Renoir peut côtoyer S. Kubrick, et que R. Rossellini n’est même pas cité à titre de représentant du néoréalisme. On assiste bien à la valorisation d’une « collection intemporelle de Grands Films dominant l’espace esthétique, susceptible de s’élargir lorsque des cinéastes créent des chefsd’œuvre »496. Les « grands auteurs » sont précisément ceux que Les Cahiers, à la suite de A. Bazin, ont célébrés dans les années 60. Parmi ces réalisateurs, tous sont des réalisateurs de la « cinémathèque idéale » que j’ai déjà évoquée. On l’a vu, ces réalisateurs cités 496 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 82 : « timeless collection of great films, hovering in aesthetic space, to be augmented whenerver directors creat more masterworks » . - 274 - pour la « place éminente » du montage dans leurs œuvres sont désignés comme appartenant au « patrimoine », ce qui rend leur présence dans les programmes officiels incontournable et pourtant littéralement injustifiée. Leur présence dans le BO relève de la rhétorique de l’évidence, car « l’éminence » du montage reste un concept vague, ininterrogé et surtout très peu défini : qu’est-ce qu’un film dans lequel le montage tient « une place éminente » ? un film très découpé ? un film peu découpé ? un film à la structure narrative complexe ? un film qui respecte les règles des raccords classiques ? Je pense que le montage est surtout ici considéré comme un acte essentiel de mise en scène, conformément à ce que promeut la critique des Cahiers dans les années 50 et qui poursuit la réflexion bazinienne tout en prenant le contre-pied de sa réflexion sur le « montage interdit ». Le BO se trouve à la jointure des conceptions théoriques d’A. Bazin et de sa récupération par les « Jeunes Turcs » à partir des années 50. En effet, le montage comme élément de mise en scène relève éventuellement du découpage dit « classique » correspondant à des films narratifs et figuratifs qui relèvent d’une certaine « transparence » défendue par J.-L. Godard dans son article de 1952 pour les Cahiers du cinéma, intitulé « Défense et illustration du découpage classique »497. C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre la présence d’A. Hitchcock dans les auteurs cités ainsi que l’étude du montage/découpage « dans la production des grands studios » de la ligne précédente. Mais A. Hitchcock pourrait aussi devoir sa présence dans la liste à son travail sur le plan-séquence comme refus du montage. On serait alors plus dans une perspective bazinienne avec l’expérimentation d’un film comme La Corde dans lequel la « place éminente du montage » relève…de son interdiction. Il s’agirait bien d’étudier : « la diversité des procédés de montage » (…) « qui ouvrent des pistes de variation et de croisement originaux ».498 Cette hésitation théorique sur le choix des films d’un réalisateur cité sans plus de 497 GODARD Jean-Luc, « Défense et illustration du découpage classique », in Cahiers du cinéma n° 10, mars 1952. 498 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 23, reprise littérale dans le BO de 2010. - 275 - précision témoigne du fait qu’une simple liste d’auteurs ne saurait véritablement constituer une illustration efficace d’un point au programme. Le fétichisme du nom de l’artiste a déjà été abordé précédemment comme phénomène sociologique garant de la légitimité culturelle des programmes de l’Éducation nationale. La légitimité culturelle de ces artistes vient, comme je l’ai déjà montré, de leur adoubement par la critique cinéphilique. Les textes officiels s’appuient sur cette légitimité pour justifier l’introduction de certains auteurs dans les programmes scolaires. Or les auteurs cités comme étant de « grands auteurs » ont maintes fois été promulgués par les Cahiers précisément au rang d’auteurs « modernes ». Je précise que le terme « classique » ou « moderne » n’est jamais explicitement écrit dans le BO ce qui témoigne d’une prudence certaine face à ces terminologies toujours discutables. La vision moderniste sous-jacente n’en est pas moins présente, précisément via les auteurs cités aux différentes étapes de « l’histoire et la théorie du cinéma sous l’angle du montage ». La mise en exergue de la rupture que ces auteurs instaurent avec le « découpage classique hollywoodien » permet de renforcer leur contribution à la vision moderniste du montage. On peut alors se demander quelle théorie du montage est finalement plébiscitée dans le texte officiel. Car le montage peut aussi correspondre à une mise en scène auto-réflexive et être rattaché à la notion de « modernité » dans le sens radical que lui confère N. Burch dans les années 60 dans la Praxis du cinéma et que D. Bordwell résume ainsi : « Le progrès de l’art comme une évolution vers plus de conscience de soi (...) un cinéma de la fragmentation, de l’ambiguïté, de la distanciation s’appuyant sur des effets esthétiques flagrants. »499 Car autour de cette conception théorique du montage, les présupposés divergent et certaines références auteuriales sont plus problématiques : le Journal d’un curé de campagne fait l’objet d’une étude précise par A. Bazin dans un des tout premiers 499 BORDWELL David, On the history of film style, p. 86-87 : « art’s progress as a development toward increasing self-awareness (…) a cinema of fragmentation, ambiguity, distanciation and flagrant aesthetic effects ». - 276 - numéros des Cahiers du cinéma500 et en cela cette œuvre est légitime culturellement parlant. Cependant, du point de vue des enseignements CAV en lycée, l’art du montage chez R. Bresson vaut-il comme art de la fragmentation ou pour ses « effets esthétiques flagrants » ? Vaut-il comme illustration du montage comme mode de perception de la réalité des choses ou des êtres, ou au contraire comme distanciation par rapport au Réel ? Pour A. Bazin, l’art du cinéma consiste à appréhender la réalité le plus fidèlement possible, l’ancrage du cinéma dans la réalité est un élément essentiel. Aussi, quand A. Bazin insiste sur la profondeur de champ chez O. Welles ou W. Wyler (absent de la liste du BO) c’est pour montrer à quel point elle permet une révélation plus parfaite de la réalité. Mais la réflexion rattachée au montage justifie aussi la convocation, dans le texte officiel, de réalisateurs qui correspondent, au moins en partie, à la définition de la modernité évoquée ci-dessus comme A. Resnais et J.-L. Godard dont certains films relèvent de la disjonction, de la distanciation méta-discursive voire « d’effets esthétiques ». On voit bien ici que les présupposés à l’oeuvre en ce qui concerne le montage sont flous : transparence classique ou modernité auto-réflexive ? Quant à R. Rossellini, ce qui est retenu n’est sans doute pas tant sa vision du montage, plutôt transparent (me semble-t-il ?) que son rattachement inconditionnel, dans la perspective critique des Cahiers, au « cinéma moderne ». On se souvient de la « lettre sur Rossellini » de Jacques Rivette publiée en avril 1955 dans le numéro 46 des Cahiers du cinéma, véritable manifeste de la modernité cinématographique : « S’il est un cinéma moderne, le voilà (…) Si je tiens Rossellini pour le cinéaste le plus moderne, ce n’est pas sans raison ; ce n’est pas non plus par raison. Il me semble impossible de voir Voyage en Italie sans éprouver de plein fouet l’évidence que ce film ouvre une brèche, et que le cinéma tout entier y doit passer sous peine de mort. »501 Dans cette posture théorique, les « Jeunes Turcs » se détachent de A. Bazin quant à 500 BAZIN André, « Le journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson », in Cahiers du cinéma n° 3, 1951, réédité dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris : éditions du Cerf, 1975, pp. 107-127. 501 RIVETTE Jacques : « lettre sur Rossellini », Cahiers du Cinéma n° 46, avril 1955. - 277 - la question du montage et du rapport au Réel. Mais les programmes officiels, s’ils reflètent le panthéon d’auteurs promulgué par les Cahiers du cinéma, ne se font pas l’écho des différentes postures théoriques possibles, ce qui parait pourtant indispensable à une étude approfondie des « théories du montage ». On peut s’interroger aussi sur la présence de S. Kubrick dans cette liste. Il apparaît surtout en sa qualité d’auteur « adoubé », représentatif de l’Auteur « tout puissant ». Il est aussi un moyen de transition vers « le nouveau cinéma anglo-saxon » qui est également une cinématographie dont le BO encourage l’étude : - Le « nouveau cinéma anglo-saxon » Ici, la présence d’auteurs contemporains et connus appartenant au cinéma « mainstream » ne déroge pas, malgré les apparences, aux présupposés formalistes. Les cinéphiles « modernes » dès les années 60 ont ouvert la critique à un cinéma plus « grand public ». Comme le rappellent J.-M. Leveratto et L. Jullier : « Rappelons que John Ford ou Howard Hawks ne sont pas, à l’époque, des auteurs, mais des réalisateurs commerciaux auxquels on reconnaît une qualité supérieure. »502 Cette tradition explique peut-être la prédisposition du BO à promouvoir ce type de cinéma, ici représenté par Q. Tarantino, D. Lynch, D. Cronenberg et plus confidentiellement A. Egoyan503. Le « nouveau cinéma anglo-saxon » relève en outre aussi de l’adhésion au « Birth-Maturity-Decline pattern » peu ou prou appliqué à un certain cinéma « mainstream ». Le terme « anglo-saxon » semble finalement être un équivalent de l’adjectif « hollywoodien » dans son sens parfois implicite ou sous-entendu de « grand public ». L’expression « cinéma hollywoodien » serait ici inadéquate compte tenu de la complexification des systèmes nationaux de production et les diverses nationalités des artistes cités. La formule « cinéma anglo-saxon » permet donc de relier avec prudence des réalisateurs canadiens et américains, mais surtout des auteurs dont les films sont le 502 JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 117. 503 La liste des auteurs ne bouge pas entre 2001 et 2010. - 278 - plus souvent des co-productions parfois même transatlantiques (c’est le cas pour D. Cronenberg). Ce que leur film apporte à l’histoire et à la théorie du montage n’est pas précisé et l’hétérogénéité des démarches esthétiques que sont celles de D. Lynch ou d’A. Egoyan rend problématique leur amalgame. S’agit-il d’étudier ce que le montage peut induire de fausses pistes narratives chez D. Lynch ? de travailler sur le montage ultra rapide de certaines scènes de Q. Tarantino ou sur la lenteur volontaire de certaines autres ? Sur le montage de supports techniquement hétérogènes comme la pellicule et l’image vidéo chez A. Egoyan ? - Les textes encouragent ensuite l’étude du montage dans l’« œuvre de quelques grands documentaristes ». Notons que le documentaire est d’emblée défini comme une « scénarisation du réel », ce qui relève d’un refus sans équivoque d’une conception « naïve » du documentaire qui pourrait être celle de A. Bazin dans son célèbre texte « Montage interdit ». R. Flaherty, et Nanouk, longtemps cité, via A. Bazin, comme le parangon de la non-transformation du réel filmé est finalement devenu, et le BO en témoignent, l’exemple d’un documentaire parfaitement scénarisé. Il semble en effet que le documentaire ne puisse prétendre à une étude spécifique que s’il propose une certaine stylisation du Réel, ici désigné comme « scénarisation ». Cette façon d’envisager le documentaire nous éloigne de la perspective bazinienne et rejoint encore une fois la vision formaliste qui voit dans l’attention portée à la transformation stylistique du matériau enregistré par la caméra un gage de sa dimension artistique. Le programme de Première invite d’ailleurs à aborder les différentes formes de mise en scène du Réel dans le documentaire en étudiant : « le travail spécifique de recherche et d’écriture qu’implique, avec ses approches variées, le genre documentaire (rapport préalable au sujet filmé et modes de préparation très différents, selon les auteurs). »504 504 BO hors série n° 3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit, p. 22. Le Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010 formule ainsi : « travail spécifique de recherche et d’écriture qu’impliquent le genre documentaire et ses approches variées (rapport préalable au sujet filmé et modes de préparation très différents selon les auteurs) ». - 279 - Dans le BO de Terminale, l’hétérogénéité des références masque les enjeux réels des différentes techniques de montage chez les auteurs cités : s’agit-il d’étudier la scénarisation très explicite des films de compilation de C. Marker ou celle, plus implicite, voire déniée, du documentaire à portée ethnographique de J. Rouch ? - Le BO stipule finalement d’aborder le montage comme « exploration plastique ». Cette « exploration plastique » correspond à l’aboutissement ultime du cinéma considéré comme art, conformément à la vision moderniste dont je parlais plus tôt, qui calque l’histoire du cinéma sur l’histoire de l’art moderne et doit aboutir à une valorisation des avant-gardes au détriment du cinéma « mainstream ». La volonté de sortir le cinéma du divertissement ou de l’art commercial explique également la valorisation de sa « modernité ». Cette perspective correspond à celle défendue par N. Burch dans sa Praxis du Cinema et que D. Bordwell résume ainsi : « Dans la “version oppositionnelle” du “style en évolution”, la dualité entre les avant-gardes et le cinéma de fiction “mainstream” devient le principal principe d’organisation »505 Appliquée au montage, cette radicalisation moderne se manifeste de différentes manières : le montage s’affranchit de sa dimension narrative et le film s’apparente plus à un pur art visuel qu’à un art du récit. S’exprime là encore la valorisation d’un cinéma qui explore les possibilités formelles du médium et ne se contente pas du « degré zéro » de l’écriture qui caractérise le film plus accessible au grand public. Les auteurs cités représentent également une certaine vision du documentaire (en particulier J. Mekas, A. Pelechian et S. Bartas) qui va également dans le sens d’un refus du cinéma narratif dominant. Le traitement de plans très longs, omniprésents chez S. Bartas, mais aussi et surtout dans L’Arche russe de A. Sokourov relève d’une vision de la mise en scène volontairement en rupture avec les codes du montage hollywoodien par exemple. Le BO plébiscite les films dans lesquels le montage procède d’un choix esthétique volontairement voyant, ce que D. Bordwell appelle 505 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 84 : « in the oppositional version of the developement of style, the duality between the avant-garde and the mainstream narrativ cinema becomes the primacy organizing principle ». - 280 - les « effets esthétiques flagrants »506 de la modernité. Le choix, sur cinq noms, de trois artistes originaires de pays dont la production cinématographique est marginale, peu connue et peu diffusée – je parle ici de S. Bartas et J. Mekas, tous deux Lituaniens, ainsi que A. Péléchian, Arménien – signale cette mise en valeur de la rupture avec les courants dominants de production cinématographique. Pourtant, certains artistes cinéastes et plasticiens comme Martin Arnold ou Bruce Conner et Steeve Mc Queen, qui sont fréquemment exposés dans les musées internationaux, sont respectivement autrichiens, américains (je dirai même californien), et anglais, sont bien ancrés dans les systèmes culturels dominants, ce qui ne les empêche pas d’avoir une réflexion sur le montage pour le moins expérimentale. On peut y voir également une prédisposition à considérer que le cinéma expérimental ne peut venir que d’un système culturel lui-même alternatif, voire en opposition idéologique avec la culture américaine507. On rejoint ici le présupposé de N. Burch explicité par D. Bordwell : « En plus du “Mode de Représentation Institutionnel” (MRI), N. Burch prétend que s’est développée une tradition de cinéma d’opposition - une “ligne de crête” de films critiques qui ont effectivement contesté le cinéma illusionniste et revendiqué la déconstruction et la subversion des codes dominants de la représentation et la narrativité. »508 Finalement, le parcours conseillé dans l’histoire du montage aboutit au montage comme « exploration plastique », c’est-à-dire du montage ne référant qu’à luimême. Cet aboutissement semble ici à la fois considéré comme l’aboutissement d’une vision du cinéma comme « moderne » et comme une disposition à réévaluer le cinéma du présent. Ainsi, ce paragraphe du BO dessine le même trajet théorique 506 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 87 : « flagrant aesthetic effects ». De manière un peu provocatrice on pourrait estimer qu’en faisant référence, parmi cinq noms, à deux artistes lituaniens et un artiste russe, alors que des noms plus attendus comme celui de l’américain Stanley Brakhage ne sont pas évoqués, le BO assimile plus ou moins la « culture d’opposition » aux « codes dominants » à un certain modèle du clivage Est/Ouest… 508 BORDWELL David, On the history of film style, p. 99 « Alongside the Institutional Mode of Representation (IMR), Burch claims there has developed a tradition of oppositional filmmaking – a « crestline » of critical films that have actually challenged the illusionist cinema thought a deconstruction and subversion of the dominant codes of representation and narrativity ». 507 - 281 - que l’histoire de la théorie du cinéma elle-même – de A. Bazin à N. Burch en passant par les « Jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma – c’est-à-dire de la mise en question du cinéma comme médium à l’affirmation du cinéma comme art via le retour du « modernisme ». Le problème est que la théorie s’arrête là et que les apports théoriques qui suivent ne sont pas représentés dans le BO. Si l’on considère N. Burch509 par exemple, dont le dernier ouvrage théorique, De la beauté des latrines, sorti en 2008, réhabilite la question du sens au cinéma, il est clair que la théorie du cinéma bouge, que l’Université et la recherche en études cinématographiques continuent d’en produire, alors que l’Éducation nationale reste à l’écart de ces évolutions qui ont pourtant démarré dans les années 70, bien avant la rédaction des programmes officiels. Certaines références paraissent comme « embaumées », celles, récurrentes, de J. Renoir de O. Welles ou de R. Rossellini par exemple, et comme le remarque J. Aumont : « Autant Welles était une figure idéale d’artiste moderne ou moderniste, autant Rossellini, très vite, fera tout pour ne pas ou ne plus l’être – du moins au sens hégélien où l’on entend la modernité aux Cahiers du Cinéma en 1955. Il n’est donc qu’à demi surprenant que cette modernité n’ait pas eu le sort des mouvements modernes habituels : êtres dépassés, avalés par d’autres, renvoyés au passé. Le mythe Rossellini est tout prêt à éclore. Il sera repris, trente ans plus tard, dans un tout autre contexte cinématographique et critique, comme si de rien n’était (comme si la modernité rossellinienne avait été, avec l’article de Rivette, embaumée ou “conservée dans l’ambre” pour reprendre les métaphores de A. Bazin). »510 Tous ces présupposés théoriques qui sous-tendent la formulation des programmes officiels trouvent également un point de cristallisation dans la notion de « genres » cinématographiques. 509 L’usage de la théorie peut même changer pour un même auteur : N. Burch quand il écrit Une Praxis du cinéma (1969) est clairement tourné vers le structuralisme alors que De la beauté des latrines ressort des « Cultural Studies » 510 AUMONT Jacques, Moderne ?, op. cit., p. 55. - 282 - 3.2.4 La notion cinématographique » de dans « genre le BO de Première Je cite in extenso le programme du BO de Première de 2001 qui a été repris quasi littéralement en 2010 : « Le repérage des grandes étapes et des principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel, des origines à nos jours : L’étude porte sur les débuts du cinéma (Lumière, Méliès), le burlesque américain, le cinéma soviétique des années 20, l’expressionnisme allemand, le cinéma français des années 30, le cinéma hollywoodien, le cinéma japonais, le néoréalisme italien, les nouvelles vagues, ainsi que sur les grands courants et les formes spécifiques de la très récente histoire de l’audiovisuel. Elle permet de donner une vision chronologique et synthétique de l’histoire du cinéma et d’identifier les principaux genres et styles (comédie, mélodrame, film policier, thriller, film musical, science-fiction, animation, adaptation, film historique, documentaire...). Elle donne également quelques repères dans l’histoire de l’audiovisuel, et notamment de la télévision, afin de permettre aux élèves d’identifier et de situer les principaux genres et formes des réalisations liées à ces formes et supports particuliers depuis le milieu du XXe siècle, en s’attachant à interroger leur relation avec les démarches artistiques. Ce repérage peut être l’occasion d’aborder les questions liées à l’économie du cinéma et de l’audiovisuel (production, distribution, droits d’auteurs). »511 (Je souligne) Je ne reviendrai pas sur la notion d’« histoire du cinéma » ici découpée en « périodes » qui se justifient par la dimension moderniste de la posture historiographique du texte officiel tel que je l’ai évoquée par rapport à la question du montage. Notons seulement au passage l’amalgame entre « genres » : le « burlesque américain », et mouvement artistique : « le néoréalisme italien », ici cité dans une même énumération destinée à développer le « repérage des grandes étapes 511 BO hors série n° 3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 22, repris en 2010 à quelques différences près : le « biopic » est ajouté dans la parenthèse des genres, et cet ajout : « Elle (l’étude) conduit à aborder quelques textes théoriques sur le cinéma et plus largement quelques grandes problématiques esthétiques, mais aussi à articuler histoire du cinéma et histoire des arts et des techniques. », BO spécial n° 9 du 30 septembre 2010, op. cit. - 283 - et des principaux genres de l’histoire du cinéma ». La notion de « genre cinématographique », au début du texte, est aussi implicitement mêlée à la notion de « style », assimilation renforcée par la suite du texte qui préconise d’« identifier les principaux genres et styles (comédie, mélodrame, film policier) ». Des termes pourtant très problématiques comme la notion de « style », de « genre » ou le découpage en « mouvements historiques » successifs ne sont pas explicités, ni questionnés. Ces notions se donnent comme ayant une définition immanente, non soumise à des observations empiriques, n’occasionnant aucune obligation de définition, ce qui révèle pourtant d’une démarche épistémologique discutable quand il s’agit de terminologies aussi vagues. C’est dire aussi que le texte officiel parie sur une connaissance et une appréhension universelles et non négociables de ces notions. Des facteurs économiques : « questions liées à l’économie du cinéma et de l’audiovisuel », technologiques et socioculturels : les « formes spécifiques de la très récente histoire de la télévision » sont pourtant convoquées, mais, paradoxalement, ils n’interfèrent pas, dans le BO, avec la définition du genre ni ne suscitent un questionnement sur elle, alors même qu’ils font signe vers la variabilité et la complexité de la notion. Le BO s’appuie donc sur une classification a priori qui n’est ni définie ni interrogée et dont les critères de délimitation restent sous silence. La parenthèse qui suit délimite un certain nombre de « genres » dans une liste non exhaustive : « (comédie, mélodrame, film policier, thriller, film musical, science-fiction, animation, adaptation, film historique, documentaire…) ». À regarder de près cette parenthèse, certains éléments de désignation des genres apparaissent problématiques, et je m’appuierai là sur les développements de Janet Staiger dans Perverse Spectator512. Tout d’abord, les genres sont parfois désignés avec des noms : « comédie », « mélodrame » ou avec des adjectifs : « films policiers », « film historique », « film musical ». Cette terminologie est trouble : un genre correspond-il à une caractérisation du film ou à une qualification à part entière ? 512 Staiger Janet, Perverse Spectator, New York : New York University Press, 2000. - 284 - Ou pour reprendre le vocabulaire de la linguistique, la différentiation des genres est-elle de nature paradigmatique ou syntagmatique ? Relève-t-il d’une différence de nature ou d’une différence de degré ? L’hésitation terminologique semble révélatrice de l’hésitation conceptuelle qui entoure cette notion de « genre », tantôt citée au même titre que les écoles artistiques, tantôt assimilées au « style ». L’attention portée aux genres cinématographiques et à l’histoire du cinéma dans le Bulletin officiel permet cette mise en perspective. Dès la classe de Première, les élèves sont invités à aborder : « L’étude des différentes pratiques d’écriture et le repérage des grandes étapes et des principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel des origines à nos jours. »513 Cette perspective, loin de relever d’une analyse sociologique des œuvres, ce que pourrait laisser croire la volonté de les replacer dans leur contexte historicoculturel, procède d’une attention portée à la « hiérarchie des procédés artistiques » qui ne peut s’évaluer que « dans le cadre d’un genre poétique donné ». L’étude du genre apparaît dans cette perspective comme le gage d’une analyse formelle plus précise et plus pertinente qui devient alors en elle-même un facteur de définition et de délimitation du genre et de son évolution. Cette étude des genres occupe une large partie du programme de la classe de Première : « Elle permet de donner une vision chronologique et synthétique de l’histoire du cinéma et d’identifier les principaux genres et styles (comédie, mélodrame, film policier, thriller, film musical, science-fiction, animation, film historique, documentaire, etc.). 514 » Les rédacteurs des programmes présupposent que l’étude des films passe par la connaissance de l’évolution des différentes « normes poétiques ». Les étiquettes généralistes comme « le comique » ou « le néo-réalisme » opèrent aussi une réduction très forte de l’approche pragmatique puisqu’elles supposent que ces catégories sont du côté de la production des films et non du côté de leur réception. L’étude des genres devra donc essentiellement s’inscrire dans une démarche 513 514 BO spécial n° 3 du 30 août 2001, classe de Première, op. cit., version papier, p. 21. BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 23. - 285 - historique, comme le suppose l’approche formaliste de R. Jakobson : « La hiérarchie des procédés artistiques se modifie dans le cadre d’un genre poétique donné ; la modification en vient affecter la hiérarchie des genres poétiques, et simultanément la distribution des procédés artistiques parmi les divers genres. Des genres qui étaient, à l’origine, des voies d’intérêt secondaire, des variantes mineures, viennent à présent sur le devant de la scène, cependant que les genres canoniques sont repoussés à l’arrièreplan. »515 La délimitation formelle et thématique des genres dans le BO porte donc aussi la trace de présupposés formalistes516. Premièrement, parce que le genre se définit comme le résultat d’une « intention d’auteur », alors d’ailleurs qu’il est souvent, dans les faits, le résultat d’un désir de normalisation de la part des producteurs. Deuxièmement, cette classification émane de la théorie littéraire qui, la première, a tenté de regrouper les textes par grands ensembles classificatoires correspondant aux formes littéraires différentes : la poésie, le théâtre et le roman. Dans la théorie littéraire, le genre n’est pas assimilable aux registres que peuvent être – à l’intérieur d’un « grand genre » comme le théâtre – la tragédie et la comédie, ou les « sousgenres » comme le roman policier à l’intérieur de la catégorie « roman ». L’ambiguïté règne et rien ne dit que ce mode de classification soit pertinent pour le cinéma : les différences formelles qui justifient la séparation générique entre théâtre, poésie et roman ne sont pas assimilables à la différenciation entre « film policier » et « film historique » par exemple, qui relèverait davantage de registres différents à l’intérieur d’un même genre. Ces classifications soulèvent donc toujours des controverses puisqu’il est difficile d’assigner une œuvre à une catégorie totalement étanche517. On peut donc se demander pourquoi le texte officiel élimine cette dimension problématique et présente le « genre » comme une donnée incontestable. Troisièmement, présupposer des genres, c’est présupposer que les films fonctionnent selon des schémas narratifs, thématiques ou formels qui existent dans le texte filmique lui-même, indépendamment de sa réception. Encore une fois, c’est 515 JAKOBSON Roman, Huit Questions de poétique, op. cit., p. 82. Janet Staiger dans Perverse Spectator parle de « post-structuralisme », in op. cit., p. 65. 517 Voir sur cette question : MOINE, Raphaëlle, Les genres du cinéma, Paris : Nathan université, 2002. 516 - 286 - négliger que le « genre » est aussi une sorte de « contrat de lecture » proposé au spectateur, mais auquel il peut variablement adhérer, et que les conventions de lecture induites par un genre dépendent aussi de facteurs inhérents à la réception de l’œuvre. Un « étiquetage » par genre est donc problématique car variable, d’un point de vue théorique comme d’un point de vue sémio-pragmatique. Notons que la sémio-pragmatique n’est jamais présente dans le texte officiel, même de façon implicite. La notion même de « spectateur » est absente des textes, le terme même n’apparaît pas. Pour Raphaëlle Moine pourtant, le principal argument de la mise en question de l’identité générique d’un film consiste à faire de la conception du genre non plus une catégorie de classement (regrouper sous une même étiquette des films ayant des points communs formels ou thématiques), mais une catégorie de l’interprétation. Il s’agit alors de s’interroger sur la façon dont le genre fonctionne comme une sorte de « contrat de lecture » avec son public, contrat de lecture du coup variable, renégociable, susceptible de changer en fonction des époques, des communautés de spectateurs, etc. Selon Raphaëlle Moine : « Quand on conçoit le genre comme catégorie de l’interprétation, le concept opératoire devient la généricité plutôt que le genre lui-même puisqu’il s’agit alors de comprendre quelle relation un film entretient avec un ou des genres, quelle(s) identité(s) générique(s) on peut prêter ou l’on a prêté au film, ce qu’on dit des films et ce qu’on y voit lorsqu’on les regroupe sous une étiquette générique. »518 On pourrait m’arguer que la délimitation du genre proposée par le BO se justifie par ses vertus pédagogiques, dans la mesure où elle permet d’établir des jalons aisément mémorisables dans la production cinématographique, ce que le texte officiel nomme « vision synthétique » ou « repères ». Mais, encore une fois, la pédagogie n’exclut pas un questionnement épistémologique lorsqu’une notion mérite qu’on s’interroge précisément sur les contenus du savoir transmis, car cette vision formaliste présuppose ici encore une évidence qui n’en est pas une, à savoir que le film s’inscrit, presque « malgré lui », dans une logique générique qui assure à 518 MOINE Raphaëlle, « Film, genre et interprétation », in Film et texte : une didactique à inventer, sous la dir. de SIVAN Pierre et BERTUCCI Marie-Madeleine, Paris : Armand Colin, coll. « Le français aujourd’hui », 2009, p. 15. - 287 - l’ensemble de la production cinématographique une certaine cohérence. Il est toujours question finalement d’une croyance en l’existence de « structures sousjacentes », ce qui renvoie à une vision structuraliste qui homogénéiserait la vision à la fois des réalisateurs, des producteurs, des distributeurs, des diffuseurs et du public, ce qui paraît bien utopique. Cette homogénéisation des points de vue sur le genre, présupposée par le texte officiel, est, in fine, une façon de parier sur l’existence de genres « purs ». Cette utopie de la « pureté » est sans doute le fait d’une vision culturelle plus globale qui explique aussi la discrimination entre « l’histoire de l’audiovisuel » et « l’histoire du cinéma ». La télévision doit donner lieu à une interrogation sur sa « relation avec les démarches artistiques » et le texte officiel stipule qu’il faut enseigner aux élèves : « quelques repères dans l’histoire de l’audiovisuel, et notamment de la télévision, afin de permettre aux élèves d’identifier et de situer les principaux genres et formes des réalisations liées à ces formes et supports particuliers depuis le milieu du XXe siècle, en s’attachant à interroger leur relation avec les démarches artistiques ».519 (Je souligne) Le domaine de l’art paraît donc lui aussi assez présomptueusement délimité par le programme officiel, sans véritable interrogation sur ce que l’on doit considérer comme une « démarche artistique » et le reste, qui n’en est pas. Le genre semble, en outre, destiné à générer ses propres renouvellements en fonction de « supports particuliers » et de données historiquement délimitables dans le temps : « le milieu du XXe siècle ». Chaque étape de cette « histoire » des arts et des médias, dans sa « vision chronologique et synthétique », faite d’inventions techniques et de changements, semble donc aller dans le sens d’une évolution, ce qui correspond à la vision moderniste de l’histoire des arts que le BO, implicitement je l’ai vu, promeut. Or on pourrait pourtant arguer, comme D. Bordwell , que la vision moderniste de l’histoire n’est qu’un point de vue sur elle, finalement induit par une certaine forme d’historiographie que l’on peut interroger : 519 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 22, reprise littérale en 2010. - 288 - « Les défenseurs du modernisme nous enjoignent à attendre des bouleversements constants, des ruptures régulières dans les styles (…) La plupart des films sont cependant attachés à la tradition, on trouvera bien plus de répétitions stylistiques que de modification ou de rejets. »520 Il convient donc de voir comment la « nouveauté » des « formes et supports » est définie dans les textes officiels. Dans le BO de Terminale, ces changements peuvent être induits pas la technique : les « outils numériques » ou le « multimédia », mais aussi par une récupération de formes anciennes qui consiste à faire du « nouveau » avec de l’ancien. 3.2.5 Le « présentisme » : le BO de Terminale et la « néophilie » Dans le texte de 2010, l’étude doit permettre d’« articuler histoire du cinéma et histoire des arts et des techniques »521. L’enseignement du cinéma doit donc logiquement s’appuyer sur la fréquentation des œuvres que nous avons détaillée dans la première partie, puisque cette fréquentation permet une mise en perspective formaliste des films conformément au modèle structuraliste de la réception que défend R. Jakobson : « Le lecteur d’un poème ou le spectateur d’un tableau est réellement attentif à deux ordres : d’un côté, le canon traditionnel ; de l’autre, la nouveauté artistique comme déviation de ce canon. C’est sur la toile de fond de la tradition que l’innovation est perçue. Les études formalistes ont démontré que c’est cette simultanéité entre le maintien de la tradition et la rupture avec la tradition qui forme l’essence de toute nouvelle œuvre d’art. »522 Le programme de Terminale est une application littérale de ce précepte puisque l’étude des « cinématographies contemporaines » : « s’attache aussi bien aux cinématographies déjà reconnues qu’aux formes et 520 BORDWELL David, On the history of film style, p. 268 : « modernism’s promoters asked us to expect constant turnover, virtually seasonal breakthroughs in style (…). Most films will be bound to tradition more ways than not, we should find many more stylistic replication and revisions than rejections ». 521 BO spécial n°9 du 30 septembre 2010, classe de Première, version en ligne, op. cit.. 522 JAKOBSON Roman, Huit Questions de poétique, op. cit., p. 85. - 289 - genres audiovisuels et cinématographiques relevant de la marge, ouvrant des failles à l’intérieur des codes dominants, et menant à l’expérimentation de pistes nouvelles dans l’art des images et des sons. C’est l’occasion de repérer et d’analyser les filiations directes ou indirectes avec quelques pionniers de l’avant-garde ou de l’expérimentation comme E. von Stroheim, J. Renoir, ou J. Cassavettes, A. Warhol. À titre d’exemple : les nouveaux auteurs du cinéma asiatiques ou méditerranéens (L. Chan, Wong Kar Wai, T. Kitano, A. Kiarostami, etc.)(…) »523 La notion d’écart par rapport à une norme, l’exploration « des marges », l’intérêt porté à l’original et au « nouveau », aux « pionniers » aux « filiations » me semble donc également procédé d’une approche formaliste de l’analyse des films et donc d’une conception formaliste de l’œuvre d’art. La présence d’A. Kiarostami ou de Wong Kar Wai désignés comme « nouveaux auteurs du cinéma asiatique ou méditerranéen » au programme du baccalauréat, la référence à des cinéastes du « nouveau cinéma européens » comme « J.-L. et P. Dardenne ou B. Dumont », témoigne aussi de cette influence. Il est d’ailleurs intéressant de constater que A. Kiarotami et Wong Kar Wai, tous deux au programme du baccalauréat, respectivement en 2001-2004 et 2006-2009, sont réunis dans la même parenthèse, puisqu’avant tout légitimés par leur « nouveauté ». L’ancrage géographique et culturel de ces deux cinéastes semble être considéré comme une information de second ordre, comme en témoigne la façon de relier comme une évidence deux espaces géographiques profondément hétérogènes : le « cinéma asiatique ou méditerranéen ». Ce relatif mépris pour l’origine culturelle de l’œuvre s’explique si l’on considère la hiérarchie des fonctions de l’œuvre dans une perspective formaliste : la nouveauté passe avant le contexte de création puisque la fonction esthétique est essentielle et renvoie au second plan le rapport que l’œuvre entretient avec la société dans laquelle elle s’inscrit. Si les formes sont influencées par l’espace géographique, s’il 523 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 23, reprise littérale dans le BO de 2010, mais les exemples ont été répartis différemment : ils ont été rattachés aux cinématographies nationales. - 290 - existe une « géographie de formes filmiques », ce serait pour montrer qu’à partir de la structure de l’œuvre, on peut remonter à son identité culturelle puisque, comme je l’ai vu plus haut, elle la reflète ontologiquement. La posture inverse qui ferait le pari d’une « sociologie de l’oeuvre d’art » ou de « cultural studies » du film est donc, d’emblée, passée sous silence. Mais cette « néophilie » a également maille à partir avec le modernisme. Reprenons ici le texte du BO concernant la classe de Terminale qui recommande, outre l’étude des théories du montage dans un paragraphe que j’ai déjà analysé plus haut, l’étude des « cinématographies contemporaines » : « Cette étude prolonge et complète celle qui, en première, a porté sur les grandes étapes et les principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel. Elle s’attache aussi bien aux cinématographies contemporaines déjà reconnues qu’aux formes et genres audiovisuels et cinématographiques relevants de la marge, ouvrant des failles à l’intérieur des codes dominants, et menant à l’expérimentation de pistes nouvelles dans l’art des images et des sons. C’est l’occasion de repérer et d’analyser les filiations directes ou indirectes avec quelques pionniers de l’avant-garde ou de l’expérimentation comme E. Von Stroheim, J. Renoir ou J. Casavettes, A. Warhol. À titre d’exemple : les nouveaux auteurs du cinéma asiatique ou méditerranéen (L. Chan, Wong Kar Wai, T. Kitano, A. Kiarostami, ...), les auteurs du Dogme (Lars Von Trier, T. Vinterberg), le renouveau français du cinéma de genre, les nouvelles tendances du cinéma baroque (A. Ripstein, E. Kusturica, P. Almodovar), les nouvelles façons d’écrire et de tourner avec les outils numériques ("petites caméras" d’ARTE), les formes hybrides du nouveau cinéma européen, entre réel et fiction (K. Loach, R. Guédiguian, L. Cantet, J-L.et P. Dardenne, B. Dumont), entre cinéma et multimédia (J-L. J.L. Godard, C. Marker, ...). »524 (Je souligne) Le programme encourage donc la découverte de films de « nouveaux » cinéastes 524 BO Hors série n° 3 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 23. Le BO de 2010 reprend littéralement le texte en ajoutant dans la parenthèse concernant le cinéma asiatique ou méditerranéen : B. Joon-ho et A. Gitai et E. Suleiman. Dans « les nouvelles façons d’écrire et de tourner avec les outils numériques, dans le cadre de formats audiovisuels (« petites caméras » d’Arte) » s’ajoutent « quelques grands auteurs (le dernier film d’I. Bergman, les derniers M. Mann ou J. Cameron) » et « l’émergence de formes contemporaines d’écriture du “moi” en images et sons, et la complexité de ce nouvel “espace autobiographique”entre différents médias et supports (A. Cavalier, J. Morder, J. Caouette, J. Van der Keuken, S. Dwoskin). », version en ligne, op. cit. - 291 - internationaux, qui s’appuient sur le modèle ancien des « avant-gardes » en explorant de nouvelles techniques et supports dans le sens d’un renouvellement des « formes ». Cet ancrage revendiqué dans un cinéma qui se veut « neuf » et en rupture avec les formes précédentes et/ou les codes dominants, me semble témoigner de ce que D. Bordwell appelle le « présentisme »525 : « Chaque génération a eu l’impression qu’elle vivait une époque spéciale, un apogée. » Ce « présentisme » révèle encore une fois une perspective historiographique moderniste issue de la philosophie hégélienne : « Aristote, Pline, Vasari, Hegel et beaucoup de modernes ont tous pris le présent dans lequel ils vivaient comme la fin de l’Histoire. »526 Plus poétiquement, on trouve chez J. Aumont l’idée selon laquelle : « La temporalité moderne par excellence, c’est le présent. »527 La dimension moderniste des textes officiels, que j’ai déjà étudiée précédemment, explique donc, en partie, la prédisposition du BO à cette fascination pour le « nouveau ». Car l’historiographie de la modernité est en effet ontologiquement tournée vers la nouveauté, et la nouveauté en art présuppose que l’art reflète la réalité d’une époque, se montre fidèle à « l’esprit du temps », ce qu’ont toujours revendiqué les avant-gardes. Cette vision moderniste de l’art se retrouve en effet dans les théories des « avant-gardes » que convoque le texte officiel. Le manifeste « Dada », par exemple, revendiquait dans les années 1920 – période où se situe, dans l’histoire de l’art, les formes les plus admises d’« avant-gardes » – un ancrage sociétal de l’art, fût-il subversif : « Si Dada est incohérent, versatile, idiot, scatologique et pourtant poétique, c’est qu’il est le reflet de la société. »528 Car les avant-gardes prônent la nouveauté comme degré supérieur de la création 525 BORDWELL David, On the history of film style, op. cit., p. 269 : « presentism ». Ibid., p. 270 : « each generation has felt that it lives in a special time, the culmination of all that come before (…) Aristotle, Pline, Vasari, Hegel and many modernist have all taken their present as an end of historical development ». 527 AUMONT Jacques, Moderne ?, op. cit. p. 46. 528 TZARA, Tristan, Œuvres complètes, Tome 1, 1995, Paris : Édition Flammarion, p. 702. 526 - 292 - artistique : « Le neuf est, de par sa nature, spontané, inépuisable, éternel. C’est là que se justifie la certitude des avant-gardes de pouvoir inaugurer une “ère nouvelle ”, une “ nouvelle époque ”, bref de procéder à un recommencement perpétuel qui équivaut à partir de zéro, à prendre son vol sans préparatif aucun. On lit des déclarations très précises dans ce sens chez les constructivistes russes (“ une nouvelle ère commence ”), chez les partisans de l’Esprit Nouveau (“ une grande époque vient de commencer ”), même chez les dadaïstes (Raoul Haussmann : “ le but que nous voulons atteindre consiste à parvenir à un état primordial nouveau, à une nouvelle présence…”). »529 La volonté de renouvellement est ici théoriquement liée à une « ère nouvelle » à une « nouvelle époque ». Le renouvellement des formes correspond à un renouvellement de la société. Le texte officiel relie par ailleurs « avant-garde » et « expérimentation » et cette liaison instaure encore finalement un clivage implicite entre « avant-gardes » et cinéma « mainstream ». L’énumération : « E. von Stroheim, J. Renoir ou J Cassavettes, A. Wahrol » pour illustrer les « pionniers de l’avant-garde ou de l’expérimentation » est d’ailleurs assez problématique, car elle repose sur une connivence culturelle plus que sur la précision épistémologique. En effet, on peut se demander ce qui rapproche J. Renoir et J. Cassavetes et ce qui fait d’eux des « pionniers de l’avant-garde ou de l’expérimentation » au même titre que A. Warhol, à moins de considérer le terme « expérimentation » dans une acception floue. Car le texte officiel parle d’« expérimentation de pistes nouvelles dans l’art de l’image et des sons », ce qui donne au mot « expérimentation » une acception très générale de « démarche atypique » par rapport au cinéma dominant. La référence à A. Warhol laisse pourtant sous-entendre la possibilité de donner au mot « expérimentation » le sens d’« expérimental », revoyant alors à certaines productions audiovisuelles de l’ « Underground » américain dont A. Warhol est un représentant. Si A. Warhol s’inscrit dans une volonté affichée de s’opposer très radicalement au cinéma 529 WEISBERGER, Jean, Les avant-gardes littéraires du XXe siècle, volume 1, Budapest : John Benjamins Publishing Company, 1986. - 293 - « mainstream », on est loin de la démarche, fut-elle originale ou marginale, des films de J. Cassavetes ou de J. Renoir. Cette ambiguïté sémantique pourrait donc légitimer une confusion entre « cinéma d’avant-garde », « cinéma expérimental » et « cinéma qui expérimente » et les réalisateurs choisis à titre d’exemple ne permettent pas vraiment de lever cette ambiguïté. Encore une fois, la liste des « noms d’auteurs » est plus affaire de distinction que de rigueur épistémologique, et on pourrait même dire, particulièrement à propos de cette énumération, qu’elle peut être responsable d’une vision finalement assez confuse des contenus de savoir. En outre, le vocabulaire employé : « failles à l’intérieur des codes dominants », semble rejoindre le présupposé selon lequel « la “version oppositionnelle” suppose que tous les films “déviants” sont en oppositions avec les films “mainstream” » ce à quoi D. Bordwell s’oppose d’ailleurs très simplement : « Il s’avère pourtant que beaucoup de ces films sont simplement conjoncturellement différents » 530 Dans le BO, la prédisposition à une vision moderniste de l’art présente les ruptures avant-gardistes comme se faisant forcément « contre » les « codes dominants » pour faire avancer le cinéma sur des « pistes nouvelles », ouvrant ainsi la voie aux « expérimentations », dans une volonté affichée de changements. On retombe sur l’obsession de la nouveauté comme émanation de la notion de modernité. D’ailleurs, les artistes que l’on a qualifiés de « modernes » ont fait de la nouveauté un critère absolu de la valeur artistique d’une œuvre, encore une fois portés par un désir de renouvellement des formes. Arthur Rimbaud, exemple caractéristique, dans sa fameuse « Lettre du voyant », prônait la nouveauté comme acte poétique par excellence : « Charleville, 15 mai 1871. J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle ; Voici de la prose sur l’avenir de la poésie » ; 530 BORDWELL David, On the History of film style, op. cit., p. 114 : « The oppositional Version presumes that all « deviant » films have a naysaying relation to the mainstream (...)but it seems likely that many such films are just contingently different ». - 294 - et proclamait : « En attendant, demandons au poète du nouveau – idée et formes. »531 Même constat chez G. Apollinaire, souvent cité comme parangon de la modernité littéraire : « Mais le nouveau existe bien, sans être un progrès. Il est tout dans la surprise. L’esprit nouveau est également dans la surprise. C’est ce qu’il y a en lui de plus vivant, de plus neuf. La surprise est le grand ressort nouveau. C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. »532 Le modernisme est donc également décelable dans la manière dont les instructions officielles cherchent à promouvoir l’étude de cinémas dits « nouveaux ». Par ailleurs, l’éloge de la nouveauté émane d’un présupposé selon lequel un film s’inscrit dans une époque qu’il reflète, exprime ou même traduit, époque dont il devient le symptôme. La culture, la technique et le contexte social apparaissent fondamentaux pour comprendre les films, ce qui justifie le classement par zone géographique « cinéma asiatique ou méditerranéen » (avec les limites que j’ai observées plus haut), « renouveau français » et l’insistance sur des modifications dues à des bouleversements technologiques qui sont un « signe des temps » : « outils numériques », « cinéma et multimédia ». Cette théorie de l’art relève d’une volonté, remise au goût du jour par les avantgardes au début du XXe siècle, de réhabiliter le lien entre art et société, entre art et réalité, contre l’« art pour l’art » promu par la fin de XIXe siècle. Ce n’est pas le lieu ici de développer une l’histoire de la Représentation, constatons simplement que le lien revendiqué entre l’œuvre et le monde a bien été une revendication « avantgardiste » paradoxale, car si le modernisme se définit, comme je l’ai vu plus haut avec D. Bordwell, par l’opacité du signifiant et la dimension autotélique de l’oeuvre, on ne voit pas bien comment l’œuvre moderne peut promouvoir un monde 531 RIMBAUD Arthur, Seconde lettre dite « du voyant », lettre à Paul Demeny, le 15 mai 1871, in Lettres du voyant, éditées et commentées par Gérald Schaeffer, Genève : librairie Droz, coll. « Textes littéraires français », 1975, p. 133. 532 APOLLINAIRE Guillaume, « l’Esprit nouveau et les poètes » in Œuvres en prose complètes, tome II, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 954. - 295 - historique réel. C’est toute l’ambiguïté de la liaison proposée par le BO entre expérimentation et avant-garde. Ce débat m’éloignerait trop de mon sujet. Disons simplement que certaines œuvres « modernes » ont tenté conjointement de défendre un profond dérèglement des formes et un ancrage revendiqué dans leur époque : c’est la pétition de principe paradoxale de T. Tzara citée plus haut, dont s’inspirera tout un courant moderniste qui est précisément celui représenté par les œuvres et les réalisateurs promulgués par le BO. Cette modernité se différencie nettement de ce que N. Burch, dans De la beauté des latrines, appelle le « hautmodernisme »533 qui, lui, refuse toute compromission avec le Réel. Car s’il s’agit, pour le cinéma, d’inventer des formes « nouvelles » qui correspondent à des évolutions techniques, des « nouvelles façons d’écrire et de tourner avec les outils numériques ». On peut se demander si le texte officiel ne confond pas « nouveauté » et « actualité ». Je reprendrai ici les précisions terminologiques intéressantes de J. Aumont dans Modernes ? : « Nouveauté : production de ce qui n’a jamais encore été produit (ce qu’une hypothèse anthropologique banale postule comme toujours possible). Actualité : adéquation entre ce qui est produit (nouveau ou non) et le temps de sa production, adéquation jaugée à des aulnes critiques variables (pour Rivette, Rossellini était éminemment actuel). “Éternel contemporain ” ce n’est pas “éternellement neuf ”, mais “susceptible de s’avérer actuel”. »534 Il faudrait donc cerner précisément ce qui est vraiment de l’ordre de l’invention dans les « nouveautés » promulguées par le BO. Remarquons par exemple que la « nouveauté » des réalisateurs cités à titre d’exemple est discutable. Il semblerait plus juste de parler d’auteurs « contemporains » (ils sont tous vivants à l’heure actuelle et ont commencé leur carrière – C. Marker et J.-L. Godard mis à part – il y a dix à vingt ans) plutôt que de « nouveaux auteurs ». Car qu’est-ce qu’un auteur 533 BURCH, Noël, De la Beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma , op. cit., p. 15 : « je tiens à emprunter à l’usage courant anglophone le terme « haut-modernisme » pour désigner les pratiques artistiques et critiques qui manifestent ou revendiquant en particulier le désengagement social, par opposition donc aux avant-gardes engagées des années 20 ou de celle, sensualiste, d’un Diaghilev au début XXe siècle. » 534 AUMONT Jacques, Moderne ?, op. cit., p. 101-102. - 296 - nouveau ? Un auteur qui n’existait pas avant ? Ce n’est sans doute pas une raison suffisante pour entrer dans les textes officiels d’un programme scolaire. Un auteur qui innove ? Ce serait le cas du « Dogme » de Lars von Trier mais a contrario peuton estimer que les « formes hybrides (…) entre réel et fiction » sont une véritable nouveauté dans la production cinématographique alors que le cinéma a toujours – on pense aux actualités filmées de Georges Méliès ou aux sorties d’usine des frères Lumière – interrogé les rapports entre Réel et Fiction ? D’ailleurs, les « formes hybrides » dont parle le BO renvoient à la fois à des éléments formels d’intermédialité, dont J.-L. Godard ou C. Marker deviennent les parangons, et à des interrogations théoriques, comme ce rapport conceptuel entre Réel et Fiction, ce qui ne recouvre pourtant pas les mêmes enjeux épistémologiques. Les auteurs du « nouveau cinéma européen » cités : K. Loach, R. Guédiguian, B. Cantet, les frères Dardenne et B. Dumont sont connus pour être des réalisateurs de fiction qui ancrent très fortement leur propos dans un discours social et une observation de la société dans laquelle ils vivent, ce qui les rapproche du « monde réel », le tout avec des modes opératoires et des dispositifs de tournage finalement très différents. Leur légitimité dans le texte officiel vient donc surtout du fait que leurs films rejoignent les présupposés théoriques modernistes sur les rapports entre Art et Société que nous avons explicités plus haut, qui n’ont, finalement, rien de « nouveau » : se confondent, ici aussi, « nouveauté » et « actualité ». Revenons au « nouveau cinéma européen ». Un « auteur nouveau » est-il un auteur qui utilise de nouvelles techniques ? Sans doute, et il est alors presque ironique de constater que C. Marker et J.-L. Godard, cités par le texte officiel pour l’utilisation qu’ils font de média exogènes au support pelliculaire, sont les plus « vieux » de la liste et ne sont pas, loin de là, de « nouveaux auteurs » ! Dans la réécriture du BO de 2010 il est question des « formes contemporaines d’écriture du “moi” en images et sons et la complexité de ce nouvel “espace autobiographique” entre différents médias et supports (A. Cavalier, J. Morder, J. Caouette, J. Van der Keuken, S. - 297 - Dwoskin) ». Ici s’ajoute la notion de contemporanéité, mais on ne comprend pas bien à quoi réfère le « nouvel espace autobiographique » : est-il question de l’usage du Web 2.0 ? Internet n’est pourtant jamais explicitement cité comme le lieu de nouvelles possibilités créatives. Ensuite, comment faut-il comprendre l’allusion aux « nouvelles tendances du cinéma baroque » ? Tout d’abord, examinons l’idée selon laquelle la nouveauté peut s’ancrer dans une forme de réécriture ou de réutilisation de l’ancien. On peut y voir encore la trace de présupposés issus des « avant-gardes » qui ont été friandes d’un certain mode de récupération de « l’ancien », dans une perspective de renouvellement. En témoigne l’utilisation de la musique de R. Wagner535 dans un film comme Le Chien andalou de L. Bunuel, parangon de l’avant-garde cinématographique française, ou la reprise – fut-elle ironique – de l’incipit traditionnel des contes de fées, « il était une fois… », dans ce même film. Mais la délimitation du mouvement « baroque » étant elle-même très problématique, ces « nouvelles tendances » demeurent fort difficiles à appréhender. Ce qui semble rapprocher les trois réalisateurs cités à titre d’exemple, A. Ripstein, E. Kustorica, P. Almodovar, c’est un certain goût pour les récits labyrinthiques, les décors luxuriants ou en trompe-l’œil, et les personnages excentriques. Il est vrai que ces éléments sont parfois rattachés à l’esthétique baroque. Mais n’est-ce pas une vision très stéréotypée et simplifiée, non seulement des films, mais aussi d’un mouvement artistique aussi complexe que l’art baroque ? Les programmes officiels peuvent-ils souscrire à une telle simplification, qui relève plus du langage « proto professionnel »536 d’un critique de cinéma que d’une véritable rigueur de délimitation des savoirs ? J. Aumont met en garde contre ces mots en « –isme », souvent mal employés : « Un critique fourre ensemble Beinex, Besson et Carax dans la catégorie des “néo-baroques” ; à la même date ou peu s’en faut, l’historien d’art italien Omar Calabrese publie L’Âge néo-baroque. Dans son essai sur la lumière au 535 536 Il s’agit de Tristan et Isolde, Richard Wagner, 1857-1859. Expression empruntée à Abram de Swaan. - 298 - cinéma, Revault d’Allones fait du baroque un contraire du classicisme. Les Cahiers consacrent un numéro au “maniérisme”, reprenant la définition qu’en donne un historien d’art pressé. Dix ans plus tard, la jeune revue Au hasard Balthazar consacre encore un numéro à la même notion, constatant qu’ “elle change de sens suivant les textes et ne se trouve de cohérence qu’en étant systématisée de manière brutale dans la triade classicisme/moderne/maniérisme”. Maniérisme, baroquisme, néobaroquisme : étrangement, la critique, qui perçoit sous ces termes une décadence, une fin de règne, pense que c’est le classicisme, pas la modernité, qui est malade ou mourant. »537 Il est assez notable de constater que le BO reprend et promulgue ce discours critique condamné par J. Aumont, au détriment d’un discours théorique épistémologiquement fiable. L’allusion aux « nouvelles tendances du cinéma baroque » pourrait par ailleurs être lue, comme le suggère J. Aumont, comme une façon de promouvoir la modernité comme « fin du classicisme », ce qui ouvre tout droit la voie à la « post-modernité », même si ce concept n’est jamais abordé comme tel dans les instructions officielles. On retombe sur le discours du « résolument nouveau » comme façon de promouvoir la modernité en art (contre le classicisme), modernité toujours envisagée comme un point d’aboutissement d’une vision téléologique de l’Histoire. Enfin, que recouvre la formule « le renouveau français du cinéma de genre » qui laisse place au « nouveau cinéma français dans le BO de 2010 ? Dans le BO de 2001, aucune précision ni aucun exemple n’étant donné, le concept de « cinéma de genre » restait très vague et donc inopérant d’un point de vue épistémologique. Ce qui est traditionnellement entendu par la formule « cinéma de genre » est un cinéma qui s’oppose au « cinéma d’auteur », et ce plutôt dans une perspective hollywoodienne que française. L’expression a été supprimée en 2010, les rédacteurs étant peut-être conscients de ce flou terminologique. La « nouveauté » se confond peut-être alors avec l’originalité, si l’on considère cette nouveauté comme une originalité formelle. En effet, s’il n’y a pas d’autonomie 537 AUMONT Jacques, Moderne ?, op. cit., p. 82-83. - 299 - absolue entre l’œuvre et le monde dans la façon dont le BO promeut la nouveauté, le texte officiel semble toujours plus attentif aux variations de formes qui occasionnent cette « nouveauté » : « outils numériques », « multimédias », tournages avec une caméra portée à l’épaule (modalité de tournage qui s’illustre dans les films des frères Dardenne, de B. Dumont, ou les films du « Dogme ») qu’aux variations de fond. Le questionnement sur ce dont parle le film paraît exclu des critères de « nouveauté » alors même que les thèmes abordés et les systèmes de représentation dont les films sont porteurs se modifient et qu’ils pourraient sans doute également être un critère d’élaboration de la « nouveauté » cinématographique. C’est ici peutêtre que se dessine la véritable cause de cet éloge de la nouveauté et de la façon dont elle légitime encore un peu plus l’éloge de la modernité : elle sert de repoussoir à la culture de masse. La présence de A. Warhol dans les programmes peut ainsi être relue : A. Warhol, s’il s’appuyait parfois sur cette culture de masse en revendiquant un certain intérêt pour l’art populaire, apparaît ici, dans le BO de Terminal, pour son « expérimentation », pour sa rupture avec les « codes dominants ». C’est dire que N. Burch a sans doute raison lorsqu’il évoque ce défaut particulièrement français qui consiste à regarder ces productions des artistes pop des années 60 avec : « un second regard sur les produits naïfs de la culture de masse, un regard qui vient après celui, inculte, du destinataire premier, qui s’inscrit donc comme supérieur puisque non dupe des sensations factices primaires, produites à la chaîne »538. Si l’on reprend avec cette perspective la liste des artistes « nouveaux », on ne peut que constater la rupture élitiste sur laquelle repose précisément l’éloge de leur « nouveauté ». Ainsi, la « nouveauté » sert dans certains cas de caution légitimante à la présence de certains réalisateurs dans le texte officiel. Si certains cinéastes apparaissent comme relativement « grand public » c’est le cas de K. Loach ou de E. Kustorica et P. Almodovar, ils doivent être considérés pour ce qu’ils apportent de « nouveau », et donc aussi pour leur manière de se détacher de la production 538 BURCH Noël, De la Beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma ; op. cit., p. 30. - 300 - dominante. La discrimination entre ce qui est nouveau et ce qui ne l’est pas correspond à la recherche et la mise en valeur de ce qui « relève de la marge » de ce qui creuse des « failles à l’intérieur des codes dominants », témoignant finalement d’une volonté de distance critique qui est une caractéristique du modernisme et de son mépris de la réception populaire des œuvres. La présence de réalisateurs dont le grand public s’est emparé, connus, actuels, médiatiques comme Q. Tarantino, (représentant du « nouveau cinéma anglo-saxon ») P. Almodovar ou K. Loach ne saurait donc se justifier que par la référence cultivée aux « avant-gardes » ou au mouvement « baroque », références cultivées qui sont aussi un prétexte pour : « consacrer la supériorité de l’adepte cultivé s’aventurant sur le terrain même de la culture de masse – sa “tête dans la gueule du lion” pour ainsi dire – tout en sachant éviter les “facilités” de la lecture béotienne de la populace. »539) On retombe sur cette idée que le cinéphile, s’il se considère comme un expert, doit pouvoir établir un lien entre les œuvres. 3.2.6 Les cinémas « nationaux » Ce lien, s’il se manifeste parfois par la catégorisation générique que j’ai déjà évoquée, peut aussi se trouver travailler par la notion de « cinéma national » que l’on trouve également dans les textes officiels de BO de Terminale déjà cités540. Le BO de 2010 ajoute « le nouveau cinéma français » et le nouveau « cinéma indépendant américain ». On le trouve aussi dans le BO pour la classe de Première : « Le burlesque américain, le cinéma soviétique des années 20, l’expressionnisme allemand, le cinéma français des années 30, le cinéma hollywoodien, le cinéma japonais, le néoréalisme italien, les nouvelles vagues, ainsi que sur les grands courants et les formes spécifiques de la très 539 Ibid., p. 58. BO hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 22, repris littéralement dans le BO spécial n°9 du 30 septembre 2010 à une exception près : « le nouveau cinéma européen » est devenu « le nouveau cinéma français », quelques lignes plus loin dans le texte « le cinéma européen » est regroupé avec le « cinéma indépendant américain ». 540 - 301 - récente histoire de l’audiovisuel. »541 J’ai déjà évoqué les « tempéraments nationaux » (3.2.3) qui jalonnent une certaine approche de l’histoire du cinéma. Je m’arrêterai ici précisément sur cette dimension « nationale » du cinéma que propose le texte, sur les présupposés que recouvre l’idée de « cinématographie d’un pays ». Elle procède tout d’abord sans doute de l’idée développée par J.-M. Leveratto et L. Jullier : « La cinéphilie naissante réinvestit naturellement l’attitude de l’amateur d’art attentif, depuis la renaissance, comme le souligne Erwin Panosky dans un texte provocateur, à l’air de famille que présentent les œuvres d’art de la même origine géographique pour celui qui prend l’habitude de les fréquenter. »542 Le BO sous-entend en effet que le cinéma permet d’accéder à une culture nationale, que les films sont le reflet ou les porte-paroles du monde culturel dans lequel ils s’inscrivent. Ici encore on retrouve ce mélange entre une vision très immanentiste de l’œuvre d’art qui semble l’éloigner de toute contingence socio-historique et sa contextualisation, gage d’une facilitation de sa compréhension. C’est encore une fois le spectateur qui est évacué du débat, c’est-à-dire que l’œuvre garde son autonomie par rapport à sa réception tout en se donnant comme perméable à son contexte de production, comme je l’ai déjà vu. En ce qui concerne les cinémas « nationaux », il est certain que l’intertextualité est un des modes de lecture encouragés par le formalisme. Selon cette conception théorique, les structures profondes de l’œuvre existent dans l’œuvre elle-même et les conventions de lectures pour la comprendre existent dans un spectateur idéal qui n’est jamais précisément défini. Ce ne sont pas ces deux sphères envisagées séparément qui sont décontextualisées, mais leur rencontre et les instabilités de catégorisation que cette rencontre peut engendrer, qui sont niées. On peut donc reconduire la réflexion menée sur les genres à cette conception de « cinéma 541 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, repris littéralement dans le BO de 2010. JULLIER Laurent, LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 69. 542 - 302 - nationaux » : toute tentative de labellisation unifiée et homogène des films court le risque d’être déstabilisée par la sémio-pragmatique et par le fait que le sens n’est ni dans l’œuvre – quel que soit son ancrage socioculturel – ni dans son spectateur – quel que soit son ancrage socioculturel – mais dans leur rencontre. Cette vision d’une cinématographie qui pourrait être unifiée par son appartenance nationale risque donc bien d’être un leurre. En effet, il semble difficile de parler rigoureusement de « cinéma national », car il est très difficile de savoir comment le délimiter. Le cinéma hollywoodien par exemple est-il un cinéma « national » comme semble le suggérer l’énumération du BO de Première ? son identité reposet-elle sur des stars ? des mythes nationaux ? une histoire commune (si oui, laquelle ?) ? des conventions ? la langue ? D’ailleurs, peut-on considérer qu’un film est le résultat pur d’une identité nationale ? Cette identité nationale est-elle induite par la nationalité du réalisateur ? du producteur ? que dire en cas de coproduction ? Comment définir les limites socio-culturelles d’un concept si problématique que « l’Europe » pour définir un « cinéma européen » ? S’il est vrai que le « cinéma asiatique » peut trouver sa place dans les programmes officiels est-il si simple de circonscrire une identité nationale en parlant de Wong Kar Wai ? La langue elle-même n’est-elle pas trop hétérogène pour espérer une quelconque approche culturelle ? On voit aujourd’hui les problèmes que pose aux professeurs l’entrée de Yaleen dans les programmes du baccalauréat… Le cinéma africain est tellement étranger au nôtre qu’il paraît bien présomptueux d’aborder la culture africaine seulement par le biais de ce film ou même de prétendre enseigner et connaître ce film en dehors d’une connaissance profonde de son contexte culturel et de sa réception. Pourtant, c’est ici que l’immanentisme fait son retour, car comme le constate Brigitte Rollet : « Les outils que nous avons utilisés au cours de toutes ces années nous ont laissé l’illusion intime que nous étions aptes à comprendre tous les films quelle que fût leur origine puisqu’au fond ils étaient de la même matière. »543 543 ROLLET Brigitte, « Enseignement du cinéma français en Grande Bretagne : pluridisciplinarité, interdisciplinarité », in Cinéma et audiovisuel Nouvelles images, approches nouvelles, ouvrage coordonné par Odile - 303 - La vision formaliste à l’œuvre dans le BO, que nous avons remarquée de nombreuses fois, justifie aussi cette présentation rapide des « cinémas nationaux » : il semble que l’œuvre puisse de toute façon s’envisager en dehors de cet ancrage qui n’apparaît finalement que comme une perspective supplémentaire possible dans la perspective immanentiste. Possible, mais non nécessaire, ou en tout cas non essentielle pour envisager l’analyse de l’œuvre. On sent bien que le contexte est un mode de compréhension de l’œuvre, mais il est forcément envisagé différemment quand il s’agit d’en faire un mode de lecture possible de l’œuvre, c’est-à-dire quand il s’agit de sortir de l’interprétation formaliste, culturelle ou même politique pour prendre en compte l’interprétation de cette interprétation. Dans ce cadre, il est très révélateur que le formalisme tel qu’il informe les études du cinéma en lycée exclut toute approche « cultural » ou « gender ». 3.2.7 Des programmes « Gender blind » Dans l’ensemble des textes officiels, on ne peut que contater l’écrasante majorité d’exemples de réalisateurs masculins. Comme le remarque N. Burch : « De fait le modernisme constitue une attitude et une culture marquées profondément par le mode de pensée masculin. »544 Cette constatation rejoint une attitude adoptée par les cinéphiles des Cahiers dans les années 50-60. Dans l’entretien qui ouvre Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, A. Bergala demande à J.-L. Godard si le « groupe Cahiers » avait une vie en dehors du cinéma. J.-L. Godard lui répond que leur existence était pleine de leurs aventures féminines respectives, source de leur complicité d’homme545. F. Truffaut parle de « la politique des copains »546 : la complicité masculine permet le libre cours de la BACHLER, Claude MURCIA et Francis VANOYE, Paris : édition BIFI/L’Harmattan, coll. « Champ visuel », 2000, p. 151. 544 BURCH Noël, De la Beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma, op. cit., p. 39. 545 BERGALA Alain, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris : Cahiers du cinéma, édition de l’étoile, 1985, p. 15. 546 TRUFFAUT François, Correspondance, Paris : Hatier, coll. « 5 continents », 1988, p. 187. - 304 - créativité, et ce éventuellement contre les femmes qui les entourent. Or j’ai déjà vu que cette forme de cinéphilie a eu une influence certaine sur les enseignements CAV en lycée et prévaut dans les présupposés à l’œuvre ce qui explique peut-être l’étrange absence des femmes réalisatrices dans les programmes officiels de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Telle est peut-être la conséquence « jamais formulée » de ce que l’on peut lire dans ce genre d’affirmation : « La cinéphilie est d’abord un phénomène masculin, qui ne concernait (et ne concerne sous ses nouvelles formes abâtardies) que les hommes. Je dois dire que quand une femme cinéaste, agacée par les habitudes et les tics de la cinéphilie, m’a fait remarquer que c’était une passion exclusivement masculine, l’évidence de la chose a fait que je n’en doutais pas un moment, sûr de l’avoir toujours su, mais quasiment certain aussi de ne l’avoir jamais formulé, de ne l’avoir jamais dit. »547 Je ne dirai pas pour autant que les auteurs des programmes officiels ni que l’École en général sont consciemment sexistes, simplement que la prédisposition au modernisme est, de fait, une posture qui manifeste une vision très masculine du cinéma, plébiscitant des œuvres qui ne correspondent pas, en général, à un public féminin. Geneviève Sellier a déjà fait ce constat en parlant de la tradition cinéphile « à la française », elle constate : « Cette démarche s’inscrit en partie dans une tradition culturelle française, le modernisme, dont l’historien Andreas Huyssen repère l’émergence au milieu du XIXe siècle (Huyssen 1989). À l’époque, il s’agit pour les écrivains et les artistes de se distinguer d’une culture de masse émergente où ils craignent d’être engloutis. Souvent consommée – et quelquefois produite – par des femmes, cette production culturelle standardisée et rentable devient le “ mauvais objet ” par excellence pour l’élite cultivée. Désormais, les “ créateurs ” auront à cœur de se distinguer en innovant dans le registre formel, prenant ainsi leurs distances avec un rapport naïf à la culture. »548 Or ce « rapport naïf » à la culture est précisément du côté des femmes qui se laisseraient emporter par leurs sentiments au lieu de pratiquer cette cinéphilie du recul réflexif et anti-intuitif que prône une cinéphilie dans la tradition du 547 SKORECKI Louis, « Contre la Nouvelle Cinéphilie », in Cahiers du Cinéma n° 293, oct 1978. SELLIER Geneviève, Gender Studies et études filmiques, Première partie, publiée en ligne sur le site du collectif « les mots sont importants », septembre 2005, http://lmsi.net/Gender-Studies-et-etudesfilmiques,463, consulté le 15 décembre 2009. 548 - 305 - « modernisme » dont j’ai vu combien il était actif dans les textes du BO. J’ai constaté à quel point l’enseignement du cinéma en lycée, tel qu’il est présenté dans les textes officiels, se méfie de la « culture de masse » et y répugne. Or G. Sellier explique que cette « culture de masse », incarnée par les films populaires dits « grand public », « commerciaux » ou « mainstream » est assimilée, depuis G. Flaubert et Madame Bovary, aux goûts d’un public féminin. On a vu que la façon même de voir des films, de les envisager, de les plébisciter à travers les « grands noms du cinéma », se faisait par la prise en compte de la forme au détriment du fond et donc dans le mépris d’une approche « genrée » des rapports entre les sexes que beaucoup de films explorent pourtant clairement : « Si André Bazin, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol et les autres valorisent certains aspects du cinéma hollywoodien, c’est en mettant l’accent sur l’abstraction de leur mise en scène, leur “ écriture ”, sans s’attacher aucunement au contexte socioculturel dans lequel ils ont été produits et consommés, ni à ce dont parlent ces films. Le formalisme comme approche cultivée du cinéma permet aussi de passer sous silence, de ne pas “ voir ” tout ce qui relève de la référentialité des films, en particulier la construction des identités de sexe et des rapports entre les sexes, qui sont le sujet central de la plupart des films de fiction. »549 « Le formalisme comme approche cultivée du cinéma », c’est bien le présupposé que j’ai vu à l’œuvre dans les textes officiels et dans des pratiques professorales, y compris celles de femmes par ailleurs. Ce n’est pas tant le sexisme qui prévaut ici qu’une certaine représentation du cinéma qui, en mettant à distance les sentiments, « ce dont parle le film », convient finalement mieux à une réception masculine que l’École, indirectement, plébiscite. Il y a fort à parier pourtant qu’une réflexion sur les « identités des sexes », leurs représentations, leur mise en question par et dans les films aurait tout à fait sa place devant un public adolescent qui est précisément à une période-clé de son positionnement genré. La tradition auteuriste est également un élément qui rattache le cinéma tel qu’il est vu et enseigné à l’École à des vertus masculines : « La cinéphilie de Bazin emprunte un autre modèle culturel dominant : il n’y 549 SELLIER Geneviève, « Gender Studies et études filmiques », op. cit. - 306 - a pas d’art sans grands génies pour l’incarner. Et le génie d’un “ créateur ” – masculin – réside dans son style, c’est-à-dire dans la qualité la plus abstraite de son œuvre. Comme l’a montré naguère Michelle Coquillat (1982) à propos de littérature, la création dans notre tradition culturelle est pensée comme une prérogative exclusivement masculine où l’écrivain s’expérimente comme un Dieu, à l’origine de son œuvre dans une autonomie absolue par rapport au monde et aux autres, par opposition aux femmes qui sont assignées à la reproduction. »550 Pourtant, il existe bien des « auteures » dans l’histoire du cinéma, comme Germaine Dullac ou plus récemment Agnès Varda considérée comme une cinéaste centrale de la Nouvelle vague et donc de cette cinéphilie « moderne » devenue « académique ». Leur nom ne dénoterait pas dans la liste des « grands auteurs » du Bulletin Officiel, mais…elles n’apparaissent pas dans les textes officiels, jusqu’en 2010 où l’on remarque l’arrivée discrète, dans une parenthèse, du « cinécriture d’Agnès Varda »551. Mise à part Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour, qui tire sa légitimité surtout de la littérature, aucune femme non plus dans les programmes du baccalauréat… On ne cesse donc de remarquer ici la forte emprise sur les textes officiels de ce que L. Jullier et J.-M. Leveratto appellent la cinéphilie « moderne » qui est celle promulguée par Les Cahiers du cinéma dans les années 60 ainsi que toute la tradition cinéphilique française depuis M. Bradèche et R. Brasillach. 3.3 Où l’on retrouve la cinéphilie « moderne » : l’influence des représentations cinéphiliques sur les programmes officiels Il apparaît bien, tout au long de cette partie, que les éléments relevés dans le texte du Bulletin Officiel recouvrent des positions communes avec les Cahiers du cinéma. Si la cinéphilie « moderne » informe les programmes officiels, c’est aussi et surtout à travers la notion d’« Auteur » sur laquelle il faut sans doute s’arrêter très 550 551 SELLIER Geneviève, « Gender Studies et études filmiques », op. cit. BO spécial n°9 du 30 septembre 2010, classe de Première, version en ligne, op. cit. - 307 - précisément. 3.3.1 La notion de « grand auteur » et la « politique des Auteurs » On peut s’interroger sur la pertinence de ces listes d’auteurs que le texte officiel met systématiquement entre parenthèses pour illustrer tel ou tel point des programmes de Première ou de Terminale. Est-ce à dire que toutes les œuvres de ces réalisateurs, sans exception, sont bonnes à analyser dans la perspective d’une étude théorique du montage, d’un genre ou d’une « nouveauté » cinématographique ? Ces énumérations présupposent en effet que toute l’œuvre de ces cinéastes peut être appréciée à l’aulne des objets d’étude définis par le texte officiel et finalement que le nom même de ces cinéastes assure à leurs œuvres une qualité et une pertinente qui justifie leur présence dans l’enseignement du cinéma. Pour bien comprendre ce postulat, la meilleure explication semble résider dans la célèbre pétition de principe de François Truffaut lorsqu’il défend Ali Baba de Jacques Becker : « Ali Baba eut-il été raté que je l’eusse quand même défendu en vertu de la Politique des Auteurs que mes congénères en critique et moi-même pratiquons. Toute basée sur la belle formule de Giraudoux : “il n’y a pas d’œuvres, il n’y a que des auteurs”, elle consiste à nier l’axiome, cher à nos aînés selon quoi il en va des films comme des mayonnaises, cela se rate ou se réussit. »552 Le texte officiel pourrait donc asseoir le caractère catégorique de ses listes d’« auteurs » dans l’idéologie de la « politique des auteurs » telle que l’a initiée F. Truffaut dans les Cahiers du cinéma dés 1954-1955, et telle que la commente A. Bazin – pour la mettre en question d’ailleurs – dans le numéro 70 de la revue : « Il s’ensuit que les tenants les plus stricts de la politique des auteurs sont à la longue avantagés puisqu’à tort ou à raison, ils discernent toujours dans leurs auteurs préférés l’épanouissement des mêmes beautés spécifiques. Ainsi Hitchcock, Renoir, Rossellini, Fritz Lang, Howard Hawks ou Nicholas Ray 552 TRUFFAUT, François, « Ali Baba et la “Politique des Auteurs" », Cahiers du cinéma n° 44, février 1955. - 308 - peuvent-ils, à travers les Cahiers, apparaître comme des auteurs quasi infaillibles dont aucun film ne saurait être raté. »553 j’ai déjà dit que cette liste recoupe, sur plusieurs occurrences (J. Renoir, R. Rossellini, A. Hitchcock), les « grands auteurs » cités dans le BO de Terminale, ainsi que les films proposés au programme du baccalauréat : R. Rossellini en 1994 avec Europe 51, A. Hitchcock en 2009 avec La Mort aux trousses. On peut penser aussi à I. Bergman, proposé au baccalauréat en 1994 avec Le septième sceau, à L. Bunuel avec El en 1995, à K. Mizoguchi avec Les Contes de la lune vague en 1998, qui font également partie du panthéon d’« auteurs » des Cahiers du Cinéma. La notion « d’auteur » est donc sans doute le point d’ancrage le plus évident de la prédisposition des programmes officiels à suivre les positionnements théoriques de la cinéphilie moderne. C’est précisément autour de cette notion que va s’articuler l’opposition entre les Cahiers du cinéma et la revue Positif. Là où les Cahiers donnent à l’auteur l’« origine du sens », les rédacteurs de la revue Positif, dans une perspective sans doute plus structuraliste, privilégieront d’abord la cohérence interne de l’œuvre avant de rentrer dans l’interprétation d’intentions d’auteur. Ici s’inscrit un paradoxe théorique : la coexistence, dans l’enseignement du cinéma en lycée, d’influences diverses qui s’avèrent parfois contradictoires. En outre, la posture théorique des Cahiers du cinéma, quand il s’agit de défendre la « politique des auteurs », part d’un présupposé qui veut qu’une œuvre d’art ne puisse être l’ouvrage que d’un seul individu. On peut alors se demander quels aspects de l’élaboration audiovisuelle d’un film un réalisateur doit maîtriser pour prétendre à ce statut d’« auteur », et quelles autres instances pourraient prétendre à une activité créatrice dans une production cinématographique. C’est précisément sur ce point qu’achoppe le BO de Première. 553 BAZIN André, « De la politique des auteurs », Cahiers du cinéma n° 70, avril 1957, in La politique des auteurs, les Textes, Paris : Les Cahiers du Cinéma, coll. « Petite bibliothèque des cahiers du cinéma », 2001, p. 100. - 309 - 3.3.2 « Écriture », « auteur », « scénariste », retour au BO de Première Sur cette question, revenons plus précisément aux textes officiels. Je cite ici in extenso le Bulletin Officiel pour la classe de Première de 2001: « En classe de Première, l’approche culturelle se donne deux objets : l’étude des différentes pratiques d’écriture et le repérage des grandes étapes et des principaux genres de l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel des origines à nos jours. L’étude des différentes pratiques d’écriture : Cette étude, directement liée à la dominante du programme, consiste à observer et à analyser les pratiques d’écriture cinématographiques et audiovisuelles. Elle permet de poser et d’explorer la question du rapport entre « scénario » et « mise en scène » à travers l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel, à différentes époques et dans différents pays. Elle s’appuie sur divers « objets d’écriture » : versions successives de scénarios (par ex : scénarios « primitifs » et scénarios de tournage), traitements, découpages, story-boards ou scénarimages, cahiers de scripts, scripts de tournage, plans de travail) qui éclairent la diversité des partis pris artistiques et des approches professionnelles. Ainsi peut-on découvrir ou approfondir : - le fonctionnement des « couples » scénaristes-réalisateurs : (L. Bunuel et J.C. Carrière, M. Carné et J. Prévert, K. Mizogushi et Y. Yoda, R. Polanski et G. Brach, ...) ou scénaristes-producteurs (dans le système hollywoodien des studios par exemple.) ; - les démarches singulières des scénaristes-dialoguistes (M. Audiard, J.-L. Dabadie, T. Guerra, H. Jeanson, ...), des écrivains-scénaristes (M. Duras, W. Faulkner, J. Giono, M. Pagnol, J. Prévert...), des auteurs-réalisateurs (W. Allen, I. Bergman, J. Cassavetes, J.-L. Godard, F. Truffaut, J.Vigo...) ; - le travail spécifique de recherche et d’écriture qu’implique, avec ses approches variées, le genre documentaire (rapport préalable au sujet filmé et modes de préparation très différents, selon les auteurs) ; - les méthodes et les codes d’écriture imposés de certaines formes audiovisuelles (films de commandes, clips et publicités, en particulier). » (Je souligne) Le BO de 2010 gardera exactement les mêmes contenus notionnels, mais en - 310 - supprimant systématiquement les parenthèses contenant les exemples, par souci, comme je l’ai dit, de condenser le texte. Je vais cependant m’arrêter sur ces exemples qui me semblent très révélateurs. Il convient tout d’abord de définir ce que l’on peut entendre par ces « pratiques d’écriture ». Il est question de « l’étude des différentes pratiques d’écriture » qui « consiste à observer et à analyser les pratiques d’écriture cinématographiques et audiovisuelles », des « codes d’écriture », du « travail spécifique de recherche et d’écriture », du travail des « scénaristes ». Le programme définit ainsi les enjeux de l’écriture : « L’écriture se conçoit et se pratique comme une anticipation et une suggestion d’images et de sons du film à venir. Elle est indissociable de l’ensemble des choix formels, des dispositifs techniques et de mise en scène destinés à représenter au mieux, lors du tournage, les choix et partis pris qui constituent le point de vue de l’auteur. »554 Le terme d’« écriture » prend donc une extension très large qui peut se regrouper autour de deux aspects : l’écriture du scénario d’abord, mais aussi l’étude de tous les documents qui permettent « des choix formels et des dispositifs techniques et de mise en scène » ce qui rejoint la précision ultérieure du BO : « Versions successives de scénarios (par ex : scénarios "primitifs" et scénarios de tournage), traitements, découpages, story-boards ou scénarimages, cahiers de scripts, scripts de tournage, plans de travail) qui éclairent la diversité des partis pris artistiques et des approches professionnelles »555. ( Je souligne) La notion d’« écriture » regroupe donc tout ce qui, « par anticipation », permet une meilleure efficacité de la mise en œuvre par d’autres collaborateurs du « point de vue de l’auteur » dans le film. Le texte officiel suggère donc, entre autres, l’étude des relations entre scénariste et réalisateur comme mode de questionnement sur l’écriture de la « mise en scène » du film. Or on retrouve cette préoccupation dans de nombreux articles fondateurs des Cahiers du cinéma lorsqu’il s’agit de savoir lequel de ces deux techniciens, du scénariste ou du réalisateur, avait la part la plus 554 555 Formule restée à l’identique dans le BO de 2001 et dans le BO de 2010. BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 21-22. - 311 - importante dans la production d’un film considéré comme une création artistique. Je voudrais mesurer jusqu’où le texte officiel s’appuie ici encore sur les présupposés théoriques de la revue, en restant toujours fidèle à la « politique des auteurs ». F. Truffaut a posé la question du rapport entre réalisateur et scénariste, valorisant systématiquement, dans ses critiques d’avant la Nouvelle vague, les films dont le réalisateur était aussi (co-) scénariste. On peut penser à sa défense de Touchez pas au grisbi en 1954, où il souligne que l’activité duelle de J. Becker, en tant que réalisateur et co-scénariste, lui a permis d’« évincer des scènes et des répliques qui sont typiquement des scènes et des répliques de scénaristes, au profit de scènes et de répliques qu’un scénariste ne saurait concevoir. »556 Dans les textes officiels, la figure du créateur devient biface, puisqu’il est question des « auteurs-réalisateurs », mais aussi des « “couples” scénariste-réalisateur ». En amenant les professeurs et les élèves à s’interroger sur le couple réalisateur/scénariste, le texte du BO de Première sous-entend que les mieux placés pour revendiquer les aspects créatifs et artistiques du film sont le réalisateur et le scénariste, et pas seulement le réalisateur quand il est scénariste. Dans un premier temps donc, il pourrait sembler que le texte officiel se détache de certaines conceptions propres à la « politique des auteurs » selon lesquelles le scénariste n’est qu’un personnage secondaire de la production d’un film. C’est une posture qu’A. Hitchcock, interrogé par les Cahiers, défendait : « Souvenez-vous que je fais tous mes films sur le papier. Je ne me fie pas au scénariste ; en fait, je n’ai jamais tourné le scénario d’un autre. J’emmène le scénariste, je l’assois là, je m’assois ici, le film se fait ainsi du début à la fin. Le scénariste m’aide beaucoup, il rédige le dialogue, et peut même suggérer une idée. Et quand je commence à tourner le film, pour moi, il est fini. »557 Là où le « Maître » avait répondu de manière assez définitive en faveur du réalisateur, reléguant le scénariste au simple rôle d’adjuvant, les textes officiels sont plus nuancés et invitent justement à s’interroger sur les situations de production 556 TRUFFAUT, François, « Les truands sont fatigués », Cahiers du cinéma, n° 34, avril 1954, p. 55. TRUFFAUT François et CHABROL Claude, « Entretiens avec Alfred Hitchcock », 1955, in Cahiers du cinéma n° 44, p. 29. 557 - 312 - dans lesquelles l’« auteur » n’est pas si évidemment le réalisateur. La « pratique artistique » conseillée en Première va également dans ce sens558. Il s’agit d’encourager « la pratique d’exercices simples et courts » pour « appréhender la construction progressive d’un point de vue et les divers traitements des notions suivantes » : le temps, l’espace, les modes de narration, l’image, le son. L’épreuve du baccalauréat consiste en la rédaction d’un scénario à partir d’une note d’intention, ou d’une note d’intention à partir d’un scénario, puis en la réalisation d’un produit audiovisuel dont toutes les étapes doivent être abordées par les élèves, du scénario au tournage. Le programme de la classe de Première paraît donc piloté par les exigences de l’examen. Ces consignes d’enseignements apparaissent comme la conséquence d’une transposition didactique des procédés de production audiovisuels sur laquelle je reviendrai. La première remarque est que ces consignes portent quasi exclusivement sur des questions de forme : « champ et hors-champ, profondeur de champ, échelle des plans, plongée et contre-plongée, cadre et mouvements de caméra », « procédés de la voix intérieure ou du commentaire, caméra subjective, rôle des éléments visuels et sonores dans la scénarisation », « lumière, couleur, contraste, variations du grain, utilisation de la couleur sépia, fondu enchaîné, surimpression, images "composites" », « matière sonore ("in" et "off") ». Cette assimilation du film à ses données formelles nommées « mise en scène » et « mettant en lumière la construction progressive d’un point de vue » est un postulat récurrent de la critique issue des Cahiers du cinéma, ce qu’A. Bazin lui-même constate, à propos de ses jeunes collègues, dans les années 50 : « Mais s’ils prisent à ce point la mise en scène c’est qu’ils y discernaient dans une large mesure la matière même du film, une organisation des êtres et des choses qui est elle-même son sens, je veux dire aussi bien morale qu’esthétique. »559 558 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, repris avec de légères modifications formelles dans le BO de 2010. 559 BAZIN André, « Comment peut-on être Hitchocko-Hawksien ? », Cahiers du cinéma, N° 44 février 1955, - 313 - La question du contenu que doit porter un scénario est reléguée au second plan, dans une notation marginale, peu explicite et très partielle du texte officiel : « Une attention particulière est apportée au statut et à la caractérisation du ou des personnages, à la construction du récit filmique. » Le contenu thématique du scénario apparaît comme une donnée secondaire, et n’est pas spécifiquement abordé comme un objet de travail ou d’étude dans les programmes. L’écriture permet de mettre en œuvre un signifiant tout puissant, qui fait passer au second plan les fonctions narratives et référentielles d’un scénario. Étonnement, le texte officiel demande aux élèves de s’interroger sur tous les aspects formels de la mise en scène sans jamais proposer une interrogation sur le contenu du scénario, sur ce dont parle le film. Il semble que le texte réponde tout à fait à la constatation ironique de N. Burch : « Depuis le départ, il s’agit, sous divers déguisements, d’un formalisme pour art populaire appuyé sur cette simple recette : pour trouver ce qui, le cas échéant, est précieux dans un film, chercher partout ailleurs que dans le scénario, en contournant soigneusement tout ce qui serait accessible à “l’analyse thématique” ou au “sociologisme vulgaire” ».560 La « magie » des choix techniques ou esthétiques de la mise en scène fait passer à la trappe le « vulgaire ce-que-ça-raconte »561. Il semble peu important, à la lecture du BO, que le scénario ne signifie rien ou pas grand-chose, du moment que l’élève a été attentif aux « choix et traitement des lieux (champ et hors-champ, profondeur de champ, échelle des plans, plongée et contre-plongée, cadre et mouvements de caméra ; décor naturel, décor artificiel (studio, virtuel...) ou aux « modes de narration », mais considérés comme les « procédés de la voix intérieure ou du commentaire, caméra subjective, rôle des éléments visuels et sonores dans la scénarisation »562. Et cette idée selon laquelle le « sujet choisi » a peu d’importance au regard de ce que le scénario exprime doit passer par un acte technique de « mise en images et en sons » correspond tout à fait à la représentation d’un « bon film » p. 17. 560 BURCH Noël, De la Beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma, op. cit., p. 69. 561 Ibid. p. 71. 562 BO hors série n°3 du 30 août 2001, classe de Première, version papier, op. cit., p. 21. - 314 - qu’ont véhiculée les Cahiers du cinéma dans les années 60 : « L’originalité d’un auteur réside non pas dans le sujet choisi, mais bien dans la technique utilisée, dans la mise en scène, à travers tout ce qui s’exprime à l’écran. (…) Notre propos est de faire apparaître la signification des films à travers la technique par quoi ils gagnent leur caractère spécifique. »563 Ainsi, le concept d’« écriture cinématographique » préalable à la « mise en scène » procède d’une certaine lecture de la « politique des auteurs », en cela que le film apparaît comme un mode d’expression, traduit par et dans les différentes formes d’« écriture » dont il est le fruit, excluant absolument ce dont parle le film. Par ailleurs, l’idée est que le film s’écrit, non pas seulement au moment de la rédaction du scénario, mais lors de toute une phase de réflexion sur la « mise en scène » qui précède le tournage. En effet, il est bien question dans le texte officiel « d’explorer la question du rapport entre “scénario” et “mise en scène” à travers l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel ». La question de la « mise en scène » comme modalité d’expression purement cinématographique (cadrage, jeu d’acteur…) est bien abordée dans le texte officiel à travers les notions de « découpage », « storyboard », « ensemble des choix formels, des dispositifs techniques et de mise en scène ». « L’approche culturelle » du programme s’attachera dans un deuxième temps à ce point spécifique de la production cinématographique qu’est l’écriture « à quatre mains » du scénario, posant un peu plus directement la question du fond. Mais la « mise en scène » semble se définir avant tout comme une mise en rapport d’actes cinématographiques avec la construction du récit qui permet au réalisateur de se revendiquer auteur. C’est bien là que la place du scénariste est problématique : si le film est une forme d’expression personnelle, comment peut-on écrire pour un autre et comment peut-on se faire écrire une histoire ? Le Bulletin Officiel propose une échappatoire qui reste finalement fidèle aux présupposés auteuristes : le scénariste et le réalisateur doivent être considérés comme un « couple », c’est dire que leur complicité ou leur 563 FEREYDOUN Hoveyda, « Les taches du soleil », in Cahiers du cinéma, n° 110, août 1960. - 315 - connaissance mutuelle permet un exercice d’écriture à quatre mains qui préserve l’identité de l’auteur tout en permettant son association avec un autre talent, littéraire de préférence (J. Prévert, J.-C. Carrière, M. Duras). Car si le cinéaste « écrit », alors il peut revendiquer un « style » et véritablement se proclamer « auteur », d’autant plus s’il s’adjoint l’aura d’un autre « auteur » qui lui permet de se placer également dans le champ de la littérature. Parmi les « écrivains-scénaristes » cités dans la parenthèse du texte officiel, certains sont connus pour la complicité qu’ils entretenaient avec les cinéastes adoubés par les Cahiers. W. Faulkner (cité parmi les « écrivains-scénaristes) est un ami de H. Hawks, et lorsque les Cahiers du cinéma interrogent le cinéaste sur son rapport avec ce scénariste lors d’un entretien portant sur La Terre des Pharaons, la réponse va exactement dans le même sens que le texte officiel : la complicité « scénariste réalisateur » permet à l’« auteur » de déployer toutes ses capacités créatives : « Question : Quelle fut la part de William Faulkner dans l’élaboration du scénario ? Réponse : Il collabora avec Harry Kurnitz à l’écriture de l’histoire et du script ; il m’a comme toujours, énormément apporté. C’est un grand écrivain ; nous sommes de très vieux amis et travaillons facilement ensemble ; nous nous comprenons très bien l’un l’autre, et chaque fois que j’ai besoin d’une aide quelconque je fais appel à Faulkner. »564 Être « Hitchcocko-Hawksien », c’était donc aussi reconnaître la place du scénariste dans l’acte de création cinématographique, sans pour autant se départir de la croyance en la toute-puissance créatrice de « l’auteur ». On trouve aussi ce postulat chez E. Rohmer, dans sa réponse aux critiques de Barthélémy Amengual dans le numéro 63 des Cahiers. Pour lui, si l’auteur n’a pas forcément « l’absolue paternité du moindre détail », cependant : « Nul ne lui dénie le droit de graver son nom à la base du monument, même s’il n’a pas manié la truelle et le cordeau. »565 Cette métaphore préserve la figure de l’« auteur » omniscient et omnipotent qui 564 La politique des auteurs, les entretiens, Paris : Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, coll. « Petite anthologie des Cahiers du cinéma », rééd. 2001, p. 124. 565 ROHMER Éric, « Les lecteurs des Cahiers et la politique des auteurs », Cahiers du cinéma n° 63, octobre 1956, p. 55. - 316 - signe de son nom le « monument », tout en faisant une concession à ceux qui manient « la truelle et le cordeau », même si la figure du scénariste est encore ennoblie par le fait que c’est sans doute le moins « technicien » des collaborateurs du réalisateur. Si la « truelle et le cordeau » renvoient aux aspects techniques de toute production cinématographique, l’écriture scénaristique semble être la part de « fabrication » du monument qui est le plus digne d’un intérêt auteurial, ce qui semble justifier l’intérêt particulier que lui portent les programmes scolaires d’enseignement du cinéma. C’est peut-être pour cette raison que l’association en « couples » proposée par les programmes officiels est assez aléatoire et qu’elle préserve à tout prix, et parfois faussement, la distinction entre « auteurs » (de cinéma) et « écrivains ». Les « écrivains-scénaristes » sont parfois aussi des « auteurs réalisateurs », tandis que les « scénaristes dialoguistes » sont aussi souvent des « auteurs » dans le sens littéraire du terme. Par exemple, Marguerite Duras est citée parmi les écrivains-scénaristes, ce qui est vrai, mais seulement pour partie, puisqu’elle pourrait prétendre aussi être auteur-réalisateur566. On peut se demander si une catégorie « écrivain-scénariste-réalisateur » dans laquelle pourrait rentrer M. Duras, J. Giono, M. Pagnol n’a pas été évitée parce qu’elle serait revenue à promulguer, dans la sphère cinématographique, des « auteurs »… d’œuvres littéraires. On peut par conséquent se demander aussi pourquoi le terme « auteur » se substitue au terme « scénariste » quand il s’agit de désigner des réalisateurs de cinéma. L’expression « auteur-réalisateur » se rattache en fait à des réalisateurs qui sont aussi scénaristes de leurs films, et le terme « auteur » ne se justifie finalement que comme un parti pris « politique », qui rejoint celui des Cahiers du cinéma. Enfin, l’introduction du couple « scénariste-producteur dans le système hollywoodien des studios » semble faire référence aux données économiques qui 566 Jacques Prévert est bien cité deux fois, dans deux situations différentes : au titre de scénariste dialoguiste et pour le « couple » qu’il forme avec Marcel Carné. - 317 - organisent « l’âge d’or d’Hollywood ». Dans la perspective cinéphilique, l’artiste a toujours raison contre le système économique, puisque le cinéma est un « art » et que l’artiste peut se sentir victime d’une logique économique aveugle à son talent. Le BO insiste également sur des données très pragmatiques liées à l’écriture sous forme de « découpages, story-boards ou scénarimages, cahiers de scripts, scripts de tournage, plans de travail ». Cette approche pragmatique de l’écriture est confirmée par différents éléments du texte officiel : il est, entre autres, question d’éclairer « des approches professionnelles » - et ce souci des métiers est suffisamment rare dans le BO pour être ici souligné. Ce pragmatisme a sans doute ici, comme je l’ai dit, un enjeu principalement didactique : il s’agit de préparer l’élève à ses propres travaux d’écriture qui correspondent à la partie dévolue à la « pratique artistique dans les programmes de Première : « La pratique artistique permet à l’élève de maîtriser progressivement de courtes formes d’écriture aussi variées que possible. » La partie « théorique » du programme semble donc vouloir se raccrocher primordialement à la partie plus « pratique ». On retrouve les mêmes termes dans les deux parties du programme. La formulation « découpage, story-board ou scénarimage » est même littéralement reprise à l’identique dans les deux lignes du tableau séparant la « pratique artistique » de « l’approche culturelle » dans la présentation des programmes. Il convient donc d’observer comment les « grands auteurs » travaillent, afin d’en faire une source d’inspiration pour les travaux d’élèves. Je reviendrai dans ma troisième partie sur les présupposés que suppose la croyance dans les vertus pédagogiques de l’imitation des « maîtres ». L’attachement à des éléments génétiques du film, qui tranche avec l’approche esthétique et théorique du montage que l’on a étudié dans le BO de Terminale, mérite d’être souligné, d’autant qu’il prend en compte des données liées à la production et aux professions du cinéma, ainsi qu’à des formes audiovisuelles non cinématographiques explicitement présentes dans le texte puisqu’il est suggéré d’étudier : - 318 - « les méthodes et les codes d’écriture imposés de certaines formes audiovisuelles (films de commandes, clips et publicités, en particulier) ». Il est intéressant de constater que quand le texte officiel promeut l’apprentissage de données techniques ou professionnelles, il est plus enclin à encourager l’étude de formes non cinématographiques, supposant que la télévision est du côté de la technique alors que le cinéma est du côté de l’art, opposition séculaire. On peut alors se demander pourquoi, s’il vise à améliorer les productions des élèves, cet intérêt pour ce qui se passe en amont de toute production audiovisuelle n’informe pas également l’exercice d’analyse filmique, ni les ambitions théoriques du BO quant au montage par exemple. On peut sans doute y voir la trace d’un présupposé selon lequel seul le film, en tant que résultat abouti de la mise en scène, constitue l’objet d’une analyse esthétique. L’idée de revenir en amont de la mise en scène pour aborder sa mise en œuvre se justifie par l’ambition de permettre aux élèves une plus grande pertinence quant à l’analyse filmique formaliste majoritairement pratiquée par les enseignants, mais, pour autant, elle ne la remet pas du tout en cause. Cette étude des « rapports entre "scénario" et "mise en scène" à travers l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel, à différentes époques et dans différents pays » s’appuie sur « divers "objets d’écriture" : versions successives de scénarios (par ex : scénarios "primitifs" et scénarios de tournage), traitements, découpages, story-boards ou scénarimages, cahiers de scripts, scripts de tournage, plans de travail) qui éclairent la diversité des partis pris artistiques et des approches professionnelles. » (Je souligne) L’étude de ces documents de pré-production vaut précisément par ce qu’elle « éclaire » les « partis pris esthétiques » derrière lesquels ces « objets d’écriture » s’effaceront. Du coup, il ne sera jamais demandé à un élève, ni même à un étudiant de BTS, lors de l’exercice d’analyse filmique, de produire une réflexion génétique sur les films étudiés. On s’éloigne donc de ce qui aurait pu aboutir à une histoire du cinéma telle que D. Bordwell la défend : « Faire un film n’est rien d’autre que faire des choix chaque minute (…) Une histoire du style serait une histoire des choix des artistes, en tant qu’ils se - 319 - manifestent concrètement dans les films. »567 Au lieu de cela, les pratiques courantes et le modèle d’analyse filmique en vigueur semblent rejoindre une affirmation de Jean-Louis Comolli dans un article des Cahiers : « C’est-à-dire que la mise en scène a pour destin de s’abolir dans son couronnement même. Le film, en tant que résultat d’une mise en scène, se substitue en tout point à elle, remplace la réalité opérationnelle par une réalité artistique. Lui seul -grâce à elle– accède à l’existence concrète de l’objet esthétique. La mise en scène, une fois le film fait, n’a plus d’existence qu’abstraite ou fantomatique. Ou seulement dogmatique. Autrement dit encore, la mise en scène n’est pas, ne peut pas être l’objet d’une appréciation esthétique. Son résultat qui est le film, seul peut y prétendre. »568 Le programme de la classe de Première apparaît donc comme une préparation à l’épreuve écrite du baccalauréat pour les élèves de l’enseignement obligatoire (rédaction d’un scénario ou rédaction d’une note d’intention à partir de documents et réalisation d’un produit audiovisuel), mais ne remet pas en cause la dimension formaliste des analyses filmiques attendues dans le cadre des enseignements CAV. On a vu combien la conception auteuriste prédisposait à aborder le film comme un mode d’écriture et il peut être intéressant ici de faire un petit détour sur la façon dont la théorie littéraire a elle aussi construit la notion d’auteur, car nous avons déjà vu que si la cinéphilie « moderne » influence les textes officiels, la théorie de la littérature a aussi un poids indéniable sur les pratiques et les conceptions de l’enseignement du cinéma. 3.3.3 L’ « auteurisme » mis en question ou tout le reste n’est que littérature L’approche auteuriste existe bien sûr pour la littérature qui se définit exactement 567 BORDWELL David, On the History of film style, op. cit., p. 150 : « Filmmaking is an avalanche of such minute choices (…) the history of style will be the history of practitioner’s choices, as concretely manifested within films ». 568 COMOLLI Jean-Louis, « Vingt ans après, le cinéma américain, ses auteurs et notre politique en question », Cahier du cinéma, n° 172, novembre 1965. - 320 - comme au cinéma : elle consiste à trouver un sens à l’œuvre en fonction des intentions d’un auteur. La dimension extrêmement individuelle de l’écriture se prête d’ailleurs d’autant mieux à cette conception qui présuppose que l’auteur maîtrise absolument tout ce que son œuvre veut dire. Pourtant, en littérature, le Nouveau Roman ébranle cette conception, précisément dans les années 50 au moment où la cinéphilie s’engouffre dans cette théorie. On peut se demander alors comment des enseignants, majoritairement issus d’études de Lettres peuvent adapter cette notion, littéraire au départ, et très ancrée dans la conception du film comme écriture, on l’a vu. Cette théorie a été critiquée au cinéma comme en littérature. On lui a reproché de tomber parfois dans l’écueil du biographisme : la vie de l’auteur permettant de mieux comprendre son œuvre. C’est ce qui peut expliquer la distribution de « fiches » sur l’auteur que l’on rencontre souvent dans les cours de cinéma de lycée. On rencontre aussi cette prédisposition dans les outils pédagogiques destinés aux élèves ou aux enseignants qui ne font pas l’économie d’une partie sur « la vie » du réalisateur : date de naissance, enfance, premiers films, etc. Pourtant, comme l’a souligné L. Jullier : « Les connexions entre la vie et l’oeuvre obéissent à des schémas d’action si insaisissables parfois qu’il vaut mieux, la plupart du temps, les mettre de côté sous peine de sombrer dans la téléologie à la petite semaine. »569 Ce constat est vrai communément pour les films et les livres. Dans les études littéraires, l’analyse de l’œuvre par la « psychologie » de son auteur fait l’objet de théories bien identifiées et de critiques qui rejoignent celles que L. Jullier formule ainsi. En outre, comme je l’ai déjà dit et cette remarque relève sans doute de la lapalissade, les intentions du metteur en scène sont plus ou moins contraintes par la réalité d’un tournage ou d’une production cinématographique. Le caractère éminemment collectif du cinéma emmène aussi souvent à relativiser la posture auteuriste qui présuppose que le film est l’œuvre d’un seul. Les critiques qui sont le 569 JULLIER Laurent, Qu’est-ce qu’un bon film ?, op. cit. p. 178. - 321 - plus souvent faites à cette approche théorique – comme celle de N. Burch par exemple – souligne le fait que la glorification du metteur en scène-auteur détourne l’attention du discours tenu par le film ou de l’idéologie dont il se trouve porteur. On retombe là sur des prédispositions propres au formalisme qui ne font que s’exprimer davantage ou se confirmer dans l’auteurisme. N. Burch par exemple remarque : « Hawks est un “intouchable maître”, son conservatisme est hors sujet, sa misogynie va sans dire, elle est transparente, un trait d’auteur, tout au plus – du moins pour un etablishement critique presque entièrement masculin. »570 Le metteur en scène ainsi « starifié » détourne l’attention du discours tenu par le film ou de l’idéologie dont il se trouve porteur. Devant cette remise en cause, beaucoup de théoriciens tentent d’échapper à la notion d’auteur en lui substituant une « instance » plus « désincarnée » comme J. Aumont, A. Bergala , et M. Vernet qui, dans l’Esthétique du film, parlent de « “l’instance narrative” pour désigner le lieu abstrait où s’élaborent les choix pour la conduite du récit et de l’histoire ».571Pourtant « l’auteur », on l’a vu, n’a pas déserté les textes officiels et l’on constate qu’il reste un élément incontournable des études cinématographiques en lycée. Dématérialiser l’auteur en « instance » n’empêche pas un réflexe très répandu chez le spectateur qui consiste quand même à dire qu’il va voir « un film de Woody Allen » ou « le dernier Tarantino ». La sphère médiatique, dont on a déjà souligné la puissance, a permis à l’auteur de se faire une place non seulement dans la théorie du cinéma, mais aussi dans les façons pragmatiques d’envisager le film et de le rattacher à une figure identifiable, faite de chair et d’os, sur laquelle on puisse adosser la responsabilité du film, son sens, son existence même. L’intention d’auteur devient ainsi une construction interprétative élaborée à partir des données du film, ou des données para-textuelles (interviews, stratégie de promotion, etc.) et qui se situe donc autant du côté de la réception que du côté de la fabrication du film. Pierre Sorlin rattache ce besoin d’auteur à une 570 BURCH Noël, Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine, Paris : Nathan, 1993, p. 87. AUMONT Jacques, BERGALA Alain et VERNET Marc, L’Esthétique du film, Paris : Armand Colin, coll. « Armand Colin cinéma », 3e édition, 2004, p. 78-79. 571 - 322 - posture très culturelle : « N’y a-t-il pas là une façon de voir parfaitement cohérente avec notre philosophie du sujet agissant ? On y tient compte en effet de l’effort, du travail, de tout ce qui met l’individu au défi et l’oblige à se surmonter ; à cela s’ajoutent créativité et force d’expression, autrement dit deux moyens privilégiés pour caractériser une personne, pour l’extraire de la masse anonyme. »572 Pédagogiquement parlant, c’est un concept que les élèves utilisent parfois maladroitement, abusant de la formule : « le réalisateur dit que… ». La notion mérite donc d’être explicitée et envisagée dans ces avatars théoriques, mais c’est aussi une stratégie très simple de production de sens sur laquelle il faut sans doute savoir rebondir. C’est précisément dans le cadre de l’analyse filmique que ces conceptions se mettent à nu. Il convient donc maintenant d’étudier précisément les modalités de la pratique de l’analyse filmique en lycée. 3.3.4 Conclusion Pour résumer les paradigmes qui se dégagent des programmes officiels des enseignements CAV, je dirai que : - sont dominantes les représentations immanentistes de l’œuvre d’art, considérée en dehors de sa réception ; - l’œuvre est abordée par sa forme – parfois envisagée comme une « structure » – qui détermine précisément sa dimension artistique. Partant, logiquement, domine une vision téléologique de l’art qui culmine dans sa « modernité » autotélique qui valorise une certaine « nouveauté » lorsque celle-ci apparaît un point d’aboutissement de l’utilisation du médium ; - sont dominantes les conceptions auteuristes principalement promulguées, historiquement, par les Cahiers du cinéma qui confirment que la cinéphilie 572 SORLIN Pierre, « L’auteur, miroir du critique », IRIS, n° 28, 1999, p. 95. - 323 - « moderne » est devenue une cinéphilie académique que les programmes scolaires avalisent et promulguent. Ces paradigmes ne sont pas conscientisés, ils apparaissent comme des évidences qu’aucune interrogation historiographique ou théorique ne semble devoir venir invalider. En cela, les textes révèlent que leurs auteurs ne sont conscients ni de leur dimension discutable, ni de leurs « erreurs » épistémologiques, et encore moins de leur dimension sexiste. Une fois ces conceptions de l’œuvre et leur influence sur les programmes délimitées, j’ai voulu voir comment elles « travaillaient » l’exercice spécifique qu’est l’analyse filmique. Je suis donc repartie de mes hypothèses: l’influence du formalisme, de l’immanentisme et du structuralisme pour évaluer ces influences théoriques sur les analyses filmiques telles qu’elles sont proposées en lycée dans le cadre de l’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel ». - 324 - 4 - THÉORIE, PRATIQUES ET MÉTHODES POUR L’ANALYSE FILMIQUE. - 325 - 4.1 Préambules 4.1.1 L’ekphrasis Le travail nodal des études cinématographiques en lycée consiste à parler sur les films, rejouant ainsi l’exercice de l’ekphrasis tel que le définit Daniel Arasse pour la peinture : « Un des principes de base de cette rhétorique tient à ce que la description, exercice d’entraînement scolaire, doit “mettre devant les yeux” l’image absente. Or on ne peut le faire qu’en rendant compte de ses détails, et les exigences propres à ce genre de discours tendent à faire relever par l’orateur ce qui se prête commodément à une description circonstanciée et éloquente : ressemblance détaillée de l’image à son référent, capacité expressive des physionomies, variété et abondance des éléments de la représentation. Une peinture est digne d’éloges si elle soutient les efforts descriptifs et si, possédant ces qualités, elle permet au discours de développer ses propres prestiges. »573 « La description circonstanciée et éloquente », c’est bien le travail d’interprétation qui passe par le goût du détail que l’on voit dans l’œuvre et qui « permet au discours de développer ses propres prestiges ». Marcelle Hignette, dans les Cahiers pédagogiques en 1956 , établit un rapport entre la didactique des Lettres, l’ekphrasis en peinture, et l’introduction du cinéma dans les établissements scolaires : « Le ciné-club, comme les explications picturales, appartient au professeur de Lettres. »574 Et cette démarche semble rencontrer celle des cinéphiles des ciné-clubs d’avant comme d’après-guerre. F. Desbarats, à propos des « cinéphiles » dans les années 60 – il s’appuie sur l’exemple de R. Bordes – remarque que : « Le goût du commentaire savant et de l’interprétation fait partie de leur culture (…) Cette transmission s’est effectuée hors de l’école, mais elle a revêtu certains attributs typiquement scolaires de la constitution d’une compétence et de savoirs. (…) S’y créa une intellectualité saturée de parole, parfois d’écriture, où une familiarité directe s’opposait au régime distant de 573 574 ARASSE Daniel, Le détail. Histoire rapprochée de la peinture, Paris : Flammarion, 1996, p. 142. HIGNETTE Marcelle, Cahiers pédagogiques, n° 8, 15 juin 1956, Paris : Edition CRAP, p. 625. - 326 - l’intellectualité universitaire. »575 Parler des films, les commenter, les interpréter sans vraiment les analyser – c’est-àdire sans aborder la théorie du cinéma considérée comme « territoire » de « l’intellectualité universitaire » – telle semble être la posture de la cinéphilie académique proche de l’activité critique. L’élégance du beau style permet encore et toujours un pouvoir discriminant de « distinction » : « Une figure de style ou un mot n’est jamais qu’une altération de l’usage et par là une marque distinctive. »576 On l’a vu (2.3) : formés par la littérature et recrutés sur leur aisance stylistique, les professeurs de Lettres, qui restent comme je l’ai dit majoritaire dans l’enseignement de CAV, font parfois du « beau commentaire » une fin en soi, un exercice dans lequel, parce qu’ils excellent, ils trouvent effectivement la légitimation d’une supériorité sur l’élève. L’ekphrasis conçue comme une « description interprétative » apparaît comme un exercice de prédilection, plus que l’activité de réflexion théorique. On semble alors retomber sur un postulat cher à P. Bourdieu : « La seule intention de parler scientifiquement de l’œuvre d’art ou de l’expérience esthétique ou plus simplement d’abandonner le style de l’essayisme qui, moins soucieux de vérité que d’originalité, préfère toujours le piquant de l’idée fausse à la platitude de l’idée vraie est vouée à apparaître comme une des dégradations sacrilèges auxquelles se complaît le matérialisme réducteur et, par là, comme l’expression d’un philistinisme qui dénonce ce qu’il est incapable de comprendre ou, pire, de sentir. »577 Il convient encore de vérifier l’influence de la critique issue de la cinéphilie des années 60 sur la pratique de l’analyse filmique en lycée, influence qui signerait une éventuelle opposition entre ces enseignements et ceux, plus théoriques, dispensés à l’université. En ce qui concerne le cinéma, le travail pédagogique dans le système 575 DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma dans les lycées, op. cit., p. 251 et 253. 576 BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit., p. 250. 577 Ibid., p. 574, note 17. - 327 - d’enseignement fonctionne autour de deux axes principaux : l’enseignement théorique et culturel et l’enseignement pratique578. L’analyse de l’œuvre, son ekphrasis, s’inscrit dans le volant théorique et culturel. Mais aucune description n’est jamais neutre, et décrire, c’est déjà se soumettre à un biais théorique, parfois plus ou moins consciemment. J’aborde donc ici l’enseignement théorique du cinéma tel qu’il est pratiqué en lycée à travers l’exercice particulier que l’on appelle communément « l’analyse filmique ». Cet exercice est présent dans le contenu quotidien des cours et, dans le cadre de l’enseignement de spécialité, au baccalauréat, sous la forme d’un oral d’1/4 d’heure environ portant sur un extrait de quelques minutes d’un des films au programme que le candidat doit préparer pendant 20 min. 4.1.2 L’apprentissage terminologique L’École française transmettant la connaissance principalement par la langue, le langage du professeur est à la fois très normé et très normatif. Par ailleurs, l’École produit du commentaire sur les œuvres qu’elle étudie et la pratique de l’analyse filmique (qui est littéralement une glose) est un des points communs à toutes les formations audiovisuelles proposées en lycée. Mes expériences de terrain ont attiré mon intention sur la dimension très « terminologique » de l’enseignement du cinéma, la prolifération des « listes » de vocabulaire (de termes techniques, de profession du cinéma…), l’attente et l’évaluation de l’utilisation du « terme approprié ». Martine par exemple, professeur de Terminale579 et examinateur pour le baccalauréat, m’a dit trouver inadmissible qu’un candidat ne sache pas « nommer les types de raccords » lors de l’épreuve orale du baccalauréat. Il convient donc d’étudier cette utilisation du glossaire et de tenter d’expliquer ce dont elle procède. 578 « Cet enseignement repose sur une articulation étroite entre pratique artistique et approche culturelle. », BO spécial n° 9 du 30 septembre 2010, classe de Première et Terminale, op. cit. La formule était déjà présente dans le BO de 2001. 579 Entretien déjà cité le 16 décembre 2008. - 328 - Il me semble en fait qu’elle révèle deux faces d’un même problème : une utopie normative, c’est-à-dire l’illusion d’un pouvoir qu’auraient les mots de niveler, voire d’évacuer, le problème de leur définition, et le problème général du sens. Ainsi, même la formulation courante et officielle : « le cinéma » est problématique, car elle postule une vision essentialiste, indépendante de toutes les formes que le terme recouvre, un modèle originel à partir duquel tous les autres se déclineraient, et donc une façon d’ériger un dogme conceptuel sur des bases mouvantes que l’on ne délimite jamais vraiment. Ce sont peut-être ces « abus de langage » qui « bloquent » le travail de définition, en donnant l’impression qu’il est inutile puisque « tout le monde comprend bien ce que ça veut dire ». Cette confiance dans le pouvoir du mot pour définir le concept gêne sans doute aussi l’interdisciplinarité, surtout si l’on considère qu’un mot prend tout son sens dans un certain champ conceptuel, forcément limitatif et exclusif d’un autre. Ainsi, on dit « le cinéma » et le terme même, érigé en concept, cache la variabilité de ses sens et de ses approches théoriques, révélant une prédisposition des textes eux-mêmes à l’unification abusive du divers. Mais on pourra arguer, bien sûr, qu’il faut bien des mots pour s’entendre…Car finalement, pourquoi semble-t-il si nécessaire de savoir « nommer » ? Tout d’abord sans doute, pour pouvoir utiliser le jargon des spécialistes, et se donner l’illusion « d’en être ». Peut-être aussi pour s’assurer une forme de légitimité, et enfin pour donner l’illusion d’une unification des pratiques, là où justement les pratiques sont variables et susceptibles d’évolutions. Bien sûr, le « vocabulaire du cinéma » a aussi une dimension « rassurante », dont j’ai souvent entendu témoigner les élèves et étudiants : « maintenant c’est mieux, je sais “comment ça s’appelle” quand la caméra fait ce mouvement »580. La distribution de listes de termes relevant du « langage cinématographique » (avec toutes les ambiguïtés du mot « langage » dans cette expression) est une pratique courante dans les lycées. J’ai rencontré des professeurs qui font des contrôles d’identification 580 Entretien avec Paul, ancien élève de l’enseignement de spécialité, le 17 mars 2010. - 329 - de formes à partir de la projection d’une séquence cinématographique : combien de raccords, comment les nomme-t-on, etc.581 La question que soulève cet apprentissage est chronique d’un point de vue pédagogique. C’est d’ailleurs un débat qui a, semble-t-il, été très présent dans les discussions lors de la rédaction des textes officiels dès les origines des enseignements582. La question peut se résumer ainsi : faut-il mettre les élèves directement en face des films et leur donner des outils d’analyse dans un deuxième temps, ou faut-il précisément faire le contraire : donner les outils d’abord ? Formulé autrement : faut-il d’abord « apprendre à dire » ou donner d’abord le goût des films ? Le « vocabulaire technique » est le plus souvent conçu comme une « boîte à outils » nécessaire pour « lire » un film. Pourtant, cette terminologie commune pour lire le cinéma est un préalable nécessaire, mais sans doute pas suffisant. Un constat pragmatique s’impose : certains élèves maîtrisent parfaitement ce vocabulaire et pour autant réussissent mal leurs analyses filmiques, précisément parce que cette boîte à outils, loin de les dépanner, les paralyse, ou plus simplement parce qu’ils l’utilisent à mauvais escient. Certains ont l’impression que pour être pertinents, il faut multiplier les remarques formelles et, du coup, déploient cette compétence au détriment de l’élaboration d’un sens. On retrouve là un écueil que connaissent bien les enseignants de français : le repérage et la dénomination des « figures de style » aux noms barbares que l’on veut à toute force faire entrer dans la tête des élèves ne les empêchent pas de penser, même s’ils connaissent par cœur la définition stylistique de l’ironie, que le texte « De l’esclavage des nègres » de Montesquieu est un texte raciste. En outre, d’un point de vue pédagogique, l’acquisition progressive d’un « vocabulaire du cinéma » induit une entrée dans la matière par un morcellement des connaissances : d’abord les cadrages, puis les mouvements de caméra, puis le montage, puis le son, ce qui prédispose d’emblée l’apprenant au danger d’une dérive formaliste de l’analyse. Pour éviter l’écueil, il s’agirait d’utiliser le vocabulaire 581 582 Voir quelques exemples de photocopies distribuées aux élèves du lycée Léon Blum à Créteil en annexe. J’en réfère à ma discussion sur ce sujet avec Roger Odin. - 330 - spécialisé en étant conscient qu’il n’a pas de valeur en lui-même, donc qu’il n’est pas évaluable en tant que tel, mais qu’on l’utilise parce qu’il est adéquat et largement partagé et surtout qu’il évite des développements trop longs. Ce goût pour la transmission des termes de vocabulaire spécifiques relève aussi, me semble-t-il, de l’idée selon laquelle l’enseignement du cinéma ne doit surtout pas consister à parler simplement de ce dont parle le film, y compris avec les outils de la langue française commune. Certains professeurs méprisent profondément cette posture qui est implacablement qualifiée de « paraphrase », annotation que j’ai retrouvée souvent sur les copies d’élèves. L’idée est qu’en utilisant « le mot juste », on échappe à la « discussion de comptoir », à la réception majoritaire et donc au discours du non-spécialiste, car l’École encourage à déployer ce que N. Burch appelle la « supériorité de l’adepte cultivé »583. Le commentaire des œuvres entre alors dans d’autres enjeux et en particulier, encore une fois, dans un enjeu de distinction (au sens bourdieusien du terme) qui explique sans doute certaines pratiques professorales. Cette obsession du lexique recoupe des présupposés formalistes et, j’y reviendrai, un certain mépris de l’investissement pragmatique du sens. Notons que les rapports de jury des concours de recrutement abondent pourtant dans le sens d’une certaine méfiance envers ce lexique « spécialisé ». Dans le rapport du jury de l’épreuve d’analyse filmique de l’agrégation interne de Lettres classiques de 1993, les auteurs précisent : « Comme dans l’explication de textes, comme dans la leçon traditionnelle, la terminologie conceptuelle n’est pas une fin en soi. Ce n’est pas l’outil qu’il faut montrer, mais le produit achevé, c’est-à-dire la promotion d’un sens (…) Dans le cas contraire, le lexique spécialisé importune vite Il n’éclaire pas plus le sens que le Diafoirus n’éclaire la médecine. Mieux vaut encore s’en passer. »584 La mise en garde est très claire… et pourtant. 583 BURCH Noël, De la beauté des latrines, pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs, Paris : L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2007, p. 58. 584 CHABANNES Roland, SAVOY Bernard, « Leçon portant sur l’œuvre cinématographique inscrite au programme », Rapport de jury de l’agrégation interne de Lettres classiques, Paris : Édition du CNDP, 1993, p. 51. - 331 - 4.2 Présupposés et théories à l’œuvre dans l’analyse filmique Disons d’emblée et à titre de préalable que l’analyse filmique assure à certaines œuvres un statut d’œuvres « propices à l’exégèse », qui permet la multiplication des discours. On retombe là sur une caractéristique de la cinéphilie « académique » directement issue du discours du critique professionnel : « Pour les critiques de la Nouvelle Vague, le fait qu’un film se prête à la description intelligente et passionnée du projet de son auteur suffit à justifier son intérêt. La cinéphilie moderne systématise ce point de vue en faisant du film un visage non seulement de l’auteur, mais de son spectateur, du cinéphile lui-même qui prend la parole pour le défendre. »585 L’ekphrasis définie par D. Arasse (4.1.1) comme « description intelligente » se trouve bien au cœur de l’exercice scolaire de l’analyse filmique. Ce travail d’interprétation peut se faire sous différentes formes, et la défense d’une forme particulière qu’il doit prendre fait parfois le succès de spécialistes de l’enseignement du cinéma. A. Bergala, par exemple, s’est illustré en défendant l’idée d’une « lecture créatrice et pas seulement analytique ou critique »586. C’est bien le « projet de l’auteur » qu’il invite à cerner et à expliciter, ce qui correspond à ce qu’il appelle une « analyse de création » : « Il s’agit de faire l’effort de logique et d’imagination de remonter un peu en amont dans le processus de création, jusqu’au moment où le cinéaste a pris ses décisions, où les choix étaient encore ouverts » 587. L’approche qu’A. Bergala recommande dans les classes permet selon lui au professeur de ne pas « se crisper sur un savoir sécurisant »588. Cette approche du « geste de création cinématographique » ne peut se faire que si on est « d’abord un bon spectateur ». On voit comment se lient, dans l’exercice de l’analyse filmique, les compétences d’un auteur, dont il faut savoir décrypter les intentions, et les 585 JULLIER Laurent, J.-M. LEVERATTO Jean-Marc, Cinéphile et cinéphilie une histoire de la qualité cinématographique, op. cit., p. 123. 586 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 66. 587 Ibid., p. 129. 588 Ibid., p. 127. - 332 - compétences d’un « bon spectateur » qui pourra ensuite prétendre être « un bon critique ou un bon analyste »589. A. Bergala défend ainsi sa différence : « L’analyse de création, contrairement à l’analyse filmique classique – dont la seule finalité est de comprendre, décrypter, “lire le film” comme on dit à l’école – préparerait ou initierait à la pratique de création. »590 Pour A. Bergala la construction d’un discours esthétique n’est possible que pour un spectateur rendu expert par la fréquentation des œuvres qui témoignent d’un « projet de son auteur ». Ce discours esthétique justifie par ailleurs une compétence de création. Or c’est exactement ce que revendiquaient les réalisateurs de la Nouvelle vague dans les années 60 : si Truffaut prend de haut la « Qualité française », c’est parce qu’il estime que ses compétences de cinéphile l’autorisent à traiter avec condescendance le travail technique et à lui substituer un « vrai » travail de créateur591. Ici encore, les recommandations pédagogiques rejoignent la doxa critique de la cinéphilie « moderne ». Dans une autre optique, les textes officiels des programmes veulent encourager l’« esprit critique » des élèves contre l’envahissement des images médiatiques des industries culturelles. On rejoint là un paradigme que nous avons déjà rencontré dans le RHCEA : le paradigme de l’art comme résistance face au non-art. Or en tant qu’elle est un discours esthétique, l’ekphrasis n’est pas une démarche intuitive ou pragmatique. Il ne s’agit pas d’étudier ce que les élèves pourraient retirer d’un film en dehors d’une perspective esthétique sans cesse valorisée. Si l’on en croit J.M. Leveratto, c’est une posture tout à fait représentative de l’École en général : « La défense de l’héritage républicain et la volonté de préserver les masses des dangers de la “culture de masse” américaine ont entraîné, à partir des années 30, une idéalisation de l’efficacité de l’expertise technique de l’artiste 589 Ibid., p. 131. Ibid., p. 129. 591 Yann DARRÉ a mis en lumière les tensions dans l’espace public et sur les plateaux de tournage entre les réalisateurs de la Nouvelle vague et les techniciens du cinéma formés, à l’époque, par l’IDHEC, in « Les créateurs dans la division du travail. Le cas du cinéma d’auteur », in MOULIN Raymond (dir.), Sociologie de l’art, Paris, La documentation française (réédition 1999, Paris : L’Harmattan). 590 - 333 - et l’exagération de l’autonomie de l’art. »592. Plutôt que d’« idéalisation de la compétence technique de l’artiste », je parlerais à l’École de « lecture esthétique de l’oeuvre comme produit de l’artiste », ce qui effectivement apparaît prédominant dans l’exercice de l’analyse filmique. La prolifération de l’analyse filmique dans l’enseignement du cinéma en lycée trouverait donc ici un point nodal : « La focalisation des études sur la signification plastique de l’oeuvre d’art a favorisé la neutralisation de l’ancrage biologique et social du plaisir artistique. »593. Le présupposé est lourd et rejoint sans doute l’opposition entre l’esthétique populaire fondée selon P. Bourdieu sur « l’affirmation de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction »594 et une cinéphilie qui défend et promeut le primat à la forme. C’est donc toute une conception de l’œuvre d’art qui permet de comprendre les modalités et les mises en œuvre de son analyse dans le cadre de l’enseignement artistique en lycée. Ainsi, l’École véhicule un modèle d’opposition qui semble recouper celle qui structure, dans La Distinction, l’opposition entre esthétique populaire et esthétique dominante que je résume ici sous forme de tableau volontairement simplifié : Esthétique populaire Croire naïvement Esthétique savante aux choses Détachement du regard de l’analyse représentées critique Fonction Forme Humain Spirituel Éthique Esthétique Abandon Retenu 592 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 271. Ibid., p. 272. 594 BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, p. 16. 593 - 334 - Participation Recul Satisfaction immédiate Satisfaction non immédiate Jugement dépendant de la sensation Jugement indépendant de la sensation Chose représentée doit mériter de Indifférence pour la chose représentée l’être Intérêt affectif Désintérêt affectif Normalité Transgression Pragmatisme Idéalisme Expérience de l’oeuvre Contemplation de l’oeuvre Reconnaître Voir Facile Difficile Répétition Innovation Il est intéressant de mettre ce tableau en regard avec le Précis d’analyse filmique de Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété595, commande institutionnelle de cadrage méthodologique publié en 1992 qui s’adresse précisément aux lycéens qui passent l’oral du baccalauréat A3. L’introduction du livre propose également un tableau, qui dissocie le « spectateur normal » de « l’analyste » et que je reproduis littéralement ici : 595 GOLIOT-LÉTÉ Anne, VANOYE Francis, Précis d’analyse filmique, Paris : Armand Colin, Coll. « 128 », réédité en 2009, p. 13. - 335 - Spectateur normal Analyste Passif, ou plutôt, moins actif que Actif, consciemment actif, actif de façon l’analyste, ou plus exactement encore, raisonnée, structurée actif de façon instinctive, irraisonnée Il perçoit, voit et entend le film, sans Il regarde, écoute, observe, visionne le visée particulière film, guette, cherche des indices Il est soumis au film, se laisse guider par Il soumet le film à ses instruments lui d’analyse, à ses hypothèses Processus d’identification Processus de distanciation Pour lui, le film appartient à l’univers de Pour lui le film appartient au domaine loisirs de la réflexion, de la production intellectuelle plaisir travail On est frappé par la ressemblance entre ce tableau et la manière dont P. Bourdieu oppose la culture savante et la culture populaire : l’École plébiscite clairement l’approche savante, celle de l’analyste, et rejette du côté du « plaisir » et des « loisirs » le « spectateur normal ». La hiérarchie qui en découle est claire : le « spectateur normal » est aussi un spectateur « soumis ». Ce qui semble plus frappant c’est la dichotomie – pour ne pas dire la schizophrénie – de ce « spectateur », qui va tout à fait contre les démonstrations de l’anthropologie du spectacle, et qui paraît pourtant structurer toute l’approche pédagogique ou méthodologique de l’analyse des films. Ce sont ces différentes approches possibles de l’œuvre et de son sens que je vais tenter de mettre en perspective ici. Si la façon d’analyser l’œuvre dépend de la conception qu’on a de l’art en général, il convient également de s’interroger sur les présupposés théoriques de l’acte même d’analyser. - 336 - Il convient de faire ici un petit détour par la littérature. Si l’on retourne à La Poétique d’Aristote, l’analyse est en elle-même un acte « poétique » de théorisation, une poétique se définissant comme un discours normatif valable pour une école ou pour une époque et qui prétend énoncer ce que l’œuvre d’art doit être : « La poétique se propose donc de dégager les concepts qui permettent de saisir le fait littéraire à la fois dans son unité et dans la diversité de ses formes historiques. Ainsi, sa fonction ne réside pas dans la description et l’évaluation des œuvres individuelles (c’est là une des fonctions de la critique), mais dans l’analyse de leur statut littéraire. L’objet propre de la poétique n’est donc pas l’œuvre littéraire, mais la fonction littéraire. »596 La théorie du cinéma est en fait assimilable à ce que les études littéraires nomment la critique littéraire. En témoigne le livre de Jean-Yves Tadié : La critique littéraire au XXe siècle597, qui est une réflexion sur les différentes façons dont, au cours du temps, la notion d’œuvre a été envisagée, et qui décrit comment se sont élaborés de véritables « systèmes » d’analyse des œuvres, qui se sont matérialisés par de nouveaux « outils » pour produire du sens. On peut citer G. Genette qui, dans le champ de la littérature, est considéré comme un « théoricien » et que J.-Y. Tadié appelle un « critique ». En abordant l’œuvre d’un point de vue narratologique (un système théorique), G. Genette a explicité l’utilisation de nouveaux outils d’analyse de l’œuvre littéraire comme la focalisation, par exemple. À travers chaque système théorique se dit une certaine manière d’envisager la littérature et ses modes de production de sens, et, à partir de ce système théorique, l’analyse littéraire va disposer de nouveaux outils pour étudier les textes. Dans le champ universitaire, il y aura alors ceux qui défendent la narratologie, ceux qui ne veulent plus l’utiliser, ceux qui la remettent en cause, etc. Bref, chaque théorie aura son lot de succès, de remises en question, d’effets de mode, d’objets sur lesquels elle s’avère inopérante, etc., sans que l’on puisse dire à chaque fois qu’elle épuise les possibilités de sens 596 SCHAEFFER Jean-Marc, article « Poétique », in Les notions philosophiques, dictionnaire-encyclopédie philosophique universelle, tome 2, sous la direction de André JACOB, volume dirigé par Sylvain AUROUX, Paris : PUF, 1990, p. 1972. 597 TADIÉ Jean-Yves, La critique littéraire au XXe siècle, Paris : Pocket, coll. « Pocket Agora », réed. 2005. - 337 - d’une œuvre. En ce qui concerne les études cinématographiques, la démarche est identique, même si l’objet d’étude est bien sûr différent. Des théoriciens dans le champ du cinéma – que l’on n’appelle donc plus des « critiques » – se sont, au cours du XXe siècle, interrogés sur les manières dont un film produisait tel ou tel effet, sur les modalités d’interprétations possibles de ces effets et finalement sur ce qui fait qu’un film est ce qu’il est. Globalement une théorie correspond donc à une certaine modalité de production de sens. Elle est donc particulièrement à l’œuvre dans l’exercice d’analyse filmique. Il s’agit à chaque fois, quelle que soit l’approche, d’envisager les choix techniques, artistiques, économiques, éthiques qui ont présidé à la fabrication du film et, à l’autre bout de la chaîne, les façons dont le film est reçu par un public. C’est ici que se niche ce que l’on pourrait appeler le « débat théorique ». Autour d’un film, certains théoriciens vont privilégier l’analyse des choix esthétiques, d’autres l’analyse des choix économiques, d’autres encore vont se placer du côté de la réception, estimant que le sens d’un film dépend du spectateur qui le regarde, d’autres vont faire tout cela à la fois, etc. On peut tenter alors de réfléchir aux différentes théories poétiques et tenter d’en faire une typologie : - Les théories mimétiques reposent sur la ressemblance de l’œuvre avec le monde et définissent donc l’œuvre comme représentation. La valeur de l’œuvre se mesure en fonction de son degré de ressemblance avec le référent. - Les théories pragmatiques étudient l’œuvre dans son rapport avec son récepteur, et donc, dans une perspective cinématographique, envisagent la coconstruction du film par l’activité de réception. Il peut s’agir aussi de l’étude des « effets de lecture » de l’œuvre sur le spectateur. - Les théories expressives défendent une image de l’œuvre comme étant le produit et le résultat de la sensibilité particulière d’un artiste. On rejoint là une vision romantique de l’œuvre d’art et du film : la « politique des Auteurs » des - 338 - Cahiers du cinéma semble dans une certaine mesure aller dans ce sens, j’y reviendrai. - Les théories objectives considèrent que la littérarité de l’œuvre ne réside pas dans ses relations avec le spectateur, la réalité ou l’artiste, mais dans sa structuration interne. Finalement, le « débat théorique » dans le champ des études cinématographiques oppose deux camps. Ceux qui pensent l’œuvre comme immanente contenant son sens en elle-même, dans ses structures profondes ; et ceux qui pensent que le film n’existe pas en dehors des usages que l’on en fait et que le sens est le fruit d’une coproduction, d’un échange entre le film et le spectateur, ou plus largement entre le film et un public. Tous ces positionnements théoriques ont leur utilité, leur histoire, leur origine, leur représentant, leur texte fondateur, etc. Loin de moi l’idée d’établir une hiérarchie entre eux ou d’arbitrer les débats qu’elles engagent. Simplement, le fait est que parfois, et particulièrement dans le cadre du lycée, ces théories sont utilisées « sans le savoir », comme Monsieur Jourdain fait de la prose. Face à un film, chacun s’appuie sur ses intuitions, emprunte des outils à droite ou à gauche pour produire une interprétation, pour essayer de trouver ce que le film « veut dire ». On s’interroge assez peu finalement sur les modalités de production de sens, leurs présupposés théoriques et partant sur la possibilité ou la pertinence qu’il y aurait à produire du sens autrement et avec d’autres outils. Je passerai donc en revue les conceptions théoriques dominantes à l’œuvre dans les analyses de film enseignées à l’École. 4.2.1 L’héritage de la linguistique : structuralisme et sémiologie J’ai constaté dans ma partie précédente que l’œuvre d’art était principalement envisagée comme une forme et une structure close sur elle-même. Si les œuvres sont appréhendées ainsi, il est logique que ces présupposés agissent également dans - 339 - le cadre de leur analyse. Partons d’un constat que faisaient Jacques Aumont et Michel Marie, dans leur classification des analyses des films, en 1988 : « C’est avant tout l’apparition, vers 1965-1970, dans un contexte majoritairement universitaire ou para-universitaire et en étroite liaison avec les débuts d’une théorie moderne du cinéma, d’un genre d’analyse, plus poussée, plus systématique – ce qu’on a un peu abusivement appelé “l’analyse structurale”. »598 Très en vogue dans les années 60-70, l’ « analyse structurale » tient son origine des théories structuralistes en littérature et en anthropologie, principalement véhiculées par l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Le structuralisme français a repris et développé (très tardivement) l’idée de structure narrative. Le structuralisme est donc aussi un formalisme dans le sens où il s’intéresse principalement à des récurrences formelles. À l’instar de Vladimir Propp, la plupart des structuralistes français s’intéressent avant tout à la structure narrative et à ses invariants. L’ambition méthodologique des structuralistes est de développer un système catégoriel qui permettrait d’identifier des éléments narratifs (essentiellement des syntagmes et des rôles) et leur possibilité d’enchaînement dans une structure d’analyse. Les analyses structurelles et en particulier celles de Algirdas Julien Greimas et de Tzvetan Todorov se situent à un grand niveau d’abstraction, l’ambition étant de couvrir un corpus de textes très large, pour établir des modèles de narration très généraux indépendants d’un genre littéraire ou d’un type de texte spécifique. Ces théoriciens s’attachent en général à dégager les principes profonds de base d’un phénomène. On doit la récupération de cette ambition catégorielle pour le cinéma à C. Metz, principalement dans La Grande syntagmatique du film de fiction publié dans la revue Communications599. Il s’agit pour C. Metz d’étudier comment le cinéma est structuré, quel est le fonctionnement de cette « architecture sous-jacente » qui lui permet de produire du sens. Parmi ces « grandes structures », la manière dont des « syntagmes » (la plus petite unité sémantique) peuvent être reliés entre eux par le 598 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, Paris : Armand Colin, coll. « Armand Colin cinéma », 1988, p. 4. 599 METZ Christian, « La grande syntagmatique du film narratif », in Communications, volume 8, 1966, pp. 120-124. - 340 - montage fait partie des éléments que les travaux de C. Metz abordent particulièrement. En 1961, est créée l’École Pratique des Hautes Études qui prévoit des séminaires de R. Barthes, C. Metz et A.-J. Greimas, qui contribueront à diffuser leurs postures théoriques et méthodologiques aussi bien dans le champ de la didactique des Lettres que dans celui de l’enseignement du cinéma. Cette diffusion s’opère sans doute aussi par la publication, en 1966, d’un livre souvent citer comme référence : Le Professeur et les images600 de Michel Tardy qui s’appuie sur les théories de C. Metz. Il conclut par exemple une analyse du Désert rouge d’Antonioni par cette phrase qui semble relever d’une influence – et aussi sans doute d’une simplification –de la théorie sémiologique : « Tous les signifiants renvoient aux mêmes signifiés et c’est leur convergence signifiante qui donne à chacun d’eux sa valeur. »601 Parallèlement, les Cahiers du cinéma publient des entretiens avec C. LeviStrauss (n° 156, juin 1964) et R. Barthes (n° 147, septembre 1963 p. 20-30) confirmant l’interdisciplinarité de ces théories et leur « infusion » dans le milieu cinéphilique des années 60. On peut évoquer aussi, en 1964, l’influence de l’ICAV (Initiation à la Culture Audiovisuelle), qui, sous l’impulsion de René La Borderie, devenu directeur du CRDP en 1964, permet l’intervention en milieu pédagogique de C. Metz qui participera par exemple, en tant que conseiller technique, à la rédaction de deux Cahiers pédagogiques intitulés Le Monde des images en 1969 et 1972 à destination des classes de Cinquième et de Quatrième. La réflexion de C. Metz s’élabore à l’échelle du cinéma en général (et encore, d’un certain cinéma, en gros le long-métrage de fiction) et rend donc les outils parfois difficilement opérationnels dans le cadre de l’étude d’un extrait, en particulier – c’est souvent le cas en analyse filmique – lorsqu’il s’agit d’un extrait court, puisque le système fonctionne avant tout sur de grands ensembles. Cependant, des analyses fameuses ont utilisé l’approche structuraliste à l’échelle de la séquence : celle de 600 601 TARDY Michel, Le Professeur et les images, Paris : Presses Universitaires de France, 1966. Ibid., p. 91. - 341 - Raymond Bellour sur North by Northwest par exemple. Cette analyse s’appuie également sur la psychanalyse, apport théorique qu’utilise aussi C. Metz à partir du Signifiant imaginaire. D’un point de vue sémantique, le découpage permet de relever des rapprochements, que l’on peut interpréter par exemple en utilisant les « codes sémiologiques » développés par la linguistique structurale qui s’intéresse aux rapports entre signifiants et signifiés. Les codes constituants du langage cinématographique côtoient des codes non spécifiques au langage cinématographique. J’indique au passage que l’approche structuraliste a pris différentes formes sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici, car elles pourraient constituer une thèse à part entière. Cette approche théorique permet un modèle d’analyse très rigoureux, qui repose sur des cadres fixes. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu son succès puis sa tombée en désuétude : le reproche d’une « scientificité » considérée comme vaine par certains. Le principal reproche qui a pu être adressé à cette théorie est aussi qu’elle est une analyse textuelle, c’est-à-dire qu’elle ramène peu ou prou le film à un texte, le cinéma à un langage. Si l’on s’en tient à l’analyse structurale, on privilégie l’étude de la « structure » parfois aux dépens des « idées » véhiculées par le film. C’est une théorie qui, utilisée seule, peut en effet s’avérer très oublieuse du contexte. Certains lui ont reproché aussi d’encourager une libido decorticandi, à la suite de R. Bellour qui découpait les extraits plan par plan602. La segmentation, le découpage, parfois à outrance, peuvent être un effet d’une vision « structuraliste » de l’œuvre qui cherche à privilégier la rigueur scientifique pour échapper à l’impressionnisme et au « je ne sais quoi » de l’œuvre d’art. C’est aussi une posture théorique qui s’attache à tous les objets audiovisuels, sans considération pour leur légitimité culturelle, marquant ainsi sa distance par rapport au fétichisme de l’œuvre d’art que postulent les approches purement esthétiques. Pourtant, cet immanentisme est parfois relativisé par les structuralistes eux-mêmes. Chez certains auteurs, la recherche structurale est très décontextualisée alors qu’elle est au contraire profondément 602 On peut penser aux « sèmes » et « léxèmes » de Barthes dans S/Z qui constituent de petites unités d’analyse, parfois composées seulement d’un groupe de mots. - 342 - contextuelle chez d’autres. Si l’on prend l’exemple du travail structural que fait R. Barthes dans S/Z, il y a bien une mise en rapport étroite avec le contexte. Le « code culturel » par exemple est l’occasion d’une critique idéologique proche de celle que mène R. Barthes dans Mythologie et qui envisage les stéréotypes d’une époque dans laquelle s’inscrit l’œuvre. Il y a donc bien ce que l’on pourrait appeler un « immanentisme contextuel » dans certaines postures théoriques : les structures profondes de l’œuvre apparaissent conditionnées par son environnement. La sémiotique peircienne allait dans le même sens : la forme de l’œuvre renvoie à la société en vertu d’une interprétation qui varie selon le contexte, le récepteur, etc. Puisque le structuralisme peut être aussi considéré comme une sorte de formalisme, c’est l’utilisation de ce terme dans le cadre spécifique de l’analyse filmique que je m’attacherai à définir plus précisément ici. Le formalisme cherche à opérer une liaison fond/forme Je définis ici les « éléments formels » comme des options de mise en scène du son ou de l’image (angles de prise de vue, mixage des sons, choix des musiques, mouvement de caméra, cadrages, montage, jeu d’acteurs, etc.). Le « fond » correspond à la réponse à la question « de quoi ça parle » ? Cette traduction de la forme en sens doit permettre de relever certaines récurrences sémantiques et/ou thématiques qui doivent se mettre en réseau pour exprimer un sens. Un réseau sémantique opère donc comme la « connexion » d’une forme à un contenu, permettant la traduction sémantique d’un choix formel. Si on se place à l’échelle de la séquence, on pourra compléter cette approche par un discours esthétique. Ce type d’analyse envisage l’œuvre comme autonome, porteuse d’une vérité sur le monde, de « révélations » (au sens parfois presque mystique du terme). Le sens est toujours à chercher dans l’implicite, le métaphorique, etc. Il s’agit bien à chaque fois de révéler un sens « caché », métaphorique, non immédiat que l’on présuppose pourtant contenu dans le film. Si les professeurs s’en défendent parfois, ou s’ils n’en sont la plupart du temps pas vraiment conscients, l’analyse des œuvres telle qu’elle est pratiquée semble relever encore aujourd’hui majoritairement de l’influence de cette approche. On s’aperçoit - 343 - aussi que le formalisme et le structuralisme entretiennent un lien étroit : s’il s’agit d’étudier la forme de l’œuvre en la considérant comme systémique, le structuralisme est bien une forme de formalisme. Ces deux théories forment à la fois un arrière-plan théorique et un arrière-plan méthodologique. Cette théorie que je résume ici très grossièrement est plus ou moins tombée en disgrâce en France, à l’Université en tout cas. Elle n’est que rarement utilisée de façon exclusive comme le faisaient C. Metz ou R. Bellour (qui l’ont d’ailleurs teintée de psychanalyse). Le plus important est qu’il apparaît qu’elle reste souvent, dans les pratiques en lycée, comme un arrière-plan méthodologique de l’exercice d’analyse filmique. L’analyse plan par plan est sans doute un des héritages – un peu problématique et réducteur – du structuralisme, j’y reviendrai. 4.2.2 Analyse filmique et analyse littéraire J’ai vu que le formalisme à l’œuvre dans les programmes officiels est aussi un moyen de promouvoir le film comme œuvre d’art, puisque l’attention portée à la forme permet de justifier d’une utilisation des éléments audiovisuels comme autant de procédés artistiques que l’on peut étudier pour eux-mêmes (3.2.1). L’art est « art » précisément parce qu’il permet l’émergence de formes qui valent pour ellesmêmes. Le refus de la « paraphrase », que j’ai souvent vu sonner comme un reproche dans la correction de copies d’élèves que j’ai pu consulter, est une constante. En analyse filmique, l’explication qui se cantonnerait au fond est systématiquement rejetée, il en est de même pour l’analyse littéraire telle qu’elle est enseignée en lycée à travers l’exercice du « commentaire » ou de « l’explication de texte ». J’ai vu plus haut (3.1 et 3.2) que le formalisme tel qu’il a été défini par R. Jakobson avait beaucoup influencé les conceptions de l’œuvre d’art qui se traduisent dans la rédaction des programmes officiels. Je suis donc repartie ici de l’hypothèse selon laquelle, dans - 344 - l’activité d’analyse, le travail de R. Jakobson avait également pu être déterminant. À titre de comparaison et pour évaluer dans quelles mesures une approche formaliste des films était également à l’œuvre dans la pratique de l’analyse filmique, je me suis appuyée sur l’exemple tant décrié, mais paradigmatique, de l’analyse du poème « Les Chats » de C. Baudelaire que R. Jakobson écrivit avec C. Levi-Strauss en 1962. Ce travail servira de point de comparaison puisque son caractère exemplaire permet de faire ressortir aisément les principales tendances du formalisme – fussent-elles ici poussées à l’extrême – lorsqu’il s’agit de faire l’analyse d’une œuvre d’art afin de de les mettre en regard avec les pratiques actuelles de l’analyse filmique. Cet exemple permettra d’explorer la méthode formaliste de certaines analyses filmiques qui ont fait date et restent des « modèles » pour l’analyse telle qu’elle est enseignée en lycée. Il permettra aussi d’explorer l’influence qu’a pu avoir la théorie littéraire sur l’analyse filmique. L’analyse de « Les chats » fonctionne en deux temps : un relevé précis et très exhaustif de remarques grammaticales, métriques, syntaxiques, phonétiques, phoniques et donc stylistiques et formelles dont je ne donnerai qu’un court extrait, que j’estime symptomatique : « Les chats, objet direct de la proposition qui embrasse les trois premiers vers du sonnet, deviennent le sujet sous-entendu dans les propositions des trois vers suivants (Qui comme eux sont frileux v4 ; Ils cherchent le silence v6), en nous laissant voir l’ébauche d’une division de ce quasi-sizain en deux tercets. Le « distique » moyen récapitule la métamorphose des chats : d’objet (cette fois-ci sous-entendue) au septième vers (L’Erèbe les eût pris), en sujet grammatical, également sous-entendu, au huitième vers (s’ils pouvaient). À cet égard, le huitième vers se raccroche à la phrase suivante (ils prennent v9). »603 L’organisation de ce relevé se fait dans la perspective d’élaboration d’un sens complet. Ce relevé s’intéresse exclusivement aux matériaux littéraires, ce que R. Jakobson appelait la « littéralité » c’est-à-dire ce qui fait qu’une œuvre donnée peutêtre considérée comme une œuvre littéraire. Plus qu’une forme ce sont des « procédés » qui sont ici étudiés : 603 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, op. cit., p.174. - 345 - « En rassemblant maintenant les pièces de notre analyse, tâchons de montrer comment les différents niveaux auxquels on s’est placé se recoupent, se complètent ou se combinent, donnant ainsi au poème le caractère d’un objet absolu. »604. Le poème comme « objet absolu » est ainsi sacralisé par la démarche même de l’analyse qui lui donne une portée nouvelle de manière presque mystique : « objet absolu », son « sujet » n’est pas son thème central, il n’est qu’un élément parmi d’autres de son élaboration. On ne peut qu’être étonné, à la lecture de cette fameuse analyse, de l’évacuation quasi systématique de « ce dont parle le poème », son sujet. La fragmentation du texte induite par le relevé quasiment mot à mot de procédés essentiellement stylistiques ou grammaticaux finit même parfois par faire oublier qu’il est question de « chats » et l’on est parfois étonné qu’une telle précision dans l’analyse finisse dans l’émergence d’un sens pour le moins impressionniste : « Tous les personnages du sonnet sont du genre masculin (analyse grammaticale), mais « les chats » et leur alter ego « les grands sphinx » participent d’une nature androgyne. »605 Cette interprétation s’appuie sur le constat d’un thème cher à C. Baudelaire : sa façon récurrente d’assimiler les chats et les femmes. Le thème « chat » est donc décomposé en motifs récurrents qui, combinés entre eux, permettront d’inscrire l’œuvre dans une certaine thématique. Le poème est mis en perspective avec d’autres poèmes du même auteur : « La même ambiguïté est soulignée, tout au long du sonnet, par le choix paradoxal de substantifs féminins comme rimes dites masculines. »606 L’analyse revient ici à des remarques métriques et grammaticales. Les chats sont considérés comme androgynes parce que la grammaire utilisée mêle de façon « paradoxale » substantifs féminins et rimes masculines. L’écart par rapport à la norme fait sens dans le contexte grammatical du texte. Ce qui se dévoile de la 604 Ibid., p. 181. Ibid., p. 187. 606 Ibid., p. 187. 605 - 346 - forme semble être le fruit d’une transcendance de l’œuvre, toujours essentiellement autonome par rapport au monde et aux objets qu’elle désigne. C’est ce que R. Jakobson définit, je l’ai déjà dit, comme la « fonction poétique » du langage. La figure de l’auteur est invoquée quand il s’agit de mettre en relation ses écrits pour approfondir une analyse des différents motifs qui parcourent l’œuvre. Ainsi, l’observation faite à partir d’un texte est mise en regard d’autres textes du même auteur : « Cela confirmerait, s’il en était besoin, que pour Baudelaire, l’image du chat est étroitement liée à celle de la femme, comme le montrent d’ailleurs explicitement les deux poèmes du même recueil intitulés “Le Chat”, à savoir le sonnet “Viens mon beau chat, sur mon cœur amoureux” (qui contient le vers révélateur : “je vois ma femme en esprit…” et le poème “dans ma cervelle se promène…Un beau chat fort et doux” (qui pose carrément la question, “est-il fée, est-il dieu ? ”).607 L’analyse recherche un élément fondateur qui donne à l’œuvre une unité, une cohérence, une structure sous-jacente qui se manifestent dans le choix des motifs récurrents qui se déclinent dans les œuvres de l’auteur à travers un style, une forme – ici grammaticale – dont l’auteur lui-même peut ne pas avoir conscience. R. Jakobson dit que : « L’intuition peut jouer comme le principal et même, souvent, comme le seul élément créateur des structures phonologiques et grammaticales compliqués dans les écrits des poètes individuels. De telles structures, particulièrement puissantes au niveau subliminal, peuvent fonctionner sans assistance aucune du jugement logique ou de la connaissance patente, aussi bien dans le travail créateur du poète que dans la perception par le lecteur sensible. »608 Cette notion de « structures » sous-jacentes à l’œuvre fera naître dans la théorie littéraire la notion de structuralisme. L’idée que l’artiste s’exprime par le style dans une œuvre qui finalement le dépasse alimentera également une certaine perspective « auteuriste » de l’Art. 607 608 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, op. cit., p. 187. Ibid., p. 126. - 347 - Dans le cadre d’une analyse filmique, le système de la langue et de sa syntaxe n’existe pas en tant que tel. La théorie du cinéma va donc s’ancrer dans la théorie littéraire tout en cherchant à la traduire, voir à la convertir à son médium spécifique. Les travaux de C. Metz ou de Jean Mitry, entre autres, chercheront à trouver une reformulation cinématographique satisfaisante de ce que la littérature considère comme « forme » et de ce que le cinéma peut se prévaloir d’être en tant que forme. Le film ne peut donc être compris que comme un « équivalent fonctionnel »609 à la langue. L’analyse formaliste du cinéma devra donc se translater dans l’étude des choix techniques appréhendés comme des choix de réalisation ou dans des choix narratifs considérés comme « forme » du film : placement de la caméra, choix du point de vue, ordre du récit, choix de montage, de son, dimension sémiologique ou psychanalytique de l’image… On parlera ainsi d’ « analyse textuelle » puisqu’il s’agit de voir comment les différents éléments qui constituent le « texte » cinématographique – ainsi compris comme système de sens, comme un champ méthodologique, puisque le cinéma n’est pas verbal – peuvent être interprétés. L’analyse recherchera donc des éléments thématiques récurrents dans le film ou dans d’autres films d’un même réalisateur, le « détail prégnant »610 qui fera précisément « système » en instaurant un réseau de signification que l’analyse se charge d’élaborer. Notons que la première analyse à proprement parler « structurale » d’un film vient de Serguei Eisenstein en 1934 à propos de son film Octobre. Cette analyse fut publiée par les Cahiers du cinéma en 1969 (n° 210), en pleine vague structuraliste et aura un rayonnement certain en tant que « modèle » d’analyse filmique. Légitimée par le fait qu’elle émane de l’auteur lui-même, elle inspirera dans sa méthodologie même d’autres types d’analyses. Elle se présente comme un découpage plan par plan du film, avec des schémas de compositions constitués de flèches directionnelles indiquant les mouvements dans le cadre. Eisenstein s’attache aux 609 AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc, L’Esthétique du film, Paris : Armand Colin, coll. « Armand Colin Cinéma », 3ème édition revue et augmentée, 2004, p. 132. 610 Ibid., p. 150. - 348 - moindres détails de la composition, à l’organisation et la justification plastique de la succession des plans. Toute cette analyse converge vers la mise en valeur de l’apparition du plan sur le drapeau rouge, emblème de la Révolution bolchévique. Comme chez R. Jakobson, les remarques formelles convergent vers un sens – ici politique – qui est le point d’aboutissement de tout un dispositif formel censé structurer le film en profondeur, de l’intérieur. 4.2.3 Synthèse des présupposés théoriques de ce type d’analyse Lorsqu’elle se met à l’œuvre dans une analyse filmique, la théorie formaliste ou « textuelle » semblerait donc rejoindre les principaux présupposés suivants : - Une dissociation partielle de l’œuvre et de la vie. Le primat de la forme sur le fond engage l’analyste à mettre au second plan de ce dont parle l’œuvre au profit du commentaire des choix de réalisation. Ce type d’approche se fait indépendamment de l’évaluation de la qualité de l’histoire diégétique. - Quand l’œuvre est mise en rapport avec le Réel – d’un point de vue politique comme dans l’exemple d’Octobre – c’est qu’elle le « révèle » au sens presque mystique et miraculeux du terme. - Une convocation de la figure de l’auteur, envisagé selon une théorie « romantique », comme un créateur dont les intentions peuvent parfois être dépassées par l’œuvre elle-même, ce qui suppose la revendication d’une figure auteuriale responsable du sens de l’œuvre, mais qui n’en maîtrise pas forcément toutes les significations. - La revendication de l’utilisation des éléments formels dans une intention poétique et l’explicitation de leur « fonction poétique », c’est-à-dire leur usage décalé par rapport aux normes d’une époque ou d’un genre, qui permet de considérer le film étudié comme une œuvre d’art. - 349 - - La quasi-exclusion du lecteur et de sa faculté de co-construction de l’œuvre : l’œuvre est considérée comme un tout clos sur lui-même, immuable et intemporel, indépendante de la réception spectatorielle. Ces présupposés correspondent à ce que J. Aumont et M. Marie dans L’analyse des films appellent aussi l’analyse « textuelle ». Pour eux, l’influence de l’analyse des « Chats » sur ce modèle d’analyse filmique est minime. C’est oublier, pour le sujet qui nous occupe, la formation littéraire d’origine de 30 % des professeurs en charge des enseignements CAV actuellement en lycée. J. Aumont et M. Marie préfèrent citer comme source d’influence S/Z de R. Barthes – influence à laquelle je souscris également – tout en admettant que l’analyse des « Chats » par R. Jakobson et Claude Levi-Strauss a sans doute influencé Raymond Bellour et son approche des Oiseaux d’A. Hitchcock611, analyse qui a elle-même exercé une influence notable sur les pratiques d’analyse filmique. Je crois, pour ma part, que les influences sont diverses, et surtout qu’elles sont impures : un modèle d’analyse, à partir du moment où il est peu conscientisé, s’adapte à diverses données et en premier lieu, dans le cadre qui nous intéresse, à des données pédagogiques. Surtout, comme le démontre David Bordwell dans Making Meaning la méthode d’analyse filmique ne saurait se réduire à des données théoriques. Elle est aussi une habitude de production de sens qui ne s’ancre dans la théorie du cinéma que partiellement et variablement. Je voudrais donc repartir de données empiriques pour tenter de décrypter les présupposés à l’œuvre dans les différentes analyses filmiques publiées à destination des professeurs et lycéens des enseignements CAV en lycée ainsi que dans les témoignages de professeurs interrogés. 611 BELLOUR Raymond, L’Analyse de film, Paris : Calmann-Levi, 1995, 317 p. - 350 - 4.2.4 Délimitation d’un corpus d’études de données « de terrain » Je m’appuierai sur les entretiens que j’ai menés avec des professeurs en charge de l’enseignement CAV et surtout sur vingt analyses rédigées dans différents Cahier des ailes du désir qui proposent une fois par an des exemples d’analyses filmiques sur les films au programme à destination des professeurs. Même si les différentes éditions des Cahiers des ailes du désir précisent que ces analyses rédigées et publiées ne sont pas des « modèles », il semble tout de même qu’elles puissent être lues comme des références quant aux théories qu’elles présupposent et les méthodologies qu’elles utilisent. J’ai vu dans la deuxième partie l’importance de cette association et sa fonction légitimante qui opère aussi dans le champ de la pédagogie (2.3.3). L’association dit être représentée dans 70 % des établissements proposant un enseignement CAV, et des professeurs que j’ai pu interroger la citent comme un véritable outil de travail. Ces analyses feront donc l’objet d’une étude très précise. J’ai choisi de travailler précisément sur un corpus de vingt analyses, ce qui constitue la quasi-totalité des analyses publiées dans la revue, portant sur des films très différents et sur des périodes de publications du Cahier allant de 1995 (cahier n° 2) à 2009 (cahier n° 19). J’ai volontairement écarté les textes qui s’éloignaient trop de l’analyse filmique à strictement parler, c’est-à-dire qui ne portaient pas spécifiquement sur un film et se présentaient plus comme des « essais » sur un point précis des études cinématographiques : un genre, un dispositif de production, une technique cinématographique. Les auteurs des analyses étudiées sont différents même si certains membres de l’association semblent s’atteler à l’exercice de façon plus récurrente que d’autres. Cette récurrence permet aussi de jauger les éventuelles évolutions dans les méthodes et les présupposés à l’œuvre pour un même auteur au cours de la quinzaine d’années de publication de la revue pédagogique. Par ailleurs, j’ai cantonné mon étude aux analyses publiées par des professeurs de lycée - 351 - enseignant ou ayant eu une expérience de terrain dans les enseignements CAV. La revue demande en effet à des universitaires ou à des membres de services pédagogiques de grandes institutions – comme la Cinémathèque française par exemple – de rédiger des analyses des œuvres au programme. J’ai écarté ces analyses de mon corpus, car elles me semblaient fausser un peu l’étude des présupposés et des méthodes utilisées dans l’enseignement du cinéma en lycée, dans la mesure où les auteurs issus de la sphère institutionnelle ou universitaire sortent de fait de mon champ d’études qui porte ici sur les pratiques en lycée. Je délimite ainsi mon corpus : - six analyses de La Mort aux trousses D’Alfred Hitchcock publiées par des auteurs différents dans le numéro n° 17 de février 2009 -ce numéro étant particulièrement riche en analyses filmiques ; - deux analyses d’un extrait identique mais menées par des auteurs différents d’un extrait de Hiroshima mon amour dans le cahier n° 16 de Mars 2008 ; - quatre analyses par des professeurs différents de 2046 de Wong Kar Wai dans le numéro 15 dont trois portent, de façon croisée, sur une même séquence du film ; - une analyse de L’Aurore de Murnau publiée dans le n° 14 ; - une analyse de La Jetée de Chris Marker publiée dans le n° 12 ; - une analyse de À nos amours publiée dans le n° 8 ; - deux analyses d’une séquence des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi publiées dans le n° 6 de décembre 2008 ; - une analyse du début des Parapluies de Cherbourg de Demy du n° 4 ; - une analyse d’un extrait de El de Bunuel dans le cahiers n° 3 ; - l’analyse des dix premiers plans de Le vent nous emportera proposée en ligne sur le site de l’association612. Par ailleurs, je m’appuierai sur deux textes théoriques portant sur « l’analyse filmique » publiés sous la rubrique « Pédagogies » de la revue, respectivement édités 612 http://www.ailesdudesir.com/bac.htm, consulté le 15 juillet 2009. - 352 - dans le Cahier n° 2 de mars 1995 et le Cahier n° 13 de février 2005.613 J’ai volontairement maintenu l’anonymat des auteur(e)s de ces analyses puisque le but est de s’intéresser aux démarches méthodologiques, aux procédures rhétoriques et aux présupposés théoriques de ces analyses et en aucun cas de faire le procès ou la critique de telle ou telle personne. Pour mon observation, toutes les méthodes sont convenables, toutes les interprétations sont bonnes et je m’inclus moi-même dans mon champ d’observation : il s’agit de repérer des conventions plus ou moins tacites dans l’exercice d’élaboration du sens, sans jugement de valeur. Ce travail a également une visée praxéologique : j’espère qu’en repérant de façon typologique des normes de l’analyse filmique à l’œuvre dans ces différentes analyses, l’exercice en lui-même sera plus enseignable, plus transmissible et que cette réflexion permettra la mise en place d’une véritable didactique de l’analyse filmique à destination des élèves qui, aux dires de certains professeurs, n’arrivent jamais à faire des analyses correctes. 4.2.5 Constatations générales Ces constatations de terrain me permettent de dire que les modèles théoriques sont essentiellement impurs, car les pratiques d’analyses sont le plus souvent infléchies par les professeurs et les nécessités scolaires. Je retiendrai tout d’abord une prédisposition récurrente dans ces analyses à rattacher toute remarque de fond à une analyse de la forme, cette systématicité étant destinée à conjurer les dangers de la paraphrase. Un élève614 m’a raconté son calvaire lors de l’analyse de L’Aurore pendant l’épreuve du baccalauréat. Il était, selon lui, tombé sur un passage où « il n’y avait rien à dire » parce que « la scène étant uniquement constituée de champ/contre-champ ». L’absence d’éléments 613 Pour plus de commodité et pour limiter les appels de notes, je mettrai entre parenthèses à côté des citations l’indication du numéro du Cahier des ailes du désir concerné ainsi que la page selon ce modèle (17/24) pour dire Cahier n° 17 p. 24. 614 Entretien avec Paul le 12 mars 2009. - 353 - saillants ou inhabituels dans la forme du film signifiait donc pour lui l’impossibilité de l’analyse filmique. Assez proche finalement, toute proportion gardée, du modèle de l’étude des « chats » par R. Jakobson, certaines analyses procèdent avec une méthodologie semblable : relevé scrupuleux des éléments formels et ce de façon très détaillée, plan par plan, puis réunion des données dans un « bilan » conclusif ou commentaire dans la foulée des remarques descriptives. C’est le cas pour l’analyse des Parapluies de Cherbourg dans le n° 4 et de El dans le n° 3, et de l’analyse téléchargeable sur le site du début de Le vent nous emportera , qui distingue typographiquement la phase descriptive et la phase interprétative : « Plan 2 : Raccord dans l’axe. Plan demi-ensemble en plongée, avec une longue focale, d’un segment de route. En haut et à droite du cadre deux arbres. On distingue la poussière soulevée par la voiture qui réapparait au sortir d’un virage, à gauche du cadre. Panoramique gauche/droite d’accompagnement. Le paysage défile et les arbres deviennent plus nombreux. Les passagers rient. La vallée entre dans le cadre par la droite. Arrêt du pano. Pure contemplation : l’image (composition du plan) et la poésie ( citée par les occupants). Le monde, comme souvent chez K, s’offre à la contemplation (saisir l’espace dans son immensité). Le mouvement (celui de la voiture) est capté, comme toujours, dans son intégralité (saisir le temps dans sa durée) . On partage cette fois-ci l’expérience des voyageurs à la recherche de leur repère : l’arbre isolé n’est visible ni par eux ni par nous. Sorte d’inanité des dialogues… (absurdité à la Ionesco) qui renvoie au vide de la fiction. »615 Plus récemment, l’analyse de la séquence de la vente aux enchères dans La Mort aux trousses du dernier numéro de la revue s’appuie sur un découpage plan par plan illustré par une reproduction des photogrammes, pratique que l’on retrouve aussi pour l’analyse d’un extrait de 2046 de Wong Kar Wai proposé dans le n° 16, dont le découpage en photogrammes est à télécharger sur le site en complément de l’analyse éditée sur la version papier de la revue. Dans le n° 8 sur À nos amours, 615 Analyse en ligne, op. cit. - 354 - l’analyse de la séquence du dîner passe également par une description plan à plan scrupuleuse dont je ne citerai qu’un bref extrait : « P1, 31’’ – seule en plan rapproché taille sur fond blanc, Suzanne est accoudée à la cheminée, dos au miroir, les mêmes yeux vagues que dans le plan précédent ; la voix de Robert domine le bruit de fond de fête. Elle se retourne vers le miroir accompagnée d’un léger pano droite-gauche. En plan rapproché, Suzanne et son reflet occupent les deux côtés du cadre. (…) » (8/15) Le modèle méthodologique implicite de ce type d’analyse paraît bien être l’analyse des Oiseaux par Raymond Bellour dans L’Analyse du film, qui, comme je l’ai dit, est inspirée de la démarche théorique et méthodologique utilisée pour l’analyse de « Les Chats » par R. Jakobson et C. Levi-Strauss. On est donc bien dans un héritage du structuralisme, héritage qui se traduit surtout par l’utilisation d’une méthode de découpage et la tentation du « plan par plan », qui prévaut dans l’analyse filmique. La précision descriptive des éléments formels, jusqu’à l’attention portée à la plus petite unité de l’œuvre cinématographique qu’est le plan, sert donc de base à des analyses qui entrent dans l’interprétation par une description formelle minutieuse. J’ai appelé cette première approche l’« analyse comme observation des formes ». Cette approche me semble relever d’une recherche analogique d’équivalences : un mouvement de caméra véhicule un sens, un choix de raccords génère une interprétation. Je tenterai de préciser ses caractéristiques en m’appuyant sur le corpus défini ci-dessus. - 355 - 4.3 L’analyse comme observation des formes 4.3.1 La liaison forme/contenu dans l’interprétation comme construction d’un sens implicite Si je m’en réfère à certains entretiens, l’analyse filmique consiste dans certaines classes à « relier, par l’intermédiaire d’un tableau, toute remarque de forme à une remarque de fond »616. Dans un premier temps, il convient d’essayer de définir ce qu’est la « forme » du film. Je reprendrai ici la définition de D. Bordwell et K. Thompson dans L’Art du film, une introduction : « La forme du film, dans sa plus large acception, est ce par quoi nous désignons le système global des relations entre les “éléments” d’un film. »617 La « forme » permet de rassembler les éléments du style : mise en scène, plan, montage, son, alors que le fond correspond à l’histoire que le film raconte, son « contenu ». Le style est lui-même défini comme « une utilisation cohérente, structurée, et signifiante des techniques »618. Comme le souligne D. Bordwell et K. Thompson, la forme et le contenu sont indissociables puisque tout le discours du film est finalement porté et informé par sa forme. Dans une perspective esthétique (c’est la posture que revendiquent D. Bordwell et K. Thomson dans leur avant-propos) le « contenu » et le « contenant » sont inextricables : 616 Entretien avec Brice le 1er décembre 2008. BORDWELL David, THOMPSON Kristin, L’Art du film une introduction, Bruxelles : De Boeck Supérieur, coll. « Arts cinéma », 1999, p. 93. 618 BORDWELL David, THOMPSON Kristin, L’Art du film une introduction, op. cit., p. 206. 617 - 356 - « Si la forme est le système global qu’un spectateur attribue à un film, il n’y a ni d’intérieur ni d’extérieur. Chaque composant participe à la structure d’ensemble perçue. »619 C’est ce que D. Bordwell et N. Burch appellent l’analyse « néoformaliste ». Une première récurrence apparaît dans la méthode utilisée pour les analyses filmiques publiées dans les Cahiers des ailes du désir, c’est la nécessité absolue de cette liaison très explicite entre le fond et la forme, le contenu et le style. Dans une analyse de La Mort aux trousses, dans le Cahier n° 17, un professeur stipule : « Hitchcock fait de Cary Grant le point de référence d’un jeu sur les valeurs du cadre, comme le récit fait du personnage de Thornhill l’étalon de mesure des valeurs morales et politiques dans un univers où tout s’échange n’importe comment. » (17/31) Le travail de cadrage (style) permet une interprétation du sens moral du récit (fond). L’adverbe comparatif « comme » induit que la forme est précisément « traduite » par une interprétation. L’interprétation se présente donc comme une conséquence d’un choix de réalisation, d’un élément de style, ici les « valeurs de cadre ». Le sens est donc ici forcément implicite puisqu’il faut le déduire d’un choix de cadrage. Cet attachement au sens implicite est un des quatre types de possibilité de production de sens qu’aborde D. Bordwell dans Making Meaning. L’implicite est précisément ce que l’analyse doit décrypter et ce qui permet de sortir d’une lecture « naïve » du film qui serait celle du spectateur « lambda ». Cette lecture de l’implicite revient aussi à une construction d’un système d’équivalence : un élément de style = un sens. On peut voir dans ce type d’analyse un héritage simplifié du structuralisme qui semble persister en tant que méthode d’analyse plus que comme théorie à part entière620. L’héritage méthodologique, ce serait ici de réduire la sémiologie à l’étude du rapport entre signifiant et signifié, reconduit sous la forme de l’étude de la liaison fond/forme, le tout dans une conception de l’analyse de l’œuvre qui laisse la première place à la forme. On rejoint bien une remarque sémiologique de R. Barthes : 619 620 Ibid, p. 94. Cette approche est aujourd’hui, à l’Université en tout cas, plutôt considérée comme « démodée ». - 357 - « Le lien du signifiant et du signifié a beaucoup moins d’importance que l’organisation des signifiants entre eux. »621 Dans une autre analyse publiée dans ce Cahier, on trouve explicitement cette notion de traduction : « S’engage littéralement un duel entre Thornhill et Vandamm dont Ève est l’enjeu. Cinématographiquement, cette situation est traduite par la figure récurrente du champ/contre champ. » (17/37) Un peu plus loin, toujours sur cette scène des enchères et à propos de Ève : « Ce choix de prise de vue sans profondeur de champ et sans perspective marque sa solitude et sa position tragique, entre les deux hommes. » (17/38) L’auteur avait d’ailleurs donné pour titre à une des sous-parties de son plan : « Les choix techniques renforcent l’effet de dramatisation et orientent l’interprétation. » (17/38) La technique est ici considérée comme un outil de production de sens et d’effet qui « orientent » l’interprétation ». C’est dire que « le texte provoque l’effet »622, ce que Janet Staiger désigne comme la position « dominante » actuellement dans l’analyse filmique. Dans l’analyse de la première scène des Parapluies de Cherbourg par un autre membre de l’association une dizaine d’années plus tôt (décembre 96), on retrouve la volonté de faire coïncider le fond et la forme : « Tout ici raconte le bonheur de l’amour : le contenu des dialogues, la rencontre du bleu et du jaune, les trois trajectoires obliques de Geneviève, expression de l’élan amoureux, le léger mouvement tournant de la dernière étreinte et surtout la fluidité absolue de la caméra qui bouge au même rythme que les personnages, les centrant dans l’espace bleuté de la rue ou les isolant sur le fond bleu et blanc des carreaux de Delft. » (4/13) Le dialogue, les trajectoires, les couleurs, le mouvement de caméra, tout concorde vers un même sens d’interprétation considérée comme univoque et induit par des choix liés à la réalisation. Le « bonheur » apparaît donc comme un point saillant sur lequel s’agrège tout un dispositif cinématographique que l’analyse déplie : un thème 621 BARTHES Roland, « Entretien avec Roland Barthes » par Michel Delahaye et Jacques Rivette, 1963, in Théories du cinéma, textes réunis par Antoine de Baecque, Paris : Cahiers du Cinéma, coll. « Petite anthologie des Cahiers du cinéma », 2e édition, 2004, p. 43. 622 STAIGER Janet, Perverse Spectator, op. cit., p. 28 : « The text caused the effect ». - 358 - « le bonheur » trouve son équivalence dans les « dialogues », dans « la rencontre du bleu et du jaune », un « léger mouvement » de caméra, un choix de décor. Le thème devient ainsi un élément structural qui se construit par et dans différents degrés syntagmatiques : les mouvements d’appareil, le scénario, le décor. Cet exemple montre comment l’analyse consiste à s’attacher à des éléments cinématographiques, à l’échelle du plan ou à l’échelle de la séquence : les images (mouvement de caméra, angle de prise de vue, distance focale, profondeur de champ, montage, lumière, couleur, etc.) et d’isoler ces éléments stylistiques pour les décrire, les nommer, les hiérarchiser, les dénombrer afin de les constituer en réseaux de sens. Chaque élément du film tient un rôle qui lui permet de s’intégrer à l’unité d’un thème que l’analyse doit construire. On peut noter d’emblée que l’étude du son (mixage, création sonore, combinaison audiovisuelle, utilisation de la musique ou du silence...) est présente, mais minoritaire dans ces analyses. Même dans l’analyse citée précédemment des Parapluies de Cherbourg, et alors même que le film est de toute évidence profondément sonore, la réflexion sur le son se cantonne à une analyse très brève du plan 13 : « On suit Guy dans l’univers bleu de sa chambre (comme sera bleue la chambre de Geneviève). La caméra fluide et légère accompagne ses préparatifs et la mélodie de Madeleine se termine sur un do, première note de l’air des promesses qui ouvre la séquence suivante. » (4/14) Les six analyses du dernier numéro consacré à La Mort aux trousses n’évoquent que marginalement le rôle joué par la musique de Bernard Hermann pourtant écrite spécialement pour le film et en collaboration avec A. Hitchcock. Je n’ai compté dans ce numéro « spécial Hitchcock » aucune occurrence de référence à la musique623. Plus largement, au sein des interprétations, la référence – non seulement à la musique, mais au son en général – est réduite, et en tout cas proportionnellement très inférieure aux remarques liées à l’image. Notons que 623 Voir le tableau récapitulatif ci-dessous, p. 452. - 359 - l’Institution encourage pourtant à l’analyse musicale : Bernard Herrmann était simultanément au programme de l’option « musique ». Les causes de ce relatif désengagement de l’analyse filmique quant à l’étude sonore ont déjà été relevées et expliquées par certains théoriciens624. Sans doute consciente de cette lacune, la ligne éditoriale des Cahiers des ailes du désir laisse parfois la place à des spécialistes du son qui viennent apporter une lecture spécifiquement « sonore » sur les films. C’est le cas dans le n° 15 qui propose une analyse menée spécifiquement sur les différents thèmes musicaux de 2046 par le président de l’Union des compositeurs de Musiques de Film. Quand il est étudié, le son répond à la même démarche de traduction sémantique de choix formels. Dans une analyse des Contes de la lune vague après la pluie (n° 6 décembre 98), un professeur remarque, à propos de la séquence d’ouverture : « L’opposition présente dans le scénario trouve un écho dans le cadrage et la construction des plans ainsi que dans le son. » (6/18) pour souligner ensuite une série d’oppositions sonores et proposer une analyse de la voix en rapport avec la musique : « La voix gutturale et de hauteur intermédiaire entre les aigus et les graves et dont les sons sont tenus, mais moins que ceux des cordes, met l’homme au centre d’un monde sonore dont il semble constituer l’équilibre. » (6/18) Plus clairement encore dans une analyse d’A. Hitchcock, la musique est-elle aussi littéralement traduite en champ sémantique : « La musique peut-être entendue comme l’expression du sentiment qui envahit Ève et aussi comme la marque du passage à une étape nouvelle : elle s’intensifie, change de tonalité dés que Thornhill cherche à échapper à Valérian. » (16/38) Ce type d’analyses, du son comme de l’image, repose donc finalement sur un modèle sous-jacent qui me semble principalement présent dans l’activité critique : celle initiée par A. Bazin puis par la cinéphilie « moderne ». L’interprétation repose sur la construction d’un sens implicite que l’on va pouvoir dépister dans l’analyse 624 Je pense à Laurent Jullier dans Le son au cinéma, Paris : Les Cahiers du Cinéma / Scérén-CNDP, 2006, et à Michel Chion, Un art sonore, le cinéma, Paris : Les Cahiers du Cinéma, 2003. - 360 - des « choix techniques ». Cette méthode correspond à celle qu’a employée A. Bazin dans les années 50, quand il a proposé, par exemple, d’interpréter le choix de la profondeur de champ chez O. Welles comme un symptôme de l’ambiguïté du Réel625. Cette stratégie sera largement employée par la suite dans les Cahiers du cinéma. D. Bordwell estime que l’activité critique des « Jeunes Turcs » dans les années 60 repose ainsi sur l’étude de caractéristiques formelles ou stylistiques de certains choix d’auteurs considérés comme récurrents, analyses qui permettent de souligner l’émergence de « thèmes » : « La pratique critique repose sur un schéma sous-jacent qui montre comment le texte est porteur de sens abstraits : le miroir, le regardant regardé, les cadres qui enferment, le cadre dans le cadre, et ces métaphores deviennent une propriété commune, comme les champs sémantiques. (…) Les critiques des Cahiers se sont principalement consacrés à montrer comment les caractéristiques stylistiques des metteurs en scène et leurs structures narratives reflétaient des thèmes sous-jacents. »626 C’est un but que l’on retrouve dans des analyses filmiques écrites par et pour des professeurs de lycée. Ainsi, une analyse du Cahiers des ailes du désir n° 15 sur Wong Kar Wai intitulée « Sous le cadre, il y a encore une image » repose sur l’exploration d’un traitement particulier du cadre chez le réalisateur comme moyen d’exprimer le « décentrage » et la « distance ». L’introduction de l’analyse se présente ainsi : « Wong Kar Wai propose une autre conception du cadre plus subtile et joue sur des phénomènes attractifs différents. Nous ne sommes plus vraiment devant cette porte-fenêtre illusionniste que nous avons la sensation de franchir tout au long du film. La distance semble parfois se maintenir même lorsque le spectateur est complètement captivé par le spectacle visuel et sonore. (…) Plusieurs particularités du film confortent le spectateur dans cette situation : le format du film, les décentrages, les récurrences formelles verticales, les zones mortes ou informelles, une approche différente des images virtuelles, la fragmentation de l’espace et des personnages. » (15/13) 625 BAZIN André, Orson Welles, Paris : Chavane 1950, et aussi dans « Pour en finir avec la profondeur de champ », Cahiers du cinéma n°1, avril 1951, p. 17-23. 626 BORDWELL David, Making Meaning, op. cit., p. 47 : « Cahiers’s critics dedicated themselves principally to showing how a director’s characteristic stylistic and dramatic patterns reflect underlying themes. (…) The practical critic possesses an underlying schema that proposes wich textuel fatures can carry abstract meaning : mirrors, looking to look, shot that enclose, frame in frame, and those feature thereby become commun property, like semantic fields ». - 361 - Il est bien question ici de récurrences stylistiques : une certaine gestion du cadre devient le vecteur d’un véritable réseau de sens : « Il y a dans ces décadrages l’expression d’une perte, d’un manque ou d’un deuil…éléments qui correspondent tout à fait à l’univers de 2046, film sur la perte à la fois collective (fin du statut de Hong Kong, fin d’une époque) et individuelle (celle de l’amour). » (15/14) Et cette analyse élargie son propos : le cadre (décadrages, fragmentations, utilisation du hors champ, choix de gros plans, composition formelle) devient le signe d’une véritable poétique, voire même d’une véritable conception du cinéma, comme le souligne la conclusion : « Nous sommes avec 2046 aux antipodes des démarches cinématographiques qui ne jurent que par l’épure absolue et la sobriété des instants filmés. Pour ces auteurs le cadre n’affirme rien d’autre que sa stricte réalité. Chez Wong Kar Wai, le cinéma est une surprise : sous le cadre il y a encore une image. » (15/ 15) Ces analyses permettent de révéler des particularités stylistiques d’un auteur ou d’un genre cinématographique, ils sont spécifiques à l’extrait proposé même s’ils existent en dehors du film lui-même. Ils constituent parfois l’arcane même de l’organisation des analyses qui proposent un plan thématique pour diviser leur développement. C’est le cas dans une analyse d’À nos amours (n° 8 de la revue) qui présente ainsi les titres des différentes parties de l’analyse : « Corps et regards » /« Déliaisons » / « Vingt ans de travail » / « Bonnard et la sensualité » /« Le père pris dans les portes » /« La propension à être ailleurs »/ « L’utilisation des miroirs » /« Partir plutôt qu’arriver » (8/19-21). Ces thèmes sont connectés à des sens explicites du film que l’analyse a déjà identifiés : « Pour ajouter un nouveau mot à ceux proposer par les commentateurs de la discontinuité chez Pilat, on a trouvé : déliaison. » (8/19) Le passage de l’explicite à l’implicite est ici manifeste : la « discontinuité » devient une « déliaison ». La formulation en thèmes abstraits permet de rendre l’approche du film plus métaphorique et d’échapper ainsi à l’écueil de la paraphrase. Ils s’ancrent dans notre champ culturel (« Bonnard », « Vingt ans de travail ») et se présentent donc comme déjà plausibles dans l’économie générale de l’interprétation - 362 - du film. Les choix techniques et stylistiques concourent donc dans ces deux analyses à créer un système de sens exprimant la pensée de l’auteur, système qui structure globalement le film. 4.3.2 D’autres héritages du structuralisme Cette notion de « structure » est très largement empruntée à la littérature. Le formalisme aboutira dans la théorie littéraire au structuralisme en partie grâce à une prétention plus scientifique : il s’agit de canaliser la critique littéraire pour en faire une science littéraire. Comme le dit Gérard Genette : « L’analyse structurale doit permettre de dégager la liaison qui existe entre un système de formes et un système de sens, en substituant à la recherche des analogies terme à terme celle des homologies globales. »627. Les tentatives de C. Metz pour le cinéma dans La Grande Syntagmatique allaient dans le même sens, dans un désir de rationaliser l’analyse filmique en créant des « homologies globales » potentiellement systématisables. Historiquement parlant, la liaison entre le formalisme russe et le structuralisme se fait autour de R. Jakobson qui s’est réfugié en Tchécoslovaquie pour fuir la Russie soviétique. Le Cercle de Prague sera donc à l’origine d’une première vague de théorisation du structuralisme. Ces théoriciens de la littérature, inspirés par Ferdinand de Saussure et par Hedmund Husserl, ont proposé une définition de l’art comme fait sémiotique : le texte littéraire est à la fois un signe et une structure de signes. G. Genette dans Figure I résume bien ce glissement théorique : « Et le formalisme russe, précisément, que l’on considère à bon droit comme une des matrices de la linguistique structurale, ne fut rien d’autre à l’origine qu’une rencontre de critiques et de linguistes sur le terrain du langage poétique. »628 627 628 GENETTE, Gérard, Figure I, Paris : Seuil, collection « Points essais », 1966, p. 151. Ibid, p. 149. - 363 - Cette structure de signe sera ainsi le champ d’exploration de la sémiologie. On distinguera alors le « signifiant » ou symbole externe qui représente une signification et le « signifié » qui est une signification représentée : « La méthode structuraliste se constitue comme telle au moment précis où l’on retrouve le message dans le code, dégagé par une analyse des structures immanentes, et non plus imposé de l’extérieur par des préjugés idéologiques. Ce moment ne peut tarder longtemps, car l’existence du signe, à tous les niveaux, repose sur la liaison de la forme et du sens. »629 Les exemples d’analyses filmiques abordées ci-dessus semblent s’apparenter, d’un point de vue théorique, à une forme de « stylistique structurale » – plus que d’une « linguistique structurale » – en cela qu’elles cherchent les récurrences stylistiques et non « linguistiques » (le cinéma n’est pas une langue) qui peuvent s’organiser en système, en « code ». Le code du « cadrage » par exemple est un code « stylistique » spécifiquement cinématographique et cette stylistique est « expressive » puisqu’elle est considérée comme un moyen d’expression de l’auteur. Ce type d’analyse a été très pratiquée en littérature dans les années structuralistes, un théoricien comme Michael Riffaterre, par exemple, en ayant fait son principal champ d’investigation. Il s’agit bien de faire de la liaison entre le signifiant et le signifié un véritable point d’ancrage du sens, d’associer le dénotatif et le connotatif. Le décryptage de « codes » sera également un enjeu de l’analyse filmique dite « textuelle », codes qui sont, selon la définition qu’en donnent J. Aumont et M. Marie « ce qui gouverne les relations entre le signifiant et le signifié » pour permettre un : « repérage des éléments signifiants, “dépli” de leur connotation, appréciation de leur pertinence, des codes potentiels suggérés par ces éléments : telles sont les opérations pratiques qu’impliquait déjà la notion de texte au sens de Metz. »630 L’activité analytique des Cahiers des ailes du désir propose bien un « repérage des éléments signifiants » en cela qu’elle met en liaison un élément formel avec un élément thématique, mais cette démarche revient finalement le plus souvent à une analyse thématique. C’est là que la sémiotique se réduit à une activité de sémiologie, 629 630 Ibid, p. 150. AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 72. - 364 - c’est-à-dire une simple tentative de traduction plus ou moins abstraite du rapport signifiant/signifié. Et tel est sans doute le grand point théorique issu du formalisme puis du structuralisme que l’obsession de la liaison fond/forme récupère. Ces théories ont développé des méthodes pour distinguer les éléments textuels de leur fonction sémantique. C’est quand elle s’intéresse à la récurrence de ces « éléments signifiants » – comme nous l’avons vu dans quelques exemples ci-dessus – que se profile le plus clairement l’influence théorique de la linguistique structurale. Les éléments de style sont bien rassemblés dans le but de mettre à jour un système formel sous-jacent du film qui permet de faire naître des attentes chez le spectateur, d’orienter son attention, d’accentuer les significations du film. Dans certaines analyses proposées pour le lycée, comme je l’ai vu, on peut lire un effort pour élaborer un système formel c’est-à-dire une structure qui permet de comprendre comment la forme, la « littéralité » pour reprendre la terminologie de R. Jakobson, peut se traduire en contenu et vice-versa. Ce qui reste de la démarche structurale, c’est sans doute la recherche d’une certaine unité : l’idée que le film constitue un système clos sur lui-même dont toutes les parties, tous les aspects thématiques ou formels, sont unis par un rapport de solidarité et de dépendance, dont le sens est comme « encapsulé » dans des schémas formels. Mais dans la théorie structuraliste en littérature, la distinction entre fond et forme glisse vers la distinction entre forme et fonction : le texte peut avoir différentes fonctions dans divers contextes : « L’hypothèse structurale, en ce cas, reverse à la stylistique du sujet ce qu’elle enlève à la stylistique de l’objet. »631 L’esthétique ne porte pas sur le signifiant – le texte matériel – mais sur le signifié qui peut varier en fonction des époques, jetant ainsi les bases d’une étude de réception. Le texte sera surtout pris dans une situation de communication, ce que R. Jakobson développe dans Linguistique et poétique en 1963, discriminant les cinq fonctions du langage. Mais lorsque les analyses filmiques étudiées empruntent à cette conception 631 GENETTE Gérard, Figure I, op. cit., p. 152. - 365 - structuraliste, il s’agit d’influences plus que de véritables emprunts théoriques. Dans la pratique de l’analyse filmique, le travail sur la récurrence formelle ou thématique ne va que très rarement jusqu’à l’élaboration complète de « codes » empruntant à différents champs disciplinaires (sociologie, psychanalyse, histoire, sémiologie) comme le fait R. Barthes dans S/Z ou comme tentent de le faire certaines analyses filmiques célèbres comme celles de R. Bellour, à la suite de C. Metz. Il s’agit plus, finalement, d’analyser la cohérence du film que d’élaborer une description scientifique des modalités de sa signification. Si l’on définit la « sémiologie » comme la science générale des systèmes signifiants – ce que fait C. Metz dans La Grande Syntagmatique par exemple en employant systématiquement le terme « sémiologie » (dyadique ou triadique) là où l’analyse littéraire parle plus volontiers de « sémiotique » malgré l’ambiguïté évidente de cette terminologie632– l’analyse filmique en lycée ne relève pas de cette discipline. Par ailleurs, l’analyse filmique évacue les données liées à la réception, le « relativisme historique » des œuvres, que certaines démarches structuralistes en littérature ont pourtant introduit dans l’analyse des textes littéraires. Ici encore l’activité analytique se détache de l’activité théorique pour se rapprocher de l’activité critique. Nathalie Heinich dans son article « Aux origines de la cinéphilie » dans l’ouvrage collectif Politique des auteurs et théories du cinéma renvoie clairement ce comportement analytique à l’activité critique : « Or comment s’opère l’assomption au statut d’auteur, par la critique, d’un cinéaste tel que Hitchcock ? De deux façons : la première est la mise en évidence d’une thématique, par la focalisation du critique sur les thèmes communs aux différents films d’un même cinéaste ; la seconde est la mise en évidence d’une stylistique, par le repérage des procédés formels de la mise en scène. Par exemple, on montrera la prégnance de la mort chez Hitchcock, et la constante des plans-séquences chez Rossellini – le mieux étant encore de montrer le lien entre tel procédé formel et telle thématique. Le plan-séquence pour le signifiant, la mort pour le signifié : tels sont, pour caricaturer, les deux pôles herméneutiques entre lesquels s’opère la construction par la 632 Notons que Roland Barthes lui-même se place dans le courant saussurien de la sémiotique tout en employant dans ses œuvres le terme de « sémiologie » cf. TADIÉ Jean-Yves, La Critique littéraire au XXe siècle, Édition Pierre Belfond, coll. « Pocket, Agora », 1987, p. 213. - 366 - critique d’une position d’auteur au cinéma. »633 Le type d’analyse ainsi décrit est en effet proche de celles que peut proposer Jean Douchet dans les Cahiers du cinéma. Dans la revue pédagogique le Cahier des ailes du désir, la référence aux ouvrages théoriques de R. Barthes est présente, et on trouve aussi des renvois à C. Metz. La première analyse de North by Northwest du n° 17 compte par exemple deux notes renvoyant à ses ouvrages. Ce que les analyses filmiques étudiées gardent de l’approche sémiotique c’est finalement la concentration de l’analyse sur les aspects formels, dans une relative indifférence au contenu. La raison de cette conservation, dans la « méthode » d’analyse filmique en lycée, de ces « traces » théoriques issues de la sémiotique me semble aussi pouvoir s’expliquer par la démarche pédagogique : là où l’étude du contenu dissocie et individualise la réception, l’étude du même phénomène à partir de la forme permet de réunir des éléments disparates pour offrir une interprétation généralisante et donc plus aisément transmissible. La prédisposition structuraliste et sémiotique issue de la théorie littéraire est manifeste, même si la théorie littéraire ne survit qu’à l’état de trace dans l’analyse filmique telle qu’elle est pratiquée dans la revue pédagogique. Un des emprunts théoriques s’illustre aussi dans l’idée que le film est un « texte » à déchiffrer. 4.3.3 L’œuvre comme « texte » La notion de « texte » transparaît dans certaines expressions employées dans les analyses étudiées : il est question de « tissu fictionnel » (à propos de La Mort aux trousses p. 19, n° 17), et l’auteur réactive là implicitement l’étymologie du mot « texte », de « l’écriture du cinéaste » (à propos de Mizoguchi, Cahier n° 6), de « citations » (17/24), de « démarche d’écriture » à propos de la méthode d’analyse filmique (2/18), d’un « texte infini » avec une référence explicite à Raymond Bellour 633 HEINICH Nathalie, « Aux origines de la cinéphilie », in Politique des auteurs et théories du cinéma, op. cit., p. 35. - 367 - à propos de l’analyse filmique dans le n° 13 p. 26, de « tissu des images » (12/21, à propos de Sans Soleil). Implicitement le film est un texte (à traduire). Plus généralement, on retrouve dans les analyses filmiques tout l’outillage terminologique utilisé communément pour la littérature : il est question d’« effet de style » (17/20), de « dramaturgie du détour » (17/21), de « puissance du récit » (17/4), de « structure narrative » (6 /17). On peut voir ici la tentation metzienne de faire du cinéma un langage, mais aussi la prédisposition pédagogique à utiliser le connu pour apprivoiser et transmettre l’inconnu : l’utilisation des terminologies et des éléments théoriques appris dans l’enseignement du français sont ici réinvestis, d’autant plus que, comme je l’ai déjà dit, 30 % des professeurs enseignant en CAV sont originairement des professeurs de Lettres. En entretien, des professeurs d’Arts plastiques enseignant le cinéma ont d’ailleurs souligné leur différence avec les professeurs de Lettres en charge de la discipline. Un d’entre eux, Léa, m’a dit « les collègues de lettres, ils analysent l’histoire, comment on la raconte ; moi j’analyse l’image, la matière filmique »634. Est-ce à dire que, là où certains professeurs formés à l’étude de la littérature envisagent le film comme un texte, d’autres plus « plasticiens » l’envisagent comme une « matière » plastique ? (Léa a d’ailleurs beaucoup insisté pendant l’entretien sur cette notion de « matière »). Mais les professeurs d’Arts plastiques ne retombent-ils pas finalement sur la dialectique forme/contenu en la réduisant justement à sa stricte donnée interne : le « texte » renvoie à ce qui est dans le « texte ». C’est ce que m’a dit Bertrand635, agrégé d’Arts plastiques, enseignant en BTS audiovisuel et en option facultative CAV : « Tout est dans le texte ». Soulignons au passage que ce présupposé textualiste n’est donc pas l’apanage des professeurs de Lettres…. L’analyse se justifie ainsi dans l’idée profondément ancrée que le « texte » veut dire plus qu’il n’y paraît, parfois même qu’il échappe aux intentions de l’auteur en devenant un tout indivisible et autonome. C’est encore la littérature qui a théorisé la 634 635 Entretien déjà cité avec Léa, le 10 avril 2009. Entretien déjà cité avec Bertrand, le 5 juillet 2009. - 368 - première sur la notion de « texte » en particulier dans les années 60 avec la fondation du groupe « Tel Quel » autour de Julia Kristeva. Ces théoriciens avaient une perspective marxisante : la notion de « texte » réagissait contre les catégories jugées « théologiques » de sens, de sujet et de vérité qui réprimaient selon eux la polysémie des textes. La notion d’intertextualité théorisée par Mikhael Bakhtine a permis de construire la notion de texte de façon rhyzomatique : tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes et constitue finalement l’unité discursive d’une époque. La sémiologie pourra alors penser le texte dans la sociologie et dans l’histoire. Par ailleurs, les textes ayant le plus de valeur aux yeux de J. Kristeva sont ceux qui « renonçant à la représentation deviennent l’inscription de sa propre production : Mallarmé, Lautréamont, Roussel »636. La notion de « texte » est donc profondément rattachée, une fois encore, à une théorie moderniste de l’art faisant de l’autoréférentialité une caractéristique essentielle de l’œuvre. Derrière ce postulat se trouve l’indistinction problématique que l’on peut opposer à ce genre de conceptions textualistes : il semble qu’il soit difficile de distinguer l’« analyse » du jugement de valeur. Si des sens implicites procèdent de récurrences formelles – comme nous l’avons vu ci-dessus – ils semblent permettre aussi à l’analyste de dépasser une lecture naïve ou empirique par la recherche de sens qui ne vont pas de soi. P. Bourdieu qualifiait, dans Les Règles de l’art, d’« herméneutisme » cette attitude qui consiste à : « concevoir tout acte de compréhension sur le modèle de la traduction et à faire de la perception d’une œuvre culturelle, quelle qu’elle soit, un acte intellectuel de décodage supposant la mise à jour et la mise en œuvre consciente de règles de production et d’interprétation. » Pour P. Bourdieu, cette prédisposition est très représentée dans le système d’enseignement et particulièrement dans l’enseignement de la littérature : « Elle (l’École) favorise des postures d’herméneute qui, devant des lettres mortes, cherche le chiffre, le code et se donne pour fin de décoder, de déchiffrer. D’où le succès de la sémiologie. La sémiologie qui a été apparemment destructrice de la tradition académique n’était qu’un 636 TADIÉ, Jean Yves La Critique littéraire au XXe siècle, op. cit., p. 222. - 369 - aggiornamento de la philosophie académique du déchiffrement. »637 L’analyse filmique en lycée récupèrera en partie cette prédisposition dans le postulat d’un dialogue possible entre les œuvres entre elles, des rapprochements au sein de l’œuvre d’un même auteur, ou au sein de films produits à la même période, etc., et en défendant comme une évidence l’idée que toute œuvre constitue un ensemble cohérent qui pourra constituer un « système » cohérent à « déchiffrer ». On retrouve le paradigme le « l’œuvre à déchiffrer » déjà souligné dans les rapports officiels étudiés dans ma première partie (1.2). Cette lecture repose aussi sur le présupposé selon lequel puisqu’il s’agit d’art, les éléments formels sont prioritaires dans l’organisation du sens. On retombe ici sur les présupposés de l’explication de texte qui doit selon les recommandations de l’opus Réussir l’agrégation interne de lettres modernes et classiques s’appuyer sur la perspective historique, la perspective générique, la perspective contextuelle et la perspective intertextuelle (p. 245). L’approche « Bottum Up » rejoint l’approche « Top Down » : l’analyse filmique se sert globalement des mêmes outils de production de sens que l’analyse littéraire. Les « perspectives » sont les mêmes, dans la théorie comme dans la pratique. L’approche « contextuelle » ou « intertextuelle » dit l’emprise de la notion de texte défini surtout par sa cohérence. 4.3.4 Analyse filmique et cohérence de l’œuvre Je commencerai par relever la récurrence des formules qui supposent et stipulent cette unité forte de l’œuvre d’un cinéaste : « l’espace-temps hitchcockien » (17, un article est consacré à ce thème), « La Mort aux trousses est certainement l’abrégé de l’œuvre du cinéaste » (17/3), « pur effet de style cher au Maître » (17/20), la « mythologie hitchcockienne » (17/20), « une grande obsession hitchcockienne » 637 BOURDIEU Pierre, Les règles de l’Art, 1992, Paris : Seuil, p. 432. - 370 - (17/21) », « L’univers d’Hitchcock » (17/23), « dans le monde hitchcockien, il y a toujours un secret » (17/23). Le film apparaît donc comme la traduction d’une intention unifiée. On pourrait répondre à ce relevé, comme le disent J. Aumont et M. Marie, que Hitchcock est un « bon client »638 pour ce type d’unification auteuriste mais l’on retrouve des formulations équivalentes lorsqu’il s’agit d’étudier d’autres cinéastes. Le seul emploi de l’expression « chez un tel » est révélatrice d’une croyance en l’unité forte de l’œuvre d’un réalisateur : « chez Murnau » (14/16), « chez Griffith », (14/16), « le cinéma de Mizoguchi » (6/18), « l’art de Demy » (4/14), « nous retrouvons l’univers familier de K » (K mis pour Kiarostami, analyse en ligne). Pour revenir sur le récit hitchcockien, l’introduction d’une des analyses publiée dans le n° 17 se termine sur ce constat : « L’unité du travail hitchcockien consiste prioritairement, sinon exclusivement, dans une infatigable exploration des modalités du récit cinématographique » (17/16) Sur l’étude du début de Le vent nous emportera, une parenthèse souligne : « (on connaît aussi toute l’importance que K accorde à la voiture dans les possibilités de croiser en chemin d’autres hommes, d’autres femmes cf. Et la vie continue, Le goût de la cerise , Ten) » (analyse en ligne) Ce désir de cohérence autorise ainsi toutes sortes d’extensions de l’analyse au-delà du film ou de la séquence étudiée, destinées à tracer les contours d’un style unifié et cohérent, à l’échelle de l’œuvre entière d’un cinéaste. Dans une analyse du n° 17, on constate que : « même au niveau des détails, Hitchcock ne laisse rien au hasard dans la mise en scène » (17/40) et que : « ce film tisse aussi des liens dans l’œuvre du réalisateur, américaine ou anglaise, et renvoie à des films proches The wrong man (1957) et éloignés, The thirty-nine steps (1935). Le thème récurrent est celui du faux coupable qui doit, seul, prouver son innocence. » (17/35) 638 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 94. - 371 - « Tout le film entre en écho avec l’œuvre du cinéaste. » (17/41) L’unité et la cohérence ne s’envisagent donc pas seulement au sein même de l’œuvre, mais aussi plus largement au sein de l’ensemble des films d’un même réalisateur. Si l’œuvre d’A. Hitchcock paraît en effet propice à ce type de remarque unificatrice, on sera moins convaincu quand l’auteur de l’analyse filmique use de ce type de généralisation pour évoquer telle récurrence stylistique « la figure typiquement hitchcockienne du champ/contre champ » (17/39), car l’on doute qu’A. Hitchcock soit le seul à utiliser ce raccord très courant dans toute la production cinématographique et qu’il se caractérise en cela. De même, le « cadre dans le cadre cher à Demy » (4/13) mériterait qu’un vrai travail de relevé et de comparaison quantitative ou qualitative sur l’œuvre entière du cinéaste puisse légitimer la formule. C’est ainsi que se justifient aussi certaines affirmations très globalisantes et assez peu justifiées, ou plus exactement justifiées par ce désir de généralisation même, au sein de phrases qui usent du « présent de vérité générale », là où la prudence paraît épistémologiquement de mise. Dans un autre exemple d’analyse, l’auteur affirme : « La direction d’acteur chez Griffith est bien une direction de la parole, en ce que la parole met les corps en élan, précipite les actions et les catastrophes (au sens étymologique), mais aussi en ce que le temps de la parole est un temps de regard sur les personnages, une forme de soumission des personnages à la cruauté du regard du spectateur » (14/16) Cet article se propose en effet d’étudier la mise en scène de la parole dans L’Aurore et dans « le cinéma muet entre 1914 et 1927-29 » (14/15). Le « cinéma muet » apparaît ainsi assez abusivement unifié, comme dans l’expression la « direction d’acteur chez Griffith ». L’auteur de cette analyse de L’Aurore apparaît d’ailleurs luimême conscient de cette imprudence épistémologique puisqu’il précise : « L’observation, loin d’une improbable exhaustivité privilégiera cinq films : L’Aurore, Le trésor d’Arne, À travers l’orage, Le Rail, Le Mécano de “la Générale”. Il s’agit d’observer quel traitement est accordé à la parole, et de montrer que ces moments de parole, loin de devoir être perçus sur le mode du manque et du palliatif (celui des cartons, de la mimique et du surjeu), sont un élément - 372 - essentiel des figures cinématographiques du muet. » (14 /15) L’approche est ici « Top Down », c’est-à-dire que l’auteur part d’une hypothèse et cherche sa confirmation dans les faits. Pour résoudre le problème analytique posé, l’auteur de l’étude crée des liens entre différents films autour d’un aspect très concret, le traitement de la parole, ici abordé comme symptôme le plus révélateur… de la spécificité du cinéma muet. L’apparent paradoxe agit aussi comme un effet rhétorique : il s’agit donc de « montrer que ces moments de parole (…) sont un élément essentiel des figures cinématographiques du muet » (14/15), sans pour autant supposer que l’on puisse affirmer l’inverse et que ce type d’affirmation ne peut se faire que dans la prise en compte d’éléments qui dépassent le corpus délimité de l’étude et même la stricte analyse filmique. Ici, il est manifeste que « l’observation » des films est déjà informée par la volonté de « montrer » quelque chose. Finalement, le corpus à étudier est présumé cohérent jusqu’à preuve du contraire, elle relève donc théoriquement de l’hypothèse…sans être présentée comme telle. Cette approche « Top Down » est d’ailleurs un présupposé méthodologique présent dans les analyses étudiées. Elle s’oppose à l’approche « Bottom Up » de certaines autres postures théoriques, méthode épistémologique qui part de l’observation d’un corpus pour tenter de faire émerger des hypothèses qui ne préexistent pas à la constitution de ce corpus. Ainsi, et conformément à la rhétorique dissertative qui prévaut dans les sciences humaines en France, l’introduction des analyses filmiques présente un ou des axes de lecture que l’analyse aura pour mission de vérifier. Une analyse d’Hiroshima mon amour (n° 16, mars 2008) introduit ainsi sa démarche interprétative : « Ce passage procède en superposant les lieux et les temporalités pour exprimer la subjectivité du temps. Nous verrons comment Resnais utilise les possibilités techniques cinématographiques pour réaliser ce projet difficile, axé sur l’examen de l’intériorité. » (16/26) Le « nous » prend en charge l’intention de l’analyste et anticipe sur la conclusion de l’analyse : la subjectivisation du temps. Le futur « nous verrons » est bien un futur à valeur stylistique et non temporelle puisque la démonstration, précisément, est déjà faite. L’analyse semble donc guidée par une problématisation élaborée en amont qui - 373 - justifie l’utilisation de schémas de lectures reposant sur des concepts très abstraits (le temps, l’espace, l’intériorité), au détriment de l’analyse empirique. Dans une démarche méthodologique identique, la présentation des axes de l’analyse d’A. Kiarostami proposée sur le site internet est formulée ainsi : « C’est donc cette double impression laissée par les premiers plans qui constituera l’axe de notre analyse. Le prologue multiplie les signes de reconnaissance (reconnaissance de l’univers de K), mais en même temps repose sur le principe d’incertitude (Où sommes-nous ? que voyons-nous ? Qu’entendons- nous ?) » (analyse en ligne) La « double impression » semble correspondre à une méthode binaire de catégorisation du monde (« reconnaissance »/« incertitude ») qui renvoie plus ou moins consciemment au processus humain l’élaboration du sens dans une perspective cognitiviste. Et l’on retrouve aussi cette démarche dans quelques analyses filmiques célèbres comme celle de Sigfried Kracauer par exemple qui, dans De Caligari à Hitler, fait tenir une partie de son analyse autour de l’opposition tyrannie/chaos. Dans l’analyse de A. Kiarostami, le « nous » dit « de modestie » et le futur stylistique suppose une fois encore que cette « double impression laissée » est universelle et n’est plus à prouver. L’axe d’étude est donc avant tout une vectorisation du regard de l’analyste. Les « axes d’analyse » sont parfois énumérés et présentés dès l’introduction comme c’est le cas dans l’analyse de El, avant même l’étude plan par plan, dans le n° 3 de la revue, p. 20. Certaines analyses filmiques reposent sur un double mouvement : l’« analyse détaillée » – c’est-à-dire la description des plans – (15/17) aussi appelée « découpage » (8/15) aboutit à une « synthèse des observations » (15/19) réunie dans des « axes d’analyses ». Cette démarche est celle de la dispositio antique : l’organisation du discours est aussi un effet de rhétorique utilisé dans un but persuasif. Dans un premier temps, les analyses « plan par plan » semblent correspondre à la linéarité de la réception spectatorielle : c’est ce que les professeurs appellent « l’analyse linéaire » dans un second temps, le travail s’organise autour d’une structure plus abstraite générée par l’interprétation : le « plan d’analyse » qui soumet fatalement le film à la problématique. Ainsi, l’analyste - 374 - ne prendra en compte que ce qui, dans le film, va dans le sens de son « axe d’analyse », parfois peut-être au détriment d’autres aspects du film qui ne « collent » pas avec cet axe. La question posée en introduction est donc en fait déjà résolue, il s’agit d’une question rhétorique. Du coup, elle n’apparaît pas comme la formulation d’une réelle hypothèse d’interprétation, mais au mieux comme un fait acquis dont on se propose d’exposer la démonstration. On suppose que le travail en amont a pu faire d’autres hypothèses d’analyse à partir de l’observation du film, et n’a gardé que celle qui a été vérifiée par le travail de recherche. Cependant, cette façon de ne montrer que le résultat, comme une interprétation dont la validité est déjà acquise fait que l’introduction est plus un exercice de style que le gage d’une rigueur épistémologique, puisqu’elle suggère une hypothèse qui est de toute façon déjà démontrée et pose une question à laquelle on a déjà répondu. La prudente posture du doute paraît alors bien mise à mal : l’apparence est celle d’une démonstration qui aboutira à la conclusion à laquelle on veut qu’elle aboutisse, faussement formulée dans l’introduction par une question (la fameuse « problématique »). C’est peut-être dans cette rhétorique dissertative que s’exhibe le mieux la différence entre les protocoles méthodologiques des sciences dures et le protocole rhétorique des sciences humaines. La prudence voudrait que l’introduction se présente explicitement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une hypothèse possible d’interprétation, consciente d’éventuelles renégociations et toujours susceptible d’invalidations que la rigueur de l’analyse peut seulement tenter de limiter. Cette posture « Top Down » est aussi encouragée par la croyance, non interrogée, en la cohérence de l’œuvre étudiée. On se saurait dire qui est la conséquence de l’autre : l’habitude méthodologique est-elle une conséquence de l’hermétisme théorique ou est-ce l’inverse, la conception théorique de l’œuvre unifiée et du sens univoque qu’elle renferme de façon étanche semble-t-elle autoriser l’imprudence méthodologique de l’affirmation définitive ou de la question rhétorique ? Citons à titre d’exemple le début d’une analyse de Sans soleil, n° 12, p. 21 : « Écouter, ou regarder. Parler ou se taire : sur ces deux oppositions se construit la relation de l’auteur et du spectateur dans Sans Soleil (…) C’est - 375 - cette tension, dont nous voudrions monter qu’elle construit la dynamique profonde du film. » La « dynamique profonde du film » c’est bien cette unité primordiale censée le sous-tendre, une « structure profonde » qui, dans la lignée des thèses formalistes et de leurs extensions structuralistes font le pari d’une logique interne de l’œuvre. Cette structure profonde est encore une fois redoublée par une stratégie d’opposition (écouter/regarder, parler/se taire), stratégie d’élaboration du sens déjà rencontrée plus haut. L’idée d’une « structure profonde » de l’œuvre est un parti pris théorique que l’on retrouve donc aussi dans l’activité critique, celle de J. Douchet par exemple, pour qui, selon J. Aumont et M. Marie : « Un principe thématique central informe l’œuvre tout entière d’un cinéaste. »639 La fin de l’introduction d’une analyse des sept premières minutes de North by Northwest (n° 17) est également très révélatrice à cet égard : « D’un film à l’autre, la géographie que construit Hitchcock a-t-elle une cohérence et quelle est-elle ? Comment et pourquoi cet espace cinématographique si singulier nous fait-il peur ? Et que nous révèle-t-il de l’homme et de son rapport au monde ? C’est à cette exploration de toute une œuvre que nous vous invitons, en nous donnant North by northwest pour direction et Roger Thornhill/Cary Grant pour guide. » (17/20) La première interrogation est exemplaire de la posture « Top Down » puisqu’elle répond à la question en même temps qu’elle la pose. En dehors de l’élégance formelle de cette introduction, elle indique bien la vectorisation déjà très forte de l’analyse – et le film d’A. Hitchcock est tentant à cet égard puisque le titre lui-même fait le pari d’une orientation – mais elle suppose aussi une « cohérence » de « l’espace géographique que construit Hitchcock » « d’un film à l’autre ». Cette récurrence méthodologique prend bien appui sur la certitude d’une unité thématique et formelle de l’œuvre d’un « auteur » comme processus fini ayant un sens univoque que l’analyse se donne pour but de révéler. 639 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 94. - 376 - Du point de vue des influences qui légitiment cette méthodologie, c’est sans doute S. Daney qui a le plus martelé dans la critique cinéphilique des Cahiers du cinéma l’obsession de la « cohérence » des films. Les Cahiers de cinéma sont d’ailleurs une référence admise des Cahiers des ailes du désir. Les critiques et théoriciens des Cahiers du cinéma sont à l’honneur dans ce numéro sur A. Hitchcock qui s’appuie sur le numéro spécial de la revue publié en 1954 et convoque fréquemment les grands noms de cette période critique de la revue (les années 50-70) : J.-L. Godard, E. Rohmer, J. Douchet640. Redisons ici que la revue pédagogique s’est elle-même autodésignée comme « Cahiers », ce qui n’est sans doute pas un hasard. Ce point de vue théorique semble donc inextricablement lié avec une perspective auteuriste, celle théorisée par les Cahiers du cinéma à travers la « politique des auteurs ». L’ouvrage intitulé ainsi et publié dans la « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma » est également convoqué dans la bibliographie du n° 17 (17/10). Je rejoindrai sur ce point la remarque de J. Aumont et M. Marie, qui permet la synthèse d’une démarche méthodologique avec une posture théorique : « La “politique des auteurs” logiquement centrée sur l’analyse de l’œuvre est donc une méthode interprétative des films. Chaque élément d’un film particulier est décrypté en fonction d’une vision du monde définie par l’analyste. »641 La « vision du monde définie par l’analyste » correspond, dans les analyses étudiées, à la vectorisation du regard, souvent défendue dès l’introduction, que j’ai pu souligner. Jusqu’ici, toutes les stratégies de production de sens relevées dans les analyses du Cahier des ailes du désir sont communes avec les stratégies employées par la critique cinématographique. Encore une fois, l’exercice d’analyse filmique semble bien plus proche de l’exercice critique que du travail théorique. Or l’exercice critique s’appuie souvent sur la « manière » dont le film raconte l’histoire. Ainsi, dans les influences théoriques issues de la littérature qui subsistent à l’état de traces dans ces stratégies de production de sens de l’analyse filmique, on peut voir aussi 640 641 Voir le tableau récapitulatif en annexe. AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 27. - 377 - des éléments qui relèvent de l’étude narratologique. 4.3.5 L’étude narratologique ou l’influence de la linguistique : « l’analyse de film comme récit » 642 L’étude narratologique, le plus souvent largement inspirée de la théorie littéraire et particulièrement des études narratologiques de G. Genette inspirée de Vladimir Propp et Émile Benveniste et développée par Henri Bremond, A.-J. Greimas, Tristan Todorov et – ici encore – R. Barthes, est également une théorie présente dans les analyses envisagées. L’analyse intitulée « H », dans le n° 17 par exemple, déplie le principe du décalage d’information entre le spectateur et le personnage, ce qu’avait très largement théorisé G. Genette à propos des romans d’Agatha Christie dans Figure III. Notons que le narratif n’est pas spécifiquement cinématographique, qu’encore une fois l’adaptabilité de la théorie au cinématographique est au centre de débats théoriques, et que ces études narratologiques ne sont véritablement efficaces que si elles concernent des films de fiction réalistes narratifs. C’est pourquoi dans les études retenues ici, l’étude du récit fait partie intégrante des analyses, que ce soit dans une perspective structurale ou de réflexion sur l’énonciation. Dans L’Esthétique du film, les auteurs soulignent que : « Puisque la fiction ne se donne à lire qu’à travers l’ordre du récit qui la constitue peu à peu, une des premières tâches de l’analyste est de décrire cette construction. »643 Un passage s’ouvre alors entre des unités thématiques et le niveau structural. Notons que cette méthode ne suppose pas de participation active du lecteur lors du processus de constitution du sens et n’assigne pas non plus au film une fonction de « leçon de vie ». 642 643 Ibid., p. 91. AUMONT Jacques, BERGALA Alain et VERNET Marc, L’Esthétique du film, op. cit., p. 76. - 378 - Reprenons l’analyse intitulée « H » ( 17/3-10). Cette analyse repose sur une réflexion sur l’énonciation, sur les degrés de connaissance du destinataire (le spectateur) par rapport à la manière dont le récit est produit : « Léonard tire sur Vandamm pour démontrer la perfidie de sa maîtresse. Dans l’incapacité d’agir, séparé par une vitre infranchissable, le héros est témoin d’un faux-semblant auquel pourtant il participe malgré lui, comme le spectateur dans une scène-miroir où celui-ce se réfléchit. » (17/5) L’italique souligne que ce sont bien ce que G. Genette appelle les « modes du récit » qui sont ici étudiés, c’est-à-dire la distribution, par le récit, au destinataire des indices de l’histoire : « On peut en effet raconter plus ou moins ce que l’on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue ; et c’est précisément cette capacité et les modalités de son exercice, que vise notre catégorie du mode narratif : la « représentation » ou plus exactement l’information narrative a ses degrés ; le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode, à condition de ne pas la prendre à la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte. »644 La question de la « distance » est bien au centre de l’extrait ci-dessus, ce que toute cette analyse va d’ailleurs confirmer. D’autres analyses reposent davantage sur l’analyse structurale du récit, sur la façon dont il s’organise en séquences d’événements. C’est le cas de l’étude de la scène de la vente aux enchères qui propose un découpage de la scène en « acte » en s’appuyant sur un texte théorique sur le théâtre (La Dramaturgie de Yves Lavandier), pour circonscrire les différents moments d’articulation de récit. Cette analyse qui se compose de trois parties, elles-mêmes subdivisées en trois sous parties, selon le modèle rhétorique de la dissertation, consacre le début de chacune des grandes parties à une réflexion sur la progression du récit et la structure de l’extrait. Ces sous-parties sont d’ailleurs systématiquement intitulées : « définition, indices, structure » dans les deux premières parties du plan (17/35 et 37). Dans une analyse d’Hiroshima mon amour, la première partie porte sur la construction 644 GENETTE Gérard, Figure III, Paris : Seuil, coll. « Points essais », 1972, p. 183. - 379 - du récit. Le titre de cette première partie est d’ailleurs : « I. Séquence remarquable par sa construction : 21 plans organisés très rigoureusement. » ( 16/26) Pourquoi cette attention portée à la « construction » ? Sans doute parce que l’analyse formelle ne peut sans dommage pédagogique exclure totalement la réflexion sur le contenu et que l’analyse du récit en termes de structure et d’énonciation est une caution formelle pour parler de « ce que ça raconte », c’est-àdire une caution formelle pour parler du fond. C’est l’idée selon laquelle : « dans un film narratif, le style peut permettre de faire progresser la chaîne causale, créer des parallèles, manipuler les relations entre le récit et l’histoire ou alimenter le flot des informations narratives. »645 Il s’agit bien de regarder « comment l’histoire se raconte » : les données narratologiques permettent donc toujours de mettre en relation le style et le contenu. Le film narratif est donc le meilleur support d’étude de ces « formes générales de l’organisation du discours » ce qui explique peut-être que tous les films au programme du baccalauréat sont des films narratifs. Je reprendrai ici une publication théorique précisément faite autour de l’analyse filmique dans le Cahier des ailes du désir n° 2, écrite en 1995. Elle commence par définir, en première partie, la « matière du film » : « I. tous les éléments et matériaux convoqués, construits pour faire la matière du film ne prennent forme et sens qu’à travers des « lieux de choix » définis par la nature et les possibilités des outils cinématographiques. » (2/19) Cette partie commence par proposer un tableau de la « chaîne de fabrication du film » puis développe classiquement les éléments de la mise en scène : « le choix du cadre », les focales et l’éclairage comme « lieu où se choisit aussi un regard sur le monde », puis une réflexion sur la photosensibilité du support et les progrès techniques, « le montage ou le déplacement du sens entre les plans » et enfin « le son ». La deuxième partie, qui m’intéresse ici davantage, se consacre à l’aspect narratologique : 645 BORDWELL David, THOMPSON Kristin, L’art du film une introduction, op. cit., p. 207. - 380 - « II. L’écriture cinématographique tire sa force de son inscription dans quatre relations fondamentales. » (2/20) Ces quatre relations sont les suivantes : la « relation à l’espace », « la relation au temps et au moment », « la relation à l’autre » : la « construction du personnage » et enfin la « relation au récit ». Cette partie invite à « faire prendre conscience des différences de mode de déroulement du récit. » (2/24) et précise : « On peut par ailleurs attirer l’attention sur quelques caractéristiques spécifiques de la narration cinématographique. Par exemple : - la très grande liberté narrative par rapport au « temps diégétique » ; - la question, fondamentale pour le rapport du spectateur au récit, de l’information. » (2/24) L’analyse du film comme récit fait donc partie des attendus de l’analyse filmique. L’étude des « modes du récit » trouve un modèle théorique dans l’étude des rapports entre l’énoncé et l’énonciateur dans les Essais de linguistique générale d’Émile Benveniste dans les années 70, et dans la reprise qu’en fera G. Genette pour les appliquer précisément à la littérature dans sa théorisation de la notion de « focalisation », ainsi que sa conceptualisation de « l’ordre » et la « durée » du récit. La notion même de « temps diégétique » et de « mode de déroulement du récit » est directement importée de Figure III. Le travail conseillé sur le « déroulement du récit » et la « construction du personnage » peut également s’inspirer des analyses structurales qu’ont produites différents théoriciens, comme V. Propp dans son étude narratologique de la Morphologie des contes646 et la modélisation en termes de « morphologie du récit » que propose A.-J. Greimas en 1966. Notons que La Grande Syntagmatique de C. Metz est publiée la même année que Sémantique structurale : recherche et méthode de A.-J. Greimas et que les deux œuvres ont pour but commun de proposer une sémantique structurale qui vise à donner une description scientifique et généralisante de la signification, dans la lignée de V. Propp. La grammaire du récit de V. Propp a ensuite cédé la place au modèle de A.-J. Greimas 646 Texte présenté par Claude Lévi-Strauss en France en 1960. - 381 - et Joseph Courtes : les structures narratives se transforment en structures « sémionarratives » qui doivent être comprises « dans le sens de structures sémiotiques profondes (qui président à la génération de sens et comportent les formes générales de l’organisation du discours). »647 La notion de « schéma actanciel » ou « narratif » et les figures du sujet/objet/destinataire/destinataire/opposant/adjuvant se trouvent chez A.-J. Greimas. Soulignons au passage que le système de V. Propp était composé de pas moins de trente-et-une « fonctions » narratives (les « narratèmes ») et qu’il serait effectivement périlleux de tenter de l’appliquer à un film dans le cadre d’une analyse de quelques pages. Ces « fonctions » du personnage correspondent chez V. Propp à l’action des personnages définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue, ce qui explique que les études narratologiques recoupent une étude de la « construction des personnages ». Ici encore les personnages au comportement télique, menés par une finalité, correspondront davantage aux possibilités heuristiques de tels schémas théoriques. Encore une fois la formation littéraire d’un grand nombre de professeurs en charge de l’option explique peut-être ce recours à la narratologie, même si ces références ne sont pas explicitement convoquées. Le choix des œuvres abordées dans les programmes se plie donc aussi aux outils heuristiques les plus facilement déployables pour les étudier. Mais ces théories, si elles ont inspiré certaines démarches d’analyse, sont allégées au moment de leur transposition didactique par rapport aux typologies très complexes de structures narratives ou de séquences narratologiques proposées par les théoriciens cités ci-dessus. J’insiste à nouveau sur le fait que ces démarches me semblent aussi permettre d’évoquer de ce dont parle le film, tout en évitant la paraphrase, puisqu’il s’agit de décrypter des « modes de fonctionnement ». A.-J. Greimas et J. Courtes insistent beaucoup sur cette dimension théorique de l’analyse du récit qui permet d’échapper à l’écueil de la paraphrase : 647 GREIMAS Algirdas-Julien et COURTES Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris : Hachette, 1979, p. 364. - 382 - « La sémiotique narrative n’étudie pas les actions proprement dites, mais des actions « de papier », c’est-à-dire des descriptions d’action. C’est l’analyse des actions narrées qui lui permet de reconnaître les stéréotypes des activités humaines et de construire des modèles typologiques et syntagmatiques qui en rendent compte. L’extrapolation de telles procédures et de tels modèles peut alors donner lieu à l’élaboration d’une sémiotique de l’action. »648 Comme l’analyse filmique, telle qu’elle se met en œuvre dans les exemples évoqués, tend à éviter de se cantonner au fond, la narratologie, même très simplifiée, apparaît aussi comme une solution pour se demander « de quoi ça parle ? », mais « sans en rester là », comme si le « contenu » pouvait être dépassé dans le repérage de « modèles typologiques » constants. Pourtant ces modèles théoriques sont mal adaptés à l’analyse filmique en lycée dans la mesure où ils présupposent des outils théoriques complexes qui engageraient un savoir et un savoir-faire des élèves difficile à exiger dans le cadre d’un enseignement artistique. Par ailleurs, ces modèles narratologiques ne fonctionnent bien que si l’intrigue du film est relativement simple. R. Barthes lui-même dans S/Z écrivait : « Tout cela revient à dire que pour le texte pluriel, il ne peut y avoir de structures narratives, de grammaire, ou de logique du récit. »649 L’application partielle ou non conscientisée des théories narratologiques me semble en outre « piégeante » en ce qui concerne l’analyse filmique, car sujette à des amalgames entre personnage/énonciateur/réalisateur/énonciation/caméra. Cet amalgame est perceptible dans cet extrait de l’analyse de El dans le n° 3 des Cahiers : « Le regard du public est guidé par celui de la caméra située à l’abri de la tour et en position de spectatrice (elle ne participe pas, elle ne s’identifie à aucun des protagonistes). Bunuel, par le choix d’un point de vue extérieur au duel entre les personnages, préserve un mystère. Même enregistrée avec cette (vrai-fausse) objectivité, la scène autorise à douter de la capacité de la pulsion meurtrière de Francisco à aller jusqu’à l’acte. Elle permet aussi de supposer que Gloria exagère le danger qu’il représente. Que s’est-il passé ? » (3/21) La question du « point de vue » est ici dépliée de façon un peu approximative : le « regard du public » est « guidé » par « celui de la caméra » ce qui présuppose la 648 GREIMAS Algirdas-Julien et COURTES Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, op. cit., p. 8. 649 BARTHES Roland, S/Z, Paris : Seuil, coll. « Points essais », 1970, p. 12. - 383 - croyance, très répandue dans l’analyse filmique, en une « identification primaire » du spectateur avec la caméra.. Cette identification est ici rapportée à une question de place, le « point de vue extérieur ». Mais le « regard » de la caméra, ici abusivement personnifiée, est-il un mode de focalisation ? Ce « guidage » est-il un mode d’énonciation ou une possibilité non obligatoire de lecture ? À quelle instance d’énonciation correspond « la caméra » ? est-elle de l’ordre de l’énoncé, puisqu’elle semble, dans ce paragraphe, faire partie intégrante de l’histoire ? de l’énonciateur ? mais elle est un objet existant matériellement et non un concept théorique, ou bien in fine – et c’est ce que suggère la formulation « spectatrice » – doit-elle être assimilée au destinataire ? L’apparition de « Bunuel » dans la deuxième phrase justifie finalement la posture analytique en repassant du côté des choix de réalisation, là où l’analyse semblait partir sur une étude de l’énonciation. L’idée que « Bunuel » « préserve un mystère » assimile sa démarche auteuriale à une démarche d’énonciation, amalgame qui est aussi un présupposé courant : le réalisateur devient un narrateur en vertu du fait qu’il apparaît comme une figure « d’autorité » invisible et omnisciente se cachant derrière toute l’action du film. L’outil heuristique de cette méthode analytique présuppose donc une « source extérieure du sens », une instance qui se tient en dehors de la diégèse et produit un sens en relation avec elle. Telle est la conséquence de l’assimilation entre « auteur » et « énonciateur », qui relève pourtant d’une confusion entre un élément fonctionnel du récit et la personne physique du cinéaste. Le présupposé est que le travail de « monstration » devient un travail d’énonciation et joue un rôle dans l’identification : plus l’instance d’énonciation se dévoile (même si c’est ici pour se décentrer de la scène) moins le spectateur est amené à s’identifier. La personnification de la « caméra » est-elle un moyen médian pour se sortir de cette confusion auteur/énonciateur ? La solution est peu convaincante puisqu’elle prête une intention à un objet et apparaît du coup comme un artifice rhétorique. On voit bien ici que la caméra, quand elle est convoquée dans les analyses filmiques, n’est pas présentée comme un objet ayant un poids, un coût, une - 384 - dimension, mais comme une construction heuristique permettant de véhiculer du sens, de supporter des décisions narratives ou une implication mentale ou émotive. Enfin, les personnages sont présentés selon des hypothèses psychologiques quant à leur intériorité, ce qui est un contresens narratologique lourd, dans la mesure où un personnage est une construction et en l’occurrence une construction du récit. La dimension « behaviouriste » du cinéma ne devrait pourtant jamais être perdue de vue : en tant que spectateur nous avons accès à l’intérieur seulement par l’extérieur, on attendait donc plutôt une analyse sur le jeu de l’acteur ou sur l’action des personnages. Quant au pari que la caméra « guide » le regard du spectateur, il est une hypothèse parmi d’autres, car la focalisation induite par le placement de la caméra ne peut être que relative et variable. En outre, cette analyse porte la trace du discours psychanalytique – freudien et lacanien – parfois à l’œuvre dans les analyses filmiques étudiées, quand bien même cette caméra précisément « ne s’identifie à aucun des protagonistes ». La psychanalyse est par ailleurs présente dans la notion même de « pulsion meurtrière » et du passage à l’acte que développe l’analyse. Ce discours psychanalytique, présent dans quelques analyses étudiées, me semble relever de ce que D. Bordwell appelle une « approche symptomatique ». 4.3.6 « L’interprétation symptomatique » Il s’agit bien dans l’analyse textuelle de mettre en œuvre une modalité de lecture de l’implicite et il s’agit à la fois de trouver une correspondance plus ou moins métaphoriquement entre fond et forme, comme je l’ai déjà dit, et de percevoir en quoi le rapport « fond /forme » est lui même symptomatique d’un sens caché. C’est ce que D. Bordwell dans Making Meaning appelle « l’interprétation symptomatique »650 que la prédisposition à l’élaboration psychanalytique du sens que nous avons observé plus haut semble encourager. 650 BORDWELL David, Making Meaning, Inférence and rhetoric in the interpretation of cinema, Cambridge, Massachusetts : Harvard film studies, 1989, p. 95 : « symptomatique interpretation ». - 385 - Cette approche symptomatique peut relever d’un sens réprimé, élaboré grâce à un processus d’inférence, comme semble le suggérer une analyse filmique sur la scène du dîner d’À nos amours de M. Pialat dans le n° 8 de la revue : « Cet ordre est également dans les choses, dans le montage diégétique. Ordre latent qui tient, malgré le désordre apparent et les gesticulations des protagonistes. Comme une sorte de destin auquel les personnages n’échappent pas, se dégage un agencement qui se vérifie malgré eux » (8/20) Désigné comme un « ordre latent qui tient », le montage est ici personnifié, considéré comme « un agencement qui se vérifie » à l’insu des personnages. Le « texte » semble porteur d’un inconscient et les personnages dotés d’un « destin » sont traités comme de véritables personnes extradiégétiques. Cette personnification générale des personnages, mais aussi finalement du film lui-même, induit la possibilité d’un processus mental à l’intérieur du « montage diégétique » considéré comme une entité construite selon un modèle analogique avec l’humain. Ce sens caché, enfui dans l’univers diégétique anthropomorphisé peut aussi s’avérer proche d’un sens plus ou moins refoulé, quand l’analyse vient en faire un point d’ancrage d’une analyse psychologique de l’auteur, quelques lignes plus loin : « Là, fait ses racines un pessimisme noir chez Pialat. On n’en sort pas, on est ce qu’on n’est pas, malgré soi. » (8/20-21) La fabrication globale du film fonctionne donc comme le « symptôme » d’un fatum que l’« ordre latent » de l’œuvre produit de façon sous-jacente et qui révèle aussi une vision du monde de l’auteur. Il s’agit somme toute de décrypter un « inconscient du texte » voire, dans le prolongement, un « inconscient » de l’auteur, que l’analyse vient trouver dans des détails infimes et précis de l’élaboration formelle et thématique du film. On trouve également ce type de méthodologie dans l’analyse littéraire, dès les années 30, sous le nom de « stylistique génétique » lorsque l’analyse du texte permet finalement d’accéder à la connaissance de l’auteur. Léo Spitzer en est son principal représentant : il revendique la recherche de « la racine psychologique »651du texte à partir d’éléments stylistiques frappants, des écarts qui 651 SPITZER Léo, Études de style, traduit de l’anglais et de l’allemand par Éliane Kaufholz, Alain Coulon et - 386 - peuvent être ramenés à un « symptôme » de la vision du monde de l’auteur, un « passage du langage ou du style à l’âme »652. On ne peut pas ne pas voir en outre dans cette démarche une influence de S. Freud et de la démarche psychanalytique. Ce type d’analyses me semblent être encore un héritage partiel et partial du structuralisme. On trouve ici, en effet, le rappel de certaines analyses de C. Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale, associées à la démarche freudienne : l’idée qu’un système de codes culturels construit des sens implicites auquel tout individu est soumis plus ou moins malgré lui. Se manifeste aussi l’existence d’un « inconscient culturel » – dans la perspective de C. LéviStrauss – ou d’un inconscient tout court – pour la psychanalyse – tous deux générateurs de sens cachés. À la suite de C. Lévi-Strauss, qui interprète les systèmes culturels à travers la structure des mythes sociaux, R. Barthes, entre autres, reprend cette méthode dans son célèbre Mythologies. L’approche est toujours symptomatique, mais le but est de trouver des structures globales qui se manifestent au sein de constellations sémantiques. La littérature (et le cinéma à sa suite) a nommé ce courant « La Nouvelle Critique ». Mais il faut noter que dans la théorie littéraire se précisait en outre une certaine théorie de la réception puisqu’un système de codes toujours changeants est construit par l’analyste en fonction des lectures et des époques de réception. C’est la position théorique que défendra pour la littérature Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte : « Une œuvre d’art est d’un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu’elle a été conçue par l’auteur, à travers la configuration des effets qu’elle produit sur l’intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l’auteur crée-t-il une forme achevée afin qu’elle soit goûtée et comprise telle qu’il l’a voulue. Mais d’un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d’apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture déterminée, des goûts, des tendances, des préjugés qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable justement dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de Michel Foucault, Paris : Gallimard, coll. NRF, 1970, p. 54. 652 Ibid. - 387 - résonances sans jamais cesser d’être elle-même. »653 À partir de cette conception structuraliste de l’œuvre, R. Barthes comme U. Eco conçoivent un point de vue sémiotique qui explique précisément comment les signes sont transférés de leur contexte historique de départ dans un autre, afin d’expliquer la distance ainsi produite en remontant jusqu’à la signification originelle. Pour R. Barthes, le rapport entre l’œuvre et son lecteur relève d’une sémiosis libre : il ne s’agit pas de retrouver le sens que l’auteur a voulu donner à son œuvre, mais de constituer un sens propre à l’analyste, qui devient du coup lui-même créateur. Or on remarque dans les emprunts que l’analyse filmique en lycée peut faire de cette théorie une éviction très révélatrice : la dimension historique de la réception est largement évitée, la possibilité d’une disponibilité de l’œuvre à différentes lectures est repoussée et les analyses filmiques étudiées ne prennent quasiment pas en compte l’activité de production de sens du spectateur face au film. Pourtant elle garde de la démarche barthienne la revendication plus ou moins explicite d’une subjectivité de l’analyse. Ici encore l’élaboration théorique survit à nouveau seulement à l’état de trace : on privilégie dans l’analyse filmique l’analyse structurale au détriment des études de la réception, sans doute parce que le cinéma revendique et doit défendre – peut-être plus que la littérature finalement – une dimension sacrée et donc autonome et immuable de l’œuvre. Par ailleurs la notion de « symptôme » induit de dépasser l’analyse de détail pour parvenir à une vision globalisante de l’œuvre et de son unité puisque le sens est lié à l’élaboration d’un système. La mise en relation des détails en un système rejoint encore la croyance en une cohérence très forte du « texte » filmique et du « style » d’un réalisateur considéré comme un auteur. 653 ÉCO Umberto, L’oeuvre ouverte, la poétique de l’oeuvre ouverte, traduit de l’italien par Chantal Roux de Bézieux avec le concours d’André Boucourechliev, Paris : Seuil, coll. « Points », 1990, p. 16-17. - 388 - 4.3.7 Retour à l’ « auteurisme » comme enjeu de production de sens dans l’analyse filmique Michel Foucault écrivait à propos de l’auteur : « Tous ces récits, tous ces poèmes, tous ces drames ou comédies qu’on laisse circuler au Moyen-Âge dans un anonymat relatif, voilà que maintenant, on leur demande (et on exige d’eux qu’ils disent) d’où ils viennent, qui les a écrits ; on demande que l’auteur rende compte de l’unité du texte qu’on met sous son nom ; on lui demande de révéler, ou du moins de porter par-devers lui, le sens caché qui les traverse ; on lui demande de les articuler, sur sa vie personnelle et sur ses expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus naître. L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses nœuds de cohérence, son insertion dans le réel. »654 J’ai montré plus haut que la « politique des auteurs » informe la formulation des programmes officiels, et il s’agit de montrer ici qu’elle informe également la pratique de l’analyse filmique. Le recours à l’auteur fait en effet partie des récurrences des analyses filmiques, y compris en dehors de l’enseignement en lycée. Le réalisateur devient ainsi l’agent capable de supporter et d’ancrer tout le poids sémantique du film. Ici le lien séculaire entre auteur, autorité et authenticité pèse également en tant qu’il légitime le processus de l’analyse lui-même. On peut se demander si ce recours systématique à une figure unifiée de l’auteur n’est pas en relation avec la prédisposition au formalisme des analyses étudiées : l’auteur permet d’unifier les rapports entre les « signifiants » du film. Cet auteurisme est largement décelable dans le corpus d’analyses rédigées et publiées que j’ai étudié. Dans les différents numéros de la revue, il est d’ailleurs révélateur de constater que le terme « auteur » est assez systématiquement utilisé 654 FOUCAULT Michel, L’Ordre du discours, Paris : Gallimard, coll. « NRF », 1975, p. 30. - 389 - pour désigner le réalisateur du film. Le mot « réalisateur » est même assez rare : au mot « auteur » s’adjoint le terme « cinéaste », mais le « réalisateur » apparaît peutêtre comme une dénomination trop technique dans une perspective auteuriste, il est en tout cas plus rare. Une des occurrences du terme relevées dans le corpus est significative à cet égard : « Resnais prend d’ailleurs soin de ménager une alternance, des inserts images variées, décalées. Toute la boîte à outils du bon réalisateur est présente, prête à fonctionner. » (16/24). Le mot « réalisateur » est bien ici mis en relation avec une métaphore qui renvoie à l’activité technique et manuelle de la « boîte à outils ». Ailleurs on trouve : « La technique des grands acteurs, comme celle des grands réalisateurs, s’efface derrière le style » (17/31) L’affirmation semble rejoindre le même présupposé : l’opposition style/technique se fait au mépris de la technique, qui justifie l’utilisation, dans ce cadre sémantique précisément, du terme « réalisateur ». Si la technique des « grands réalisateurs » s’efface devant le « style », c’est aussi parce que domine « la figure de l’auteur comme personnalité »655 dont les obsessions, le « style personnel », marquent le film. On retrouve ces présupposés théoriques dans le texte de Jean-Claude Biette Qu’estce qu’un cinéaste ? qui renvoie le terme « réalisateur » à sa dimension technique et l’oppose à trois termes : auteur, metteur en scène, cinéaste : « Réalisateurs, metteur en scène, cinéaste, auteur, sont les principaux mots dont on recouvre, à travers les époques d’un siècle de cinéma, quiconque fait un film, puis un autre, puis encore d’autres : le premier a une connotation neutre, comme s’il s’agissait d’une pure activité matérielle et mécanique, et s’applique à tous tandis que les trois autres noms suggèrent chacun une orientation spécifique dans le travail des films qui s’y rapportent. »656 Une analyse du n° 17 du Cahier des ailes du désir me semble particulièrement révélatrice de la prédisposition auteuriste de la revue. J’en cite un extrait volontairement assez long : « Depuis que la forme a perdu sa transparence et par là de son innocence (“le 655 656 BORDWELL David, THOMPSON Kristin, L’art du film une introduction, op. cit., p. 58. BIETTE Jean-Claude, Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, Paris : POL, 2000, p. 15. - 390 - travelling est affaire de morale”), le récit se dévoile comme discours, ce qu’il est de toute façon. L’usage insolite ou ostentatoire d’un montage, d’un cadrage ou d’un mouvement d’appareil relève un fiat qui exprime la souveraineté, la toute-puissance de l’Auteur comme chez Orson Welles. Le monde représenté est sa représentation. En instaurant un petit jeu complice avec le spectateur (cherchez l’auteur), les caméos d’Hitchcock revendiquent plaisamment un pouvoir jusque-là confisqué par les producteurs hollywoodiens. Mais au-delà de l’auteur, c’est le cinéma qui semble faire signe et devenir son propre caméo, manquant d’une certaine manière sa perfection, comme on parle de crime quand il se dissimule comme crime : cherchez le cinéma. L’épiphanie de l’auteur est en réalité celle d’un art, d’une forme souveraine, libérée de sa soumission au contenu, parce qu’ “elle le crée”. Comme chez Manet, la fabrique de l’image s’exhibe au détriment du rendu et entre dans le régime de l’innovation ou s’exerce le pouvoir régalien du créateur. D’où le goût de la Nouvelle vague pour un cinéma ouvertement cinématographique, celui qui ôte le masque de la vraisemblance, voire le cinéma raté des “grands films malades” qui méritent considération selon Truffaut. » (17/9) Ce qui me frappe en premier lieu dans cet extrait c’est le vocabulaire chrétien qui est utilisé : « épiphanie », « fiat », « elle le crée ». Gageons qu’il peut être un credo spécifique à l’auteur. Mais plus généralement, l’œuvre cinématographique apparaît comme une démiurgie, et l’Auteur avec un grand A est avant tout un Créateur, c’est-à-dire peu ou prou une figure divine. Par ailleurs, ce paragraphe est encore une fois une apologie de la vision moderniste de l’art : forme « souveraine », supérieure au fond en cela « qu’elle le crée », référence à E. Manet parangon de la modernité en peinture et de O. Welles comme figure exemplaire de l’Auteur du cinéma moderne, revendication du « pouvoir régalien du créateur » contre les intérêts économiques du « producteur hollywoodien », mépris pour la « vraisemblance » considérée comme un « masque » trompeur qu’il faut savoir ôter pour délivrer et exhiber la toute puissance de la forme. On rejoint là l’allégorie platonicienne de l’Idée comme « Forme » qu’on ne peut appréhender qu’en sortant de la fausse lumière des apparences trompeuses de la caverne ici représentée par la « vraisemblance », et défense de « l’innovation » comme qualité suprême de l’œuvre. On retrouve le modernisme évoqué plus haut, qui passe aussi par la figure du Créateur entièrement responsable de son œuvre et du sens qu’il lui donne. Dans - 391 - cette même analyse, A. Hitchcock est à plusieurs reprises désigné par le terme « Le Maître », expression d’ailleurs récurrente pour parler de lui dans ce numéro de la revue et conformément à une tradition cinéphilique largement véhiculée par l’idolâtrie des « Jeunes Turcs » pour A. Hitchcock. Il est question de lui comme « le grand imagier », adossé à la conception voltairienne du « grand horloger », figure du Dieu indépendant des religions : « Le grand Imagier est aussi ce grand horloger que figure la personne d’Hitchcock dans son apparition rituelle au début de Fenêtre sur cour. » (4 /17). La métaphore du « grand imagier » apparaît pour la première fois sous la plume d’Alfred Laffay, dans La Logique du cinéma en 1964 pour désigner une « présence » derrière les images du réalisateur. Un peu plus loin dans cette analyse, c’est l’action « démiurgique » du cinéma qui est convoquée pour comprendre le plan-séquence : « Paradoxalement il y a quelque chose de démiurgique dans le plan-séquence, dont le réalisme formel fait concurrence au réel et trouve là sa limite : le plan-séquence d’une vie complète échappe au cinéma. » (4/17) Le plus étonnant est que paradoxalement, cette analyse adopte une posture critique par rapport à l’idolâtrie qu’A. Hitchcock a pu susciter chez certains critiques des Cahiers du cinéma dans les années 50 ! D’autres « auteurs » sont auréolés de ces pouvoirs sacrés qui les transfigurent en êtres supérieurs dans la rhétorique du Cahier des ailes du désir. On peut penser à l’éditorial du n° 5 qui rend hommage à « Demy l’Harmonieux, Bunuel le subtil » et « Fellini le grandiose » (17/1), qui parle du « mastro Fellini », on peut relever les formulations thuriféraires : « Cinéaste d’entre les choses, d’entre les êtres, Demy crée un univers en parfait équilibre. » (4/13) « L’art de Demy tient sans doute à ce miracle d’équilibre qui maintient son cinéma dans la position un peu aérienne de l’entre-deux. » (4/14) Il semble bien que l’amour du cinéma passe par un fétichisme de l’Auteur, figure que l’on peut adorer, dans une sorte de sacralisation littéralement enthousiaste, finalement proche de la posture du « fan », à la différence près qu’elle se légitime par un « amour de l’art ». - 392 - Je ne reviendrai pas sur l’origine de cette théorie de l’« auteurisme » au cinéma. Dans la tradition cinéphilique française, elle relève d’une affirmation du cinéma comme art, mais plus généralement, elle émane d’un certain rapport à la représentation qui rejoint le modernisme dont j’ai déjà relevé à plusieurs reprises les traces dans l’analyse filmique. Comment expliciter ce rapport entre auteurisme et modernisme, et comment se manifeste-t-il dans l’analyse filmique ? Il s’explique tout d’abord par la perte d’une certaine crédulité face aux images, revendiquée par les professeurs et dont témoigne l’extrait cité ci-dessus du ° 17 de la revue : « Depuis que la forme a perdu sa transparence et par là de son innocence (“le travelling est affaire de morale”), le récit se dévoile comme discours, ce qu’il est de toute façon… » (17/9) La sémiotique commune qui consisterait à réduire le film à son message est profondément méprisée à l’École. L’attention portée à la réflexivité de l’oeuvre, que j’ai souligné à plusieurs reprises va également dans ce sens, réflexivité d’autant plus souvent convoquée qu’elle permet de constituer une véritable réserve de sens pour l’analyste. Un des enjeux de l’enseignement du cinéma semble bien être de déciller le dupe qui croit trop naïvement à la réalité des images, comme on se moquait des victimes du trompe-l’œil en peinture dans l’anecdote des raisins de Zeuxis et comme on parle encore des premiers spectateurs de L’Arrivée du train en gare de La Ciotat qui eurent soi-disant peur de se faire écraser par le train. Or il est intéressant de constater que cette perception « naïve » des premiers films correspond précisément à une époque où le statut juridique du cinéma n’accordait aucun droit à l’auteur657. Le lien entre auteurisme et recul par rapport au contenu illusionniste des images fait sens : la figure de l’auteur permet de concrétiser l’idée que l’image est une représentation dont il convient de comprendre les codes, ce qui constitue un des enjeux de l’enseignement artistique et, partant, le justifie. 657 Pour un développement sur cette question, voir Yann Darré, Histoire sociale du cinéma, 2000, Paris, La découverte, coll. « Repères ». - 393 - Force est de constater que l’insistance constante sur la liaison fond/forme et sur les récurrences thématiques ou stylistiques dans les analyses filmiques proposées en lycée procèdent de cette construction auteuriste et moderniste du film qui s’inscrit dans la continuité de l’activité critique et cinéphilique des Cahiers du cinéma depuis les années 50. L’analyse des films en fonction de ces données stylistiques et thématiques légitime également les apprentissages qui permettent de replacer ces films dans une liste d’auteurs « représentatifs » de ces données, replacés dans l’histoire générale du cinéma, ce qui correspond exactement aux formulations du Bulletin officiel que nous avons commentées plus haut (3.2). Pour bien repérer les particularités stylistiques ou thématiques, il faut par ailleurs une grande culture cinématographique, ce qui légitime également le fait de « voir » un très grand nombre de films, autre point d’ancrage de l’enseignement du cinéma en lycée. C’est bien là que le cinéma devient un objet de culture que l’École tend à enseigner comme tel. L’analyse filmique, au-delà de l’exercice scolaire, est donc en elle-même le symptôme d’une certaine vision du cinéma comme art. Elle est donc peut-être aussi, plus ou moins implicitement aujourd’hui, une activité militante. Dans cette perspective, l’« Auteur comme personnalité » est une figure solitaire. Le mépris ostensible pour les aspects techniques et pluriels de la production cinématographique est bien résumé dans un article de J.-L. Godard sur I. Bergman publié en juillet 1958 dans les Cahiers du cinéma : « Hé bien non ! le cinéma n’est pas un métier. C’est un art. Ce n’est pas une équipe. On est toujours seul ; sur le plateau comme devant la page blanche. »658 L’auteurisme induit que les effets artistiques sont imputables à une seule personne : « Le nom d’auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d’être du discours : le fait, pour un discours, d’avoir un nom d’auteur, le fait que l’on puisse dire “ceci a été écrit par un tel” ou “un tel en est l’auteur” indique que 658 GODARD Jean-Luc, « Bergmanorama », Cahiers du cinéma n° 85, juillet 58, p. 2. - 394 - ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut. »659 On peut faire l’hypothèse que ce talent universel qui permet à « l’auteur » de maîtriser toutes les étapes du film procède de la théorie kantienne du génie. La limite de cette posture est qu’elle met en question la possibilité même d’un apprentissage puisque le génie est un « don naturel » pourquoi enseigner les règles de l’art ? « L’auteur » est un autodidacte et c’est d’ailleurs l’image que les Cahiers du cinéma diffusent par exemple d’un réalisateur comme A. Hitchcock, dont le destin bascule après une journée passée en prison alors qu’il était enfant660. Or si l’École récupère ce type de présupposés, elle risque de mettre en péril sa propre mission qui est justement de promouvoir l’apprentissage par le travail. Par ailleurs, cette conception de l’art comme vecteur d’approfondissement d’une personnalité profondément originale, voire a-sociale, va contre le paradigme de l’art citoyen que l’on trouve dans le rapport du Haut Conseil aux enseignements artistiques qui professe que l’art doit permettre une formation du citoyen dans une société dont il faut transmettre le patrimoine culturel. À interroger insuffisamment les présupposés qu’elle véhicule, l’École se met en danger elle-même et le message républicain dont elle se veut la garante. Nous reviendrons plus précisément sur ces contradictions dans la partie concernant la production de films et de produits audiovisuels encouragées par les programmes officiels (5.2). Ainsi, contrairement aux réalités de la production d’un film, il n’est que rarement question des autres acteurs de l’élaboration du film, tous ces métiers qui précisément s’apprennent (c’est une des vocations du BTS audiovisuel) et qui participent à toute production cinématographique. Dans le corpus envisagé, une exception peut être relevée : l’analyse précise entièrement consacrée au jeu de Cary Grant dans North by Northwest dans le n° 17. En dehors de cela, on peut citer 659 660 FOUCAULT Michel, Dits et écrits, Paris : éditions Gallimard, 1988, p. 798. Voir l’ouverture du livre de C. Chabrol et É. Rohmer, Hitchcock, Paris : Éditions universitaires, 1957. - 395 - l’évocation rapide des « techniciens japonais » qui ont participé au tournage d’Hiroshima mon amour, qui est effectivement une co-production franco-japonaise : « Ces deux plans participent de ce savant jeu de miroir, passé-présent, jeune fille d’autrefois, femme d’aujourd’hui, sang des ongles-alcool de la bière, comme dans le film Orphée qui servait de référence image entre Resnais et ses opérateurs japonais. » (16/22) Pas de réflexion génétique ici : le constat rapide que pour communiquer avec des techniciens étrangers rien ne vaut des images : c’est la figure du réalisateur qui coordonne les exécutants techniques pour qu’ils soient fidèles à sa vision de l’œuvre qui est convoquée. Le réalisateur correspondrait ici à une figure de « l’auteur comme technicien de production »661, ce qui correspond à son rôle de synthèse des différentes contributions de l’ensemble des membres d’une production. Soulignons au passage l’attachement à l’antinomie commentée plus haut et que l’on retrouve ici derrière le paradigme passé/présent. Le « scénariste attitré » de K. Mizoguchi, Yoshita Yoda est également évoqué dans le n° 6, mais c’est pour mettre en question une information qu’il a livrée sur les méthodes de travail du cinéaste, véhiculant l’idée selon laquelle « Mizoguchi ne pensait jamais au découpage » (6/14). Il n’est pas question de l’importance de son travail de scénariste, ni de sa collaboration à l’élaboration du film ni même de ses propres activités « auteuriales ». Le scénariste pourrait pourtant, de façon peut-être même plus légitime, prétendre à la qualité d’« auteur ». Enfin citons en dernière instance l’hommage rendu à Marguerite Duras dans une analyse du n° 16 à propos d’Hiroshima mon amour. Mais cette véritable figure « d’auteur » sera convoquée pour être très vite écartée : « Bien sûr, dans ce film, il y a le texte de Marguerite Duras. Le danger serait de concentrer toute son attention sur lui, qu’il tire tout vers lui. » (16/22) On peut constater que les six analyses du film d’A. Hitchcock ne disent rien, par exemple, du rôle joué par David O. Selznick dans la carrière du cinéaste ou qu’il n’est pas question de Michel Legrand dans les analyses des Parapluies ni du montage 661 BORDWELL David, THOMPSON Kristin, L’art du film une introduction, op. cit., p. 58. - 396 - d’Henri Colpi et de la musique de Giovanni Fusco dans les études d’Hiroshima mon amour : la figure unifiée et unique de « l’Auteur comme personnalité » limite toute collaboration, et se fait donc au détriment de la prise en compte des enjeux techniques, économiques et collectifs du film. C’est une façon de dire encore que le contenu, sa dimension éventuellement éthiquement problématique ne peut qu’être évacué dans la posture auteuriste. Ces exemples d’analyse filmique ont permis de mettre à jour un certain nombre de présupposés très fortement présents dans les pratiques professorales : - la recherche d’un sens implicite et métaphorique s’appuyant sur un réseau de « champs sémantiques » ; - l’héritage du structuralisme dans la recherche d’une traduction fond/forme - l’œuvre comme texte cohérent ; - l’influence de la narratologie pour envisager le film comme un récit ; - la trace de la sémiologie dans l’approche symptomatique qui envisage le film comme un symptôme de son contexte ou de la personnalité de son auteur ; - l’auteurisme comme source forte de production de sens. Mais il s’avère que la production de sens peut aussi passer par d’autres méthodes ou d’autres pratiques d’analyse filmique sur lesquelles je vais m’arrêter ici. 4.4 sens De quelques stratégies « routinières » de production de Dans Making Meaning, D. Bordwell parle de l’interprétation des films comme d’une « routine » tacite qui produit des analogies de procédure dont la principale caractéristique est de se transmettre et se maintenir en absorbant les doctrines théoriques pour les mettre au service d’une production de sens : « La production de sens implicites ou de significations symptomatiques est - 397 - une activité institutionnelle routinière, un ensemble de pratiques artisanales qui transforment les théories abstraites d’une manière ad hoc, utilitaire, et opportuniste. »662 Je cherche donc ici non plus à retrouver la trace d’influences théoriques mais à relever la manière dont quelques « routines » se mettent en place dans les analyses filmiques proposées pour le lycée. Le but est aussi de mesurer comment ces « routines » passent de l’exercice critique à la pratique académique. 4.4.1 L’analyse « plastique » du film On trouve ainsi des analyses qui reposent sur des techniques d’analyse d’images directement issues des Arts plastiques et passent par une attention portée à la composition plastique du plan. Aussi, dans l’étude de la séquence d’ouverture des Contes de la lune vague après la pluie, on peut lire : « Dans le segment où Tobei va à la rencontre des samouraïs, l’espace est construit horizontalement sur trois plans dans la profondeur de champ, et plusieurs fois Tobei vient couper en diagonale cette horizontalité venant jeter le désordre. On retrouve aussi dans un plan la même dynamique centrifuge que dans le plan avec le chef de village et Miyaki, lorsque les hommes portant des ballots sortent du cadre par le fond tandis que Tobei avance de face et sort en bas du cadre. » (6/19) À la fin de cette analyse, il est question de : « certains plans bien éloignés du réalisme auquel on a parfois réduit Mizogushi : ainsi le plan du lac dont les masses horizontales claires et sombres évoquent un tableau abstrait, ou le paysage très surexposé qui semble nous inviter à passer de l’autre côté du miroir. » (6/19) Sur l’analyse du plan 5 de El, il est aussi question de la « plastique » d’un plan : « Plongée sur les passants éparpillés de part et d’autre d’un angle de square où un socle porte une croix en pierre : l’image est sans symétrie, de grandes ombres accentuent la plastique désarticulée. » (3/20) 662 BORDWELL David, Making Meaning, Inférence and rhetoric in the interpretation of cinema, op. cit., p. 27 : « The construction of implicite or symptomatic meanings is a routine institutionnal activity, a body of ongoing craft practices that draws upon abstract doctrines in a ad hoc, utilitarian, and opportunistic fashion ». - 398 - L’analyse du jeu de Cary Grant dans La Mort aux trousses s’appuie, entre autres, sur la composition des plans : « De même, la composition géométrique du cadre, avec des lignes de force verticales et horizontales souvent marquées, met en valeur la figure de l’oblique dans le jeu de Cary Grant. » (13/29) La construction plastique du plan fait donc partie des attendus de certaines analyses filmiques. La « méthode » proposée dans le n° 13 propose d’étudier la « question de la picturalité » (13/27) et de « décrire l’image » (13/27). Cette prédisposition – et l’emploi même du mot « image » – a l’inconvénient de présupposer une assimilation du plan au « tableau », tentation que l’on retrouve dans la reproduction des « photogrammes » pour certaines analyses (13/36). Ces « citations » du film fonctionnent aussi comme un outil d’accréditation des analyses proposées, surtout quand elles reposent sur des remarques d’ordre plastiques. Pourtant comme le disent J. Aumont et M. Marie : « D’un point de vue général le photogramme est, en effet, en un sens, la citation la plus littérale d’un film qui se puisse imaginer, puisqu’il est prélevé dans le corps même de ce film, mais en même temps il est le témoin de l’arrêt du mouvement, sa négation »663. Or la négation du mouvement n’est-ce pas la négation du film, de la « matière filmique » précisément ? Pour autant, depuis R. Bellour et son découpage image par image proposé dans son analyse de Les Oiseaux d’A. Hitchcock, cette pratique est devenue une « routine » dans les publications d’analyses filmiques. L’approche « plastique » de l’image peut permettre également de détecter des « écarts » par rapport à la composition attendue. 663 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 57. - 399 - 4.4.2 Analyse des écarts en vue de rappeler la norme De façon « routinière », l’analyse procède par un repérage de « tropes », le relevé des « figures de style » qui saillent de la forme en cela qu’elles suggèrent un déplacement par rapport aux habitudes du langage cinématographique. L’auteur d’une des analyses d’Hiroshima mon amour annonce d’ailleurs clairement ce présupposé dans l’introduction de son travail : « J’ai donc avancé pas à pas, plan à plan dans cette séquence, notant tout ce qui pouvait relever de « l’écart » (par rapport à quelle norme ?). » (16/22) L’analyse formaliste privilégie globalement ce que l’on pourrait résumer sous le terme de « métaphore ». La métaphore constitue un écart, un déplacement (métaphoron = transporter au-delà) par rapport à une norme. Dans une perspective d’analyse filmique, la pertinence du repérage formel consiste à délimiter ce qui, dans le film, ne s’opère pas de la même manière que dans un discours audiovisuel sans prétention artistique, comme celui d’un reportage télévisé par exemple. Les œuvres modernes qui cultivent particulièrement le décalage par rapport aux normes admises sont les plus propices à ce type d’analyse, ce qui permet aussi d’expliquer leur omniprésence dans les programmes de l’enseignement du cinéma en lycée. La notion d’écart par rapport à une norme langagière relève à la fois de ce que le film peut avoir d’artistique et de ce qui offre assez d’aspérité pour offrir l’occasion d’une glose ou d’une explication. La métaphore est ce qui appelle à être « traduit » par l’acte du commentaire, précisément parce qu’elle offre cette opacité mystérieuse qui permet l’élaboration du discours. Par ailleurs, la recherche de l’écart procède de la certitude selon laquelle certaines particularités frappantes ne peuvent être tenues pour des accidents dus au hasard et que tout film procède du choix d’un certain nombre de procédés cinématographiques. Si elle est récurrente à l’échelle de la séquence analysée, cette métaphore pourra alors s’expliquer par le style particulier - 400 - d’un auteur, d’une culture, d’un genre, d’un type de production. Comme le dit R. Jakobson : « En plus des procédés courants et d’extension très générale, la texture grammaticale de la poésie présente quantité de traits saillants plus spécifiques qui sont caractéristiques d’une littérature nationale donnée, d’une période déterminée, d’un genre particulier, d’un poète singulier, ou même d’œuvre isolée. »664 Le travail de repérage de formes permet donc d’ancrer le film dans un ensemble plus large de conceptions cinématographiques. Dans l’analyse d’une séquence de Hiroshima mon amour, un auteur constate que « les choix artistiques de Resnais conduisent à une oscillation constante entre le classicisme et l’innovation, entre la tradition et l’aventure » (16/24), et proclame que « Resnais, par exemple, se plait à éviter le convenu, le principe attendu. » (16/24), en listant les « irrespects de l’ordre cinématographique établi » (16/24) et en constatant par exemple que « ce rythme de la séquence est inhabituel dans un cinéma courant » (16/24). Pour construire une analyse, il faut donc présupposer des codes, des normes, comme dans cette analyse des Contes de la lune vague après la pluie où l’auteur affirme : « Le début du film respecte les codes hollywoodiens du cinéma » puisqu’il constitue une “situation initiale traditionnelle” » (6/13). Ici, l’intérêt de l’analyse du film de K. Mizoguchi apparaît dans ce qu’il creuse finalement d’écart avec cette norme : « Mizogushi maîtrise donc les codes hollywoodiens qu’il va passer au crible de la tradition japonaise. Cette dualité antithétique se retrouve dans toute la séquence. » (6/18) Si toutes les analyses citées fonctionnent au moins en partie sur la norme et l’écart, elles ne prennent jamais vraiment le temps de définir la norme. Si l’on peut considérer que les « codes hollywoodiens » et « le classicisme » font l’objet d’une définition à peu près admise, quoique souvent mise en question, « le cinéma courant » (16/23) est plus difficile à définir et à délimiter. On fonctionne donc là 664 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, op. cit., p. 103. - 401 - sur l’implicite, en supposant que « tout le monde est d’accord » sur la définition de ces notions. Personnellement je ne sais pas ce qu’est le « cinéma courant ». Les codes sont génériques aussi, et lorsque L’Homme des hautes plaines est donné au programme du baccalauréat, la revue consacre plusieurs articles au genre du « western ». En ce qui concerne A. Hitchcock, les déplacements par rapport à la « grande cartographie générique d’Hollywood » (17/22) sont systématiquement étudiés, comme la « dégringolade dans le burlesque » qui « mêle les catégories des genres » que constitue l’« ivresse de Thornhill » dans le film au programme (17/24). L’instabilité des catégories génériques est ici conscientisée. La norme paraît surtout définie par la partition entre Classicisme et Modernité. Une autre analyse stipule que « La Mort aux trousses est exemplaire du “Maître du suspens” et de l’humoriste, sa marque de fabrique, mais au prix d’un sur-cinéma, d’ailleurs assez ludique, dans un jeu avec soi-même qui relève les codes d’un cinéma dont l’innocence s’est perdue. » (17/6) La suite est éclairante : « On comprend alors que la modernité comme critique du cinéma, ait pu se reconnaître dans Hitchcock. » (17/6) Les « codes d’un cinéma dont l’innocence s’est perdue » c’est précisément le cinéma de la modernité, autoréflexif, qui met en question les normes du « langage » cinématographique et ce faisant les dévoile. L’analyse filmique est donc prédisposée à une vision modernisme de l’art dans la mesure où elle aspire à déceler ces moments de mise en « critique » du cinéma, les moments de rupture avec les codes usuels, en particulier quand ils sont « hollywoodiens » c’est-à-dire soumis à une normalisation commerciale qui sous-entend, dans cette perspective moderniste, un nivellement par le bas. L’attention portée aux « codes », c’est sans doute l’influence sémiologique qui les a mis au jour. Cet attachement aux « codes » – que R. Barthes par exemple segmente très précisément dans S/Z – justifie également le morcellement de l’œuvre en unités plus petites qui servent in fine d’outils herméneutiques pour mieux comprendre le « texte » dans sa globalité. La compréhension et l’explication du tout par le fragment s’inscrivent donc également, - 402 - finalement, dans un présupposé formaliste. 4.4.3 L’analyse filmique d’un extrait : l’analyse de séquences Ce type d’analyse supporte aussi une opération de segmentation dont le modèle semble, on l’a dit plus haut, remonter au structuralisme de R. Bellour ou de S. Eisenstein pour le cinéma, ou à R. Barthes pour la littérature. Ce modèle subsumé à une démarche devenue routinière se caractérise par la fragmentation de l’œuvre qui justifie l’analyse d’extraits courts du film. C’est le cas à l’oral de l’épreuve du baccalauréat validant l’enseignement artistique obligatoire de CAV qui raisonne sur le découpage d’un extrait très court de l’œuvre au programme. La fragmentation, si elle s’explique, voire se justifie, par cette perspective d’analyse textuelle, présuppose également que le fragment opère comme métonymie du tout. C’est sans doute ce qui explique que les extraits choisis pour l’enseignement en CAV se présentent toujours comme des extraits particulièrement « révélateurs » de l’ensemble du film. Ainsi, la scène liminale d’un film narratif est censée concentrer, condenser le reste du film. C’est sans doute le souvenir de Boileau et de son Art poétique qui est ici implicitement sollicité pour le cinéma : dans les règles classiques du théâtre, la scène d’exposition doit présenter les personnages, le lieu, l’époque et l’action. Dans la perspective pédagogique de l’enseignement du cinéma, cette perspective classique se mâtine de données structuralistes : le début du film doit également donner des indications sur le style général du film, ses « codes » qui créent un « horizon d’attente » et est ainsi particulièrement propice à l’analyse. L’étude du début de Le vent nous emportera résume cette posture : « La première séquence est toujours un moment clef du film : elle pose des personnages, une atmosphère, une intrigue éventuellement. Elle installe le spectateur dans un regard particulier et l’incite aussi à trouver ses repères filmiques : type de cinéma, genre du film, style du réalisateur, etc. » (analyse en ligne) - 403 - Le numéro sur A. Hitchcock procède à l’analyse des « sept premières minutes de North by northwest » (17/20) tandis que le numéro sur K. Mizogushi analyse la « séquence d’ouverture » (6/17) et celui sur les Parapluies de Cherbourg la « séquence II (véritable séquence d’exposition) » (4/13). Il existe bien sûr aussi dans ces Cahiers d’autres études de séquences, mais elles sont souvent choisies pour leur caractère paradigmatique. Par exemple, l’analyse de la séquence de la vente aux enchères de La Mort aux trousses se justifie ainsi : « Cette séquence qui réunit pour la première fois tous les protagonistes, constitue le climax du film. Elle nous intéresse à trois tire. D’abord pour sa structure et ses enjeux dramatiques, ensuite parce que Hitchcock procède à une véritable leçon de cinéma (…). » (17/35) Comme le disent J. Aumont et M. Marie dans L’Analyse des films : « Il n’est sans doute pas exagéré de dire que le fait d’avoir rendu possible, et légitimé l’étude de fragments, est une des raisons importantes du succès de ce modèle textuel. Permettre à l’analyste d’avoir le sentiment qu’il travaillait avec rigueur et précision, sur l’objet limité et maîtrisable, tout en rendant compte potentiellement de l’œuvre entière, n’était évidemment pas une mince qualité. »665 L’extrait proposé à l’analyse doit donc être délimité clairement comme un tout cohérent, et/ou représentatif, de même que le film choisi se justifie comme étant un condensé de l’œuvre générale de l’auteur, voire même du cinéma en général : « La Mort aux trousses est certainement l’abrégé de l’œuvre du cinéaste. L’esprit de la fabrique hitchcockienne y souffle plus et mieux qu’ailleurs. L’œuvre est d’autant plus exemplaire du cinéma qu’elle l’intensifie comme le conclut François Truffaut. » (17/3) Dans une autre analyse du même numéro : « North by northwest se révèle en effet comme un précipité des grands archétypes spatiaux qui structurent la mise en scène d’Hitchcock. » (17/20) L’auteur d’une analyse d’A. Hitchcock s’inscrit directement dans ce présupposé théorique : « En fait, une œuvre peut toujours valoir comme échantillon. Un récit est un exemple de récit en général pour le théoricien, et à ce titre exemplaire s’il 665 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 80. - 404 - paraît condenser les propriétés de la narration. » (17/6). On revient là à la question du morcellement des œuvres dans les études cinématographiques et à la croyance en la possibilité de condensation métonymique d’un film. « Abrégé », « précipité », « climax », « leçon de cinéma », l’extrait choisi se veut toujours emblématique, d’une œuvre, d’un style et même sans doute d’un art. L’extraction d’une séquence, d’une œuvre, hors de l’ensemble dans lequel elle s’inscrit semble donc ici s’excuser, c’est-à-dire à la fois se justifier et trouver une légitimité dans son incomplétude même. L’École ne peut, dans le temps imparti par la formation, prétendre à une vision englobante, elle y prétend cependant en la faisant passer par les vertus herméneutiques de la métonymie. Soulignons à nouveau que c’est la méthode la plus fidèle aux présupposés formalistes comme aux présupposés modernistes. Elle est volontairement oublieuse du contexte (de production comme de réception) et explore le film comme un système textuel de signifiants clos sur lui-même, qu’il faut savoir déchiffrer. 4.4.4 L’analyse filmique comme dévoilement À partir de ces repérages et en s’appuyant sur eux, l’analyse devra aboutir à un sens, qui n’était pas lisible a priori, que l’œuvre recelait dans sa construction même, mais que l’analyse a permis de mettre au jour, de développer, de déployer pour arriver à dévoiler ce qu’elle voulait profondément dire. Cette notion de dévoilement est très importante : non pas que l’analyse crée ce sens, elle ne fait que la mettre au jour et en quelque sorte l’exprimer clairement. L’analyse opère donc comme une sorte de traduction de l’œuvre, une traduction plus claire. On retrouve là toutes les modalités d’une démarche platonicienne : la vérité est là, mais le philosophe doit faire des efforts pour l’atteindre, car l’« a-letheia », mot qui désigne « la vérité » en grec, signifie aussi « dévoilement ». L’analyse s’offre donc comme un outil d’exploration de la Vérité que l’œuvre recèle forcément si elle se prétend œuvre - 405 - d’art. C’est aussi ce qui justifie tout le travail autour de le méta discursivité, qui procède de la certitude selon laquelle, pour R. Jakobson : « Les véritables oeuvres d’art quoi qu’elles disent, ne font en fait que raconter leur naissance. »666 Par ailleurs cette mission de « dévoilement » d’une vérité de l’œuvre rejoint aussi la présupposition d’une analyse qui serait elle-même détentrice de cette vérité, et l’on retombe sur cette posture « Top Down » que j’ai étudiée plus haut. Si les introductions des analyses filmiques se présentent si peu comme des hypothèses, c’est sans doute parce qu’implicitement, elles ont l’ambition d’avoir une mission de Révélation. L’influence d’A. Bazin et son « ontologie de l’image photographique » semblent se faire sentir. L’attention portée à la dimension autoréfléxive de l’œuvre qui repose sur des aspects formels spécifiques au médium encourage une certaine distance esthétique vis-à-vis du contenu. On retombe là exactement sur les caractéristiques du modernisme que j’ai déjà décelé dans les instructions officielles. C’est ce qui explique aussi le goût pour des « textes » qui ne se donnent pas immédiatement à lire de façon claire, c’est-à-dire, encore une fois pour les œuvres de la modernité, et le mépris des œuvres du cinéma « mainstream », conçues pour être comprises du plus grand nombre. Par ailleurs un texte difficile doit pouvoir donner lieu à une « belle analyse ». On sent effectivement à la lecture de ces analyses entièrement rédigées et destinées à la publication un désir de « beau style ». 4.4.5 Texte et glose : le goût du style Le « beau style » prend plusieurs formes dans les analyses que j’ai étudiées. Tout d’abord le goût du jeu de mots, de la formule : « A ce titre, La Mort aux trousses ou mieux dit dans l’original, North by northwest, est le plus mouvementé des films d’Hitchcock, celui qui transporte 666 JAKOBSON Roman, Huit questions de poétique, op. cit., p. 60. - 406 - au physique comme au moral : voiture, train, avion, suspense. » (17/4) Le jeu de mots permet ici un processus d’éloquence qui est une arme souvent utilisée pour accréditer une hypothèse d’interprétation. Il procède à la fois de ce que la rhétorique antique appelle l’inventio en cela qu’il accrédite la compétence de l’analyste en exhibant des preuves de sa légitimité, de l’elocutio en cela qu’il donne du poids au discours. Ce poids est ici manifesté par l’utilisation de l’italique qui transforme la neutralité de la description en une clé d’interprétation. Dans l’analyse d’Hiroshima mon amour, l’auteur écrit que les plans 7 à 21 « mettent en scène la jeune femme et le japonais attablés, discutant dans un face à face qui est au début un face contre face ». (16/26) L’auteur d’une analyse de l’espace dans La Mort aux trousses écrit : « Dès lors, les espaces du “réel” perdent leur usage ordinaire : chambre d’hôtel, train, salle de vente, gare ne sont plus des lieux que nous voyons, mais ce qui nous regarde. » (17/24) Si les professeurs écrivent bien, c’est sans doute qu’ils se souviennent de leur formation majoritairement littéraire, c’est aussi parce que la maîtrise de la langue écrite procure une grande légitimité et est dotée en France, comme je l’ai remarqué dans ma première partie, d’un grand capital symbolique. Le poids rhétorique de l’inventio qui s’appuie sur la crédibilité de celui qui écrit est aussi parfois apporté par la convocation d’une instance de légitimation : le réalisateur du film lui-même par exemple ou un autre critique. Tel est le cas dans une analyse de 2046 de Wong Kar Wai dans le Cahier des ailes du désir n° 15 : « La construction en spirale d’In the mood for love, la boucle que décrit 2046 font de ce diptyque une peinture du ressassement amoureux, qui crée un effet de vertige. Dans un entretien, Wong Kar Wai compare d’ailleurs le premier film à une “tasse de thé”, et le second à une “pipe d’opium”. » (15/9) L’interview du réalisateur est citée précisément en note : « Positif, novembre 2004 » (note 12 p. 10) et précède une citation d’une autre interview : « Cahiers du cinéma, octobre 2004 » (note 13 p.10). Ces emprunts sont très révélateurs. Ils montrent à quel point l’analyse filmique a besoin de s’appuyer sur la formulation d’intentions auteuriales, mais aussi que, pris dans cette stratégie d’interprétation, les réalisateurs - 407 - eux-mêmes s’adonnent à l’analyse filmique, ce sur quoi le professeur ne peut qu’être tenté de s’appuyer pour légitimer ses propres interprétations. On est bien dans la transmission « routinière » de ce que l’on pourrait qualifier d’« habitus critique ». Du côté de l’analyste, la référence fonctionne également comme une instance de légitimation de la validité de son propos. On trouve la même stratégie rhétorique lorsque l’analyste s’appuie sur un critique ou un théoricien renommé dont il va emprunter, finalement, une part de légitimité. Dans le même numéro consacré à 2046, dans une analyse déjà évoquée plus haut du « cadre » dans le film, un professeur écrit : « Wong Kar Wai déplace ses centres en permanence et, en conséquence, impose au regard du spectateur la même mobilité. Pascal Bonitzer parle à ce propos de “décadrages”. (…) Ces zones d’où sont rejetés les vivants et qu’affectionnent de manière marquée certains cinéastes ce sont peut-être comme le suggère Bonitzer “une obsession du maître pour un espace sans maître”. » (15/14) L’invocation de « Bonitzer » et de son ouvrage Décadrages, peinture et cinéma, cité en note – sans référence exacte à la page d’où vient la dernière citation – permet de donner à l’analyse une aura théorique plus importante, et fonctionne comme un appel à l’autorité qu’est Pascal Bonitzer pour accréditer l’hypothèse analytique. Elle permet aussi de montrer un certain degré de culture de l’auteur de l’analyse. Car les auteurs se plaisent à l’art de la connivence qui souligne à la fois leur culture et flatte la proximité culturelle – mais c’est-à-dire aussi la domination symbolique- du lecteur, censé partager la même culture (dominante). Je citerai un extrait qui me semble révélateur : « Mais peut-être était-il dans sa nature qu’un cinéma d’intrigue finisse par intriguer et que la critique contracte cette « sémiose » aigüe dont souffre Lina dans Soupçons. Semblables au verre de lait, les films d’Hitchcock brillent d’une lumière un peu louche (on se fait des idées comme on dit) et éveillent le soupçon d’ésotérisme cultivé par Claude Chabrol, Éric Rohmer ou Jean Douchet. Toujours est-il que la “part de Dieu” paraît trop belle pour y souscrire sans réserve. » (17/3) Allusions aux films d’A. Hitchcock, à un texte de John Irving, jeux sur les mots et leurs connotations, complicité culturelle autour des Cahiers du cinéma, tous les - 408 - ingrédients d’une analyse elle-même aussi textuelle que possible sont réunis dans cet extrait, car l’auteur de l’analyse cherche également l’effet stylistique, et l’analyse devient un texte à part entière qui se substitue même parfois au texte étudié. Par mimétisme « auteurial », dans une analyse d’Hiroshima mon amour, l’auteur se met à écrire comme Marguerite Duras : « Le ping-pong du champ contre-champ y est la norme si un plan dure plus de vingt secondes. Mais ici, les paroles prononcées sont fondamentales, constituent la clé du film. Ici le vide. Le lent vide. » (16/23) Gageons que sans doute, parfois, l’élégance rhétorique dépasse la justesse épistémologique. C’est ce que remarque D. Bordwell dans Making Meaning face aux effets de style, soulignant le « rôle relativement petit que joue la logique rigoureuse et systématique des connaissances dans l’interprétation du film. »667 4.4.6 La figure unifiée du spectateur ou le « déni de la réception » 668 J’ai vu plus haut que « l’Auteur », « l’Oeuvre », « le Cinéma » étaient considérés comme des entités conceptuelles indépendantes et monolithiques. Le « spectateur » hérite de cette même vision monolithique, il devient une figure « idéale » dont la réception est unifiée et homogène. Il est toujours question d’un spectateur ou « du spectateur » dans la rhétorique de toutes les analyses filmiques que j’ai pu étudier. Cette unification est particulièrement perceptible dans cet extrait d’une analyse de Sans Soleil : « Les sons électroniques intègrent et travaillent des sons enregistrés, ou bien les suggèrent. Constamment, l’espace sonore en appelle à l’imagination, demandant au spectateur de produire une représentation sonore des lieux. » 667 BORDWELL, David, Making Meaning, Inférence and rhetoric in the interpretation of cinema, op. cit., p. 39 : « comparatively small role that rigorous logic and systematic knowledge play in film interpretation ». 668 Expression empruntée à Richard Begin, « Politique des auteurs et narrativité », in Politique des auteurs et théories du cinéma, op. cit., p. 97. - 409 - (12/21) La production imaginaire « du spectateur » doit aboutir à « une représentation sonore des lieux ». C’est étonnant de voir que, là où se multiplient les possibilités de variations subjectives puisqu’il s’agit d’une « représentation » issue de « l’imagination » pour créer un « espace sonore » – notion elle-même problématique et variable – l’auteur fasse quand même le pari d’une possible unification de cette « représentation » par un spectateur singulier. Ce « spectateur idéal » a plusieurs caractéristiques dans les analyses que j’ai pu lire : il est manipulable (par le film, par le réalisateur, par le scénario), heureux d’être manipulé et prompt à l’identification. Un extrait d’une analyse d’un Cahier des ailes du désir me semble particulièrement révélateur à cet égard. Elle porte sur La Mort aux trousses : « Mais pour le spectateur, le voyage est immobile. De cette impuissance, le suspens tire sa puissance émotive. La distance qui le sépare du « signifiant imaginaire » est incommensurable, interdisant au spectateur de se précipiter sur l’écran, de sorte que le suspens le renvoie à sa condition de pur spectateur, à son impuissance radicale. Non consentie, elle tournerait au supplice, mais recherché dans un “fais moi peur” où le spectateur tombe volontiers en enfance cette condition devient sujétion volontaire. » (17/5) Le spectateur est tout d’abord au centre d’un discours métaphorique fort, il apparaît donc aussi comme un subterfuge rhétorique. Il est ainsi désigné comme un « voyageur immobile », à l’« impuissance radicale » qui « tombe volontiers en enfance ». Ce spectateur immobile et impuissant c’est bien celui décrit par C. Metz (convoqué ici par l’allusion au « signifiant imaginaire ») et imprégné du discours psychanalytique. C’est un spectateur soumis au bon vouloir de la fiction, fiction elle-même étrangement personnifiée comme lieu d’un processus émotionnel précisément lié à la posture spectatorielle – elle-même fictive donc ? – qu’induit le film : « de cette impuissance, le suspense tire sa puissance émotive ». Ce spectateur participe au film seulement dans la mesure où on l’y autorise et s’infantilise en allant au cinéma, ce retour en enfance faisant office de « sujétion volontaire ». C’est un « pur spectateur » dans la mesure où il répond à une « figure » théorique et rhétorique. Ce spectateur est donc soumis au bon vouloir du « Maître » - 410 - en l’occurrence, puisque c’est ainsi qu’A. Hitchcock est désigné à plusieurs reprises dans cette analyse. Pourtant dans certaines études universitaires, et particulièrement dans les études anglo-saxonnes, ces présupposés ont été largement mis à mal. On peut revenir au travail de Janet Staiger dans Perverse Spectator qui tend à montrer qu’il n’existe précisément pas de « spectateur idéal » et que chaque personne qui reçoit le film est susceptible d’une lecture différente. Ces lectures peuvent elle-même évoluer pour un même individu au cours du temps et en fonction de différents paramètres, allant de données sociologiques aux conditions de diffusion de films. D. Bordwell, quant à lui, critique dans Making Meaning l’idée selon laquelle un effet est réductible à un sens exploitable par l’analyse (p. 270), postulant en outre, comme J. Staiger d’ailleurs, que : « Le spectateur peut faire une utilisation du film différente de celle que son créateur avait anticipée. »669 Cette figure du spectateur idéal semble d’ailleurs en profonde cohérence avec la vision de l’œuvre comme un « texte » clos sur lui-même, envisagé comme une forme à déchiffrer : « Je crois que des facteurs contextuels jouent davantage que des facteurs textuels sur l’expérience que le spectateur fait devant sa télé ou devant un film et sur l’utilisation pragmatique qu’il fait de cette expérience pour la conduite de sa vie quotidienne. » Les lectures des spectateurs – et le pluriel est fondamental – semblent en fait profondément hétérogènes, elles peuvent même aller contre le sens du film : « Les lecteurs s’emparent de la place que leur accorde le texte, ils lui résistent ou la renégocie. »670 On est donc bien loin de ce spectateur plus imaginaire que le « signifiant » qui hante les analyses filmiques en lycée. Ce déni de la réception est bien aussi une 669 BORDWELL David, Making meaning, Inférence and rhetoric in the interpretation of cinema, op. cit., p. 270 : « The spectator can use the film for other purposes than the maker anticipated ». 670 STAIGER Janet, Perverse Spectator, op. cit., p. 1 : « I believe that contextual factors, more than textual ones, account more for the experiences that spectators have watching film and TV and the uses to wish those experiences are put in navigating our everyday lives (…) readers take up the position offered by the text, they resist it or renegotiate it ». - 411 - conséquence de la « politique des auteurs » puisqu’elle présuppose que l’auteur détermine son récit alors même que ce récit n’advient que dans la rencontre avec un spectateur. Le film demeure ainsi un objet clos sur lui-même qui n’a été créé que dans le temps de sa conception. Or, si la fiction fait sens pour le spectateur, c’est parce qu’il développe cette capacité de co-production de sens qui font de lui, également, un créateur. On en vient donc à un paradoxe, et ce n’est pas le premier constaté : là où l’enseignement du cinéma promeut l’analyse des films comme « discipline reine », elle la limite finalement à une traduction hypothétique du sens donné par l’auteur puisque l’auteur est désigné comme le seul détenteur de la vérité sur son œuvre. Mais, par cela même, l’analyse filmique en milieu scolaire se dote d’une légitimité supplémentaire puisque les compétences de l’auteur n’existent que grâce au discernement critique du spectateur qui les « découvre ». Par là même, ultime retournement, le geste même de l’analyse des éléments de sens va contre la toute-puissance de l’auteur puisqu’il est manifeste que l’analyse contribue à l’élaboration d’un sens. On perçoit la tension entre l’omnipotence que la « politique des auteurs » confère aux cinéastes et que l’École véhicule plus ou moins consciemment, et les conditions, scolaires en l’occurrence, qui pourraient favoriser la prise de conscience par un élève des limites de cette omnipotence, limites qui correspondent précisément à l’émergence de sa compétence spectatorielle. On rejoint peut-être là l’idée de R. Barthes, selon laquelle la « naissance du lecteur » « doit se payer de la mort de l’auteur »671. Mais ce postulat semble devoir rester inadvenu quand il s’agit d’enseignements artistiques : l’élève immergé dans ces présupposés auteuristes ne peut apprendre à déchiffrer le film que conformément aux systèmes d’interprétation en vigueur. L’enseignement « cinéma et audiovisuel » en lycée tire sa principale légitimité de cette capacité à « tirer du sens ». L’analyse ainsi centrée sur le texte indépendamment de sa réception est donc la seule garante de l’autorité et de la crédibilité herméneutique de l’analyse filmique telle qu’elle est enseignée. Il semble que l’École s’adapte en fait à une donnée 671 BARTHES Roland, « La mort de l’auteur », in Le Bruissement de la langue, 1984, Paris : Seuil, p. 67. - 412 - fondamentale de l’humain : l’utopie de sa propre stabilité, l’intime conviction que chacun, malgré les années qui passent, reste identique à soi-même. L’« auteur » – comme le spectateur – serait donc toujours semblable malgré les variations mesurables. La croyance en un principe stable qui unifie l’identité d’un être explique donc aussi les positions théoriques de l’École et dans une certaine mesure aussi l’adhésion qu’elle suscite. Ce que l’auteurisme, comme le déni de réception, doit à la pensée du sujet n’est pas l’objet de cette thèse et la dépasse largement. Cependant, les programmes et les pratiques d’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel gagneraient sans doute à s’interroger profondément sur ces présupposés : encore une fois, il s’agit d’exposer clairement le fondement épistémologique de la construction des savoirs, ce à quoi l’École ne peut pas échapper. Gageons que cette prise en compte des variables de la réception sera un jour possible et serait un premier pas aussi vers la désacralisation de l’œuvre elle-même, œuvre que l’on pourrait alors considérer comme un « événement » et non plus comme un texte à déchiffrer. Cette prise en compte est peut-être en route puisque dans le dernier numéro de la revue abordant d’un point de vue théorique l’analyse filmique, la conclusion indique à titre de « propositions » qu’il faudrait : « Montrer comment le film devient pour une communauté de spectateurs un espace commun de sens et de signes, où se réaffirme notre appartenance à une collectivité : le partage du spectacle, de son rituel, de son élan, et des émotions qu’il provoque est un élément décisif de cette cohérence du film, qui s’inscrit d’ailleurs souvent dans un espace codé, le code du genre n’en étant qu’un exemple particulier. » (13/28) S’il n’est pas question du « perverse spectator » de Staiger, du moins la dimension spectatorielle de la réception cinématographique est-elle ici – certes marginalement – prise en compte. - 413 - 4.4.7 Les références convoquées Dans les textes d’analyse du corpus retenu, certains noms apparaissent, qui servent d’ancrage à une réflexion théorique ou artistique. J’ai relevé les occurrences dans un classement alphabétique consultable en annexe. Je précise tout de suite que ce tableau n’a pas de prétention scientifique. À part les occurrences uniques, peu significatives, on remarque que se détachent quelques noms : A. Bazin (5 occurrences), C. Chabrol (3 occurrences), Cahiers du cinéma (revue ou éditeur : 7 occurences), M. Chion (3 occurrences), J. Douchet (5 occurrences), J.-L. Godard (8 occurrences), C. Metz (3 occurrences), F. Truffaut (9 occurrences). Ce classement permet simplement de vérifier deux éléments déjà analysés : la prévalence d’une certaine vision moderniste de l’art dont le nombre d’apparitions des noms de J.-L. Godard et de F. Truffaut est le meilleur signe. Se vérifie aussi la forte présence des Cahiers du cinéma – non seulement la revue, mais aussi les éditions, théoriciens, rédacteurs anciens ou actuels – sans oublier que le choix des films et des réalisateurs au programme (A. Resnais, K. Mizoguchi, A. Hitchcock) est le signe et sans doute aussi la manifestation de cette influence. On retrouve dans ces références une certaine prédisposition à promouvoir des œuvres et des réalisateurs qui s’inscrivent dans la définition de la modernité telle que l’étudie Bordwell et que j’ai abordé lors de mon analyse des programmes officiels (3.2). On peut constater aussi des absences : l’absence de la théorie anglo-saxonne (à une exception près, Robert Allen et Douglas Gommery), la quasi-absence des œuvres du cinéma « mainstream » (Ridley Scott, Steven Spielberg, les Frères Coen étant, me semble-t-il, en voie de légitimation), Claude Zidi – bien qu’ayant recueilli quelques critiques positives dans Les Cahiers du cinéma – constitue la seule véritable exception avec James Cameron peut-être), la référence très minoritaire à des théoriciens ayant pris un parti autre qu’esthétique dans leurs études cinématographiques. On peut noter également l’absence d’interdisciplinarité dans ce relevé des auteurs convoqués - 414 - dans les analyses filmiques : pas d’emprunts théoriques à d’autres champs disciplinaires, un seul emprunt à la théorie de la littérature (Yves Lavandier) qui reste donc dans le champ de la théorie de l’art. Pas d’utilisation de références sociologiques, techniques, historiques, les analyses restent cantonnées dans le champ de l’esthétique. On pourrait défendre cette position comme J. Aumont et M. Marie, en arguant que : « Si l’on peut à la rigueur rêver d’établir une liste point trop incomplète des principaux codes spécifiques du cinéma, il est vain de penser qu’on puisse le moins du monde maîtriser la liste de ses codes culturels, qui resteront toujours en nombre infini et dont la définition restera toujours du ressort de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue plus que de l’analyse de film ou du sémiologue. »672 J’ai souvent entendu cet argument quand il s’agit de critiquer la posture exclusivement esthétique d’un certain enseignement du cinéma. Certes, l’argument est de taille, car il est difficile d’embrasser ces différents champs de connaissance et de prétendre les synthétiser pour proposer une analyse filmique qui sorte de l’esthétique dans le temps scolaire. Pour le moins, serait-il possible de conscientiser cette limitation et le restriction au champ de l’esthétique, et du coup éventuellement de la présenter comme telle, en abandonnant la prétention globalisante ? 4.4.8 Les routines comparative à d’analyses l’œuvre : étude filmiques ou comment fonctionne l’apprentissage « par imprégnation » Il ne faut pas nier que certains professeurs revendiquent et pratiquent pour l’analyse filmique une démarche différente. Ils disent partir des effets produits par le film sur les élèves et remonter ensuite jusqu’aux éléments formels, spécifiques au cinéma, 672 AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films, op. cit., p. 191. - 415 - qui les suscitent. Dans ce cadre le film est considéré comme un stimuli qui provoque chez le lecteur une réponse. On se détache pourtant du modèle d’analyse que j’ai évoqué plus tôt qui présuppose que le texte est un symptôme. Cette posture me renvoie à un entretien mené avec Bertrand : « l’analyse filmique permet de remonter au “comment c’est fait” pour produire un effet : tout est dans l’œuvre »673. C’est toujours l’étude des aspects formels qui structurent la représentation de l’univers diégétique qui sera particulièrement valorisée, mais ce en rapport avec une « émotion » ressentie : la subjectivité de l’exégète devient un point de départ du travail sur l’œuvre et la procédure d’interprétation part de la connaissance intuitive pour passer à l’argumentation puis à l’interprétation. C’est une méthode déjà préconisée dans l’exercice « d’explication de texte » littéraire, comme le dit Emil Staiger, grand théoricien allemand de l’analyse de texte dans les années 50 : « Quand je suis sur le bon chemin, quand mon sentiment ne m’a pas trompé, je ne trouve qu’assentiment à chacun de mes pas. Alors, tout s’organise sans difficulté. De tous côtés on ne rencontre qu’acquiescement : oui ! chaque perception fait signe à une autre (…). L’interprétation est évidente. C’est sur une telle évidence que repose la vérité de notre science. »674 On pourrait penser que cette méthode est plus axée sur la question de la réception puisqu’elle s’appuie sur la subjectivité de l’analyste, mais à y regarder de plus près, elle ne fait en fait que confirmer encore que l’œuvre étudiée est un tout clos sur luimême. L’historicité est évacuée ainsi que toute réflexion sur la situation de la rencontre entre l’œuvre et le spectateur. À l’interactivité entre les deux se substitue un unilatéralisme qui est encore un héritage « routinisé » du structuralisme qui revendiquait une recherche an-historique d’universaux. Il s’explique ici sans doute aussi par la transposition didactique : enseigner l’analyse filmique sans se préoccuper de la dimension situationnelle de la réception c’est permettre des analyses collectives qui s’affichent comme valables pour tous et qui autorisent donc 673 Entretien déjà cité le 5 juillet 2009. EMHIL Staiger, Die Kunst der Interpretation : studien zur deutschen Literature geschichte, Zurich : Atlantis, 1955, p. 19, traduction proposée par Elrud Ibsch et D.W. Fokkema in Théorie de la littérature, ouvrage collectif, Paris : Picard, coll. « Connaissance des lettres », 1981, p. 33. 674 - 416 - une généralisation du savoir qui seule permet la possibilité d’une transmission à un public scolaire. Et pourtant, ce constat semble aller contre une pratique spectatorielle usuelle qui lie presque spontanément le discours du film avec sa propre représentation du monde, comme on le remarque dès que l’on s’attarde un peu sur les sites de partage autour du cinéma (IMDb ou Allociné). L’analyse des effets privilégie donc un mouvement inverse à celui de l’analyse qui s’engage d’abord dans la description de la forme. Mais s’il s’agit de partir de l’effet perçu par le récepteur et de remonter à son explication, celle-ci, dans les conceptions que j’ai rencontrées, ne peut in fine se trouver que dans la forme de l’œuvre. En cela ce type d’analyse reste une analyse formaliste. Le texte rencontre un lecteur dans une forme d’intemporalité qui consacre l’œuvre comme monument : l’interprétation reste immanente C’est une méthode « ex-pressive » puisqu’elle « fait sortir » le sens de ses manifestations. Mais le travail sur l’effet n’est pas moins formaliste en cela qu’il postule également la pré-existence d’un sens à découvrir qui passerait in fine par la forme. On revient donc à l’idée de J. Staiger qui ouvrait ma partie sur l’analyse filmique formaliste : « The text causes the effects ». Cette démarche qui part des impressions semble avoir des atouts pédagogiques et beaucoup de professeurs m’ont dit la mettre en application dans le cadre de leur cours. D’après ce que j’ai pu entendre, lorsque les professeurs décrivent leur pratique d’analyse filmique, les deux approches co-existent dans le cadre d’un cours, et un professeur peut pour certains plans commencer par l’analyse de la forme avant de proposer une interprétation et pour d’autres, partir de l’effet pour remonter aux éléments formels sensés les avoir provoqués. Ces deux approches semblent donc être finalement les deux faces d’une même prédisposition au formalisme. Ceci est d’ailleurs inévitable si l’on ne veut pas que la démarche ne rentre en opposition avec elle-même : croire en une adhésion affective du spectateur au film s’oppose a priori au recul analytique que suppose et exige la prédisposition à la vision moderniste de l’art qui va de pair avec une certaine méfiance quant aux sensations. Les qualités sensorielles du texte doivent finalement - 417 - toujours se retrouver emmaillotées dans un processus intellectualisé d’abstractions. Un inconvénient en outre : un « effet », une « émotion » est un élément subjectif et il peut varier beaucoup à l’échelle d’une classe. Pour pallier cela, peut-être faudrait-il prendre appui sur les sciences cognitives qui délimitent un certain nombre de fonctionnements physiologiques communs à toute l’espèce humaine. Laurent Jullier, pour la France, a fait le travail d’adaptation de ces sciences au cinéma dans Cinéma et Cognition. Mais cette subjectivité pourrait aussi être prise en compte en tant que telle dans le cadre d’un corpus qui s’attacherait précisément à l’étude des différentes possibilités de réception d’un film, ce qui relève des « Gender » ou des « Cultural Studies ». Un outil comme IMDb peut servir de point d’entrée dans ce type d’étude de la réception et des formulations du jugement de goût. L’Université s’est déjà penchée sur cette question et certains universitaires proposent des analyses de réception reposant sur ces sites de partage ou sur des « courriers des lecteurs »675. Si ces approches sont peut-être présentes dans les cours de certains professeurs de lycée, je ne les ai jamais rencontrées, ni dans leur discours, ni dans les analyses écrites que j’ai pu étudier. La principale entrave à cette approche théorique me semble résider dans l’unification excessive de la figure du « spectateur » ou de « l’élève » que je viens de souligner. D’un point de vue théorique, cette idée présuppose que le spectateur est « façonné » par l’œuvre. Cette conception remonte aux théoriciens de l’École soviétique qui défendaient la possibilité que le film agisse comme un stimulus qui conduit les spectateurs à certaines réactions affectives. De nombreux courants théoriques se sont précisément interrogés au cours de l’histoire sur le spectateur au cinéma, sur l’influence du dispositif cinématographique sur lui, sur ses « pulsions scopiques » ou sa situation hypnotique ou onirique, le tout étant plus ou moins influencé par les théories psychanalytiques comme c’est le cas chez C. Metz par exemple. Pour ces champs théoriques, le spectateur correspond bien à une 675 On peut penser au travail de Geneviève Sellier qui s’intéresse à la « réception populaire d’un objet populaire » à travers le courrier des lecteurs du magazine grand public Cinémonde in BURCH Noël & SELLIER Geneviève, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris : Vrin, 2009, troisième chapitre du livre. - 418 - « figure » c’est-à-dire à une image qui n’est qu’une construction théorique abusivement unifiée, comme je l’ai vu précédemment. En tout état de cause, les deux approches sont finalement les deux faces d’une même méthode d’analyse et de mêmes routines de production de sens. Reste maintenant à mesurer comment migrent et surtout se transmettent aux élèves les stratégies de production de sens dans l’analyse filmique. J’ai donc mené de façon comparatiste l’étude de six analyses filmiques différentes d’un même film. Mon choix s’est porté sur le film L’Atalante de Jean Vigo. Ce film a été au programme du baccalauréat de Terminale L en 2002 pour les élèves ayant choisi un enseignement artistique CAV. Quatre minutes d’un extrait de la rencontre de Juliette avec le père Jules dans sa cabine ont a été proposées aux candidats du BTS audiovisuel qui ont choisi l’analyse filmique à l’examen du DLA en 2009. Je comparerai donc676 : - Une analyse d’un Professeur des Universités publiée dans le Cahier des ailes du désir numéro 10, pages 2 à 4, intitulée « Le montage alterné dans L’Atalante ». La revue, qui pour lectorat essentiellement des professeurs en charge de l’enseignement CAV au lycée, demande parfois à des universitaires de rédiger pour tel ou tel numéro des analyses filmiques en rapport avec les programmes. Il semble donc que l’analyse d’un universitaire puisse servir de modèle à l’exercice scolaire tel qu’il est mené par les professeurs de lycée en charge de l’enseignement. - Une analyse proposée en ligne sur le site du SCEREN : Service culture, Édition, Ressource pour l’Éducation nationale (CRDP-CNDP) http://www.sceren.fr/accueil.htm, rubrique en ligne « télédoc » à destination des enseignants. Ce site constitue une des principales sources de ressources pédagogiques pour les professeurs exerçant dans le secondaire. L’analyse de L’Atalante n’est pas rédigée par un professeur mais par une programmatrice, journaliste, « formatrice en cinéma » qui officie dans des stages de formation autour de l’enseignement du cinéma proposés aux professeurs dans le 676 Les copies d’élèves sont regroupés en annexes. - 419 - cadre du Plan Académique de Formation. Elle me permet de mesurer si, en dehors des professeurs de l’Éducation nationale, les « intervenants » partenaires peuvent apporter un autre regard sur l’analyse filmique, en renouveler les « routines », ou au contraire s’ils les confirment. L’analyse est consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.cndp.fr/tice/teledoc/plans/plans_atalante.htm. Cette analyse date de 2007, année qui correspond aussi à la présentation de ce film dans le cadre du dispositif « Lycéens au cinéma ». Elle constitue donc aussi un document pédagogique. Cette analyse s’intitule : « Érotique de la surimpression ». - Une analyse proposée dans le n° 565 de février 2002 des Cahiers du cinéma par un des rédacteurs de la revue. Ce dossier sur L’Atalante publié dans ce numéro se justifie lui-même par la présence du film au programme du baccalauréat pour la première fois en 2002. L’analyse a pour titre : « L’harmonie retrouvée ». Elle me permet d’envisager les « routines » de l’exercice filmique quand elle est rédigée par un critique. - Trois copies d’examen de candidats du BTS, proposant une analyse ayant été effectuée dans une durée limitée de deux heures dans le cadre de l’épreuve du DLA (Domaine Littéraire et Artistique) sur un extrait de quatre minutes du film découvert au moment de l’épreuve. Les copies du BTS audiovisuel m’ont semblé être un bon support épistémologique pour mesurer la transmission aux élèves des méthodes et présupposés de l’analyse filmique : l’examen de DLA est la seule analyse filmique complète et rédigée en deux heures demandée à un examen national en lycée. En outre, beaucoup de professeurs qui enseignent en DLA enseignent aussi en CAV677. On peut donc estimer, sans prendre trop de risques 677 Il n’existe que quinze BTS audiovisuels publics ou sous contrats en France. Dans dix d’entre eux des professeurs enseignent ou ont enseigné à la fois en enseignement artistique CAV et en DLA : * Lycée de l’image et du son à Angoulême ; * Lycée René-Cassin à Biarritz ; * Lycée Jacques-Prévert à Boulogne-Billancourt ; * Lycée Léonard de Vinci à Villefontaine ; * Lycée Henri-Martin à Saint-Quentin ; * Lycée Jean-Rostand à Roubaix ; * Lycée Pierre-Corneille à Rouen ; * Lycée Suger à Saint-Denis ; - 420 - épistémologiques, que les présupposés et méthodes transmis dans le cadre des deux enseignements sont globalement les mêmes sur ce point précis qu’est l’analyse filmique, malgré le fait que, comme je l’ai déjà dit, les programmes diffèrent notablement entre les deux formations. En témoignent aussi les critères d’évaluation données aux correcteurs de l’épreuve du DLA678 qui confirment que l’épreuve repose sur les mêmes attentes que celles de l’analyse filmique en lycée. Ces copies seront numérotées de 1 à 3. Ces analyses portent sur différentes séquences du film : les deux premières se concentrent sur la scène dans laquelle le couple est séparé une nuit, et où Juliette et Jean se couchent séparément en montage alterné dans deux lieux différents. L’analyse des Cahiers du cinéma porte sur le film en général, sans découper précisément d’extraits, mais elle revient à plusieurs reprises sur la scène de la rencontre entre Juliette et le Père Jules dans la cabine de ce dernier. Les copies d’élèves se concentrent précisément sur cette séquence. Les candidats du BTS audiovisuel de la session 2009 n’étaient pas sensés avoir vu le film en entier au moment de l’épreuve et l’extrait à analyser, d’une durée d’environ quatre minutes, est découvert le jour de l’épreuve. La comparaison portera exclusivement sur les modalités d’interprétation ce qui justifie que les extraits analysés ne soient pas obligatoirement les mêmes. Cependant, le fait qu’ils soient rattachés au même film facile leur lecture croisée et rend les analyses filmiques plus aisément comparables dans la perspective qui est la mienne. À la lecture de ces six analyses, force est de constater qu’il existe des stratégies communes d’interprétation. Si l’on s’en tient aux modalités de production de sens – car l’évaluation de la « qualité » de l’analyse ou de la pertinence de l’interprétation n’est pas ici mon propos et je m’en garderai – les similitudes sont frappantes. Il * Lycée Robert de Luzarches à Amiens ; * Lycée Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle à Reims. 678 CRITÈRES D’ÉVALUATION POUR L’ANALYSE DE DOCUMENTS EN DLA : Capacité à décrire qui s’appuie sur une terminologie précise et organisée Capacités à organiser un discours construit (progression, présence de transitions) Capacité à mettre en relation les éléments décrits pour produire du sens Qualité de l’expression écrite - 421 - semble donc que le discours analytique repose sur des stratégies communes à la critique, ce que D. Bordwell a déjà démontré dans Making Meaning, et ce qui justifie en amont mon choix de faire entrer dans le corpus étudié une analyse du film rédigée par un critique des Cahiers du cinéma précisément l’année où le film est au programme du baccalauréat. Il semble en effet que la revue serve de modèle à l’analyse filmique telle qu’elle est pratiquée par les professeurs de lycée et même sur les stratégies employées par un universitaire qui écrit dans une revue pédagogique. En repérant le mimétisme qui existe entre ces six différentes analyses, il s’agira donc pour moi de déplier et de faire une typologie des « stratégies » de production de sens communément employées. Je parle de « stratégies », car il s’agit de voir comment l’interprétation se construit, sur quelles habitudes et sur quels présupposés communs elle s’organise. Je ne pourrais éventuellement parler de « méthode » que si ces « stratégies » apparaissent effectivement, pour reprendre la définition cartésienne du Discours de la méthode, comme des moyens sûrs de parvenir à une connaissance. On retrouve dans chacune des analyses quatre stratégies principales de production de sens, plus ou moins déclinées selon les cas. La première stratégie consiste en un repérage de réseaux sémantiques. La notion de « réseaux sémantiques » peut se définir à partir de la traduction de l’expression empruntée à D. Bordwell « semantic field », « réseau sémantique » ou « réseau de sens » : « Un réseau de sens est un système de relations entre différents thèmes plus ou moins abstraits et des choix formels que l’analyse se propose de repérer pour exposer leur cohérence présupposée par le postulat de l’unité du film. »679 En linguistique, le champ sémantique désigne l’aire couverte par la ou les significations d’un mot de la langue à un moment donné de l’histoire, en synchronie (ex. : le mot « peinture » ou le mot « pièce »). C’est l’étendue 679 BORDWELL David, Making Meaning, Inférence and rhetoric in the interpretation of cinema, op. cit., p. 106 : « a semantic field is a set of relations of meaning between conceptual or linguistic units, a conceptual structure it organised meanings in relation to one other ». - 422 - polysémique du mot. Je propose d’adopter la notion de « réseau sémantique » comme une association de ces différentes expressions. L’expression « champ sémantique » (traduction littérale des « sémantic fields » de D. Bordwell) est ambiguë, car en concurrence avec l’expression empruntée aux études littéraires, je lui préfère donc l’expression « réseau sémantique » que je définis selon deux paramètres dans le cadre de mon travail : un réseau (« a set of relation ») de sens possibles que l’on peut fédérer dans le contexte du film étudié : système d’opposition, relations d’inclusion/d’exclusion, système de transposition symbolique d’un récit préexistant… Sa récurrence dans le film donne plus de poids au réseau sémantique que propose l’analyse et justifie la notion même de « réseau ». Le réseau est à comprendre ici comme une « macrostructure » qui permet, d’un point de vue cognitif d’appréhender le film globalement comme un « espace » de signification : les recoupements de sens (Bordwell) vont du coup se regrouper680. Le réseau sémantique peut être formulé en termes thématiques pour désigner des thèmes qui existent en dehors du film ; une liaison fond/forme. Je définis ici les « éléments formels » comme des options de mise en scène du son ou de l’image (angles de prise de vue, mixage des sons, choix des musiques, mouvement de caméra, cadrages, montage, jeu d’acteurs, etc.). Le « fond » correspond à la réponse à la question « de quoi ça parle ?». Un réseau sémantique opère donc comme la « connexion » d’une forme à un contenu permettant la traduction sémantique d’un choix formel.681 Ce lien fond/forme correspond à ce que Edward Branigan appelle « a stylistic métaphor », « à savoir une métaphore qui lie le style et le fond » : « Ces types de métaphores interprétatives ou d’autres sont employées par le spectateur dans le processus de compréhension »682 Le « réseau sémantique » fonctionne donc comme un « bloc d’interprétations », 680 On rejoint là le sens littéraire de l’expression « champ sémantique ». C’est ce que E. Branigan et N. Caroll appellent le « neoformalism ». 682 BRANIGAN Edward, Narrative compréhension and film, London and New York : Routledge, 1992, p. 61 : «i.e., métaphors joining style with story (…) These or other types of interpretative metaphors are being employed by a spectator in the process of comprehension ». 681 - 423 - dans une approche que l’on peut qualifier de formalisme. Ainsi le titre même de l’analyse du SCEREN : « Érotique de la surimpression » postule l’association d’un thème : l’érotisme, à un élément stylistique : la surimpression. Traduction : la surimpression consistant en deux images l’une sur l’autre elle correspond à une traduction stylistique du désir sexuel du couple. De la même façon dans l’analyse du Cahier des ailes du désir, l’auteur annonce que « le mode de filmage et de montage ici adopté exprime la tension et le manque ». (10/3) La troisième phrase de l’analyse proposée par un universitaire dans le Cahier des ailes du désir est très symptomatique à cet égard : « De L’Atalante histoire d’un couple marinier, nous dirons qu’il s’impose à notre regard à la manière d’un poème ou d’un chant, d’une élégie, dont les sonorités intimes traduisent une revendication passionnelle. Celle de l’amour. (…) Aussi le montage parallèle qui montre chacun des deux époux s’agitant nerveusement sur sa couche pour un improbable sommeil peut-il être considéré comme l’acmé du récit. » (10/2) Le thème de « l’amour » et du « couple » repose sur l’utilisation du « montage parallèle » selon l’équation suivante : un thème = un choix formel. Visant à montrer la grande cohérence du film derrière son apparente discontinuité, une « harmonie retrouvée » comme l’indique le titre, l’analyse des Cahiers du cinéma déploie une interprétation tournant autour des thèmes de « l’harmonie » et de la « cohérence » symbolisées par la métaphore du « vitrail » sur laquelle je reviendrai. Dans cette optique : « Chaque plan de Vigo a sa logique propre, son esthétique, son son, et sa couleur propre. (…) Ce qui vaut pour le plan vaut pour le son, bruits, musique ou dialogue. » Le fond et la forme sont indissociablement mêlés et cette association conduit à une interprétation sémantique et thématique : le film est harmonieux sous son apparente discontinuité. Les copies d’étudiants présentent elles aussi assez systématiquement en introduction des « thèmes » qu’elles aborderont au cours du développement. Cette formulation du réseau sémantique sous forme de « thèmes » fait appel à la connaissance du monde qui permettra la reformulation thématique du réseau - 424 - sémantique sur la base de « cadres » de références communes (aimer, faire l’amour, la tolérance, l’âge…) ce qui justifie encore la notion de « réseau ». Le réseau sémantique, en tant que système englobant, a aussi un rôle cognitif : il permet d’organiser les informations du film et ainsi de mieux permettre sa mémorisation, son appréhension. C’est ici que l’étude des dispositions cognitives qui peuvent amener un spectateur à « braconner »683 la compréhension du film pourrait s’intégrer, ce à quoi les analyses étudiées se refusent. Une copie introduit le début de son développement par cette phrase : « Nous pourrions nommer la première partie « la découverte » (…) « Effectivement dans le premier plan, ce thème se représente par l’action du père Jules qui “dévoile” son monde. » (2) 684 La troisième copie annonce également : « Le thème central de cet extrait et le dévoilement » (1) La récurrence du mot « thème » est révélatrice : un des enjeux de l’analyse semble être, pour les candidats, d’élaborer des thèmes sur lesquels construire l’interprétation. Ces thèmes, comme dans les autres analyses, fonctionnent sur une liaison fond/forme et le candidat dont la copie est citée ci-dessus, écrit un peu plus loin, en parlant de l’évolution des rapports entre les personnages (Juliette et le père Jules) : « Cette évolution est servie et ponctuée par la mise en scène et la technique utilisée. » (1) Dans cet exemple, il apparaît bien que « la mise en scène et la technique » – ici compris comme choix formels – traduisent un thème : le rapport entre les personnages, le « dévoilement » qu’il occasionne. Cette tentative de traduction de la relation fond/forme est également décelable dans cette autre copie d’examen : « Le père Jules se met torse nu telle une bête de foire que l’on exhibitionne. De plus, l’angle de vue choisit qui est la contre plongée accentue fortement la 683 Terme emprunté à Michel de Certeau in L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire et 2. Habiter, cuisiner, Paris : Gallimard, 1990. 684 Pour les citations de copies d’élèves, le texte des candidats est reproduit tel quel, par souci d’honnêteté épistémologique. On ne s’étonnera pas des erreurs orthographiques ou syntaxiques ainsi reproduites. - 425 - position animal du corps. » (2) Les étudiants du BTS utilisent bien les mêmes stratégies de production d’interprétations que les professeurs et les critiques. Ils utilisent les mêmes outils que ceux utilisés par les instances considérées comme légitimes et donc compétentes en la matière, la transmission des procédés semblant fonctionner par mimétisme. L’approche est toujours « Top Down ». Il s’agit pour l’analyste de valider le choix d’un champ sémantique par diverses interprétations de la forme du film. L’exposition de ces champs sémantiques, ainsi appelés « thèmes » par les élèves, apparaissent en règle général dés l’introduction de l’analyse ou en tout cas au début de son développement. Les candidats du BTS souscrivent à l’obligation de proposer dans leur introduction une « annonce de plan » qui permet d’exposer les champs sémantiques qu’ils ont choisis d’explorer. Le rapport fond/forme apparaît par ailleurs comme une survivance de la relation signifiant/signifié adoptée, comme je l’ai déjà vu, par la linguistique structurale, même si il ne s’agit pas ici de proposer une démarche scientifique de construction du sens. Il semble en effet que malgré toute une prédisposition structuraliste et formaliste qui se retrouve à l’œuvre – le film étant considéré comme un tout autonome fermé sur lui-même, an-historique et indépendant de la réception spectatorielle – chaque analyste construit un réseau de sens sans véritable appui scientifique. C’est plutôt finalement la subjectivité qui semble de mise : les ambitions scientifiques de descriptions du fonctionnement du sens de la langue mise en œuvre par le structuralisme et la linguistique laissent place ici à l’élaboration de thèmes fondée sur une relation non démontrée entre ces thèmes et des éléments relevant de la mise en scène. Cet abandon du scientifique se trouve finalement légitimé par la croyance, plus ou moins conscientisée, en une toute-puissance du sujet percevant qui autorise toutes sortes d’interprétations sans véritable démonstration analytique. Le processus d’interprétation revient à analyser la structure de surface du film et à la « traduire » en termes de contenu, c’est-à-dire en informations plus conceptuelles. - 426 - Cette approche ne relève pas de l’analyse textuelle telle qu’elle est définie par R. Odin ou J. Aumont et M. Marie685 dans la mesure où elle n’est pas méta-théorique : on ne trouve aucune interrogation théorique dans ces analyses, entièrement tournées vers la production d’une interprétation. Tout se passe comme si l’analyste réindexait ces thèmes en les chargeant de significations nouvelles afin que naisse un ensemble cohérent de sens apte à répondre aux exigences d’abstraction de l’analyse filmique. Paradoxalement, alors qu’elles refusent par l’abstraction une réception pragmatique de l’œuvre, on décèle aussi, à certains stades de ces analyses, une « réinsertion pragmatique » de l’analyse qui se conclut sur la « leçon de vie » que donne le film. Ainsi une copie d’élève se conclut ainsi : « Il (Vigo) arrive par ces procédés à défendre des thèmes tels que l’âge, les préjugés ou encore la tolérance. » (1) Notons que ce réinvestissement pragmatique n’est pas ou peu présent dans l’analyse des professionnels. On rencontre ici un paradoxe : alors que l’élaboration des champs sémantiques reste sans assises théoriques fermes, la dimension de réception est en grande partie niée : émerge ainsi la figure de la personnification, sorte de représentation virtuelle du « comment comprendre ». Cette remarque me permet d’arriver à la deuxième stratégie d’interprétation repérable de façon récurrente dans les analyses étudiées : l’investissement modal . Le mode (du latin modus, manière) est un trait grammatical qui dénote la manière dont le verbe, grammaticalement, exprime le fait. Les modes verbaux représentent la manière dont l’action exprimée par le verbe est conçue et présentée (temps/personne). L’investissement modal correspond à l’idée d’une volonté autonome qui se construit comme sujet, comme actant. C’est la façon dont se construit l’opérateur du « faire ». Il se trouve que l’on touche ici à une véritable source de production du sens dans les analyses étudiées. Par exemple, c’est par l’investissement modal que j’explique les formulations du type : 685 In AUMONT Jacques, MARIE Michel, L’analyse des films et in ODIN Roger, Dix années d’analyses textuelles de films. Bibliographie analytique, revue Linguistique et sémiologie, Préface de Ch. Metz, CRLS, Université de Lyon 2, janvier 1977, n° 3. - 427 - « Le film se donne à voir sur un mode abstrait (…) il isole les époux » (Cahier des ailes du désir) Le film semble ainsi doué d’une volonté propre, quand il s’agit d’étudier une « séquence comme absentée d’elle même ». Les éléments techniques du film peuvent eux aussi être employés de façon modale Ces deux éléments opèrent comme une véritable source de production du sens. Les éléments techniques du film sont également personnifiés. L’analyse du site télédoc affirme que « la surimpression nie l’intervalle entre deux plans, se moque du cadre et oublie la cohérence spatiale » ce qui relève finalement du même type de personnification que les expressions du type : « La caméra opère un travelling pour s’approcher jusqu’à son visage », ou « en outre, la surimpression semble toujours en quête d’un photogramme autre » que l’on trouve dans cette même analyse. L’activité critique n’échappe pas au procédé. On peut lire dans les Cahiers du cinéma ce type de construction du discours et d’expression un peu routinière comme : « l’œil surplombant de la caméra ». L’élaboration du sens passe donc par un investissement sémantique « anthropomorphe » de différents objets ou concepts. L’investissement modal repose essentiellement sur une anthropomorphisation qui permet l’investissement sémantique. Il est donc logique que l’on retrouve ces habitudes de langage dans les copies des étudiants, peut-être de façon encore plus systématique. Un des candidats du BTS explique ainsi à propos du Père Jules que : « Le vieil homme est assujetti qu’à un seul gros plan furtif qui semble fuir sa laideur » (1) ou encore : « Le cadre lui-même sépare les protagonistes. » (1) Une autre copie adopte les mêmes stratégies de formulation : « La caméra semble trouver sa place (…) coupant la tête de Juliette à l’image tel un trophée proche des mains de l’ancien collègue de Jules. (…) Parfois cette caméra est voyeur. » (3) Cet anthropomorphisme permet de faire des outils et objets techniques de - 428 - véritables instances narratives ou perceptives douées d’une intention : l’objet devient alors une abstraction théorique, car « la caméra » désignée ici semble plus être un outil conceptuel qu’un objet réel ayant un poids, une marque, des caractéristiques techniques, etc. L’utilisation récurrente de l’anthropomorphisme pour évoquer « la caméra », « la surimpression » ou « le plan » est également un moyen syntaxique de conserver l’impression d’objectivité de l’analyse. Ces termes peuvent aussi être compris comme ce que E. Branigan appelle « the language- game ». « Le langage de la théorie du cinéma est aussi public, ouvert à différents points de vue, et s’intéresse à des éléments inféodés à des enjeux et des valeurs sociales spécifiques. Pour cette raison, une théorie du cinéma donnée peut s’avérer être composée de plusieurs “tics” de langages a priori inadéquats ou de projections métaphoriques latentes. »686 La représentation du film, les représentations qui sous-tendent son interprétation se révèlent dans et par les formulations adoptées. Ainsi, dans les analyses étudiées, l’utilisation des termes comme « cadre », « plan », « caméra » « montage » est révélatrice d’une conception de l’analyse d’un film comme étude d’une grammaire cinématographique : le film est considéré comme un texte dont la grammaire doit être décrite, ce qui confirme finalement une prédisposition formaliste qui s’incarne dans l’utilisation même de ces termes. Cette grammaire est aussi la base d’une conception figurative du film : le film devient le signe d’un sens qu’il véhicule. Les mots utilisés ne sont donc jamais que le fruit des représentations qui s’incrustent dans leur utilisation. C’est en tout cas la perspective wittgensteinienne sur laquelle s’appuie E. Branigan et qui semble assez opérante ici. Ces abstractions permettent également d’établir un rapport causal entre ce que le film transmet (comme sens, comme sensation) et le « spectateur », et donc finalement une continuité logique entre l’intention de l’auteur et la réception du spectateur, postulant ainsi une homogénéité du film. Ces investissements modaux se manifestent aussi dans 686 BRANIGAN Edward, Narrative compréhension and film, op. cit., préface XV : « The language of film theory, too, is public, open to view, and directed at particular problems framed by specific social purposes and values. For this reason a given film theory may be found to be composed of several incompatible language games or latent metaphorical projection ». - 429 - l’utilisation de la figure de l’auteur et de son omniscience. L’auteur est convoqué comme étant le principal référent en ce qui concerne le sens, la principale source de production de sens. Produire une interprétation équivaut toujours à remonter à l’intention de l’auteur. En effet, l’étude du film sur le site télédoc emploie les mêmes types de tournures que celles relevées dans l’étude des analyses produites par les professeurs dans les Cahiers des ailes du désir, mais en substituant à l’outil technique la figure du cinéaste : « Le cinéaste sépare le couple par le montage parallèle ». L’auteur est convoqué comme étant le principal référent en ce qui concerne le sens. L’analyse des Cahiers du cinéma affirme aussi : « Vigo réussit ce prodige de transformer les dialogues en musique », et l’on retrouve à deux reprises l’expression routinière : « le cinéma de Vigo », ou la formule déjà rencontrée : « chez Vigo ». Étant données les prises de position théoriques de la revue sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, on ne s’étonnera pas que, particulièrement dans cet exemple, l’analyse filmique semble se donner pour but de déchiffrer les intentions de « l’auteur » du film : « Vigo plonge ses personnages et attend que le mystère du cinéma les fasse surgir à la lumière du ciel. » On voit bien ici que la personnification du « cinéma » va de pair avec la figure du réalisateur omniscient, omnipotent, presque divin, car doté d’un pouvoir créateur. Le film apparaît donc comme le prolongement du désir, de la personnalité, de la puissance créatrice de l’auteur. Notons pourtant que cette analyse des Cahiers est la seule à rendre hommage à l’activité du monteur du film, Louis Chavance, « travaillant en osmose avec Vigo, alité ». Mais, une fois encore, l’allusion au « technicien » du film n’a de sens que par son rapport privilégié avec l’auteur, ici clairement défini comme une « osmose ». On retombe peu ou prou sur la métaphore de « la tête et les jambes » souvent utilisée dans les représentations communes pour désigner le rapport entre théorie et pratique, ingénieur et ouvrier, créateur et technicien. Le film apparaît donc comme un « discours de la méthode » de son auteur. C’est très précisément ainsi que se termine l’article des Cahiers du - 430 - cinéma : « Illustration de l’amour fou ? Vite dit ! Plutôt discours de la méthode de Jean Vigo. » À l’examen du BTS, le titre du film, le réalisateur et la date de première sortie en salle sont toujours donnés aux candidats comme informations essentielles sur film. La trinité titre/réalisateur/date de sortie fait partie des habitudes de présentation d’une « identité » cinématographique, même si ces informations peuvent paraître bien partielles ou insuffisantes. De fait, les copies étudiées manifestent également une forte prédisposition à l’auteurisme, encouragé par le système d’enseignement et, à nouveau, par l’influence de la posture théorique de la critique. Ainsi, une copie conclut : « Tous ces éléments techniques servent l’objectif de Vigo. » (1) « Jean Vigo en utilisant à son avantage les outils dont il dispose, met en place des personnages introduits leur relation en gardant l’attention du spectateur. » (1) Dans une autre copie, on peut lire : « Le réalisateur semble vouloir rapprocher les personnages un maximum, symbolisant ainsi l’approche de l’un sur l’autre. » (3) On pourrait attendre de candidats à un Brevet de Technicien Supérieur en audiovisuel qu’ils soient plus sceptiques quant à cette croyance que le sens véhiculé par le film est l’exact décalque des intentions d’un seul. Le poids de l’institution joue sans doute à plein. On trouve cependant dans une des copies analysées une prudente formule qui privilégie l’analyse de « la mise en scène » sans verser exactement dans l’auteurisme : « La mise en scène est particulièrement subtile, car elle crée une « association » directe entre le pantin mécanique et l’homme par leur proximitude (…) Par ce montage et cette mise en scène il y a une inquiétante ambiance qui nous enferme par l’utilisation de gros plans » (2) La « mise en scène » apparaît comme un moyen de parler du film comme production collective, en intégrant les paramètres de tournage, mais aussi de postproduction. Si cette expression peut être une alternative aux formulations - 431 - auteuristes, elle n’échappe pas à l’investissement modal qui permet encore une fois d’unifier un concept pour lui permettre de supporter un ancrage du sens. Souvent, la figure de l’auteur est mise en rapport avec la figure du spectateur, le présupposé étant sans doute qu’un artiste s’exprime en vue de partager ses intentions auteuriales avec un public qui le comprend. Constater que le spectateur devient une « figure » aussi abstraite et unifiée que celle de l’« auteur » permet aussi de dire que l’herméneutique fonctionne selon une forme de renversement entre le destinataire et le destinateur : celui qui interprète prétend effectuer en sens inverse le trajet de production de sens parcouru par l’auteur. Dans une copie d’élève, on trouve cette association très clairement exprimée : « Le goût du publique pour l’anormal, l’étrange assure à Viggo de capturer le spectateur. » (1) Comme je l’ai déjà vu dans d’autres analyses, le spectateur apparaît comme une figure de réception unifiée et homogène du film qui bénéficie également d’un investissement modal en devenant une composante de l’interprétation du film. Quand il est question de réception dans les analyses étudiées, le « spectateur » apparaît comme un être finalement étonnement désincarné. Dans l’analyse des Cahiers du cinéma, il est question de « l’esprit du spectateur » dans la formulation : « Mais cet enchaînement ne se justifie, dans l’esprit du spectateur, que du passé supposé du Père Jules. Supposé, imaginé, car, après tout, qu’en savons nous ? » L’utilisation du « nous » pour désigner un ensemble spectatoriel indéfini, est assez récurrent dans cette analyse. Un peu plus loin on peut lire : « du détail concret nous passons à l’univers du Père Jules ». L’expression « le spectateur » domine dans les analyses envisagées, on la retrouve dans les Cahiers du Cinéma, mais aussi dans les deux autres analyses de « professionnels » : « Réalisation au sens de rendre réel pour le spectateur » (Cahiers des ailes du désir) « Elle (la surimpression) plonge le spectateur dans un idéal fusionnel ou tout - 432 - peut se convulser » (analyse télédoc) ; ainsi, bien sûr, que dans les trois copies d’élèves : « L’enjeu de la confrontation est d’absorber le spectateur, de capter son attention avec l’étrangeté du personnage masculin » (1) « On observe alors un champ-contre champ entre le pantin et la femme des plus brutalisant pour le spectateur » (2) « Une censure de geste sexuelles ou simplement de caresses oblige le spectateur à être soumis aux connotations et supputations de leur relation. » (3) Encore une fois, le mimétisme fonctionne et l’expression « le spectateur » – pour désigner un acte de réception finalement jamais étudié – migre des articles de critiques aux copies d’analyses filmiques d’un examen national. Dans la dernière citation, la question de la « censure » pourrait pourtant appeler une vraie réflexion sur la réception du film. Or elle n’est que très allusivement abordée, pour être immédiatement rejetée par le Professeur des Universités qui écrit pour le Cahier des ailes du désir : « Ce montage est d’autant plus intéressant qu’il fut longtemps sacrifié au phénomène complexe de la censure institutionnelle, censure de mœurs, censure de bien-pensant, censure des mécanismes de la distribution, dont nous laisserons à d’autres chercheurs le soin de fouiller les arcanes. » « Le spectateur » apparaît donc ici comme une entité coopérante auquel le film est destiné et qui réagira de façon homogène au message qu’il véhicule. Qu’il s’agisse de le « captiver », de le « brutaliser », de « capter son attention », bon nombre d’interprétations proposées apparaissent légitimées par cette figure théorique. Ses réactions apparaissent communes à tous, indéniables, et peuvent donc supporter un ancrage du sens, une interprétation, soit en vertu de l’idée selon laquelle « le film utilise cette technique parce qu’il veut provoquer tel effet sur le spectateur », soit selon l’idée que « le spectateur ressent telle impression parce que le film est fait comme cela ». Un exemple d’une des copies d’élève me semble révélateur : « Les plans fixes et contre-plongées de la caméra sur cette marionnette font peur et divise le spectateur entre l’enchantement et l’effroi, souligne un point d’interrogation de la rencontre. » (3) Le choix formel « plan fixes » et « contre-plongée » provoque deux impressions : - 433 - « l’enchantement » et « l’effroi » ressentis par « le spectateur » et ces émotions qui « divisent le spectateur » apparaissent également comme la justification de ces choix formels. Je note ici que la formulation est toujours « le spectateur », l’article défini permettant une globalisation générique du substantif et le masculin étant comme toujours employé comme marque d’universalisation. Dans les copies d’élèves particulièrement, le « spectateur » devient un ressort d’explications et d’interprétation : un choix de mise en scène est expliqué par le désir d’agir sur le spectateur, ce qui permet de produire du sens. Les réactions supposées du « spectateur » permettent ainsi de construire un champ sémantique, d’ébaucher une interprétation. Cette représentation passive d’un spectateur virtuel dans les copies d’examen me semble également émaner d’un certain désengagement des candidats face à l’analyse filmique. L’enseignement reçu leur a prescrit de fuir la paraphrase, c’est-à-dire de ne surtout pas « raconter le film », de prendre du recul par rapport à l’œuvre, et le « spectateur » devient donc une figure théorique qui n’existe pas, un spectateur qui n’est surtout pas eux, mais un outil heuristique dans la mesure où le film est bien fait « pour quelque chose ». Jamais un candidat, sous le poids des consignes institutionnelles, ne se permettra de parler de son propre ressenti ou de subjectiviser ce « spectateur » qu’il utilise pour bâtir son devoir. Le « je » est proscrit de l’exercice, et l’on peut constater qu’il n’apparaît jamais dans les copies des candidats, ni dans les analyses de « spécialistes » d’ailleurs. Cet évitement vient de l’analyse littéraire et de la rhétorique dissertative qui prohibe l’utilisation du « je » et se méfie de la subjectivité de la réception et de la formulation personnelle d’une interprétation. C’est toujours le désir, promu par les théories formalistes et structuralistes depuis les années 30, de recevoir l’œuvre de façon rationnelle et scientifique qui justifie cette neutralité du récepteur et du scripteur, mais il est aussi sans doute responsable de ce désengagement des candidats face à leurs propres émotions. L’emprunt aux exercices littéraires rassure sans doute aussi des professeurs plus précisément formés à l’analyse de textes littéraires qu’à l’analyse filmique. La prédisposition au formalisme, solidement ancrée dans l’analyse des - 434 - textes littéraires, s’explique comme on l’a vu par l’utilisation plus ou moins conscientisée de stratégies communes de production de sens auxquelles les professeurs se raccrochent. Revenons à la figure du spectateur. Même quand le critique des Cahiers du cinéma semble subjectiviser quelque peu la posture spectatorielle, il utilise un « nous » – dit de « majesté » – mais qui lui permet aussi d’universaliser le ressenti spectatoriel, évitant ainsi le « je » » trop éminemment subjectif et individuel. L’ambition est sans doute de théoriser la réception, d’éviter de la faire passer pour une situation au sens goffmanien du terme. L’analyse filmique emploie ainsi toutes les stratégies possibles de tournures syntaxiques et grammaticales impersonnelles : « Mais on ne saurait rendre compte de L’Atalante en se contentant d’une approche purement formelle. » « Ce qui vaut pour le plan vaut pour le son, bruits, musique ou dialogues. » (Cahiers du cinéma) « On sait combien L’Atalante s’impose au sein du cinéma français » « Dire que deux époux font l’amour serait évidemment inexact. » « Désir d’une étreinte qui littéralement malmène les corps les faits se distordre à la recherche l’un de l’autre » (Cahier des ailes du désir) « Puis une ellipse, car on les retrouve au coucher se préparer pour la nuit. » (télédoc) « Par ce montage et cette mise en scène il a une inquiétante ambiance qui nous enferme par l’utilisation des gros plans. » (2) Pour le candidat au BTS, ce « spectateur » apparaît comme la figure allégorique et rhétorique de cette mise à distance que les tournures impersonnelles accréditent également. L’extériorisation du « spectateur » revient à un recul ressenti comme obligatoire par rapport à l’œuvre en situation d’analyse filmique. Ne pas se fier à ses propres impressions ou en tout cas les dépasser pour construire une interprétation, telles sont les consignes de l’exercice. Ce spectateur « distant » qu’est le candidat est donc un être paradoxal et forcément scindé puisqu’on lui demande d’y être sans adhérer. Et l’on peut peut-être mieux comprendre ici l’utilisation récurrente des personnifications de « la caméra », « la surimpression » ou « le plan » : ils sont également un moyen syntaxique de conserver l’impression d’objectivité de l’analyse, - 435 - le moyen d’expression du déni de la variabilité de la réception d’un film. Ce type de formules indéfinies déterminent en outre des « frontières épistémologiques » entre différentes composantes du film687. Si je dis « la camera opère un travelling », je ne parle pas d’un narrateur, je ne parle pas d’un point de vue subjectif, je ne parle pas non plus tout à fait du profilmique, ni des modalités de tournage (on dirait « un OPV »), je ne parle pas non plus du réalisateur = je suis dans un « entre-deux » épistémologique, sans véritable ancrage théorique. Si la construction du sens passe par une utilisation rhétorique de l’investissement modal, on est face à des « façons de parler », des « expressions toutes faites » (« le cadre sépare », « l’œil de la caméra ») qui seront utilisées en fonction des buts que s’assigne l’analyse. La production de sens dans les analyses filmiques que j’ai rencontrées passe par la description d’un acte de compréhension plus que par une théorisation de la signification au cinéma. La « caméra » métaphorise en fait une manière de regarder l’image, un « mode ». L’analyse filmique opère un « bricolage », un assemblage de diverses influences théoriques en s’appuyant finalement sur des expériences plus pratiques que théoriques du film. Dans la même perspective d’une compréhension finalement pragmatique du film, même si elle ne s’avoue surtout pas ainsi, les personnages sont compris, analysés, appréhendés comme de véritables personnes. Cette humanisation du personnage est récurrente dans les six analyses étudiées. Dans l’analyse proposée par le Professeur d’Université pour le Cahier des ailes du désir, le personnage de Jean se trouve investi d’une épaisseur psychologique. Il est question de son « investissement libidinal » face aux « attentes de sa jeune femme ». L’auteur de l’analyse souligne que : « C’est la survie de leur amour qui est menacée » à cause du manque sexuel que vivent les deux amants. » Dans l’analyse en ligne du site du SCEREN, l’auteur parle de « désirs insus » des 687 BRANIGAN Edward, Narrative comprehension and film, op. cit., p. 85 : « Epistemological boundaries ». - 436 - personnages, de leur « réalité d’amants séparés ». Un extrait de cette analyse est particulièrement révélateur de l’amalgame vie réelle/vie fictive de Jean et Juliette dans l’analyse du film : « C’est à cet instant qu’ils vont partager leur insomnie, en une seconde vie secrète surréelle, enregistrée par la caméra au plus près de leurs peaux. En se couchant, Juliette pose sa tête sur son bras, sa main touchant son aisselle, et Jean se touche pareillement, écho homosexuel de ces caresses solitaires que chacun se donne. » Le personnage n’est pas considéré comme un être de papier dont il faut considérer les modalités d’écriture scénaristique, les enjeux narratifs ou d’incarnation par le jeu d’acteur, mais comme un être doté de sentiments, de sensations charnelles, d’une psychologie, d’une « libido », il devient une « personne ». Les Cahiers du cinéma sont dans la même posture : il est question de Jules, « à la fois maternel et paternel » de « l’univers mental du père Jules » et même de la « substance du père Jules » que Juliette « ingère » lorsqu’elle « suce le sang issu de la coupure volontaire du père Jules avec la navaja ». Notons au passage que cette affirmation est inexacte : dans la scène à laquelle il est fait allusion, Juliette ne « suce » pas le sang du Père Jules, l’actrice ne fait qu’esquisser un geste de la langue en direction de la « blessure ». Cette humanisation relève d’une lecture très intuitive d’un personnage de fiction, que le spectateur dote de caractéristiques proches des siennes, selon le modèle de l’existence des êtres humains dans la vie réelle. Cette assimilation du personnage à l’humain relève d’une collusion/confusion de la réception cinématographique avec la vie réelle, là où l’analyse postule pourtant par ailleurs, je l’ai vu, une « distance » analytique ou critique qui condamne l’idée de rapprocher trop l’histoire du film d’une expérience de vie. L’effet anthropomorphe est pourtant indéniable au cinéma, car l’être de papier s’incarne littéralement à l’écran, redoublant même les possibilités d’identification du personnage à l’acteur qui l’interprète. Dans les traditions linguistiques et sémiotiques en littérature, le personnage est le lieu problématique d’une impitoyable critique de ce qui pourrait faire référence à la vie réelle. On peut citer à cet égard la phrase de Paul Valéry dans la revue Tel Quel : - 437 - « Superstitions littéraires – j’appelle ainsi toutes croyances qui ont en commun l’oubli de la condition verbale de la littérature. Ainsi existence et psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles. »688 Or il apparaît dans les analyses filmiques étudiées que le personnage est le lieu d’un investissement affectif et sémantique. Il se retrouve donc porteur d’une construction de sens, il devient lui aussi un outil heuristique d’interprétation de réseaux sémantiques : Jean et Juliette représentent l’amour qui s’oppose au travail. Dans l’analyse proposée dans le Cahier des ailes du désir par exemple, cette opposition est défendue comme le « projet symbolique de L’Atalante ». Le personnage humanisé est donc aussi le représentant de valeurs abstraites qui permettent de tirer le film vers une interprétation plus conceptuelle. Encore un paradoxe : là où le personnage s’humanise, il devient aussi le point d’ancrage d’une interprétation « symbolique » ou d’une interprétation en tant qu’« organisateur textuel » : l’analyse interne de la fonctionnalité narrative du personnage côtoie sans l’invalider un réinvestissement pragmatique du personnage construit comme une personnalité anthropomorphe. Comme le dit Philippe Hamon pour le personnage littéraire : « En tant qu’élément récurrent, que support permanent de traits distinctifs et de transformations narratives, il regroupe à la fois des facteurs indispensables à la cohérence et à la lisibilité de tout texte, et les facteurs indispensables à son intérêt stylistique. »689 L’analyse filmique utilise des outils heuristiques sans cesse revisités en fonction des besoins de l’interprétation, plus qu’en vertu de principes théoriques rigoureux et systématiquement définis et conscientisés. Étonnement, des candidats du BTS audiovisuel paraissent ponctuellement plus prudents quant à cette humanisation des personnages. Dans une de copies étudiées, le candidat écrit : « le jeu admirable de l’actrice est soulignée par des gros plans » (1), ce qui manifeste à la fois la prise en compte d’un aspect très souvent négligé de l’analyse filmique qu’est le travail d’interprétation, et une mise en relation de la mise en scène avec le jeu d’acteur qui semble témoigner d’une possible réflexion sur les rapports entre les comédiens et le 688 Revue Tel Quel, cité par Philippe HAMON, « Pour un statut sémiologique du personnage », in R. Barthes et al., Poétique du récit, Paris : Seuil, coll. « Points essais », 1977, p. 115. 689 HAMON, Philippe, « pour un statut sémiologique du personnage », op.cit., p. 142. - 438 - réalisateur lors de l’élaboration cinématographique d’un personnage. En dehors de cette formulation, le mot « personnages » est employé pour servir finalement une vision très humanisée : « Les personnages se dévoilent, il n’y a pas d’évolution dans leur personnalité. » (1) Dans les copies d’élèves, l’humanisation des personnages sert de points d’ancrage à l’élaboration de champs sémantiques qui permettent de construire l’analyse : « Le thème central de cet extrait est le dévoilement. » « C’est cette relation entre deux naïfs qui va être mise en place. » « Il (Jules) mêle le statut de vieil homme (…) avec sa jeunesse d’esprit. » « La naïveté de la jeune fille est omniprésente et sert au mieux la confrontation. » (1) « Naïveté », « jeunesse d’esprit » « relation entre deux naïfs » le réseau sémantique se met en place à travers les caractéristiques d’écriture des personnages qui deviennent ici des traits de « caractères »690. L’évolution des personnages est comprise comme un fil directeur des actions et permet une transformation du contenu sémantique du film. Les personnages ont donc à la fois un rôle actanciel et un rôle thématique : le vieux, la naïve, etc., et permettent des parcours narratifs associés à des représentations culturelles, sur des bases axiologiques. Là où le personnage s’humanise, il devient aussi le point d’ancrage d’une interprétation « symbolique » et/ou d’une interprétation en tant qu’« organisateur textuel ». L’activité de l’analyse n’est donc pas théorique, elle apparaît comme une expérience empirique de constructions de sens que le sujet analysant attribue au film en dehors d’une réflexion sur ses propriétés objectives. Dans une autre copie, il est aussi question dés l’introduction de la « relation ambiguë entre les personnages » qui constitue un « axe » d’étude de la copie : « Pour introduire ce premier axe, une petite présentation des personnages s’impose. » (3) 690 Le rapprochement n’est sans doute pas étonnant et il est peut-être induit par les langues elles-mêmes : le mot Character désigne le personnage de fiction en anglais. - 439 - L’étude des personnages apparaît donc comme un outil heuristique puissant pour les candidats au BTS, parfois même jusqu’au symbolisme pour le moins impressionniste : « Le chat noir peut être comparé à Juliette » (3), ce qui révèle surtout le désir de trouver des symboles partout, et de « traduire » des éléments du film de façon symbolique. Cette stratégie permet de rendre l’analyse plus abstraite et donc d’échapper à l’accusation de paraphrase. Un extrait de cette même copie me semble révélateur à cet égard : « S’attachant à la vitrine de l’ancien (le candidat veut parler du père Jules), Juliette soulève tour à tour, une corne, un couteau, symbolisant la forme géométrique phallique, connotation sexuelle, puis confirmer avec la coupure, et cette langue féminine qui fait son apparition à l’image, comme une invitation. » (3) La connotation phallique sauve in extremis le paragraphe du tout descriptif. Cette prédisposition à la traduction symbolique des objets du décor s’explique peut-être par un certain mimétisme, les analyses des critiques de cinéma étant friandes de ce mode d’interprétation qui donne du sens par traduction métaphorique. Car on n’est pas si loin finalement de l’analyse des Cahiers du cinéma qui interprète cette même scène comme manifestation du « vampirisme » : « Dans L’Atalante, on passe d’un plan à un autre : d’une série d’objets sans signification particulière si on les considère un par un. Mais qui font corps, monde, dans l’accumulation dans un espace aussi restreint (et nullement destiné à faire musée). Du détail concret, nous passons à l’univers mental du Père Jules. Ce passage, cette osmose sont très nets lorsque Juliette suce le sang. (…) Ce vampirisme renvoie à l’univers de L’Atalante et de l’oeuvre de Vigo, en fin de compte plus proche de Murnau que des grands Soviétiques. » L’explication du couteau comme symbole phallique apparaît dans deux des trois copies étudiées, témoignant d’un bon ancrage d’une lecture psychanalytique des œuvres dans l’esprit des candidats. La psychanalyse est sans doute en effet la théorie qui repose le plus sur l’idée d’une « traduction » qui seule permet de révéler le sens des choses. Cette tentation psychanalytique est présente à l’état de trace dans les analyses des professionnels sur ce film. On trouve quelques mots issus du vocabulaire psychanalytique dans l’analyse du Cahier des ailes du désir par exemple où il est question de « l’ordre subliminal » et de « l’investissement libidinal ». Si cette - 440 - approche semble finalement assez peu explicitement présente dans les analyses étudiées, elle me paraît cependant indirectement bien vivante dans la prédisposition très répandue à la « psychologisation » des personnages que je viens d’étudier. Leur intériorité supposée apparaît comme un élément incontournable à étudier pour les « comprendre », comme s’il fallait absolument, pour étudier un personnage, s’en référer à son passé, son histoire, son caractère, ses désirs, bref, sa « psyché » plus qu’à ses modes d’incarnation dans le jeu d’acteur ou dans l’écriture scénaristique. Paradoxalement, l’illusion référentielle, pourtant peu utilisée en tant qu’outil heuristique car assimilée à la « paraphrase », fonctionne pourtant à plein quand il s’agit d’interpréter le rôle du personnage dans un film. Ces figures rhétoriques sont aussi encouragées par le désir d’une élégance formelle du commentaire qui devient lui-même un texte sur le texte. L’exercice de rédaction de l’analyse filmique obéit donc à des règles conventionnelles liées à sa situation de production, à savoir ici la situation scolaire. L’influence de l’enseignement du français se fait sentir ici encore : la figure de style devient un enjeu de l’interprétation. Il s’agit à la fois de la repérer (c’est le fétichisme de la forme, garant de la littérarité du texte et donc de sa dimension artistique) et de s’en servir comme outil de persuasion pour asseoir la crédibilité de l’exercice d’interprétation. J’ai dit plus haut qu’une analyse filmique utilise les armes de la rhétorique comme moyen d’assurer la crédibilité de l’interprétation qu’elle propose, de lui donner cette assise symbolique que permet le beau style (4.3.5). On peut aussi penser que dans une perspective formaliste, les mots servent à dire l’ineffable de l’œuvre d’art, la belle analyse reposerait donc sur la fonction poétique du langage pour dire l’irréductibilité de l’œuvre à son analyse, le « je ne sais quoi » qui la caractérise. Les trois analyses de professionnels étudiées sont tout à fait dans cette logique de persuasion qui passe par le soin apporté à la langue. On repère tout d’abord un certain nombre de jeux de mots, l’utilisation de la polysémie des termes faisant partie de l’élégance formelle. On trouve ainsi dans l’analyse écrite pour le Cahier des - 441 - ailes du désir : « Celui-ci (l’acte d’amour) devient le lieu et le moment ultime du procès de réalisation du film : réaliser au sens de rendre réel pour le spectateur. » Le mot « réalisation », ici écrit en italique et en caractère gras, devient le lieu polysémique d’un jeu de mot sur l’acte cinématographique. Cet article utilise d’ailleurs à plusieurs reprises les caractères gras qui agissent aussi comme un renforcement du pouvoir rhétorique des mots employés. Le changement typographique vise à renforcer l’interprétation : « tel est le projet symbolique de L’Atalante », toujours dans la perspective d’une double lecture. L’analyse sans doute la plus représentative à cet égard est celle publiée par le site pédagogique télédoc. L’emploi des métaphores y est très présent : « Elle (la surimpression) plonge le spectateur dans un idéal fusionnel ou tout peut se convulser, s’émulsionner, dans un mélange de peaux et de fluides. » « Mimétisme des gestes et aussi appel, lorsque Juliette lève son regard étourdi et humide et gonfle sa poitrine, Jean s’abandonne en se laissant tomber en arrière sur le lit, dans une symétrie quasi magique et des taches se collent à leurs deux corps, comme autant de constellations oniriques d’un fluide spermatique. » « La musique de Maurice Jaubert réunit plus encore les corps, en une cadence ascendante et descendante, rythmant les pulsations des désirs et émois charnels, jusqu’au final. Ce serait le troisième corps conducteur qui propage ses ondes courtes, vrillantes, tournoyantes. Cette quasi vampirisation (photogramme X avalant Y qui à son tour avale Z, etc.) abolit les frontières et se meut en roue libre, telle une opération chimique continue. En outre, la surimpression semble toujours en quête d’un photogramme autre, d’une monstration visuelle extraordinaire toujours perdue et toujours à reconquérir. » Ce beau style vise également à emporter l’adhésion du lecteur. Les photogrammes qui sont publiés parallèlement au texte relève peut-être aussi du désir d’accréditer l’analyse qui, du coup, semble s’appuyer très précisément sur le film, alors même que le jeu des métaphores entraîne parfois l’interprétation bien loin des images quand il s’agit d’évoquer les « taches (qui) se collent à leurs deux corps comme autant de constellations oniriques d’un fluide spermatique ». Ici la description des images paraît transcender par l’utilisation récurrente des métaphores, comme si - 442 - l’utilisation de la figure de style permettait de déjouer l’écueil de la paraphrase que l’on refuse aux candidats du BTS. L’idée de « vampirisation », que l’on trouve également dans l’analyse des Cahiers du cinéma pour interpréter la séquence de la rencontre entre Juliette et le père Jules, permet une certaine solidarisation entre les différentes analyses qui, du coup, s’accréditent entre elles. La notion de « vitrail » par exemple utilisé par le critique des Cahiers, renvoie à l’expression employée par Henri Langlois, cité dans l’analyse, expression qui sera également reprise par Michel Chion qui parlera quant à lui d’un « vitrail » sonore dans une publication de la Cinémathèque française en 2000691. Les Cahiers du cinéma s’inspirent de grands noms de la cinéphilie française qui essaiment leur stratégie de production de sens dans la sphère universitaire. Cette expression de H. Langlois vient d’un entretien avec Rui Nogueira en 1972 qui a été publié dans la revue Sight and Sound. Cet interview a été par la suite récupéré par Jean Narboni dans Henri Langlois, trois cents ans de cinéma, volume co-édité par Les Cahiers du cinéma/La Cinémathèque française/la Fémis en 1986. En appeler à des « autorités » pour renforcer les choix interprétatifs est d’ailleurs une stratégie largement utilisée dans l’article des Cahiers du cinéma sur L’Atalante. Et il est ainsi question d’autres critiques de la revue, cités en italique : « “Chez Vigo (…) la victoire du jour n’est jamais achevée”, écrit Barthélémy Amengual. Alain Bergala parle de “plan-aquarium” pour L’Atalante, insistant sur l’étroitesse des décors et la promiscuité des corps. » La citation de B. Amengual ne semble pas renforcer réellement la démonstration de l’article quant à « l’harmonie retrouvée », mais la présence d’un autre critique dans le discours critique renforce sa légitimité. Sont aussi convoqués comme puissances légitimantes d’autres cinéastes qui permettent des comparaisons érudites renforçant ainsi la crédibilité de l’auteur de l’analyse par l’exposition de sa culture cinématographique. Dès l’exergue, une citation de R. Bresson agit comme une mise 691 CHION Michel, « Le son de L’Atalante, Un vitrail », in L’Atalante, un film de jean Vigo, ouvrage collectif réalisé par Bourgeois Nathalie, Benoliel Bernard, de Loppinot Stefani, Paris : Cinémathèque française et Pôle méditerranéen d’éducation cinématographique, coll. « La puce à l’œil », 2000. - 443 - sous tutelle légitimante de l’interprétation. Parlant de la musique, l’auteur de l’analyse écrit : « Pas vraiment redondante comme l’auraient voulu Eisenstein et Poudovkine, ou le René Clair des débuts du parlant. » Plus haut il est question des « bandes-son de Tati », plus loin, à propos des « objets hétéroclites » réunis dans la cabine du père Jules, de « la démarche surréaliste de Breton et ses amis », de « Murnau » plus que des « grands Soviétiques » pour le « vampirisme » du rapport entre Juliette et Jules et l’article se termine par cette injonction cultivée : « D’où la nécessité de revoir Taris, ce trop rare court-métrage de commande sur un nageur alors célèbre. » Comme dans les analyses de professeurs étudiées plus haut, la multiplication de références hétérogènes permet d’accréditer l’expertise du critique et également son « personnage » d’homme cultivé, cinéphile, et donc habilité à l’analyse filmique. La pertinence de ces références, pour être vérifiée, demanderait la vérification scientifique de la démarche auteuriste de J. Tati, de R. Clair, de I. Poudovkine, d’A. Breton, de F. W. Murnau cités ici à titre de parangon de telles ou telles caractéristiques : une certaine utilisation du son, la collection « d’objets hétéroclites » ou le « vampirisme ». Cette propension à s’appuyer sur la légitimité des autres est également présente dans l’analyse du Cahier des ailes du désir. Cette analyse, comme je l’ai vu, prend en compte la possibilité d’une analyse de réception, même si elle ne s’y engage pas, et c’est précisément sur la figure du spectateur et sur la question de la « réalisation du film au sens de rendre réel pour le spectateur » que la légitimité d’un grand nom est convoquée : « Un bon critique, intelligent, attentif, sensible constate Manoel de Oliveira est le représentant des spectateurs, il va achever le film qui, à mon avis, ne l’est pas quand je l’ai terminé, il va le compléter. » Cet extrait mérite qu’on s’y arrête. Tout d’abord parce qu’un réalisateur connu comme Manoel de Oliveira accrédite l’importance de la réception dans la compréhension d’un film. Cette théorie n’est pas originale, mais elle a le mérite de poser la question du rôle du spectateur dans la « fabrication » du film, ce qui - 444 - relativise la théorie selon laquelle l’œuvre est achevée et close sur elle-même comme le postule le formalisme. Émanant d’un créateur, cette représentation de l’œuvre ouverte à son public a d’autant plus de poids et conforte les théories pragmatiques. S’il est question ici « des spectateurs » et non plus « du » spectateur, conjointement M. de Oliveira donne au « critique » ce pouvoir d’achèvement du film, ce qui semble alors réduire la portée de l’affirmation parce qu’elle aboutit finalement à cette uniformisation de la figure du spectateur qu’elle semblait rejeter. C’est la figure – éminemment problématique d’ailleurs – du « critique » qui se substitue à la figure virtuelle du « spectateur » unifié que j’ai déjà commentée. Ainsi, encore une fois, l’auteur de l’analyse utilise un outil théorique à double tranchant en ne saisissant que ce qui sert son propos interprétatif. Ici, la potentialité de « réalisation » du film par le spectateur ne sert que très peu un discours sur la réception, mais accrédite un discours interprétatif sur la « valeur allusive » de l’extrait commenté : « Toute la force de la séquence vient précisément de sa valeur allusive : elle ne dit rien au sens strict, elle n’énonce rien, elle laisse le spectateur compléter l’image en concevant l’idée de l’acte d’amour dans sa tête. » L’emprunt théorique est donc minime, la citation de M. de Oliveira a surtout une vertu légitimante et ne vient pas véritablement mettre en cause le choix formaliste et immanentiste globalement à l’œuvre dans l’analyse. La légitimation, quelles que soient les formes qu’elle prenne, apparaît bien comme la clé d’une interprétation réussie. Parfois, elle passe plus directement par des affirmations sans justification reposant sur un jugement de goût montré comme indéniable et ininterrogable. On retrouve cette stratégie dans toutes les analyses envisagées. Il est question dans le Cahier des ailes du désir d’une « exceptionnelle qualité plastique du film », de son « éblouissante beauté », de ce que « la séquence réussit magnifiquement ». Pour l’analyse du SCEREN, la séquence est « magnifiquement érotique », dans l’analyse des Cahiers du cinéma, la fin du film est jugée « aussi symbolique que la fin de La Mort aux trousses, mais plus poétique ». Le jugement de goût devient un - 445 - jugement de valeur sur un film très légitime dans la tradition cinéphilique française. On peut penser ici à ce que C. Metz appelle la « construction cautionnante » de « l’écrivant de cinéma » : « Un autre cas, aussi fréquent, est celui des conceptions du cinéma qui se veulent théoriques et générales, mais consistent en fait à justifier un type donné de films que l’on a d’abord aimés, et à rationaliser après coup cet amour. Ces « théories » sont bonne part des esthétiques d’auteurs (de goût) ; elles peuvent contenir des aperçus d’une grande portée théorique, mais la posture de l’écrivant n’est pas théorique : l’énoncé y est parfois scientifique, l’énonciation jamais. »692 En effet, une fois encore, il semble que les emprunts véritables à la théorie du cinéma ou de la littérature sont très secondaires dans l’activité de production de sens. Ces affirmations permettent aussi d’entraîner l’adhésion aux interprétations proposées puisqu’il semble indéniable qu’on les doit à la beauté du film. Les candidats du BTS ne peuvent qu’être sensibles à ce panthéon des œuvres qui apparaît d’autant plus indiscutable qu’une œuvre proposée en analyse filmique lors de l’épreuve nationale ne peut être qu’un « chef d’œuvre ». On retrouve donc des expressions de l’admiration incontestable dans leurs copies : « Le jeu admirable de l’actrice » (1) « Le passage de la découverte subtile renforce la naïveté. » (2) Par ailleurs les candidats semblent avoir bien compris la puissance symbolique de la langue et le fait que leur copie sera valorisée par l’utilisation d’un beau style. Ils s’y essaient donc, en réutilisant des « tics » rhétoriques qui leur semblent correspondre aux attendus stylistiques de l’exercice : « Fin de cette parenthèse scénique surréaliste par le mouvement de l’homme qui sort, ces deux formes d’association forment tel un raccord plastique à contours structurel dans le plan lui-même. » « La photo (…) est telle une menace dans le “cadre cinéma”. » « Là encore s’effectue le phénomène d’attraction répulsion. » « Cet objet très féminin (l’éventail) relie plastiquement la “bête” de façon 692 METZ Christian, Le signifiant imaginaire, Paris : Union générale d’éditions, 1977, p. 18. - 446 - gracieuse. » (2 ) On pourrait rire des maladresses syntaxiques et sémantiques de ces extraits, mais ils sont finalement une tentative de reproduction du discours des « maîtres ». On retrouve la référence au surréalisme, la prédisposition à commenter ce qui relève du « plastique » et du « structurel », l’utilisation de guillemets pour mettre en relief une partie du propos, le désir de faire fonctionner l’interprétation autour de couples d’opposition « attraction/répulsion ». Notons que l’idée du « cadre dans le cadre » ou du « cadre qui enferme » fait partie des « sens abstraits » que D. Bordwell dans Making Meaning désigne comme de véritables « routines » d’élaboration du sens dans les analyses filmiques, avec les « miroirs », et « le désir de voir »693. Or on retrouve ces « routines » dans cette copie d’élève, à travers l’évocation du « cadre cinéma » déjà cité, et également plus loin : « Cette action est d’autant plus forte qu’elle est soulignée par un raccord dans le plan où le miroir va mettre en valeur le geste par le reflet, tel un gros plan dans le plan large. » (2) Comme les « professionnels », cette copie conclut en s’essayant au jeu de mots : « C’est notamment un des pouvoirs du cinéma, le remaniement des valeurs par la nuance et une subtilité qui transforme, tel un alchimiste, lard en l’art. » (2) Évidemment le jeu de mots tombe à plat et c’est dans ce genre de tentative malheureuse que se mesure la distance entre un « professionnel » de l’analyse filmique, critique dans une revue prestigieuse ou professeur des universités et un candidat à un Brevet de Technicien Supérieur qui n’est pas un spécialiste de cet exercice. Mais ne nions pas que le candidat en question a compris une chose qui le rapproche, même si maladroitement, des « maîtres » : la nécessité de conclure sur la réflexivité de l’œuvre étudiée, de tirer l’interprétation vers une réflexion générale sur la puissance de l’art. En effet, l’élargissement du propos à une réflexion générale sur le médium, sur le 693 BORDWELL David, Making Meaning, op. cit., p.80 : « The practical critic possesses an underlying schema that proposes which textual features can carry abstract meaning : mirrors, looking to look, shot that enclose, frame in frame, and those feature thereby become common property, like semantic fields. » - 447 - pouvoir du cinéma et/ou de l’art est récurrent dans les analyses étudiées. C’est la quatrième stratégie de production de sens que j’ai pu repérer, elle consiste en l’étude de la réflexivité du médium. L’analyse proposée dans les Cahiers du cinéma se conclut ainsi : « Vigo plonge ses personnages et attend que le mystère du cinéma les fasse surgir à la lumière du ciel (…) un couple, un amour, un film, un cinéaste sont nés. » L’analyse sur le site télédoc commence ainsi : « Comme si l’alchimie du cinéma, sa quintessence même, résidait dans cette injonction érotique de faire l’impossible, d’altérer le réel pour le transfigurer au nom de l’amour. » Et se termine ainsi : « En outre, la surimpression semble toujours en quête d’un photogramme autre, d’une monstration visuelle extraordinaire toujours perdue et toujours à reconquérir. Ce serait l’utopie révolutionnaire de l’aura du cinéma ? » Dans les deux cas, il s’agit d’élargir in extremis l’interprétation vers la réponse à une question qui pourrait se formuler ainsi : « qu’est-ce que ce film nous dit sur le cinéma ? ». Dans l’analyse proposée pour le Cahier des ailes du désir, la comparaison de deux versions du film amène cette réflexion générale sur le cinéma : « Fragilité de l’art cinématographique que tant d’agents, conscients ou inconscients de leurs actes, viennent ainsi détruire. » On est bien là devant une « routine » de l’analyse esthétique qui, dans une perspective toujours moderniste consiste à voir dans toute œuvre une réflexion sur l’acte de création ou sur l’œuvre d’art en général. L’autoréflexivité de l’œuvre apparaît donc comme un champ possible d’investigations pour l’interprétation. Elle est ici traduite par la convocation d’une forme d’intertextualité qui renvoie ce film à tous les autres films et en fait donc un représentant ou plutôt un « exemplum » de l’art cinématographique. Une propriété du cinéma est donc particulièrement mise en valeur : sa « fragilité », son « aura », son « mystère », sa « quintessence » et cette propriété, l’analyse cherche à le retrouver dans le film étudié et justifie l’interprétation par le fait de retrouver dans une œuvre particulière une propriété - 448 - générale. D. Bordwell décrit ainsi cette tautologie qui se présente avec la scientificité d’une maxime : « Le film a la caractéristique X, cette caractéristique est une caractéristique propre au cinéma, Ce film parle donc du cinéma. »694 Ces « propriétés » comprises comme des ressources ou des richesses du cinéma servent aussi un discours de légitimation du médium et opèrent finalement aussi comme un plaidoyer en faveur du « cinéma » dans son ensemble. On retrouve la « construction cautionnante » dont parle C. Metz dans Le Signifiant imaginaire. C’est bien la stratégie d’interprétation qui est à l’œuvre dans les analyses étudiées et c’est peut-être une des stratégies qui manque le plus couramment aux élèves qui peinent à élargir leur propos dans ce sens. En conclusion, on trouve dans ces analyses filmiques un modèle d’interprétation immanente du film, ce que l’on peut appeler une analyse interne. C’est un présupposé qui relève effectivement d’une certaine conception du cinéma et qui se trouve ici à l’œuvre. Par contre, on ne trouve pas trace dans ces exemples d’une activité méta-théoriques qui constituerait, selon R. Odin, les caractéristiques de ce que l’on appelle « l’analyse textuelle » du film695. S’il est vrai que l’analyse filmique, à l’Université, s’est souvent donnée pour but de n’être justement pas un exercice critique, mais de se caractériser par sa dimension méta-méthodologique ou méta-théorique, il semble que l’analyse filmique en lycée soit souvent pilotée par un modèle critique plus que théorique. L’existence d’interprétations intersubjectives, de points communs entre les différentes études, témoigne finalement plus de l’existence des mêmes routines issues de la critique que d’une objectivité de l’analyse : une interprétation apparaît donc comme le sédiment d’un consensus, d’un compromis de sens qui peut trompeusement apparaître comme un gage 694 BORDWELL David, Making Meaning, op. cit., p. 112 : « The film has property X/property X is a property of cinema/The film is about cinema ». 695 ODIN Roger, Dix années d’analyses textuelles de films. Bibliographie analytique, op. cit. - 449 - d’objectivité. Par ailleurs, on peut constater une assimilation de la réception à l’interprétation, appuyée sur la croyance dans l’idée que le film contient entièrement son propre sens. Les stratégies de production de sens sont également révélatrices d’une certaine forme de légitimation de l’analyse filmique comme activité institutionnellement admise dans le cadre du système d’enseignement. 4.4.9 Conclusion sur l’analyse filmique Si l’on synthétise les éléments « routiniers » envisagés jusqu’à maintenant, il semble que l’exercice d’analyse filmique repose sur : - la description plastique du plan ; - les écarts signifiants ; - l’extrait métonymique ; - le présupposé d’une intention pure d’un auteur et d’une cohérence ontologique à l’œuvre avec la certitude que cette intention a laissé des traces dans le « texte » étudié et qu’il contient donc des éléments de sa fabrication ; - l’attention portée à la dimension autoréflexive de l’œuvre qui repose sur des aspects formels spécifiques au médium et encourage une certaine distance esthétique vis-à-vis du contenu. Je dresse également le bilan des théories et pratiques de l’analyse filmique en lycée : - L’analyse permet d’évaluer la capacité de l’élève ou de l’étudiant à repérer dans les films certains éléments précis de l’image et du son au cinéma. Les éléments formels considérés comme des « outils d’analyse » auront été précédemment vus et étudiés en cours, lu ou appris dans des manuels à vocation pédagogique. - L’analyse permet de construire un discours qui sera facilement évaluable dans le cadre d’un travail scolaire. Par ailleurs, elle permet de mesurer la culture de l’élève et sa capacité et inscrire les œuvres dans un contexte de production plus large. C’est - 450 - ce à quoi encourage le BO : « À partir des films et d’extraits qu’il a analysés, comme à partir de ses propres réalisations ou de celles de sa classe, l’élève apprend à lire et à comprendre les différents choix de montage, à en expliciter le sens et les conséquences sur l’esprit des œuvres. »696 - Elle permet d’accréditer la thèse du cinéma comme art, car elle se présente comme un exercice difficile qui permet de mesurer les écarts entre le discours poétique du film et le discours audiovisuel des médias. - Elle donne une légitimité aux professeurs, pour la plupart rôdés à l’étude littéraire dont les outils méthodologiques sont identiques. - Elle permet d’évaluer également des compétences d’écriture qui restent les critères essentiels du système éducatif français comme nous l’avons vu précédemment. - Elle ne nécessite aucune mise en œuvre technique autre qu’un dispositif de projection dont sont dotés tous les établissements scolaires à l’heure actuelle. Il me semble que l’on peut synthétiser ainsi les différentes constatations et études d’exemples d’analyses de film pour tenter de faire un bilan et de définir les présupposés dominants dans l’analyse filmique pratiquée au lycée. J’ai effectué ce relevé en opposition avec d’autres démarches théoriques qui sont celles de chercheurs qui ont précisément décidé de mettre en perspective, par des hypothèses différentes, l’analyse formaliste : Janet Staiger et certains ouvrages de David Bordwell pour la recherche anglo-saxonne, Geneviève Sellier/ Noël Burch et Laurent Jullier entre autres pour la recherche française. Ce système d’opposition permettra, par contraste, de mieux cerner les enjeux théoriques de l’analyse filmique dans les deux formations étudiées, éventuellement de repérer les quelques incartades à la domination théorique du formalisme que tentent quelques analyses en lycée et surtout de proposer un modèle alternatif qui permette de penser l’analyse filmique en lycée autrement. 696 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit. p. 21. - 451 - Analyse à dominante formaliste Autres voies d’analyses possibles697 Sens immanent Sens à construire L’Autorité d’un « grand » auteur garantit le Le sens se déplace du côté de la réception698 sens du film. Auteurisme Notion de « chef d’œuvre » cohérent, unité Mise en avant du caractère hybride de tout film699 intrinsèque de l’oeuvre Œuvre close sur elle même : « tout est dans Œuvre ouverte et co-construite par son récepteur : l’œuvre » (entretien avec Bertrand). le contexte influe sur la compréhension de l’œuvre : Hans Jauss/ J. Staiger/ étude de réception. « Sens » comme « ce qui est “immanent au « Signifiance » comme « une relation des faits et des système du texte”. »700 idées en dehors de ce système. » 701 Le texte est un monument. Le texte est un document. Étude du texte. Étude du contexte. Réception an-historique. Étude de la réception fondée sur des données sociologiques et historiques. Figure d’un spectateur « idéal », toujours Reconnaissance et prise en compte de la variabilité identique dans le temps malgré la prise en des réceptions des spectateurs voire même de leur compte d’un certain ancrage culturel de la « perversité », c’est-à-dire la capacité d’un spectateur réception. à ne pas recevoir le film comme attendu et à prendre 697 du plaisir à des interprétations J’indique en note et entre parenthèses les théoriciens et ouvrages qui défendent et justifient ces approches. 698 STAIGER Janet, Interpreting film, Studies in the Historical Reception of American Cinema, Princeton : Princeton University Press, 1992, p. 18 : « Signifiance refers to what an individual beleives to be pertinent about the text in relation to extratextual concerns or values about a text » : « La signification se réfère à ce qu’un individu croit être pertinent au sujet du texte en rapport avec les préoccupations extratextuelles ou avec les valeurs d’un texte ». 699 STAIGER Janet, Perverse Spectator, op. cit., p. 71. 700 STAIGER Janet, Interpreting film, Studies in the Historical Reception of American Cinema, op. cit., p. 18 : « Here meaning refers to what is immanent to the system of the text ». 701 STAIGER Janet, Interpreting film, Studies in the Historical Reception of American Cinema, op. cit., p. 18 : « Signifiance is designating a relation to facts and ideas outside that system ». - 452 - contradictoires. Pas de spectateur « idéal ». Convention de lecture possible – notion de Instabilité des « horizons d’attente » et des identités genre. génériques. « Coopérative spectator ». « Perverse spectator » (J. Staiger702) Élucider l’objet « film ». Expliquer l’événement que constitue la réception du film. Une interprétation peut être fausse. Toute lecture est possible ou plutôt « négociable ». Certaines interprétations sont plus valides Toute interprétation doit être considérée comme que d’autres. contingente. Certains spectateurs sont plus compétents Tout spectateur dépend de son propre système que d’autres. d’interprétation dans lequel son interprétation sera valide. Le texte a une essence. Le film est contingent, son interprétation est toujours ouverte. Toute lecture est « négociée »703. Volonté de trouver la Vérité de l’image. Polysémie, pluralisme des lectures qui ne peuvent se présenter que comme des hypothèses. Pureté de l’œuvre protégée par la culture Études d’œuvres impures ou hybrides promulguées dominante. par le cinéma « mainstream ». Panthéon d’œuvres permettant d’assurer la Défense d’« une forme d’expertise spectatorielle « distinction » du cinéma comme légitime spécifique, attachée à ne pas séparer les enjeux culturellement. La cinéphilie « académique » personnels, les affects et les jugements de goût. » (J.repose sur un gout pour le Beau et M. Leveratto705). l’abstraction (G. Sellier /N. Burch704). Primat de l’esthétique. Ne pas séparer l’éthique et l’esthétique. (L. Jullier706) Pouvoir normatif de l’analyse : asseoir une Trouver des stratégies de lectures alternatives et 702 STAIGER Janet, Perverse Spectator, op. cit., p. 2. Ibid. 704 BURCH Noël et SELLIER Geneviève, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, op. cit. 705 LEVERATTO Jean-Marc, La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, op. cit. 706 JULLIER Laurent, Qu’est-ce qu’un bon film ?, op. cit. 703 - 453 - position idéologique dominante. parfois méprisées par la majorité. Gender studies comme « contestation du savoir académique, à partir d’une critique de la culture patriarcale et élitiste qui n’aura pas d’équivalent sous cette forme en France »707 (G. Sellier). Approche cinéphilique masculine. « Les Approche qui cherche à remettre en question « une études filmiques françaises sont toujours tradition culturelle française, le modernisme, dont imperméables aux approches gender, alors l’historien Andreas Huyssen repère l’émergence au même que les études anglo-américaines en milieu du XIXe siècle (Huyssen 1989 ). » (G. Sellier ont fait leur cheval de bataille. Elles restent 710 ). Le modernisme peut être appréhendé comme encore aujourd’hui en France, dans le pays une vision très misogyne de l’art, destinée à asseoir qui a “ inventé ” la cinéphilie et le cinéma “ la domination masculine. d’auteur ”, le domaine le moins connu et le moins reconnu. Peut-être y a-t-il justement un lien étroit entre la légitimité culturelle à laquelle a accédé le cinéma dans notre pays, et la résistance des études filmiques françaises aux approches socioculturelles, dont relèvent les gender studies. » (G. Sellier 708 ). « La cinéphilie de Delluc construit une équivalence entre beauté, abstraction d’un côté virilité et et laideur, sentimentalité et féminité de l’autre. » (G. Sellier 709). 707 SELLIER Geneviève, Gender studies et études filmiques, première partie, op. cit., texte en ligne, http://lmsi.net/Gender-Studies-et-etudes-filmiques463 708 SELLIER Geneviève, Gender studies et études filmiques, première partie, op. cit., texte en ligne. 709 Ibid. 710 Ibid. - 454 - Vision idéalisée de l’œuvre qui transcende le Approche pragmatique du film comme objet de la réel. Œuvre sacrée, intemporelle, éternelle. « culture de masse », ayant une durée de vie ponctuelle dans une société donnée. (N. Burch/G. Sellier711). « Ce dont parle » le film n’est pas le plus Prise en compte du fait que « la substance narrative important. des films n’est jamais commentée “passe à l’as”, alors que cette substance est, avec la présence charismatique et érotique des vedettes, précisément ce qui attire les spectateurs et les spectatrices. » (G. Sellier712). Assimilation acteur/personnage, Distinction « personna » de l’acteur/personnage identification du spectateur au personnage filmique : de fiction. l’identification du spectateur est conditionnée aussi par l’aura de la « star ». Posture d’analyse Top Down : hypothèse Prise en compte de ce qui ne « colle » pas avec formulée en introduction et forcément l’hypothèse d’analyse et convocation de différentes vérifiée au cours de l’analyse. disciplines pour valider ou invalider des hypothèses d’interprétation : posture « Bottom Up ». Approche monolithique. Approche interdisciplinaire. Étude de l’œuvre. Étude des conditions et des possibilités de sa lecture. Œuvre étudiée indépendamment de ses Études des modes d’exhibition de l’œuvre, c’est-àmodes d’exhibition. dire, entre autres, étude des évolutions techniques des supports, des salles de projection, des conditions de visionnage. Méfiance envers l’image et ses dangers que Analyse des modes d’optimisation du plaisir l’analyse permet de contrer. spectatoriel (anthropologie du spectacle). Tentation du modernisme : affection pour Toute œuvre est traversée par d’autre qu’elle- 711 712 BURCH Noël et SELLIER Geneviève, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, op. cit. SELLIER Geneviève, Gender studies et études filmiques, première partie, op. cit., texte en ligne. - 455 - les œuvres autoréférentielles. même : l’intertextualité est abordée comme une L’intertextualité est une donnée esthétique, donnée cognitive, sociologique et affective, c’est c’est une donnée textuelle une donnée spectatorielle. Pour conclure, j’emprunterai à G. Genette l’idée que l’activité analytique telle qu’elle est pratiquée en lycée : ses emprunts théoriques, ses stratégies de production de sens, qui s’apparente finalement beaucoup, comme je l’ai montré, à l’activité critique (celle des Cahiers du cinéma entre autres) peut être comprise selon la métaphore du « bricolage » : « Les matériaux du travail critique sont en effet ces “résidus d’ouvrage humains” que sont les œuvres une fois réduites en thèmes, motifs, motsclefs, métaphores obsédantes, citations, fiches et références. L’œuvre initiale est une structure, comme ces ensembles premiers que le bricoleur démantèle pour en extraire des éléments à toutes fins utiles ; le critique lui aussi décompose une structure en éléments : en élément par fiche, et la devise du bricoleur : “ça peut toujours servir” est le postulat même qui inspire le critique lors de la confection de son fichier, matériel ou idéal, s’entend. Il s’agit ensuite d’élaborer une nouvelle structure en “agençant ces résidus” ».713 Il me semble que de même que la cinéphilie « moderne » de la critique française est devenue une cinéphilie « académique », les comparaisons menées ci-dessus montrent que les pratiques académiques d’analyse filmique sont elles aussi issues des pratiques d’interprétation de la critique. Ce que l’on peut sans doute déplorer ici, c’est que cette influence se soit faite au détriment de toute autre approche théorique, ne laissant en partage, finalement, que le « bricolage ». On pourra m’arguer qu’il ne s’agit dans ces enseignements CAV que d’une « initiation », que ces pratiques, théories et présupposés sont largement répandus y compris en dehors de l’École et qu’ils ne sont pas pour autant « délétères ». C’est vrai, il me semble pourtant que l’École devrait idéalement être le bastion de la rigueur épistémologique. Un seul exemple : au lieu d’envisager les genres cinématographiques « à l’envolée » comme je l’ai vu plus haut (3.2.5), pourquoi ne 713 GENETTE Gérard, Figure I, Paris : Seuil, coll. « Point essais », 1966, p. 147. - 456 - pas remplacer cet item du programme par une interrogation sur ce qu’est le « genre » au cinéma ? Le programme n’en serait pas plus « dur », il jetterait simplement les bases de ce qu’est une question épistémologique, de ce qu’est une théorie, des moyens dont on peut l’enrichir et l’invalider. Les élèves de ces classes sont jeunes, certes, mais ce sont aussi les universitaires de demain : pourquoi le système d’enseignement met-il autant de temps à poser les vraies questions ? Je n’oublie pas que ces pratiques sont en outre encadrées, guidées, informées par un certain nombre de documents pédagogiques publiés par l’Institution à destination des professeurs. Il convient donc de déterminer quels sont les apports théoriques ou méthodologiques de ces outils pédagogiques, s’ils viennent infléchir les constats ci-dessous ou s’ils ne font au contraire que les confirmer. 4.5 Analyse des « outils » pédagogiques pour l’analyse des films en lycée 4.5.1 Les outils d’accompagnement pédagogiques produits par l’Institution : l’exemple de « L’Éden cinéma » Depuis l’existence des enseignements CAV, des documents accompagnent les professeurs et les élèves dans leur pratique d’enseignement et d’apprentissage du cinéma. Historiquement, la COSEAC se chargeait de cet accompagnement pédagogique. La commission élaborait un « cahier des charges » du document pédagogique, lançait un « appel d’offres » auprès des maisons de production, et enfin tranchait en faveur de la proposition la plus adéquate, puis se chargeait du suivi de la réalisation du document. En aval, ces documents étaient envoyés dans - 457 - tous les CRDP de France ainsi qu’aux enseignants en charge des classes de « cinéma et audiovisuel ». Ces documents pédagogiques ont, dès 1987, pris la forme d’un apprentissage de l’image par l’image. Puisqu’il s’agissait d’enseigner le cinéma et l’audiovisuel, le document pédagogique se trouvait de fait héritier des « films pédagogiques » qui, comme nous l’avons vu précédemment (1.3.1), ont depuis longtemps une place dans les enseignements. Les travaux de G. Jacquinot sur la « télévision pédagogique » dans les années 70 à Marly-le-Grand n’ont fait que renforcer l’idée que l’audiovisuel pouvait se mettre au service d’une pédagogie « moderne » qui sait utiliser les outils techniques de son temps à des fins d’apprentissages. L’image semble être le bon vecteur de l’apprentissage de l’image, en vertu du fait que l’explication du film par le film est le meilleur moyen d’entrer dans la logique du média pour le décrypter. Si l’on catégorise les utilisations de l’audiovisuel dans le monde pédagogique, on peut dégager deux grandes catégories : l’utilisation de l’audiovisuel à des fins d’illustration (c’est le cas dans le cours de langue par exemple) et l’utilisation de l’audiovisuel à des fins d’apprentissages sémiologiques, portant principalement sur la « traduction » sémiologique du langage audiovisuel. C’est dans cette deuxième catégorie que se placent les outils pédagogiques édités dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel ». À partir de 1986, les collections « MagiEmage » (de 1986 à 1996) et « Image par Image » (de 1987 à 1989) sont les principaux outils pédagogiques pilotés par la COSEAC à destination des professeurs et des élèves des enseignements « cinéma et audiovisuel » de lycée. Ces documents étaient le fruit d’une coproduction714, et n’étaient pas destinés à la vente mais à l’emprunt dans les CRDP, circuit fermé exclusivement réservé aux professeurs, ou dans le fonds « Images de la culture » 714 La collection « Image par Image » était une coproduction de la Cinémathèque française, les éditions Hatier, Mikros Images, Quintet film, MADA, FEMIS, la SEPT. La collection « magiEmage » était une coproduction Totem production, ministère de la Culture, ministère de l’Éducation nationale, CNDP et CNC. - 458 - consultable au CNC715. Ils se présentaient sous forme de VHS partagées en trois séries : la série « Langage et techniques », « Les structures du cinéma » et « Analyse filmique »716. La plupart des VHS de la série « Analyse filmique » correspondent aux films proposés au programme du baccalauréat des Terminales Littéraires à enseignement artistique « cinéma et audiovisuel » et ont été commandées précisément parce que le film entrait au programme : Le Septième Saut et Europe 51 en 1994, Mon Oncle et El en 1995. Ce que j’appelle ici « films pédagogiques » se caractérise par plusieurs caractéristiques définitoires : - Ils sont réalisés par un « expert » qui peut justifier d’un savoir universitaire, pratique ou professionnel sur le cinéma, validé par l’Institution productrice qu’est le CNDP qui agit aussi en termes de garant institutionnel de l’expertise de la personne sollicitée pour la réalisation du document pédagogique ; - Ils proposent des procédés aptes à améliorer la compréhension du film et/ou du « cinéma » qui se manifestent par un désir de clarté à 715 Pour plus de détails sur ces documents, voir la thèse de doctorat de Gilles DELAVAUD : « L’image par le film : films documentaires et films didactiques pour l’enseignement du cinéma », sous la direction de Roger Odin, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, 1992 et le mémoire de maîtrise de Roberta Pedrini, « Des vidéocassettes au service de l’enseignement du cinéma », sous la direction de Roger Odin, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, 1996. 716 Série « Langage et techniques » : collection magiEmage : les VHS publiées sont les suivantes : « Histoire d’une Histoire : le scénario » de Philippe Bernard en 89, « Le montage » de Gilles Delavaud en 90, « le cadre au cinéma » de Jacques Petrat, Jacques Loiseleux et Jean Douchet en 91, « Le son au cinéma, comment ouvrir l’oreille sans fermer l’oeil » de Claude Baiblé et Guy Mousset en 1993, « Le décor au cinéma » de Régis Deruelle en 1993, « La mise en scène documentaire » réalisé par Gilles Delavaud en 94 Série « Analyse filmique » : collection « Image par Image » dirigée par Jean Douchet, Radha-Rajen Jaganathen et Makiko Suzuki. Les VHS publiées sont les suivantes : « M de Fritz Lang » de Radha-Rajen Jaganathen, Jean Douchet et Makiko Suzuki en 1987 ; « La règle du jeu » de Pierre-Oscar Levy, Jean Douchet en 1987 ; « Naissance d’une nation » de Gérard Leblanc et Nicolas Stern en 1987, « le Cuirassée Potemkine » de Radha-Rajen Jaganathen, Makiko Suzuki et Dominique Zlatoff en 1988, « Citizen Kane » de Radha-Rajen Jaganathen et Makiko Suzuki en 1989. Hors collection mais toujours selon le même mode de production, d’autres VHS présentant des analyses de films : « Charlot scénographe » de Gilles Delavaud en 1986, « Le Septième sceau » de Jean Douchet en 1991, « Les chemins d’Irène » de Alain Bergala (sur Europe 51) en 1992, « L’École du regard : Mon oncle de Tati » de Gilles Delavaud en 1994, « L’Enigme du désir, une analyse du film El de Luis Bunuel », de Paulo Antonio Paranagua et Bruno Moynie en 1996. Série « Les structures du cinéma », les VHS publiées sont les suivantes : « Les métiers du cinéma et de la télévision » (I et II) de Philippe Bernard en 1989 et « Sauver les films : une mémoire pour demain » de Jacques Meny en 1991. - 459 - destination d’un spectateur considéré comme un « apprenant » ; - Ils fonctionnent par la « monstration » des images dans un dispositif métaleptique qui consiste à utiliser les outils de l’audiovisuel (voix-off, arrêts ou retours sur image, découpage et diffusion d’extraits) pour analyser les films et leurs procédés audio-visuels en les « montrant ». Toujours en vertu de l’approche synchronique choisie pour mon travail, je n’aborderai pas en détail les documents de la collection « Image par Image » et « magiEmage ». Ils sont cependant importants à mentionner, car ils sont de toute évidence les prédécesseurs des documents en DVD à usages pédagogiques qui constituent aujourd’hui la collection « Éden cinéma » sur laquelle je vais, par contre, m’attarder, car elles constituent une source importante de documents pédagogiques produits actuellement pour les enseignements « cinéma et audiovisuel » par le CNDP. Cette collection a été mise en place par A. Bergala. En 2000, il s’est vu chargé, en vertu de son rôle de conseiller pour le cinéma auprès de J. Lang au sein de la « Mission pour les arts à l’École », de mener à bien ce projet d’une collection DVD à destination des enseignants et des élèves dans le cadre des enseignements artistiques. Le CNDP est le producteur de ces DVD et le responsable de leur diffusion ainsi que de la négociation des droits nécessaires auprès des ayants droit des films étudiés717. Le choix de m’attarder sur ces documents pédagogiques spécifiques procède de différents constats. Tout d’abord, comme je l’ai déjà dit, il n’existe pas de « manuel scolaire » pour les classes de cinéma. Les professeurs sont donc obligés de travailler sans, et de rechercher leurs ressources pédagogiques le plus souvent en dehors de leur établissement. Le CNDP, en vertu de sa mission de « documentation pédagogique », devient donc la principale ressource alternative. 717 Comme la production de ces DVD n’est pas – nous le verrons – forcément calée sur les films aux programmes du baccalauréat, l’achat des droits pour la collection « Éden cinéma » s’effectue la plupart du temps en plus des droits à négocier pour le film du baccalauréat. - 460 - Par ailleurs, « l’Éden cinéma » est tout à fait connectée à la personne d’A. Bergala, directeur de cette collection et principal réalisateur des documents qu’elle propose718. Plus globalement, le rôle politique d’A. Bergala dans l’implantation du cinéma dans les écoles aux côtés de J. Lang, mais aussi son rôle institutionnel puisqu’il a participé, à partir de 2000, au groupe d’experts qui rédigea les programmes des enseignements artistiques « cinéma et audiovisuel » de lycée, permettent aussi de justifier l’idée que cette collection constitue un témoignage à mon sens très emblématique de ce que sont aujourd’hui les enseignements du cinéma en lycée719. Cette collection « a été conçue pour accompagner en cinéma le Plan de cinq ans pour le développement des arts à l’école »720. Elle est disponible à la vente dans le réseau SCEREN-CNDP et sur commande par Internet ce qui la rend plus accessible que la collection « Image par image » qui l’a précédée. En tant qu’elle est une production affichée du « Centre National de Documentation Pédagogique », qui à la fois labellise la jaquette, l’écran d’accueil de l’authoring du DVD et le circuit de diffusion dans lequel ces DVD sont vendus, les films qui y figurent se dotent d’un statut particulier. Ils deviennent des « outils pédagogiques » et leur lecture, en termes de sémio-pragmatique, se charge d’un sens différent de celui que ces films pourraient avoir s’ils étaient présentés sur un DVD plus classique acheté dans le commerce ou vu dans un autre contexte. Sur chaque DVD, un film est présenté en version intégrale (le plus souvent en version originale sous-titrée en français et en version française) accompagnée de documents qui permettent d’approfondir sa compréhension. Le film en version intégrale peut se trouver dans d’autres éditions 718 En dehors de ces nombreuses activités de réalisation dans le cadre de cette collection, A. Bergala a parfois aussi été à l’origine de la négociation des droits nécessaires à la fabrication des DVD de la collection. Pour le DVD sur Les Contrebandiers de Moonfleet par exemple il avait réussi à négocier avec la Warner un « échange de bon procédé » : les droits du film étaient cédés à titre gratuit au CNDP en échange de quoi les bonus réalisés et produits par le CNDP dans le cadre de la collection « Éden cinéma » pouvaient être utilisés comme « bonus » dans l’édition DVD du film distribué par Warner. 719 Notons pour autant que cette collection n’est pas exclusivement réservée aux lycéens. Comme l’indique la page de présentation de la collection : « Les films proposés sont des œuvres dont la qualité artistique est indiscutable. Ce ne sont pas des films dits “pour enfants” mais des œuvres pouvant concerner aussi bien des élèves du primaire que de Terminale, voire des étudiants en cinéma et des cinéphiles de tout âge. » 720 Extrait de la première page de tous les livrets de la collection signés A. Bergala : voir annexes. - 461 - DVD. Ce qui fait la particularité de son édition dans la collection « Éden cinéma », ce sont précisément les documents d’accompagnement qui sont destinés à être utilisés prioritairement dans un contexte pédagogique721. À ce titre, je parlerai de « films pédagogiques » pour désigner ces suppléments audiovisuels qui construisent l’image d’un énonciateur-réalisateur présent à des fins d’apprentissage, et parce qu’ils sont la plupart du temps lus dans un contexte scolaire qui détermine également leur lecture en terme de « films pédagogiques ». Face à ces films pédagogiques, le professeur lui-même peut être l’apprenant, en imaginant que ces films peuvent également lui permettre de construire un cours, d’illustrer un chapitre de sa propre progression pédagogique. Pour étudier cette collection, je m’appuierai sur les DVD eux-mêmes, le livret qui est fourni à l’intérieur du boîtier, les jaquettes du boîtier, et aussi sur les notices qui accompagnent leur mise en vente sur le site du CNDP. La collection suit une ligne éditoriale très claire, résumée par A. Bergala dans la première page de tous les livrets qui accompagnent les DVD et sur laquelle je reviendrai. J’ai pu interroger A. Bergala à ce propos lors de notre rencontre722. Il revendique pour cette collection l’idée qu’elle ne constitue surtout pas un « outil normatif », qu’elle « ne transmet pas un savoir », une « analyse filmique », mais « d’abord une expérience ». Il n’est pas question selon lui de « transmettre des choses toutes faites », car « on apprend que par soi-même », mais « une expérience de spectateur ». La collection se présente en deux séries ainsi décrites dans la présentation générale de la première page des livrets d’accompagnement : « - Rencontre d’un film : ils regroupent autour d’une œuvre majeure des films ou documents permettant de l’approcher indirectement, en les mettant en rapport avec elle. Parmi ces documents un portfolio permet de tracer les lignes de fuites vers d’autres formes d’art ; 721 722 A. Bergala lui-même aspirerait à ce que ces films puissent être vus et diffusés dans d’autres contextes. Entretien le 6 janvier 2011. - 462 - Langage du cinéma : ils permettent à chacun de penser une question essentielle du cinéma par la simple circulation-comparaison entre des séquences nombreuses, soigneusement choisies dans l’histoire du cinéma. L’intelligence de ces questions naîtra de ces circulations fléchées et de la simple mise en rapport de ces fragments de films. »723 À ces deux séries s’ajoute, dans le tout dernier opus sur « Les raccords au cinéma » paru en 2010, une troisième série présentée ainsi dans la première page du livret dont la présentation a pour l’occasion été légèrement modifiée : « - Les thématiques : ils sont composés à la fois d’enchaînements et de bonus pédagogiques qui approchent un genre ou un mouvement cinématographique. » Gageons que cet ajout concerne les trois DVD sur « Le cinéma documentaire », « Le cinéma d’animation » et « La forme courte » qui étaient auparavant rangés dans la catégorie des DVD sur « Le langage du cinéma » désormais plus précisément dévolue au DVD sur « Le point de vue » et « Les raccords » qui vient justement de paraître. Les partis pris ainsi énoncés seront respectés pour tous les DVD de la série, témoignant d’une véritable homogénéité éditoriale. Il apparaît qu’A. Bergala a totalement pris en charge ces prérogatives éditoriales, en directeur de collection scrupuleux et attentif à la bonne tenue de l’intention revendiquée au départ qui ne s’est jamais démentie. Il me disait d’ailleurs lui-même que sa démarche avait toujours été de suivre une « ligne claire, qui n’était pas “insidieuse” », mais qu’il « décidait de tout avec son équipe », sans l’intervention d’une commission. C’est ce qui explique que la collection ne soit pas soumise à des « commandes » particulières de l’Institution en fonction des programmes scolaires. On constate en effet que la série « Rencontre d’un film » ne suit que très rarement l’entrée des films dans les programmes du baccalauréat. Lorsqu’A. Kiarostami a été au programme du baccalauréat c’est avec Le Vent nous emportera qui n’est justement pas le film proposé dans la collection « Éden cinéma » qui concerne Où est la maison de mon ami ?. Ainsi, 723 Extrait de la première page de tous les livrets de la collection signés A. Bergala. - 463 - seuls les DVD sur L’Aurore et sur L’Homme à la caméra sont en rapport direct avec le programme du baccalauréat. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que leur édition ne correspond pas à la date d’entrée dans les programmes du baccalauréat.724 A. Bergala revendique d’ailleurs cette indépendance par rapport aux programmes et par rapport aussi aux choix politiques que peut être amené à faire le CNDP qui est quand même – faut-il le rappeler – une émanation du ministère de l’Éducation nationale. Les génériques des DVD témoignent aussi d’une certaine récurrence des collaborateurs qui participent à la collection. En ce qui concerne la réalisation des films pédagogiques, certains noms reviennent : Bernard Eisenschitz725, J. Douchet726 et bien sûr A. Bergala727, auxquels s’ajoute Anne Huet728, à la fois créditée en tant que « directrice artistique » sur certains DVD de la collection et réalisatrice de films pédagogiques. D’un point de vue plus technique ou éditorial, on trouve également une équipe restreinte et apparemment fidèle, qui change parfois de postes, mais dont les noms se retrouvent régulièrement à la fin des livrets729. Cette équipe « resserrée » contribue sans doute également à l’homogénéité 724 Le DVD sur L’Homme à la caméra est paru en 2003, alors que le film apparaît au programme en 2008. Pour L’Aurore, la production du DVD en 2005 précède l’entrée du film au programme en 2006. C’est une première différence de taille avec la collection « Image par Image » – ou les productions pédagogiques équivalentes après 1987 – dont la production des VHS et des films pédagogiques se faisait totalement en fonction des œuvres choisies pour le programme du baccalauréat de 87 à 97. 725 Auteur du film pédagogique « Les messages de Fritz Lang » dans le DVD sur Les Contrebandiers de Moonfleet en 2002, de « Un si joli mot, le montage » dans le DVD sur L’Homme à la caméra en 2003, de « Traversées. Genèse de L’Aurore » dans le DVD sur L’Aurore en 2005. 726 Auteur de « À propos de Les Quatre-cents coups » dans le DVD sur Les Quatre-cents coups en 2001, « à la recherche de The Searchers » sur le DVD consacré à La Prisonnière du désert en 2003, « Murnau ou qu’est-ce qu’un cinéaste ? » dans le DVD sur L’Aurore en 2005. 727 Auteur de « L’épreuve du souterrain » sur le DVD sur Les Contrebandiers de Moonfleet en 2002, de « Pasolini commente son film » sur le DVD consacré à L’Évangile selon St Matthieu en 2003, de « Enfance d’un cinéaste » et « Le combat avec l’ange » sur le DVD consacré à Les Petites amoureuses en 2004, « Rencontre avec Jacques Doillon » sur le DVD consacré à Ponette en 2004, « Chaplin aujourd’hui : le kid » sur le DVD consacré à Chaplin paru en 2005, « La Mise en scène de l’acteur dans Partie de campagne et « L’acteur dans le cinéma moderne » dans le DVD « L’Acteur de cinéma » en 2008. À cela s’ajoute l’entretien de soixante-dix minutes enregistré avec Abbas Kiarostami sur le DVD de Où est la maison de mon ami ? en 2001, avec Michel Ocelot sur le DVD consacré à Azur et Asmar en 2007 et avec Victor Erice en 2008 : « Contrechamp sur Víctor Erice ». 728 Auteur de Visite au cinéma sur le DVD consacré à Sherlock junior en 2005, un entretien d’Agnès Varda mené avec A. Bergala intitulé « Du Coq à l’âne » sur le DVD « Varda tous courts » en 2007. Elle est aussi l’auteur de « jeux pédagogiques » proposés sur le DVD sur Azur et Asmar en 2007. 729 On peut citer la chef de projet Isabelle Bony qui est aussi la réalisatrice d’un film pédagogique sur le DVD consacré aux Temps modernes : La représentation du travail au cinéma en 2003 et qui laissera sa place en 2008 à Catherine Goupil qui était déjà la réalisatrice du film pédagogique sur le cinéma documentaire en - 464 - éditoriale de la collection et à cette « ligne claire » défendue par A. Bergala. Si l’on rentre plus avant dans chacun de ces DVD, certaines récurrences sont repérables. En termes de visuel tout d’abord : la collection cherche une forte cohérence formelle quant à la présentation des DVD730. Chaque DVD est précédé d’une « bande-annonce » de la collection réalisée par Catherine Goupil qui monte ensemble des extraits de films dont la principale caractéristique est de mettre en scène des enfants, signe que le support s’adresse à un public jeune sinon scolaire. Les deux différentes séries présentent des différences liées à leurs ambitions respectives : - Pour la série « Rencontre d’un film » : Le film en question est présenté en version intégrale, dans la langue originale soustitrée en français ou en version française, et il est accompagné de divers documents : des documentaires éclairant un aspect du film (« Les Contrebandiers de Moonfleet »731), d’autres films du même cinéaste (« Où est la maison de mon ami ? »), des films véritablement pédagogiques, c’est-à-dire consacrés à une meilleure compréhension du film à travers une analyse proposée par un spécialiste. Ce film sur le film correspond le plus souvent à une vision du film par un autre cinéaste732, assez conformément à l’ambition d’une série comme celle d’André S. Labarthe « Cinéma, de notre temps » que la collection cite d’ailleurs tout à fait directement dans le DVD sur Où est la maison de mon ami qui propose en « bonus » le film Abbas 2003 et de Chaplin, d’une guerre à l’autre, film pédagogique sur Charlie Chaplin en 2005 présent sur le DVD consacré à Le Kid et Le Dictateur. On peut citer également Paul-Raymond Cohen responsable depuis 2001 de la « conception graphique » et de la « mise en page » de tous les numéros de la collection, Manuela Marques qui d’abord « assistante de production » est devenue, en 2010, « chargée de production » à la place de Frédéric Cognac qui occupait ce poste depuis 2001. 730 La jaquette est toujours divisée en deux, en haut, les images du film, en bas les indications quant au contenu. Les différences sont faibles entre les différents DVD. Chaque coffret s’accompagne d’un livret assez épais qui vint compléter les éléments du support DVD. 731 J’utilise l’italique avec guillemets quand j’évoque le DVD de la collection s’il reprend le titre du film étudié. Pour le titre du DVD en tant qu’objet pédagogique, j’utilise les guillemets. Les films pédagogiques, considérés comme des œuvres, seront indiqués en italique. 732 C’est le titre que peuvent revendiquer A. Bergala, B. Eisenschitz et J. Douchet qui ont tous réalisé des films en dehors de « films pédagogiques ». Tous les trois ont en outre la légitimité donnée par le fait de côtoyer le « milieu du cinéma ». - 465 - Kiarostami, vérités et songes que Jean-Pierre Limosin avait réalisé pour la collection de A. S. Labarthe et Janine Bazin. Ils sont d’ailleurs tous les deux également remerciés dans le DVD sur Les Contrebandiers de Moonfleet parce que des extraits de Dinosaure et le bébé de la même collection « Cinéma, de notre temps » sont largement utilisés dans le supplément réalisé par B. Eisenschitz. La légitimité de l’expert tient donc principalement du fait que lui-même côtoie ou a côtoyé le monde du cinéma et/ou de la critique. C’est l’idée que le savoir serait principalement raccordé, en termes de pédagogie du cinéma, à un certain « savoir-faire » qui empêcherait toute dissociation de la théorie du cinéma et de sa pratique. C’est un des présupposés qui est à l’œuvre dans les textes officiels de l’enseignement de spécialité qui encouragent à une approche « pratique, analytique et culturelle » du cinéma. Le DVD consacré à Où est la maison de mon ami a la particularité de proposer une interview de 73 minutes d’A. Kiarostami par A. Bergala, tous deux maintenus off ainsi que la traductrice, tandis que des extraits du film que l’interview commente défilent à l’image. L’interview est d’ailleurs une stratégie assez souvent employée dans la série : le réalisateur délègue parfois son autorité de pédagogue à différents experts qui vont s’exprimer sur leur spécialité à des fins de transmission. L’idée est « d’entrer dans les coulisses » de la fabrication du film, ce dont témoigne le film sur Les Contrebandiers de Moonfleet intitulé : Les messages de Fritz Lang de B. Eisenschitz qui propose une approche génétique du film en s’appuyant sur le scénario de tournage conservé à la Cinémathèque française. - Pour la série « Langage du cinéma » : Les modalités d’approche sont plus variables, mais, de manière générale, les DVD de cette série restent fidèles au principe des « fragments mis en rapport » . Dans « Petit à petit, le cinéma », qui s’inscrit pourtant dans la série « Rencontre d’un film », des films courts sont proposés en intégralité, ainsi que des extraits de films de tout horizon culturel et de toute époque : Jonas Mekas et Norman Mac Laren côtoient Hans Richter. Le DVD propose à partir de ces films des - 466 - « enchaînements » et des « programmations » qui permettent de créer un lien essentiellement thématique entre les extraits. Il est question de ces films comme de « petites perles de cinéma » dans une « malle aux trésors », présentés « de façon pétillante » et ayant « une vertu apéritive inégalable »733. Cette rhétorique du plaisir et de l’éblouissement fait partie intégrante de la collection qui se donne comme la possibilité d’offrir à la classe un « petit éden d’imaginaire cinéma », dans une vision tout à fait idyllique de ce que doit être l’accès à « ce qu’a produit de meilleur, artistiquement, un siècle de cinéma »734. Le titre de la collection l’ « Éden cinéma » s’explique là, dans ce désir de faire de la découverte de certains films de « bonnes rencontres indispensables pour apprendre à aimer le cinéma, tout le cinéma »735. Dans « Le Point de vue », la liaison entre les extraits se fait en fonction des différents types de point de vue. Le livret d’accompagnement répertorie ces différents types de point de vue, numérotés de 1 à 51, reprend leur définition, et indique les extraits qui peuvent s’y rapporter. La fin du livret liste et résume, dans l’ordre alphabétique, les extraits proposés. Le DVD propose donc un ensemble de « chemin » : « le PDV optique/PDV psychique », la « permutabilité des points de vue », le « PDV et énonciation », le « PDV sonore ». A. Bergala, seul auteur de cet opus, me confiait lors de notre rencontre que ce DVD était pour lui « le DVD idéal », celui qu’il avait toujours voulu faire, car il valait surtout par les « enchaînements » qu’il propose. Les DVD de cette série proposent à la fois des films dans leur intégralité, des « extraits mis en rapport » et éventuellement des films pédagogiques faits en fonction de l’enjeu d’apprentissage dévolu à l’opus. Ainsi dans « Le cinéma documentaire », le DVD propose deux documentaires en intégralité : Beppie de Johan van der Keuken et Les Raquetteurs de Gilles Groult et Michel Brault. Le reste du DVD rejoint la ligne éditoriale du « Point de vue » sans s’y conformer 733 « Petit à petit, le cinéma, mode d’emploi », p. 2 du livret d’accompagnement pédagogique. Première page des livrets de la collection. 735 Ibid. 734 - 467 - exactement736. Même démarche dans « La forme courte » qui propose un film pédagogique : « Le récit court », accompagné de « Retour sur images » qui propose « huit enchaînements, répartis par thèmes permettant de revenir plus en détail sur les sept courts-métrages composant ce DVD »737. Ces enchaînements se présentent comme le montage d’extraits mis bout à bout. Dans « Cinéma et théâtre », ce sont 16 extraits qui sont proposés738, répartis en quatre « modules » : le jeu de l’acteur, la mise en scène, la gestion du temps et de l’espace, le rapport au texte. Certains DVD de la série regroupent plusieurs films pédagogiques : dans « L’Acteur au cinéma », trois films « relatifs à la question de l’acteur au cinéma » sont proposés739. Un quatrième film propose d’analyser l’acteur dans le cinéma moderne « en s’appuyant sur sept extraits de films.740 » Le dernier opus de la série sorti en 2010 repose également sur l’analyse de nombreux extrais tirés de quatre films : L’Homme à la caméra, Close up, L’Atalante et Les Contes de la lune vague après la pluie, pour aborder sept types de raccords741. La mise en rapport des extraits est inféodée à cette typologie formaliste, chacune de ces 736 Un documentaire : « Le documentariste et ses outils à travers les âges » de Catherine Goupil traite de « l’histoire des grandes mutations techniques du cinéma documentaire, mises en relation avec l’évolution de l’écriture des cinéastes » (présentation du DVD sur le site du SCEREN-CNDP), et le chapitrage du DVD propose ensuite deux propositions de « modules » permettant un parcours différent dans les extraits proposés (« Les grands courants » et « La place du cinéaste ») qui se présentent à chaque fois comme une « collection d’extraits ». 737 Source : notice sur le site du SCEREN-CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.asp?l=laforme-courte&prod=19893, consulté le 14 avril 2011. 738 L’Anglaise et le duc d’Éric Rohmer ; La Bande des quatre de Jacques Rivette ; Le Carrosse d’or de Jean Renoir ; Elvire Jouvet 40 de Benoît Jacquot ; Esther Kahn d’Arnaud Desplechin ; Histoires d’herbes flottantes de Yasujiro Ozu ; India Song de Marguerite Duras ; Les Larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder ; Lola Montès de Max Ophuls ; Macbeth d’Orson Welles ; Médée de Pier Paolo Pasolini ; Mélo d’Alain Resnais ; Molière ou la vie d’un honnête homme d’Ariane Mnouchkine ; Sarabande d’Ingmar Bergman ; Le Soulier de satin de Manoel de Oliveira ; To Be or Not to Be d’Ernst Lubitsch. ». 739 « Jouer Ponette » de Jeanne Crépeau : à partir des rushs du film de Jacques Doillon Ponette, la réalisatrice analyse le travail du cinéaste avec une comédienne de quatre ans. « La Direction d’acteur par Jean Renoir » de Gisèle Braunberger où l’on découvre, Jean Renoir en situation de travail avec une comédienne. Ce film est en résonance avec le film d’Alain Bergala, « La Mise en scène de l’acteur dans "Partie de campagne" » qui étudie à partir des essais et des rushs du film de J. Renoir, le travail du cinéaste avec ses comédiens. » (Source : notice sur le site du SCEREN-CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=lacteur-au-cinema&prod=85598&cat=137611, consulté le 14 avril 2011. 740 Boudu sauvé des eaux de J. Renoir ; Les enchaînés d’A. Hitchcock ; Stromboli de R. Rossellini ; Monika d’I. Bergman ; Pickpocket de R. Bresson ; À bout de souffle de J.-L. Godard ; Les valseuses de B. Blier. 741 1. Les raccords de regard ; 2. Les champs/contrechamps ; 3. Les raccords dans le mouvement ; 4. Les raccords dans l’axe ; 5. Les raccords dans l’axe inverse ; 6. Les raccords d’angle ; 7. Les raccords de direction avec champ vide. - 468 - entrées sur le DVD amenant toujours à un montage d’extraits sans commentaire oral, comme c’est le cas dans le DVD sur « Le point de vue ». C’est le livret qui assure les explicitations ponctuelles des extraits. Une dernière entrée du menu : « La fonction narrative des raccords » présente J.-L. Comolli qui commente quelques raccords de Les Contes de la lune vagues après la pluie et de Close up devant la Time Line du logiciel Final Cut Pro (FCP). On est là devant la reprise technologiquement plus avancée de la posture de J. Douchet devant son banc de montage dans la cassette VHS sur La Règle du jeu. Entre 1987 et 2010, peu de renouvellement finalement quant aux postures d’analyse qui semblent parfois relever de la « libido decortiandi » : l’attention portée au découpage image par image sert de présupposé formaliste à l’analyse en permettant une description scrupuleuse des plans et des raccords, à l’image près, mettant parfois en lumière des éléments que l’œil humain ne peut pas appréhender au visionnage. On a vu l’influence du structuralisme sur ce type d’approche, il est aussi peut-être un moyen de défendre dans les outils pédagogiques une vision « techniciste » du cinéma, ici présentée avec les outils du « professionnel », accentuant ainsi la différence avec le regard du spectateur en salle, sans doute dans le but de renforcer la légitimité de l’expertise et de l’exercice d’analyse. A. Bergala justifie ainsi le dispositif dans le livret d’accompagnement du DVD sur les raccords: « Cette analyse se fait en quelque sorte en direct, à la main, de façon physique et personnelle, aux antipodes de tant d’analyses lisses et désincarnées à force de s’abriter derrière un pur discours du savoir. » (livret p. 4) Bergala salue la façon dont J.-L. Comolli va : « jusqu’à inventer pour le commentaire de séquences un dispositif inédit à ce jour, simple, vivant et efficace qui fait partie dorénavant des outils disponibles pour une pédagogie du cinéma. » (livret p. 5) Soulignons au passage qu’il n’est pas vraiment question de nouveauté ici puisque, nous l’avons dit, J. Douchet utilisait le même « modèle d’analyse » et que seul l’outillage technique apporté par le numérique change du banc de montage vidéo, le « visualiseur » s’étant substitué à la « visionneuse ». Quant au caractère « vivant » du dispositif, il laisse à désirer : les plans fixes sur le visage à peine éclairé de J.-L. - 469 - Comolli plongé dans l’ombre (sans doute pour représenter l’obscurité d’une salle de montage) face, en contre-champ, à l’écran de l’ordinateur qui laisse voir, en taille réduite, l’extrait du film dans le « Visualiseur » de FCP alternent avec des plans sur la Time Line sur laquelle sont disposés quelques marqueurs sur lesquels s’arrête J.L. Comolli afin de montrer et remontrer le raccord qu’il commente. Ces commentaires sont à plusieurs reprises, dans le livret, désignés comme se faisant « en direct », ce qui semble se vérifier par le fait qu’ils sont tournés en planséquence, c’est-à-dire sans nettoyage en postproduction des moments d’hésitation du discours, des erreurs de manipulation et autres redondances du visionnage. On retrouve par ailleurs dans tous ces DVD la « pédagogie des fragments mis en rapport » défendue par A. Bergala dans son Hypothèse cinéma qui correspond sans doute à cette volonté de ne pas « transmettre des choses toutes faites » qu’il revendiquait lors de notre entretien et qu’il définit dans un chapitre de son livre : « Le choix du support DVD pour une collection de cinéma dans l’école a été d’abord et avant tout un choix de pensée pédagogique, et non une option moderniste ou techniciste (…) ce qu’est en train d’apporter le DVD, dans l’approche du cinéma, c’est la possibilité d’une pédagogie de la mise en rapport de films ou de fragments, légère en didactisme, où ce n’est plus le discours qui porte le savoir, mais où la pensée naît de la simple observation de ces rapports, multiples, et de la circulation elle-même (…) dans une collection d’extraits, on peut imaginer de multiples circulations faisant appel à des formes différentes d’intelligence. S’ouvrent alors autant de chemins, libres, non hiérarchisés, engageant entre les extraits des rapports de tout ordre (analytiques, poétiques, de contenus, formels). »742 La présence d’extraits, puis la proposition de « modules », de « programmations », d’« enchaînements » sont effectivement les principales modalités de fonctionnement de ces DVD pédagogiques. A. Bergala a toujours été fidèle à cette perspective qu’il réaffirme dans la page de présentation de la collection : « Ces DVD sont conçus pour apprendre en regardant et comprendre en comparant. L’intelligence du cinéma ne doit pas venir d’un discours préalable surplombant, mais de la possibilité de comparer, en circulant dans le DVD, 742 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, op. cit., p. 113-115-118. - 470 - des films qui s’éclairent les uns les autres » (1ere page du livret) Cette « pédagogie des fragments mis en rapport » est selon A. Bergala une façon de sortir de l’analyse filmique telle qu’elle était pratiquée à l’âge de la VHS. Sans la citer directement, c’est très certainement la collection « Image par Image » qui est ici visée : « Nul doute que l’on aura encore recours longtemps à cette didactique verticale (de celui qui sait à ceux qui apprennent) et linéaire (le discours déroulé comme dans un cours ou une leçon) qui a longtemps été celle de la cassette vidéo. Mais on peut maintenant en inventer d’autres. »743 Il semble que la délinéarisation du discours soit effectivement encouragée par la possibilité d’utiliser les fragments présents dans un DVD dans un ordre différent que celui même suggéré par le chapitrage. Cependant, le DVD ne remet pas profondément en cause la verticalité de la transmission du savoir. Pour utiliser les extraits, il faut bien d’emblée imposer une démarche pédagogique et théorique qui suggère de fait une pensée déjà considérée en elle-même comme « bonne à transmettre ». Pour autant, il est vrai qu’un DVD comme celui portant sur « le point de vue » peut permettre à un professeur d’utiliser les extraits à des fins totalement différentes que celles suggérées par A. Bergala. Notons que la navigation sur le DVD ne favorise cependant pas ces approches éventuellement alternatives : certaines manipulations sont interdites par l’arborescence du DVD ce que défend d’ailleurs la page de présentation du DVD intitulé « Petit à petit, le cinéma » : « Et il serait vraiment dommage, dès lors que l’on a décidé de voir un de ces enchaînements, d’être impatient : cela gâcherait le principe même de la mise en rapport de ces morceaux de cinéma. Aussi avons-nous fait le choix d’empêcher l’accélération des images dans les enchaînements, alors qu’elles sont toujours possibles si l’on retourne au film unitaire. » (livret p. 2) Par ailleurs, pour tous les DVD, il est impossible de « zapper en cours de séquence » comme l’indique la 1ère page des livrets. Ainsi, l’absence de « théorie 743 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, op. cit., p. 115. - 471 - préétablie et surplombante »744 que défend cette approche pédagogique par le DVD apparaît quand même comme une liberté bien encadrée. Pour chacun de ces DVD, quelle que soit la série, le livret d’accompagnement vient compléter l’outil audiovisuel. Très détaillés, ces livrets sont aussi la marque d’une volonté didactique de clarification du propos, en cela qu’ils proposent souvent une transposition de la forme orale en une forme écrite, plus pérenne. Ainsi, le DVD est précisément chapitré afin de faciliter également son utilisation en classe par un professeur dans le cadre d’un cours. Les livrets sont la plupart du temps redondants, répétant la structure du menu du DVD (Le Point de vue), ou résumant les propos des personnes interviewées (Où est la maison de mon ami ?) ou de la voix-off qui analyse comme dans Les raccords au cinéma. Le livret propose un découpage en chapitres de chaque document correspondant au menu du DVD, en indiquant leur durée, leur titre, en en proposant un résumé et en précisant les références utilisées. Ces chapitres sont le plus souvent introduits dans le déroulement du DVD par des cartons noirs numérotés qui subdivisent les films pédagogiques en parties très clairement identifiables, permettant aussi leur séquençage et leur utilisation sous forme de « chapitres » autonomes dans le cadre d’un cours. D’un point de vue formel, une autre récurrence réside dans l’utilisation quasi systématique d’une voix-off unique qui se pose sur les images pour les expliquer, l’image de la personne qui parle étant très peu présente745. Autre récurrence enfin, la présence de « portfolio », série d’images qui sont présentées à la fin de chaque DVD et à la fin de chaque livret, destinées à proposer « les lignes de fuites vers d’autres formes d’art ». L’hétérogénéité des images est extrême. Parfois, elles sont reliées de façon relativement explicite par une thématique suggérée par les titres des 744 Page 5 de l’introduction au DVD sur « Les raccords au cinéma » écrite par A. Bergala. À l’exception du film pédagogique Pirates et contrebandiers (DVD Moonfleet) dans lequel s’insèrent des plans qui mettent en scène un acteur, Christophe Allwright, lisant des textes et où plusieurs voix-off (une féminine et une masculine) prennent en charge les éléments de commentaire. 745 - 472 - œuvres – les enfants dans le portfolio sur Les Quatre-cents coups – , parfois le lien entre les images est plus aléatoire, comme dans le portfolio de « Où est la maison de mon ami ? » dans lequel les miniatures persanes côtoient des plans de La Chevauchée fantastique de Ford et la « Maison de Ryder » d’Edward Hopper. Elles sont précisément référencées : auteur, date, lieu d’exposition ou éditeur en cas d’œuvre tirées d’un ouvrage photographique par exemple. La comparaison avec la collection « Image par Image » est signifiante : loin du didactisme revendiqué de l’analyse filmique sollicitant toutes les techniques de l’audiovisuel au service d’une traduction sémantique du film (ralenti, split screen, zoom sur l’image, recadrage, traçage de lignes soulignant la composition du plan), les DVD de l’ « Éden cinéma » semblent fonctionner davantage sur le mode allusif. Il est intéressant de constater que J. Douchet a continué à produire des films d’analyse du film pour l’« Éden Cinéma » en restant fidèle à sa méthode qui diffère pourtant de celle adoptée dans les VHS de la collection « Image par Image », comme si la collection, finalement, assurait un passage de témoin entre deux « écoles » de pédagogie du cinéma. Car la principale différence réside dans la manière dont ces DVD révèlent et assument, précisément, leur « didactisme ». J’appelle « didactisme » les éléments qui, d’un point de vue sémio-pragmatique que j’adopte ici, conduisent à lire ces documents comme des documents pédagogiques destinés à un apprentissage sur le cinéma. Car malgré des caractéristiques communes, il semble que d’une certaine manière, ces DVD se revendiquent moins explicitement comme proprement « pédagogiques » que ceux des collections qui les ont précédés. Bergala l’exprime lui-même : « Nous avons essayé d’imaginer une approche de cet art la plus légère possible en didactisme. » (1re page du livret) Cette « légèreté » didactique vient peut-être du fait que ces DVD présentent ces documents pédagogiques en bonus d’un film qui est par ailleurs édité dans sa version intégrale. Ainsi, ces films pédagogiques apparaissent autant comme des bonus de l’édition DVD « Éden cinéma » que comme des documents autonomes à - 473 - destination de la sphère éducative et destinés à être diffusés dans une classe746. Cette ambition plus ou moins avouée de ventes possibles sur le marché du « grand public » explique peut-être que les marques du « didactisme » de ces DVD soient moins voyantes dans les films pédagogiques qu’ils proposent, qui tentent de se construire aussi comme des « films ». Toutes les stratégies d’encadrement ou de surcadrage du film cité – marques énonciatives évidentes de l’utilisation des extraits à des fins pédagogiques – sont, dans la collection « Éden cinéma », le plus souvent évitées, privilégiant l’idée que le film pédagogique est également un acte de (re)création de l’œuvre qui pourrait tout à fait s’intégrer dans un bonus DVD d’une édition grand public ou comme un film à part entière. C’est ce dont témoigne le film Les messages de Fritz Lang qui peut s’apparenter finalement à un making off, ou encore le DVD sur Les 400 coups qui ne propose finalement que des « suppléments » qui sont des films à part entière : Les Mistons, Une histoire d’eau, mis sur le même plan que le film pédagogique de J. Douchet. Mises à part les informations portant sur le système de production du film par le CNDP et l’Éducation nationale, les films de la série « Rencontre d’un film » cherchent donc peu ou prou à s’exonérer d’une lecture exclusive en termes de document pédagogique. C’est moins vrai, bien sûr, pour la série « Langage du cinéma » qui construit forcément un horizon de lecture plus pédagogique en cela qu’ils construisent un énonciateur qui se positionne en tant que possesseur d’un savoir à transmettre747. 746 On pourrait d’ailleurs imaginer une diffusion de ces DVD en dehors du monde de l’École, même si comme le disait A. Bergala lors de notre entretien, le CDNP ne « sait pas vendre » et que finalement ces DVD sont très mal diffusés auprès du « grand public » alors même que leur forme leur permettrait, selon lui, de l’être. L’exemple du DVD sur Agnès Varda lui semblait révélateur : le DVD « Varda tous courts » était une co-production avec Varda, prévoyant le partage suivant des bénéfices des ventes : 40 % pour elle et 60 % pour le CNDP. Or elle en aurait de son côté, sur le marché « grand public », vendu six fois plus que le CNDP. 747 Paradoxe pourtant, A. Bergala, lors de l’entretien que j’ai eu avec lui, a affirmé qu’un DVD comme « L’acteur au cinéma » pourrait tout à fait être vendu « dans le privé » c’est-à-dire hors du système de distribution public du CNDP, même si globalement il admettait que cette collection, émanation d’un producteur public, ne devait pas forcément prétendre être rentable. Alain Bergala semblait d’ailleurs assez pessimiste quant à l’avenir de la collection. Le principal problème semblait résider pour lui dans la mise sous tutelle toujours plus forte du CNDP par le ministère de l’Éducation nationale, en particulier depuis deux ans, remettant en question selon lui l’autonomie de la ligne pédagogique par rapport aux choix - 474 - 4.5.2 Synthèse des présupposés théoriques proposés dans ces documents pédagogiques Cette description permet de constater que l’on retrouve dans les films pédagogiques présents dans les coffrets de l’« Éden cinéma », les mêmes types d’approches théoriques que celles qui sont à l’œuvre dans les autres types de documents pédagogiques étudiés ci-dessus (4.1.3 et 4.3.8). L’auteurisme d’abord, en tant qu’il donne au réalisateur la clef du projet cinématographique et de son sens apparaît comme une des bases du dispositif DVD. Que ce soit l’interview entre Abbas Kiarostami et Alain Bergala dans le DVD sur Où est la maison de mon ami, ou le film sur F. Lang réalisé par B. Eisenschitz dans le coffret sur Les Contrebandiers de Moonfleet et dont le titre ne laisse aucun doute sur l’entrée auteuriste – « Les messages de Fritz Lang » –, ou celui proposé sur le DVD de L’Aurore : « Murnau ou qu’est-ce qu’un cinéaste ?» ; c’est bien toujours l’« auteur » qui est convoqué comme figure centrale de la production de sens. Cette approche auteuriste passe parfois par une approche génétique comme c’est le cas dans le film de B. Eisenschitz sur F. Lang qui s’interroge sur les modifications du scénario en cours de tournage, ou par l’approche historique comme dans le film de Catherine Goupil sur le cinéma documentaire dont le titre seul suffit à résumer le contenu : « Le documentariste et ses outils à travers les âges ». Le terme « auteur » apparaît d’ailleurs dans la présentation du DVD sur « Les formes courtes » qui sont présentées comme étant « réalisées par de véritables auteurs ». Si ce présupposé auteuriste se révèle dans les analyses filmiques que nous avons étudiées jusqu’ici, il apparaît qu’il est aussi présent dans les documents d’accompagnement pédagogique donnés comme « référence » en termes d’enseignement du cinéma aux professeurs. La transmission théorique est donc ici politiques. La collection ne devrait sa survie qu’à son caractère « prestigieux » au sein des publications du CNDP, son « prestige intellectuel », « reconnu dans le monde entier », qui expliquerait que la collection ne soit pas aujourd’hui définitivement arrêtée. Aux dernières nouvelles cependant, la collection va être remplacée par une autre, dont le directeur de collection est Stéphane Goudet. - 475 - vérifiée, l’auteurisme apparaît comme un modèle théorique indiscutable sur lequel les professeurs s’appuient aussi parce qu’il est donné comme modèle par l’Institution. On retrouve également dans plusieurs textes des voix-off prenant en charge les analyses filmiques ce que j’appelais plus haut « l’investissement modal » qui dote la caméra d’une intentionnalité anthropomorphique, substitut rhétorique de la figure d’un réalisateur tout puissant. Cet investissement modal est particulièrement repérable dans le discours de J. Douchet en voix-off sur Les Quatre-cents coups où l’on peut relever ces phrases : « la caméra suit en panoramique les deux camarades, elle découvre le compagnon qui fait l’école buissonnière », « une caméra en mouvement incessant », « la caméra continue son mouvement comme si de rien n’était » (DVD sur Les Quatre-cents coups). Si l’on considère que J. Douchet est une figure emblématique de l’analyse filmique à des fins pédagogiques compte tenu de son investissement dès les années 80 dans ce type de travaux destinés à des classes et des professeurs dans la collection « Image par Image », on peut estimer qu’il a contribué à apporter dans la rhétorique professorale ce genre de formulation et d’approche à laquelle l’auteurisme et le formalisme prédisposent. Cette approche formaliste – qui consiste comme je l’ai vu en une traduction sémantique des éléments cinématographiques – est d’ailleurs tout à fait confirmée dans son propos : « le traitement du cadre et l’usage du Scope démontrant qu’Antoine n’a pas sa place chez lui », « les plans sont fixes, l’existence d’Antoine est comme arrêtée définitivement ». L’idée de sens comme dévoilement, la traduction sémantique par métaphore sont également présentes dans ce type de remarque : « le traitement de l’escalier a aussi un sens caché (…) la descente avertit de la chute ». L’analyse finit par une conclusion qui dote le personnage d’une psychologie lui permettant de faire l’objet d’une approche psychanalytique : « première retombée freudienne (…) Antoine, psychiquement, tue la mère ». Ainsi, on retrouve bien dans cette analyse, donnée comme exemple aux professeurs, tous les éléments qui caractérisent les analyses - 476 - filmiques que j’ai étudiées plus haut sur L’Atalante, pourtant plus récentes748. C’est bien le signe que la transmission fonctionne et que les professeurs se sont conformés, par mimétisme, à une certaine « manière » d’analyser les films qui concentre tous ces éléments que j’ai développés précédemment. Il s’agit surtout pour moi de constater cette filiation et d’en faire une des explications de cette prédisposition à mener les analyses filmiques de cette manière. Ce modèle, nous l’avons vu, se perpétue aussi dans les copies et travaux d’élèves, signe de son efficacité, et – sans doute – de sa pérennité. Pourtant, certains films pourraient être aussi l’occasion d’une approche pragmatique et l’on trouve des traces de cette approche, presque indûment, dans le document sur Où est la maison de mon ami ? de Kiarostami. Une seule des questions de A. Bergala relève d’une approche pragmatique : au début de l’interview, il demande à A. Kiarostami si « pour un spectateur iranien » le personnage de l’instituteur peut apparaître comme pouvant être un vrai instituteur de ce village. Ce à quoi A. Kiarostami lui répond que le regard occidental peut effectivement parfois être « faux » sur les personnages, en particulier parce qu’un spectateur non autochtone ne peut être sensible aux accents dans les dialogues. Se dessine clairement ici une esquisse d’approche pragmatique – qui pourrait être passionnante – et qui consisterait à comparer la réception du film dans une classe iranienne et la réception du film dans une classe occidentale749. Pourtant, A. Bergala ne rebondit pas sur cet aspect et poursuit l’interview sur le « jet de poule » de la séquence 6 en évoquant un rapport avec L’Atalante, film dans lequel des chats étaient jetés sur les acteurs par un assistant lors du tournage. A. Kiarostami, encore une fois, répond à la question de façon très pragmatique en évoquant le fait qu’ « un spectateur peut ne pas croire à l’artifice », replaçant le débat dans un cadre de réception. Mais encore une fois, A. Bergala laisse de côté cette proposition d’analyse et interroge A. 748 L’analyse de J. Douchet apparaît dans un des premiers DVD de la collection « Éden cinéma » en 2001, les analyses de L’Atalante étudiée datent de 2002, les analyses extraites du Cahiers des ailes du désir vont jusqu’en 2010. 749 Ce type d’approche serait rendue d’autant plus légitime qu’A. Kiarostami dans Au travers des oliviers s’interroge sur cette question de la réception d’un film dans un village iranien. - 477 - Kiarostami sur le faux raccord qui suit. D’autres exemples sont tout à fait révélateurs du fait que l’approche par l’angle de la réception et de la sémiopragmatique est tout à fait laissée de côté dans la façon dont A. Bergala mène l’entretien, alors même qu’A. Kiarostami semble y tenir beaucoup. Lorsqu’A. Bergala l’interroge sur « l’enfant au bidon » (séquence 14 et 15) que le spectateur a pu ne pas reconnaître comme l’enfant qui avait mal au dos en classe dans une séquence précédente, la question se pose en terme d’intention d’auteur : « Est-ce que vous l’avez fait exprès ? ». La réponse d’A. Kiarostami est presque un manifeste pour l’approche pragmatique : « les gens ne viennent pas au cinéma avec le même regard ou la même intelligence », il peut y avoir des « décalages de compréhension » auxquels, d’ailleurs, lui-même tient, instaurant ce qu’il nomme un « triangle » entre deux spectateurs ayant une compréhension éventuellement différente du film et le film. La séquence d’après ne revient pourtant pas sur cette question et A. Bergala interroge A. Kiarostami sur le « chat qui pleure » dans la séquence 16 pour proposer un rapprochement avec l’atmosphère des toiles de Francisco de Goya. Il apparaît bien ici que l’approche pragmatique n’est pas retenue comme suffisamment « signifiante » pour faire l’enjeu d’une analyse et que le discours est toujours ramené à des questions formelles. Cette prédisposition formaliste est manifeste partout dans les DVD de l’« Éden cinéma ». Le DVD sur « Le cinéma d’animation » est très révélateur à cet égard en proposant une approche des aspects « techniques, stylistiques, narratifs, historiques » du genre. Cette énumération résume bien les partis pris théoriques choisis pour la collection. Les aspects techniques sont abordés : les techniques du cinéma d’animation ou du cinéma documentaire dans le DVD sur ces genres respectifs. La dimension stylistique s’adosse sur l’approche formaliste qui revient à faire l’inventaire des « choix » qui constituent la « mise en scène ». Il est question des « choix de mise en scène du réalisateur » dans le film pédagogique de J. Douchet sur le DVD sur L’Aurore, des « choix cinématographiques concrets du réalisateur » dans le DVD sur L’Homme à la caméra. Le DVD sur Conte d’été, quant à - 478 - lui, propose un film pédagogique qui suit la « conception et la réalisation du film » : « On y comprend en profondeur ce que c’est pour un cinéaste que de vivre pendant quelques semaines le quotidien d’un tournage (les relations aux autres : acteurs, techniciens) et de faire plusieurs fois par jour les multiples choix qui constituent la mise en scène. »750. On retrouve là les présupposés auteuristes et formalistes liés à la « mise en scène » comme « choix » formels d’un seul homme qui sont ceux que nous avons abordés plus haut (3.3) comme traces d’une approche que l’on peut trouver dans les textes des principaux critiques des Cahiers du cinéma à partir des années 60 et dont J. Douchet est, ici encore, un des représentants. Cette approche est d’autant plus cohérente qu’elle est mise en application sur des films qui la justifie voire la légitime comme le film d’E. Rohmer, ou qui sont, dans leur démarche, profondément formalistes comme le film de D. Vertov. Le troisième aspect, l’« aspect narratif » est abordé par les approches thématiques qui sont proposées dans les différents modules751 sur plusieurs DVD. Les aspects historiques apparaissent quant à eux dans certains DVD qui se concentrent sur l’approche génétique ou sur une mise en contexte socio-historique752 du film. On peut ainsi reprocher à ces DVD le fait qu’ils n’explicitent jamais vraiment d’où ils parlent. Si l’approche narratologique, par exemple, est clairement utilisée pour le 750 Présentation du DVD sur le site du CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairiecndp.aspx?l=conte-d-ete&prod=19892&cat=137611, consulté le 13 juin 2011. 751 Le DVD sur Les Petites amoureuses propose un parcours thématique sur « L’argent », le DVD sur L’Aurore, une réflexion sur « Le sexe », le DVD « Le cinéma d’animation » un parcours thématique sur « Créateurs et créatures ». 752 C’est le cas dans le DVD sur Les Temps modernes qui propose en bonus un film intitulé « Représentation du travail au cinéma » que la notice décrit comme suit « un éclairage sur le monde du travail à partir d’extraits de films choisis dans toute l’histoire du cinéma parmi des cinématographies variées allant des « vues » Lumière à des films tout à fait contemporains, documentaires ou de fiction, traités sous forme de drame ou de comédie. Le dévédé offre ensuite un film documentaire, « Les Temps modernes, de la réalité à la fiction », portrait de la crise de 1929 aux États-Unis, qui donne quelques éléments de compréhension historique sur l’époque décrite dans Les Temps modernes. (Source : notice sur le site du CNDP http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-eden-cinema&cat=137611#I3516). On trouve aussi une approche historique et génétique dans le DVD sur L’Aurore : « Deux documents complémentaires, celui de B. Eisenschitz et celui de Jean Douchet permettent de replacer le film dans le temps, l’espace et l’œuvre de Murnau puis de creuser l’analyse des images : « Traversées. Genèse de L’Aurore » (B. Eisenschitz) et « Murnau ou qu’est-ce qu’un cinéaste ? » de J. Douchet. (Source : notice sur le site du CNDP http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=laurore&prod=19811&cat=137611), consulté le 13 juin 2011. - 479 - DVD sur « Le point de vue », cet angle d’attaque n’est jamais explicité, ni même jamais nommé, en tant qu’approche théorique, supposant implicitement que la démarche utilisée est la seule possible, alors même que la question du point de vue pourrait également s’enseigner à travers la perspective cognitiviste par exemple, dans une démarche plus interdisciplinaire avec la biologie et le fonctionnement de l’œil. On pourrait faire la même remarque pour le DVD sur « Les raccords au cinéma », qui néglige tout autant l’approche cognitive. De la même façon, sur « Le cinéma documentaire », on remarque que l’approche s’exonère de toutes remarques sémio-pragmatiques, ne se concentrant que sur le « cinéaste » sans évoquer le fait que la lecture documentaire est un mode de lecture également déterminé par le spectateur comme l’a montré R. Odin753. On pourrait imaginer qu’un tel DVD mette également en perspective le problème théorique de la question du genre cinématographique et de sa problématique définition comme a pu le faire Raphaëlle Moine754, au lieu de mettre sur le même plan, dans le portfolio, sans aucune autre sorte d’explication – toujours sans doute en vertu de cette « pédagogie des fragments mis en rapport » – La Repasseuse d’Edgar Degas et une photo de « famille esquimaude devant son igloo » d’un photographe anonyme. On est proche finalement de l’utopie intertextuelle d’Aby Warburg et de son atlas des formes Mnémosyne. Une seule approche est explicitement mise en œuvre, c’est « l’analyse de création » défendue par A. Bergala dans L’Hypothèse cinéma : « La pédagogie du cinéma bute le plus souvent sur la façon dont elle se saisit de son objet (…) Je vais essayer ici d’ouvrir quelques pistes pour aller à l’essentiel, c’est-à-dire la réalité de l’acte de création au cinéma, en dégageant quelques points décisifs, dont certains sont rarement ou mal interrogés et souvent à l’origine des difficultés rencontrées en pédagogie : les composantes fondamentales du geste de création cinématographique (l’élection, la disposition, l’attaque), les conditions réelles de la prise de décision par le cinéaste, la question nodale de la totalité et du fragment, celle de la rencontre du « programme » et de la réalité au tournage, enfin celle de la négativité de 753 754 ODIN, Roger, De la fiction, op. cit.. MOINE Raphaëlle, Les genres du cinéma, op. cit.. - 480 - l’œuvre dans l’acte de création. »755 Il apparaît bien que cette démarche est celle proposée par le film La Fabrique du Conte d’été, de Françoise Etchegaray et Jean-André Fieschi sur le DVD sur Conte d’été qui prend en compte les « conditions réelles de la prise de décision par le cinéaste », en sollicitant une de ses proches collaboratrices : Françoise Etchegaray, « assistante de longue date ». Par ailleurs, la rencontre du « programme » et de la « réalité du tournage », c’est bien ce qu’explorent les films pédagogiques à orientation génétique comme Traversées. Genèse de « L’Aurore » et Les messages de Fritz Lang, tous les deux réalisés par de B. Eisenschitz. L’interview d’A. Kiarostami peut également tout à fait être envisagé dans ce sens, d’autant que les questions d’A. Bergala portent souvent sur des événements du tournage : l’exiguïté d’une classe comme difficulté pour l’équipe de tournage756, la fabrication de toute pièce d’un « chemin »757 sur le flanc d’une colline pour certains plans du film, etc. La question du « geste de création » est présente également sur les DVD de la série « Langage de cinéma ». Dans cette série, le DVD sur « Le cinéma d’animation » propose par exemple : « Quatre bonus courts : un atelier avec des enfants, une explication du processus du cinéma d’animation, une fabrication de petits films d’animation avec des techniques différentes, une démo professionnelle avec la présentation du matériel nécessaire pour concevoir des films d’animation en classe. Il propose aussi quatre jeux pour découvrir comment s’est construit ce qui nous apparaît évident à l’écran. »758(Je souligne) L’idée d’aller regarder ce qui se passe « derrière » permet à « l’analyse de création » de glisser du savoir au savoir-faire et de déterminer les « composantes fondamentales du geste de création cinématographique ». Cette approche a l’avantage d’éviter parfois certains écueils d’une approche purement formaliste qui se résumerait à l’analyse du « fameux et redoutable vouloir dire du réalisateur »759 à 755 BERGALA Alain, L’hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 127128. 756 Séquence 2 du film « Abbas Kiarostami commente son film avec Alain Bergala ». 757 Séquence 5, ibid. 758 Présentation du DVD sur le site du CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=lecinema-d-animation&prod=19856&cat=137611, consulté le 13 juin 2011. 759 BERGALA Alain, L’hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 158 - 481 - travers la traduction sémantique des formes audio-visuelles. L’approche est valable aussi bien, comme nous l’avons vu, pour les films de fiction (Conte d’été, Les Contrebandiers de Moonfleet) que pour le documentaire : le DVD portant sur ce genre propose un portfolio qui permet de « voir des cinéastes au travail, avec leurs outils, dans des photos documentaires qui nous permettent d’approcher très concrètement les gestes de la création. »760. La ligne éditoriale fidèlement suivie par A. Bergala pour la collection « Éden cinéma » encourage cette approche qui relativise un peu la toute-puissance du formalisme et encourage une expérience du cinéma qui ne se cantonne pas au résultat fini qu’est le film. En cela il permet aussi d’envisager l’acte de production audiovisuelle que les élèves auront à mettre en œuvre dans leur cursus. L’analyse de film en tant qu’elle devient une initiation à la création est sans doute l’un des grands apports d’A. Bergala à la pédagogie du cinéma. Je verrai plus tard dans quelle mesure cette approche bénéficie aux films produits par les élèves et se retrouve dans les modalités de tournage proposées dans le cadre des enseignements « cinéma et audiovisuel ». Des approches homogènes donc, mais auxquelles on pourrait justement reprocher la stabilité dont elles se revendiquent. C’est ici peut-être que l’argument de la « ligne éditoriale claire » se retourne et dévoile les défauts de ses qualités : à toujours travailler avec les mêmes personnes, la collection prend le risque d’une sclérose théorique, voire même de ce que l’on pourrait appeler – en dramatisant un peu – un « terrorisme théorique » en cela que cette « ligne éditoriale » imposée apparaît comme la seule possible. Le formalisme et l’auteurisme ne me semblent pas être des approches à rejeter systématiquement, elles deviennent « dangereuses » seulement quand elles s’imposent comme les seules possibles. 760 Présentation du DVD sur le site du CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=lecinema-documentaire&prod=19771&cat=137611, consulté le 13 juin 2011. - 482 - 4.5.3 Le document pédagogique sur support papier : la collection des « Petits cahiers » Mon tour d’horizon des documents pédagogiques ne saurait se passer d’envisager la collection des « Petits cahiers ». La particularité de cette collection est qu’elle est le résultat d’une co-production assez inédite entre les Cahiers du cinéma et le CNDP. Cette collection a fonctionné de 2001 à 2009. La convention de co-édition stipulait que la collection se développerait à raison de deux numéros par ans, écrits par des spécialistes du film ou de la question abordée par l’opus. En effet, sur les deux numéros édités dans l’année, l’un devait reposer sur un film au programme du baccalauréat, l’autre sur une question de cinéma plus large. Les auteurs étaient choisis par les Cahiers du cinéma : ils sont principalement des universitaires ou des critiques761. Soulignons au passage que l’on trouve là un point d’accointance non négligeable entre les Cahiers du cinéma et les enseignements « cinéma et audiovisuel », et que cette proximité explique sans doute aussi l’influence générale que j’ai remarquée à maintes reprises entre la cinéphilie promue historiquement par les Cahiers et les présupposés théoriques des enseignements en lycée. La collaboration entre le CNDP et les Cahiers du cinéma s’est interrompue en 2009 et le dernier numéro édité est celui portant sur La Mort aux trousses, au programme du baccalauréat de 2009 à 2011. La fin de la collaboration est a priori la conséquence d’un changement de la politique éditoriale des Cahiers suite à leur rachat par la maison d’édition Phaidon en 2009. La nouvelle direction n’aurait pas voulu éditer un « Petit cahier » sur L’Homme à la caméra jugeant l’opus trop peu rentabilisable. En tout état de cause, cette collection constitue également un document pédagogique en cela même qu’elle est co-produite par le CNDP. Selon les mêmes 761 L’exemple le plus emblématique est sans doute l’opus La critique de cinéma édité en 2008 et rédigé par… Jean-Michel Frodon, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma jusqu’au rachat de la revue par Phaidon. - 483 - arguments sémio-pragmatiques que ceux développés pour la collection « Éden cinéma », on peut considérer que ces ouvrages sont des ouvrages « pédagogiques ». Leur utilisation et leur lectorat potentiel semblent cependant plus larges du fait même que la co-édition avec une entreprise privée leur assure une diffusion plus massive et une bonne visibilité dans les librairies. À ce titre, les « Petits cahiers » me semblent moins directement connectés à l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée que ne l’est l’« Éden cinéma ». Leur « didactisme » est plus implicite, car les ouvrages s’adressent aussi à un lecteur qui ne s’inscrirait pas directement dans le milieu scolaire. Cependant, certaines publications des « Petits cahiers » peuvent être mises en rapport avec celle de l’« Éden cinéma ». Les numéros sur Le cinéma d’animation, ou Le documentaire, ou encore Le point de vue complètent les propositions pédagogiques et théoriques des DVD de l’« Éden ». Certains opus sont même très directement liés, tant leur date de parution invite à les envisager éventuellement ensemble. C’est le cas pour Théâtre et cinéma écrit par Charles Tesson pour la collection des « Petits cahiers » qui peut s’associer à l’opus « Cinéma et théâtre » sorti dans la collection l’« Éden cinéma » la même année, en 2007. Pour les œuvres au programme du baccalauréat, on assiste parfois à un « tir groupé » des publications : c’est le cas pour L’Aurore en 2005762. Le film L’Évangile selon Saint Matthieu, bien que n’étant pas au programme du baccalauréat, suscite également des publications dans les deux collections la même année, en 2003763. On constate donc une mise en réseau possible de ces documents, même si leur degré de « didactisme » les rattachant au sujet de ma thèse n’est pas tout à fait le même. Je m’appuierai ici principalement sur les « notices détaillées » proposées pour chaque numéro sur le site officiel du SCEREN-CNDP qui présentent et résument l’œuvre et qui sont des notices rédigées par l’auteur de l’ouvrage lui-même. Les présupposés rejoignent ceux que j’ai déjà relevés. L’auteurisme auquel prédispose sans doute la publication de numéros entièrement consacrés à un film 762 MAGNY Joël, L’Aurore, Paris : Cahiers du cinéma/SCEREN-CNDP, colle. « Petits cahiers », 2005. BOUQUET Stéphane, L’Évangile selon saint Matthieu, Paris : Cahiers du cinéma/SCEREN-CNDP, coll. « Petits cahiers », 2003. 763 - 484 - dit « d’auteur » à l’occasion de son entrée dans le programme très institutionnalisé du baccalauréat, se manifeste aussi dans des numéros entièrement consacrés à un réalisateur764. La notice du numéro sur L’Aurore précise que : « Chaque séquence, chaque plan est marqué du sceau d’un véritable auteur, par un style de mouvements, de contrastes et de subtilités. »765 Celui sur A. Kiarostami indique que : « Kiarostami est un auteur au sens le plus pur du terme. » 766 Presque ironiquement, quand il est question d’une « approche pragmatique » elle s’entend au sens de « terre-à-terre » comme c’est le cas dans l’opus Le court métrage : « L’auteur apporte également une dimension pragmatique à cet ouvrage: il expose quels sont, aujourd’hui en France, les moyens matériels et financiers nécessaires à la production d’un court-métrage, les réseaux sur lesquels s’appuyer, les subventions possibles, et, terme du parcours, comment un jeune cinéaste peut accéder à une diffusion en salle, en festival ou à la télévision. »767 La « pragmatique » ne s’entend pas ici comme une approche théorique mais semble totalement inféodée à la réflexion économique sur le cinéma. Si l’on retrouve une approche théorique qui pourraient s’apparenter à l’approche dite « pragmatique », c’est ainsi curieusement dans la notice du numéro L’Économie du cinéma formulée ainsi : « Pierre Gras a choisi de partir des expériences concrètes de chaque lecteur, qui est aussi un spectateur de films en salles, à la télévision, en DVD ou grâce à la vidéo à la demande sur Internet. Cette introduction répond de manière vivante et précise aux questions que peut se poser tout amateur curieux des aspects économiques du cinéma, dès qu’il réfléchit à sa place de spectateur au sein de l’industrie culturelle. »768 764 Abbas Kiarostami en 2004, Wong Kar Wai en 2006. http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-aurore-de-murnau&prod=21050&cat=137612, consulté le 16 août 2011. 766 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=abbas-kiarostami&prod=20976&cat=137612, consulté le 16 août 2011. 767 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-court-metrage&prod=21071&cat=137612, consulté le 16 août 2011. 768 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-economie-ducinema&prod=21053&cat=137612, consulté le 16/08/2011 765 - 485 - On retrouve au passage l’opposition paradigmatique face à un cinéma dit « industriel », comme en témoigne la notice du numéro sur Le cinéma d’avant-garde qui pourfend « le cinéma commercial » et reprend à son compte « la formule provocatrice de Jean-Marie Straub en 1970, “le cinéma commencera quand l’industrie disparaîtra” »769 Les opus qui s’intéressent à des genres cinématographiques les abordent majoritairement par leur dimension esthétique ou historique : « Cet ouvrage offre une mise en perspective historique du burlesque comme genre. » 770 On constate encore une fois qu’il n’est jamais question d’une interrogation sémiopragmatique ou pragmatique. On retrouve la même réduction théorique dans la notice de l’ouvrage Le cinéma documentaire que celle déjà soulignée dans le DVD de la collection « Éden cinéma » consacrée à ce genre : « Quelle définition et quelle identité pour le film documentaire ? Après avoir dressé un historique du documentaire, qui remonte aux frères Lumières, l’auteur revient sur les différentes approches de ce genre – qui recouvre des pratiques fort différentes – et s’attarde sur l’œuvre des principaux cinéastes. Un accent particulier est mis sur l’influence prégnante de l’évolution des techniques dans l’histoire du documentaire. »771 La « définition d’un genre » ne semble pouvoir émaner que de son histoire et plus précisément ici de l’histoire de ses techniques. La représentation de l’image recoupe parfois la perspective bazinienne, empreinte de fétichisme pour « l’image trace » et son rapport direct au Réel, comme en témoigne la notice du numéro sur Histoire et cinéma : « Le sens de l’Histoire passe par la mise en scène et le montage, et il y a bien 769 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=cinemas-d-avantgarde&prod=21054&cat=137612, consulté le 16 août 2011. 770 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-burlesque&prod=21073&cat=137612, consulté le 16 août 2011. 771 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-documentaire&prod=20958&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. - 486 - plus d’Histoire dans une fiction cinématographique que dans une bande d’actualités filmées. »772 A. Bazin et les Cahiers du cinéma sont d’ailleurs une référence récurrente dans les notices de cette collection : « Avec L’Homme de la plaine, Anthony Mann connaît sa première vraie reconnaissance critique en France. Dès sa sortie, André Bazin salue le film comme un chef-d’œuvre dans un article dithyrambique, “Beauté d’un western”, paru dans les Cahiers du cinéma. »773 « D’abord considéré comme un divertissement populaire avec ses codes et ses stars (John Wayne, James Stewart, Gary Cooper, Henry Fonda...), il doit sa reconnaissance à la critique française des années cinquante, qui sous la houlette d’André Bazin le considère comme “ le cinéma américain par excellence”. »774 Quant à l’approche globale du cinéma, elle reprend les éléments de « l’esthétique » et de la « stylistique », dans une approche formaliste récurrente du « langage cinématographique », avec toujours ce souci de la mise en perspective historique et culturelle déjà remarquée plus haut : « Avec cet ouvrage Jean-Michel Frodon met en évidence les principaux traits stylistiques du cinéma chinois, leurs relations avec la culture de cette région du monde et les multiples apports spécifiques de la Chine au langage cinématographique. »775 ou encore : « À partir de regroupements thématiques et esthétiques, l’auteur articule les principales tendances du cinéma africain francophone avec le terreau social et politique dont il se nourrit afin d’appréhender la vision du monde qui s’y déploie. »776 L’homogénéité des approches en ce qui concerne les cinémas nationaux que l’on 772 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=histoire-et-cinema&prod=49566&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. 773 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-homme-de-la-plaine&prod=21026&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. 774 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-western&prod=21025&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. 775 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinema-chinois&prod=21066&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. 776 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinema-africain&prod=20956&cat=137612, consulté le 17 avril 2011. - 487 - peut remarquer ici laisse à penser qu’une ligne éditoriale assez claire est imposée aux auteurs. Cette approche formaliste passe encore par le culte de la « mise en scène » dont dépend la « spécificité cinématographique » : « La spécificité du récit de cinéma, c’est que tout dépend de la mise en scène. »777 Les opus entièrement consacrés à des éléments formels comme Le plan rappellent ce préposé théorique. Le plan y est désigné comme « acte de création cinématographique, unité minimale, fragment d’espace-temps ou mise en œuvre d’une pensée », et le « montage » est « envisagé sous trois angles : celui de l’invention d’un langage, celui du découpage au montage, celui de l’évolution des pratiques professionnelles ». Le Point de vue consolide cette appréhension du cinéma majoritairement axée sur la traduction sémantique de choix formels. Ainsi, de l’« Éden cinéma », aux « Petits cahiers », des analyses filmiques proposées dans le Cahier des ailes du désir à celles proposées en ligne sur le site du SCERENCNDP comme la rubrique télédoc, j’ai eu beau multiplier les exemples, je suis toujours tombée sur les mêmes types d’approches théoriques et les mêmes présupposés778. Il y a une forte unité d’ailleurs entre ces approches et j’ai pu retrouver exactement les mêmes présupposés dans l’« Éden cinéma » et dans les 777 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-recit-de-cinema&prod=20955&cat=137612; consulté le 18 avril 2011. 778 On peut évoquer ici le logiciel « Lignes de temps », développé par l’IRI (Institut de Recheche et d’Innovation) qui a une assez bonne pénétration actuellement dans les classes d’Île-de-France. Le logiciel est décrit ainsi sur le site de l’IRI : « Le logiciel Lignes de temps met à profit les possibilités d’analyse et de synthèse offertes par le support numérique. Inspirées par les Timelines ordinairement utilisées sur les bancs de montage numérique, « Lignes de temps » propose une représentation graphique d’un film, révélant d’emblée, et in extenso, son découpage. Lignes de temps offre en cela un accès inédit au film, en substituant à la logique du défilement contraint qui constitue l’expérience de tout spectateur de cinéma, et pour les besoins de l’analyse, la « cartographie » d’un objet temporel. Aussi, en sélectionnant un segment d’une ligne de temps, l’utilisateur a-t-il accès directement au plan ou à la séquence correspondante dans le film, séquence qui peut être décrite et analysée par des commentaires textuels, audios, vidéos, ou documentée par des images ou des liens Internet. » (Source http://www.iri.centrepompidou.fr/outils/lignes-detemps/, consulté le 16 août 2011). Ce logiciel revient finalement peu ou prou à une mise en œuvre de la « pédagogie des fragments mis en rapport » et à une approche formaliste qui vise à « mettre en rapport » les images en vertu de relations plastiques, thématiques ou narratives : on retombe encore sur les mêmes approches même si « l’outil » développé peut paraître innovant. Ce qui change c’est la communication possible entre les différentes lectures, échangeables au sein d’une classe, permettant plus d’interactivité autour du film. Le logiciel permet donc potentiellement une approche plus pragmatique, même s’il n’a pas été, à mon sens, conçu pour cela. - 488 - « Petits cahiers », alors même que les auteurs ne sont pas les mêmes. Cette très forte unité me semble davantage pouvoir s’expliquer par une « communauté » constituée autour de présupposés et de paradigmes communs largement tacites plutôt que par un véritable effort explicite de cohérence théorique. À partir du moment où il faut parler de « cinéma » à l’École (ou ailleurs), il semble acquis qu’il faille parler de formes cinématographiques et plus précisément de formes « spécifiquement » cinématographiques plus que de réception, de communauté d’interprétation ou de sémio-pragmatique. Interroger la place du spectateur en s’appuyant sur la sociologie ou sur l’anthropologie, sans en faire une figure virtuelle et arbitrairement homogénéisée dans l’expression « le spectateur », n’apparaît pas comme une façon de « parler du cinéma » dans la situation d’apprentissage que constituent les enseignements du cinéma et de l’audiovisuel en lycée. Étant donnée la conjoncture politique, pédagogique, idéologique et paradigmatique que ma thèse s’est efforcée jusqu’ici de mettre à jour, il faudrait sans doute une véritable révolution des mentalités pour qu’il en soit autrement. Cela dit, l’Inspection générale me semble actuellement œuvrer dans le sens d’une plus grande diversité des approches, même si la route est encore longue. Tous ces documents pédagogiques permettent de cerner les pratiques et présupposés qui président à l’enseignement « cinéma et audiovisuel » en lycée. L’aboutissement général de tout cela (documents pédagogiques, parution du Cahier des ailes du désir, cours en classes) trouve un ultime aboutissement dans l’épreuve du baccalauréat à laquelle se soumettent, à la fin de deux à trois ans de cours779, les élèves ayant choisi de suivre un enseignement optionnel ou obligatoire CAV. Je me suis donc arrêtée, dans le cadre de ce travail sur les présupposés théoriques, sur l’épreuve du baccalauréat de l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel ». 779 L’option en Seconde n’est pas obligatoire pour suivre l’enseignement optionnel ou obligatoire CAV en Première et en Terminale. - 489 - 4.5.4 Les épreuves d’analyse filmique au baccalauréat et leurs critères d’évaluation Dans le cadre de l’enseignement artistique comme enseignement de spécialité, l’oral du baccalauréat comprend deux volets dont un est un exercice d’analyse filmique et qui se définit comme suit : « B - Partie orale (les instructions ci-dessous remplacent celles de la note de service de novembre 2003). Durée : 30 minutes. Temps de préparation : 30 minutes. La partie orale de l’épreuve comporte deux volets : Volet 1 (15 min) : l’analyse de quelques minutes de l’un des films du programme limitatif annuel, publié au I. L’extrait est choisi par les examinateurs. Le candidat, lors de son exposé, doit situer l’extrait du film (rapport à la continuité narrative, à l’œuvre du cinéaste, à l’histoire du cinéma, etc.) et en faire l’analyse. »780 J’ai pu assister à une journée d’oraux pour le baccalauréat 2010 au lycée Turgot à Paris. Seize élèves se présentaient à l’épreuve. Le jury était constitué d’un professeur en « cinéma et audiovisuel » d’un autre établissement et d’un producteur, professionnel intervenant dans les enseignements au titre du partenariat. Le jury propose au candidat une séquence très courte de deux ou trois minutes extraites d’un des films au programme que le candidat découvre au moment de l’épreuve781. Il dispose ensuite de trente minutes pour préparer les deux parties de son oral. Le principal reproche que j’ai vu faire aux candidats était de proposer une analyse « trop littéraire », et de ne pas faire preuve de suffisamment de connaissances formelles. Effectivement, certains candidats que j’ai vus faisaient des remarques très descriptives sur ce qu’il se passait dans le film. À propos d’Hiroshima mon amour, la scène de l’entrée dans l’hôtel : « elle veut pas oublier l’allemand », « elle hésite à entrer dans la chambre », mais j’ai vu aussi des élèves qui jouaient le jeu de l’analyse formaliste et de la traduction sémantique d’éléments formels et 780 BO n° 10 du 6 mars 2008, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2008/10/MENE0800130N.htm, consulté le 12 juillet 2011. 781 Pour le baccalauréat 2010 : L’Homme à la caméra, La Mort aux trousses, Hiroshima mon amour. - 490 - étaient d’ailleurs bien notés : sur La mort aux trousses à propos du début de la scène dans le champ de maïs : « la plongée participe à l’angoisse », « l’approche est menaçante à cause du son », dans L’Homme à la caméra : « les plans décadrés provoquent un effet de déséquilibre ». Le jury que j’ai vu travailler posait souvent les mêmes questions : « Pourquoi la caméra est là ? », « quel type de montage est utilisé ? », mais aussi quelques questions plus pragmatiques : « le film raconte quoi ? », « tu as aimé le film ? » À propos du personnage d’Ève Kendall : « en tant que femme, qu’est-ce que tu en penses ? ». Je ne m’aventurerais pas à tirer des conclusions générales sur ces quelques exemples s’ils n’allaient pas, finalement, à l’issue de cette longue partie, toujours peu ou prou vers les mêmes conclusions. Notons aussi que les films choisis au programme du bac se prêtent de toute évidence à l’approche formaliste qui n’est donc pas inadvenue pour les étudier, mais on ne peut, à nouveau, que remarquer, malgré quelques furtives tentatives citées ci-dessus, l’absence quasi totale d’approches alternatives. Notons également qu’en quinze minutes, il est impossible de proposer une approche pluridisciplinaire : le format même de l’épreuve encourage au formalisme qui ne nécessite finalement aucune documentation complémentaire et repose sur l’observation des formes que le candidat a sous les yeux. On peut pourtant déplorer qu’aucune approche sémio-pragmatique – possible même dans ce cadre d’épreuve – ne soit proposée de films étant pourtant à la frontière entre fiction et documentaire comme Hiroshima mon amour et L’Homme à la caméra. La fiche d’évaluation de l’oral d’analyse filmique proposée par le site de l’association « Les Ailes du désir »782 est à l’avenant : il s’agit d’évaluer la « connaissance des procédés d’expression cinématographiques », de « construire son analyse à partir de l’observation de l’image et des sons », de « repérer dans l’extrait proposé les éléments les plus représentatifs des choix artistiques et esthétiques du réalisateur ». En conclusion de cette partie, après l’étude d’exemples de documents pédagogiques, d’exemples d’épreuves pour l’examen, d’exemples de pratiques, il 782 Voir annexes. - 491 - apparaît que les enseignements « cinéma et audiovisuel » en lycée sont conformes à une certaine forme de cinéphilie, et que l’on pourrait résumer ainsi leur contenu : un désir de distinction au sens bourdieusien du terme ; un certain fétichisme de l’œuvre et surtout de sa « forme » censée contenir tout ce qu’il y a de « cinématographique » dans un film, et aussi d’un certain nombre de paradigmes : la possibilité – voire le devoir – d’« aiguiser le regard » de l’élève devenu ainsi « actif » face à l’œuvre d’art afin de l’ouvrir aux « révélations » qu’elle contient ; le primat du formalisme, de l’approche historique et génétique, du genre comme catégorie de l’esthétique pour analyser l’œuvre ; le désir d’analyser l’art par l’art. Cette mise en œuvre d’un enseignement du cinéma que l’on pourrait qualifier de « cinéphilique » si l’on donne à ce mot la définition « académique » que j’ai précisée plus haut, semble relever d’une vision de l’art proche de celle que développe Clive Bell dans Art en 1914. J’ai vu déjà, à travers A. Kerlan, que les paradigmes qui nourrissent la pédagogie de l’art sont héritiers de certains philosophes situés dans le champ de l’esthétique. La position de C. Bell se trouve exprimée au début de Art : « Certaines formes ou relations entre des formes provoquent une émotion esthétique. J’appelle “Forme Signifiante” ces relations formelles, ces combinaisons de lignes et de couleurs, ces mouvements esthétiques des formes ; et la “Forme Signifiante” est la seule qualité commune à toutes les œuvres des arts visuels. »783 On constat que c’est bien la tradition post-kantienne de l’approche textualiste conçue comme l’étude de la « Forme Signifiante » qui sévit en lycée, héritage d’une certaine philosophie, même si les principaux tenants de cette approche ne sont pas forcément conscients de leur inscription dans cet héritage qui constitue finalement un « bagage » dont on se sent à peine chargé tant il semble de l’ordre du « naturel ». 783 BELL, Clive, Art, http://www.manybooks.net/titles/bellc1691716917-8.html, version téléchargeable gratuitement sur Internet en .pdf, p. 49-50 du .pdf : « Certains forms and relations of forms, stir our esthetic emotion. These relations and combinations of lines and colours, these aesthetically moving form, I call “Signifiant Form” ; and “Signifiant Form” is the one quality common to all works of visuel art. » - 492 - Il s’agit bien là d’une suite de paradigmes qui se situent dans l’exacte lignée des paradigmes véhiculés par le discours politique et par les textes officiels, comme si ces paradigmes se déployaient sans faille d’un bout à l’autre de la chaîne, du ministre à l’élève, de la sphère du politique à la sphère du pédagogique, de l’arrêté ministériel à la copie du candidat au baccalauréat. Cette unanimité dans les approches paradigmatiques ne peut exister qu’en vertu d’un « air du temps » propice à son développement, celui que décrit Charles Taylor sur lequel je m’appuie dans la partie à venir pour expliquer les modalités de mise en œuvre du volet « pratique » de ces enseignements. - 493 - 5 - LES COMPÉTENCES LIÉES À LA PRATIQUE ET AU SAVOIR-FAIRE : « FAIRE DES FILMS » À L’ÉCOLE. - 494 - 5.1 Évaluer les savoirs et le savoir-faire 5.1.1 Textes officiels et préambules généraux Les textes officiels insistent beaucoup sur la présence de la pratique dans les enseignements artistiques, à toutes les étapes du parcours curriculaire en lycée. La pratique est dans les textes, parmi les fondamentaux de l’enseignement comme en témoigne le BO de Terminale que j’ai déjà cité : « La pratique artistique en classe terminale ne délaisse aucun des aspects de l’art des images et des sons : travail sur la scénarisation, le point de vue, le jeu des acteurs, sur la qualité de l’image et de la matière sonore. Elle articule l’implication individuelle et le travail en équipe qui caractérise la création cinématographique et audiovisuelle. »784 L’association de la théorie et de la pratique se retrouve également dans les textes officiels concernant l’option facultative. Elle est réaffirmée dans la dernière version des textes réécrits en 2010. On y voit apparaître l’idée que cette pratique doit être « en lien étroit avec l’analyse filmique »785. En cela les textes des programmes réaffirment ce que le Haut Comité aux Enseignements Artistiques et Culturels a toujours martelé. Le HCEAC insiste beaucoup, dans le rapport de 2006, sur cette dimension pratique, en proposant des pistes liées à la question du « savoir-faire ». Lors de l’audition de Bernard Stigler devant le HCEAC, P. Baqué, en charge des enseignements artistiques à l’École, fait cette remarque : « Il me semble qu’il y a aussi, par rapport à l’éducation culturelle et artistique, un concept à questionner à nouveau, c’est celui de ce que j’appelle la pratique critique. On ne peut s’en tenir au niveau d’une pratique uniquement créative, de l’expression personnelle. Il faut que tout moment de pratique soit suivi 784 BO Hors série n° 4 du 30 août 2001, classe de Terminale, repris littéralement dans le BO de 2010, op. cit., p. 22. 785 BO spécial n° 9 du 30 septembre 2010, classe de Terminale, version en ligne, op. cit. - 495 - d’un moment où l’on se pose, on fait silence, on réfléchit à ce qui s’est passé, et on fait venir autour de ça les éléments culturels indispensables pour alimenter cela et le relancer. La pratique critique est une approche qui associe le « faire » et des savoirs venant après le “faire”, et qui mobilise le “savoirfaire”. »786 La pratique artistique trouve son aboutissement dans les épreuves écrites et orales du baccalauréat. L’oral de l’épreuve, en Terminale, consiste dans la présentation au jury d’une « réalisation audiovisuelle » effectuée pendant l’année, dont le processus de création doit être explicité dans un « carnet de bord » qui élargit et relie la démarche pratique à une réflexion culturelle selon les modalités de mise en œuvre prévues par les textes : « En s’appuyant sur le programme de l’année, axé sur la notion de montage, mais prenant également en compte les acquis de la classe de Première, l’élève élabore progressivement un dossier en y intégrant l’ensemble des éléments – personnels et collectifs – nécessaires aux épreuves du baccalauréat. Ainsi chaque élève constitue-t-il progressivement un ensemble comprenant carnet de bord et production audiovisuelle : - le carnet de bord rend compte des recherches et des éléments d’analyse en relation avec les différentes questions abordées dans l’année ; - la production audiovisuelle est une forme courte, librement choisie, mais aboutie, intégrée ou non à un travail collectif, éventuellement accompagnée d’essais, de variantes ou de formes intermédiaires. »787 Rappelons que si les programmes des enseignements artistiques et des enseignements « cinéma et audiovisuel » font le pari d’une association entre la théorie et la pratique, c’est aussi parce que les enjeux du partenariat déjà évoqués sont au centre de ces enseignements, ce qui est une relative exception dans le système d’enseignement. Il convient donc de regarder de plus près le fonctionnement de chacune des épreuves qui permettent d’évaluer ce lien entre théorie et pratique et sont l’aboutissement de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée. 786 Rapport HCEAC 2006, op. cit., p. 122. BO Hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 24, repris littéralement en 2010. 787 - 496 - 5.1.2 L’épreuve écrite L’épreuve écrite, affectée d’un coefficient 3 au baccalauréat a donc été pensée pour permettre aux élèves de faire le lien entre théorie et pratique788. Sachant que l’épreuve du baccalauréat détermine également en amont les pratiques pédagogiques, le fonctionnement des épreuves devient un garant de cette interaction entre pratique et théorie. L’épreuve est ainsi décrite dans les instructions officielles : A - Partie écrite Durée : 3 heures 30. Deux sujets au choix sont proposés au candidat. (…). Sujet 1 : À partir du thème imposé, le candidat rédige : 1) Une note d’intention synthétique (de deux à trois pages) présentant son film (titre, durée, sujet) précisant la finalité du propos, le genre, le support, ainsi que la démarche de réalisation choisie. Cette note d’intention permet au candidat de préciser l’essentiel de ses choix et partis pris artistiques et esthétiques concernant les traitements de l’espace et du temps, de l’image et du son, du récit et des personnages, du montage.(…). 2) Un scénario dialogué ou non dialogué selon le genre ou la démarche choisis. Sujet 2 En prenant comme base de travail le scénario, ou l’extrait de scénario fourni, le candidat présente un projet détaillé et argumenté de réalisation. Le travail comprend : 1) Une note d’intention détaillée et argumentée (de deux à quatre pages) éclairant son point de vue, ses partis pris de réalisation et de mise en scène et précisant les choix artistiques et esthétiques qui s’y rapportent. 2) Un découpage technique de quelques plans consécutifs, en nombre suffisant pour être significatifs (durée conseillée : 1 à 2 minutes à l’écran) concrétisant les éléments évoqués dans la note d’intention et permettant au réalisateur potentiel de mettre en place son tournage. »789 Les modalités d’évaluation sont les suivantes : « Partie écrite : Les copies sont notées sur 20 avec la répartition suivante : Sujet 1 - 10 points pour la note d’intention ; - 10 points pour le scénario. Sujet 2 - 10 points pour la note d’intention ; -10 points pour le découpage 788 Voir un exemple de sujet d’annales en annexe. BO n° 45 du 4 décembre 2003, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2003/45/MENE0302620N.htm, l’épreuve est restée inchangée depuis mais est en cours de modification pour la rentrée 2012. 789 - 497 - technique. »790 Il y a donc deux types de sujets au choix du candidat, à traiter en 3 h 30 : un scénario et une note d’intention qui s’appuient sur un corpus de documents en rapport avec un thème (sujet 1) ou une note d’intention et un découpage technique qui s’appuient sur un scénario fourni (sujet 2). Il est question de développer des « intentions de réalisation » et leurs « incidences techniques » et pour le sujet 2 – « à dominante créative »791– de laisser aux candidats la possibilité d’une expression personnelle même si elle doit être « respectueuse » des documents fournis. Cette épreuve n’est pas sans soulever un certain nombre de difficultés. Pour avoir assisté aux délibérations du jury du baccalauréat des professeurs des académies de Paris, Créteil, Versailles en juin 2010 au lycée Turgot à Paris792, j’ai pu constater une déploration générale quant au « faible niveau des copies de l’écrit ». Pour le sujet 1, les professeurs regrettaient aussi un manque d’originalité des scénarios, des notes d’intentions jugées « artificielles » ou indigentes qui ne présentent aucune intention de réalisation, sans engagement personnel des candidats qui semblent manifester par ailleurs trop peu de culture cinématographique. Les professeurs présents – et je partage cet avis – s’accordaient à dire que l’artificialité de l’épreuve l’éloignait du réel et plongeait l’exercice dans l’abstraction, alors que le cinéma parle de la vie. Par ailleurs, le scénario est un exercice difficile à juger selon des critères scolaires : il est difficile d’objectiver la notation : doit-on noter seulement la présentation des scénarios et son adéquation avec les règles du genre ? Cela paraît une exigence trop réduite à l’issue d’un enseignement de spécialité. Cette commission a également fait état de quelques scénarios difficiles à évaluer – par exemple lorsque la note d’intention devient un lieu cathartique ou si elle plagie un film déjà sorti – ou lorsque le scénario est éthiquement problématique (porno, gore, violence gratuite, 790 BO n° 45 du 4 décembre 2003, op. cit. « Guide Bac CAV » document rédigé par Christine Juppé-Leblond et distribué aux professeurs de CAV en 2007, diffusion interne. Je tiens le document à disposition du jury, si besoin est, pour des raisons scientifiques. 792 Commission d’harmonisation pour les professeurs des académies de Paris, Créteil, Versailles, le mardi er 1 juillet 2010. 791 - 498 - etc.). Le débat partageait les professeurs qui se demandaient si l’on peut n’évaluer que l’esthétique sans tenir compte de l’éthique. Puis finalement, la commission d’harmonisation achoppait sur un problème purement organisationnel en mettant en doute le fait que des compétences soient évaluables par ce genre d’exercice : que peut-on raisonnablement attendre d’un scénario fait en 3 h 30 ? Les documents proposés sont trop peu sollicités, et il y en a trop, les candidats ne se les approprient pas et ils ne facilitent pas, finalement, la rédaction du scénario en tant limité. Le sujet 2, qui consiste en une note d’intention et un découpage technique à partir d’un scénario fourni, semble témoigner davantage d’une maîtrise de l’image. Il est davantage plébiscité par les professeurs d’Île-de-France. Il semble que le découpage technique demandé aux candidats soit plus facile à noter, car il permet d’évaluer des compétences plus techniques. Cependant, il a été dit que l’exercice était très artificiel dans le cadre d’un examen : les élèves ne semblaient pas en comprendre véritablement les enjeux. La faible qualité du scénario fourni comme point de départ dans le sujet a souvent été critiquée, ce qui renvoie au problème lié à la constitution, très difficile, du corpus pour le baccalauréat, puisque personne dans l’Institution n’est réellement compétent pour écrire des scénarios. Le désir affirmé pour ces épreuves est de voir les élèves défendre un projet de réalisation, c’est-à-dire de trouver des « solutions artistiques, esthétiques et techniques inventives et cohérentes avec le projet et les intentions de réalisation »793, en lien avec le scénario ou le thème proposé. L’épreuve revient finalement à ce paradigme du réalisateur-auteur comme seul maître d’œuvre à bord pour décider de son film, mais elle est aussi une tentative pour évaluer des compétences qui se trouvent ainsi résolument tournées vers la pratique – l’idée de « faire un film » – et pas du tout vers la restitution de connaissances théoriques ou historiques sur le cinéma sous une forme dissertative par exemple. Pour autant, A. Bergala s’est à 793 BO n° 45 du 4 décembre 2003, op. cit. - 499 - plusieurs reprises élevé contre ces sujets de l’épreuve écrite, et en particulier le sujet 2, le jugeant trop éloigné des pratiques réelles des professionnels. Son argument porte essentiellement sur le décalage entre les exigences scolaires et le « vrai » cinéma794. Il ne s’agit pas seulement de transformer un apprentissage professionnel en apprentissage artistique, mais de créer de toutes pièces un exercice qui n’existe pas en tant que tel dans le champ du « cinéma ». Cette épreuve conduit à se demander de façon un peu provocatrice si le « cinéma que l’on apprend » existe vraiment. 5.1.3 L’épreuve orale : le « film du bac » et le « carnet de bord » L’épreuve orale est double, comme je l’ai déjà évoqué précédemment. Je ne reviendrai pas ici sur la première partie de l’épreuve qui consiste en une analyse filmique d’un des films au programme, mais sur la deuxième partie de l’épreuve qui consiste en la présentation d’une « production audiovisuelle » faite par l’élève et d’un cahier de bord faisant état du travail de l’année. Elle est définie ainsi dans les textes officiels : Le coefficient de l’épreuve orale est de 3 et l’évaluation s’organise comme suit : B - Partie orale : Durée : 30 minutes. Temps de préparation : 30 minutes. La partie orale de l’épreuve comporte deux volets : Volet 2 (15 min) : la présentation argumentée d’une réalisation individuelle ou collective, de dix minutes maximum, produite obligatoirement dans le cadre de l’enseignement de spécialité de l’année. (…) Cette réalisation est accompagnée d’un carnet de bord qui comprend d’une part, une sélection de documents préparatoires à la réalisation (…), d’autre part, en trois ou quatre pages : - une analyse critique et personnelle de la réalisation ; - un bilan réflexif de l’élève sur sa participation à la réalisation ; 794 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p.190. - 500 - - le développement d’une question cinématographique liée à cette réalisation. Partie orale : La prestation orale est notée sur 20 avec la répartition suivante : -10 points pour l’analyse ; -10 points pour la présentation et l’échange avec le jury. Les candidats sont évalués conjointement par au moins un professeur ayant eu en charge un enseignement de cinéma et audiovisuel en classe Terminale et par un partenaire professionnel qui est intervenu régulièrement dans l’enseignement en application de l’article 7 de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989. »795 Il apparaît que ces épreuves laissent finalement très peu de place pour la présentation des travaux d’élèves alors que ceux-ci y consacrent beaucoup de temps dans l’année et alors même que les textes réaffirment sans cesse l’importance de la pratique. Le « cahier de bord » doit contenir : « les documents collectifs de préparation et d’accompagnement de la réalisation présentée par l’élève, le compte rendu personnel et réflexif du travail accompli, le développement d’une question en relation avec la réalisation autour d’un thème librement choisi en lien avec le programme de l’année »796. Si on le souhaite à la hauteur des attentes exprimées par les textes, c’est un travail très lourd à réaliser. Lors des oraux auxquels j’ai pu assister797, les « cahiers de bord » n’étaient jamais vraiment évalués en eux-mêmes, car le temps d’interrogation est très court. On laisse le candidat s’exprimer sur la « question en relation avec le travail de l’année », et il est plus question de jauger sa culture cinématographique que de véritablement évaluer la problématisation qu’il en a faite. Quant à la production personnelle du candidat, elle est également évaluée très rapidement. Ce n’est d’ailleurs pas sa « valeur » qui doit être évaluée, mais la manière dont l’élève assume et défend ces choix. Christine Juppé-Leblond rappelle la conduite de l’interrogation orale sur le film du baccalauréat : « Le questionnement doit dépasser un simple « constat d’activité » de l’élève au sein du groupe pour toucher à des questions artistiques et esthétiques : 795 BO n° 10 du 6 mars 2008, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2008/10/MENE0800130N.htm. L’épreuve est restée inchangée depuis mais est en cours de modification pour la rentrée 2012. 796 Ibid. 797 Au lycée Turgo à Paris, le 29 juin 2010. - 501 - pourquoi ce choix de cadrage, de montage, quel sens a ce raccord, ce ralenti, pourquoi cette bande-son ?... Cela permet de compléter l’évaluation sur les acquis et donne au candidat le plaisir de mettre en valeur ses choix et ses goûts. »798 L’association « Les Ailes du désir » propose une fiche d’évaluation de l’oral dans laquelle elle stipule qu’il s’agit d’évaluer des « compétences de base : connaître et maîtriser le contenu de son carnet de bord (…) être capable de décrire de façon concise toutes les étapes de la réalisation (…) connaître la réalisation présentée et les outils utilisés ; des compétences critiques : décrire l’évolution de projet artistique (…) expliquer et défendre la démarche de réalisation (…) dresser un bilan et porter un regard critique »799. Étonnement l’appréciation de « la part de réinvestissement des acquis de son apprentissage du cinéma en lycée » n’intervient dans l’évaluation qu’à titre de « bonus ». On touche pourtant là à un des enjeux de cette « réalisation » : elle devrait idéalement permettre une mise en pratique concrète des éléments formels étudiés dans le cadre des analyses filmiques et des cours de la composante théorique des programmes. C. Juppé-Leblond le rappelle à propos de l’interrogation sur la réalisation des élèves : « ne pas oublier que la dominante de Terminale obligatoire porte sur le montage »800, comme pour inviter les jurys à questionner l’élève sur ce rapport entre la « dominante » du programme et sa mise en pratique dans la réalisation audiovisuelle. Pourtant, ce rappel semble n’agir que comme une sorte de Nota Bene, confirmant l’impression de marginalisation de cet aspect de l’évaluation déjà présente dans le document produit par « Les Ailes du désir ». Si ces épreuves – écrites et orales – sont critiquées et critiquables, il est bien évident qu’elles dirigent les activités quotidiennes dans la classe. Les cours d’élèves que j’ai 798 « Guide Bac CAV » document rédigé par Christine Juppé-Leblond et distribué aux professeurs de CAV en 2007, op. cit. 799 Document validé par l’Inspection générale, téléchargeable en ligne sur le site de l’association sur le lien « Évaluation de l’oral : pratique artistique» sur la page http://www.ailesdudesir.com/bac.htm, consulté le 10 mai 2010. 800 « Guide Bac CAV », op. cit. - 502 - pu consulter font état de nombreux exercices de découpage technique, ou de « storyboardage », occasionnant parfois l’intervention d’un professionnel : un « storyboardeur », une scripte. Les élèves des enseignements CAV sont également souvent amenés à rédiger des « notes d’intention », y compris dans le cadre de sujet « d’annales » comme tout candidat préparant une épreuve du baccalauréat. Si ces exercices sont tout à fait pertinents lorsque les élèves préparent la production du film qu’ils présenteront au bac, l’exercice peut sembler tout à fait artificiel et inutile quand il est conçu comme un exercice de bachotage parmi d’autres qui ne sera à l’origine d’aucune véritable production personnelle. Benoît, dans l’entretien souvent cité, confirmait cette idée : « Quand il faut en plus se plier aux règles de l’écriture cinématographique, ça leur apparaît comme une contrainte trop forte. La discipline c’est insupportable, surtout quand c’est pour les épreuves écrites. Ils ne voient pas la nécessité d’écrire une note d’intention pour un truc qui ne sera pas tourné. C’est une douleur pour finalement pas grand-chose. »801 Conçues pour valoriser la pratique et l’expression personnelle y compris pour l’évaluation de l’examen, les épreuves se heurtent à la dimension inévitablement scolaire de leur organisation et aux modalités de passage du baccalauréat. Au-delà de l’évaluation – on le voit limitée à à peine quinze minutes – dans le cadre de l’épreuve du baccalauréat, il convient de s’interroger plus précisément sur les modalités de mise en œuvre de cette « réalisation » audiovisuelle que l’élève présente au bac et sur les paradigmes qui justifient son intégration dans les enseignements du cinéma en lycée. 801 Entretien avec Benoît déjà cité, le 27mars 2009. - 503 - 5.2 Les enjeux de la pratique 5.2.1 Quels enjeux pédagogiques ? La fabrication de « films » part d’une intention claire : laisser le talent de l’élève s’exprimer le plus librement possible et lui permettre de réinvestir ses connaissances théoriques dans une pratique raisonnée. Mais les présupposés sont peut-être plus problématiques : il me semble à la fois rejoindre ce que P. Bourdieu et J.-C. Passeron qualifient d’« utopie spontanéiste qui accorde à l’individu le pouvoir de trouver en lui-même le principe de son propre épanouissement »802 et le paradigme de l’art prophylactique que j’ai défini plus haut. En effet ces tournages s’inscrivent dans la perspective de la « pédagogie de projet » telle que l’ont promulguée certains courants de la « pédagogie active ». Célestin Freinet, en 1961, défendait déjà l’idée qu’il fallait replacer « la création et l’expression personnelle au centre de tout notre processus éducatif »803. Philippe Meirieu est l’un des défenseurs connus de cette pratique pédagogique qu’il a expérimentée lui-même dans ses classes : « Je pratiquais une pédagogie que je voulais “non directive” inventant, au jour le jour, des activités nouvelles : travaux de groupe, exposés, improvisations théâtrales, ateliers d’écriture, élaboration d’un journal, enquête, réalisations de films, etc. »804 Ce type de pédagogie est entrée dans l’École par la grande porte, comme moyen de « repenser l’École » et de remettre justement peu ou prou en question le rapport de 802 BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, La Reproduction, Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 31-32. 803 FREINET Célestin, rapport pour les rencontres de Cannes, juin 1961 cité par Paul Leutrat dans « Apprendre à voir le cinéma », Artsept, numéro spécial, juin 1963, p. 43-45. 804 MEIRIEU Philipe et LE BARS Stéphane, La Machine École, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 18-19. - 504 - force professeurs/élèves que les textes de P. Bourdieu et J.-C. Passeron avaient analysé comme une violence symbolique. Le « projet » doit permettre l’instauration d’un rapport nouveau avec le professeur et avec l’Institution en général : liberté de mouvement, collaboration professeurs/élèves, prise en compte de la personnalité de l’élève, de sa « créativité », etc. On retrouve aussi le paradigme de l’art éducateur et de l’art citoyen défini dans la première partie de cette thèse (1.2), les « artistes » considérés comme « partenaires » du professeur ayant tout leur rôle à jouer dans cette mission éducative de l’art. En outre, le « projet » a pour enjeu de faire travailler les élèves ensemble. Comme le dit une publication du CRDP de Lyon : « Le travail sur un film crée une situation très particulière dans l’établissement scolaire. Là où l’École développe le plus souvent des savoirfaire individuels pour ne pas dire individualistes, organisés autour d’une logique de compétition, la pratique d’activités culturelles, et celle du cinéma et de la vidéo notamment, génère au contraire des habitudes de travail en groupe, selon des modalités diverses. »805 Notons au passage que la pratique est ici désignée comme une « activité culturelle » et non comme une « pratique artistique ». La différence terminologique n’est pas négligeable : il est vrai que ces « films » ne sont pas sensés avoir de « prétentions artistiques », et que l’enseignement n’a pas vocation à la « préprofessionnalisation »806. Mais on peut se demander quelle est la réalité de ce postulat dans les pratiques et les présupposés, lorsque l’on sait que des festivals dans toute la France cherchent à donner une visibilité à ces œuvres (2.3.4), que les élèves n’hésitent pas, comme je le verrai ultérieurement, à « poster » ces films sur des sites de partage, et que certains s’y investissent beaucoup, pensant que le film pourra être un moyen d’entrer dans le « monde du cinéma ». Rappelons ici que d’un point de vue pédagogique, le projet est un travail d’équipe lorsque la division du travail est préalablement discutée par les différents actants : élèves, professeurs, éventuellement professionnels partenaires, ce qui doit contribuer à renforcer la 805 806 CITTERIO Raymond, Du cinéma à l’école, op. cit., p. 64. BO spécial n° 9 du 30 septembre 2010, version en ligne, op. cit. - 505 - gestion de ce travail d’équipe, le relationnel, la solidarité, bref ce qui est doit permettre, finalement, un meilleur apprentissage d’une certaine forme de « citoyenneté » à laquelle les documents officiels tiennent beaucoup conformément au paradigme de l’« art citoyen »807. Si la pratique est bien ancrée dans l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel c’est donc parce qu’elle est totalement en résonance avec les paradigmes que j’ai étudiés plus haut (1.2). Les enjeux pédagogiques sont donc finalement, aussi, des enjeux paradigmatiques, confirmant le lien déjà établi par la sociologie de la reproduction entre l’École et les valeurs défendues par la classe dominante d’une société donnée. 5.2.2 Pédagogie, amateurisme et pratiques scolaires Preuve supplémentaire de la mise en résonance de paradigmes politiques et de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel en lycée, le rapport Rigaud sur les politiques culturelles en 1996 visait à favoriser la pratique artistique en amateur comme « fait culturel majeur »808. Ce rapport insiste sur la « refondation de la politique culturelle dans le sens d’un encouragement à la pratique amateur, y compris dans « l’éducation artistique et culturelle » : « Deux objectifs distincts peuvent être assignés à la politique d’éducation 807 Pourtant, remarquons qu’en CPGE, la pratique est seconde, reléguée en arrière-plan des programmes comme l’indique le BO : « la place de la pratique est volontairement limitée et intimement liée aux questions théoriques et culturelles abordées ». Il est intéressant de voir combien plus on s’élève dans le parcours curriculaire dans des filières dotées d’une grande valeur symbolique de la formation de l’élite, moins la nécessité de la pratique s’impose, ce qui semble paradoxal dans la mesure où le BO du lycée ainsi que de nombreux textes officiels insistent sur le fameux postulat : faire du cinéma permet de comprendre le cinéma. On se heurte sans doute comme toujours à des présupposés : le principe même de la classe préparatoire repose sur l’enseignement magistral d’un savoir théorique. Il serait mal vu de « perdre son temps en tournage », le tournage étant par ailleurs très chronophage dans ces formations qui doivent préparer les étudiants à un niveau élevé de compétence. Cette compétence est d’ailleurs majoritairement culturelle et rédactionnelle : l’exercice de la dissertation reste la valeur absolue de la sélection des élites. L’épreuve écrite et le programme sont d’ailleurs éminemment théoriques. La pratique est cantonnée à l’épreuve d’admission à laquelle bien peu de candidats accèdent. 808 « Pour une refonte de la politique culturelle », rapport de Jacques RIGAUD au ministre de la Culture, Philippe Douste-Blazy, Paris : La documentation française, 1996, p. 142. - 506 - artistique et culturelle de la Nation : la formation de l’esprit critique et le goût via la transmission de connaissances et l’encouragement de la pratique en amateur. »809 Cette « pratique amateur » doit permettre « une relation entre amateurs et professionnels », car elle a une « indéniable portée culturelle » liée au « développement des loisirs » conséquence de la réduction du temps de travail. L’argument en faveur de l’amateurisme est peut-être aussi économique puisque le rapport stipule que « les dépenses des ménages pour ces activités s’élèvent à près de 10 milliards de francs par an. »810 L’encouragement à la pratique en amateur entre totalement en accord avec la présence de la pratique dans les textes officiels concernant l’enseignement artistique. Puisqu’aucune professionnalisation n’est requise, le « film de bac » peut se définir comme une pratique amateur. Mais l’amateurisme est trop proche des loisirs pour apparaître véritablement légitime dans le cadre d’un enseignement scolaire destiné à une évaluation au baccalauréat. On entend bien ici et là des mauvaises langues dire que « l’option CAV, c’est un peu un club vidéo », mais tout est fait dans les textes officiels pour donner une légitimité forte à la pratique. Pourtant, il est difficile d’introduire une « pratique du cinéma » sans risquer de susciter un désir « d’être réalisateur » et de retomber sur les fantasmes que suscite parfois trompeusement le cinéma et dont on a vu qu’ils pouvaient avoir un effet délétère sur les élèves et leur parcours curriculaire. R. Odin m’a fait part811 de la création, au début de l’installation des enseignements CAV dans les lycées, d’un comité de protestation des élèves qui militaient pour la professionnalisation des enseignements ! Car le désir d’« apprendre le métier » et très fort du côté des élèves, d’autant que les Écoles de cinéma en tant que telles – la FEMIS particulièrement – sont très difficiles à intégrer. Comment donc faire de la pratique sans donner à croire que l’on « fait du cinéma » ? Benoît, dans l’entretien que j’ai souvent cité, m’avouait à propos des films du baccalauréat : 809 « Pour une refonte de la politique culturelle », op. cit. p. 132. Ibid., p. 142. 811 Entretien déjà cité du 25 novembre 2010. 810 - 507 - « Bah j’en pense que déjà ça plait aux élèves. Les œuvres en elles - mêmes − et là c’est un ancien examinateur qui te parle − je peux te dire que c’est atroce. » On peut se demander dans la foulée si la pratique promulguée en lycée relève de la démagogie ou est un aveu de soumission à la démagogie. C’est sans doute un écueil dans lequel certaines classes de lycée peuvent tomber812. Le premier soutien épistémologique que reçoit la pratique est évidemment en lien avec la question pédagogique : c’est le présupposé selon lequel faire des films permet de mieux comprendre et analyser le cinéma, puisque la pratique doit être l’occasion d’une mise en œuvre des éléments théoriques du programme. Mais cette mise en œuvre à vocation pédagogique nécessite un suivi individualisé et précis de la pratique, or il n’existe aucun cahier des charges pour définir le réinvestissement théorique qui doit être fait dans le cadre du « film pour le bac ». À titre de contrepoint, on peut s’appuyer sur l’Épreuve Professionnelle de Synthèse (EPS) du BTS audiovisuel. Les deux épreuves ne sont évidemment pas comparables puisque l’ambition technique et professionnalisante des EPS – et de la formation en BTS en général – n’est pas du tout dans le même esprit ni dans le même cadre de formation que le « film du bac ». Cependant, la comparaison, même à titre indicatif, me semble intéressante, car il s’agit bien d’utiliser la production d’un travail audiovisuel dans le but de valider des acquis de formation. Toute production audiovisuelle dans le cadre des EPS en BTS est encadrée par un « cahier des charges »813 très précis, reposant sur des critères bien définis, connus de tous et validés par des instances nationales indépendantes de l’établissement. Le cahier des charges répartit les tâches techniques des élèves et définit leur modalité d’évaluation. Cette différence fondamentale permet de rappeler qu’« une pédagogie par projet sans objectif est du 812 Je fais écho ici à un court extrait de l’entretien que m’a accordé Christine Juppé-Leblond le 7 janvier 2009 : CJL : « Dans l’option, on trouve tout et n’importe quoi. Moi : C’est quoi « n’importe quoi » ? CJL : C’est par exemple des courts-métrages d’une heure. Moi : Pourquoi les profs font ça ? CJL : Par démagogie, pour faire plaisir aux élèves. » 813 Voir un exemple de cahier des charges en annexe. - 508 - bricolage »814 et que la pratique ne permet un véritable apprentissage que s’il y a une confrontation permanente, lors de l’élaboration du projet, entre l’objectif posé et les conditions de sa réalisation. C’est ainsi que les « films de bac » me semblent devoir être interprétés ou lus comme un « encouragement à la pratique amateur » plus que comme un travail à vocation pédagogique de transmission de connaissances. Et ceci n’est pas forcément critiquable : la pratique en amateur est sans doute un très bon outil de développement culturel. On peut en effet supposer que l’expérience concrète du médium permet de lever bien des obstacles à sa réception, et c’est sans doute ici que l’argument pédagogique revient : il s’agirait de mieux comprendre les films à partir du moment où l’on a eu l’occasion d’en concevoir un. Mais on arrive ici à un paradoxe : alors que l’École promulgue le modèle de la culture savante en dédaignant « la pratique amateur du cinéma comme loisir »815, la pratique de la création artistique dans le cadre de l’enseignement CAV paraît finalement rejoindre la pratique amateur tant décriée. Le discours est donc à nouveau étrangement scindé : l’ambition esthétique disparaît dès qu’il s’agit de « faire des films » alors même que « faire des films » est censé permettre une meilleure appréhension de l’esthétique ! Si l’on suit l’hypothèse de J.-M. Leveratto, cette schizophrénie n’est pas seulement étrange, elle est alarmante, car elle risque d’avoir un effet totalement contre-productif d’un point de vue pédagogique si l’on suppose comme lui qu’une pratique sans professionnalisme est : « Sans profit éducatif pour l’amateur qui l’utilise comme un simple fairevaloir, elle donne en même temps une vision fausse au public de la technique artistique, transformée en un passe-temps, utilisée sans rigueur professionnelle, sans souci de la préservation de sa qualité artistique. »816 Comment à la fois défendre que la culture artistique vient de la fréquentation des belles œuvres et laisser des enfants de quinze ans « faire des films » quasiment sans encadrement ni évaluation ? C’est effectivement un des paradoxes de ces tournages 814 LEGRAND Louis, Pour un collège démocratique, Paris : La Documentation française, 1983, p. 42. LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 106. 816 Ibid., p. 106. 815 - 509 - en lycée : « Cette vision de la culture artistique conduit également à valoriser la consommation savante et individuelle du chef-d’œuvre et, corrélativement, à dévaluer l’exercice d’une activité artistique en amateur. Du fait de l’importance accordée au contact avec des œuvres de qualité supérieure. »817 Le « contact avec les œuvres de qualité supérieure » qui est une des ambitions affichées des enseignements, on l’a vu, ne va donc pas forcément de pair avec la défense d’une pratique amateur. La prétention à étudier le cinéma comme un art côtoie la faible qualité des productions des élèves qui semble, elle, être tout à fait admise. Une fois encore, ce qui semble aller de soi dans les textes peut s’avérer sujet à caution. Il faut alors sans doute chercher la vertu de l’exercice dans la démonstration de la sociologie des pratiques culturelles : « La pratique en amateur d’une discipline artistique est généralement associée à une proximité plus grande avec le domaine artistique correspondant. »818 Ceux qui font de la vidéo amateur sont ceux qui vont voir des films : « Le lien positif entre pratique amateur et fréquentation des lieux de diffusion culturelle correspond à un effet “robuste”, mesuré à niveau d’études et catégories socioprofessionnelles contrôlées. »819 Si la pratique amateur peut devenir un véritable outil de démocratisation culturelle, sur ce point précis, les programmes sont efficaces. Surtout, cette « pratique » est défendable dans une perspective gauffmanienne : tourner des plans, prendre des sons, écrire un scénario, autant d’exercices qui permettent de promouvoir une certaine « expérience du cinéma ». C’est le point de vue de Benoît, professeur souvent cité ici : « Que cela leur fasse prendre conscience qu’un film c’est le fruit d’un processus de travail qui passe par un certain nombre d’étapes et que chacune des étapes a son importance , a ses codes, etc., oui. Parce que eux, c’est la génération “pocket film”, film au portable tu vois, ce qui en soi peut donner 817 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 106. COULANGEON Philippe, Sociologie des pratiques culturelles, Paris : La découverte, coll. « Repères », 2005, p. 80. 819 Ibid., p. 81. 818 - 510 - des trucs biens, quand tu as des choses à dire. »820 Mais dans cette logique, il faudrait faire réfléchir les élèves non pas sur l’enjeu esthétique de ce qu’ils produisent, ce qui est très largement le cas, mais sur l’intérêt anthropologique de leur acte de création. Il s’agira là d’une approche sans doute plus prudente de la « production artistique » de fin de cycle. 5.2.3 Le rapport à la pratique comme retour de la puissance symbolique du verbe Pourquoi demander aux élèves qui choisissent l’enseignement artistique CAV en lycée de faire preuve d’une « pratique » ? La question se pose d’autant plus qu’il n’en est pas systématiquement question dans les autres matières « artistiques » de l’enseignement général. En français par exemple, malgré quelques tentatives d’inscription au baccalauréat d’épreuves de « pratiques d’écriture » comme « l’écriture d’invention »821, il n’a jamais été question de demander aux élèves de produire un roman ou une nouvelle pour être évalués au baccalauréat. C’est bien le signe que l’apprentissage de méthodes d’analyse de textes et de données culturelles semble suffire à l’enseignement du français et qu’une pratique « aboutie » d’écriture d’un texte littéraire n’est pas le principal but des études de Lettres en lycée. D’ailleurs, le système d’enseignement français assume un clivage relativement chronique entre théorie/pratique/technique. La sociologie de la reproduction a expliqué ce clivage par une hiérarchisation des savoirs théoriques et des savoirs 820 Entretien déjà cité du 37 mars 2009. Elle est une des trois épreuves proposées au baccalauréat de français et se définit comme suit dans les textes officiels : « L’écriture d’invention contribue, elle aussi, à tester l’aptitude à lire et comprendre un texte, à en saisir les enjeux, à percevoir les caractères singuliers de son écriture. Elle permet au candidat de mettre en œuvre d’autres formes d’écriture que celle de la dissertation ou du commentaire. Il doit écrire un texte, en liaison avec celui ou ceux du corpus, et en fonction d’un certain nombre de consignes rendues explicites par le libellé du sujet. L’exercice se fonde, comme les deux autres, sur une lecture intelligente et sensible du corpus, et exige du candidat qu’il se soit approprié la spécificité des textes dont il dispose (langue, style, pensée), afin d’être capable de les reproduire, de les prolonger, de s’en démarquer ou de les critiquer. » Source, BO n° 46 du 14 décembre 2006, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/bo/2006/46/MENE0602948N.htm, consulté le 17 août 2011. 821 - 511 - techniques dans une volonté de « conférer le primat à la fonction sociale de la culture sur la fonction technique de la compétence »822. Mais il est bien aussi, sur ce point précis, question de paradigmes. Ce que P. Bourdieu et J.-C. Passeron appellent : « la maîtrise pratique à dominante verbale » semble bien correspondre aux ambitions des programmes officiels cités plus haut : « Ainsi, une maîtrise pratique orientée vers la manipulation des choses et le rapport aux mots qui en est corrélatif prédispose moins à la maîtrise savante des règles de la verbalisation lettrée qu’une maîtrise pratique tournée vers la manipulation des mots et vers le rapport aux mots et aux choses qu’autorise le primat de la manipulation des mots. »823 En effet, il s’agit d’inculquer en priorité « la maîtrise d’un langage et d’un rapport au langage », plus qu’une maîtrise des outils techniques qui servent à produire – ou à post-produire – des images et des sons. Comme en témoignent les réflexions sur l’évaluation de ce « film pour le bac », la notation repose avant tout sur la manière dont le candidat est capable de justifier ses « choix » et de « défendre » son film plus que sur la qualité broadcast du produit fini. Encore un paradoxe : cette qualité n’est pas totalement négligée, comme en témoignent les nombreux festivals qui valorisent les films produits dans ce cadre, mais elle n’est pas le principal support d’évaluation de l’épreuve : aucune justification technique n’est demandée dans le cadre de l’oral du baccalauréat824. Le produit audio-visuel réalisé sera donc évalué surtout par le biais du discours explicatif ou justificatif que le candidat élabore sur lui. Les épreuves d’examens sont à ces égards très symptomatiques. Comme je l’ai vu (5.1.2), une des épreuves écrites consiste dans la rédaction d’un scénario et d’une note d’intention. En tant qu’elle est – malgré son rattachement revendiqué à une certaine pratique – une épreuve écrite et donc de fait rédactionnelle, elle réactive 822 BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, op. cit., p. 157. 823 Ibid., p. 65-66. 824 Plus généralement, c’est sans doute cette subordination de la maîtrise pratique à la maîtrise symbolique qui explique que dans le système d’enseignement les filières techniques soient moins valorisées que les filières générales. - 512 - peu ou prou le pouvoir symbolique de l’écrit qui peut agir pour certains élèves comme un véritable couperet. C. Juppé-Leblond désignait d’ailleurs la note d’intention comme un « exercice d’écriture personnel et littéraire »825. Lors de la réunion d’harmonisation à laquelle j’ai assisté826, l’exigence d’aisance, d’élégance stylistique a été mise en évidence lors de la lecture collective d’une « très bonne copie » qui manifestait effectivement la brillante intériorisation par la candidate du fait que l’épreuve est avant tout un exercice d’habileté rhétorique sans grand rapport finalement avec le cinéma827. Ces épreuves ne peuvent donc se départir de leur dimension littéraire de texte écrit, le scénario étant par excellence la forme hybride entre littérature et cinéma. Si l’écriture du scénario est un exercice à part entière qui demande de véritables compétences, il a un atout dans un cadre pédagogique : il permet une écriture qui peut prétendre s’appuyer sur le vécu, où les familiarités sont admises où l’on peut « écrire comme on parle ». Cependant la nécessaire rigueur de l’exercice l’inscrit aussi dans une perspective finalement scolaire qui rebute d’ailleurs certains élèves, comme en témoignent quelques réactions que j’ai pu recueillir dans certains établissements. Car si le scénario destiné à être tourné dans le cadre de la pratique suscite de l’intérêt, le bac exige aussi de le réduire à un pur exercice de rédaction, sans perspective de tournage. Le scénario écrit pour l’épreuve du baccalauréat, par exemple, ne saurait être « tourné ». Il n’est donc finalement qu’un exercice formel, fût-il un exercice du « langage cinématographique ». Ça « ennuie » certains élèves qui n’ont pas de culture de l’écrit, qui gardent un mauvais souvenir de l’enseignement du français, qui n’aiment pas écrire… et n’aiment peut-être pas trop travailler. Benoît me confiait : « Il y a un programme, il y a des épreuves au bac, des exigences et quand il faut passer à ce travail-là, c’est souvent pour eux hyper douloureux. La collègue Paule qui s’occupe notamment de toute la partie écriture − c’est elle 825 « Guide Bac CAV », document rédigé par Christine Juppé-Leblond et distribué aux professeurs de CAV en 2007. 826 Le 1er juillet 2010. 827 L’élève qui a le plus de « connivence » avec les valeurs de l’École est encore celui qui obtient les meilleures notes. Notons à ce propos que les quelques candidats du Lycée autogéré de Paris avaient, cette année-là, les plus mauvaises notes de l’académie. - 513 - qui gère l’enseignement pour l’épreuve du bac − la pauvre Paule, elle s’arrache les cheveux. (…) Et on a des élèves qui sont très peu autonomes parce qu’effectivement une bonne partie d’entre eux, pas tous, l’option ça leur plait bien mais c’est pas… alors ils traînent, ça met des jours, ils font rien. »828 Qu’il me soit permis ici de citer une anecdote amusante : Léa, étudiante en BTS audiovisuel m’a parlé du film qu’elle a produit pour le baccalauréat dans le cadre de l’enseignement artistique de spécialité CAV lorsqu’elle était lycéenne. Elle me raconte : « un moment le prof m’a demandé de justifier un raccord, je l’avais jamais remarqué, mais bon, j’ai dit un truc et il a trouvé ça super… ». Bref, les élèves les plus malins ont compris que ce n’est pas la compétence technique qui est jugée, mais la rhétorique de justification, en dehors, finalement, de toute « compétence cinématographique ». Du coup, force est d’admettre que ce que l’on évalue dans une production audiovisuelle pour le baccalauréat reste le discours que l’on tient sur elle. On peut aussi envisager la « pratique du cinéma » comme un secours démagogique pour certains élèves que le système scolaire ne reconnaît pas comme « bons » dans le domaine de la maîtrise symbolique de la langue. C’est un discours assez récurrent dans les témoignages de professeurs que j’ai pu recueillir, l’idée que la pratique « sauve » certains élèves, qu’elle permet de les découvrir selon un autre rapport, qu’elle valorise d’autres compétences, peut-être moins scolaires. Un IPR chargé du cinéma affirmait que la place de la pratique permet d’alléger les contenus théoriques et de laisser les élèves s’exprimer. Cet espoir se heurte parfois aux réalités de terrain et je partage assez la prudence exprimée par A. Bergala dans L’Hypothèse cinéma : « Je me méfie des exemples un peu trop miraculeux comme celui, canonique, de l’élève autiste qui se met à parler et à communiquer grâce à une réalisation, mais j’ai la conviction, pour en avoir eu souvent des preuves directes, que le fait de travailler à la réalisation d’un film peut être l’occasion et le déclencheur pour certains élèves, déjà assignés à une place et un comportement d’échec par l’Institution, d’une restauration de la confiance en 828 Entretien du 27 mars 2009. - 514 - soi. »829 Il convient donc d’aborder ici concrètement la mise en œuvre de ces tournages. 5.2.4 La mise en œuvre de la pratique : les différentes étapes du projet du « film du bac » Il s’agit ici de décrire les différentes étapes obligatoires pour faire le « film du bac » dans les enseignements artistiques de Terminale L en vue de l’évaluation orale de la matière. Je m’appuierai ici sur les rencontres avec des professeurs qui enseignent dans ce cadre, mais aussi sur les entretiens que j’ai pu mener avec des élèves étant passés par ces enseignements à qui j’ai demandé de me raconter leur expérience830. La phase d’écriture du « film du bac » est forcément collective, les établissements scolaires n’ayant pas les moyens de permettre à tous les élèves de la classe de faire un film. L’idée de « créer à plusieurs » est parfois problématique, voire délétère. Cette pratique est parfois soumise ou confrontée aux mêmes stéréotypes et aux mêmes blocages que l’enseignement plus traditionnel, puisqu’il peut s’avérer, dans l’expérience, que bien loin de proposer un nouveau mode de rapport à l’autre, le projet ne fasse que confirmer les rapports de force, de sexe ou de domination préexistants : le leader est réalisateur, la jeune fille est scripte, le musicien est preneur de sons… A. Bergala témoigne de cet écueil : « Les tournages pseudo-collectifs de l’école reproduisent trop souvent – en mimant sans le savoir le modèle du « vrai » plateau – des hiérarchies qui ne sont pas professionnelles, et pour cause, mais des assignations déjà inscrites dans le groupe classe comme microcosme du groupe social. »831 Il parle des « leurres de la création collective » : 829 BERGALA Alain, L’hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 198. Professeur : entretien avec Benoît, élèves : entretien avec Sabine le 03 avril 2010 entretien avec Fabien le 10 mai 2010, entretien avec Tiphany et Élodie le 15 décembre 2008, entretien avec une classe de Terminale du lycée Henri Martin de Saint-Quentin le 18 février 2009. 831 BERGALA Alain, L’hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 197. 830 - 515 - « La pratique de réalisation, en milieu scolaire, est toujours menacée d’escamoter l’expérience individuelle de l’acte de création, sans laquelle il n’y a pas de création véritable. »832 Benoît rejoint ce constat : « Le problème c’est qu’on leur demande de faire ce qui est sans doute le plus difficile. Un court. En plus, on leur demande de travailler en groupe. (…) Quand tu as le leadership c’est les autres qui… soit il n’y en a pas et ils n’avancent pas car ils n’arrêtent pas de se bouffer le nez et ça donne au final des trucs qui n’ont pas de sens. » Cette mise en œuvre ne renvoie que de très loin à l’exercice professionnel de l’écriture scénaristique. Même si des studios hollywoodiens ont développé l’habitude d’une écriture collective du scénario, la contrainte est ici exclusivement scolaire. Du coup, plusieurs solutions peuvent émerger de cette contrainte : une véritable écriture collective, ou bien l’émergence d’un « auteur » qui va prendre en charge l’essentiel de l’écriture tandis que le reste du groupe adhère (plus ou moins d’ailleurs) au projet. Certains élèves m’ont rapporté cette impression qu’ils avaient été un peu dépossédés de leur projet par l’intervention d’un de leurs pairs – ou même par l’intervention… des adultes ! Car lorsque cet « auteur » est l’enseignant ou le partenaire, un clivage peut également s’instaurer. Il apparaît que l’encadrement du professeur et/ou du professionnel partenaire (qui peut-être un réalisateur ou un scénariste) s’explique parfois par des ambitions personnelles plus ou moins déguisées. Je ne suis pas la seule à supposer ce constat : « Il arrive (trop) souvent que cet « auteur » soit l’enseignant ou le partenaire (dans le cas d’un partenaire-réalisateur dans un atelier de pratique ou d’une option), ce qui est évidemment la plus mauvaise des solutions. “L’adulte” répond ici à deux soucis, l’un, légitime, d’efficacité, (…) l’autre, qui l’est beaucoup moins, de réaliser ou de faire réaliser son propre film. »833. On touche ici à un problème délicat et qui ne saurait s’expliquer qu’au cas par cas. Le plus souvent, l’adulte justifie surtout son intervention par la contrainte de l’exercice qui doit être effectué dans un temps relativement court et surtout parce que ce « projet » ne peut pas ne pas se réaliser dans la mesure où la production fait 832 833 Ibid, p. 196-197. CITTERIO Raymond, Du cinéma à l’école, op. cit., p. 64. - 516 - l’objet d’une évaluation – personnelle cette fois – qui conditionne l’obtention du baccalauréat. Lorsque les élèves s’enlisent ou se découragent, lorsque le groupe ne fonctionne pas bien, l’adulte peut être amené à prendre la relève pour purement et simplement « sauver le projet ». Benoît en témoigne, évoquant certains scénarii très pauvres produits par ses élèves : « C’est l’histoire d’un type, il se ballade avec un portable, il se fait racketter. Ca n’arrête pas donc allez hop, c’est bon, tu vas écrire quelque chose. Et ça, ça les gonfle. Donc nous, on les fait travailler sur un thème. » Une fois un scénario écrit et validé par le corps enseignant selon des modalités de calendrier et de progression qui varient beaucoup selon les classes, le découpage doit également se faire de manière collective, ainsi que la préparation technique du tournage, le repérage, l’établissement d’un plan de travail, les demandes d’autorisation de tournage, les castings pour choisir des acteurs, etc. Il est clair que ce genre de démarches ont l’avantage de solliciter des compétences qui sont habituellement totalement laissées en dehors de l’École et de ses apprentissages : la débrouillardise, la diplomatie, etc. Après ce travail préparatoire effectué, démarre la phase de tournage dont les modalités sont très variables selon les établissements. Ce moment peut être vécu de manière ludique… ou pas du tout. Dans les témoignages que j’ai pu recueillir, les impressions sont assez ambivalentes, même si le tournage apparaît souvent comme le moment le plus heureux, ce que confirme le témoignage de Benoît : « Je pense que pour eux c’est source et de frustrations et de plaisir. Plaisir je l’identifie au tournage, ça ils adorent. » Je ne saurais dire si les souvenirs sont majoritairement heureux ou pas, l’enthousiasme des uns pouvant cacher la lassitude des autres, il faut peut-être se méfier du « mythe » du tournage exaltant que développent certains discours. La planification nécessaire des activités permet de prendre en compte les difficultés inhérentes aux conditions de tournage et le temps obligatoire pour toute production audiovisuelle. Ces obstacles, non plus théoriques mais effectivement vécus, permettent de mieux regarder les films et d’accepter que certains choix, - 517 - même dans un grand film, soient le fruit du hasard ou de la nécessité. C’est peutêtre ce qui œuvre le mieux contre la vision textualiste du film. Par l’expérience du tournage, l’élève peut-être amener à comprendre les enjeux de ce qu’on lui a décrit dans la théorie comme un « choix de réalisation » qui peut s’avérer parfois être un choix par défaut, contraint par des données beaucoup plus prosaïques qu’artistiques. Sur cette question, A. Bergala regrette que les outils – amateurs – actuels de prise de vue et de prise de son, très faciles d’utilisation réduisent la part obligatoire de réflexion sur le « faire » dans la mesure où ils permettent de produire des images et des sons (même de mauvaise qualité) quelles que soient les conditions de tournage. D’une manière générale, les modalités de tournage sont très diverses selon les établissements. J’ai pu rencontrer des lycées où les élèves tournaient en 35 mm834, d’autres où ils ne possédaient que des caméras minis DV835. Le degré d’encadrement des tournages est lui aussi très variable : certains établissements obligent les élèves à tout tourner dans leurs locaux, d’autres laissent une grande liberté aux élèves et les laissent disposer du matériel, y compris hors temps scolaire, ce qui autorise les tournages à se dérouler dans des lieux plus ou moins privés (la maison des parents, la rue, la campagne, etc.). Les élèves étant parfois amenés à utiliser du matériel personnel, certains professeurs perdent un peu la main sur les tournages, se contentant de valider le scénario puis le résultat final, sans véritablement intervenir sur la phase de prises de vue et de prises de son. Ces mises en œuvre sont également parfois dépendantes de l’environnement du lycée, ce dont témoigne Benoît : « C’est vrai que chez nous, on les cadre encore plus. Nous on a un souci, tu vas à V..., (…) moi j’ai vu les gamins, les bras m’en tombaient ! Les gamins sortent, prennent le matériel, vont tourner dans V..., reviennent, etc. Moi je les laisse sortir ici, soit ils reviennent sans matériel, et avec un peu de chance la tête au carré. » Une fois les images tournées, les établissements disposent d’un matériel de 834 835 C’est le cas au lycée Pierre Corneille à Rouen. C’est le cas au lycée Henri Martin de Saint-Quentin. - 518 - postproduction également variable selon les dotations et le matériel dont l’établissement dispose. Personne ne songe à nier l’importance du montage dans l’écriture d’un film et d’un point de vue pédagogique le montage peut être le lieu d’apprentissages précieux. Le dérushage permet un apprentissage de la rigueur, de l’organisation du travail, de l’analyse du son et de l’image qu’il faut savoir décrire avec le vocabulaire spécifique appris durant les cours théoriques. La prise de conscience empirique de la durée des plans et des questions du rythme peut se jouer là également. Enfin, d’un point de vue plus personnel, c’est le moment où l’élève doit apprendre à choisir, à reconnaître ses erreurs, à mesurer l’écart entre ce qu’il avait imaginé et ce qui apparaît à l’image, à trouver des solutions de « rattrapage », quand c’est possible. Si ce travail est fait avec un accompagnement pertinent, il permet de conscientiser beaucoup de problèmes, ce qui peut s’avérer être un apprentissage très efficace : on ne tourne plus les images pareil lorsqu’on a appris à en monter. La notion de « raccord », par exemple, s’enrichit beaucoup quand à l’issu d’un tournage, on constate que certains plans sont impossibles à raccorder alors qu’on les avait pourtant tournés dans ce but. Pour autant, dans certains établissements la postproduction se fait par l’élève chez lui, car il n’y a pas assez de postes de montage dans l’établissement. Ce bref panorama des activités liées au « film pour le bac » montre que dans le cadre des enseignements CAV, l’élève est censé pouvoir produire un film de façon autonome au bout de deux ans d’apprentissage en partant de rien et parfois avec finalement assez peu d’encadrement. Les textes officiels de 2001 stipulaient que l’élève doit « savoir utiliser les outils techniques nécessaires à la réalisation »836. Pour ma part, et ayant une expérience en BTS audiovisuel où l’apprentissage de ces « outils techniques nécessaires à la réalisation » est primordial, je mesure à quel point cette phrase relève de l’utopie : bien savoir utiliser une caméra, élaborer un 836 BO Hors série n°4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 26. La formule a d’ailleurs été supprimée lors de la réécriture des textes en 2010. - 519 - éclairage pour faire un plan, maîtriser un logiciel de montage, enregistrer et mixer un son, tout cela relève de compétences précises qui ne peuvent véritablement s’élaborer que par un apprentissage spécifique et minutieux auxquels les deux ans de formation intensive et spécialisée en BTS audiovisuel ne suffisent pas toujours. Dans le cadre des « films du bac », les résultats sont extrêmement divers. Certains films que j’ai pu voir relèvent de l’amateurisme le plus total, d’autres révèlent un degré de maîtrise plus étonnant. Cette variabilité s’explique par plusieurs facteurs : les moyens techniques (logiciels, ordinateurs) alloués à l’établissement, le degré de maîtrise technique des élèves éventuellement acquis en dehors de l’École, le degré de maîtrise technique des professeurs le plus souvent acquis en dehors de leur formation professionnelle, le temps alloué à la postproduction dans le cadre du projet, le partenariat développé pour les enseignements qui peut parfois permettre de faire venir des intervenants et du matériel professionnels. On peut imaginer que restreindre les ambitions du « film du bac » ou les circonscrire plus précisément pourrait permettre de limiter ces variables. L’idée d’aboutir à un « film fini » est peut-être ce qu’il faudra, en premier lieu, remettre en cause, ce qui a déjà été fait par A. Bergala, entre autres. Il affirme dans son Petit traité de transmission qu’il faut en finir avec l’utopie du court-métrage, proposer des « morceaux » de choses, promouvoir l’art du fragment, le Work in progress plutôt que le produit fini, des formes inachevées, mais avec un degré d’exigence bien supérieur : « Parfois, un plan suffit pour faire une expérience forte, inoubliable, de l’acte de création au cinéma, si les conditions de ce passage à l’acte sont soigneusement et rigoureusement définies et accompagnées. »837 Je partage ce constat et je proposerai plus loin quelques exemples de refonte possible de la « pratique » dans le cadre de l’épreuve du baccalauréat de l’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel » de Terminale L. Le problème est que le cinéma n’est pas un art du corps, mais un art éminemment technique : la faible qualité des films produits dans le cadre de l’option témoigne du fait que 837 BERGALA Alain, L’Hypothèse cinéma, petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, op. cit., p. 203. - 520 - l’espérance d’une « imitation prestigieuse » des films vus au cours de l’année ne paraît pas toujours se vérifier dans les « films de bac ». A. Bergala dénigre assez radicalement le « court métrage » comme exercice surcodé, parfois destiné à devenir une « carte de visite pour aller séduire une chaîne de télévision » qui masque finalement ce qu’il est en tant que « trace d’apprentissage ». Si le constat d’A. Bergala est sans doute à prendre en compte selon les constats que je faisais cidessus, il semble cependant que sa vision ontologique de « la vraie nature de l’acte de création au cinéma »838 n’en demeure pas moins très problématique. Rappelons que le « film du bac » est évalué à l’oral également pour ce qu’il est en tant que processus (en témoigne l’accompagnement par le cahier de bord) et que s’il en est autrement cela procède d’un dévoiement de l’esprit premier de l’épreuve. La véritable question semble être effectivement : « quelle expérience de cinéma découle de cet exercice du “film du bac” ? ». Et la réponse, bien sûr, ne saurait être que variable et individuelle, donc finalement assez peu théorisable si ce n’est par l’intéressé lui-même, si on lui en donne les moyens. Quant à la « vraie nature de l’acte de création », des siècles de philosophie ont tenté de le cerner en vain. Par rapport à la « pédagogie de projet », bien des écueils semblent se profiler. S’il apparaît que la production et sa mise en œuvre peut avoir une valeur affective pour l’élève et être un facteur très important d’investissement, certaines constatations de terrain amènent à nuancer les « bienfaits » de la « pratique d’activités culturelles ». On a vu qu’il arrive que certains élèves – ou étudiants – se « désinvestissent » de la production pour des raisons diverses : mésentente avec les autres membres de l’équipe, inadéquation entre ce qu’ils souhaitaient faire et ce qui se fait, mésentente avec le professeur ou avec le professionnel… Disons surtout que des sociologues ont prouvé que « plus le rapport pédagogique renvoie à des implicites communicationnels, ou fait appel à la créativité des élèves, et plus il favorise les élèves favorisés »839. Ce constat pourrait s’appliquer aussi aux « fragments mis en 838 839 Ibid., p. 180 et 183. DUBET François et MARTUCELLI Danilo, À l’École. Sociologie de l’expérience scolaire, op. cit., p. 124. - 521 - rapport » comme outils pédagogiques que j’ai étudiés plus haut (4.4.1) : la « mise en rapport » suppose également un « implicite communicationnel » qui n’est pas évident pour tout le monde. Dans le cadre des tournages, lorsque l’encadrement des adultes est insuffisant, les « tâches » insuffisamment définies et leur répartition par élève trop aléatoire, certains élèves risquent finalement de ne trouver aucune « place » dans le projet. La « spontanéité » de certains projets insuffisamment planifiés conduit à mettre en doute les apprentissages qui peuvent en résulter. La nécessité d’avoir un produit fini et présentable à une date précise (même si rien n’indique qu’il faille au baccalauréat présenter un produit « fini », les habitus, on l’a vu, sont très forts dans ce sens) peut pousser à des choix qui, s’ils font gagner du temps, ne sont pas forcément les plus propices à l’apprentissage des élèves. Comme le temps imparti au projet est court, c’est souvent l’élève déjà le plus efficace qui prend en main le montage ou le tournage, laissant peu de temps aux élèves en difficultés pour consolider leurs apprentissages. L’enseignement artistique CAV n’étant pas forcément un « bastion » de bons élèves comme je l’ai déjà souligné, le fait de « faire un film » n’apparaît pas automatiquement comme un gage d’épanouissement personnel ou une réussite scolaire. Cependant, reconnaissons que le film fini a l’avantage de permettre un véritable aboutissement du projet, et surtout d’être montré en dehors de la classe comme une entité complète et indépendante, d’échapper finalement à la dimension « scolaire » de l’exercice pour se revendiquer précisément comme un « court-métrage » et non plus comme un « exercice pour le bac ». Si le désir du « court-métrage » est le principal handicap du « film du bac » lorsqu’il est conçu dans une logique de formation, il existe pourtant une pression collective pour que le « film du bac » prenne la forme d’un court-métrage. Et j’ai constaté que cette pression collective n’émane pas toujours que de l’Institution scolaire. - 522 - 5.2.5 Après le baccalauréat : les délocalisations des « films du bac » Tout d’abord, je rappellerai ici la prolifération des festivals dévolus aux « films scolaires » qui loin de faire un bilan pédagogique de la démarche et des apprentissages plébiscite finalement le résultat final que constitue une « œuvre définitive » présentée dans une « compétition » parfois orchestrée de façon très sérieuse et protocolaire (2.3.4). Ces festivals témoignent d’un désir de « montrer » les productions des élèves, souvent désireux d’une diffusion plus large de leurs travaux, et d’assurer l’existence de ces « films » en dehors du cercle restreint de leur évaluation par un jury d’examen. Certains de ces « films de bac », une fois réalisés, évalués par l’Institution, ou parfois en cours de réalisation, migrent vers Internet, sur des sites de partage vidéo comme YouTube, Dailymotion ou sur des réseaux sociaux comme Facebook ou MySpace. Dans les limites de cette partie de thèse, je m’en tiendrai aux films diffusés sur le site de partages le plus connu qu’est YouTube. On peut en effet se demander pourquoi les élèves éprouvent le besoin de poster leur film sur le net et ce que deviennent ces films ainsi « délocalisés » puis « relocalisés ». Il m’apparaît important de m’arrêter sur cette nouvelle tendance, car elle me semble porteuse de présupposés intéressants à étudier dans le cadre du volant « pratique » de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel dans l’enseignement artistique de Terminale L. Cette « migration » sur Internet relève avant tout d’un désir de garantir au film effectué dans le cadre scolaire une plus grande diffusion. Ce désir de diffusion est une caractéristique de la pratique amateur depuis l’explosion du web 2.0, l’internaute étant devenu aussi un « producteur » de contenu qui partage sa démarche de création. Un site comme Flickr et encore plus massivement YouTube sont les exemples emblématiques de ce désir commun et communautaire : créer et - 523 - partager, en tentant d’obtenir la plus large diffusion possible. Un fichier audiovisuel mis en ligne sur Internet peut capitaliser un grand nombre de « vues », ce qui encourage ce qu’Henri Jenkins appelle la « spreadibility » du contenu, c’est-à-dire en français sa « répandabilité » ou sa « séminalité ». Je reprendrai ici la définition de H. Jenkins : « La “spreadability” renvoie à la capacité du public à s’engager activement dans la circulation du contenu des médias par le biais des réseaux sociaux et dans le processus d’élargissement de sa valeur économique et culturelle. »840 Pour des élèves, poster son film sur YouTube permet en effet de le partager à grande échelle, d’échanger autour de lui avec une communauté virtuellement très large, de dépasser, finalement, le cercle très (trop) étroit du lycée : les sites de partage assurent donc à une production scolaire la possibilité de devenir un « Spreadable media ». Que le film soit diffusé à plus large échelle, qu’il poursuive sa vie en dehors de la classe semble un désir légitime qui a très vite été entériné par l’Institution scolaire elle-même. En dehors des festivals que j’ai déjà évoqués, de nombreux établissements assurant les enseignements CAV s’arrangent avec le cinéma partenaire pour diffuser ces films en fin d’année ou lors d’occasions spéciales. Il convient également, dans ce domaine, d’évoquer l’ouverture depuis septembre 2010, par le biais du SCERENCNDP841, de la plateforme « Cinélycée »842 qui a très récemment prévu un espace officiel et institutionnalisé de diffusion et de stockage des films des lycéens. Mais cette plateforme est encore peu connue et, à ce jour, elle n’est pas utilisée pour la diffusion de films d’élèves, même si un espace du site y est consacré. Quant aux sites de partage vidéo aussi populaires que YouTube, ils sont considérés comme appartenant à la sphère du divertissement, ce qui limite le caractère officiel 840 Blog de Henry Jenkins, post du 12 décembre 2009, http://henryjenkins.org/2009/12/the_revenge_of_the_origon, consulter le 2 septembre 2010. « Spreadability refered to the capacity of the public to engage actively in the circulation of media content through social networks and in the process expand its economic value and cultural worth. » 841 Centre National de Documentation Pédagogique, à la tête du réseau SCÉRÉN (Service Culture Édition Ressources pour l’Éducation nationale). 842 http://www.cinelycee.fr/ - 524 - que pourrait avoir ce nouvel espace de diffusion pour les films du baccalauréat. Comme le dit H. Jenkins : « Les systèmes scolaires ont souvent peur de tout ce qui ressemble à un jeu au point qu’ils se tiennent à l’écart de nombreux outils puissants qui simulent les processus du monde réel, les accusant d’encourager un engagement avec l’histoire accusé d’être un faux-semblant, alors même qu’ils prétendent favoriser la compréhension critique du monde. »843 En l’absence d’un site spécial regroupant de manière systématique les films, d’un espace YouTube « labellisé » par l’Éducation nationale ou le ministère de la Culture, les élèves prennent le plus souvent eux-mêmes l’initiative de poster leur « film du bac » sur un site de partage via un compte personnel, même si, marginalement, des professeurs créent des comptes sur ces sites et encouragent les élèves à y poster leur film. Quoi qu’il en soit, le « film du bac », lorsqu’il entre dans les réseaux sociaux connus, sort du domaine scolaire. En cela ces initiatives personnelles, justement en marge de l’Institution, répondent à des enjeux différents. Remarquons cependant que cette démarche est finalement relativement rare : 14 625 lycéens suivent les options en 2008 selon les sources officielles844. Si l’on considère, en s’appuyant sur les pratiques courantes, que les élèves sont rassemblés par groupe de quatre pour faire un film, on peut estimer qu’environ 3 500 films sont produits par an. Or, en remontant sur les deux dernières années, je n’ai trouvé sur YouTube et Dailymotion qu’une centaine de « films de bac » désignés comme tels. On peut donc estimer, avec la marge d’erreur due aux différentes labellisations données aux films qui empêchent parfois de les comptabiliser de manière certaine comme « films scolaires », que proportionnellement peu de films de CAV migrent à l’heure actuelle sur ces sites. En tout état de cause, une fois le film posté dans un espace de 843 Blog de H. Jenkins, http://henryjenkins.org, Post du 13 octobre 2008, consulté le 2 septembre 2010, « The schools are often frightened of anything that looks like a game to the point that they lock out many powerful tools which simulate real world processes, encourage a ‘what if’ engagement with history, or otherwise foster critical understanding of the world. » 844 On trouve ce chiffre sur le site du ministère de l’Éducation nationale : http://www.education.gouv.fr/cid21297/festival-de-cannes-2008-prix-de-l-education-nationale.html#leschiffres, consulté le 22 août 2011. - 525 - partage, il est modifié par le fait même qu’il devient un produit « spreadable ». Une des premières manifestations de cette relocalisation est qu’elle soulève des questions juridiques qui, dans la sphère étroite de la diffusion au petit cercle d’une classe ou dans une salle d’examen, se posaient moins. Si aujourd’hui la possibilité de « faire du cinéma » s’est largement démocratisée, les sites de partage se heurtent à des problèmes légaux, comme l’Éducation nationale et ses partenaires d’ailleurs. Alors que l’on peut considérer que ces « films de bac » appartiennent aux élèves en vertu du droit d’auteur, l’utilisation d’une musique, d’une image ou d’une personne dans le champ risque de tomber sous le coup de la loi. Ces films semblent d’ailleurs globalement se nicher dans un vide juridique : comment savoir par exemple qui en est considéré comme le producteur ? Les moyens de l’Éducation nationale, du ministère de la Culture, ont été sollicités, mais les élèves ont parfois également engagé des frais ou moyens personnels pour faire aboutir le projet. De nombreuses questions se posent : au sein d’un groupe de « réalisateurs », qui est considéré comme « ayant droit » ? En tant qu’ils sont des « sujets d’examen » ces films ont-ils un statut juridique spécial ? Jusqu’à quand sontils considérés comme tels ? Un sujet d’examen doit, entre autres, être tenu secret jusqu’à l’épreuve : cette consigne s’applique-t-elle ici ? Il faudrait sans doute une armée de juristes pour résoudre ces questions qui sont liées aux bouleversements récents des modalités de diffusion de ces films dans la sphère Internet et sur lesquelles, pour l’instant, personne ne se penche vraiment. Certains professeurs donnent quelques consignes, les sites d’hébergement peuvent faire leur propre police (interdire la diffusion de la bande-son par exemple si elle est soumise à des droits), mais ce sont les seules limitations juridiques actuelles. Le film échappe donc à l’Institution qui a permis sa fabrication. Il se décontextualise peu ou prou même si très souvent les élèves indiquent que le film a été « fait en CAV », ou est un « film présenté au bac ». Ces indications apparaissent par souci d’authenticité sans doute, mais aussi parce que ces films sont rarement des productions individuelles et que la pression du groupe encourage à dire la vérité - 526 - pour éviter une appropriation trop personnelle. Pourtant, d’appropriation, il en est bien question : poster son film sur YouTube revient à affirmer qu’il nous appartient, qu’il est plus « à nous » qu’au système scolaire, ce qui explique aussi sans doute le peu de succès, pour le moment, des plateformes de partage plus institutionnalisées comme celle de « Cinélycée ». Si le film se délocalise et se relocalise spontanément, c’est aussi parce qu’il est un produit collectif qui s’adresse à une communauté identifiée : la communauté de ceux qui l’on fait, ou plus largement des « élèves qui suivent l’enseignement ». Un élève n’aurait sans doute pas l’idée de publier sur son « mur » Facebook sa copie de philosophie, mais le film, par sa nature même, se prête beaucoup plus à cette migration, d’autant qu’elle est « dans l’air du temps », comme l’indique le « broadcast yourself » de YouTube. Le film a beau être un objet évalué et fabriqué dans le cadre de l’Éducation nationale, il a une forme commune avec des productions qui existent massivement en dehors de l’École : il peut donc échapper à cet étiquetage trop spécifique et reconnaissable du « travail scolaire ». Par cette relocalisation, il échappe aussi au circuit trop étroit de sa diffusion dans le cadre d’un examen et de l’évaluation par un petit jury de « spécialistes ». Une fois le film posté, certains élèves/internautes sollicitent l’opinion des autres, estimant sans doute qu’Internet est aussi un biais d’évaluation de la qualité du film, en dehors de la « note » obtenue au baccalauréat. C’est l’idée qu’une appréciation « collective » a plus de valeur que l’évaluation scolaire : ces pratiques de partage via Internet ont pour but d’attirer la reconnaissance, d’acquérir éventuellement une réputation personnelle de « Filmmaker »845 , au mieux de faire un « buzz ». Le film change donc profondément d’enjeux : il ne s’agit plus de « faire des points au bac » ni de « plaire au jury », mais de trouver un public et de s’inscrire dans le flux des productions audiovisuelles du moment. Sur YouTube, l’image est au même format et sur le même support qu’une myriade de films professionnels très célèbres, c’est donc très 845 C’est un statut payant sur Dailymotion par exemple, réservé aux « amateurs éclairés » ou aux professionnels. - 527 - valorisant d’y poster « son » film. L’ambition de promouvoir le film et ses auteurs est très forte, la valorisation par l’École n’étant pas totalement suffisante – ou pas entièrement satisfaisante – pour certains lycéens d’aujourd’hui. YouTube peut même parfois apparaître comme une forme de « contre-pouvoir » par rapport à l’évaluation institutionnelle, ou même agir comme le lieu de la réparation d’une injustice ressentie quand la note n’est pas aussi bonne qu’on l’espérait846. Ce geste peut donc aussi s’interpréter comme un signe des temps. Là où les cinéphiles d’hier découvraient le cinéma en salle, au sein d’un ciné-club, les élèves qui suivent aujourd’hui l’enseignement CAV ont découvert le cinéma, parfois, via YouTube et la fréquentation d’Internet. Dans la conception de certains jeunes, poster son propre film est un geste presque « naturel » : le cinéma, c’est au moins autant sur la toile que dans les salles obscures. Poster son film sur Internet, fût-il un film amateur imparfait847, c’est au moins aussi valorisant qu’avoir une bonne note au baccalauréat, c’est même parfois un but en soi. La migration des films peut donc se comprendre comme un symptôme du fait que certains élèves se sentent appartenir à cette culture de l’audiovisuel en rapport avec les sites de partage et les réseaux sociaux du Web, en dehors du discours légitimant de l’École. Pour H. Jenkins : « À l’ère de YouTube, les réseaux sociaux apparaissent comme l’une des compétences sociales importantes et des compétences culturelles que les jeunes doivent acquérir s’ils veulent devenir des participants significatifs de la culture autour d’eux. »848 846 Exemple d’échange autour d’une vidéo postée sur Youtube intitulée : « Mon film de bac ! » : « De : seabiskit22 | Créé le : 28 sept. 2006 voila le film que j’ai présenté au bac.J’ai eu 11 je suis assez contente vu que cétait en option lourde.dites moi ce que vous en pensez » « 11 ? ça meritait moins lol acide2411 il y a 1 an » « t’aurais du avoir plus que 11 babyaboard il y a 3 ans » Fichier consultable sur : http://www.youtube.com/watch?v=omj4LIFjonY&feature=related, consulté le 4 septembre 2010. 847 Ce qu’assument d’ailleurs volontiers certains élèves/internautes : cf commentaire de sandrine24470 sur YouTube : « le fond est bien, la forme...peut mieux faire lol mais bon, le film de bac est rarement parfait !! je sais de quoi je parle ^^ bye ». 848 Blog de Henry Jenkins, http://henryjenkins.org, post du 28 May 2005, consulté le 2 septembre 2010. « In the age of YouTube, social networking emerges as one of the important social skill and cultural competencies that young people need to acquire if they are going to become meaningful participants in - 528 - Ces films scolaires relocalisés sur Internet semblent ainsi être le point de jonction entre la culture scolaire et la culture des jeunes et manifestent une interaction entre ces deux cultures. On remarque ainsi que certains de ces films scolaires s’inspirent d’autres œuvres audiovisuelles, de manière plus ou moins assumée. Ce peut être l’exercice scolaire lui-même qui le leur prescrit : c’est le cas des films faits « à la manière de » dans le cadre d’un cours, pour lesquels la consigne est précisément de reproduire des éléments de tournage ou de mise en scène repérer dans des films au programme du cours. Mais on trouve aussi des éléments d’« appropriation » moins labellisés par l’Institution et parfois moins conscientisés qui témoignent finalement d’emprunts à la culture cinéphilique comme à la culture populaire. Je me contenterai de quelques exemples qui paraissent significatifs, car la palette de production est très large. On trouve des films d’animation en pâte à modeler proches de Wallace et Gromit comme « le film qui s’appelle pas »849, ou avec des Playmobiles© animés image par image850 dans une atmosphère très « cartoon », où l’utilisation de filtres de couleurs sur des images arrêtées donnent un effet « pop art ». Le film « Fin de partie »851, « court-métrage réalisé par les élèves de Terminale L section Cinéma-Audio-Visuel du Lycée Privé Saint Stanislas à Nîmes dans le cadre du Bac 2008 », témoigne de l’influence des « jeux vidéos ». On y voit un montage d’images de jeux vidéos et d’images réelles, le point de vue adopté étant celui d’une caméra subjective « embarquée » dans le viseur d’une arme selon ce principe particulier des jeux de guerre sur consoles. Certains films de CAV se proclament même « expérimentaux ». Je prendrais ici l’exemple de « Empty », désigné comme un « Film Expérimental de fin d’année du groupe 2 de la 1°L CAV spé 2008 du Lycée Sacré-Cœur d’Aix en Provence. »852. Ce film non narratif repose sur des raccords essentiellement plastiques. Il utilise le « Found Footage », des images vidéo en noir et blanc ralenties ou accélérées selon l’effet « Time Lapse», la the culture around them. » 849 http://www.youtube.com/watch?v=_8xFEtSmxyw&feature=related, consulté le 17 septembre 2010. 850 http://www.youtube.com/watch?v=VCQiTvv62E4&feature=related, consulté le 17 septembre 2010. 851 http://www.youtube.com/watch?v=nrQcHXLqaOA, consulté le 15 septembre 2010. 852 http://www.youtube.com/watch?v=jWTKfcoKzas , consulté le 15 septembre 2010. - 529 - répétition entêtante de plans identiques éventuellement accélérés, montés de plus en plus vite. Plus qu’une « expérimentation », ce film met surtout en oeuvre un « effet clip ». Cet « effet clip », que l’on peut retrouver dans plusieurs « films de bac » postés en ligne, s’appuie comme l’a théorisé Laurent Jullier sur une rupture dans la narration : « Lorsque la musique impose sa durée à la scène ou son rythme au montage; lorsque la voix évoque des objets que la bande-image matérialise aussitôt en deux dimensions; lorsque les bruits qui prennent part au naturalisme de la scène visuelle disparaissent au profit d’autres sons, il est légitime de parler d’effet-clip. Au cinéma, les séquences-clips sont plus ou moins bien intégrées dans le récit : il y a des pauses qui suspendent le cours de l’intrigue (les bains de soleil du Lauréat, probablement les premières séquences-clips du cinéma américain grand public), des morceaux de bravoure progressivement déréalisés par une musique qui finit par tout envahir (première bataille de Gladiator)... etc. » 853 L’ « effet clip » permet également, dans le cadre du film scolaire, de pallier les problèmes des dialogues (difficiles à écrire, à enregistrer et à jouer) en travaillant la narration seulement par des images soutenues par une musique. Quelques films scolaires utilisent des musiques connues du moment, des grands tubes de la pop ou de la chanson française et se revendiquent parfois comme des clips à part entière, comme ce film fait en 2007 par un élève de Première sur la chanson de Keny Arcana « la mère des enfants perdus »854, présenté ainsi sur YouTube par son auteur : « Voilà en exclu le clip que j’ai fais pour l’audiovisuel vous en pensez koi? »855. Cet « effet clip » peut se mâtiner de références plus cinéphiliques, comme dans ce film « bad deal » « film de bac 2010 »856 et qui rappellent les films de Tarantino : Reservoir dogs pour le choix du noir et blanc, les plans de caméra au niveau des pieds, Pulp Fiction pour le personnage en peignoir portant des lunettes noires dans un lieu sans lumière. D’ailleurs, un internaute commente : « Ho le mini plagia de Pulp Fiction ! ^^ Non mais c’est sympas un poil plus 853 JULLIER Laurent, MARIE Michel, Lire les images de cinéma, Paris : Larousse, 2009, p. 45. http://www.youtube.com/watch?v=JrXZhYv9fR4&feature=related , consulté le 15 septembre 2010. 855 http://www.youtube.com/watch?v=JrXZhYv9fR4&feature=related, consulté le 17 septembre 2010. 856 http://www.youtube.com/watch?v=djx1_N_i_pI, consulté le 17 septembre 2010. 854 - 530 - de conviction dans les jeux d’acteurs, mais sinon ça gére ! ». Ce qui est intéressant, c’est que ce film réécrit la scène de torture sur le mode comique de la parodie, exagérant à dessein les différentes façons de « faire mal » à grand renfort de bruitages « gore ». Les « effets clip » interrompent les scènes de violence en jouant la dérision : la victime torturée commande finalement tranquillement une pizza… Le générique de ce film se présente comme un making of, dans lequel le nom des acteurs apparaît sur un plan arrêté, choix que l’on peut retrouver dans des films mainstream récents comme Burn after reading des frères Coen. L’idée même de faire un making of ou de publier le film avec son teaser relève d’une prolifération des paratextes dont Jonathan Gray souligne qu’ils sont aussi une des caractéristiques du Web 2.0857. Cette remarque permet aussi d’expliquer le mauvais jeu d’acteur des élèves qui finalement pêche par ce que l’on pourrait appeler l’« utopie de mimétisme ». J’appelle ainsi l’idée qui porte à croire que l’on joue comme les acteurs que l’on aime (les acteurs de série TV entre autres)… sans y arriver, car ce jeu demande une technique que l’on n’a pas apprise, ni mesurée : c’est la limite du corps comme objet spectaculaire et comme moyen d’expression publique. Si les élèves cherchent sans doute à imiter certaines références, c’est plus leur « ancrage dans une réalité sociale » qui se manifeste que leur « corps artistique »858. Leurs films peuvent d’ailleurs être lus comme de vrais témoignages sociologiques sur leurs valeurs, leurs désirs et même leur habitat, leur mode vestimentaire, etc.. La relocalisation joue donc dans les deux sens : YouTube change le statut du film du bac, mais le film du bac, parce qu’il s’insère dans la « culture 2.0 » en absorbe aussi certaines caractéristiques. On retrouve ainsi les caractéristiques de la postmodernité dans son rapport avec l’ère numérique que L. Jullier définit ainsi : « La seconde stratégie postmoderne est, on l’a dit plus haut, la multiplication 857 GRAY Jonathan, Show sold separately, promo, spoilers and other Media Paratexts, New York : New York University press, 2010. 858 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 309. - 531 - des clins d’œil et des allusions « smart ». Plus nombreux sont aujourd’hui les films qui font référence à d’autres films, ou à d’autres objets culturels – une pratique de renvoi qui existait déjà jadis, certes, mais qui se trouvait confinée à certains genres, comme la parodie. Le lien de parenté entre cet essor et le codage numérique, ici, est à chercher du côté des pratiques de réception. C’est la multiplication des occasions de voir des films (…) qui a favorisé chez de nombreuses personnes la formation d’une compétence cinématographique (sinon d’une capacité à l’expertise cinéphilique) supérieure à celle des premières générations (…) Et c’est aussi le développement d’Internet qui a rendu plus facile le repérage des clins d’œil à l’intérieur d’un film, soit par le biais des forums de discussion (…) soit par le biais des sites, individuels ou collectifs. »859 Cette appropriation des produits de la culture est aussi une façon pour les élèves, à l’ère du Web 2.0, de construire leur propre identité. Le film scolaire permet de véhiculer une certaine image de soi, dans laquelle des références culturelles hétéroclites cohabitent et se mettent en réseau. Or cette attitude s’adapte très bien à la culture du Web 2.0 : c’est ce que Laurence Allard appelle « le passage de la culture comme bien à la culture comme lien »860. Si le caractère collectif de ces productions et parfois les contraintes de l’exercice scolaire peuvent nuancer un peu ce postulat, il y a fort à parier que les élèves qui choisissent de diffuser leur film sur un site de partage sont justement ceux qui s’y reconnaissent, au moins en partie. Cependant, il faut avouer que dans ce registre, la plupart des films scolaires sont moins audacieux que certaines productions postées sur YouTube qui revendiquent le remix, l’hommage, le détournement ou la parodie. Malgré ces contaminations culturelles, le « film de bac » n’a donc peut-être pas tout à fait à sa place sur YouTube. Pourquoi la diffusion des films scolaires reste-t-elle faible (entre une dizaine et quelques centaines de vues) alors que certaines vidéos d’amateur font des buzz chaque jour sur YouTube ? Selon les théoriciens de la « spreadability », un film ne se diffuse largement que s’il parvient à être réinvesti par une communauté qui 859 JULLIER Laurent, « Postmoderne et numérique, un mariage de raison », publié en italien :« Digitale e postmodernità : l’era dei flussi » Close Up. Storie della visione, vol. XII n° 24-25: "Dal post-moderno al postcinema", Turin : Kaplan, mars-juin 2009, p. 10. 860 ALLARD Laurence, « Émergence des cultures expressives, d’Internet au mobile », Médiamorphoses n° 21 « 2.0 ? Culture Numérique, Cultures Expressives », Paris : Armand Colin/INA, septembre 2007, p. 19-27. - 532 - voit en lui un vecteur possible de reconnaissance et de communication. C’est ce que H. Jenkins appelle la « Transmedia culture »861 et ce qu’Aram Sinnreich nomme la « Configurable culture »862. Or le film scolaire n’est précisément pas un film « transmédial » ou « reconfiguré ». C’est peut-être ce qui explique la relative rareté des films scolaires sur Internet et le fait que les films que j’ai pu trouver ne se distinguent généralement pas par le nombre de « vues » qu’ils ont occasionné. En effet, comme l’explique H. Jenkins, la « spreadibility » est en grande partie provoquée par la possibilité, pour les spectateurs, d’interagir avec un produit audiovisuel dont les sens sont ouverts, pluriels, éventuellement à construire : « YouTube voit les contenus comme quelque chose qui peut être utilisé, pas comme une chose destinée à être simplement stockée. YouTube provoque des réponses. En effet, le contenu le plus précieux sur YouTube est le contenu qui inspire d’autres utilisateurs en retour, autorise le recadrage et la réutilisation des matériaux, qui peuvent se diffuser sous de nombreux angles différents. » 863 Or le film présenté au baccalauréat est au contraire un produit qui se veut achevé, dont les différentes étapes de fabrication et d’écriture ont été suffisamment réfléchies et conscientisées pour être justifiables dans le cadre d’un examen qui évaluera justement le degré de « réussite » d’« une réalisation courte, mais aboutie et assumée », comme le stipule les textes officiels eux-mêmes : « La pratique artistique : 861 Définition de H. Jenkins : « Transmedia storytelling represents a process where integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience. Ideally, each medium makes its own unique contribution to the unfolding of the story. » Blog de Jenkins, http://henryjenkins.org Post du 22 mars 2007, consulté le 17 septembre 2010. « L’écriture “transmédiale” renvoie à un processus où les éléments d’une fiction se dispersent systématiquement sur plusieurs canaux dans le but de créer une expérience de divertissement unique et coordonnée. Idéalement, chaque média apporte sa contribution propre au déroulement de l’histoire. » 862 « Unprecedented power to capture, archive, share, and above all, edit and re-edit many of the elements of human expression », blog de H. Jenkins, http://henryjenkins.org, post du 3 septembre 2010, consulté le 17 septembre 2010 : « Une puissance sans précédent pour capturer, archiver, partager, et surtout, modifier et ré-éditer de nombreux éléments de l’expression humaine ». 863 Blog de Henry JENKINS, http://henryjenkins.org, Post du 13 octobre 2008, consulté le 7 septembre 2010 : « YouTube sees information as something that can be used, not something that is simply stored. YouTube provokes responses. Indeed, the most valuable content on YouTube is content which inspires other users to talk back, reframing and repurposing materials, coming at them from many different angles. » - 533 - À partir des acquis des années antérieures, l’élève prend conscience à travers sa pratique du processus global de l’écriture filmique. (…) Ce travail mène à une réalisation courte, mais aboutie et assumée mettant en œuvre une démarche globale. »864 Le produit audiovisuel issu de telles consignes est donc prédisposé à se présenter comme une réalité immanente, sans interaction proposée avec la sphère de la réception. Cette logique est pourtant en contradiction avec la « Transmedia culture » de YouTube. La réalisation scolaire prétend être maîtrisée, son intention explicitée, sa forme close sur elle-même, ce qui explique aussi que les films de CAV sont beaucoup trop longs par rapport au format général des vidéos disponibles sur YouTube. Est-ce à dire finalement que le « film de bac » qui atterrit sur Internet est tout simplement mal relocalisé ? Il semble en effet que cette relocalisation soit essentiellement inefficace, si l’on considère que la « Spreadabelity » des films reste faible. Pour autant, on continuera à trouver des « films de CAV » sur Internet, et sans doute de plus en plus, et les raisons sont peut-être à chercher du côté de la sémio-pragmatique. Car on peut se demander quel est le public potentiel de ces films postés sur un site de partage. S’il est question d’inscrire le film dans une communauté, c’est tout d’abord la communauté de ceux qui ont participé à sa fabrication. On rejoint là une perspective sémio-pragmatique théorisée par R. Odin dans son étude des publics. Presque comme pour un film de famille, le partage sur un site est un moyen pour l’équipe du film de se retrouver, de se remémorer les bons souvenirs du tournage. En témoignent les « commentaires » postés autour de la vidéo, qui reviennent sur des anecdotes, des « bons souvenirs », des « fou rires ». Ce mode de lecture du film correspond à ce que R. Odin nomme le « mode privé » qu’il définit ainsi : « Voir un film en faisant retour sur son vécu et/ou sur celui du groupe auquel on appartient. (…) On revit ensemble ces moments intenses de participation collective. »865 864 BO Hors série n° 4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 32, le texte n’a pas été modifié dans la version de 2010. 865 ODIN Roger, « La question du public. Approche sémio-pragmatique », revue Persée http://www.persee.fr, Réseaux, Année 2000, volume 18, n° 99 p. 49-72, url - 534 - Il n’est donc pas tant question de diffuser le film à plus grande échelle que de le revoir « en famille », avec ses pairs, pour partager les bons souvenirs du tournage. Et l’ironie du sort veut d’ailleurs que certains « bêtisiers » postés sur le Web fassent plus de « vues » que le film. Ils sont plus drôles, plus ouverts à la polysémie, et dépassent du coup largement la sphère privée à laquelle ils s’adressent. Un bon exemple est ce film de bac intitulé « Doit faire ses preuves » dont le bêtisier866 a été vu 42 768 fois (le 19 septembre 2010) et le teaser867 191 257 fois ! À chaque fois, les posts semblaient pourtant ne s’adresser qu’aux « complices du tournage » comme en témoigne la description du bêtisier : « En souvenirs de nos souvenirs... À voir aussi le teaser du film ! Car après tout... il ne reste que ça d’intéressant dans ce sois-disant film "Doit faire ses preuves". Au moins, nous y avons pris du plaisir ! nous en avons eu des fous-rires... Heureusement qu’il reste une ou deux scènes à peu près réussies... Merci d’avoir été là (ils se reconnaitront) » Là où s’exprime un encouragement à la lecture selon le mode « privé » théorisée par R. Odin, ce sont finalement ces films qui ont bénéficié du plus grand nombre de « vues ». Preuve de la pluralité des lectures qui peuvent en être faites, le teaser apparaît même, quelques années plus tard, pour certains internautes, comme un fake sur le baccalauréat : « Moi j’trouve ça très drôle, mais rassurez moi ... C’est pas la réalité, hein ? » On retombe bien ici sur les raisons qui expliquent, selon H. Jenkins, le succès d’un film sur YouTube : la réappropriation que chacun peut en faire. Le teaser, qui sort le film de son contexte, et se donne à voir comme une production moins définitive, apparaît ici plus « spreadable » que le film présenté au baccalauréat. Le « film de bac » est donc un objet sous tension : à la fois tenté et marqué par la « Transmedia culture » et pourtant contraint par ses coordonnées institutionnelles, il se place sur YouTube comme dans une u-topie : un lieu qui condense les fantasmes :http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_2000_num_18_99_2195, consulté le 31 janvier 2010. 866 http://www.youtube.com/watch?v=6KvWsQY9xi8&feature=related, consulté le 19 septembre 2010. 867 http://www.youtube.com/watch?v=FWnnDS8xgQE&feature=channel, consulté le 19 septembre 2010. - 535 - d’une culture participative, mais qui est in fine un espace mal configuré pour lui. Ainsi, YouTube n’est sans doute pas le bon « espace » pour les films scolaires. Ils sont la plupart de temps des objets trop achevés pour se plier aux règles de « remixages » ou de « réappropriations » du Web 2.0. Pour autant, les sites de partage leur assurant parfois plus de visibilité que l’Institution scolaire, ces films continueront sans doute d’être postés sur les réseaux sociaux où ils resteront finalement inscrits dans un univers qui n’est pas le leur, mais qui leur permet, même s’ils ne sont pas vus par d’autres que ceux qui les ont faits, de rester au moins des points d’ancrage mémoriels, la trace d’une première expérience de cinéma enkystée ensuite dans une expérience du réseau. C’est finalement aussi dans cet acte de « mise en réseau » du film que se manifeste un certain positionnement personnel de l’élève qui revendique ainsi une création ou en tout cas, une créativité. 5.2.6 Créativité et création J’ai vu dans la première partie de cette thèse que les politiques culturelles visaient aussi à l’épanouissement personnel des élèves (1.1 et 1.2.). La production audiovisuelle, perçue comme une « production artistique » serait ainsi justifiée par le désir de permettre un épanouissement de soi dans le cadre scolaire. Pascale Lismonde, auteur du livre Les Arts à l’École que j’ai déjà citée dans la première partie, demande ainsi à Jack Lang, en introduction de son ouvrage : « Comment avez-vous découvert que la pratique des disciplines artistiques pouvait contribuer à former la personnalité sur un plan plus général ? »868 Cette « découverte » peut être considérée comme un paradigme que l’on retrouve souvent dans l’idée que faire un court métrage permet aux élèves de s’exprimer, de laisser libre cours à leur créativité. Ce discours justifie aussi le fait que des professeurs revendiquent d’intervenir peu dans les productions des élèves. 868 LISMONDE Pascale, Les arts à l’école, le Plan de Jack Lang et Catherine Tasca, op. cit., préface : entretien avec Jack Lang, p. VII. - 536 - Ce paradigme a été interrogé par Charles Taylor dans Le Malaise de la modernité à travers ce qu’il appelle « l’expressionnisme » de l’idée d’individu dans l’époque actuelle : « Cela suggère aussitôt une analogie étroite, un lien même, entre la découverte de soi et la création artistique. (…) La création artistique devient le paradigme de la définition de soi. »869 Pour C. Taylor, l’art est désormais compris en termes de création, ce qui est une conséquence directe de l’émergence, au XVIIIe siècle, du concept d’esthétique « qui implique la substitution au concept d’imitation de celui de créativité »870. Nous avons vu dans les parties précédentes combien la vision immanentiste et textualiste du cinéma était dominante dans les représentations. Si l’on suit l’hypothèse de C. Taylor, cette conception explique sans doute que la « pratique » soit considérée comme si fondamentale dans l’enseignement du cinéma : l’œuvre est une fin en soi, fruit d’une vision toute personnelle du monde, « une subjectivisation qui touche la matière » qui « se réduit à l’expression exclusive du moi »871. Dans cette perspective, créer devient le gage d’un accomplissement de son authenticité. Mais pour C. Taylor, le risque est l’enfermement dans l’idée qu’« il n’existe rien au-delà de moi », renforçant ainsi l’individualisme de ce qu’il appelle « la modernité ». Qu’il me soit permis ici de faire un constat : l’individualisme croissant des élèves et de leur rapport à l’École est un phénomène vérifié, je l’ai abordé dans ma deuxième partie (2.4.5). Encourager les élèves à faire des films dans le cadre des enseignements au nom d’un discours d’épanouissement de soi pourrait tomber dans cet écueil. Si le reproche s’exprime parfois que certains élèves se prennent « pour des petits Godard », si certains (et j’en ai vu) se présentent aux entretiens de recrutement du BTS audiovisuel en affirmant qu’ils veulent « devenir réalisateurs » sans être conscients du tout des réalités du métier, c’est sans doute que le culte de la subjectivité entretenue dans le cadre des enseignements prend parfois le risque de 869 TAYLOR Charles, Le Malaise de la modernité, traduction de Charlotte Melançon, Paris : Édition du cerf, coll. « Humanités », 2008, p. 69. 870 Ibid., p. 71. 871 Ibid., p. 94. - 537 - tomber précisément dans l’individualisme que le dispositif des arts à l’École et le paradigme de l’art citoyen semblaient pourtant condamner. Pour C. Taylor en effet, ces encouragements à l’épanouissement du « moi », « en rejetant toute exploration au-delà du moi », « nous privent du coup d’une de nos principales ressources dans la lutte contre les formes plates et futiles de la culture moderne. »872 Cette hypothèse corrobore le statut particulier accordé au documentaire dans le cadre des « films de bac ». On aurait pu imaginer que mettre en acte la « pratique » cinématographique comme façon d’encourager une certaine éducation à la citoyenneté, développer l’esprit d’équipe et l’ouverture sur le monde et l’expression personnelle des élèves amènerait à privilégier le genre documentaire. Pourtant ce genre semble pâtir de présupposés particuliers, qui le rendent finalement minoritaire dans les productions de « film du bac » en Terminale. Il paraît étonnant en effet que le documentaire représente une si faible proportion des films présentés au baccalauréat, ce que m’ont confirmé pourtant toutes mes constatations de terrain. Le documentaire est certes privilégié en Première, en liaison avec les programmes officiels, mais le film évalué pour le baccalauréat est rarement inscrit dans ce genre alors même qu’il est cité comme une possibilité dans les textes officiels873. Comment peut-on interpréter ce constat ? D’un point de vue pédagogique, certains professeurs estiment peut-être que l’exercice ayant été effectué en Première, il n’a pas à être répété en Terminale. Du point de vue des paradigmes, il semble que, pour les élèves comme peut-être pour les professeurs, faire un film signifie d’abord « faire un film de fiction », sans doute en vertu de l’idée plus ou moins conscientisée selon laquelle l’élaboration d’un monde diégétique est l’acte de création cinématographique par excellence. Se niche ici sans doute un malentendu sur l’idée de création qui semble valoriser surtout la notion de 872 Ibid., p. 96. « Cette réalisation peut mettre en œuvre des dispositifs divers d’images et de sons et aborder différents genres : fiction, documentaire, animation, essai », BO Hors série n° 4 du 30 août 2001, classe de Terminale, version papier, op. cit., p. 22, formule inchangée dans le Bulletin officiel spécial n°9 du 30 septembre 2010. 873 - 538 - créativité et ne se satisfait donc pas du « réel déjà là » du film documentaire. Ainsi, si l’orientation vers le documentaire n’est pas clairement donnée comme consigne, ce n’est pas vers ce type de films que les élèves se dirigeront a priori. Ceci reflète peut-être un phénomène plus global : la diffusion des films documentaires dans les salles reste très minoritaire par rapport à la fiction ; si l’on développe une pratique cinéphilique vers les salles, les films documentaires seront moins présents dans la culture des élèves. Si l’on fait le pari d’un « mimétisme » de la transmission culturelle ou artistique, les films au programme du baccalauréat étant très majoritairement des films de fiction874, le « film du bac » produit par les élèves se trouve implicitement défini comme étant un film de fiction, même si aucune précision ne va dans ce sens dans les textes officiels concernant l’épreuve. Pourtant, le documentaire pose sans doute des problèmes éthiques qui pourraient véritablement entrer dans la « formation citoyenne » revendiquée par les textes officiels. Il oblige en effet à se poser constamment la question du droit à l’image ou à l’information, de l’image volée ou consentie, du rapport au Réel quand il est médiatisé par la caméra, du risque pris à filmer les gens qui ne sont pas des acteurs. Le paradigme de l’art comme résistance face au non-art, tous les discours sur la manipulation des images médiatiques, sur la légitimité des pratiques télévisuelles pourraient se trouver ici empiriquement vérifiés et donner l’occasion d’une extension de la réflexion des élèves au-delà du formalisme. On pourrait entrer là sur un véritable dialogue avec la télévision, sur de vraies questions de société et de vrais dilemmes moraux. Ici encore, les paradigmes semblent entrer en conflit les uns avec les autres et en contradiction avec les pratiques. La valorisation du « moi » devient un piège potentiel de la pratique artistique qui sacralise pourtant les vertus prophylactiques de la « création ». Est-ce le cas pour tous les enseignements artistiques ? L’enseignement du cinéma est-il le seul à se prévaloir de cette particularité ? 874 Seul L’Homme d’Aran au programme en 1995 et Sans soleil en 2004 font exception. - 539 - 5.2.7 Évaluation d’une technique sans corps On peut alors tenter une comparaison avec la mise en œuvre de la pratique dans les autres enseignements artistiques. Pour l’enseignement artistique « cinéma et audiovisuel », nous avons vu que les outils techniques mis à disposition pour les tournages n’étaient pas forcément performants, que la technique était celle de l’amateurisme. On peut penser que la production audiovisuelle type « film de bac » est de moins bonne qualité que celle des enseignements artistiques qui demandent moins d’outils, ou dont les outils sont moins soumis à la technique et aux dotations financières. On retombe sur la question des moyens et de leur rapport avec les ambitions affichées : là où le théâtre et la danse mobilisent pour outil essentiel le corps de l’élève-candidat, la production audiovisuelle dépend de contraintes de production (coût, temps, moyens), de contraintes techniques (matériel, maintenance), de contraintes humaines (trouver des comédiens)… On peut imaginer que le coût en matériel audiovisuel pour assurer le fonctionnement d’un enseignement CAV est plus important que quand il s’agit de musique, de théâtre ou de danse. Je proposerai donc ici une rapide comparaison avec l’enseignement de théâtre qui est né dans les lycées en même temps que l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. Le théâtre relève davantage des techniques du corps et engage donc un investissement direct de l’élève. Les candidats au baccalauréat doivent offrir un véritable travail de jeu et de mise en scène au jury qui peut leur demander, au moment de l’épreuve du baccalauréat, de « rejouer » leur scène avec d’autres indications scéniques, et ce de manière improvisée. Dans ce cadre, l’élève est évalué à titre individuel et collectif. Quelques évidences sont lourdes de conséquences dans l’évaluation de la production artistique : en danse, musique, théâtre, la production est jugée en direct, dans une co-présence de l’examinateur et du candidat au moment de la production, ce qui n’est pas le cas pour le « film du bac » où le candidat peut toujours se retrancher derrière des « excuses » plus ou moins - 540 - sincères puisque le travail est forcément jugé après coup. Dans l’enseignement « cinéma et audiovisuel », j’ai constaté parfois le détachement de certains étudiants par rapport à leur production audiovisuelle : « c’est un peu nul », « c’est pas ce que je voulais faire », « mouais », « bof », ou l’absence de prétention artistique : « on s’est bien amusé ». C’est peut-être parce que la médiation du groupe et de la machine les éloigne de la responsabilité de la création par le corps et de ce qu’elle induit d’orgueil, de responsabilisation individuelle, d’engagement plein et total, sans fard et sans alibi. En effet, pour l’enseignement « théâtre », le jury vient pendant une journée évaluer le spectacle monté qui est interprété pour l’occasion. Pour la production audiovisuelle, il y a au contraire de multiples « excuses » pour vivre l’expérience « en différé » : les machines et des performances techniques qu’elles induisent permettent d’accuser les défauts techniques (« pas assez de lumière »), ou de production (« du bruit dans la rue »), ou les problèmes liés au matériel. La co-présence relève d’une des différences ontologiques entre le cinéma et le spectacle vivant, mais dans le cadre scolaire elle induit aussi un autre rapport à la production artistique et à son évaluation. Toutes ces raisons expliquent sans doute que des élèves ne se sentent pas investis au même degré d’exigence pour leur « réalisation audiovisuelle » que les candidats des autres enseignements artistiques qui vont devoir répondre par leur corps et en direct aux exigences de l’examen. Surtout, l’enseignement du cinéma ne bénéficie pas du modèle élitiste des conservatoires ou de l’École des beaux-arts, le culte du « remettre cent fois le métier sur l’ouvrage » qui prévaut pour la Musique ou les Arts plastiques. J’ai souvent assisté à des tournages : même en BTS les prises sont rarement refaites plus de deux ou trois fois, alors que j’ai assisté à des répétitions de théâtre où l’intervenant faisait refaire jusqu’à quinze fois un mouvement, une entrée en scène, un regard, une diction. Comme je le signalais précédemment, à l’épreuve du baccalauréat, les candidats de l’enseignement « théâtre » doivent se soumettre à un « retravail », c’est-à-dire une prestation individuelle qui consiste à refaire le morceau joué devant le jury avec d’autres consignes de mise en scène. Si cette pratique est - 541 - exclue de l’évaluation des enseignements CAV, c’est très certainement à cause des difficultés de mise en œuvre qu’elle occasionnerait, mais sans doute aussi parce que la production audiovisuelle est considérée comme close sur elle-même une fois achevée, alors que la représentation théâtrale est sans cesse susceptible de modifications inhérentes au spectacle vivant et à la mise en scène sans cesse renouvelée des textes. La conception de « l’œuvre » et de son « travail » est donc bien au centre des différents engagements pédagogiques et des différents modes d’évaluation des enseignements artistiques. Cette comparaison avec les autres enseignements artistiques mériterait d’être approfondie : gageons que chaque modalité d’évaluation de chaque enseignement aurait quelque chose à apporter aux autres. L’enseignement du cinéma n’est pas plus que d’autres enfermé dans des paradigmes discutables, mais certaines caractéristiques de sa pratique et de sa théorisation ont sans doute contribué à en faire un enseignement artistique à part. Après avoir fait le tour du contexte paradigmatique des enseignements, de leur ancrage sociologique, des théories qui les sous-tendent et des pratiques qu’ils occasionnent, je voudrais proposer une conclusion qui « boucle la boucle » de ce long travail en montrant comment les paradigmes définis au début de cette thèse pourraient, s’ils étaient relus, amener à un tout autre enseignement du cinéma. - 542 - 6 - EN GUISE DE CONCLUSION : QUELQUES PROPOSITIONS THÉORIQUES ET PRAXÉOLOGIQUES - 543 - Je me suis donc efforcée, tout au long de cette thèse, de dégager les paradigmes à l’œuvre dans l’enseignement « cinéma et audiovisuel » en lycée. Je me suis penchée pour cela : - Sur les données politiques et institutionnelles, avec une rapide perspective historique. J’y ai relevé les paradigmes suivants : L’art pour tous ; L’art citoyen ; L’art éducateur ; L’art comme résistance face au non-art ; L’art prophylactique ; L’art charismatique ; L’œuvre immanente ; L’œuvre à décrypter. - Sur la formation initiale et continue des professeurs. Relativement réduite, elle apparaît prédisposée à : Reproduire les paradigmes déjà cités ; Se dispenser « en interne » au sein d’un groupe restreint d’Institutions partenaires des enseignements qui ne sauraient les remettre en question, ni concrètement, ni théoriquement. - Sur les Bulletins officiels qui délimitent les programmes. J’y ai relevé les paradigmes suivants : L’art permet la résistance face au non-art ; L’œuvre est immanente ; L’œuvre est à décrypter ; Une vision hégélienne de l’histoire des arts orientée par la notion de progrès qui repose sur une conception de l’œuvre « moderne » c’est-à-dire autoréflexive et tournée vers la nouveauté ; - 544 - L’influence des Cahiers du cinéma comme instance de légitimation ayant véhiculé une certaine définition dominante de la cinéphilie. - Sur les théories et théoriciens sur lesquels les enseignements s’appuient. J’ai relevé les paradigmes suivants : L’œuvre est une forme à décrypter ; La liaison fond/forme est un héritage d’une certaine vision du structuralisme et de la sémiologie ; L’œuvre est immanente : aucune utilisation des théories pragmatiques, des Culturals studies ni des Gender studies ; - Sur les analyses filmiques « modèles » sur lesquelles s’appuient les professeurs. J’y ai relevé les paradigmes suivants : L’œuvre est à décrypter, L’œuvre est immanente. L’influence de la théorie littéraire formaliste sur l’exercice d’analyse filmique La récurrence de quelques stratégies routinières de production de sens héritées de la critique qui se reproduisent à tous les stades de l’enseignement. L’écrasante domination de l’approche formaliste qui accompagne un déni de la réception. - Sur des copies d’élèves qui reproduisent ces paradigmes. - Sur la manière dont est mise en œuvre la pratique qui consiste à « faire des films » et sur les productions audiovisuelles des élèves. J’y ai relevé les paradigmes suivants : Un amateurisme qui témoigne d’un « malaise de la modernité » ; Un individualisme qui voit dans l’expression artistique le seul moyen d’un « épanouissement » personnel, au détriment d’une vision véritablement exigeante de - 545 - l’art et de l’artiste. Les paradigmes forment bien un « réseau » de présupposés qui se confortent mutuellement, une grille de lecture de l’art et de la société qui s’applique d’un bout à l’autre de la chaîne de transmission des savoirs, une façon d’envisager le cinéma qui s’auto-légitime dans une forme efficace de reproduction d’une certaine culture qui se donne comme une culture certaine. La vision immanente de l’œuvre d’art domine absolument, dans tous les aspects de l’enseignement cinéma et audiovisuel que j’ai abordé, et je pense avoir été exhaustive. Or il s’avère que ces paradigmes dominants ne sont pas en cohérence avec ce que signifie « aller au cinéma » et faire l’expérience du film en tant que spectateur dans la vie quotidienne ; ni avec ce qu’est devenu le cinéma et l’évolution les pratiques spectatorielles dans le cadre de la cinéphilie « postmoderne » et des nouvelles technologies. Pour cette raison, je voudrais que la conclusion de cette thèse propose aussi quelques perspectives d’ouverture et d’adaptation. 6.1 Sur les paradigmes théoriques : d’autres approches sont possibles 6.1.1 Éloge du confort ou les vertus pédagogiques du plaisir Gageons que l’idéal d’un enseignement du cinéma pourrait être de faire tenir ensemble le cinéma et les hommes, et pourrait être le lieu justement d’une réconciliation théorique entre immanentiste et pragmatisme. L’anthropologie du spectacle me semble ouvrir ici une perspective que les études cinématographiques en lycée mériteraient d’explorer davantage. - 546 - Car s’il y a un moyen de réconcilier la sociologie de la reproduction et l’expérience scolaire, c’est sans doute dans une perspective anthropologique. Les élèves s’avèrent très sensibles aux bonnes conditions de leur plaisir spectatoriel, ce qui confirme la théorie anthropologique de J.-M. Leveratto selon qui l’implication corporelle du spectateur se manifeste par une recherche du confort physique, du confort intellectuel et du confort moral. Il y a là un véritable paradoxe par rapport aux paradigmes délimités dans ma première partie. Comme je l’ai vu, les paradigmes sont les suivants : l’art citoyen, l’art éducateur, l’art comme résistance face au non-art, l’art prophylactique et l’art charismatique. Or si l’art doit avoir un véritable impact sur la formation des citoyens, sur l’identité des individus, sur leur implication dans le tissu social, comment se passer d’une réflexion anthropologique ? La réflexion de l’ « anthropologie du spectacle » de J.-M. Leveratto que j’ai souvent cité tout au long de cette thèse aurait pourtant tout à fait sa place dans ces paradigmes : « Le spectateur, en s’investissant émotionnellement dans le spectacle, y trouve ainsi l’occasion d’éprouver sa propre humanité à travers la compréhension de la conduite d’autrui. Et cette expérience sera d’autant plus forte que le spectacle sera l’occasion de ressentir la complexité réelle de cette conduite. »875 Pour autant, et c’est un paradoxe, si chacun des « enseignants de cinéma » en lycée est persuadé des bienfaits de l’art cinématographique, j’ai vu que l’analyse, le choix, la présentation des œuvres ne s’appuient pas ou peu sur cette question de la réception et sur la façon dont elle peut influencer l’existence intime du spectateur : « La focalisation des études sur la signification plastique de l’œuvre d’art a favorisé la neutralisation de l’ancrage biologique et social du plaisir artistique que rappelle brutalement, au théâtre et au cinéma, l’obligation d’ajuster les qualités “innées” de la personne et les qualités “innées” du personnage. »876 Comment peut-on à la fois être persuadé que l’art peut changer la société et à la fois, dans le cadre scolaire, s’en tenir globalement à l’analyse plastique en évitant de s’interroger sur la réception biologique et psychologique que les élèves ont des 875 876 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 260. Ibid., p. 272. - 547 - films ? La réponse à cette question est peut-être encore une fois liée au « messianisme républicain ». S’il s’agit de préserver le patrimoine culturel cinématographique de la « culture de masse », il faut trouver un mode de hiérarchisation des œuvres qui ne soit pas celui du plaisir spectatoriel qu’Hollywood, de toute évidence, a mieux pris en compte que le cinéma français. Le paradigme de l’art comme résistance face au non-art se heurte au paradigme de l’art prophylactique. Les œuvres considérées comme légitimes dans l’habitus cinéphilique institutionnel ne cherche pas l’ « investissement émotionnel du spectateur », et se méfie du réinvestissement pragmatique que l’on peut faire d’elles. Une des façons de limiter ce réinvestissement pragmatique est de dévaloriser « l’ancrage biologique et social du plaisir artistique ». On retrouve ici la posture post-kantienne dans les présupposés de la culture légitime : le Beau est privilégié au détriment de l’Agréable ou du Bon, et donc au détriment du plaisir que l’œuvre procure aux élèves. Peut-être faudrait-il justement revenir à la distinction kantienne entre le Beau, le Bon et l’Agréable dans la Critique de la faculté de juger. Le Beau est une satisfaction désintéressée, c’est-à-dire indépendante des sens et de la sensation, qui, eux, relèvent de l’Agréable. Le Beau est donc le seul jugement de goût qui puisse prétendre à une universalité. Le refus de la prise en compte des sensations dans l’enseignement du cinéma peut donc éventuellement être compris selon une perspective kantienne, fut-elle mal conscientisée : si un film est « Beau » il ne doit provoquer qu’une satisfaction désintéressée c’est-à-dire hors de tout plaisir des sens. Réhabiliter le corps dans la réception cinématographique, ce serait donc admettre que le cinéma n’est pas un art du Beau, mais un art de l’Agréable. Mais considérer le cinéma de cette manière, ce serait accepter – le pas est aisément franchi – de l’envisager comme un divertissement, avec tout ce que ce mot peut avoir de connotations péjoratives, y compris, encore une fois, dans la perspective d’une cinéphilie « moderne » que j’ai déjà convoquée pour tenter d’expliquer - 548 - certains paradigmes et certaines pratiques professorales877. On rejoint là un présupposé dont j’ai déjà fait état et que j’ai souvent rencontré en interrogeant les professeurs : la certitude selon laquelle les élèves, avant que l’on « éduque » leurs goûts, s’adonnent sans réflexion à ce qui leur fait plaisir, aveuglément (souvent « les films violents » reviennent dans le discours), et qu’il ne peut donc s’agir de « bon goût ». C’est sans doute là un présupposé fort au sein de l’École : un enseignement, pour aboutir à une connaissance, doit s’appuyer sur la Raison et non sur les sensations. Ainsi si l’anthropologie du spectacle peine à se faire une place dans l’enseignement scolaire, c’est peut-être précisément en vertu de cette conception kantienne – non pas de l’art et du jugement de goût – mais de la connaissance comme s’appuyant sur la « Raison Pure » autrement dit, selon la traduction esthétique que propose Clive Bell que j’ai cité plus haut (5.2.6), sur la « Forme Signifiante » comme donnée essentielle de l’œuvre d’art. Pourtant, ultime paradoxe, si l’on suit jusqu’au bout la logique kantienne, le cinéma, considéré comme un art, ne saurait s’enseigner. 6.1.2 Quand y a-t-il enseignement du cinéma ? La Critique de la faculté de juger débouche en effet sur un constat sans appel : le jugement de goût ne saurait être un jugement de connaissance : qu’une chose soit trouvée belle n’apprend rien sur cette chose puisque ce qui nous la fait dire belle est l’effet que sa représentation a sur notre sentiment de plaisir et de peine, et non ce qu’elle est en elle-même. Dans une perspective kantienne le jugement de goût souffre d’un déficit épistémologique lourd quant à « la chose en soi ». Le seul intérêt épistémique de l’art serait donc dans la relation que nous entretenons avec l’œuvre, et dans ce que cette relation a de profondément subjectif et pourtant 877 On peut penser à la condamnation du divertissement dans Les Pensées de Pascal, par exemple. - 549 - universel : c’est en cela que le beau est « sans concept ». Le jugement de goût, n’assure donc pas une connaissance, mais une reconnaissance. Comme le dit P. Bourdieu : « Rien n’est donc plus éloigné d’un acte de connaissance tel que le conçoit la tradition intellectualisme que ce sens du jeu social qui, comme le dit bien le mot de “goût”, à la fois “faculté de percevoir des saveurs” et “capacité de juger des valeurs esthétiques” est la nécessité sociale devenue nature, convertie en schèmes moteurs et en automatismes corporels. »878 Comment persuader et convaincre d’un goût qui ne peut être communément admis, sauf à présenter une certaine norme du goût comme une évidence intemporelle qui ne souffre aucune réfutation ? C’est dire que le jugement de goût qui procèderait des sens (jugement empirique) – et l’on revient là à des questions sociologiques – ne peut être transmis que de façon relative et qu’ « il ne peut donc y avoir de règle aux termes de laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître quelque chose comme beau ». E. Kant réfute la possibilité d’une concordance des goûts d’un point de vue empirique : « Le jugement de goût lui-même ne postule pas l’assentiment de tous : il ne fait que prêter à chacun cet assentiment, comme un cas particulier de la règle, ce dont il attend la confirmation non pas de concepts, mais de l’adhésion des autres. »879 « L’adhésion des autres » n’est-ce pas finalement l’enjeu de l’enseignement du cinéma tel qu’il est actuellement pratiqué ? C’est-à-dire la création de valeurs communes qui permet d’affirmer l’existence d’un bon goût indiscutable masquant ainsi l’inévitable subjectivité du jugement de goût sous une pseudo-universalité ? Sans cette universalité (fut-elle arbitraire) y a-t-il une possibilité de connaissances et donc d’enseignement ? Il apparaît que la réponse sera toujours plus sociologique que philosophique : lorsqu’une communauté d’interprétation se forme autour de critères communs et que cette communauté dispose d’un pouvoir institutionnel, elle travaille à universaliser les critères qui sont les siens et opère donc une 878 BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit., p. 552. KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, sous la direction de Ferdinand Alquié, traduit de l’allemand par Alexandre Jean-Louis Delamarre, Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay, Jean-Marie Vaysse, Luc Ferry et Heinz Wismann, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 146. 879 - 550 - exclusion des goûts et des critères des autres communautés. C’est donc la légitimité même de l’enseignement des arts à l’École qui se pose en ces termes : si l’enseignement du cinéma ne peut se passer d’une expérience du cinéma, il faut pour le moins en éliminer le plus possible les sens et les sensations pour tenter de purifier (au sens de jugement pur) le jugement esthétique et ainsi tenter de lui donner le statut de connaissance – fut-elle empirique – transmissible. Car qui se satisferait d’un enseignement du cinéma qui consisterait à proclamer « chacun ses goûts » ? C’est donc « la belle œuvre » qui est privilégiée puisque le Beau est le seul jugement de goût indépendant du désir et des sensations subjectives, puisque ce Beau est « universel ». Mais c’est là qu’advient la contradiction : si l’on présuppose que le jugement de goût face au Beau est universel et sans concept, il ne peut s’enseigner. Encore un paradoxe dans les paradigmes : l’art éducateur apparaît bien discutable. Qu’est-ce qui s’enseigne alors ? Peut-être que ce que l’École réussit le mieux, c’est le rituel de l’échange qui succède aux films : les élèves sont invités à en parler, entre eux, au sein du groupe classe, et ces échanges sont souvent le lieu d’un véritable plaisir et aussi sans doute d’un véritable enseignement. Avant l’anthropologie du spectacle, la Critique de la faculté de juger allait déjà dans ce sens : « Qu’il y ait un plaisir à pouvoir communiquer son état d’âme, quand bien même cela ne concernerait que les facultés de connaître, voilà qui serait aisé à montrer (empiriquement et psychologiquement) en faisant remonter ce plaisir à la tendance naturelle de l’homme à la sociabilité. »880 Le beau étant « sans concept », c’est au plaisir de la communication subjective sur l’œuvre qu’il faudrait limiter notre désir d’apprentissage scolaire. Se cultiver, c’est aussi communiquer. Cette posture est confortée d’un point de vue anthropologique : « Curiosité pour les émotions d’autrui et désir d’exprimer ses propres émotions sont donc le fondement esthétique du savoir rituel du corps, en tant que moteur de l’échange culturel et de la dispute artistique. »881 880 881 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 148. LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 226. - 551 - D’après mes constatations, si l’École permet bien ce type d’échange, elle les relègue pourtant essentiellement « hors cours ». L’espace de prise de parole sur le film existe et certains professeurs le revendiquent, mais – pour ce que j’ai pu en savoir – il ne devient pas la base d’un cours, ou le point d’ancrage de l’apprentissage, et au contraire, il est toujours présent comme ce que l’apprentissage doit « dépasser ». En témoigne la pratique de l’analyse filmique que j’ai longuement étudiée dans ma troisième et ma quatrième partie. Globalement, l’analyse filmique évacue la subjectivité derrière des « routines » de production de sens et quoi que disent ou pensent les élèves, le cours sera le même, c’est-à-dire que c’est la parole professorale et l’élégance stylistique auront le dernier mot. Les justifications abondent. J’ai entendu des professeurs défendre le fait que les élèves finissent par aimer, grâce au travail de l’année scolaire, ce qu’ils n’aimaient pas au départ882. D’autres estiment qu’on ne peut pas montrer aux élèves ce qu’ils connaissent déjà883. D’autres enfin, qualifient de « démagogie » le fait de ne montrer aux élèves « que ce qui leur plaît » : c’est l’ambition qui consiste à « sortir l’élève de la cinéphilie du plaisir » que j’ai commentée dans ma deuxième partie. On est bien, quelle que soit la posture adoptée, dans la négation de l’approche anthropologique au profit d’une lecture sociologique – d’ailleurs inavouée – du plaisir cinématographique. Robert Shusterman délimite très bien ce paradigme : « L’analyse de la légitimation esthétique de la culture populaire constitue l’une des tâches les plus pressantes de la théorie culturelle, et c’est une tâche dont l’importance n’est pas seulement esthétique, mais aussi à forte dimension sociale et politique (…) On nous fait mépriser les choses qui nous procurent du plaisir, on nous rend honteux du plaisir qu’elles nous donnent. »884 C’est sans doute à John Dewey qu’il faut remonter pour cerner les débuts d’une autre approche théorique qui vise à la réhabilitation de la culture populaire. Pour R. Shusterman, qui s’inscrit – comme J.-M. Leveratto d’ailleurs – dans cette lignée, ce 882 883 884 Entretien déjà cité avec Martine le 16 décembre 2008. Entretien déjà cité avec Brice le 1er décembre 2008. SHUSTERMAN Richard, in L’art contemporain, champs artistiques, critères, réception, actes du colloque au musée d’art contemporain de Lyon, octobre 1998, sous la dir. de Jean-Pierre Saez, Raspail Thierry, Paris : L’Harmattan, 2001, article disponible en ligne, traduction de Bernard Genton : www.fau.edu/humanitieschair/Culture_Populaire_Et_Education.pdf, consulté le 14 avril 2011, p. 71 du .pdf - 552 - manque de légitimité est une aberration dont les conséquences sociales sont néfastes : la théorie de J. Dewey part du principe que puisque l’homme est porté aux plaisirs immédiats, plus on isole l’art dit « noble » de l’environnement quotidien des gens, plus on les amène finalement à consommer ce qui est facile et grossier. J. Dewey, comme R. Shusterman, cherche donc à promouvoir l’idée selon laquelle il faut considérer l’art comme « une expérience esthétique vivante, source d’un plaisir immédiat, d’une richesse sémantique, d’une unité dynamique »885. Dans cette perspective, c’est tout un paradigme qui se trouve ébranlé et le rôle de l’École pourrait s’en trouver réenvisagé : il ne s’agirait plus de chercher à « hisser » les élèves au niveau de la culture légitime, mais de pratiquer ce que R. Shustermann appelle le « méliorisme », c’est-à-dire d’œuvrer pour améliorer la culture populaire. Le paradigme de l’art comme résistance face au non-art et toute la valorisation de l’esthétique qu’il entraîne serait à son tour mis à mal. R. Shusterman soutient un projet que je souhaiterais ici défendre comme un programme pédagogique : « Le méliorisme insiste également sur le fait qu’une critique esthétique rigoureuse d’œuvres individuelles est nécessaire à l’amélioration de la culture populaire, et qu’une telle critique esthétique suppose non seulement des analyses formelles et thématiques, mais aussi une perspective philosophique et sociologique. »886 Pour R. Shusterman, il faut défendre l’idée que des œuvres de la culture populaire peuvent avoir une véritable valeur esthétique. C’est ce qu’il nomme l’esthétique pragmatique et qu’il définit ainsi : « L’esthétique pragmatique telle que je la conçois après Dewey, envisage l’esthétique d’une manière beaucoup plus large, qui permet de rendre justice à ses dimensions pratiques et cognitives, ainsi que de favoriser une meilleure intégration de la culture dans la pratique »887 La « critique esthétique » d’objets populaires constituerait donc pour R. Shustermann le meilleur gage d’une amélioration de la qualité esthétique de cette culture. En cela, le rôle de l’École dans les enseignements de cinéma et 885 SHUSTERMAN Richard, in L’art contemporain, champs artistiques, critères, réception, op. cit., p. 2. Ibid., p. 78 887 Ibid., p. 79. 886 - 553 - d’audiovisuel pourrait être de s’emparer de productions audiovisuelles populaires et de les analyser avec les mêmes outils que ceux dont elle se sert pour l’analyse des œuvres légitimes. Le philosophe vient ici proposer une autre alternative à la mienne. Là où j’aurais tendance à défendre la nécessité de la multiplication des outils théoriques actuellement dominants dans l’analyse filmique, R. Shusterman me permet de suggérer qu’il serait également possible de conserver ces outils de « l’analyse esthétique », essentiellement formalistes, en les appliquant simplement à d’autres objets. Le fait même de les appliquer à un autre corpus d’œuvres considérées comme moins légitimes pourrait permettre de modifier les paradigmes et les présupposés. Selon R. Shustermann toujours, pour améliorer la qualité de la culture populaire : « On pourrait ainsi concevoir une stratégie plus puissante, mais plus difficile à mettre en œuvre, et qui consisterait à transformer ces préjugés par des changements institutionnels : par une réforme des programmes scolaires, par exemple, qui donnerait plus de place à l’enseignement et à l’analyse esthétique de la culture populaire. »888 Changer les préjugés, c’est aussi sans doute un des buts de cette thèse, qui s’efforce, en décrivant les paradigmes à l’œuvre et les théories dominantes, de les relativiser, en montrant qu’ils ne sont finalement qu’un système de représentation, une grille de lecture des œuvres – et du monde – qui n’est pas la seule existante ni la seule possible. « Une réforme des programmes scolaires », voilà ce qui, sans doute, étant donnée l’efficacité de reproduction de l’École que j’ai pu observer, pourrait véritablement faire bouger les lignes sur le long terme. Et le goût c’est aussi, y compris dans une perspective kantienne, réfléchir à ce qu’une œuvre « peut avoir de bon », c’est-à-dire à sa lecture éthique dans une perspective anthropologique : « Le spectacle en tant qu’instrument de l’espace public est le moyen pour les individus d’éprouver les conséquences de certains comportements vis-à-vis d’autrui et d’utiliser l’opinion publique pour obtenir leur adaptation. »889 888 889 SHUSTERMAN Richard, in L’art contemporain, champs artistiques, critères, réception, op. cit., p. 90. LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 235. - 554 - J.-M. Leveratto parle de « moralisation du plaisir du spectateur », et en cela il s’appuie sur E. Kant : le Bon, une bonne action par exemple, procure du plaisir en cela que nous trouvons l’action estimable, en cela qu’elle a une valeur morale qui la rend touchante. Le Bon procure une satisfaction « pratique », c’est-à-dire morale. Une satisfaction est liée à notre moralité, à ce que nous jugeons bon moralement, et à ce titre à ce que nous désirons voir exister. Dans cette perspective, il s’agira simplement de faire glisser le paradigme de l’art prophylactique d’une conception de l’art comme « Beau » à une conception de l’art comme « Bon ». L’École a bien ici son rôle à jouer. S’il faut faire de l’École de la République un socle d’éducation à la citoyenneté, au partage, au respect de soi-même et d’autrui, c’est bien une volonté éthique qui s’affiche dans le discours sur l’enseignement des arts et dans le paradigme de l’art citoyen que j’ai déjà commenté. Or l’éthique a quelque chose à voir avec le plaisir, contrairement à tout ce qu’une tradition scolastique peut parfois affirmer. On pourrait alors imaginer un enseignement du cinéma dont l’argument pédagogique principal soit celui du plaisir : tous les paradigmes s’en trouveraient bouleverser. Il faudrait imaginer alors que le film pour le baccalauréat est choisi en fonction du plaisir qu’il procure aux élèves890, que les programmes s’adaptent aux plus grands succès populaires, que le but de l’analyse filmique est de décrypter ce en quoi le film apporte des réponses éthiques à ma vie quotidienne et aussi pourquoi et comment il me procure du plaisir. 890 Un dispositif comme la plateforme « Cinélycée » joue en quelque sorte sur cette idée, en permettant aux lycéens de voter pour le film qu’ils ont le plus envie de voir ou qu’ils ont le plus aimé et d’échanger autour du film, via Internet, après la projection. - 555 - 6.2 Sur la pratique : propositions Je voudrais ici esquisser quelques propositions concrètes, en prolongeant la réflexion théorique dans le champ de la pratique. Il convient d’abord de lever une ambiguïté essentielle : la pratique doit-elle être considérée comme un moyen ou comme une fin ? On pourrait songer à proposer un thème national pour la production audiovisuelle destinée à être présentée au baccalauréat, qui inciterait à une mise en œuvre très modeste, soumise à une contrainte forte et commune qui permettrait une mise en œuvre et une évaluation plus codifiée des « films du bac »891. On pourrait également imaginer que la production audiovisuelle présentée contienne obligatoirement une remise en scène (une « réécriture audiovisuelle ») explicitement justifiée, d’une scène d’un des films au programme. Ces réécritures pourraient être de toute nature : très littérales (plan « à la manière de… »), mais aussi éventuellement parodiques, décalées, proposer un changement de mise en scène paradigmatique ou syntagmatique (modification de l’axe de prise de vue, modification de la bande-son, inversion du genre des personnages, glissement générique, etc.). L’essentiel serait que chaque réécriture soit solidement argumentée, et justifiée par une bonne compréhension théorique, plastique, narratologique, sociologique, historique, économique, technique de la scène de départ. L’intérêt pédagogique de ce type de réécriture me semble résider dans le réinvestissement de la théorie dans la pratique auquel elle oblige, réinvestissement jusqu’ici considéré comme un « bonus », comme je l’ai vu, dans l’évaluation des films présentés au baccalauréat. L’idée n’est pas nouvelle, et elle s’inspire finalement – non sans ironie peut-être – de la didactique des Lettres. À l’instar de « l’écriture d’invention » dans 891 On pourrait imaginer un sujet national renouvelé tous les ans comme par exemple : « Raconter l’histoire d’une main ». - 556 - les cours de français, la réécriture audiovisuelle exigerait du candidat qu’il se soit approprié la spécificité du médium cinématographique afin d’être capable de reproduire, de prolonger, d’amplifier, de transposer, de critiquer, une scène existante. Il s’agirait de faire entrer l’élève dans le matériau filmique, la compréhension de ses enjeux, des méthodes, des choix et des techniques qu’il induit, tout en laissant une place à sa créativité : c’est aussi d’un réinvestissement pragmatique qu’il s’agit. L’œuvre que l’on réécrit ne se trouve pas « désacralisée », mais « interprétée », comme une partition musicale peut être jouée différemment, ou une pièce de théâtre susciter des mises en scène diverses, l’acte de re-mise en scène apparaissant finalement aussi comme un acte d’analyse filmique. La pratique serait ainsi encadrée par les savoirs. Il faudrait alors songer à la production d’outils didactiques et pédagogiques différents : on peut imaginer la constitution d’une liste non exhaustive des scènes possibles à réécrire, choisies en fonction de leur intérêt et de leur faisabilité. Les partenaires professionnels seraient alors sollicités pour aider à la constitution d’une documentation technique sur certaines scènes (découpage technique, plan au sol, information sur des techniques mises en œuvre pour la lumière ou la prise de son…) afin d’ouvrir des pistes pour leur réécriture. Certains professeurs, sans doute conscients de cela, effectuent des exercices de tournage « à la manière de », en travaillant avec leurs élèves sur des séquences très courtes avec de fortes contraintes892. Mais ces efforts se cantonnent le plus souvent à la classe de Première et à des exercices ponctuels. En Terminale, il faut « faire le film pour le bac » et la contrainte institutionnelle cause paradoxalement un « laisserfaire » général : là où l’École devrait relever son niveau d’exigence et se porter garante d’une recherche de qualité, elle promeut la liberté individuelle et créative avec tous les écueils que j’ai évoqués dans ma cinquième partie. 892 C’est le cas au lycée Léon Blum de Créteil, où traditionnellement le projet de fin de Première consiste en un « remake » d’une scène d’un film étudiée dans le cadre du cours. J’ai pu moi-même expérimenter cette démarche avec les étudiants du BTS audiovisuel par le tournage de plans « à la manière de… ». - 557 - Des mises en œuvre concrètes dans la classe sont aisément imaginables : la liaison entre les différentes compétences serait assurée ainsi que l’évaluation d’un travail à la fois collectif et personnel déterminé par un cahier des charges précis. Cette réalisation courte devra être assurée par chaque élève, avec une répartition des tâches imposée au sein d’une « équipe » (on pourra éventuellement regrouper les « élèves-réalisateurs » en binômes dans les classes nombreuses, afin de rester dans les limites du possible en termes de tournage et de montage). Il s’agit d’évaluer plus justement l’implication personnelle des élèves : chaque élève participerait aux différents tournages de la classe avec des tâches variées, dont celle de réalisateur. Les élèves seraient ainsi confrontés à toutes les scènes réécrites à travers les projets de leurs camarades de classe, ce qui permettrait en outre d’optimiser la connaissance des films au programme. On peut ainsi imaginer des séquences pédagogiques en trois temps : - Premier temps : étude de la scène du film selon différents angles théoriques ; - Deuxième temps : exercice de réécriture de cette scène ; - Troisième temps : mise en œuvre des tournages (plusieurs élèves peuvent tourner en même temps). Je développerai ici un exemple de réécriture sur un film au programme du baccalauréat L’Homme à la caméra. Il s’agirait de prendre la « scène du réveil » (TC in : 10’ - TC out : 14’ env. dans le DVD de l’ « Éden cinéma »). La scène propose de mettre en parallèle, par le montage, des motifs relevant du réveil d’une femme (elle s’éveille, se lève, fait sa toilette, s’habille) et ceux qui relèvent du réveil dans l’espace urbain (mise en route des moyens de transport collectifs, éveil des « gens de la rue », nettoyage du mobilier urbain, etc.). C’est un modèle de « montage par intervalles » explicité par D. Vertov dans ses écrits théoriques : le raccord fonctionne surtout en vertu d’effets plastiques et thématiques redondants et ce, à distance et non pas d’un plan au suivant. Deux propositions possibles de réécriture seraient alors possibles : - 558 - - une réécriture avec changement paradigmatique : reprise de l’idée de montage parallèle par intervalles reposant sur des raccords plastiques, mais avec un glissement thématique : la femme et la ville « se couchent » (inversion des motifs du réveil en motifs d’endormissement) ; - une réécriture avec changement syntagmatique : c’est la technique du montage alternée qui est modifiée : la réécriture propose de filmer le réveil d’une femme et d’une ville, mais en présentant deux plans-séquences montés successivement et non plus en alternance. Ce changement des modalités d’évaluation permettrait aussi de rendre plus tangible l’évaluation du carnet de bord à l’oral du baccalauréat. Il devrait ainsi comprendre, pour l’exemple qui nous occupe : - Les documents précis liés à la mise en œuvre de la scène réécrite tournée en responsabilité : story-board, découpage technique, note d’intention, plan de travail, plan au sol… - La justification des choix opérés et un retour réflexif sur la pratique. - Un élargissement de la réflexion à l’aide de documents réunis afin de mettre en perspective la scène choisie dans l’histoire du cinéma et/ou des arts en général. S’il s’agissait de la scène de réveil utilisée à titre d’exemple précédemment, une recherche sur différentes mises en scène de l’éveil au cinéma pourrait être envisagée (explorations transversales possibles, de la scène liminale de Quatre mariages, un enterrement au réveil de La Belle au bois dormant, à condition qu’il existe une problématique structurante). L’élève devrait ainsi mettre en évidence des perspectives historiques, génériques, culturelles, etc., et éventuellement élargir sa réflexion : le cinéma, l’art en général, doit-il « réveiller » les consciences ? éveiller ? tenir en éveil ? - Éventuellement des rushs commentés, non gardés pour le montage final, afin que l’élève puisse justifier des apprentissages liés aux « ratages », expliquer d’éventuelles prises de vue défaillantes, les modifications qui se sont avérées nécessaires lors du - 559 - tournage. Ces rushs pourraient éventuellement être présentés lors de l’oral pour expliquer le travail effectué et les progrès, le « film pour le bac » deviendrait alors précisément l’évaluation d’un Work in progress plus que d’un objet fini, pour rejoindre ici le vœu d’A. Bergala893. La notation de l’oral se répartirait alors comme suit : - une note sur 10 pour l’évaluation de la scène réécrite (argumentaire, pertinence de la réécriture) en liaison avec le film au programme dont la bonne connaissance pourra ainsi être aussi évaluée (15 min) ; - une note sur 10 pour l’évaluation globale du cahier de bord et sa présentation orale, l’entretien avec le jury sur l’élargissement proposé et les documents complémentaires choisis (15 min). Finalement, comme je le montre dans cet exemple, on n’est pas si loin des modalités actuelles : il suffirait simplement de changer quelques aspects, de recadrer les problèmes, de préciser plus fermement les contenus, les cahiers des charges, d’affirmer certaines attentes obligatoires. Il s’agirait certes de « contraindre » la liberté actuelle – et j’entends déjà les tenants de la « liberté de création » protester – avec la certitude que la liberté n’est pas forcément un bon outil pédagogique, ni même un bon outil « prophylactique » ou « d’enseignement à la citoyenneté ». L’idéal serait que la durée de l’épreuve orale soit allongée. On pourrait alors imaginer, dans le cadre d’une épreuve plus longue, une mise en œuvre au moment de l’interrogation, dans l’esprit du « retravail » de l’épreuve de théâtre : faire un plan en mono caméra avec une contrainte explicite donnée par le jury (profondeur de champ, axe de prise de vue, composition du cadre, etc.). L’élève devrait exécuter et justifier le plan. Les moyens à mettre en œuvre pour ce type d’exercices seraient peut-être plus difficiles à gérer pour les centres d’examen, mais elle n’est pas impossible compte tenu du faible nombre de candidats que cette épreuve 893 Roger Odin avait également émis quelques propositions dans la revue Hors cadre n° 5 (op.cit.) sur l’enseignement du cinéma en proposant des « étapes » d’apprentissage : 1re phase : des séances de manipulation pour « défétichiser la technique sans pour autant créer une œuvre » ; 2e phase : « introduction progressive de contraintes et d’éléments de savoirs » par « la manipulation de plus en plus réglée (…) et explicitée » pour « aboutir à des productions modestes mais finies et finalisées ». - 560 - représente et du fait que les lycées qui accueillent les épreuves sont forcément des lycées qui proposent les enseignements : ils détiennent donc les équipements adéquats. Le « carnet de bord » pourrait ainsi être noté en tant que tel par le jury du baccalauréat (ou par un contrôle continu ?). Les enjeux de l’épreuve sont ainsi un peu déplacés : c’est le cahier de bord qui est évalué, et la production audiovisuelle vient à titre d’illustration, par la pratique concrète, d’un savoir-faire. L’évaluation de la liaison entre « faire » et « savoir-faire » est ainsi réaffirmée tout en laissant une place à la créativité de l’élève. On renonce à l’ambition (à mon sens démesurée) du « court-métrage » au profit d’un « exercice de mise en œuvre audiovisuelle », tout en laissant ouverte la possibilité d’une production plus ou moins longue et aboutie. 6.3 Évaluation d’une autre approche théorique : conclusion en forme d’élargissement philosophique J’ai parlé d’E. Kant et des post-kantiens à plusieurs reprises dans cette thèse et j’ai voulu, dans cette conclusion, évaluer différentes théories et différentes approches. Il m’a donc semblé que le principal opposant à une approche kantienne de l’esthétique était sans doute Friedrich Nietzsche. L’idée d’envisager la philosophie comme possibilité de réflexion relève également d’un désir d’élargissement des emprunts théoriques utilisés pour cette thèse qui revendique l’interdisciplinarité comme mode de réflexion délibérative sur les constats effectués lors du travail de recherche. Comme cette conclusion se propose d’apporter, à titre de propositions, des contrepoints aux paradigmes dominants, il m’a semblé intéressant d’aller voir comment F. Nietzsche avait pu s’exprimer sur l’enseignement des arts pour proposer des ouvertures possibles amenées par ses théories. Je me suis donc appuyée ici sur les « Critiques et remèdes » qu’il propose dans une suite de conférences intitulée : Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement. Certains passages - 561 - de cet essai polémique de F. Nietzsche m’ont en effet semblé parfois curieusement en écho avec des préoccupations que j’ai eues tout au long de cette thèse894. La convocation de F. Nietzsche est donc un choix qui se trouve être aussi un hasard : je suis tombée sur ce texte et il m’a paru à bien des égards éclairant pour mon travail. Je commencerai donc ici par un passage du texte qui m’a particulièrement interpelée : « Vous aviez coutume de dire que personne n’aspirerait à la culture. Si l’on savait à quel point le nombre des hommes vraiment cultivés est finalement et ne peut-être qu’incroyablement petit ; et que cependant ce petit nombre d’hommes vraiment cultivés n’était possible que si une grande masse, déterminée au fond contre sa nature et uniquement par des illusions séduisantes, s’adonnait à la culture ; qu’on ne devait donc rien trahir publiquement de cette ridicule disproportion entre le nombre des hommes vraiment cultivés et l’énorme appareil de la culture ; que le vrai secret de la culture était là : des hommes innombrables luttent pour acquérir la culture, travaillent pour la culture, apparemment dans leur propre intérêt, mais au fond seulement pour permettre l’existence d’un petit nombre. »895 Il me semble que le principe actuel de notre culture d’État subventionnée que j’ai abordé dans la première partie de mon travail entre singulièrement en résonance avec ce constat critique de F. Nietzsche. Doit-on accuser l’École de promouvoir ce « saupoudrage culturel » qui finalement ne remet pas profondément en cause les différentes approches sociologiques du public de l’art ? Car finalement il apparaît à l’étude des enquêtes d’Olivier Donnat et de Jean-Michel Guy à laquelle je me suis livrée, que malgré les efforts des différentes politiques culturelles qui se sont succédées, ce sont finalement à peu près toujours les mêmes personnes qui sont cultivées et que si le cinéma et la cinéphilie se détachent parfois des coordonnées socio-culturelles d’un individu, ce n’est pas grâce à l’École ni aux politiques culturelles. 894 Je remercie Olivier Tibloux de m’avoir permis la rencontre avec ce texte. NIETZSCHE Friedrich, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », première conférence, in Ecrits Posthumes, 1870-1873, textes et variantes établis par Colli et Montinari, traduit de l’allemand par Backes, Haar, B. de Launay, Paris : Gallimard, coll. « NRF », p. 92. 895 - 562 - La pensée de F. Nietzsche est intéressante, en cela qu’elle relie deux tendances apparemment totalement contradictoires et dévoile ainsi en tant que tels des présupposés cachés ou inavouables. Deux tendances semblent en effet se contredire : l’élargissement de la culture et l’affaiblissement de la culture. Appliqué à l’enseignement du cinéma, l’élargissement de la culture se manifesterait dans la prolifération des films à voir et des films vus dans le cadre du système scolaire dans une perspective d’extension culturelle. Cependant, pour F. Nietzsche : « Cette extension est l’un des dogmes d’économie politique les plus chers au temps présent. Autant de connaissances et de culture que possible – donc autant de production et de besoin que possible – donc autant de bonheur que possible : voilà à peu près la formule. Nous avons ici comme but et fin de la culture l’utilité ou plus exactement le profit, le plus gros gain d’argent possible. »896 Notons bien ici que F. Nietzsche entend le mot « bonheur » au sens de « confort », comme il le démontre à travers « le dernier homme » d’Ainsi parlait Zarathoustra. La culture ici apparaît comme un « dogme d’ économie politique » et j’ai vu à plusieurs reprises dans ma thèse que les « politiques culturelles » avaient aussi un versant économique. Rappelons que le concept de bonheur chez F. Nietzsche897 correspond à une généralisation et à un nivellement délétères des désirs : le confort opposé à la liberté, c’est-à-dire, dans une perspective plus bourdieusienne (et en raccourcissant un peu la pensée nietzschéenne), le nivellement des cultures au profit de la culture dominante. P. Bourdieu reprend d’ailleurs ce texte de F. Nietzsche dans La Distinction, et explique ainsi ce passage : « La prétention inspire l’acquisition, par soi banalisant, des propriétés jusquelà considérées comme les plus distinctives et contribue par là à soutenir continûment la tension du marché des biens symboliques, contraignant les détenteurs des propriétés distinctives menacées de divulgation et de vulgarisation à rechercher indéfiniment dans de nouvelles propriétés l’affirmation de leur rareté. »898 On peut penser ici, pour ce qui concerne le cinéma, au redéploiement de la 896 NIETZSCHE Friedrich, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 94. Principalement défini dans Ecce Homo. 898 BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, op. cit., p. 281. 897 - 563 - distinction cinéphilique dans des productions très « plastiques », à la frontière entre installation et cinéma, comme celles produites par l’École du Fresnoy, « dernier cri » en matière d’École de cinéma. Plus le cinéma se « démocratise », plus il entre dans les Écoles, plus se radicalise une certaine posture qui vise à faire du cinéma de manière essentiellement expérimentale et formaliste. Lorsque le formalisme et l’immanentisme se promeuvent comme méthode d’enseignement du cinéma en France, le cinéma français prend peut-être le risque d’un clivage de plus en plus radical entre le « commercial » et la production dite « artistique », alors même que la protection du patrimoine artistique français, l’« exception culturelle », le système de subvention des arts, tout cela a toujours été défendu au nom du principe de l’élargissement de la culture pour tous. L’engagement de l’État dans l’enseignement des arts pourrait donc bien avoir des effets paradoxaux. Mais c’est aussi du côté des intentions de cette politique culturelle qu’il faut chercher des paradoxes : « Là où donc le cri de guerre de la masse exige une culture populaire plus étendue, je cherche d’habitude à distinguer si ce cri a été provoqué par une tendance exubérante au gain et à la possession, par les marques d’une oppression religieuse antérieure ou par l’amour propre avisé d’un État. »899 Considérée de cette manière, la promulgation de la « culture pour tous » serait une négation de la nature aristocratique, « fondée sur une sage sélection des esprits » de la vraie culture : « On cherche à échapper au dressage dur et rigoureux des grands maîtres en persuadant la masse qu’elle trouvera bien elle-même le chemin, guidée par l’étoile de l’État. »900 Je ne m’engagerai pas dans l’idée d’une « oppression religieuse antérieure », mais l’État actuel peut bien être considéré comme une « étoile pour guider la culture » – la perspective paraît presque malrucienne – par son désir de prendre la main sur la création et les arts. Les paradigmes de l’art citoyen et de l’art pour tous correspondent à ce que le philosophe appelle « l’amour propre avisé d’un État ». La 899 900 NIETZSCHE Friedrich, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 96. Ibid., p. 129. - 564 - culture devient une arme de distinction à l’échelle étatique et il faut bien admettre que l’on entend souvent colporter l’idée selon laquelle la politique culturelle de la France la tient éloignée de la barbarie d’autres États ou que l’« exception culturelle à la française » est le gage d’un supplément d’âme humaniste qui place la France au dessus des autres pays du monde. Et F. Nietzsche semble annoncer de façon étonnement prémonitoire les textes du BO des enseignements artistiques et du rapport du Haut Conseil à l’Enseignement Artistique et Culturel quand il affirme, en parlant des gouvernements : « Évidemment ils s’entendent à mettre en circulation des mots pompeux pour désigner leur tendance : ils parlent par exemple de “développement complet de la libre personnalité dans le cadre de solides convictions communes, nationales et humainement morales” ou ils appellent leur but “fondation d’un état populaire reposant sur la raison, la culture, la justice”».901 Pourtant, pour F. Nietzsche, ces paradigmes, qui coïncident mot pour mot à ceux que j’ai pu relever dans ma partie sur les politiques culturelles, correspondent à ce qu’il appelle la « décadence d’une culture », qui désigne la situation dans laquelle l’État a le droit de croire qu’il domine la culture. Finalement, tenter de créer une culture de masse ne réduit pas les inégalités, mais les déplace, et surtout, elle permet un nivellement de cette culture « commune » sur laquelle peut s’appliquer sans peine un pouvoir étatique. C’est ce que l’on entend dire parfois : l’État français subventionne beaucoup, mais toujours les mêmes personnes et les mêmes lieux, il choisit, de fait, une certaine culture sous couvert de « liberté d’expression et de création », ou de « démocratisation de l’art ». La critique de F. Nietzsche est également particulièrement valable et riche de réflexions possibles si on l’applique au volet pratique de l’enseignement du cinéma en lycée. Il parle en effet dans son texte de la pratique de la littérature, mais ces propos sont tout à fait applicables à la « réalisation audiovisuelle » que l’on demande aux élèves des enseignements « cinéma et audiovisuel » : « On y exige l’originalité, mais on rejette celle qui seule est possible à cet 901 NIETZSCHE Friedrich, « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 144. - 565 - âge : on y suppose une culture formelle à laquelle n’atteignent maintenant qu’un tout petit nombre d’hommes à l’âge mûr. On y considère chacun sans plus ample examen comme un être capable de littérature, en droit d’avoir des opinions personnelles sur les objets et les personnages les plus graves, alors qu’une droite éducation ne devrait justement aspirer de tout son zèle qu’à réprimer la prétention ridicule à l’autonomie du jugement et qu’à habituer le jeune homme à une stricte obéissance sous le sceptre du génie. »902 Sans aller jusqu’à la défense d’une « stricte obéissance sous le sceptre du génie » qui paraît évidemment être une formulation excessive pour ce qui concerne notre sujet, on peut cependant admettre que certains films produits dans le cadre de l’enseignement CAV apparaissent comme une production hâtive, éventuellement prétentieuse, perméable à tout un champ d’influences mal digérées. Contrairement à une certaine tendance démagogique, F. Nietzsche avoue sa méfiance par rapport au laisser-faire de ce qu’on appelle la « libre personnalité », qu’il oppose au « dressage pratique le plus minutieux ». Si l’École s’est idéologiquement éloignée depuis fort longtemps de cette idée du « dressage », le « laisser-faire » revendiqué revient par contre dans le discours des professeurs sur les productions de leurs élèves : ils revendiquent leur non-intervention, l’idée que ce n’est pas eux qui réalisent le film et que c’est un moment d’expression artistique personnelle pour l’élève. Le discours des élèves relaie aussi cette exigence et ils désirent pour la plupart que le « film du bac » soit vraiment leur projet. Pourtant, parallèlement, beaucoup s’accordent sur la qualité moyenne (voire médiocre) des films ainsi réalisés. Parfois, les élèves eux-mêmes estiment qu’on « les a laissés trop libres » et qu’ils sont meilleurs quand ils sont « mieux encadrés »903. Jacques, professeur en hypokhâgne, assure quant à lui qu’il est « absurde » de lancer des adolescents dans la production autonome d’un film904. Faut-il pour autant défendre le « dressage pratique le plus minutieux » comme le préconise F. Nietzsche ? Le terme paraît sans doute provoquant, mais je pense ici pertinent de passer outre le choix des 902 Ibid., p. 105. Entretien avec des élèves de Première qui suivent l’enseignement de spécialité CAV à Saint-Quentin le 18 février 2009. 904 Entretien avec Jacques le 10 février 2009. 903 - 566 - mots : ce dressage pourrait correspondre plus concrètement au modèle pédagogique de l’enseignement des arts tels qu’il est mis en œuvre dans les conservatoires et surtout dans les conservatoires de musique. Jamais on ne demande à un élève du conservatoire de créer un morceau de musique. À la fin de l’année, la représentation devant public d’un morceau du répertoire joué le mieux possible s’accompagne d’une remise de prix et d’un diplôme. Les valeurs véhiculées sont : le travail, la répétition, l’entraînement, le déchiffrage, la connaissance parfaite du morceau, l’émulation dans la difficulté, le goût du beau et du bien fait, c’est-à-dire fait selon les codes. À mesure que l’élève progresse dans les classes des conservatoires, les difficultés vont croissantes et elles mettent au jour parfois des incapacités (de travail), la nécessité de travailler toujours plus, sans dilettantisme possible. Les professeurs de solfèges sortent eux-mêmes du conservatoire, l’examen est très exigeant, la codification des attentes est très précise et elles se perpétuent du professeur à l’élève, sans démagogie possible, et sans doute surtout parce qu’une fausse note reste toujours une fausse note, et qu’à ce titre, elle est toujours injustifiable. Je ne sais pas si cet élitisme est un modèle bon ou mauvais, je dis simplement qu’il n’est pas du tout celui sur lequel s’appuie l’enseignement du cinéma au lycée. J’ai eu l’opportunité d’interroger une élèves musicienne qui avait pourtant choisi l’enseignement artistique CAV pour le baccalauréat905. Elle m’a avoué que l’enseignement de musique demandait « beaucoup plus de travail ». Il semble que certains enseignements artistiques reposent sur des exigences plus fortes que celles qui prévalent en « cinéma et audiovisuel ». Peut-être pourrait-on arguer que le modèle du conservatoire n’est de toute façon pas applicable dans le cadre d’un enseignement du cinéma. Effectivement, surtout si l’on s’exonère, comme c’est le cas dans les enseignements CAV, de la perfection technique. Car puisque ce n’est pas l’excellence en art qui est visée, qu’est-ce que l’on cherche dans le cadre 905 Entretien avec Élodie le 15 décembre 2009. - 567 - scolaire ? L’initiation ? Le divertissement ? L’amateurisme ? La connaissance théorique ? La culture générale ? J’ai abordé tous ces aspects au cours de ma thèse, en montrant que l’enseignement se soldait parfois par un constat déceptif : inutilité en termes d’apprentissage des pratiques professionnelles du cinéma telles qu’elles sont actuellement mises en œuvre dans le milieu professionnel, insuffisance des apports théoriques, échec de la volonté de « modification des pratiques culturelles », enfermement dans une démarche immanentiste qui nie la nécessité d’une conscientisation des pratiques spectatorielles. C’est-à-dire que là précisément où l’École pourrait jouer le rôle qu’elle revendique de formation d’un esprit critique, elle s’y dérobe sous couvert « d’épanouissement personnel » conformément à une certaine vision « moderne » telle que l’ont théorisé Charles Taylor et, dans le domaine plus strictement pédagogique, Alain Kerlan. C’est donc bien aussi un conflit des époques qui se joue : si F. Nietzsche est souvent considéré comme un des fondateurs de la modernité, on constate pourtant que sa vision de l’enseignement des arts semble rester profondément « classique » en cela qu’elle s’oppose à cette question de l’épanouissement, fer de lance des argumentations « modernes », au sens où l’entend C. Taylor, qui militent en faveur des enseignements artistiques. De façon très intéressante, F. Nietzsche remarque ensuite que : « Les médiocres se sont jetés sur la linguistique : là, dans le domaine infini où les champs viennent d’être retournés, où pour l’instant encore les dons les plus médiocres peuvent être utilement employés et où une certaine lucidité est tout de suite considérée comme un talent positif, à cause de la nouveauté et du peu de sûreté des méthodes et du danger continuel d’errements fantastiques. »906 J’ai retrouvé dans cette réflexion – exprimés de façon beaucoup trop sévère sans doute – certains constats que j’ai pu faire dans ma partie sur les présupposés théoriques à l’œuvre dans l’enseignement artistique et les enseignements « cinéma et l’audiovisuel » en lycée. Le philosophe semble ici pointer du doigt la domination de la maîtrise symbolique du langage dans l’arbitraire culturel du système éducatif. Je 906 NIETZSCHE Friedrich, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 124. - 568 - ne partage pas la prise de position excessive de F. Nietzsche, mais ce qui est intéressant ici c’est qu’il pulvérise cet habitus en montrant combien il peut être, en fait, les conséquences d’une maîtrise théorique et méthodologique trop faible : le « peu de sûreté des méthodes » est immédiatement sanctionné dans la perspective d’une maîtrise technique du cinéma alors que l’analyse textuelle du film peut laisser place à toutes les approximations. Ce que le philosophe qualifie de « linguistique » se manifeste parfois, dans l’enseignement du cinéma, comme j’ai pu le voir, par un repli dans la pratique de l’analyse filmique comme « bricolage théorique » qui singe la critique de film, par la valorisation de la maîtrise du « beau style » et l’abandon de la pratique à l’autonomie des élèves, avec toute la médiocrité des « errements fantastiques » que cela peut engendrer. Bref, non que la théorie nietzschéenne vaille pour preuve de quoi que ce soit, elle me semble entrer en accord avec mes constatations, voire les éclairer d’un jour nouveau. La place du professeur du secondaire dans l’enseignement artistique ne saurait n’être qu’une place dévolue à l’analyse du film comme texte ou du cinéma comme histoire. F. Nietzsche dit : « À la place de l’interprétation profonde de problèmes éternellement semblables se sont introduits les examens et les questions historiques et même philologiques. » 907 Finalement, ce que devrait enseigner l’École, n’est-ce pas surtout ce qui est « éternellement semblable » au cinéma, c’est-à-dire la recherche de ce qui précisément, pourrait faire de lui, épistémologiquement parlant, un objet de connaissance ? Et l’éternellement semblable au cinéma n’est-ce pas l’interaction de l’œuvre avec le jugement du spectateur, c’est-à-dire aussi ce qui est éternellement variable ? 907 NIETZSCHE Friedrich, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 155. - 569 - 6.4 Conclusion générale : pour une autre approche du cinéma Il faudrait alors rapprocher l’esthétique de la sphère de la praxis, rompre l’identification restrictive de l’art aux seuls beaux-arts, et reconsidérer la notion d’art en libérant celui-ci du carcan qui le sépare de la vie, c’est-à-dire à la fois défendre la légitimité esthétique de l’art populaire et concevoir l’éthique comme un art de vivre et d’enseigner. Le cinéma est rentré très récemment dans le curriculum scolaire, ce qui explique sans doute le faible questionnement didactique qu’il suscite actuellement. J’emprunterai donc ici mes dernières propositions aux sciences de l’éducation, afin qu’elles puissent être le plus possible praxéologiques. Le constat est qu’immerger directement les élèves dans l’abstraction d’une connaissance du cinéma qu’ils n’ont pas va contre le principe de plaisir et minimise leur potentiel d’investissement : en « décontextualisant » le savoir, le professeur prend le risque de se couper des voies qu’il voudrait prendre. Pour les sciences de l’éducation, un apprenant est pris dans un réseau de savoirs familiers qui – qu’on y adhère ou non, qu’on les trouve pertinents ou pas – correspondent aux seuls instruments à sa disposition pour activer des conceptions du cinéma : c’est à travers elles qu’il décode les films. Car « L’activité propre de l’apprenant est au coeur du processus de connaissance : c’est ce dernier qui tri, analyse et organise les données afin d’élaborer sa propre réponse. Toutefois ce processus n’est pas le fruit du hasard ; il s’établit en fonction des structures de pensée en place (questions, cadre de référence, opérations maîtrisées) et des enjeux qu’il perçoit de la situation. »908 Or ces conceptions sont évidemment susceptibles de changements, elles évoluent et se remodèlent constamment, « elles sont les instruments mêmes » de l’activité 908 GIORDAN André, « Un environnement pédagogique pour apprendre : le modèle allostérique », in Les sciences de l’éducation, regards multiples, sous la dir de G. Avanzini, Berne : Peter Lang, 1992, p. 105-106. - 570 - d’apprentissage : « la nouvelle conception se substitue à l’ancienne en étant “intégrée” aux structures préexistantes »909. Partir du connu et non d’une « table rase », s’interroger sur l’usage – ou les usages- que l’élève fait des films, c’est un point de départ viable d’un enseignement du cinéma comme conscientisation de ce qu’est un élève en tant que sujet-spectateur. Mes propositions praxéologiques seraient donc les suivantes : il s’agirait de partir d’un film « grand public » que les élèves aiment et de remonter à un film plus confidentiel et plus « patrimonial » en montrant que finalement les deux films racontent presque la même histoire. Un très bon point de départ de cours pourrait être de mettre en application cette étude croisée sur Match Point de Woody Allen (2005) et Une Place au soleil de Georges Stevens (1951) et/ou L’Aurore de Murnau (1927). Il s’agirait de proposer une étude croisée de ces films, de montrer qu’ils posent un problème éthique semblable, qu’ils se ressemblent, mais proposent aussi une différence d’appréciation de ce problème éthique. On pourra s’arrêter dans un second temps sur leurs différences techniques ou esthétiques. En agissant ainsi, il me semble que l’on peut espérer que « l’élévation du niveau culturel réagit ainsi rétroactivement sur la forme de consommation culturelle en stimulant le spectateur à interroger son rapport personnel aux objets spectaculaires qui ne lui sont pas familiers »910. Ce procédé permet aux élèves ou aux étudiants de mieux inscrire le film dans leur propre culture, de le mettre en rapport avec leurs propres expériences, de mesurer les implications éthiques de toute œuvre d’art, mais aussi de relativiser l’arbitraire culturel, puisqu’un film « grand public »911 serait rapproché d’un film « classique ». Je suggère ici quelques autres propositions qui pourraient orienter une réécriture 909 GIORDAN André, « Un environnement pédagogique pour apprendre : le modèle allostérique », op. cit., p. 106. 910 LEVERATTO Jean-Marc, Introduction à l’anthropologie du spectacle, op. cit., p. 280. 911 Le cas de Woody Allen facilite la tâche du professeur : c’est un cinéma relativement populaire mais qui bénéficie d’un haut degré de légitimité culturelle. - 571 - des textes officiels : les grands axes du programme pourraient reposer sur une approche à dominante sociologique autour de quatre grandes questions : Qui fait les films et pourquoi ? Le début d’un cursus scolaire de lycée en « cinéma et audiovisuel » pourrait commencer par se situer du côté de la production et recouperait certains aspects du programme actuel : une approche technique et économique qui permette d’aborder « le monde du cinéma » et son fonctionnement. Le premier aspect du programme pourrait adopter une perspective chronologique qui s’appuierait sur l’histoire des techniques par exemple, ou permettre une approche des cinématographies nationales non en termes d’esthétiques, mais en abordant les différentes modalités de productions et les représentations qui en résulte. L’approche de David Bordwell sur le cinéma classique hollywoodien pourrait servir d’exemple méthodologique et épistémologique à cette dimension du programme. Qui voit les films, comment et pourquoi ? Le deuxième axe du programme serait résolument tourné vers la réception. Il s’agira de délimiter ce qu’est un public, comment se définissent les différentes approches de l’expertise spectatorielle, qu’est-ce qui peut différencier ces publics et comment s’élabore un jugement de goût. Les Cultural Studies et les Gender Studies serviraient d’outils heuristiques pour cette approche. Que voit-on, comment et pourquoi ? Une approche formaliste pourrait s’intégrer ici qui jetterait les bases d’une compréhension des formes audiovisuelles et du vocabulaire spécifique qu’elles nécessitent. Notons que dans cette perspective, le formalisme ne saurait être qu’une des approches possibles du cinéma et qu’elle devra être présentée comme telle. Le biais esthétique ne sera donc pas forcément le seul convoqué : cette approche devra s’adosser à de brèves introductions plus physiologiques (éventuellement avec un professeur de Sciences de la Vie et de la Terre) et sur les sciences cognitives, à partir de quelques expériences comme la 3D relief par exemple et la construction de l’image par le cerveau. - 572 - Comment les films sont évalués et par qui ? Il s’agirait là d’aborder la question de la critique cinématographique et des différentes instances de légitimation, en restant dans le champ français. La question des modalités d’élaboration du jugement de goût dans le champ du cinéma serait abordée afin d’évoquer aussi la question de la hiérarchisation des arts et de la légitimité culturelle. Les outils épistémologiques de la sociologie seraient largement utilisés, l’essentiel étant qu’ils soient conscientisés comme tels. La principale nouveauté de cette proposition de « programme » sera l’introduction dans les études cinématographiques de la sociologie, très marginale au lycée. L’introduction par le biais des enseignements artistiques d’un champ disciplinaire nouveau se justifie par l’importance de la sociologie de l’art ou de l’anthropologie du spectacle dans les études universitaires. Les apports théoriques que la sociologie a permis dans le champ des enseignements artistiques ne sauraient aujourd’hui être mis en question. La liaison lycée/Université n’en pourrait être que facilitée et par ailleurs susciter des vocations auprès des lycéens, qui se trouveront sans doute pour certains séduits par cette approche et cette nouvelle discipline. Par ailleurs, si les enseignements artistiques revendiquent une dimension citoyenne, la sociologie ne peut qu’aller dans le sens d’une meilleure compréhension des enjeux et du fonctionnement d’une société, des lignes de force qui la structurent et la constituent. Si comme le dit Baruch Spinoza, l’illusion de la liberté provient de l’ignorance des causes qui nous déterminent912, la sociologie, et particulièrement quand elle s’applique aux arts, me semble être le meilleur outil pour faire des lycéens des citoyens conscients de leur déterminisme, et, dans la foulée, pour faire de l’enseignement du cinéma une véritable école de la Liberté. 912 SPINOZA Baruch, Ethique, Livre III, scolie de la proposition 2. - 573 - 7 - GLOSSAIRE des acronymes utilisés - 574 - ACRIF : Association des Cinémas de Recherche d’Île-de-France AP : Arts plastiques BOEN : Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale (dit aussi BO) BTS : Brevet de Technicien Supérieur CAPES : Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré CAV : Cinéma et Audiovisuel CASEAC : Commission Académique de Suivi des Enseignements et Activités du Cinéma-audiovisuel CNC : Centre National du Cinéma et de l’image animée CNDP : Centre National de Documentation Pédagogique COSEAC : Commission d’Orientation et de Suivi des Enseignements et Activités du Cinéma-audiovisuel. CPGE : Classes Préparatoires aux Grandes Écoles CRDP : Centre Régional de Documentation Pédagogique DAAC : Délégation Académique à l’Action Culturelle DGESCO : Direction Générale des Enseignements scolaire DLA : Domaine Littéraire et Artistique DRAC : Directions Régionales des Affaires Culturelles ENS : École Normale Supérieure FEMIS : Institut de Formation aux Métiers de l’Image et du Son IGEN : Inspecteur Général de l’Éducation Nationale (dit aussi IG) IPR : Inspecteur Pédagogique Régional IO : Instructions Officielles IUFM : Institut de Formation des Maîtres LOLF : Loi Organique relative aux Lois de Finances MANCAV : Mise À Niveau en Cinéma et Audiovisuel OPV : Opérateur de Prises de Vues PAF : Plan Académique de Formation PR : Pôle de Ressources (dépend du CNC) - 575 - PREAC : Pôles de Ressources pour d’Éducation Artistique et Culturelle (dépend des académies) TICE : Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation TL : Terminale Littéraire TES : Terminale Économique et Sociale TS : Terminale Scientifique TSTI : Terminale Science et Technologies Industrielles TSTT : Terminale Sciences et Technologie du Tertiaire (remplacée dans la réforme du lycée 2010 par la filière STG : Sciences et Technologies de la Gestion et STI2D : Sciences et Technologies Industrielles et du Développement Durable SCEREN : Service Culture Édition Ressources Pour l’Éducation Nationale - 576 - 8 - BIBLIOGRAPHIE - 577 - Ouvrages généraux Philosophie, esthétique - ARASSE Daniel, Le détail. 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BO, « Enseignements artistiques », versions de 2001 - BO, « Enseignements artistiques », « cinéma et audiovisuel », Classe de Terminale, version papier, édition du CNDP, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes » , réédition décembre 2006, édition précédente juin 2002, version téléchargeable en ligne : http://www.cndp.fr/archivage/valid/81410/81410-13965-17670.pdf, - BO, « Enseignements artistiques », classe de Première, version papier : édition du CNDP, janvier 2002, collection « textes de référence – lycée (LEGT) Programmes » - BO hors série n°3 du 30 août 2001 version en ligne : www.education.gouv.fr/bo/2001/hs3/arts.htm. - BO, classe de Seconde, version papier : édition du CNDP, janvier 2002, collection lycée, voie générale et technologique, série programme version en ligne : http://www2.cndp.fr/produits/detailsimp.asp?Ref=755C0601. BO, « Enseignements artistiques », versions de 2010 - BO, classe de Première et Terminale, Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid53325/ mene1019677a.html - BO, classe de Seconde : Bulletin officiel n° 4 du 29 avril 2010, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid51334/mene1007239a.html. - BO n° 45 du 4 décembre 2003, accessible en ligne : - 593 - http://www.education.gouv.fr/bo/2003/45/MENE0302620N.htm Rapports institutionnels, textes et discours officiels - Discours de Xavier DARCOS, le 21 juin 2007 au collège Jean-Lurçat, à Sarcelles, dans le Val-d’Oise alors qu’il était ministre de l’Éducation nationale, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid5290/education-culturelleartistique.html - Discours de Jack LANG, le 14 décembre 2002 : http://www.education.gouv.frftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2002/ 01_14_discours_lang_artculture.pdf%22%20target=%22_blank%22%20onclick= %22xt_med(‘C’,’11’,’01_14_discours_lang_artculture.pdf’,’T‘. conférence de presse du 20 juin 2000 sur l’École primaire, document accessible en ligne : ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2000/20_06_conference_Écoleprima ire.pdf. - Discours de Caroline TASCA : http://discours.viepublique.fr/notices/003003427.html, et http://www.culture.gouv.fr/culture/actual ites/conferen/education-artistique.htm. - Discours d’André MALRAUX, prononcé à Athènes le 28 mai 1959 : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualités/dossiers/malraux2006/discours/a. m-athenes.htm - 594 - Rapports - Rapport d’AUCLAIRE Alain, « Par ailleurs le cinéma est un divertissement, proposition pour le soutien à l’action culturelle dans le domaine du cinéma », rapport à Madame Christine ALBANEL, ministre de la Culture et de la Communication, novembre 2008, téléchargeable en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/communiq/albanel/2008-12-10Rapport_Auclaire-Art.html. - Rapport : « L’Éducation aux médias, enjeux, états des lieux et perspectives », de Catherine BECCHETTI-BIZOT (IGEN), Alain BRUNET (IGAENR), JeanMichel CROISSANDAU (IGEN), Christine JUPPE-LEBLOND (IGEN), Michèle LEBLANC (IGEN), Annie MAMECIER (IGEN), Guy MANDON (IGEN), Alain MICHEL (IGEN), Paul RAUCY (IGEN) ; Christina SOUCHET ( IGEN), Xavier SORBE (IGEN), publication interne, rapport n° 2007-083. - Rapport : « Évaluation des mesures prises pour revaloriser la série littéraire en lycée », de Catherine BECCHETTI-BIZOT (IGEN), Hélène BELLETTOSUSSEL (IGEN), Alain DULOT (IGAENR), Jean EHRSAM (IGEN), Philippe FORSTMANN (IGAENR), Christine JUPPÉ-LEBLOND (IGEN), Annie MAMECIER (IGEN), Jean MOUSSA (IGEN), Renaud NATTIEZ (IGAENR), Christian SOUCHET (IGEN), Laurent WIRTH (IGEN), rapport n°2006-044 de juillet 2006, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid4229/evaluation -des-mesures-prises-pour-revaloriser-la-serie-litteraire-au-lycee.html - Rapport « Chiffert » : « L’Éducation aux arts et à la Culture », présenté à Monsieur le ministre délégué à l’enseignement scolaire et Monsieur le Ministre de la Culture et de la Communication, rédigé par Christine JUPPE-LEBLOND, Anne - 595 - CHIFFERT, LESAGE Gérard, KRYNEN Marie-Madeleine, en janvier 2003. www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/chiffert/rapport-chiffert.pdf. - Rapports du Haut Conseil de l’Éducation Artistique et Culturelle : http://www.education.arts.culture.fr/n-1/haut-conseil-de-leducation-artistique-etculturelle/rapports-annuels.html. - Rapport de JUPPÉ-LEBLOND Christine : « Vous avez dit… image ? », diffusion interne, janvier 1999. - JUPPÉ-LEBLOND Christine, « État des lieux de la discipline », rédigé en 2008, diffusion interne. - JUPPÉ-LEBLOND Christine, « Guide Bac CAV », diffusion interne, 2007. - Rapport de MARCHAND Jean-René : L’éducation à l’image, cinéma-audiovisuel, rendu au ministre de la Culture et de la Communication en juillet 2001, Rapport n° 200127, diffusion interne. - Rapport de RIGAUD Jacques : Pour une refondation de la politique culturelle de l’État, rapport au ministre de la Culture, Paris : Édition de la documentation française, coll. « Rapports officiels », 1996. - Rapport IGEN - Inspection Générale de l’Éducation Nationale - Groupe de l’enseignement scolaire : http://www.education.gouv.fr/cid1937/la-place-desenseignements-artistiques-dans-la-reussite-des-eleves.html. - 596 - Textes de loi - Loi nº 11 696 du 8 mars 1882, promulguée au Journal officiel du 29 mars 1882. Préambule à la Constitution du 27 octobre 1946. - Code de l’éducation, créé par la loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 - art. 9 JORF 24 avril 2005. Loi d’orientation : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid= C588E130F6FDA2233316384DC8946922.tpdjo11v_2?cidTexte=LEGITEXT0000 06071191&idArticle=LEGIARTI000006524396&dateTexte=20100424&categorie Lien=id#LEGIARTI000006524396 - Circulaire n° 2009-003 du 8-1-2009, MEN - DGESCO B2-3, accessible en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid23416/mene0801023c.html Rapports de jurys de concours - Rapport de jury du CAPES externe 2009, téléchargeable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid24070/sujets-capes-externe-2009.html. - CHABANNES Roland, SAVOY Bernard, « Leçon portant sur l’œuvre cinématographique inscrite au programme », rapport de jury de l’agrégation interne de Lettres classiques, Paris : Édition du CNDP, 1993. - 597 - Documents pédagogiques - BOUQUET Stéphane, L’Évangile selon saint Matthieu, Paris : Les Cahiers du cinéma /SCEREN-CNDP, coll. « Les petits cahiers », 2003. MAGNY Joël, L’Aurore, Paris : Les Cahiers du cinéma/SCEREN-CNDP, coll. « Les petits cahiers », 2005. - Télédoc : http://www2.cndp.fr/tice/teledoc, le site n’est plus actualisé depuis 2010 - SCEREN-CNDP : http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.asp?l=la-forme-courte&prod=19893 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-acteur-aucinema&prod=85598&cat=137611. http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=conte-dete&prod=19892&cat=137611 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-edencinema&cat=137611#I3516 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=laurore&prod=19811&cat=137611) http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinema-danimation&prod=19856&cat=137611 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinemadocumentaire&prod=19771&cat=137611 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-aurore-demurnau&prod=21050&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=abbaskiarostami&prod=20976&cat=137612 - 598 - http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-courtmetrage&prod=21071&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-economie-ducinema&prod=21053&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=cinemas-d-avantgarde&prod=21054&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=leburlesque&prod=21073&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=ledocumentaire&prod=20958&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=histoire-etcinema&prod=49566&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=l-homme-de-laplaine&prod=21026&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=lewestern&prod=21025&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinemachinois&prod=21066&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-cinemaafricain&prod=20956&cat=137612 http://www.sceren.com/cyber-librairie-cndp.aspx?l=le-recit-decinema&prod=20955&cat=137612 - 599 - Sites officiels utilisés - Blog de Henry JENKINS http://henryjenkins.org - Post du 28 mai 2005 - Post du 22 mars 2007 - Post du 13 octobre 2008 - Post du 12 décembre 2009 : http://henryjenkins.org/2009/12/the_revenge_of_the_origon - Post du 3 septembre 2010 - YouTube seabiskit22 | 28 sept. 2006 acide2411 il y a 1 an babyaboard il y a 3 ans http://www.youtube.com/watch?v=omj4LIFjonY&feature=related http://www.youtube.com/watch?v=_8xFEtSmxyw&feature=related http://www.youtube.com/watch?v=VCQiTvv62E4&feature=related http://www.youtube.com/watch?v=nrQcHXLqaOA http://www.youtube.com/watch?v=jWTKfcoKzas http://www.youtube.com/watch?v=JrXZhYv9fR4&feature=related, http://www.youtube.com/watch?v=djx1_N_i_pI http://www.youtube.com/watch?v=6KvWsQY9xi8&feature=related http://www.youtube.com/watch?v=FWnnDS8xgQE&feature=channel - Site de l’association Les Ailes du désir http://www.ailesdudesir.com/positions/2003.html http://www.ailesdudesir.com/bac.htm - 600 - - Site de Cinélycée http://www.cinelycee.fr/ - Site du ministère de la Culture et de la Communication http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Culture-et-communicationun-budget-en-forte-hausse http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/politique/educationartistique/educart/250483.htm http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/education-artistique.htm http://www.culture.gouv.fr/mcc/Actualites/A-la-une/Culture-et-communicationun-budget-en-forte-hausse - Site du ministère de l’Éducation nationale http://www.education.gouv.fr/cid1937/la-place-des-enseignements-artistiquesdans-la-reussite-des-eleves.html ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/actu/2000/20_06_conference_Écoleprima ire.pdf http://www.education.gouv.fr/cid978/direction-generale-de-l-enseignementscolaire.html http://www.educnet.education.fr/sigles/coseac http://www.education.gouv.fr/cid21004/l-education-a-l-image-au-cinema-et-a-laudiovisuel.htmlconsulté - Site des Cinémas Indépendants Parisiens http://www.cinep.org/site/pages/association/presentation.htm - Site du CNC http://www.cnc.fr www.cnc.fr/CNC.../charte_de_missionpolesregionaux_2007.pdf - 601 - - Site du CNDP http://www.cndp.fr/ http://www.cndp.fr/archivage/valid/ 81410/81410-13965-17670.pdf - Site sur le festival de Sarlat http://www.ville-sarlat.fr/festival/ http://www.aquitaineonline.com/actualites-en-aquitaine/dordogne/festival-dufilm-de-sarlat-2010/palmares-festival-du-film-de-sarlat-2010.html - Site de l’IRI http://www.iri.centrepompidou.fr/outils/lignes-de-temps/ - Site du SCEREN http://www2.cndp.fr/accueil/accueil.htm - 602 - Thèses et mémoire - ACHAT Caroline, Enjeux de l’introduction de l’art à l’École primaire et au collège. Processus d’apprentissage et mises en forme scolaire des confrontations aux oeuvres. Le cas du cinéma, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, sous la direction d’Élisabeth BAUTIER, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, soutenue le 12 avril 2010 - ARDOUIN Noëlle, L’école du cinéma, enseignement du cinéma et l’expérience pédagogique, thèse de doctorat sous la direction de Marie-Claire ROPARS WUILLEUMIER, Université Paris 8, 1987 - BOURDIER Philippe, Le cinéma et l’enseignement du Français dans les établissements secondaires en France : constitution et implications idéologiques, thèse de doctorat en histoire et sémiologie du texte et de l’image, sous la direction de Claude MURCIA, Paris 7, 2004 - BOUTIN Perrine, Le septième art aux regards de l’enfance : médiations dans les dispositifs d’éducation à l’image cinématographique, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la direction d’Yves JEANNERET, Université, d’Avignon et des pays du Vaucluse, soutenue le mercredi 1er décembre 2010 - DELAVAUD Gilles, L’image par le film : films documentaires et films didactiques pour l’enseignement du cinéma, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la direction de Roger ODIN, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, 1992 - DESBARATS Francis, Origine, conditions et perspectives idéologiques de l’enseignement du cinéma, thèse de doctorat en études cinématographiques sous la direction de Guy CHAPOUILLÉ, Université de Toulouse Le Mirail, École supérieure d’audiovisuel, soutenue en décembre 2001. - GIMELLO Frédérick, Enjeux et stratégies de la politique de soutien au cinéma français. Un exemple : La Nouvelle Vague, économie, politique et symbole, thèse de doctorat en études cinématographiques, sous la direction de Guy CHAPOUILLIÉ, Université - 603 - Toulouse II – Le Mirail, 2000. - PEDRINI Roberta, Des vidéocassettes au service de l’enseignement du cinéma, mémoire de maîtrise sous la direction de Roger ODIN, Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, 1996. - 604 - 9 - ANNEXES - 605 - 9.1 Liste des établissements proposant un enseignement CAV et leur partenaire - 606 - - 607 - - 608 - - 609 - - 610 - - 611 - - 612 - - 613 - - 614 - - 615 - - 616 - - 617 - - 618 - 9.2 Après le baccaauréat : CPGE et MANCAV - 619 - 9.3 Exemple de convention de partenariale entre un partenaire culturel et un établissement scolaire - 620 - - 621 - - 622 - 9.4 Accords avec la PROCIREP - 623 - - 624 - - 625 - - 626 - - 627 - - 628 - - 629 - 9.5 Convention avec le CNC pour la négociation des droits des films du baccalauréat CONVENTION 20XX ENTRE Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), établissement public à caractère administratif dont le siège social est 12 rue de Lübeck 75784 PARIS CEDEX 16, représenté par Monsieur Eric Garandeau, Président, ciaprès désigné le CNC, ET La société XXXXXXXXXX, dont le siège social est XXXXXX, représentée par XXXXXX, possédant tous pouvoirs à l’effet des présentes, ci-après désigné le contractant. Vu le code du cinéma et de l’image animée, et notamment son article L 111-2 2°c relatif aux missions du CNC; Vu le décret du 17 décembre 2010 portant nomination du président du Centre national du cinéma et de l’image animée – Monsieur Eric Garandeau ; Il est convenu ce qui suit : Article 1 - Film et dispositif concernés Le Centre national du cinéma et de l’image animée et la société XXXXXX conviennent d’inscrire le film : XXXXXX de XXXXXXXX comme film proposé à l’étude et à l’examen du baccalauréat cinéma et audiovisuel des lycées (série L) dans le cadre des Enseignements obligatoires ; - 630 - comme film proposé à la diffusion dans le cadre de l’opération Lycéens et apprentis au cinéma. CHAPITRE I – ENSEIGNEMENTS OBLIGATOIRES DES LYCEES Article 2 – Droits acquis par l’Etat L’Etat acquiert, à titre non exclusif, pour une durée de trois ans à compter du 1er septembre 2011 pour l’œuvre cinématographique intitulée : XXXXXXXX de XXXXXXXXX Les droits de reproduction sur support film en 35 mm et sur support numérique ; Les droits de représentation publique en secteur non commercial pour les enseignements obligatoires en cinéma et audiovisuel ouverts dans les établissements scolaires habilités par le Ministère de la culture et de la communication et le Ministère en charge de l’éducation nationale (la liste mise à jour chaque année est annexée à la présente convention). Cette diffusion sera réalisée aux conditions suivantes : deux représentations par année sur support film 35 mm ou sur support numérique pour chacun des établissements, dans les salles de cinéma habilitées, à l’occasion de projections spéciales gratuites réservées aux élèves et aux professeurs des enseignements obligatoires en cinéma et audiovisuel des lycées. Article 3 - Mise à disposition des copies auprès des salles Le contractant est chargé du stockage, du calendrier de circulation et du transport des copies. Article 4 - Prix Le montant des droits acquis par l'Etat à l'article 2 est fixé à 20 000 € T.T.C. (vingt mille euros) soit 18 957,35 € HT (TVA à 5,5%). Par ailleurs, une somme forfaitaire de 10 000 € T.T.C. (dix mille euros) soit 8 361,20 € HT (TVA à 19,6%) sera versée au contractant afin de lui permettre de financer le transport, le stockage et la vérification des copies destinées aux "Enseignements obligatoires des lycées ". Article 5 - Réglement La présente dépense est imputable sur les crédits du CNC D 3146, compte 651 pour l’achat de droits et compte 628 pour le transport, le stockage et la vérification des copies. - 631 - Le montant de l'achat de droits sera réglé en totalité à la signature de la présente convention. La somme forfaitaire destinée à couvrir le transport, le stockage et la vérification des copies sera versée en septembre 20XX. Le CNC se libérera des sommes dues en exécution des dispositions précédentes en faisant donner crédit au compte n° XXXXX ouvert à la Banque XXXX au nom de XXXXX – Code Banque XXXX – Code Guichet XXX – Clé XX. Le comptable assignataire, chargé du paiement, est l'Agent comptable du CNC. (…) CHAPITRE III - DISPOSITIONS COMMUNES A LYCEENS ET APPRENTIS AU CINEMA ET AUX ENSEIGNEMENTS OBLIGATOIRES DES LYCEES Article 12 – Exploitation en 35 mm Tirage et sous-titrage des copies Le CNC prend directement à sa charge les frais de tirage et de sous-titrage des copies 35 mm. Le contractant transmet au CNC les coordonnées du/des laboratoires pour le tirage et le sous-titrage des copies ainsi que l’autorisation de tirage pour ce film. Lorsque la commande de copies est effectuée par le contractant, celui-ci adresse au CNC au prix convenu les factures correspondantes au nombre de copies tirées. Stockage des copies Les copies font l’objet d’un étiquetage et d’une numérotation spécifiques (copies CNC n° ... - Opération Lycéens et apprentis au cinéma). Ces copies sont stockées au dépôt habituel du distributeur. Elles font l’objet d’une vérification systématique en période de vacances scolaires. En fin d’année scolaire, le contractant transmettra au CNC un état précis du stock des copies. Article 13 - Exploitation en numérique Le CNC proposera un avenant au contrat fixant les modalités de mise à disposition de ce nouveau support. Article 14 - Stockage et vérification des copies Les copies font l’objet d’un étiquetage et d’une numérotation spécifiques (copies CNC n° ... – Opération Lycéens et apprentis au cinéma). Ces copies sont stockées au dépôt habituel du contractant. Elles font l’objet d’une vérification systématique en période de vacances scolaires. En fin d’année scolaire, le contractant transmettra au CNC un état précis du stock des copies. Article 15 – Affectation des copies à l’échéance des droits acquis par l’Etat et lors du retrait du film de la liste nationale Lycéens et apprentis au cinéma - 632 - Lorsque les droits acquis par l’Etat viendront à échéance et que le film sera retiré de la liste nationale de l’opération Lycéens et apprentis au cinéma, les copies du film seront remises au contractant, sauf si la présente convention était renouvelée, à l’exception d’une copie en bon état qui sera remise par le contractant au Service des archives du film du CNC à des fins de conservation. Article 16 – Mise à disposition exceptionnelle d’une copie du stock du contractant En cas de détérioration d’une des copies tirées pour Lycéens et apprentis au cinéma ou les Enseignements obligatoires, le contractant s’engage à fournir au CNC, dans la mesure du possible, une copie de son stock, le temps nécessaire à la réfection de la copie endommagée, voire au tirage d’une nouvelle copie. Article 17 – Pré-projections du film Le contractant accepte que des projections gratuites du film à destination de la presse et/ou des partenaires soient organisées à titre de promotion des deux opérations, sans que cela ne donne lieu à une location. Article 18 - Dispositions d’ordre pédagogique Les copies peuvent être mises à la disposition des salles pour l’organisation de séances gratuites, dans le cadre d’un travail pédagogique d’accompagnement (séances de prévisionnement notamment). Le contractant s’engage, dans la mesure du possible, à mettre à la disposition des sociétés chargées par le CNC de la réalisation des documents pédagogiques tous documents et matériels d’exploitation concernant le film : dossier de presse, photos d’exploitation, affiches, scénario, liste des dialogues, liste des sous-titres, etc. Le contractant autorise l’utilisation d’un certain nombre de photogrammes du film afin d’illustrer les documents d’accompagnement et de promotion qui seront réalisés et diffusés gratuitement dans le cadre de cette opération. Il autorise la reproduction gracieuse de l’affiche d’exploitation du film à l’intention des enseignants et des salles de cinéma. L’ensemble de ces éléments sont mis en ligne sur le site du CNC avec possibilité de consultation ou de téléchargement. Le contractant autorise la reproduction de deux extraits du film sur le site www.site-image.eu. Ce site, conçu en partenariat avec le CNC, par la Scène Nationale Lux à Valence, complète les ressources pédagogiques proposées aux acteurs de l’éducation à l’image et participe à la promotion du film. Ces deux extraits n’excèdent pas 5 minutes chacun. La consultation des séquences pédagogiques ne se fera qu’à partir d’une adresse IP situé sur le territoire - 633 - national. Deux exemplaires du DVD du film seront fournis au CNC - Service de la diffusion culturelle, pour archives. Article 19 – Evolution des dispositifs scolaires du CNC Le contractant est informé que les modalités de fonctionnement de ces dispositifs scolaires sont susceptibles d’évoluer dans les années à venir. Ces évolutions éventuelles feront, le cas échéant, l’objet d’un avenant. Article 20 – Contestations Toutes contestations nées de l’interprétation ou de l’exécution de la présente convention seront de la compétence exclusive de la juridiction administrative française. Article 21 – Résolution La présente convention pourra être résiliée en cas d’inobservation des dispositions, dans un délai de 3 mois à compter de la réception d’une lettre recommandée envoyée par le CNC. Fait à PARIS, le En trois exemplaires originaux our le contractant, Le Président du CNC et par délégation, la Société XXXXXXXXX Anne Cochard Directrice de la création, des territoires et des publics X Le Contrôleur général, Marie Françoise Rivet N.B. : Faire précéder la signature du contractant de la mention manuscrite “ lu et approuvé ”. - 634 - 9.6 1989 Année scolaire Liste des films au programme du baccalauréat depuis Film Français Film européen Autres cinématographies Programme audiovisuel 2007-2008 Hiroshima mon amour 2008-2009 Hiroshima L’Aurore (depuis 20062007) mon 2046 amour 2009-2010 Hiroshima 2046 (depuis 2006-2007) La Mort aux trousses mon L’Homme à la caméra La Mort aux trousses L’Homme à la caméra La Mort aux trousses amour 2010-2011 Yaleen 2011-2012 Conte d’été L’Homme à la caméra - 635 - Yaleen 9.7 Référentiel du DLA en BTS audiovisuel - 636 - - 637 - 9.8 Exercice donné à des élèves de l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » - 638 - 9.9 Tableau récapitulatif des références utilisées dans les analyses filmiques du Cahier des ailes du désir étudiées NB : Les références sont données telles qu’elles sont citées dans les opus concernés Noms convoqués à des fins théoriques Cinéastes et artistes convoqués pour comparer leurs œuvres à l’œuvre étudiée A B L’Avant scène 6/14 Chantal Akerman 17/23 Robert Allen et D. Gommery 6/14 Antonioni 17/24 Bazin 17/3 + 17/8 + 17/10 + 6/15 dans l’expression « le plan- séquence…figure chère aux baziniens » 6/15 Roland Barthes 14/17 Maurice Blanchot 17/6 Raymond Bellour 17/26 + 17/10 (bibliographie) + 13/26 Jean Bessalel 6/16 Patrick Brion 17/39 C Chabrol 17/8 + 17/3 + 16/26 Sophie Calle 17/24 Cahier du cinéma (edition du) 17/26 x2 + Capra 17/27 17/10 + 6/16 « petite bibliothèque des Chabrol 17/7 x2 Cahiers du Cinéma » Chaplin 17/23 Cahiers du cinéma (revue) 17/3 + 17/16 Clouzot 17/8 + 6/15 dans l’expression « une certaine Cukor 17/27 tendance de la critique sise aux Cahiers Frère Coen 17/32 du Cinéma » James Cameron 17/32 Revue Cinéma 42 /17 Cocteau, par l’intermédiaire d’une allusion à Contre Bande 6/14 Orphée - 639 - 16/22 Jean-Pierre Coursodon 17 Revue Contreplongée 17 Revue Cinemaction n° 72 et 73 2/24 Michel Chion 17/26 + 14/15 + 2/24 Véronique Campan 14/15-16 D Gille Deleuze 17/3 Germaine Dulac 14/17 Demonsablon 6/15 Jean Domarchi 17/10 Jean Douchet 17/6+ 17/3 + 17/10 + 17/42 + 6/15 E Eisenstein 6/15 F Freud dans l’expression « au sens freudien » 17/23 dans « l’inquiétante étrangeté » 17/24 G Jean-Luc Godard 17/8 + 17/6 + 17/3 Griffith 17/4 + 14/16 + 17/3 + 17/8 + 6/15 + 16/26 + 16/24 André Gardies 6/16 H Hawks 17/24 + 17/34 Dennis Hoper 17/24 J Pierre Jenn 17/26 + 2/24 Jean-Pierre Jackson 6/14 K Bill Krohn 17/10 + 17/23 Buster Keaton 14/17 (bibliographie) L Yves Lavandier 17/35 M Pierre Maillot 2/24 Christian Metz Léo Mac Carey 17/27 17/7 + 17/10 Manet 17/9 (Bibliographie) + 6/16 (Bibliographie) Mayerhold 14/16 Luc Moullet 17/26 + 6/15 Alexandre Macendrick 14/16 - 640 - Jean-Jacques Marimbert (dir) 17/42 John Mac Tiernan 17/30 Mario Monicelli 17/30 N Cyril Neyrat 16/27 O Roger Odin, De la fiction 17/6 P Benoit Peters 17/10 Arthur Penn 17/24 Platon 17/8 + 17/20 Lulu Pick 14/15 B. Pingaud 16/26 Artavazd Pelechian 6/16 Positif 16/ 31 R Marthe Robert 17/3 Georges Roy Hill 17/6 Rivette 6/15 Reinhart 14/16 Rohmer 17/3-8 + 6/15 + 16/3 S Daniel Serceau (6/14) Richard Sarafian 17/22 Noel Simsolo 17/26 Rod Serling 17/22 Synopsis (6/14) Ridley Scott 17/24 Spielberg 17/23 Maurice Stiller 14/17 T François Truffaut 17/6 + 17/3 + 17/7 Tati 17/25 x2 + 17/9 + 17/10 + 17/11 + 17/32 + 17/34 Charles Tesson 6/21 W Z Geoffrey Wansell 17/32 Orson Welles 17/9 + 17/7 Claude Zidi 17/32 - 641 - 9.10 Documents utilisés pour l’étude des analyses filmiques sur L’Atalante - 642 - - 643 - - 644 - - 645 - - 646 - - 647 - - 648 - - 649 - - 650 - - 651 - - 652 - - 653 - - 654 - - 655 - - 656 - - 657 - - 658 - - 659 - - 660 - 9.11 Livret des DVD de la collection « L’Éden cinéma » - 661 - 9.12 Exemple de sujet type baccalauréat, épreuve écrite - 662 - - 663 - - 664 - - 665 - - 666 - - 667 - - 668 - - 669 - - 670 - 9.13 Les Ailes du désir : conseil pour l’analyse filmique - 671 - 9.14 Exemple de cahier des charges BTS audiovisuel ETABLISSEMENT : LYCEE POLYVALENT EVARISTE GALOIS – NOISY LE GRAND PROJET : N°Affaire : EPS 2011 PROJET 3 Titre (provisoire) : La Roue du temps Genre : Magazine culturel tourné en multi-caméras, avec Durée totale : environ 26 mn diffusion d’un portrait, et captation d’un spectacle de danse au cours de l’émission. Format de tournage : DV Cam, XD Cam ou P2 F. de postproduction : DV Cam, XD Cam ou P2 Diffusions envisagées : Réseau interne, vidéoprojection Support de diffusion : DVD et PAD DV Cam (ou grand écran) EQUIPE : Professeur responsable : Nom des réalisateurs : Barbara Laborde / Jérôme Devanne (portrait) Marc Ruggeri Rémi Proust (plateau) Nombre d'étudiants : Options représentées : Métiers du son : 2 Montage et Postproduction : 1 Techniques d'ingénierie / exploitation : 2 Gestion de production : 2 Nombre total d'étudiants responsables : Noms des étudiants responsables : (après tirage au sort) Candidat n° 1 : Candidat n° 2 : Candidat n° 3 : Candidat n° 4 : Candidat n° 5 : Candidat n° 6 : Candidat n° 7 : 7 Assistants – Postes occupés : • Assistant son, • Scripte, décorateur, • Etc. • 3 ou 4 cadreurs, • 1 ou 2 éclairagistes, • Assistant plateau, • 2 Réalisateurs (Plateau et reportage) • Opérateur de prise de vues, • Chef éclairagiste Interventions extérieures : • Un présentateur, • Compagnie de danse, • Musiciens. Moyens techniques mis en œuvre : • • • • • • Unités de tournage, Éclairage, Plateau et régie multicaméra, Vidéoprojecteurs (ou grand écran), Régie mobile de sonorisation, Réseau d'ordres numérique, • • • • • • Banc de montage virtuel, Régie mobile de postproduction son, Station vidéographique, Station d'encodage, Station de DVD authoring, Réseau Ethernet. Contraintes (techniques, matérielles, géographiques…) : - 672 - • • • • • • • • Plateau multicaméra, Éclairage, décor, énergie. Une caméra divergée, Diffusion directe en streaming sur Intranet, Vidéoprojection publique, Fabrication d’un DVD menu, Fabrication d’un PAD DVCam, Etc. Note d'intention du projet : Ce projet présente, dans le cadre d’un magazine culturel sur la danse, un portrait de la chorégraphe Gilberte Meunier. Nous accompagnerons la chorégraphe dans son travail de création et de répétitions afin d’offrir d’elle un portrait d’environ 7 mn. Ce portrait sera intégré à un plateau multi-caméras de 26 mn au cours duquel on présentera un extrait de son spectacle à venir intitulé provisoirement : La Roue du temps. Le fondement de ce spectacle est l'alliance de la danse contemporaine et de la culture bretonne dans ses aspects musicaux, poétiques et linguistiques. Le portrait envisagera la façon dont Gilberte Meunier s'associe avec le compositeur minimaliste Milos Raickovich pour une composition musicale d'inspiration classique, et avec l'interprète/compositeur Erwan Quintin pour une composition d'inspiration bretonne. A eux trois, ils créent un récit où se tissent des tableaux chorégraphiques mettant en scène les thèmes universels de la vie, de l'amour et de la mort. Gilberte Meunier travaille à cette chorégraphie avec la compagnie de danse bretonne Dañserien Pariz. Le plateau donnera à voir un extrait du spectacle d’une durée approximative de 17 mn où la chorégraphie mettra en scène 12 danseurs, 3 musiciens et un chanteur-récitant. Ce projet donnera lieu à la réalisation d’un DVD. où figureront séparément le magazine de 26 mn, le portrait de Gilberte Meunier et la captation du spectacle de danse dans son intégralité. Candidat n° 1 : Métiers du son : • Analyse des documents initiaux (note d'intention, découpage…) et dépouillement, • Responsabilité du son dans ses aspects techniques et artistiques, • Repérages : séquences monocaméra , • Évaluation et choix (technologique et artistique) des moyens techniques audio nécessaires en fonction des contraintes, • Responsabilité des moyens techniques nécessaires à la prise de son, au montage sonore et au mixage : préparation, installation, câblage, paramétrage, configuration, essais, maintenance niveau 2 – détection des pannes niveau 3, • Organisation des flux en relation avec la production et postproduction audio du portrait, • Conception sonore, prise de son , montage sonore et mixage du portrait, • Préparation et fabrication des éléments de l'habillage sonore pour le DVD , • Mise en œuvre des moyens de direct (captation multicaméra) : o Conception, mise en place et configuration du réseau d'ordres (intercom), o Enregistrement multipistes de sécurité pour le plateau, • Responsabilité de la partie son PAD final du portrait, • Collaboration au dossier de production commun, • Dossier individuel : documents spécifiques de la spécialité, note de synthèse (3 pages maximum). - 673 - Candidat n° 2 : Métiers du son : • Analyse des documents initiaux (note d'intention, découpage…) et dépouillement, • Responsabilité du son dans ses aspects techniques et artistiques, • Repérages : partie son de la captation multicaméra, • Évaluation et choix (technologique et artistique) des moyens techniques audio nécessaires en fonction des contraintes, • Responsabilité des moyens techniques nécessaires à la prise de son, au montage sonore et au mixage : préparation, installation, câblage, paramétrage, configuration, essais, maintenance niveau 2 – détection des pannes niveau 3, • Organisation des flux en relation avec la production et postproduction audio sur la partie multicaméra, • Mise en œuvre des moyens de direct (captation multicaméra) : o Établissement des synoptiques de câblage audio, o Configuration technique audio, o Mise en place, réglage et mise aux normes de la chaîne son, o Prise de son et mixage direct du plateau, • Postproduction sonore (si nécessaire) de la partie multicaméra, • Responsabilité de la partie son (pour la partie multicaméra) pour le PAD final, • Collaboration au dossier de production commun, • Dossier individuel : documents spécifiques de la spécialité, note de synthèse (3 pages maximum). Candidat n° 3 : Montage et postproduction : • Analyse des documents initiaux (note d'intention, scénario, découpage…) et dépouillement, • Responsabilité du montage dans ses aspects techniques et plastiques, • Responsabilité des moyens techniques nécessaires au montage, à la postproduction et à la finition des images : préparation, installation, câblage, paramétrage, et configuration du matériel en respect des normes techniques, • Configuration des réseaux et organisation des flux, • Import, digitalisation éventuelle, dérushage, pré-montage et montage, • Préparation des éléments de l'habillage et des effets visuels, • Trucages et effets spéciaux de postproduction, • Fabrication d’une K7 PAD du portrait, • Collaboration au dossier de production commun, • Dossier individuel : documents spécifiques de la spécialité, note de synthèse (3 pages maximum). Candidat n° 4 : Techniques d'ingénierie et exploitation des équipements : • Analyse des documents initiaux (note d'intention, scénario, découpage…) et dépouillement, • Repérages : séquences monocaméra et multicaméra (puissance électrique, partie image), • Évaluation et choix des moyens techniques nécessaires en fonction des contraintes, • Responsabilité du matériel vidéo : préparation, installation, essais – maintenance niveau 3, • Mise en œuvre des moyens de direct (captation multicaméra) : o Établissement des synoptiques de câblage vidéo, o Installation, câblage, réglage et mise aux normes de la chaîne image, o Réglage de la vision (poste ingénieur vision) pendant la captation multicaméra, • Configuration et organisation du workflow (production et postproduction), • Fabrication d’une K7 PAD du plateau, - 674 - • Collaboration au dossier de production commun, • Dossier individuel : documents spécifiques de la spécialité, note de synthèse (3 pages maximum). Candidat n° 5 : Techniques d'ingénierie et exploitation des équipements : • Analyse des documents initiaux (note d'intention, scénario, découpage…) et dépouillement, • Repérages : séquences monocaméra et multicaméra (puissance électrique, partie image), • Évaluation et choix des moyens techniques nécessaires en fonction des contraintes, • Responsabilité du matériel informatique : préparation, installation, essais – maintenance niveau 3, • Mise en œuvre des moyens de direct (captation multicaméra) : o Établissement des synoptiques de câblage et des procédures informatiques, o Configuration et exploitation des moyens de trucage et effets de direct, o Préparation et mise en œuvre des moyens de diffusion analogiques (projection) et numériques (diffusion en streaming sur le réseau interne), • Conversions, compression et transferts de fichiers, • Réalisation d’un DVD vidéo comportant des menus, • Collaboration au dossier de production commun, • Dossier individuel : documents spécifiques de la spécialité, note de synthèse (3 pages maximum). Candidat n° 6 : Gestion de production : Chargé(e) de production du portrait de la chorégraphe, responsable du PAD diffusé lors du plateau. • Analyse des documents initiaux (note d'intention, scénario, découpage…) et dépouillement, • Analyse juridique du spectacle chorégraphique et des contraintes relatives au portrait, • Conception et préparation des documents nécessaires au suivi du projet, • Participation aux repérages, • Réservation des moyens et outils nécessaires au projet, • Suivi financier : établissement du devis dans les conditions professionnelles, suivi des dépenses, calcul des coûts et écarts, • Contacts et communication : lieux, intervenants, participants, équipe, préparation et conduite des réunions, • Organisation de la production, suivi et contrôle des délais et des activités, • Suivi juridique : autorisations, déclarations, formalités, contrats, établissement et contrôle du générique, dépôt légal, • Archivage des éléments du projet (supports, fichiers, documents), • Collecte et mise en forme du dossier de production commun en collaboration avec les autres membres de l'équipe, • Dossier individuel : note de synthèse (3 pages maximum). - 675 - Candidat n° 7 : Gestion de production : Chargé(e) de production du magazine et de la captation multi caméras de l’extrait du spectacle, responsable du DVD. • Analyse des documents initiaux (note d'intention, scénario, découpage…) et dépouillement, • Analyse juridique du spectacle chorégraphique et de sa captation, • Conception et préparation des documents nécessaires au suivi du projet, • Participation aux repérages, • Réservation des moyens et outils nécessaires au projet, • Suivi financier : établissement du devis dans les conditions professionnelles, suivi des dépenses, calcul des coûts et écarts, • Contacts et communication : lieux, intervenants, participants, équipe, préparation et conduite des réunions, • Organisation de la production, suivi et contrôle des délais et des activités, • Suivi juridique : autorisations, déclarations, formalités, contrats, établissement et contrôle du générique, dépôt légal, • Archivage des éléments du projet (supports, fichiers, documents), • Collecte et mise en forme du dossier de production commun en collaboration avec les autres membres de l'équipe, • Dossier individuel : note de synthèse (3 pages maximum). Supports à présenter pour l'Épreuve orale : • Un dossier de production relatif au projet, commun à l'ensemble de l'équipe, • Un dossier individuel par candidat (documents spécifiques à l'option – note de synthèse de trois pages maximum), • La production audiovisuelle sur support(s) professionnel(s). - 676 - COMPETENCES EVALUEES LORS DE L'EPREUVE ORALE : • Analyser et respecter le cahier des charges du projet, • S'approprier le projet et le situer dans son contexte, • Analyser et prendre en compte l'ensemble des éléments du projet dans le cadre de son option, • Collaborer au projet en intégrant les contraintes liées au travail d'équipe, • Exposer l'ensemble des éléments constitutifs du projet, • Exposer et justifier les choix opérés, • Présenter les modalités de sa participation personnelle et de ses relations avec l'équipe. CAHIER DES CHARGES VALIDE LE : LE PRESIDENT DE LA COMMISSION : - 677 - INTRODUCTION ......................................................................................... 11 1 - LE CINÉMA COMME ENSEIGNEMENT ARTISTIQUE, PRÉALABLES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES.................................27 1.1 Les conditions paradigmatiques d’un enseignement artistique : l’éducation artistique comme politique culturelle ......................................................................................................................................................29 1.1.1 De l’État dans la culture en France : très brève mise en perspective ................................................................. 30 1.1.2 Les arts à l’École .......................................................................................................................................................... 35 1.1.3 Le « Plan de cinq ans pour les arts à l’École » ........................................................................................................ 38 1.2 Paradigmes des discours officiels ...................................................................................................................41 1.2.1 Arts, artistes, culture et citoyenneté.......................................................................................................................... 41 1.2.2 La nécessaire transmission du patrimoine contre l’ « uniformisation culturelle » ............................................ 51 1.2.3 Les discours officiels portant sur le cinéma : enseignement du cinéma, éducation a l’image, éducation aux médiass......................................................................................................................................................................................... 62 1.2.4 1.3 Bilan temporaire : le « modèle esthétique de l’éducation » et sa mise en question par la sociologie ............ 70 Le cas de l’enseignement du cinéma : conditions historiques, politiques, légales, juridiques et financières.....................................................................................................................................................................79 1.3.1 De l’entrée du cinéma à l’École : bref aperçu historique...................................................................................... 79 1.3.2 Modalités budgétaires : répartitions entre ministère de l’Éducation nationale et ministère de la Culture ... 86 1.3.3 Le pilotage des services centraux .............................................................................................................................. 89 1.3.4 Les prises en charge territoriales : DAAC et DRAC............................................................................................. 93 1.3.5 Les conditions légales et juridiques de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel : les accords sectoriels avec la PROCIREP ................................................................................................................................................................... 98 1.3.6 Le rôle du CNC et des « Pôles ».............................................................................................................................. 102 1.3.7 Les supports pédagogiques institutionnels : le SCEREN-CNDP et les CRDP ............................................. 108 1.3.8 Les enjeux économiques et politiques actuels d’un tel engagement de l’État................................................. 111 1.3.9 Conclusion de la première partie ............................................................................................................................ 113 2 - ENSEIGNER LE CINÉMA : UNE PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE..........................................................................................115 2.1 Voir des films à l’École : lesquels et pourquoi ? ....................................................................................... 121 2.1.1 Quel « arbitraire culturel » en matière de cinéma ? .............................................................................................. 121 2.1.2 Les instances de légitimation ................................................................................................................................... 124 2.1.3 Le désir de la transmission patrimoniale comme culture légitime .................................................................... 131 - 678 - 2.1.4 Le choix des films au programme du baccalauréat.............................................................................................. 136 2.1.5 Hésitations terminologiques : cinéma vs audiovisuel........................................................................................... 139 2.2 Qui enseigne le cinéma ? ............................................................................................................................... 146 2.2.1 Une situation institutionnelle ambiguë : le « professeur de cinéma » ............................................................... 146 2.2.2 La formation initiale : le rôle des IUFM (Institut de Formation des Maîtres)................................................ 160 2.2.3 La formation continue : la certification en « cinéma et audiovisuel »............................................................... 162 2.2.4 La formation continue : le Plan Académique de Formation (PAF) ................................................................. 167 2.2.5 Les conventions partenariales.................................................................................................................................. 172 2.2.6 L’intervenant « partenaire »...................................................................................................................................... 176 2.3 Des attitudes professorales ........................................................................................................................... 184 2.3.1 Comment enseigner ? Le syndrome de la dispute ............................................................................................... 184 2.3.2 Les dangers du divertissement................................................................................................................................. 194 2.3.3 Une association : « Les Ailes du désir » ................................................................................................................. 200 2.3.4 Le goût des festivals .................................................................................................................................................. 205 2.4 Sociologie de l’expérience scolaire : une reproduction culturelle finalement aléatoire...................... 210 2.4.1 L’École peut-elle former un public ?...................................................................................................................... 210 2.4.2 L’acte éducatif est-il assimilable à une action culturelle ? ................................................................................... 220 2.4.3 Cinéma et art de masse : le pouvoir des industries culturelles contre la culture scolaire.............................. 222 2.4.4 Où l’on retrouve le plaisir… et la relativisation des valeurs de l’École............................................................ 231 2.4.5 La vision consumériste du parcours curriculaire.................................................................................................. 236 2.4.6 Bilan : ce qu’il reste à la culture scolaire................................................................................................................. 243 3 - LE CONTENU DES ENSEIGNEMENTS : QUELS PARADIGMES THÉORIQUES ? ..........................................................................................249 3.1 Préambule : enseignement du cinéma et théorie du cinéma ................................................................... 250 3.1.1 Quelle place pour la théorie dans les études cinématographiques en lycée ?.................................................. 250 3.1.2 Premiers constats : influence du structuralisme et de l’immanentisme pour une approche formaliste de l’œuvre d’art .............................................................................................................................................................................. 253 3.2 Comment se manifestent ces influences théoriques sur les programmes officiels ? ............................ 258 3.2.1 Ce qu’est l’art et ce qu’il n’est pas ........................................................................................................................... 258 3.2.2 La “version standard” de l’histoire du style .......................................................................................................... 261 3.2.3 Un extrait du BO particulièrement révélateur : l’étude du montage en Terminale ........................................ 267 3.2.4 La notion de « genre cinématographique » dans le BO de Première ................................................................ 283 3.2.5 Le « présentisme » : le BO de Terminale et la « néophilie »................................................................................ 289 3.2.6 Les cinémas « nationaux » ........................................................................................................................................ 301 3.2.7 Des programmes « Gender blind »......................................................................................................................... 304 - 679 - 3.3 Où l’on retrouve la cinéphilie « moderne » : l’influence des représentations cinéphiliques sur les programmes officiels................................................................................................................................................ 307 3.3.1 La notion de « grand auteur » et la « politique des Auteurs »............................................................................. 308 3.3.2 « Écriture », « auteur », « scénariste », retour au BO de Première...................................................................... 310 3.3.3 L’ « auteurisme » mis en question ou tout le reste n’est que littérature............................................................ 320 3.3.4 Conclusion .................................................................................................................................................................. 323 4 - THÉORIE, PRATIQUES ET MÉTHODES POUR L’ANALYSE FILMIQUE. .................................................................................................. 325 4.1 Préambules...................................................................................................................................................... 326 4.1.1 L’ekphrasis .................................................................................................................................................................... 326 4.1.2 L’apprentissage terminologique .............................................................................................................................. 328 4.2 Présupposés et théories à l’œuvre dans l’analyse filmique...................................................................... 332 4.2.1 L’héritage de la linguistique : structuralisme et sémiologie................................................................................. 339 4.2.2 Analyse filmique et analyse littéraire....................................................................................................................... 344 4.2.3 Synthèse des présupposés théoriques de ce type d’analyse ................................................................................ 349 4.2.4 Délimitation d’un corpus d’études de données « de terrain » ............................................................................ 351 4.2.5 Constatations générales ............................................................................................................................................ 353 4.3 L’analyse comme observation des formes.................................................................................................. 356 4.3.1 La liaison forme/contenu dans l’interprétation comme construction d’un sens implicite........................... 356 4.3.2 D’autres héritages du structuralisme ...................................................................................................................... 363 4.3.3 L’œuvre comme « texte ».......................................................................................................................................... 367 4.3.4 Analyse filmique et cohérence de l’œuvre ............................................................................................................. 370 4.3.5 L’étude narratologique ou l’influence de la linguistique : « l’analyse de film comme récit »......................... 378 4.3.6 « L’interprétation symptomatique » ........................................................................................................................ 385 4.3.7 Retour à l’ « auteurisme » comme enjeu de production de sens dans l’analyse filmique .............................. 389 4.4 De quelques stratégies « routinières » de production de sens ................................................................. 397 4.4.1 L’analyse « plastique » du film ................................................................................................................................. 398 4.4.2 Analyse des écarts en vue de rappeler la norme................................................................................................... 400 4.4.3 L’analyse filmique d’un extrait : l’analyse de séquences ...................................................................................... 403 4.4.4 L’analyse filmique comme dévoilement................................................................................................................. 405 4.4.5 Texte et glose : le goût du style ............................................................................................................................... 406 4.4.6 La figure unifiée du spectateur ou le « déni de la réception » ............................................................................ 409 4.4.7 Les références convoquées ...................................................................................................................................... 414 4.4.8 Les routines à l’œuvre : étude comparative d’analyses filmiques ou comment fonctionne l’apprentissage « par imprégnation » ................................................................................................................................................................ 415 4.4.9 Conclusion sur l’analyse filmique............................................................................................................................ 450 - 680 - 4.5 Analyse des « outils » pédagogiques pour l’analyse des films en lycée.................................................. 457 4.5.1 Les outils d’accompagnement pédagogiques produits par l’Institution : l’exemple de « L’Éden cinéma »457 4.5.2 Synthèse des présupposés théoriques proposés dans ces documents pédagogiques..................................... 475 4.5.3 Le document pédagogique sur support papier : la collection des « Petits cahiers »....................................... 483 4.5.4 Les épreuves d’analyse filmique au baccalauréat et leurs critères d’évaluation............................................... 490 5 - LES COMPÉTENCES LIÉES À LA PRATIQUE ET AU SAVOIRFAIRE : « FAIRE DES FILMS » À L’ÉCOLE. ........................................... 494 5.1 Évaluer les savoirs et le savoir-faire............................................................................................................ 495 5.1.1 Textes officiels et préambules généraux ................................................................................................................ 495 5.1.2 L’épreuve écrite.......................................................................................................................................................... 497 5.1.3 L’épreuve orale : le « film du bac » et le « carnet de bord »................................................................................ 500 5.2 Les enjeux de la pratique .............................................................................................................................. 504 5.2.1 Quels enjeux pédagogiques ? ................................................................................................................................... 504 5.2.2 Pédagogie, amateurisme et pratiques scolaires ..................................................................................................... 506 5.2.3 Le rapport à la pratique comme retour de la puissance symbolique du verbe ............................................... 511 5.2.4 La mise en œuvre de la pratique : les différentes étapes du projet du « film du bac »................................... 515 5.2.5 Après le baccalauréat : les délocalisations des « films du bac ».......................................................................... 523 5.2.6 Créativité et création ................................................................................................................................................. 536 5.2.7 Évaluation d’une technique sans corps.................................................................................................................. 540 6 - EN GUISE DE CONCLUSION : QUELQUES PROPOSITIONS THÉORIQUES ET PRAXÉOLOGIQUES ................................................543 6.1 Sur les paradigmes théoriques : d’autres approches sont possibles ...................................................... 546 6.1.1 Éloge du confort ou les vertus pédagogiques du plaisir ..................................................................................... 546 6.1.2 Quand y a-t-il enseignement du cinéma ?.............................................................................................................. 549 6.2 Sur la pratique : propositions ...................................................................................................................... 556 6.3 Évaluation d’une autre approche théorique : conclusion en forme d’élargissement philosophique 561 6.4 Conclusion générale : pour une autre approche du cinéma.................................................................... 570 7 - GLOSSAIRE des acronymes utilisés ...................................................574 8 - BIBLIOGRAPHIE ............................................................................... 577 - 681 - 9 - ANNEXES ............................................................................................605 9.1 Liste des établissements proposant un enseignement CAV et leur partenaire .................................... 606 9.2 Après le baccaauréat : CPGE et MANCAV .............................................................................................. 619 9.3 Exemple de convention de partenariale entre un partenaire culturel et un établissement scolaire. 620 9.4 Accords avec la PROCIREP ........................................................................................................................ 623 9.5 Convention avec le CNC pour la négociation des droits des films du baccalauréat ........................... 630 9.6 Liste des films au programme du baccalauréat depuis 1989 .................................................................. 635 9.7 Référentiel du DLA en BTS audiovisuel .................................................................................................... 636 9.8 Exercice donné à des élèves de l’enseignement de spécialité « cinéma et audiovisuel » ..................... 638 9.9 Tableau récapitulatif des références utilisées dans les analyses filmiques du Cahier des ailes du désir étudiées....................................................................................................................................................................... 639 9.10 Documents utilisés pour l’étude des analyses filmiques sur L’Atalante .............................................. 642 9.11 Livret des DVD de la collection « L’Éden cinéma » ............................................................................... 661 9.12 Exemple de sujet type baccalauréat, épreuve écrite............................................................................... 662 9.13 Les Ailes du désir : conseil pour l’analyse filmique ............................................................................... 671 9.14 Exemple de cahier des charges BTS audiovisuel .................................................................................... 672 - 682 -