Urbanités
Chroniques – Janvier 2016 – Mondes urbains chinois
Mondes urbains chinois - Edito
Léo Kloeckner
Couverture : Campagne d’affichage dans le métro de Pékin, « Belles vues de la capitale », « Relier le Pékin de hier,
aujourd’hui, et demain » (Kloeckner, 2014).
Incrustation lien youtube : https://www.youtube.com/watch?v=A2sT7WtBs44
En ouverture du documentaire de Zhou Hao The transition period 1 , on assiste à une scène qui en dit
beaucoup sur la fabrique urbaine en Chine contemporaine. Le secrétaire du Parti Communiste Chinois (PCC)
dans le comté de Gushi, dans la province du Henan, s’adresse à deux promoteurs immobiliers dont il
soutient le projet pour son comté :
« - ‘L’immeuble le plus haut de Gushi’, voilà ce qui sera le premier argument de vente ! Et le
second, ‘l’immeuble de 33 étages, l’immeuble dynamique’ !
- Brillant, je l’appellerai Building dynamique alors, et nous le vendrons comme le ‘building
dynamique’.
- Oui, dynamique ! »
Cet échange capturé par le cinéaste Zhou Hao témoigne à la fois du rôle que l’urbanisation joue dans la
modernisation de l’économie et du territoire chinois depuis le début de l’ère des réformes et de l’ouverture
(1978), en même temps qu’il révèle le rôle que les autorités locales ont dans le développement urbain, et
notamment dans les formes parfois spectaculaires ou démesurées qu’il a pu prendre. Construire beaucoup,
construire haut, rapidement, pour montrer le dynamisme du développement économique et la capacité des
1
Zhou Hao, The transition period, documentaire, 2009. Le titre du film en chinois, shuji signifie « secrétaire », comme
dans le titre de Guo Yongchang, secrétaire du PCC dans le conté de Gushi dans la province du Henan. Zhou Hao a
réussi à montrer à l’écran de nombreuses réalités de l’exercice local du pouvoir politique en Chine, comme c’est le
cas aussi dans son documentaire sur le maire de Datong, The Chinese mayor.
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Urbanités – Janvier 2016
Chroniques – Mondes urbains chinois
autorités à l’accompagner, voilà une partie des enjeux qui se nouent dans les slogans de vente enthousiastes
et hyperboliques du futur projet discuté dans le bureau de Guo Yongchang.
Si la Chine ne peut être qualifiée de pays urbain malgré ses 54,77 % d’urbains, au regard de la part encore
importante de la population qui appartient au monde rural (plus de 600 millions de personnes) (Sanjuan,
2012), les villes constituent peut-être plus que jamais dans l’histoire de la République populaire de Chine
les enjeux principaux du développement pour les autorités. La poursuite de l’urbanisation constitue encore
un des objectifs principaux du treizième plan quinquennal (2016-2020), comme cela a été annoncé à l’issue
du cinquième plénum du 18ème Comité central du PCC en octobre 20152: les autorités ont annoncé vouloir
parvenir en 2020 à un taux d’urbanisation de 60 %. Le premier ministre Li Keqiang l’avait également
rappelé peu de temps après son arrivée aux commandes en 2013 : les villes doivent être un « moteur
essentiel » de la croissance chinoise.
L’explosion urbaine qui a eu lieu en République populaire de Chine depuis 1978 est l’occasion pour les
autorités chinoises qui encadrent en partie cette croissance d’élaborer de nouveaux modèles urbanistiques
et sociaux. Le caractère accéléré, comprimé dans le temps, de cette urbanisation, dans un contexte
d’émergence sur la scène économique et diplomatique internationale (Sanjuan 2010, Fleury et HoussayHolzschuch 2012), fait des villes chinoises des lieux qui concentrent de nombreux défis pour les autorités.
Après une première série d'articles publiés à l’occasion du FIG 2012, la revue Urbanités souhaitait
continuer à faire avancer la réflexion sur les mondes urbains chinois, qui intéressent de plus en plus les
sciences sociales et les différents observateurs de ces changements et de ce que les autorités chinoises ont
désigné elles-mêmes comme relevant de la transition. Ce dossier spécial n’entend pas donner une vue
exhaustive des mondes urbains chinois, ni proposer une géographie exhaustive de la Chine urbaine, tâche
bien ardue quand on se rappelle l’immensité du territoire de la République populaire de Chine. Néanmoins,
par la diversité des approches disciplinaires, des sujets et des espaces abordés par les auteurs de ce dossier,
semble se dessiner par petites touches une série d’enjeux et de problématiques qui permet de comprendre
les dynamiques à l’œuvre dans les mondes urbains chinois dans leur ensemble. Le croisement des regards
disciplinaires est plus important encore sans doute sur un objet qui paraît si lointain, et facilement exotique,
que sur des réalités plus familières. Nous avons le plaisir de publier dans ces pages les contributions de
géographes, de plus en plus nombreux à s’intéresser à la Chine urbaine, mais aussi de sociologues, de
politologues et d’historiens de l’art. Quatre villes principalement ont retenu l’attention des auteurs dans les
huit articles et le portfolio que nous publions, qui reflètent la géographie urbaine chinoise, entre les
métropoles mondialisées, centrales dans les stratégies de développement des autorités chinoises (HongKong, Shanghai), et les villes moins connues peut-être du public étranger à la Chine, mais qui constituent
en RPC de nouveaux pivots du développement territorial (Tianjin, Wuhan).
Inventer de nouveaux modèles urbains
Le 5ème plénum du Comité central du PCC a été l’occasion de marteler l’importance de l’innovation pour
les cinq prochaines années du 13ème plan quinquennal, et de rappeler que les objectifs de développement
passent par une urbanisation du territoire. Cet impératif d’innovation fait des villes chinoises de véritables
laboratoires de modèles urbains. Les modèles urbains sont divers et les expériences variées, mais l’une des
principales orientations prises par les autorités centrales chinoises est celle d’une
« environnementalisation », d’un « tournant environnemental ».
La ville de Tianjin, par sa situation au cœur d’une agglomération urbaine comptant près de cent millions
d'habitants et centrée sur Pékin et les villes industrielles du Hebei, nourrit les espoirs des autorités, et est
aujourd’hui un des laboratoires urbains stratégiques pour le pouvoir. Elle a été choisie pour être le lieu du
développement d’un ambitieux projet de « ville durable », celui de l’éco-cité sino-singapourienne de
Tianjin, la SSTEC (Sino-Singapore Tianjin Eco-City). À partir de l’étude de cette opération nationale
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Le 5ème plénum, ou session plénière rassemblant tous les membres du Comité central, a lieu au cours de la troisième
année du mandat de cinq ans accordé au Comité central. Le mandat actuel a débuté en novembre 2012.
Editorial
Léo Kloeckner
considérée comme un projet « phare et vitrine » pour expérimenter « l’environnementalisation » voulue par
les autorités, Rémi Curien s’attache à analyser dans le détail ce paradigme nouveau dans la fabrique urbaine
chinoise. L’analyse détaillée de cet exemple permet de comprendre dans quelle mesure le développement
urbain constitue un enjeu pratique mais aussi symbolique dans la stratégie de puissance chinoise.
L’opération SSTEC est en effet pilotée par les plus hautes sphères de l’État depuis 2007, en coopération
avec un consortium singapourien. À travers l’analyse critique que fait Rémi Curien de ce projet de « ville
durable », on comprend comment les objectifs ambitieux annoncés par les autorités centrales ou
municipales peuvent se heurter à des modes de production de la ville, des intérêts économiques, ou des
pratiques d’urbanisme et de l’habiter.
L’héritage historique qui est celui de Tianjin, et l’intérêt précoce que lui ont porté les autorités comme les
touristes chinois, en ont fait également un laboratoire dans la patrimonialisation de quartiers urbains. Trois
géographes, Daisy Debelle, Maria Gravari-Barbas et Yue Lu, reviennent sur la façon dont les politiques
urbaines, et les pratiques touristiques ont réinvesti les quartiers concessionnaires hérités de l’ouverture
forcée de la Chine par les puissances industrielles impérialistes occidentales entre la seconde Guerre de
l’opium (1860) et 1945. La diversité des influences étrangères marquées dans l’architecture et la trame
urbaine3 a été valorisée au cours de ces dernières années, faisant l’objet de politiques de requalification,
voire de patrimonialisation ou de mise en tourisme. Dans une perspective culturelle, et par une observation
fine des pratiques de tourisme et de fréquentation des espaces publics dans ces quartiers, les auteurs
interrogent la construction d’imaginaires touristiques autour de ces espaces, qui constituent des leviers du
développement territorial et urbain au même titre que le bâti hérité de la période.
Le renouveau de l’intérêt du public chinois pour cet héritage architectural, malgré ses connotations
historiques coloniales, témoigne également d’un renouvellement dans le goût architectural chinois, et d’un
éclectisme plus fort depuis les années 1990 qu’il ne l’était auparavant, pour des raisons politiques évidentes,
mais aussi parce qu’il fallait sans doute attendre que se renouvellent les générations d’architectes, comme
le montre finement l’historienne de l’art Wei Xiaoli. À partir de l’analyse d’un motif récurrent dans
l’architecture chinoise, celui du jardin, elle illustre l’opposition entre deux écoles récentes en architecture,
l’école dite « universitaire », et l’école de « l’architecture expérimentale », et questionne la place
particulière de l’espace pour les architectes chinois dans la production de bâtiments.
Rôle des acteurs économiques dans la fabrique de la ville
Dans le cadre du modèle économique et politique du socialisme de marché, les autorités détiennent le
pouvoir en matière d’aménagement et de projets de développement, mais la libéralisation économique
opérée depuis les années 1980 s’est accompagnée de l'émergence d'acteurs privés de la fabrique urbaine, et
qui s’entendent pour cela avec les autorités publiques, au travers de transactions, de contrats, d’appels de
marché. C’est pourquoi, bien que se faisant dans le contexte d’une économie planifiée, l’urbanisation
chinoise donne parfois l’impression de se faire sous les espèces du néolibéralisme le plus sauvage, puisque
ce sont bien souvent les logiques financières qui semblent l’emporter en dernier recours sur celles de la
planification urbaine par exemple. Il convient bien évidemment de nuancer ce propos par la grande diversité
des situations urbaines et des configurations d’acteurs, dont l’équilibre des forces et les stratégies donnent
lieu à des trajectoires urbaines variées.
Le cas de Hong Kong apparaît ainsi comme quelque peu à part, du fait de sa situation d’extra-territorialité
partielle par rapport à la RPC, en même temps qu’il représente les logiques profondes à l’œuvre dans la
fabrique de la Chine urbaine, quand on se rappelle par exemple que son chef de l’exécutif Leung ChunYing a fait fortune en Chine continentale dans le conseil immobilier. Le géographe Nicolas Douay propose
une analyse détaillée de la situation hongkongaise, et des rapports de force entre différents acteurs en
présence, mettant en lumière l’existence à Hong-Kong d’une « coalition de croissance », les acteurs privés
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Neuf pays ont construit à Tianjin sur la période : la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, le Japon,
l’Allemagne, l’Italie, la Russie, l’Autriche et la Belgique.
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Urbanités – Janvier 2016
Chroniques – Mondes urbains chinois
du secteur immobilier, représentés principalement par les tycoons, s’entendant avec les autorités publiques
dans la production urbaine. À partir de l’évolution d’un programme de logement social, le Home Ownership
Scheme (HOS), il remet en perspective les stratégies mises en œuvre par ces différents acteurs, soulignant
les contradictions entre logiques libérales et ambitions sociales du programme.
En Chine continentale de nombreux acteurs contribuent, par les stratégies qu’ils mettent en place à la
production de la ville et de ses fragmentations sociales. Outre les autorités et les promoteurs immobiliers,
les propriétaires immobiliers s’affirment comme de nouveaux acteurs, depuis l’apparition de la propriété
privée. Ils participent, par leurs stratégies d’accession à la propriété, au remodelage de la géographie sociale
des villes chinoises. Manon Laurent met en évidence leur importance dans le cas de nombreuses villes
chinoises, et questionne les choix résidentiels des couples et familles qui accèdent à la propriété, à partir de
leurs stratégies scolaires, mettant en évidence l’ensemble des contraintes juridiques et administratives qui
se posent aux urbains chinois dans le choix de leur logement.
L’espace urbain, au cœur de nombreux conflits
Ces acteurs qui font la ville par le bas et sont confrontés aux stratégies d’acteurs plus puissants, autorités
urbaines ou promoteurs privés, dont les intérêts peuvent entrer en contradiction avec les leurs, tentent
parfois de faire valoir leurs droits. La sociologue Aurore Merle, interrogée par Lionel Francou, revient sur
la diversité des situations face à la propriété immobilière, et la difficulté qui en découle pour les habitants
à se mobiliser et à s’organiser collectivement pour défendre leurs droits. L’indétermination du statut de la
propriété immobilière dans certains cas de figure génère également des conflits d’appropriation, par
exemple d’espaces collectifs et partagés. Les propriétaires qui se mobilisent pour défendre leurs intérêts,
avec ou sans succès, le font au nom de la défense de leurs droits à la « citoyenneté ». Les villes chinoises
apparaissent ainsi à travers cet entretien et les recherches d’Aurore Merle non plus seulement comme des
laboratoires de nouveaux modèles urbains, mais aussi comme des ateliers d’expérimentation de nouvelles
formes d’action collective et d'élaboration de nouveaux modèles sociaux et politiques.
Malgré le contexte politique autoritaire et le contrôle étroit exercé par le PCC sur les mouvements
contestataires, les villes chinoises sont aussi des lieux où on élabore des utopies urbaines et sociales.
Nathanel Amar, politologue, revient sur le rôle joué par certains groupes sociaux et mouvements culturels
dans l’élaboration d’alternatives urbaines et sociales au modèle de la ville du « socialisme de marché » et
de la spéculation immobilière. À travers l’étude approfondie du mouvement punk chinois à tendance
libertaire, et l’exemple notamment de la communauté punk de la ville de Wuhan, il montre comment les
individus parviennent à redéfinir leur rapport à la ville, soit par leur engagement musical, soir par des
tentatives d’occupation du territoire urbain, s’opposant par exemple à des projets immobiliers portés par la
municipalité.
Si, dans le contexte continental, caractérisé par un exercice autoritaire du pouvoir, l’activisme politique
paraît limité dans l’espace et dans la société, le statut particulier des territoires urbains hongkongais permet
des revendications sociales et politiques de plus grande ampleur. La « Révolution des parapluies », qui a
culminé à l’automne 2014, et dont la géographe Nashidil Rouiaï propose l’analyse, dans une double
perspective géopolitique et de géographie urbaine, a donné, par son ampleur, des allures d'utopie urbaine à
Hong-Kong et aux territoires occupés en ville. Nashidil Rouiaï met ainsi en perspective les revendications
politiques et identitaires portées par le mouvement, avec les modalités d’action choisies, qui reposaient
principalement sur l’occupation des territoires de la ville financière. Dans un monde urbain caractérisé par
son exiguïté, l’occupation et la réappropriation de l’espace public par les habitants de Hong Kong semblent
être une des seules modalités de visibilisation des conflits et des tensions sociales. À cet égard, l’occupation
des espaces publics des quartiers d’affaire centraux par les travailleurs domestiques le week-end, comme
le montre le portfolio de Nicolas Douay pour les quartiers de Causeway Bay et de Central, fait figure
également de réinvention d’un territoire urbain dont ils sont exclus pendant la semaine, ou dans lequel ils
sont à tout le moins cantonnés à certains espaces.
Editorial
Léo Kloeckner
Ces différents exemples témoignent des défis économiques, sociaux et environnementaux qui se posent aux
autorités chinoises dans les espaces urbains, les villes chinoises cristallisant les enjeux liés au
développement accéléré de la RPC et à son émergence sur la scène mondiale. Nous espérons que ces neuf
contributions permettront de mieux comprendre et d'analyser les mondes urbains chinois, et nous
remercions chaleureusement tous les auteurs qui ont participé à ce numéro.
LEO KLOECKNER
Léo Kloeckner est membre de la revue Urbanités, et doctorant en géographie urbaine et culturelle à
l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne. Il prépare en ce moment une thèse sur la présence de la parole
politique dans l’espace public urbain, et l’usage des campagnes de propagande dans la fabrique de la ville
chinoise.
http://www.prodig.cnrs.fr/spip.php?article2100
leo.kloeckner@gmail.com
Bibliographie
Fleury A. et Houssay-Holzschuch M., 2012 « Pour une géographie sociale des pays émergents »,
EchoGéo, n°21, en ligne.
Sanjuan T., 2010, La Chine et le monde chinois : une géopolitique des territoires, Paris, Armand Colin,
384 p.
Sanjuan T., 2012, « Entretien / La ville chinoise est un espace de pouvoir », Urbanités, dossier « Chine »,
en ligne.
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