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Teinturier Sara, « Religions et procréations assistées au miroir des médias. Vers une présence religieuse intégrée dans la sphère publique ? », dans Aouij-Mrad Amel, Feuillet-Le Mintier Brigitte, Portier Philippe (dir.), Droit, éthique et religion, quelles normes pour l’assistance médicale à la procréation ? Étude franco-tunisienne. Revue juridique de l’Ouest, numéro spécial, 2010, p. 11-34. 1 Religions et procréations assistées au miroir des médias Vers une présence religieuse intégrée dans la sphère publique ∗? « L’intervention de l’Église catholique me paraît [sur la question de l’embryon], à la fois malencontreuse et extraordinairement malvenue. Elle a bien évidemment le droit de porter un jugement. Pour autant, elle n’a pas vocation à l’imposer dans l’espace public, ce qu’elle fait aujourd’hui 1 ». Celui qui s’exprime ainsi, peu avant le Téléthon 2006, n’est autre que Didier Sicard, alors président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en France. Dans le contexte de la polémique passionnelle et médiatique liée aux prises de position d’une commission d’éthique diocésaine sur le financement de certaines recherches soutenues par l’AFM, ses propos interrogent Jean-Yves Nau : « Comment [...] pourrait-on trouver un compromis entre les convictions catholiques et la loi républicaine ? Peut-on même espérer organiser un débat, voire un début de dialogue [...] ? L’actuelle polémique montre que, pour l’heure, les deux camps, chacun étant enfermé dans ses certitudes, y sont totalement opposés 2 ». En 2008 et 2009, alors que des « états généraux de la bioéthique » sont annoncés et organisés, le ton ne laisse plus paraître ce registre conflictuel : « L’Église, affirme Axel Kahn, a sa place dans ce débat. Elle fait partie de l’opinion publique, représente une classe importante de citoyens et peut faire valoir son analyse 3 ». Alain Grimfeld, actuel président du CCNE, ne dit pas autre chose : « La parole de l’Église catholique est sur ce point hautement recevable, parmi d’autres certes. [...] Ne pas reconnaître sa pertinence serait restrictif et réducteur 4 ». Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet de recherches CMCU « Droit, éthique, religions : quelles normes pour la biomédecine ? Le cas des procréations médicalement assistées », mené entre les universités de Rennes 1 et de Tunis-El Manar, entre 2005 et 2008. Que Mmes Feuillet-Le Mintier et Aouij, à l’initiative d’une telle coopération, soient particulièrement remerciées de ce temps d’échanges et de rencontres. 1. Le Monde, 1/12/2006 : « L’intervention de l’Église est malvenue. Entretien avec Didier Sicard ». Quelques jours après, Didier Sicard confirme sa position dans Ouest-France, 8/12/2006 : « Le Téléthon, formidable générosité collective. Questions à Didier Sicard ». 2. Le Monde, 7/12/2006, « Le Téléthon et les embryons ». 3. Le Figaro, 19/2/2008 : « L’archevêque de Paris veut un statut pour l’embryon ». 4. Le Figaro, 17/12/2008 : « Entretien. Mgr Pierre d’Ornellas – Alain Grimfeld : l’avis de l’Église est-il pertinent en bioéthique ? » ∗ 2 Lire ces déclarations en termes de désaccord entre leurs auteurs ne couvre pas l’étendue de la question qu’elles soulèvent, plus profonde, s’incrivant au-delà de prises de positions circonstanciées. Elles touchent en effet à la relation qu’entretiennent le religieux et l’espace public et, partant, elles illustrent la régulation sociétale et politique du croire. Le principe de laïcité a constitué le moteur d’une République affranchie, dans la douleur, de la norme religieuse englobant la société dans son ensemble. Or, ce principe reposait sur une stricte séparation de la sphère publique et de la sphère privée – non pas tant refoulement de l’expression religieuse dans l’intime que refus d’une religion imposant sa norme au monde politique et social. Parce que les frontières entre sphère publique et sphère privée sont redessinées, alors que l’individu s’est substitué au citoyen, cet ordonnancement est bouleversé. Pour Marcel Gauchet qui défend une telle hypothèse, la rupture est profonde avec « deux bons siècles de pensée politique ». Il s’agit là, pour lui, d’une « nouvelle phase de la longue histoire du couple religion/État 5 ». Il n’est pas le seul à percevoir une telle novation, « fin d’un cycle théologico-politique », à la faveur de l’évènement du concile Vatican II et de la remise en cause de la forme politique qu’est la nation 6 . Le diagnostic est également posé par les tenants d’un « troisième seuil de laïcisation », lié au déclin de la croyance au progrès, à la crise de la « socialisation morale », et à une nouvelle donne pluraliste 7 . Au-delà de certaines divergences chronologiques, ces analyses ont en commun de souligner la rencontre d’un double processus, l’un propre au monde politique – l’évidement de l’État-nation, de la démocratie ou de la substance républicaine, selon le point de vue adopté – ; l’autre spécifique à la sphère ecclésiale – les modalités d’inscription du fait religieux dans un monde désenchanté. C’est à une telle herméneutique que nous souhaiterions donner corps en analysant comment les médias ont traité la question de l’assistance médicale à la procréation (AMP 8 ), depuis son inscription dans la sphère publique à la fin des années 1970 jusqu’à nos jours 9 . Parce qu’elle touche au « mystère de la vie » et à la définition de l’homme, l’AMP est un des lieux par excellence de l’intervention des instances religieuses. Parce qu’elle interroge en ses fondements la régulation que peut ou non y apporter la puissance publique, elle saisit l’autorité politique sur 5. Gauchet Marcel, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris : Seuil, coll. « Folio Essais », 2002 [1998], p. 11 ; 98. Voir aussi, — Un monde désenchanté ?, Paris : Pocket, coll. « Agora », 2007, 347 p. 6. Manent Pierre, « Christianisme et démocratie. Quelques remarques sur l’histoire politique de la religion, ou, sur l’histoire religieuse de la politique moderne », dans Manent Pierre, Enquête sur la démocratie, Paris : Gallimard, coll. « Tel », 2007, p. 458 [texte initialement publié en 1993]. 7. Baubérot Jean, Histoire de la laicité en France, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004 [2000], p. 122-123. 8. Depuis les lois de 1994, l’appellation juridique officielle est « Assistance médicale à la procréation ». Auparavant, on trouvait l’expression « Procréation médicalement assistée » (PMA) – qui est le terme employé en Tunisie. 9. Nous avons limité notre étude aux médias écrits – presse et internet. En France, les dossiers de presse de la Fondation nationale des sciences politiques (Paris) se sont révélés particulièrement riches. Sous la rubrique « Bioéthique », 7 volumes couvrent les années 1955 à 2005, dont l’un concerne spécifiquement les « Procréations médicalement assistées » (1978-2005). Les archives de la période postérieure à 2005 sont consultables sur l’internet. En Tunisie, notre enquête s’est bornée aux titres de presse francophones (La Presse, Le Temps, Le Renouveau créé en 1998, Réalités créé en 1979, L’Observateur créé en 1993). Pour cerner le contexte tunisien, Jeune Afrique a fourni des indications utiles. Ce corpus de sources ne nous a pas permis d’élaborer une comparaison stricto sensu entre les situations tunisienne et française. Nous donnons à la fin de notre article quelques conclusions tirés du cas tunisien. 3 sa propre consistance. Les réactions qu’elle suscite se présentent ainsi comme le théâtre idoine où se donnent à voir les éventuelles transformations de la configuration théologico-politique. Sur ces questions qui sollicitent normes et morale, une ligne de crête se profile quant à la possible insertion, dans l’espace public, de la parole de l’instance religieuse. Refus de « l’imposition d’un jugement » et acceptation d’une « opinion » recevable parmi d’autres, esquissent les contours d’un tel cadre. La rupture de cet équilibre délicat serait à l’origine du rappel à l’ordre vigoureux adressé par Didier Sicard en 2006. Une double approche est nécessaire pour ratifier cette analyse. La première sera employée à attester la « logique de reconnaissance » et « d’intégration 10 » du fait religieux par la sphère publique quant aux questions posées par l’AMP. Cerner la capacité des religions à participer à la scène médiatique et politique constituera le deuxième moment. Religions et médias : des liaisons fluctuantes Du volumineux dossier de presse que l’on peut constituer sur l’AMP et ses conséquences immédiates – embryons surnuméraires et éventuelle recherche, DPI, mère porteuse, nouvelles questions liées à la filiation –, il ressort que les relations entre médias et religions ne peuvent se réduire à quelques a priori indiscutables et définitivement acquis. Si le facteur religieux reste peu sollicité généralement, au profit d’experts identifiés, un changement de ton est notable. Immédiateté simplificatrice ? Presse et internet sont tributaires d’une logique d’immédiateté de l’information dont la conséquence peut être un traitement simplificateur ou réducteur des positions – religieuses ou non 11 . Cette logique s’accommode mal de propos nuancés et cherche à rendre compte des débats en mode binaire la plupart du temps – pour ou contre. L’évènementiel est ainsi préféré à l’enquête de longue haleine, les postures de protestation relayées plutôt que les déclarations de principe argumentées en des paragraphes denses peu accessibles au grand public. Ainsi, lorsqu’en mars 1985 Robert Badinter, garde des Sceaux, affirme « haut et clair une position ultralibérale en matière de procréation artificelle 12 », lors de la première assemblée des ministres du Conseil de l’Europe consacrée aux droits de l’homme, la déclaration de Mgr Jullien, président de la Commission épiscopale de la famille, ne s’affiche que dans les colonnes de La Croix 13 . Par contre, les protestations du cardinal Lustiger, archevêque de Paris, sont largement reprises dans la presse régionale et nationale non confessionnelle 14 . La « simplification » s’observe également quant à l’interlocuteur choisi : la question de sa représentativité par 10. Portier Philippe, « La régulation étatique du religieux en France (1880-2008). Essai de périodisation », dans Foret François (ed.), Politique et religion en France et en Belgique, Bruxelles : Éditions de l’université de Bruxelles, coll. « Science politique », 2009, p. 47-63. 11. Le message final adopté par la 83e session des Semaines sociales de France, les 21-23 novembre 2008, lance un appel « aux médias, parfois tentés de ringardiser ou de minimiser les convictions religieuses en les présentant comme archaïques ou moralistes », en suggérant « qu’ils poursuivent leur effort d’information et d’explication sur l’apport des religions dans une société de plus en plus sécularisée ». 12. L’Express, 29/3/1985 : « L’éthique selon Badinter ». 13. La Croix, 2/4/1985 : « Le droit de l’enfant à venir ». 14. Par exemple, Le Quotidien de Paris, 29/3/1985 : « Pour ou contre les mères porteuses » ; Le Matin, 22/4/ 1985 : « Procréations artificielles : Lustiger proteste ». 4 rapport à sa religion n’est pas toujours interrogée, particulièrement en l’absence d’organisation institutionnelle hiérarchisée. Le cas de l’islam en France est symptomatique : en l’absence, jusque récemment, d’une représentation à l’échelle nationale 15 , « le premier imam qui répond aux questions devient le porte-parole de tous 16 ». La volonté d’identifier les positions en termes unifiés est manifeste également pour les autres confessions. Ainsi, paraissent régulièrement dans la presse française des tableaux synthétiques présentant la position des religions face à l’AMP ou l’une de ses conséquences immédiates 17 . On y trouve celle « du » protestantisme, au singulier, quand Sébastien Fath montre « des protestants entraînés par le courant évangélique » dont « les convictions [sont] très normatives, notamment sur le plan éthique 18 », se distinguant nettement des positions des réformés-luthériens 19 . De même, « le » judaïsme est présenté généralement à travers les positions du Consistoire central, qui ne rassemble plus l’ensemble de la communauté juive : ultra-othodoxe, loubavitch, libéral (auquel appartiennent des personnalités comme Robert Badinter, Simone Veil, David Kessler 20 ), se développent en dehors 21 . Autre trait caractéristique du traitement par la presse des religions dans le dossier AMP : il est sélectif. Toutes les grandes religions proposent en effet une réflexion sur ce qui est communément appelé la « bioéthique ». Elle est exprimée soit par certains de leurs responsables – c’est le cas du recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur 22 , ou du diacre Dominique Beaufils et du père Claude Hiffer, orthodoxes 23 –, soit par l’existence d’une commission ad hoc, chargée de ces questions – ce sont la Commission d’éthique de la Fédération protestante de France 24 , la Commission d’éthique biomédicale du Consistoire israélite de Paris 25 , l’Association orthodoxe d’études bioéthiques –, parfois les deux. Pourtant, ce sont les positions de l’Église catholique, tranchées, facilement identifiables, bénéficiant d’un magistère unifié et structuré, qui ressortent principalement 26 . Ainsi, lors du premier sondage d’opinion sur la procréation artificielle, en 15. Dont la représentativité continue d’être discutée, au sein même de « la » communauté musulmane française. 16. La Croix, 14/11/2008 : « Heurs et malheurs de l’islam cathodique ». Les propos sont ceux de Thomas Deltombe, auteur de Le Traitement médiatique de l’islam à la télévision de 1975 à 2005, qu’il élargit à la situation médiatique en général : « Les médias s’adressent aux musulmans comme s’ils formaient une communauté. Ce qui n’est pas vrai ! ». 17. Récemment par exemple, L’Express, 12/6/2008 : « Mères porteuses, vers la légalisation ? ». 18. Fath Sébastien, « Des protestants entraînés par le courant évangélique », dans Cholvy Gérard, Hilaire Yves-Marie (dir.), Le fait religieux aujourd’hui en France. Les trente dernières années (1974-2004), Paris : Cerf, 2005, p. 226-235. L’auteur continue : « Les positions des “évangéliques” en matière familiale et sexuelle sont beaucoup plus proches de celles d’un cardinal Lustiger que de celles du Nouvel Observateur ». Voir aussi Le Point, 21/7/2005 : « L’homme seul face à Dieu », par Sébastien Fath. 19. Le Monde, 29/10/1999 : « Les Églises d’origine anglo-saxonne bousculent le protestantisme français » ; La Croix, 11/6/2009 : « Protestantisme et morale : un style particulier ». 20. Le Monde, 5/7/1995 : « Les juifs libéraux s’inquiètent de la montée des orthodoxies ». On y lit : « Quatre cents délégués des Etats-Unis, d’Europe, d’Israël et d’Australie ont participé aux travaux destinés à repréciser la position libérale sur des questions aussi diverses que l’environnement, la famille, la bioéthique, les nationalités ou la montée des fondamentalismes ». 21. La Croix, 19/6/2008 : « Le judaïsme orthodoxe appelé aux urnes ». 22. Boubakeur Dalil, Non ! L’islam n’est pas une politique. Entretiens avec Virginie Malabard, Paris : DDB, 2003, 215 p., dont le chapitre « Un médecin entre science et foi » explore les questions biomédicales. 23. Dont les activités sont signalées sur les sites orthodoxie.com, saint-serge.net, orthodoxpress.com. 24. Les Échos, 8/4/1998 : « Éthique : une approche utilitariste de la science ». 25. La Croix, 24/3/2007 : « Monette Vacquin, l’interrogation sur la filiation ». 26. Le Monde, 10/6/2009 : « Les religions face aux dérives eugénistes » : « Porté par une doctrine claire et une volonté assumée de peser sur les débats, le travail fourni par l’Église catholique est, de loin, le plus abouti ». 5 juillet 1985, seul le critère « catholique » apparaît pour définir l’appartenance religieuse 27 . En 2009, les prises de position de la Fédération protestante de France et des rabbins européens, sur les questions de bioéthique, n’ont que peu d’impact médiatique 28 . Si la simplification du traitement de la religion par les médias écrits est inéluctable, elle n’est pas univoque. Elle est pour une part le résultat d’une difficulté propre aux sphères ecclésiales, pour lesquelles les codes médiatiques ne sont pas toujours intégrés. Si certains dénoncent un « lynchage médiatique », d’autres, de manière moins audible, appellent à « assimiler le fonctionnement des médias », et même à élaborer une « stratégie de communication 29 ». De fait, dès lors qu’un tel travail est réalisé, presse et internet s’en font l’écho. Le reflet d’un contexte évolutif Le traitement par la presse est tributaire d’un contexte plus large qu’on ne saurait ignorer : la présence religieuse sur la scène publique française, spécialement dans l’arène médiatique, a évolué dans un double sens qu’on ne séparera pas. D’une part, la France, laïque, a certainement banalisé le « fait religieux », à tel point que le modèle de laïcité française peut être rapproché de la manière dont d’autres pays européens organisent la présence des confessions dans la société. Ainsi, les dernières décennies ont vu se pacifier l’une des querelles les plus récurrentes du XXe siècle, celle de l’école privée et de son financement par la puissance publique. D’une certaine manière, la République a réussi son pari : ramener la norme religieuse dans la sphère privée. Conséquence paradoxale, elle a ouvert la porte à son retour sur la scène publique, par le truchement des individus exigeant de l’autorité publique la reconnaissance pleine et entière de leurs identités particulières – y compris religieuses. D’autre part et corrélativement, dans le contexte d’épuisement de la rhétorique et de la morale républicaines, c’est une demande de sens qui est adressée aux spiritualités, dans une société orpheline des grands systèmes idéologiques et en situation pluraliste. Des indices désormais nombreux sont repérables qui témoignent de cette évolution : les familles spirituelles et philosophiques sont représentées au CCNE dès sa création en 1983 ; des réflexions sont menées sur la manière dont une « culture religieuse » pouvait être réintroduite à l’école publique ; une instance de dialogue pérenne est créée en 2002 entre l’Église catholique et l’État, sous l’égide du Premier ministre ; la visite du pape Benoît XVI en septembre 2008 se démarque sensiblement de celles de Jean-Paul II en 1981 ou 1996 quant à sa réception par 27. Le Monde, 23/7/1985 : « Les Français disent “Oui, mais...” à la procréation artificielle ». 28. En mars 2009, La Croix est, à notre connaissance, le seul quotidien généraliste national à rendre compte de la réunion organisée par le Centre rabbinique européen (RCE), portant particulièrement sur les questions soulevées par la bioéthique et le dialogue judéo-chrétien. La Croix, 5/3/2009 : « Bioéthique et dialogue judéochrétien au menu des rabbins d’Europe ». De même, c’est dans le quotidien catholique que le rapport de la Fédération protestante de France sur les questions de bioéthique trouve le relais le plus large : La Croix, 11/6/2009 : « Protestantisme et morale, un style particulier ». Le Monde y fait référence dans un article sous forme de bilan de l’action des religions lors des états généraux, 10/6/2009 : « Les religions vigilantes face aux dérives eugénistes ». 29. La Croix, 10/4/2009 : « Les catholiques et les médias, apprendre à se comprendre ». Mgr Defois, membre du groupe de travail des évêques sur la bioéthique, explique : « Se plaindre de persécution est trop puéril. Nous, catholiques, avons une vision idéaliste, platonicienne des médias. Nous pensons qu’il suffit de dire sincèrement ce que l’on pense pour que cela soit reçu comme vrai. C’est oublier que notre expérience est reçue subjectivement dans un système d’échanges, d’attentes et de refus ». 6 l’ensemble de la société française 30 ; un pôle « religions », confié à Joseph Maïla, est créé au Quay d’Orsay en 2009 31 . En outre, les clivages traditionnels apparaissent éclatés : au sein de la majorité présidentielle, ont pu se côtoyer aussi bien une députée, secrétaire d’État à la famille, Nadine Morano, partisane d’une législation favorable aux « mères porteuses », arguant que la société y est « prête 32 » ; qu’une autre élue, alors ministre du Logement, Christine Boutin, engagée de longue date contre une « éthique sans citoyen 33 ». Sur cette question de la « gestation pour autrui », communistes et positions catholiques sont sur la même ligne : celle d’une opposition, au nom, pour le parti de gauche, du risque de l’utilisation du « corps des femmes comme un outil de production/procréation 34 ». Au sein de l’arène médiatique, c’est dans Libération, peu suspect d’empathie religieuse, que l’on trouve l’entretien – forme courante concernant l’AMP que cette parole donnée à des experts identifiés – avec Emma Fattorini, professeur à la Sapienza de Rome et spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Église, sur le « prophétisme » d’Humanae Vitae 35 , tandis que, sur ce même document, La Croix, tout en laissant la parole à théologien et évêque, enquête sur les pratiques d’un monde catholique prenant ses distances avec le magistère romain 36 . Le quotidien confessionnel, on ne s’en étonnera pas, est dans le paysage médiatique l’organe le plus attentif aux prises de position éthiques du catholicisme, mais aussi des autres cultes 37 . Il n’en a cependant pas l’exclusivité, témoin de l’ouverture de la sphère médiatique aux paroles donnant sens pour l’agir commun, spécialement à celles des religions. Intégrer la sphère publique : repli ou dialogue ? La présence des religions dans l’arène médiatique dépend aussi de la propre capacité de telle ou telle confession à s’y projeter 38 . On ne peut donc isoler l’étude de la place des religions dans les médias, de l’arène ecclésiale elle-même. Le catholicisme occupant une place particulière en France et étant de loin la confession la plus sollicitée sur les questions d’AMP, c’est à travers ses positions que quelques pistes seront identifiées pour restituer les caractéristiques des relations entre sphère publique et religions. Une chronologie se dégage clairement : trois grandes périodes ressortent sur les trente années qui nous séparent de la première naissance d’un « bébé-éprouvette », témoins de différents modes de présence sur la scène publique 39 . 30. NouvelObs.com, 12/9/2008 : « Nicolas Sarkozy et le pape insistent sur le rôle de la religion ». Le Monde, 20/12/2008 : « Les limites de la laïcité positive ». 31. Le Monde, 28/7/2009 : « La diplomatie intègrera désormais le fait religieux ». 32. Libération, 27/6/2008 : « Un cadre légal aux mères porteuses limitera les dérives. Entretien avec Nadine Morano ». 33. Boutin Christine, Une éthique sans citoyen. Le combat d’un député, Bruxelles : Éditions Universitaires, 1991, 160 p. 34. Libération, 26/6/2008 : « L’enfant devient une marchandise », Charlotte Rotman. 35. Libération, 25/4/2008 : « Aujourd’hui, cette prise de position peut paraître prophétique ». 36. La Croix, 25/7/2008, dossier « Humanae Vitæ ». 37. Voir sur ce point la note 28, page 6. France Quéré, théologienne protestante, y a publié plusieurs commentaires. Par exemple, « Les deux sources de la liberté », 29/3/1991. 38. Le Figaro, 20/11/2008 : « L’Église catholique sans icônes médiatiques ? ». 39. Si la confession catholique domine la sphère médiatique sur le débat de l’AMP, la réflexion sur la présence des religions dans la sphère publique n’est cependant pas son apanage. Par exemple Le Figaro, 6/7/2009 : 7 Le temps du vertige Un premier moment court jusqu’à 1987. Le Point, en décembre 1984, résume le sentiment qui domine : « [...] les Églises, gardiennes anciennes des canons du bien et du mal, semblent saisies d’incertitude » devant les « problèmes dont l’extravagance les affole. Les évêques français s’alarment sans pouvoir condamner absolument 40 ». Des réactions d’ecclésiastiques, de théologiens, ou de scientifiques catholiques, il y en a pourtant eu, mais ponctuelles, isolées, diverses, voire contradictoires parfois, alors que dans le même temps, le débat public laisse ouvert le recours aux interventions plurielles. Plusieurs éléments permettent de rendre compte de cette situation. C’est, tout d’abord, l’apport décisif, mais non encore assimilé alors, de la théologie de JeanPaul II : celle-ci est fondée sur une approche phénoménologique et personnaliste 41 . On sait le rôle que Karol Wojtiła joua dans l’élaboration du texte de l’encyclique Humanae Vitae, texte fondamental en morale familiale et sexuelle, dans la lignée de Vatican II 42 . Élu pape, il lui revient d’approfondir l’enseignement sous-jacent : il le fait grâce à l’exhortation apostolique Familiaris consortio, publiée en 1981, où la cellule conjugale et familiale est analysée d’abord comme « donation » et « communion », avant d’être chargée des finalités du mariage ; les catéchèses du mercredi sur la théologie du corps sont une autre opportunité de poser les fondements d’une réflexion appelée à se développer et s’affirmer dans les textes ultérieurs de Jean-Paul II 43 . Cette réflexion s’adosse, pour le pontife, à deux piliers indissociables : celui d’une foi qui n’est pas contradictoire avec le travail de la raison et, particulièrement, de la recherche scientifique 44 ; celui d’une vérité sur l’homme qui n’est pas subjective mais, au contraire, réside dans une loi naturelle dont l’Église se fait l’apôtre et doit innerver toute la vie de l’homme, y compris dans sa dimension sociale 45 . Dans l’histoire déjà longue des relations qu’entretiennent catholicisme et vie morale et conjugale depuis le début du XIXe siècle, le clivage autour de la réception d’Humanæ vitæ renvoie à la question anthropologique spécifique à la modernité : celle de l’autonomie individuelle. Les textes magistériels rappellent sans cesse le même message : l’individu ne peut choisir lui-même sa propre morale, heurtant de plein fouet la conception d’un individu renvoyé à lui-même. Cette position, dont les fondements théologiques, philosophiques et anthropologiques, complexes, sont difficilement transposables tels quels dans le monde médiatique, ne parvient pas à se rendre audible 46 . « Jean-Arnold Clermont : “La religion ne doit pas être exclue des débats de la société” » : « Il y a deux attitudes devant la sécularisation. Le réflexe identitaire où l’on s’enferme chez soi pour défendre les traditions, tenir le choc en somme. [...] Ou alors, la volonté de vivre avec cette société, dialoguer avec elle et se recentrer sur des points essentiels [...]. La sécularisation est un fait de notre monde contemporain. Elle est l’état normal de la société humaine où le christianisme ne sera jamais qu’une minorité. Cette minorité convictionnelle a un rôle à jouer dans ces sociétés ». 40. Le Point, 3/12/1984 : « Biologie : jusqu’où peut-on aller ? » 41. Portier Philippe, La pensée de Jean Paul II. Vol. 1 : La critique du monde moderne, Paris : Éd. de l’Atelier, 2006, 224 p. 42. Lumen Gentium, n° 11 ; Gaudium et Spes, nos 47 s. 43. Lettre aux familles, 1994 ; Evangelium Vitae, 1995. 44. Déjà Gaudium et spes, n° 57 ; Fides et ratio, 1998. Lettre à M. Camdessus, président des Semaines sociales, 2001. 45. Discours de Puebla, janvier 1979 ; Veritatis Splendor, 1993. 46. Airiau Paul, « Histoire d’Humanæ vitæ », Colloque « L’encyclique Humanae vitae. Quelle actualité ? », Collège des Bernardins, Paris, 18 octobre 2008, <www.collegedesbernardins.fr>, consulté le 14/11/2008. En analysant sur le long terme l’histoire d’Humanæ vitæ, l’auteur donne des clefs de compréhension de la continuité 8 Autre élément d’explicitation : le contexte, en France, d’un catholicisme « ébranlé 47 » par des transformations politiques, religieuses et sociales en germes antérieurement au concile Vatican II et à mai 1968 48 . Si l’épiscopat reprend l’initiative dès le milieu des années 1970 contre la tentation du compagnonage marxiste et socialiste, celle d’un « enfouissement », ou encore l’affirmation du schisme intégriste, le début des années 1980 reste marqué par une certaine autonomie des mouvements militants par rapport à la norme hiérarchique. La réception d’Humanae vitae, encyclique publiée par le pape Paul VI en 1968, que Denis Pelletier qualifie de « moment clé de l’histoire du catholicisme français contemporain 49 », s’est en particulier accompagnée d’une note pastorale dans laquelle les évêques de France « affirment leur pleine adhésion à l’encyclique, mais ils en font une lecture pastorale ouverte 50 », permettant une casuistique accomodante. Enfin, dernier élément, pour ce qui concerne les questions de biomédecine, rares sont, au début des années 1980, les centres d’études ou les commissions spécialisées qui permettent de penser à nouveaux frais les bouleversements induits par l’AMP – en cela, l’Église ne se démarque pas d’une situation plus générale, où un certain « vertige 51 » semble avoir saisi l’ensemble de la société. Certes, les Cahiers Laënnec, liés au centre du même nom dont le jésuite Patrick Versperien est alors l’aumônier, existent depuis 1934 ; de même, le Centre catholique des médecins français (publiant Médecine de l’homme) et l’Association de théologiens pour l’étude de la morale (dont la revue est Le Supplément), explorent certains des enjeux du « début de la vie ». Dès 1981, à l’initiative du P. Olivier de Dinechin, est créé le centre de recherches de bioéthique au Centre Sèvres, dont le centre de documentation ouvre en 1986. Mais au niveau « institutionnel », ce n’est qu’à partir de 1984 qu’une réflexion commune émerge, avec la publication du document « Vie et mort sur commande » – qui reste un document de principes –, moment correspondant à la médiatisation des premières « affaires » engendrées par les AMP 52 , de la doctrine catholique sur la question. 47. Poulat Émile, Une Église ébranlée. Changement, conflit et continuité de Pie XII à Jean-Paul II, Tournai : Casterman, 1980. 48. Pelletier Denis, La crise politique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris : Petite bibliothèque Payot, 2001, 336 p. Il est significatif que le journal La Croix, au milieu des années 1970, ne rende pas compte des arguments théologiques sur de telles questions, mais fasse référence aux « appels de la sagesse ». La Croix, « Recherche médicale : savoir jusqu’où aller trop loin », 19/10/1976. 49. Ibid., p. 39. « Aujourd’hui encore, [l’encyclique] est régulièrement invoquée comme l’origine d’un désenchantement vis-à-vis de la capacité de Rome à comprendre le monde, qui n’aurait pas compté pour rien dans la désertion des églises ». C’est le cas en 2006, dans l’ouvrage critiquant le maintien de la position catholique sur Humanae vitae (Grémion Catherine, Touzard Hubert, L’Église et la contraception : l’urgence d’un changement, Paris : Bayard, 2006, 183 p.). Ce livre fait l’objet d’une note de la commission doctrinale de la Conférence épiscopale de France : « La morale sexuelle enseignée par l’Église n’est pas révisable », DC n° 2369, 3 décembre 2006, p. 1087-1091. Voir également Sevegrand Martine, Les enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au XXe siècle, Paris : Albin Michel, 1995 ; – « Limiter les naissances. Le cas de conscience des catholiques français (1880-1939) », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1991, vol. 30, n° 1, p. 40-54. Son dernier ouvrage sur la question rejoint la posture critique de la continuité magistérielle depuis Humanæ vitæ (L’affaire Humanæ vitæ : l’Église catholique et la contraception, Paris : Karthala, coll. « Disputatio », 2008, 162 p.). 50. Ibid., p. 43. 51. La Croix, 26/10/1982 : « Après le bébé-éprouvette, le vertige ». Le Point, 3/11/1986 : « Génétique : jusqu’où peut-on aller trop loin ? ». 52. Naissance en 1983 d’un enfant noir au sein d’un couple blanc, suite à une erreur de manipulation au moment 9 et à une série de colloques et de publications 53 . C’est en 1986, au sein de la Conférence des Évêques, qu’une « délégation aux questions morales concernant la vie humaine », distincte de la Commission pour la famille, est créée 54 , tandis qu’à Rome, une Commission pontificale pour la pastorale de la santé est fondée en 1985, présidée par le Cardinal Pironio, et appelée à porter une attention particulière aux « nouvelles frontières » des progrès scientifiques 55 . Le moment 1987 : l’affirmation doctrinale 1987 et les années ultérieures sont marquées par la promulgation de l’instruction romaine Donum vitæ, traçant clairement une ligne de démarcation entre un catholicisme « d’ouverture » et un catholicisme « d’identité 56 ». Le document, sans ambiguïté, met fin aux possibles hésitations sur la doctrine de l’Église quant à l’AMP : jusqu’à présent, l’idée qui s’était diffusée, relayée par la presse, était celle du refus de l’IAD et de la FIVETE hérérologue, mais de l’acceptation de l’IAC, voire de la FIVETE homologue, dans la mesure où celles-ci respectent l’institution maritale du couple et la filiation biologique 57 . Donum vitæ, fruit d’un travail de plusieurs années de consultations aussi bien d’experts scientifiques que de théologiens et d’évêques confrontées à différentes réalités locales 58 , s’appuyant sur la réflexion anthropologique de Jean-Paul II, affirme que « [...] la procréation d’une personne humaine [doit] être poursuivie comme le fruit de l’acte conjugal spécifique de l’amour des époux 59 ». La FIVETE homologue, même si elle n’est « pas affectée de toute la négativité éthique qui se rencontre dans la procréation extra-conjugale », tout comme l’IAC, ne peuvent être admises 60 . Tollé médiatique qui s’étale sur presque deux ans et qui mériterait à lui seul de la FIV : Le Quotidien de Paris, 27/4/1983 : « Le bébé inattendu ». Juillet 1984 : affaire « Parpalaix », du nom de la jeune femme réclamant une IA « post-mortem ». Toujours en 1984, première naissance au monde (Australie) issue d’un embryon congelé. À Marseille, les associations du Dr Sacha Geller (Sainte-Sarah, Alma Mater, Les Cigognes... qui furent toutes dissoutes) organisant les naissances par « mères porteuses ». 53. Par exemple, mars 1984 : colloque « Droits et éthiques », organisé par l’association « Droits et démocratie » ; la revue Communio publie en nov.-déc. 1984 un dossier sur « Biologie et morale » ; 6-7 décembre 1984 : premières rencontres nationales d’éthique, à l’initiative du CCNE ; 18-19 janvier 1985 : colloque « Génétique, procréation et droit », à l’initiative de membres du Gouvernement, afin de conduire à une législation nouvelle ; 13 octobre 1985 : colloque au Sénat et à l’Assemblée nationale : « Éthique de la procréation, quelles lois pour l’an 2000 ? », à l’initiative des Femmes démocrates ; la revue Projet publie un dossier spécial « Vers la procréatique » en septembre-octobre 1985. 54. Dinechin Olivier (de), « L’Église et la bioéthique en France », dans Revue des Sciences religieuses, 2000, t. 74, n° 1, p. 27-38. 55. Le Monde, 13/2/1985. Le Cardinal Pironio est également président du Conseil pontifical pour les laïcs. 56. Nous suivons en cela une typologie adoptée par Philippe Portier. Portier Philippe, « Le mouvement catholique en France au XXe siècle. Retour sur un processus de dérégulation », dans Baudoin Jean, Portier Philippe (dir.), Le mouvement catholique français à l’épreuve de la pluralité. Enquête autour d’une militance éclatée, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Des sociétés », 2002, p. 36. 57. Les références sont multiples. Voir par exemple : Le Monde, 27/2/1982 : « Après la naissance du “bébééprouvette”. L’Église et la fécondation artificielle ». Le Point, 4/10/1982 : « Bébés-éprouvette : la morale en question ». Le Quotidien de Paris, 27/4/1983 : « L’Église reste opposée à l’insémination ». Témoignage Chrétien, 9-15/4/1984 : « Fils de personne ? ». Le Figaro, 19/7/1984 : « Insémination post-mortem : les réserves de l’Église ». La Croix, 27/4/1985 : « Éthique et nouvelles méthodes de création ». Le Monde, 13/1/1988 : « Cohérence et incohérence, par Mgr Jacques Jullien », archevêque de Rennes et président de la Commission familiale de l’épiscopat. Le prélat rappelle que « Avant Donum vitae, nombre de catholiques, y compris des pasteurs et des théologiens, ne récusaient pas l’IAC ». 58. Le Monde, 22/4/1987 : « Un entretien avec le cardinal Ratzinger. L’Église maintiendra sa position sur la bioéthique ». 59. Donum Vitae, II, B, 4. 60. Ibid., II, B, 5. 10 une étude approfondie. Il met en évidence une fracture profonde entre catholiques, les uns pouvant se reconnaître dans Témoignage Chrétien, Lumière et Vie ou Concilium, au nom d’une « théologie du peuple 61 » ; les autres, plus proches de Communio, de France catholique ou de L’Homme nouveau, appellent à la cohérence de l’agir chrétien aussi bien dans la vie privée qu’en société, et au respect de la personne humaine dans toutes ses dimensions, à la suite d’un cardinal Lustiger 62 . Pour la majorité, le choc de l’Instruction les fait s’interroger sur une institution ecclésiale contribuant « involontairement à la détresse des couples sans enfants, des célibataires », arguant que « la fécondité, ce n’est pas seulement avoir des enfants 63 », tandis que l’Église serait, encore et toujours, une « empêcheuse de tourner en rond 64 » – de là à agiter le spectre de la « condamnation de Galilée », le pas est rapidement franchi 65 . Au moment où Donum vitæ est publié, des cliniques et facultés catholiques proposaient à leurs patients les technologies de l’AMP – c’est le cas en particulier de la clinique Notre-Dame du Bon Secours, à Paris 66 , de la clinique Sainte-Croix à Metz 67 , de la Faculté catholique de Lille 68 . Scientifiques et professionnels catholiques, appuyés par certains théologiens, s’étaient ainsi engagés dans une voie désormais recadrée. Quelques signaux avaient été adressés qui laissaient envisager une telle prise de position du magistère : c’est tout d’abord l’éditorial de La Croix du 31 janvier 1985, « L’éthique et la modernité », signé simplement « La Croix », qui ressemble fort à une mise au point vigoureuse sur l’AMP et ses conséquences, appelant à « placer les êtres devant leur responsabilité vis-à-vis de l’éducation à l’amour qui fonde les exigences non seulement de la sexualité et de la famille, mais du travail et des relations entre les personnes et entre les groupes ». C’est surtout la lettre de Mgr Lustiger, adressée aux médecins et au personnel soignant des hôpitaux et cliniques de Paris, en novembre 1986, dans laquelle on trouve déjà les positions que Donum vitae mettra en avant 69 . La médiatisation de la position catholique 61. Le Monde, 5/1/1988 : « La controverse sur la procréation artificielle s’étend dans les milieux médicaux catholiques ». Le docteur Maurice Dubost écrit : « Cette doctrine-là est le fait d’un raisonnement théologique désincarné ; elle ne résiste pas au bon sens de chacun. La voix du peuple est la voix de Dieu. Le peuple chrétien n’a que faire des hautes spéculations métaphysiques de quelques théologiens attardés. Le peuple chrétien n’a que faire de la théologie, car il est la théologie ». 62. Il publiera en 1995 un ouvrage sur les questions éthiques : Devenez dignes de la condition humaine. 63. La Croix, 22/11/1984 : « Des histoires d’amour mais pas plus ». 64. La Croix, 31/1/1985 : « Éditorial. L’éthique et la modernité ». 65. Ce sera encore le cas au moment de la polémique du Téléthon en décembre 2006. Rappelons que Galilée n’a pas été condamné pour son hypothèse scientifique en tant que telle, mais pour les interprétations bibliques qu’il en a tirées, à un moment où la connaissance du monde physique ne pouvait être conçue qu’en concordance étroite avec le sens littéral des textes sacrés. Le problème qui émerge en ce début du XVII e siècle ne pouvait être résolu avec les outils épistémologiques dont on disposait alors. C’est pourquoi Jean-Paul II va jusqu’à parler de « mythe » du cas Galilée qui oppose de manière tenace dans les esprits la recherche scientifique et la foi chrétienne (Discours aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, 31/10/1992). Voir aussi Le Monde, « Josef Ratzinger », 21/4/2005 : Henri Tincq y évoque l’« option audacieuse » du pape Wojtyła, partagée par Benoît XVI nouvellement élu,quant à « l’affaire Galilée ». Pour l’histoire du procès de Galilée et ses prolongements, Richardt Aimé, La vérité sur l’affaire Galilée, Paris : F.-X. de Guibert, 2007, 249 p. 66. Le Point, 3/12/1984 : « Biologie : jusqu’où peut-on aller ? ». 67. Le Monde, 5/1/1988 : « La controverse sur la procréation artificielle s’étend dans les milieux médicaux catholiques ». 68. Le Monde, 15/10/1986 : « Bébé-éprouvette... catholique ». 69. Le Monde, 26/11/1986 : « Le cardinal Lustiger dénonce “tout geste délibéré de mort” ». La Croix, 26/11/1986 : « C’est la conscience, et non la science, qui est souveraine ». 11 est due conjointement à l’affirmation d’une ligne directrice claire, et à la polémique qui a suivi devant le refus d’une partie du monde catholique d’adhérer à de tels principes, au nom de la conscience libre de chaque personne et d’une Église souhaitée plus « démocratique 70 ». Repenser la présence catholique dans la société La publication du document romain suscite des réactions variées au sein de la sphère ecclésiale elle-même, qui se traduisent en positionnements distincts sur la scène médiatique. Le pôle d’ouverture est dans un premier temps le mieux armé pour développer ses positions. Enraciné dans la crise des années 1960, il bénéficie d’un réseau d’associations et de publications à la fois diversifié et à l’assise sociale plutôt solide. Après Donum vitae, Témoignage Chrétien poursuit ses prises de position. Il lance un appel général « au dialogue dans l’Église catholique », en 1989, stigmatisant entre autres « les pressions du Vatican [...] dans les débats bioéthiques 71 ». Il soutient la publication de deux ouvrages collectifs prenant ouvertement distance avec les directives de Donum vitæ, en 1990 et 1994 72 . Ce pôle a trouvé un temps un nouvel élan avec le débat sur les « origines chrétiennes de l’Europe 73 ». Ainsi le groupe Paroles, créé en 1990, demande « aux responsables [de l’Église] un changement de discours dans le domaine de la bioéthique et de la morale familiale, conjugale, sexuelle 74 ». La Fédération des réseaux du Parvis, créée en 1999, proche de Paroles, regroupant plusieurs associations 75 , suit une ligne similaire et n’hésite pas à se rapprocher d’initiatives de la Ligue française des Droits de l’homme ou du Carrefour laïque. Malgré ce regain d’activités, ce pôle « d’ouverture » se tasse, affaibli par l’échec d’idéologies dont il avait pu être proche et concurrencé sur son propre terrain par les tenants d’un dialogue avec les acteurs du monde social, politique et médiatique qui n’est pas pour autant une remise en cause de magistère 76 . En décembre 2008, Jacques Lansac, président des gynécologues 70. La publication de Donum vitæ est suivie de celle de plusieurs documents voués à l’expliquer. Entre autres : L’Osservatore Romano (langue française), 17/3/1987, n° 11 : « Présentation des aspects anthropologiques de l’Instruction, par S. E. le cardinal Ratzinger », publié également dans la DC n° 1537 du 5/4/1987 ; DC, 19/4/1987 : « La signification d’un choc. Réflexions de Mgr Émile Marcus, évêque de Nantes », p. 425-429 ; Ibid. : « Bioéthique : Paradis perdus ? Réflexions de Mgr Jacques Jullien, archevêque de Rennes », p. 429-431 ; Ibid. : « Observations sur l’interprétation de l’Instruction “Donum Vitae”. Note de Mgr Karl Lehmann, évêque de Mayence », p. 431 s. ; L’Osservatore Romano (édition italienne), 24/12/1989 : « L’autorité doctrinale de l’Instruction “Donum Vitae” », également dans DC n° 1977 du 5/2/1989. 71. Témoignage Chrétien, 26/3/1989 : « Un appel au dialogue dans l’Église catholique ». L’ensemble de l’article permet de cerner les césures entre TC, et un catholicisme d’identité, comme l’a par ailleurs montré Ph. Portier, op. cit., p. 36 : une relecture de la parole à la lumière des principes jugés positifs de Vatican II, une distanciation par rapport aux prises de position du Vatican, la liberté de la conscience individuelle rejoignant, d’une certaine mesure, « l’éthique de responsabilité » caractéristique de la modernité. 72. Chartier David (dir.), Au début de la vie. Des catholiques prennent position, La Découverte, 1990. Warnier Philippe (dir.), Désirer un enfant. Enjeux de la procréation médicalement assistée : des chrétiens s’expriment, Le Centurion, 1994. 73. Riva Virginie, La mobilisation catholique en France autour des « Racines chrétiennes de l’Europe ». Naissance et enjeux d’une controverse, Mémoire de DEA, Université Paris-I, 2005, 215 p. 74. Paroles, Une Église pour le XXIe siècle. Présentation du Livre Blanc du Groupe Paroles, Paris : BayardDDB, 2001. Sont membres du groupe Paroles en 2000, parmi d’autres : Maurice Abiven, Guy Aurenche, Jean Delumeau, Laurent Grzybowski, Joseph Maila, Claude Mangin, René Rémond, Gérard Testard. Le Groupe publie dans Le Monde, 6/7/2001 : « Le débat bioéthique tel que nous le voyons ». 75. Nous sommes aussi l’Église (NSAE), Femmes et hommes en Église (FHE), Droits et libertés dans les Églises, Croyants en liberté, Partenia, etc. La revue Parvis, en 2003, comptait 4000 abonnements. Voir Sevegrand Martine (dir.), Contribution à l’avenir du christianisme, DDB, 2003, 368 p. 76. Témoignage chrétien, figure de proue de cette orientation, est contraint de lancer un appel en février 2009 : 12 français, alléguant sa confession catholique, a beau critiquer le nouveau texte pontifical, Dignitas personæ, son appel n’est guère relayé par la presse y compris confessionnelle 77 . À partir du milieu des années 1990, c’est un catholicisme identitaire qui constitue le « pôle ascendant du catholicisme militant 78 » et paraît le plus à même d’aborder débat public et arène médiatique, tant du point de vue des ressources matérielles que des capacités de mobilisations en réseaux. S’appuyant sur le corpus doctrinal et social de l’Église, le catholicisme identitaire entend ne pas séparer norme morale et vie sociale. Il n’est donc pas étonnant que les questions morales et biomédicales soient au cœur de l’engagement qui prend corps à la fin des années 1990. Porté par le renouveau spirituel des années 1970 et 1980, il trouve des relais du côté de certains mouvements charismatiques. Les moyens d’action divergent radicalement d’un catholicisme d’ouverture, s’appuyant en particulier sur l’appel de Jean-Paul II pour une « nouvelle évangélisation », impliquant une visibilité du message catholique dans le monde professionnel ou sur la scène publique. Parmi la diversité des groupes et mouvements, se distingue, sur les questions de l’AMP, la nébuleuse liée à la Fondation de Service politique (FSP), « laboratoire d’idées qui travaille à la promotion d’une pensée politique française cohérente avec l’enseignement social de l’Église ». Se tisse autour d’elle un maillage plus ou moins serré entre plusieurs mouvements, en particulier la Fondation Jérôme-Lejeune (à l’initiative du site d’information Genethique.org), l’Alliance pour les droits de la Vie et, du côté des communautés-relais, l’Emmanuel (en sa branche « Amour et Vérité », ses colloques annuels tenus depuis 2002 sur la bioéthique, ses « écoles de bioéthique »). La FSP bénéficie d’emblée d’un réseau d’universitaires, d’élus, d’experts qu’elle peut solliciter dans sa revue et son site du même nom, Liberté politique. Cibles privilégiées, le « relativisme », l’« utilitarisme postmoderne », l’« idéologie prométhéenne », la « culture technoscientifique » caractéristiques pour eux de la société contemporaine 79 . Une telle réflexion prenant appui sur les textes magistériels n’est que le prélude à l’action. Les catholiques identitaires, de manière très nette, veulent également porter leurs positions au cœur des débats publics et de la scène médiatique. Ils le font sur le mode réthorique du « combat », voire de « l’attaque 80 », maniant avec récurrence le vocabulaire de la menace et du piège 81 . Réunions « Témoignage chrétien va-t-il mourir ? » 77. AFP, 23/12/2008 : « “Dignité” de l’embryon : critique du président des gynécologues français ». Il avait publié en 1988 une tribune dans Le Monde : « Procréation et théologie : Église frileuse », 6/1/1988. 78. Portier Philippe, op. cit., p. 41. 79. Les références sont multiples. Par exemple : Liberté politique, « Décryptage : Bioéthique et Église, de l’affrontement au débat », 2/2/2007 : « En France, l’enjeu du bras de fer entre l’Église et l’idéologie prométhéenne concerne tout de même, chaque année, le destin de centaines de milliers d’êtres humains ». Liberté Politique, Été 2008, n° 41 : « La procréation par substitution », p. 87. 80. Par exemple, Liberté politique, octobre-novembre 1999, n° 10, « Éditorial. L’éclipse de l’homme », p. 61. Liberté politique, Été 2008, n° 41 : « Ce qu’est la bioéthique : confusion des mots ou pensée négationniste ? », p. 80 : « Que nous reste-t-il pour agir ? Il reste la meilleure défense qui est l’attaque. Ce que précisément nous n’avons jamais fait. Nous sommes éternellement le dos au mur, sur la défensive. Par pusillanimité. Pour ne pas être contre ». 81. Parmi les billets publiés sur le site <libertepolitique.com> et dont la thématique recouvre celle de l’AMP au cours de l’année 2009 : « La menace d’une Agence de biomédecine incontrôlable », 29/1/2009 ; « La menace eugéniste s’invite dans le débat bioéthique », 13/3/2009 ; « La dérogation meurtrière de la loi française » dans « Recherche sur l’embryon : le choix crucial de la France », 6/5/2009 ; « le péril d’un nouveau pouvoir scientifique » dans « Recherche sur l’embryon : la fuite en avant du Conseil d’État », 14/5/2009 ; « États généraux : le piège des jurys citoyens », 3/7/2009. 13 publiques, pétitions, actions de masse envers les élus, font partie de leur arsenal habituel 82 . Volontiers, les tenants d’une telle posture souhaiteraient passer à un mode d’action plus « revendicatif », à l’instar des Églises espagnole ou italienne où, dans des contextes distincts, la hiérarchie a elle-même été à l’origine d’actions et de mobilisations de masse 83 . Pour atteindre leur objectif général de « réconciliation de la science et de la morale 84 », les revendications se font précises : sur la question de l’embryon, c’est un retour à la loi du 29 juillet 1994 qui est demandé 85 . C’était explicitement pour « briser le silence 86 » sur le financement de recherches sur les embryons, que sur le site du diocèse de Fréjus-Toulon, est publié par la Commission bioéthique diocésaine le 9 novembre 2006, un communiqué dont le titre est bientôt relayé au niveau national : « Il n’est plus possible de participer au Téléthon », dont on connaît la controverse qu’elle a suscitée. Ce n’est pas cette position identitaire qui a dominé la scène catholique non plus que la sphère publique au moment où s’ouvrent les états généraux de la bioéthique en 2009. Le directeur du Service pastoral d’études politiques (SPEP) de Paris, le P. Mathieu Rougé, observe ainsi « [l’émergence d’]une “génération Jean-Paul II”, mais pas identitaire 87 ». Fondé également sur les principes présentés par l’enseignement doctrinal de l’Église, ce pôle prend pour moteur de son action la mise en œuvre et la réalisation d’un dialogue avec la société contemporaine et ses acteurs, dans la lignée du travail de réflexion ayant abouti à la Lettre aux catholiques de France en 1996 88 . Le renouveau des Semaines sociales de France 89 et la création de l’ACEP 82. Des exemples sur le site de l’Alliance pour les droits de la vie, <www.adv.org>. Pour les états généraux de bioéthique : organisation d’une « Tournée bioéthique : réconcilions la biomédecine et la vie » dans 10 villes de France ; « Appel bioéthique » à l’attention de Nicolas Sarkozy et de Jean Leonetti, ouvert jusque l’automne 2009. 83. Liberté politique, 11/4/2008 : « Le Fil de la semaine : Les évêques dans le collimateur du Monde » : « Quelle leçon tirer de ces escarmouches ? Apparemment, la conférence des évêques a choisi la stratégie du dialogue, qualifié par le Monde de “lobbying”, comme si c’était un péché. La question peut aussi se poser de savoir s’il suffit d’en rester à ce dialogue ou si l’Église de France, comme d’autres églises locales, est prête à tenir un discours prophétique sur la culture de vie avec le soutien des 45 % de catholiques qui estiment que « les autorités religieuses doivent prendre position publiquement sur les grands enjeux de société », sans avoir peur des critiques et même de la persécution. D’autres épiscopats, comme l’épiscopat italien ou espagnol, se sont engagés dans cette voie ». Les situations des Églises italienne et espagnole sont difficilement comparables et, a fortiori, transposables au cas français, de par les liens importants qu’elles entretiennent avec les sphères intellectuelles pour la première, politiques pour la deuxième. 84. <libertepolitique.com>, 6/5/2009 : « Recherche sur l’embryon : le choix crucial de la France ». 85. <libertepolitique.com>, « Recherche sur l’embryon : la fuite en avant du Conseil d’État », 14/5/2009. 86. Arduin Pierre-Olivier, La bioéthique et l’embryon. Quels enjeux après la controverse du Téléthon ?, Paris : Éd. de l’Emmanuel, 2007, p. 20. L’auteur n’est autre que le responsable de la Commission bioéthique diocésaine. Il explique l’origine du communiqué par « l’absence de dialogue et d’avancée après les différentes contributions argumentées de la Fondation Jérôme-Lejeune » et un premier texte publié en 2005. 87. La Croix, 25/4/2009 : « Des élus chrétiens en pèlerinage à Lourdes ». Voir aussi La Croix, 9/12/2008 : « Entretien. P. Matthieu Rougé, directeur du SPEP : “Le cardinal allait au contact du monde politique” ». Le SPEP, dont la mission est de proposer « une présence de l’Église pour les responsables politiques qui le souhaitent », a été fondé en 1992 par le cardinal Lustiger (<www.sainte-clotilde.com/spep/index.html>). 88. Pina Christine, « Les évêques français face au monde moderne : l’exemple du rapport Dagens », dans Bréchon Pierre, Duriez Bruno, Ion Jacques (dir.), Religion et action dans l’espace public, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2000, p. 91-105. 89. Plus de 3000 personnes ont participé à la 83e session à Lyon, les 21-23 novembre 2008. La session 2001(1800 participants) portait sur le thème « Biologie, médecine et société. Que ferons-nous de l’homme ? », avec les interventions, entre autres, de Didier Sicard, Axel Kahn, Monette Vacquin, Olivier de Dinechin, JeanFrançois Mattéi. Jean-Paul II adresse à cette occasion un message au président Camdessus. 14 (Alliance pour les Chrétiens en Politique), en 1996, témoignent de l’attente, au sein même de la sphère ecclésiale, de tels lieux de dialogue. Discrètes sur la scène médiatique 90 , ces organisations sont particulièrement actives auprès de think tanks politiques, tant au niveau français qu’européen. Autour de l’AMP, le pôle de dialogue s’exprime particulièrement à travers un comité de réflexion consacré aux questions relatives à la révision des lois dites de « bioéthique », créé en 2007. Ce comité vient de loin, fédérant des interventions plus ponctuelles : après Donum vitæ, les déclarations, les prises de positions s’étaient succédées, individuelles ou collectives. Au moment du débat au Sénat, en janvier 1994, le cardinal Lustiger avait accordé un entretien au Monde 91 , tandis que l’Assemblée plénière, à Lourdes en 1992, ainsi que le Conseil permanent de l’épiscopat en 1994 92 , avaient rappelé dans le débat leurs positions de principe. Le représentant de l’Église catholique au CCNE et délégué de l’épiscopat pour les questions morales concernant la vie humaine, le P. Olivier de Dinechin, a fourni des notes d’études au fur et à mesure de l’élaboration et de l’avancée des projets et rapports législatifs 93 . Pour la révision des lois en 2004, le cardinal Barbarin est chargé, fin 2003, du dossier « bioéthique » et de se faire l’interlocuteur des pouvoirs publics 94 . Consciente de la nécessité de « traiter plus efficacement des sujets transversaux et des questions d’actualité 95 », la commission doctrinale de la Conférence des évêques met en place en 2007 des groupes de travail, « réunissant, sur deux années, pasteurs et experts autour d’une thématique précise afin de faciliter un discernement épiscopal 96 ». Le groupe de travail sur la bioéthique, présidé par l’archevêque de Rennes, Mgr Pierre d’Ornellas, opère en trois temps 97 . Dans un premier temps, le groupe propose une formation à l’adresse des évêques eux-mêmes – une soixantaine d’entre eux participe à la session sur « les débuts de la vie humaine », organisée en février 2008 avec interventions d’experts 98 . Ce sont, ensuite, quelques 300 délégués diocésains mandatés par leurs évêques, réunis à Paris « pour se former et être relais dans le débat bioéthique », au-delà des divergences sur les modes d’action à employer. Le même article souligne alors : « l’Église catholique se tient en éveil sur les questions de bioéthique 99 ». Enfin, à l’issue de ce travail réalisé ad intra, préparation au débat bioéthique à venir, l’élargissement à l’ensemble de la société, explicite, est conduit à l’occasion de deux évènements : le premier, en décembre 2008, est la publication du document romain Dignitas personæ, actualisation de la doctrine catholique devant les nou- 90. Le Figaro, 20/11/2008 : « L’Église catholique sans icônes médiatiques ? ». 91. Le Monde, 12/1/1994 : « Un entretien avec l’archevêque de Paris sur la bioéthique. Mgr Lustiger : la loi doit se limiter à la protection de l’embryon ». 92. Respectivement le 30 octobre 1992 et le 10 janvier 1994. 93. En décembre 1989, « Sciences biomédicales et loi française, positions et éléments de réflexion catholique ». En novembre 1992, lors de la préparation du premier débat parlementaire, « À propos des projets de lois sur la bioéthique ». 94. D’après ses propos sur KTO, « Hors les murs », 7/11/2008. 95. La Croix, 30/5/2009 : « Spécial “un an dans l’Église de France”. Les évêques jouent le jeu du dialogue avec la société ». 96. Le Figaro, 10/11/2008 : « L’Église se mobilise pour susciter des vocations ». 97. Outre Mgr d’Ornellas, sont membres du groupe de travail : Mgr Brincard, Mgr Defois, Mgr Fréchard, Mgr Thomazeau, Mgr Turini. 98. Le Monde, 3/4/2008 : « Bioéthique : les évêques préparent leur “lobbying” ». 99. La Croix, 15/12/2008 : « L’Église de France se prépare au débat bioéthique ». 15 velles questions bioéthiques 100 . La presse généraliste s’en fait assez largement l’écho, soulignant le défi qui attend l’Église : « Comment “avoir le courage de s’opposer” sans avoir l’air de toujours dire non ? 101 ». L’interrogation est fondée : « Nous avons été surpris en 1987, rappelle Mgr d’Ornellas, avec le premier texte “Donum vitæ”, de voir qu’il fut reçu comme un texte de refus 102 ». Faire entendre sa voix, pour l’Église, suppose de dépasser un tel obstacle. Le nouveau texte est présenté d’emblée comme un « grand oui » à la vie, position appuyée sans cesse de façon rigoureuse sur des positions scientifiques. Il est le fruit d’un travail conséquent mené avec des scientifiques et des philosophes au sein de la Congrégation pour la doctrine de la foi 103 . Le second évènement est la tenue des états généraux de la bioéthique, entre février et juin 2009. Le jour précédent leur lancement 104 , le groupe de travail des évêques est présent au rendez-vous : un ouvrage est présenté, Bioéthique. Propos pour un dialogue, résultat d’une collaboration avec des experts de différents domaines, dont le but est aussi bien de soutenir la réflexion des catholiques que d’« entrer en dialogue avec toute personne de bonne volonté 105 ». C’est affirmer que toute personne, quels que soient sa religion et ses choix philosophiques, est capable de discerner les authentiques dimensions de l’homme dans les questions bioéthiques. Le choix du titre participe de la conviction d’ensemble, qui donne d’emblée et immédiatement l’axe principal de l’action de l’Église : la fécondité du dialogue, qui avait été annoncé progressivement par les précédentes Assemblées plénières des évêques 106 . Parallèlement, est lancé un site où sont publiées des contributions hebdomadaires d’experts, professionnels, théologiens, invitation à « s’informer, se former, dialoguer 107 ». L’Église « n’est plus seulement en éveil sur les questions bioéthiques, note La Croix. Elle est en état de marche 108 ». De fait, des résultats probants peuvent être relevés. La participation des religions, organisatrices de près du tiers des évènements liés aux états généraux – dont 97 % pour la seule confession catholique – est relevée dans le rapport final rendu en juillet 2009 109 . Le site internet créé par le groupe de travail des évêques est un succès 110 . Surtout, la volonté d’entrer en « dialogue » paraît entendue, dans un 100. Le texte, daté du 8 septembre 2008, est rendu public le 12 décembre suivant. 101. Le Figaro, 13/12/2008 : « Le Vatican veut préserver la “dignité” de l’embryon ». Voir aussi Le Monde, 13/12/2008 : « Le Vatican étend son opposition aux aides à la procréation ». 102. Le Figaro, 17/12/2008 : « Mgr Pierre d’Ornellas – Alain Grimfeld : l’avis de l’Église est-il pertinent en bioéthique ? ». 103. AFP, 12/12/2008 : « Instruction du Vatican : un “utile rappel à la vigilance” (Mgr d’Ornellas) ». 104. AFP, 4/2/2009 : « Bioéthique : les évêques publient leurs réflexions et invitent au dialogue ». 105. d’Ornellas Pierre et al., Bioéthique. Propos pour un dialogue. Une contribution de l’Église catholique à la réflexion en vue de la révision de la loi relative à la bioéthique, Paris : DDB/Lethielleux, 2009, p. 9. 106. Le Monde, 8/11/2008 : « Les évêques veulent peser sur la révision des lois bioéthiques » : la journaliste y souligne « le choix du dialogue » avec la société dans son ensemble. La Croix, 4/12/2008 : « Devant les politiques, Mgr Vingt-Trois souligne ses “motifs d’espérance” ». Le président de la CEF annonce que « les évêques vont prochainement “transmettre” aux parlementaires le travail qu’ils ont mené sur le sujet, non pas pour “imposer à la société des vues particulières” mais pour “fournir des éléments d’appréciation dans le dialogue” qui s’annonce ». 107. <www.bioethique.catholique.fr> 108. La Croix, 5/2/2009 : « L’Église catholique participe à sa manière aux états généraux de la bioéthique ». 109. Graf Alain, Rapport final. États généraux de la bioéthique, t. 2 : Annexes, 2009, spécialement p. 5-6. 31 % des évènements sont organisés par une « communauté religieuse et groupe de réflexion spirituelle », soit le groupe le plus actif, devant les espaces éthiques (27 %). Le rapporteur note que le thème de l’AMP est le plus traité. Voir aussi La Croix, 2/3/2009 : « Malgré des enjeux complexes, la bioéthique passionne les chrétiens ». 110. AFP, 4/2/2009 : « Bioéthique : les évêques publient leurs réflexions et invitent au dialogue ». Libération, 16 contexte où des polémiques largement portées par la sphère médiatique n’épargnent pas l’Église en France 111 . C’est tout d’abord à l’intérieur même de l’Église qu’un tel dialogue tente d’être mis en pratique. On a noté l’attitude obsidionale d’une partie du catholicisme français : elle n’est pas pour autant ostracisée. Si des divergences d’action conséquentes apparaissent avec celles mises en œuvre par le pôle de dialogue, les fondements doctrinaux leur sont communs. Aussi, tant dans l’organisation des évènements locaux lors des états généraux que sur le site du groupe de travail des évêques, une collaboration certaine est pratiquée 112 . C’est ensuite sur la scène médiatique elle-même que ce message de dialogue est fortement relayé, sans pour autant se traduire par une édulcoration des principes soutenus par l’Église. Cette position en rupture avec son action habituelle est relevée, dès avant la mise en place de l’ensemble du dispositif ecclésial autour des états généraux 113 . À leur issue, cette orientation est confirmée, tant par ses organisateurs 114 que par les observateurs : « De manière inédite, les évêques français ont profité des états généraux sur la bioéthique pour affiner leur stratégie de communication et de “dialogue” sur des sujets où les positions de l’Église et du Vatican apparaissent traditionnellement figées. [...] Mais si elle a adopté un ton nouveau et sans doute mieux argumenté pour défendre ses convictions, l’Église de France campe sur des positions doctrinales rappelées par le Vatican en décembre 2008, avec l’instruction Dignitas personæ 115 ». Au reste, l’option de dialogue prise par l’Église de France est en symbiose avec les signaux adressés par le Saint-Siège dans le même temps. Lors de sa réception à l’Élysée en 2008, Benoît XVI relève cette nouvelle atmosphère : « La méfiance du passé s’est transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se consolide toujours plus 116 ». On aurait tort cependant de réduire cette orientation à la seule 31/3/2009 : « Initiative. L’Église catholique tisse sa Toile sur la bioéthique ». On y lit : « Mais si, Église et modernité, c’est possible ! ». Ouest-France, 13/5/2009 : « Mgr d’Ornellas : grâce à ce blog, j’ai pu aider ». La Croix, 30/5/2009 : « Spécial “un an dans l’Église de France”. Les évêques jouent le jeu du dialogue avec la société ». Le 10 juillet 2009, il comptabilisait plus de 100 000 visites et plus de 1 800 sites renvoyant à lui, pour 27 contributions et 398 commentaires publiés. Le moteur Google.fr le référence en quatrième position en réponse à la recherche « bioéthique » (recherche effectuée le 5/8/2009). 111. La levée de l’excommunication pesant sur quatre évêques lefebvristes en janvier 2009 ; le voyage de Benoît XVI en Afrique traduit par la position de l’Église sur l’usage du préservatif et le cas d’une excommunication prononcée pour avortement au Brésil en mars 2009. 112. L’Alliance pour les droits de la vie, la Fondation Jérôme-Lejeune ont eu une part active dans l’organisation des réunions des états généraux. Par ailleurs, sur le site <www.eglise.bioethique.fr> : « Bébé-médicament : l’utilité avant la dignité ? » par Pierre-Olivier Arduin ; « L’Europe et la bioéthique » par Élisabeth Montfort. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du catholicisme français qu’une telle dualité d’actions coexiste : à la charnière des années 1950, autour de l’école privée, l’Ouest catholique s’était montré particulièrement revendicatif en la matière. Cette modalité avait été abandonnée à la demande même de la hiérarchie, mais non sans avoir été finalement une pièce importante dans le dispositif catholique, entretenant sur la scène publique l’urgence d’une réponse des pouvoirs publics. 113. Le Monde, 8/11/2008 : « Les évêques veulent peser sur la révision des lois bioéthiques ». L’Express, 8/1/2009 : « 2009, l’année bioéthique » : « Les évêques français ont la ferme intention de faire entendre leur voix dans les discussions sur la révision de la loi bioéthique. Et ils s’y préparent d’arrache-pied. [...] L’Église souhaite en effet renouer le dialogue avec l’opinion publique, sans renier les principes auxquels elle est attachée ». 114. Jean Léonetti, Président du comité de pilotage des états généraux : « Les représentants des religions et des courants de pensée, les milieux associatifs, les professionnels de la pensée ont pu faire valoir leurs convictions dans une atmosphère de tolérance et d’écoute », dans Graf Alain, op. cit., t. 1, p. 65. 115. Le Monde, 10/6/2009 : « Les religions vigilantes face aux dérives eugénistes ». 116. Benoît XVI, « Cérémonie de bienvenue », dans Benoît XVI en France, Paris : Lethielleux, 2008, p. 32. Le pontife poursuit par une réflexion sur la relation entre religions et démocratie, appelant à la « création d’un consensus éthique fondamental dans la société ». Voir aussi la présentation des lettres de créance du nouvel 17 conjoncture française. Dans la lignée du corpus doctrinal de Vatican II, la dernière encyclique pontificale fait du dialogue avec la société contemporaine l’une des conditions majeures, d’une part, de la proposition de la loi naturelle comme fondement de l’agir social et, d’autre part, de la présence de l’Église dans la sphère publique 117 . Conclusion « Une certaine tolérance et une indifférence religieuse » : tel est le double constat que Le Monde dresse dans ses colonnes pour caractériser la société française dans son rapport actuel à la religion 118 . Après un siècle de relations houleuses, voire franchement hostiles, cette observation peut encore rester déconcertante. Le débat relatif à l’AMP est pourtant là pour dessiner une nouvelle configuration, encore balbutiante et à double détente. Les religions ont fait le deuil, non sans douleur, de leur prétention politique 119 . L’Église catholique, principale accusée, ne remet plus en cause la distinction entre sphère politique et sphère religieuse, dans un rapport renouvelé avec la société moderne 120 . Elle ne renonce pas pour autant à sa mission propre qui est, selon son enseignement, de servir chaque conscience et sa liberté en l’éclairant 121 . Mais cette position, à la fois modeste et affirmée, n’est rendue possible que par les nouvelles conditions affectant la démocratie : elles s’expriment dans un doute généralisé de la société et de la communauté scientifique envers le progrès 122 . Surtout, vidée de son sens à portée universalisante par la généralisation de revendications identitaires, la démocratie contemporaine en appelle désormais aux sagesses, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, vers une « laïcité de reconnaissance et de dialogue 123 ». Reste à organiser la décision autour d’une règle commune alors qu’aucune des valeurs proposées, dans une telle optique, ne peut avoir la prétention de s’imposer aux autres 124 . ambassadeur près le Saint-Siège, Nouvelobs.com, 26/1/2009 : « Bioéthique : le pape appelle la France à la “sagesse” ». 117. Caritas in veritate, 29/6/2009, par exemple : nos 4 ; 30-31 ; 59. La nomination du nouveau Président du Conseil pontifical de la famille, le cardinal Antonelli, est symptomatique de la volonté de présenter positivement les positions du Vatican, voir La Croix, 14/1/2009 : « Le cardinal Antonelli, porte-parole de Benoît XVI auprès des familles ». 118. Le Monde, 20/12/2008 : « Les limites de la laïcité positive ». 119. Ce qu’exprime le P. Matthieu Rougé : « La politique n’est pas l’instrument de l’avènement du Royaume de Dieu, mais elle peut être l’instrument du service des hommes, par la construction de la justice et de la paix en vue du Royaume », La Croix, 25/4/2009 : « Des élus chrétiens en pèlerinage à Lourdes ». Voir aussi la position de Jean-Arnold Clermont, de la Fédération protestante de France, note 39 page 7. 120. Benoît XVI, Discours à la curie romaine, 22/12/2005, <www.vatican.va>. 121. Veritatis splendor, n° 64 : « L’Église se met toujours et uniquement au service de la conscience ». Voir aussi Benoît XVI, « Cérémonie de bienvenue », op. cit., p. 32. 122. Le Figaro, 17/12/2008 : « Mgr Pierre d’Ornellas – Alain Grimfeld : l’avis de l’Église est-il pertinent en bioéthique ? ». Alain Grimfeld affirme : « Il y a une très grande humilité aujourd’hui dans la communauté scientifique. Je ne parle pas de certains scientistes qu’on ne changera pas. [...] Cette attitude nouvelle, je l’observe parmi les plus compétents, les plus pointus et dans tous les domaines des sciences de la vie et de la santé ». 123. Willaime Jean-Paul, Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Lyon : Olivétan, coll. « Conviction et société », 2008, 110 p. Sur la « politique de la reconnaissance », voir Taylor Charles, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris : Flammarion, 1994 [1992]. 124. C’est l’un des axes de la réflexion de Jürgen Habermas, John Rawls et Hugo Engelhardt. 18 Le cas tunisien neur 128 . Le problème immédiatement posé concerne le respect de la filiation, essentielle dans la loi coranique. Faut-il supposer que cet avis donné quelques jours après la naissance de Louisa Brown a suffi à régler tout débat sur l’AMP en Tunisie ? Je n’ai pas trouvé trace d’une position religieuse ultérieure, dans la presse écrite francophone, autour de l’AMP ou, plus largement, du statut des embryons, ni en 1987, ni en 1996, ni en 2001. Sans doute est-ce là la conséquence de la conjonction des deux positions caractéristiques des valeurs éthiques et religieuses de la société tunisienne en la matière : à la fois le respect de la filiation (acceptation de l’IAC et de la FIVETE homologue, refus de En Tunisie, la prépondérance de l’islam n’est pas une surprise : République dont la religion est l’islam 125 , le texte constitutionnel reflète une réalité sociale et culturelle. Les minorités religieuses y sont peu importantes numériquement, non représentées au Conseil national d’éthique médical 126 . Dans ce contexte, alors que le CNEM n’existe pas encore, le journal La Presse fait immédiatement écho de la naissance de Louisa Brown et du positionnement des différentes confessions chrétiennes face à la nouvelle technique de procréation 127 , et transmet dans les jours suivants les avis des autorités religieuses musulmanes iranienne et égyptienne, favorable à l’IA homologue et refusant l’IA avec don- 125. Article premier de la Constitution de la République tunisienne. 126. Cette situation témoigne au passage de la transformation d’une société dont la principale communauté religieuse non musulmane à l’implantation ancienne dans le pays, la communauté juive, a diminué très fortement au cours des dernières décennies. On estime à 120 000 le nombre de juifs présents en 1947, contre 2 000 aujourd’hui, essentiellement à Jerba. Les différentes communautés chrétiennes – catholique, grecque orthodoxe, russe orthodoxe, protestante – sont composées quasiment exclusivement d’étrangers et sont numériquement insignifiantes. 127. La Presse, 27/7/1978 : « Le premier bébé-éprouvette. C’est une fille ! ». On peut lire : « L’Église catholique romaine a condamné le développement “immoral” des techniques d’insémination artificielle. Les protestants, moins catégoriques, ont déclaré que, si le fœtus pouvait être replacé dans le ventre de la mère sans risques de malformations pour l’enfant de naître [sic], ils n’étaient pas opposés à cette méthode ». 128. La Presse, 28/7/1978 : « Bébé-éprouvette : Technique et éthique. Réactions à Téhéran » : « L’Ayatollah Yahia Noori, un théologien shiite de renom, a déclaré au cours d’une émission-télévisée que le bébé de M. et Mme Lesley Brown “est l’enfant légitime du couple, puisque ses parents sont légalement mariés”. “La conception du bébé n’a violé aucune loi religieuse, estime-t-il. Dans une situation similaire pour un couple musulman, aucun problème d’ordre religieux ne se poserait, a-t-il ajouté”. D’autres leaders musulmans ont été également de cet avis ». La Presse, 29/7/1978 : « L’islam ne s’oppose pas au “bébé-éprouvette” ». L’article transmet la position des autorités égyptiennes, en précisant les situations, distinguant l’IAC, acceptée, de l’IAD, réprouvée : « Dans le cas où le bébé provient du liquide séminal d’un père autre que le sien et qui a été artificiellement introduit dans le corps de sa mère, a ajouté Cheikh Makhlouf [grand mufti d’Égypte], la parenté de l’enfant ne pourrait être établie même si la mère connaît le donateur. « Dans ce cas, la mère aurait commis un péché au regard de la religion, mais ne pourrait être considérée comme adultère du moment qu’elle n’a pas eu de rapports effectifs avec ce donateur ». 129. Cf. Avis n° 1 : « Procréation médicalement assistée », CNEM, 12 décembre 1996. Le respect de la vie est ici compatible avec la destruction de l’embryon qui ne doit pour autant pas faire l’objet d’une instrumentalisation. L’ « interruption artificielle de la grossesse » pendant les trois premiers mois est autorisée en Tunisie en 1973, lorsqu’elle est pratiquée dans un établissement autorisé par un médecin exerçant légalement sa profession (loi 65-24 du 1er juillet 1965, modifiée par le décret-loi 73-2 du 26 septembre 1973, modifiant l’article 214 du code pénal). L’IMG est autorisée pour motifs thérapeutiques. L’article 214 maintient l’aspect répressif de l’avortement pratiqué hors de ces conditions. La recherche sur l’embryon surnuméraire est interdite. Pour autant, les traditions musulmanes ne s’accordent pas sur le moment où l’embryon peut être considéré comme vivant et la grossesse ne peut plus être interrompue. 19 l’IAD), et le respect de la vie (interdiction de la recherche sur les embryons surnuméraires 129 ). Ainsi, les articles les plus récents font-ils état des avancées de la science, mais dans le cadre strict des principes législatifs : « Les techniques de procréation assistée sont l’insémination artificielle intra-utérine avec sperme du conjoint (IAC), la FIV et l’ICSI », affirme Imen Haouari dans La Presse 130 . Ce ne sont pas là les seules techniques, mais les seules légales. Et lorsque la même journaliste s’interroge « à l’heure de la procréation médicale assistée et de la banque de stockage des cellules reproductrices masculines », sur le risque « que la femme puisse donner naissance et élever seule des enfants, remettant ainsi en question le rôle du père 131 », suit un long développement sur la place sociale et professionnelle de la femme dans la société, où l’AMP est totalement occultée 132 . Pour autant, le désir d’enfant n’est pas ignoré, dans une société où fonder une famille est « une règle sociale implicite posée par la société qui constitue un critère de normalité 133 ». Certains couples n’hésiteraient pas à se rendre à l’étranger pour bénéficier d’une PMA 134 . L’on sait par ailleurs que la société tunisienne est travaillée, d’une part, par une certaine évolution des cadres sociaux traditionnels (la famille confrontée à l’affirmation de l’individu 135 ), et d’autre part, par la réflexion de philosophes ou d’intellectuels œuvrant à une herméneutique du Coran et des corpus normatifs qui en ont découlé. Alain Roussillon montre ainsi que la scène islamique, globalisée et plurielle, propose un spectre large d’ijtihâd (« effort personnel d’interprétation et de produc- 130. La Presse, 2/4/2008 : « Stérilité féminine et masculine. Quel traitement, quelles perspectives d’avenir ? ». Dans le même journal, le 18 octobre 2008 (« Traitement de l’infertilité humaine. Des solutions de plus en plus efficace »), Imen Haouari signale « une nouvelle technologie [...] récemment développée, à savoir le diagnostic préimplantatoire ». 131. La Presse, 4/6/2006 : « Être père aujourd’hui. Un rôle irremplaçable dans la structuration psychologique de l’enfant ». 132. Un élément d’explicitation de ce consensus est peut-être à rechercher dans la composition et le fonctionnement du CNEM lui-même. Y siège un membre du Conseil supérieur islamique (tunisien), dont l’influence joue à double sens vraisemblablement : portant au Comité la position « officielle » du Conseil supérieur islamique, les avis adoptés ensuite seraient à leur tour « garantis » par sa présence. La loi de 2001 sur les PMA, qui suit essentiellement l’avis du représentant du Conseil supérieur, en serait l’illustration. 133. La Presse, 27/2/2007 : « Couple-infertilité. Un vécu difficile... ! ». L’évolution de la pratique de l’adoption, encadrée par un décret du 4 mars 1958 malgré l’interdiction par l’islam – qui lui substitue la pratique de la « Kafala » – pourrait être mise en rapport avec ce « désir d’enfant à tout prix ». Voir à ce sujet Hamza Béchir, « Tradition arabo-musulmane. Problèmes éthiques pour le pédiatre », XXIIth International Congress of Pediatrics : « Ethical problems for pediatricians in the world. Is there any difference in pediatric practices according various cultural, philosophic, or religious background », Amsterdam, 9-14 August 1998, texte disponible sur le site du Comité nationale d’éthique médicale, <comitheetique.rns.tn>. 134. CNEM, Avis n° 1, cité. 135. Dont prend acte par exemple Jeune Afrique dans son dossier « Être musulman au Maghreb », signalant qu’en Tunisie, les Tunisiens pratiquants sont motivés par « l’individualisme et par une régénération du mythe communautaire ». Jeune Afrique n° 2498, 23-29/11/2008 : « Tunisie. Ni laïcité ni intégrisme ». Voir aussi l’hebdomadaire Réalités enquêtant sur la communauté homosexuelle tunisienne, qui en est pour le moment à tenter de fonder une association légale. Le socioloque Senim Ben Abdallah, interrogé par la revue sur le fait que le phénomène semble « occulté », répond sans ambiguïté : « [...] la Tunisie est un pays musulman. L’islam interdit l’homosexualité [...]. Pour les pouvoirs publics, la question est extrêmement sensible. Aucune reconnaissance du phénomène n’est pour l’heure possible car cela revient à transgresser les préceptes de l’islam ». Réalités signale par ailleurs que c’est à travers les blogs que les homosexuels trouvent moyen de s’exprimer. Contrairement à la situation européenne, l’AMP n’est pas revendiquée. Réalités n° 1164, 17-23/4/2008 : « Les homosexuels tunisiens sortent de l’ombre ». 136. Roussillon Alain, La pensée islamique contemporaine. Acteurs et enjeux, Tunis : Cérès éditions, 2007, p. 18. L’auteur, franco-égyptien, dirigeait le CEDEJ au Caire avant sa disparition en juillet 2007. 20 tion de normes 136 ») dont les conséquences sur la définition d’une « éthique » sont loin d’être négligeables. Participant de cette réflexion sur la scène tunisienne, l’un des derniers ouvrages parus du tunisien Abdelmajid Charfi a créé une polémique, en particulier par ses propos sur la « sécularisation de l’Islam 137 ». Mais, pour le moment, les questions suscitées n’ont pas provoqué de publicisation autour du cadre normatif induit par l’islam en matière de procréation médicalement assistée. Si débat ou évolution des comportements autour de l’AMP il y a en Tunisie, ce n’est pas dans la presse écrite francophone qu’on peut en trouver trace, témoin certain du mouvement d’arabisation dans ce pays du Maghreb. Sara Teinturier Septembre 2009 Doctorante en Science politique CERAD (Université de Rennes 1) sara.teinturier@gmail.com 137. Charfi Abdelmajid, La pensée islamique. Rupture et fidélité, Tunis : Sud-Éditions, 2008, 256 p. L’ouvrage est un recueil d’articles parus antérieurement, sauf l’épilogue, inédit, qui porte le titre révélateur de « Quelles valeurs pour le Maghreb de demain ? ». On y lit, p. 240 : « [Les valeurs] sont pour nous une construction jamais achevée qui est constamment négociable en fonction des intérêts implicites et explicites, conscients et inconscients des acteurs sociaux, en fonction également du substrat historique, des rapports de force réels et des aspirations individuelles et collectives ». Et p. 249 : « Le défi à relever [...] est de “forger” le citoyen qui jouit de droits inaliénables et se comporte en responsable de ses moindres actions, alors que le musulman n’avait que le statut de mukallaf, de chargé d’obligations au caractère plus moral que proprement juridique ». 21