Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Michel de Montaigne
« ESSAIS »
LIVRE PREMIER
Traduction en français moderne par
Guy de Pernon
d’après le texte de l’édition de 1595
Chapitre 19
Philosopher, c’est apprendre à mourir.
1.
Cicéron dit que philosopher n’est autre chose que de
se préparer à la mort. C’est qu’en effet, l’étude et la contemplation tirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et
l’occupent indépendamment de notre corps, ce qui constitue
une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir.
2. En vérité, ou la raison se moque de nous, ou bien elle
ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail doit
tendre en somme à nous faire bien vivre et vivre à notre aise,
comme il est dit dans la Sainte Écriture. Toutes les conceptions
que l’on peut se faire du monde en arrivent là : le plaisir est notre but, même si les moyens d’y parvenir peuvent être divers –
sinon, on les repousserait aussitôt. Car enfin, qui écouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre malêtre ?
3. Les dissensions entre les sectes philosophiques làdessus sont purement verbales. « Passons vite sur ces subtiles
frivolités » [Sénèque, Épîtres, 117]. Il y a plus d’acharnement et
d’agacerie qu’il ne convient à une aussi noble84 profession. Mais
84
Montaigne écrit : » sainte profession » . Mais « saint » est à
l’époque utilisé « à tout bout de champ » dès lors que l’on veut marquer
– 95 –
quel que soit le personnage que l’homme s’efforce de jouer, il
joue toujours aussi le sien propre en même temps 85. Quoi qu’ils
en disent, dans la vertu même, le but ultime de notre démarche,
c’est la volupté. Il me plaît de leur rebattre les oreilles avec ce
mot, qui les contrarie si fort : s’il signifie quelque plaisir suprême, et contentement excessif, il s’obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre 86.
4. Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile,
cette volupté n’en est véritablement que plus voluptueuse. Et
nous aurions dû la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus
naturel et plus doux, plutôt que d’employer à son propos celui
d’une « vigueur » – la vertu – comme nous l’avons fait 87.
5. Si cette volupté inférieure avait mérité ce beau nom
de plaisir, cela n’aurait pas été le résultat d’un privilège, mais
d’une concurrence. Car je lui trouve plus d’inconvénients et de
difficultés qu’à la vertu. Outre que son goût est plus momentané, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeûnes, ses
la louange, l’admiration… « noble » me semble donc mieux correspondre
à l’intention de Montaigne ici.
85
C’est au fond ce qu’exprime le proverbe bien connu : « chassez le
naturel, il revient au galop ».
86
Ma traduction diverge ici d’avec les interprétations habituelles ;
P. Villey comprend « est mieux deu » par « convient mieux » . A. Lanly,
qui le cite, adopte pour son compte « doit mieux accompagner ». « Deu »
fait problème, car il est ambigu : indique-t-il la provenance ou la destination ?J’ai opté pour la première interprétation, parce que j’y vois
l’affirmation épicurienne du plaisir, non comme un laisser-aller, mais au
contraire le nec plus ultra de la « vertu »…
87
Ce paragraphe et le suivant sont loin d’être clairs. Plutôt que
d’esquiver en reprenant les mots mêmes de Montaigne, j’ai essayé, au
contraire, d’expliciter, quitte à prendre quelques libertés. Montaigne écrit
souvent au fil de la plume (il s’agit ici d’un rajout manuscrit), et parfois
de façon très elliptique : le sens était probablement clair pour lui…
– 96 –
travaux, elle implique la sueur et le sang. Sans oublier des souffrances aiguës de toutes sortes, avec à ses côtés une satiété si
lourde qu’elle équivaut à une pénitence.
6. Nous avons grand tort de penser que les incommodités du plaisir servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur,
comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son
contraire, et de dire, à propos de la vertu, que les mêmes conséquences et difficultés l’accablent, la rendent austère et inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de
la volupté, ces difficultés ennoblissent, aiguisent et rehaussent
le plaisir divin et parfait qu’elle nous procure.
7.
Celui qui met en balance son coût avec son profit est
indigne de fréquenter la vertu : il n’en connaît ni les charme, ni
le bon usage. Ceux qui vous disent que sa quête est difficile et
laborieuse, et sa jouissance agréable, que nous disent-ils en fait,
sinon qu’elle est toujours désagréable ? Car par quel moyen
humain est-on jamais parvenu à sa jouissance ? Les plus parfaits se seraient contentés d’y aspirer, et de l’approcher sans la
posséder…
8. Mais non. Ils se trompent. Car de tous les plaisirs que
nous connaissons, la poursuite même de celui-ci est plaisante.
La qualité d’une entreprise est en rapport avec la qualité de
l’objet poursuivi : cette qualité constitue une bonne partie de
l’effet recherché, elle est de la même nature que lui. Le bonheur
et la béatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses
dépendances et les avenues qui y conduisent, de la première
entrée à son ultime barrière. Or, l’un des principaux bienfaits de
la vertu, c’est le mépris de la mort, qui donne à notre vie une
douce tranquillité, et nous en donne le goût pur et attachant,
sans quoi toute autre volupté est fade. 88
88
Sur l’ » Exemplaire de Bordeaux » la phrase « Or il est hors de
moyen d’arriver à ce point de nous former un solide contentement, qui
– 97 –
9. Voilà pourquoi c’est sur ce mépris de la mort que se
rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Et
bien qu’elles nous conduisent toutes aussi d’un commun accord
à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n’est pas un souci de même
ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart
des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté
89 ; d’autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie –
comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite
santé. Et qu’après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et
couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. La
mort, elle, est inévitable.
Nous sommes tous poussés vers le même endroit
Notre sort à tous est agité dans l’urne 90 ; tôt ou tard
Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron 91
Vers la mort éternelle.
[Horace, Odes, II, 3,25]
10. Et par conséquent, si elle nous fait peur, c’est un sujet
de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune façon.
Il n’est pas d’endroit où elle ne puisse nous rejoindre. Nous
pouvons tourner la tête sans cesse d’un côté et de l’autre,
ne franchira la crainte de la mort. » est biffée, et remplacée par un ajout
manuscrit qui occupe ici les paragraphes 3 à 8.
89
« la plupart des hommes » dit Montaigne. Voire… surtout à
l’époque ! On voit bien que pour lui, « les hommes », ce sont ses pairs –
essentiellement.
90
Le vase dans lequel on agite dés ou cailloux pour un tirage au
sort.
91
Dans la mythologie gréco-latine, Caron était le « passeur », celui
qui dirigeait la barque conduisant aux Enfers, à l’Au-delà.
– 98 –
comme en pays suspect : « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale » 92.
11. Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le
lieu de leur crime pour y être exécutés. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu’ils fassent bonne chère autant qu’il vous plaira,
Les mets exquis de Sicile n’auront pas de saveur pour lui,
Ni les chants d’oiseaux, ni la cithare
ne pourront lui rendre le sommeil.
[Horace, Odes, III, 1,18]
12. Pensez-vous qu’ils puissent s’en réjouir, et que le but
ultime de leur voyage, leur étant constamment présent devant
les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût pour tous ces agréments ?
Il s’enquiert du chemin, compte les jours,
mesure sa vie à la longueur de la route,
tourmenté par l’idée du supplice qui l’attend.
[Claudien, In Rufinum, II, 137]
13. Le but de notre chemin, c’est la mort ; c’est l’objet inéluctable de notre destinée ; si elle nous effraie, comment faire
un pas en avant sans être pris de fièvre ? Le remède du vulgaire,
c’est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidité de brute peut
lui venir un aveuglement aussi grossier ? C’est brider l’âne par la
queue.
Lui qui s’est mis dans la tête d’avancer à reculons.
92
Cicéron, Les Fins, I, 18. Tantale : Roi mythique de la Grèce antique, fils de Zeus. Il révèle aux humains les secrets de l’Olympe et est châtié pour cela aux Enfers, selon des versions qui varient : soit il est placé
sous un rocher qui menace en permanence de l’écraser, soit il est plongé
dans l’eau jusqu’au cou mais ne peut y boire, ou encore une branche
chargée de fruits s’écarte à chaque fois qu’il veut l’attraper pour manger.
– 99 –
[Lucrèce, IV, 472]
14. Ce n’est pas étonnant s’il est si souvent pris au piège.
On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom,
et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du
nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne
risquent pas d’y mettre la main avant que le médecin ne leur ait
signifié leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur
et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent !
15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs
oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains
avaient appris à l’adoucir ou à le délayer en périphrases. Au lieu
de dire « il est mort », ils disent « il a cessé de vivre » ou encore
« il a vécu ». Pourvu que ce soit le mot vie qu’ils emploient, fûtelle passée, ils sont rassurés. Nous en avons tiré notre expression « feu Maître Jean ».
16. Mais peut-être que, comme on dit, le jeu en vaut la
chandelle. Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour
de février mille cinq cent trente trois (comme nous comptons
maintenant, en commençant l’année en janvier)93. Il n’y a que
quinze jours tout juste que j’ai dépassé les trente-neuf ans. Et il
m’en faut pour le moins encore autant… Ce serait de la folie que
de s’embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi
éloignées. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie
de la même façon. Nul n’en sort autrement que s’il venait d’y
entrer à l’instant. Ajoutez à cela qu’il n’est pas un homme, si
décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui,
tant qu’il n’a pas atteint l’âge de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t’a fixé le terme de ta vie ? Tu te fondes sur
93
En 1567, le début de l’année, qui était jusqu’alors à Pâques, fut
fixé au 1er Janvier.
– 100 –
ce que disent 94 les médecins. Regarde plutôt la réalité et
l’expérience. Les choses étant ce qu’elles sont, c’est déjà une
chance extraordinaire que tu sois en vie.
17. Tu as déjà dépassé le terme habituel de la vie ! La
preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont
morts avant ton âge : ils sont plus nombreux que ceux qui l’ont
dépassé. Et parmi ceux dont la vie a été distinguée par la renommée, fais-en la liste, je gagerais bien d’en trouver plus qui
sont morts avant qu’après trente-cinq ans. Il est raisonnable et
pieux de se fonder sur l’humanité même de Jésus-Christ : et sa
vie s’est achevée à trente-trois ans. Le plus grand des hommes,
mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi à cet âge-là.
18. Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ?
Contre le danger à éviter
Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure.
[Horace, Odes, II, xiii, 13]
Je laisse à part les fièvres et les pleurésies. Qui eût jamais
pensé qu’un duc de Bretagne dût être étouffé par la foule,
comme fut celui-là 95, à l’arrivée du pape Clément mon voisin 96,
à Lyon ? N’a-t-on pas vu un de nos rois tué en prenant part à un
94
« les contes des médecins » Comme le fait justement remarquer
A. Lanly, on peut hésiter ici entre « contes » et « comptes ».
95 Il s’agit de Jean II.
96
Bertrand de Got, devenu pape en 1305 sous le nom de Clément V
avait été archevêque de Bordeaux. Mais il était aussi né à Villandraut,
donc à quelques lieues du château de Montaigne, et celui-ci pouvait donc
à bon droit l’appeler « mon voisin ». Pour les amateurs : le « Château
Pape-Clément » près de Bordeaux, est un domaine des « Graves » lui
ayant appartenu.
– 101 –
jeu 97 ? Et un de ses ancêtres ne mourut-il pas renversé par un
pourceau 98 ? Eschyle, menacé par la chute d’une maison, a beau
se tenir au-dehors, le voilà assommé par la carapace d’une tortue tombée des pattes d’un aigle au-dessus de lui 99. Cet autre
mourut à cause d’un grain de raisin. 100 Un empereur, d’une
égratignure de peigne, alors qu’il se coiffait 101. Emilius Lepidus
mourut pour avoir heurté du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s’être cogné, en entrant, contre la porte de la Chambre
du Conseil.
19. Quant à ceux qui moururent entre les cuisses des
femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prêteur, Tiginillus,
capitaine du Guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague,
marquis de Mantoue. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l’un de nos papes102. Le pauvre Bebius, juge, venait
de donner un délai de huit jours à un plaignant : le voilà mort,
son délai de vie à lui étant expiré aussi. Caius Julius, médecin,
soignait les yeux d’un patient ; voilà la mort qui clôt les siens.
97
Henri II, qui mourut en 1559 d’un coup de lance dans l’œil en
prenant part à une joute.
98
Philippe, fils de Louis VI le Gros (1081-1137). Sa monture avait
été heurtée par un pourceau, rue Saint-Antoine. Ce qui donne d’ailleurs,
soit dit en passant, une idée de l’état des rues de Paris à l’époque…
99
Quantité de fables ont couru à propos de la mort d’Eschyle. On
trouve celle-ci dans Valère-Maxime, IX, 12.
100 Anacréon, selon Valère-Maxime, IX, 12.
101
Rabelais, dans le Quart Livre, XVII, a donné un catalogue de
morts extraordinaires, parmi lesquelles figurent certaines rappelées ici
par Montaigne. Les sources sont des compilations de l’époque, parmi
lesquelles un certain Ravisius Textor, Officina, 1552. Ce qu’il faut noter,
c’est que Montaigne le sceptique est tout de même bien de son époque, et
prêt à « gober » n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle ait été écrite.
102 Jean XXII, natif de Cahors.
– 102 –
20. Et si je dois me mêler à cela : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin 103, âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà
donné des preuves de sa valeur, jouant à la paume 104, reçut la
balle un peu au-dessus de l’oreille droite, sans qu’il y ait aucune
trace de contusion ni de blessure ; il ne prit pas la peine de
s’asseoir ni de se reposer. Mais cinq ou six heures plus tard, il
mourut d’une apoplexie que ce coup lui avait causée. Avec ces
exemples, si fréquents et si ordinaires, qui nous passent devant
les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser à la mort,
au point qu’elle semble nous prendre sans cesse par le collet ?
21. Qu’importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera,
du moment qu’on ne s’en soucie pas. Je suis de cet avis ; et
quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l’abri de ses
coups, fût-ce en prenant l’apparence d’un veau, je ne suis pas
homme à reculer. Car il me suffit de passer mes jours à mon
aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si
peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble.
J’aimerais mieux passer pour un fou, un incapable,
Si mes défauts me plaisent ou me font illusion,
Que d’être sage et d’enrager.
[Horace, Épîtres, II, 2,126]
22. Mais c’est une folie que de penser y parvenir par là.
Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort –
nulle nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour
eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant
à l’improviste et sans défense, quels tourments ! Quels cris !
Quelle rage et quel désespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu
quelqu’un d’aussi humilié, d’aussi changé, de si confus ? Il faut
103 Arnaud Eyquem de Montaigne (1541-564).
104
Le « Jeu de Paume » est l’ancêtre du tennis : il consistait à
l’origine, comme son nom l’indique, à renvoyer une balle au-dessus d’un
filet, avec la paume de la main.
– 103 –
se préparer à cela bien plus tôt. Car pour une telle insouciance,
qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait
s’installer dans la tête d’un homme sensé, ce qui me semble tout
à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé.
23. S’il s’agissait d’un ennemi que l’on puisse éviter, je
conseillerais d’employer les armes de la couardise. Mais puisque
c’est impossible, puisqu’il vous attrape aussi bien, que vous
soyez un poltron qui s’enfuit ou un homme d’honneur,
Certes il poursuit le lâche qui fuit et n’épargne pas les jarrets
Ni le dos d’une jeunesse sans courage105.
Et comme nulle cuirasse d’acier trempé ne vous protège,
Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze,
La mort fera bientôt sortir cette tête pourtant si protégée.
[Properce, IV, 18]
24. Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le
combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand
avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à
celle que l’on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n’ayons rien d’aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. Quand
un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d’un toit, à la
moindre piqûre d’épingle, répétons-nous : « Eh bien ! Et si
c’était la mort elle-même ? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même.
25. Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre
condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir
que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette
allégresse est minée par la mort, et par combien d’endroits elle
105 Horace, Odes, II, 2.
– 104 –
en est menacée. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau
milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d’un homme pour servir d’avertissement aux
convives :
Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier,
Et tu seras comblé par chaque heure que tu n’espérais pas.
[Horace, Épîtres, I, 4]
26. Puisque nous ne savons pas où la mort nous attend,
attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la liberté. Qui a appris à mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a
rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en être
privé n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute
sujétion ou contrainte. Paul-Émile répondit à celui que le misérable roi de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le
prier de ne pas le faire défiler dans son triomphe 106 : « Qu’il
s’en fasse la requête à lui-même ! ». [Plutarque, Vie dePaul-Émile,
XVIII]
27. À vrai dire, en toute chose, si la nature n’y met un peu
du sien, il y a peu de chances pour que l’art et l’habileté puissent
aller bien loin. Je suis moi-même, non d’humeur noire, mais
plutôt songe-creux. Il n’est rien dans quoi je me sois toujours
plus entretenu que l’idée de la mort – et même à l’époque la
plus légère de mon existence :
Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps
[Catulle, LXVIII, 16]
Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occupé à
digérer par devers moi quelque jalousie, ou l’incertitude de
quelque espérance, alors que je songeais à je ne sais qui, surpris
106
Dans l’antiquité romaine, le « triomphe » était la cérémonie par
laquelle un général victorieux faisait son entrée dans la ville ; les chefs
ennemis étaient présentés enchaînés dans le cortège. Le mot prêté à
Paul-Emile signifie donc : « qu’il se suicide, s’il veut y échapper. »
– 105 –
les jours précédents par une forte fièvre, et à sa fin, au sortir
d’une fête semblable à celle-là, la tête pleine d’oisiveté, d’amour
et du bon temps passé, comme moi – et que cela me pendait au
nez à moi aussi.
Bientôt le présent sera passé
Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler.
[Lucrèce, III, v. 915]
28. Je ne ridais pas plus mon front à cette pensée que
pour une autre. Il est impossible que nous ne sentions pas
d’entrée de jeu l’aiguillon de ces idées-là. Mais en les manipulant et les ressassant, à la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. Car sinon, en ce qui me concerne, j’eusse été continuellement effrayé et agité : jamais homme ne se défia tant de
sa vie, jamais homme ne se fit d’illusion sur sa durée. La santé
dont j’ai joui jusqu’à présent, solide et rarement en défaut, ne
me l’allongent, pas plus que les maladies ne la raccourcissent. À
chaque instant, il me semble défaillir. Et je me répète sans cesse
que tout ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd’hui. En fait, les hasards de l’existence et ses dangers ne
nous rapprochent que peu ou même pas du tout de notre fin. Et
si nous songeons un instant à combien il en reste de millions
d’autres suspendus au-dessus de notre tête, en plus de celui qui
semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux
ou fiévreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille
comme dans la paix, elle nous est également proche. « Aucun
homme n’est plus fragile que son voisin, aucun n’est plus assuré du lendemain. » [Sénèque, Épîtres, XCI]
29. Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, le
temps me paraît toujours trop court, même d’une heure 107.
107
Mon interprétation diffère ici de celle d’A. Lanly, qui écrit :
« Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, serait-ce un travail
d’une heure, tout loisir me semble court. » car cela me semble peu clair.
– 106 –
Feuilletant l’autre jour mes papiers, quelqu’un trouva une note
sur quelque chose que je voulais que l’on fît après ma mort. Je
lui dis – et c’était la vérité – que n’étant qu’à une lieue de ma
maison, vif et en bonne santé, je m’étais hâté de l’écrire là,
n’étant pas sûr d’arriver jusque chez moi. Je suis un homme
enveloppé par ses pensées, et qui en même temps les enferme
en lui. Je suis donc à tout instant préparé autant que je puis
l’être, et la mort, si elle survient, ne m’apprendra rien de plus.
30. Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et être prêt à
partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller à ce qu’en cet
instant on n’ait à s’occuper que de soi.
Pourquoi, infatigables que nous sommes,
Dans une vie bien courte former tant de projets ?
[Horace, Odes, II, 16,17]
Car nous aurons alors bien assez à faire, pour ne pas y
avoir besoin d’un surcroît. Tel se plaint, plus que de la mort de
ce qu’il est privé d’une belle victoire. Tel autre qu’il lui faut s’en
aller sans avoir marié sa fille, ou surveillé l’éducation de ses enfants. L’un regrette la compagnie de sa femme, l’autre celle de
son fils, qui faisaient les agréments essentiels de leur existence.
31. Je suis pour l’heure dans un état tel, Dieu merci, que
je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce
soit 108. Je dénoue tout ce qui m’attache : mes adieux sont
quasi109 faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prépara à
quitter le monde plus simplement et plus complètement, et ne
Pour moi, le sens est « quoi qu’il me reste de temps, il sera toujours un
peu trop court ». Et la suite semble bien aller dans ce sens.
108
Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », figuraient ici les mots manuscrits « si ce n’est de la vie, si sa perte vient à me poiser » qui n’ont
pas été repris dans l’édition de 1595.
109 Manuscrit : « mes adieux sont a demy
– 107 –
prins ».
s’en détacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire.
Les morts les plus mortes sont les plus saines. 110
Malheureux, ô malheureux que je suis, disent-ils,
Un seul jour m’enlève tous mes biens, et tant de charmes
de la vie.
[Lucrèce, III, v. 898]
Et le bâtisseur,
Mes œuvres demeurent inachevées,
Énormes murs qui menacent ruine.
[Virgile, Énéide, IX, 88]
32. Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou
du moins avec tant d’ardeur que l’on souffrira de ne pas en voir
la fin. Nous sommes nés pour agir 111 :
Quand je mourrai, que je sois surpris au milieu de mon
travail.
[Ovide, Amours, II, 10,36]
Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tâches de la vie
autant qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de
planter mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de
mon jardin inachevé. J’en ai vu mourir un qui, étant à la dernière extrémité, se plaignait constamment de ce que sa destinée
coupait le fil de l’histoire qu’il tenait prête sur le quinzième ou
seizième de nos rois. Ils n’ajoutent pas :
« Mais le regret de tous ces biens
Ne te suit pas et ne demeure pas attaché à tes restes ».
110 Cette phrase ne figure que dans l’édition de 1595.
111
Ici, l’édition de 1588 comportait : « Et je suis d’avis que non seulement un Empereur, comme disait Vespasien, mais que tout gallant
homme doit mourir debout, ». Montaigne a rayé ces mots sur son exemplaire.
– 108 –
[Lucrèce, III, 90]
33. Il faut se défaire de ces idées vulgaires et nuisibles. De
même qu’on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les
lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas
s’effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle
continuel d’ossements, de tombeaux, et de convois funèbres
nous rappellent notre condition.
Bien plus, c’était la coutume jadis d’égayer les festins
Par des meurtres, d’y mêler le cruel spectacle
Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient
Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang.
[Silius Italicus, XI, 51]
34. Les Égyptiens, après leurs festins, faisaient présenter
aux convives une grande image de la mort, par quelqu’un qui
criait : « Bois, réjouis-toi, car voilà comment tu seras quand tu
seras mort ». Aussi ai-je pris moi-même l’habitude d’avoir
continuellement la mort présente, non seulement dans mon
imagination, mais aussi à la bouche. Et il n’est rien dont je
m’informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont proférée, quel visage et quelle contenance il y ont eu.
Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires.
On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j’ai
une affection particulière pour ce sujet. Si j’étais un faiseur de
livres, je ferais un registre commenté des morts de toutes sortes.
Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre.
Dicéarque en fit un de ce genre, mais à une autre fin, et
moins utile.
35. On me dira que la réalité de la mort dépasse tellement
l’imagination qu’il n’y a pas d’escrime, si belle soit-elle, qui ne se
montre dérisoire, quand on en arrive là. Mais laissons dire ces
gens-là : la méditation préalable offre à coup sûr de grands
avantages. Et puis encore : est-ce rien d’arriver au moins jusque-là sans encombre, et sans trouble ? Mais il y a plus encore ;
– 109 –
la nature elle-même nous tend la main et nous encourage. S’il
s’agit d’une mort courte et violente, nous n’avons pas le temps
de la craindre. Et si elle est différente, je m’aperçois qu’au fur et
à mesure que je m’enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte
qu’il m’est bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la
mort quand je suis en bonne santé que quand je vais mal. Et
comme je ne tiens plus autant aux agréments de la vie dès lors
que je commence à en perdre l’usage et n’en éprouve plus de
plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante.
36. Cela me fait espérer que plus je m’éloignerai de cellelà, et plus je m’approcherai de celle-ci, plus je m’accommoderai
facilement d’échanger l’une pour l’autre. De même que j’ai
éprouvé en plusieurs occasions ce que dit César112, que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près :
ainsi j’ai constaté que quand j’étais en bonne santé, j’éprouvais
une horreur bien plus grande à l’égard des maladies que lorsque
j’en étais atteint. L’allégresse dans laquelle je suis, le plaisir et la
force que je ressens, me font paraître l’autre état si disproportionné à celui-ci, que par imagination je grossis de moitié ses
désagréments de moitié, et les trouve bien plus pénibles que
quand je les ai sur les épaules. J’espère qu’il en sera de même,
pour moi, de la mort.
37. Observons, par ces changements et déclins ordinaires
que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue
de notre perte et de notre déchéance. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ?
Hélas ! Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards ?
[Pseudo-Gallus, I, 16]
112
De bello gallico, VII, 84. César dit « Omnia enim plerumque
quae absunt vehementius hominum mentes perturbant – Le danger
qu’on n’a pas devant les yeux est en général celui qui trouble le plus ». ce
qui n’est pas exactement la même chose…
– 110 –
38. À un soldat de sa garde, épuisé et abîmé, qui était venu lui demander la permission de mettre fin à ses jours, César
répondit : « Tu penses donc être en vie ? » Si nous tombions
tout à coup dans l’état sénile, je ne crois pas que nous serions
capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la
main de la nature, par une pente douce et comme insensible,
peu à peu, de degré en degré, elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons-nous aucune
secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n’est la mort complète d’une vie
languissante, et que n’est la mort de la vieillesse ; car le saut du
mal-être au non-être n’est pas aussi grand que celui d’un être
doux et florissant à une état pénible et douloureux.
39. Notre corps courbé et plié en deux a moins de force
pour soutenir un fardeau : notre âme aussi. Il faut la redresser
et l’opposer à l’effort de cet adversaire, car s’il est impossible
qu’elle trouve le repos pendant qu’elle est sous sa menace, si elle
se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour
ainsi dire au-delà de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l’inquiétude, les tourments et la peur, ou même le
moindre déplaisir.
Rien n’ébranle sa fermeté,
Ni le visage menaçant d’un tyran,
Ni l’Auster faisant rage en mer Adriatique
Ni Jupiter à la main porte-foudre.
[Horace, Odes, III, iii, 3-6]
40. Ainsi l’âme devient-elle maîtresse de ses passions et
de ses concupiscences, elle domine le besoin 113, la honte, la
113
Dans l’édition de 1595, le mot est ici « indulgence » . Mais
comme l’ » Exemplaire de Bordeaux » comporte « indigence » et qu’il n’a
pas été modifié par Montaigne, je considère (à la suite de Villey) qu’il
s’agit d’une une erreur matérielle du prote, et je conserve « indigence »
que je traduis par « besoin ».
– 111 –
pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet
avantage si nous le pouvons : c’est la vraie et souveraine liberté,
celle qui nous permet de braver la force, l’injustice et de nous
moquer des prisons et des chaînes.
Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garder
Par un geôlier farouche. – Un dieu m’affranchira
Dis plutôt : je mourrai. En la mort tout finit.
[Horace, Épîtres, I, XVI, 76-78]
41. Notre religion n’a pas eu de fondement humain plus
sûr que le mépris de la vie. La raison elle-même nous y conduit :
pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne
peut plus être regrettée ? Mais de plus, puisque nous sommes
menacés de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes ? Qu’est-ce que cela peut
bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu’elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrate : « Les trente tyrans t’ont
condamné à mort » il répondit : « Eux, c’est la Nature. »
42. Qu’il est sot de nous tourmenter à propos du moment
où nous serons dispensé de tout tourment ! C’est par notre naissance que toutes choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous
ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne
vivions pas il y a cent ans. La mort est l’origine d’une autre vie.
Il nous en coûta d’entrer en celle-ci et nous en avons pleuré. Car
nous avons dû dépouiller notre ancien voile en y entrant.
43. Rien ne peut être vraiment pénible si cela n’a lieu
qu’une seule fois. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps
quelque chose qui dure aussi peu ? Vivre longtemps ou peu de
temps, c’est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le
court ne peuvent s’appliquer aux choses qui ne sont plus. Aris-
– 112 –
tote dut qu’il y a sur la rivière Hypanis 114, de petites bêtes qui ne
vivent qu’un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle
meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir
meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour
un bonheur ou un malheur un moment aussi court ? Et si nous
comparons cela à l’éternité, à la durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un
peu moins de vie, c’est aussi ridicule.
44. La nature d’ailleurs nous y contraint : « Sortez, ditelle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le passage qui fut
le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est l’un des éléments de
l’édifice de l’univers, c’est un élément de la vie du monde.
Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie,
Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau.
[Lucrèce, II, 76-79]
45. Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement
des choses ? La mort est la condition de votre création : elle fait
partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mêmes.
Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la
mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur
le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu’à la vie.
La première heure, en la donnant, entame la vie.
[Sénèque, Hercule furieux, III, 874]
En naissant nous mourons ; la fin vient du début.
[Manilius, Astronomiques, IV, 16]
46. Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c’est à
ses dépens. L’ouvrage continuel de votre vie, c’est de bâtir la
114
Selon A. Lanly, « deux cours d’eau portaient ce nom dans
l’Antiquité : l’Hypanis de Scythie (Boug actuel) et l’Hypanis de Sarmatie
(Kouban actuel). »
– 113 –
mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie,
puisque vous êtes au-delà de la mort quand vous n’êtes plus en
vie. Ou, si vous préférez ainsi : vous êtes mort 115après la vie,
mais pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profondément. Si vous avez tiré profit de la vie,
vous devez en être repu, allez vous-en satisfait.
Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasié ?
[Lucrèce, III, 938]
47. Si vous n’avez pas su en profiter, si elle vous a été inutile, que peut bien vous faire de l’avoir perdue ? À quoi bon la
vouloir encore ?
Pourquoi donc cherches-tu à prolonger un temps
Que tu perdras toujours et achèveras sans fruit ?
[Lucrèce, II, 941-42]
La vie n’est en elle-même ni bien, ni mal. Le bien et le mal
y ont la place que vous leur y donnez. Et si vous avez vécu ne
serait-ce qu’un seul jour, vous avez tout vu : un jour est égal à
tous les autres. Il n’y a point d’autre lumière ni d’autre nuit. Ce
soleil, cette lune, les étoiles, cette ordonnance du monde, c’est
de cela même que vos aïeux ont joui, et qui s’offrira 116 à vos petits-enfants.
Vos pères n’en ont pas vu d’autre,
115
Si au début du discours de « Nature », le « vous » s’adressait
aux humains, il semble à partir d’ici s’adresser à « l’Homme », puisque
ses attributs sont maintenant au singulier. Cette relative incohérence
tient probablement au fait que Montaigne a composé ce passage à partir
de Lucrèce, tout en lui adjoignant divers morceaux et citations. Je n’ai
pas jugé nécessaire d’intervenir à ce niveau dans ma traduction.
116 P. Villey traduit « entretiendra »
par « distraira ». De même à sa
suite André Lanly. Je ne trouve pas ce choix heureux dans un contexte
aussi « grave »… et j’ai préféré utiliser un autre mot.
– 114 –
Vos fils n’en verront pas non plus.
[Manilius, I, 522-523]
48. Et de toutes façons, la distribution et la variété des actes de ma comédie se présente en une année. Avez-vous remarqué que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse
l’enfance, l’adolescence, l’âge mûr et la vieillesse du monde ?
Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d’autre que recommencer. Il en sera toujours ainsi.
Nous tournons dans un cercle où nous restons toujours !
[Lucrèce, III, 1080]
Et sur ses propres pas, l’année roule sur elle-même.
[Virgile, Géorgiques, II, 402]
Je ne suis pas d’avis de vous forger de nouveaux passetemps.
Je n’ai plus rien pour toi que je puisse inventer
Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mêmes.
[Lucrèce, III, 944-45]
49. Faites de la place aux autres, comme les autres en ont
fait pour vous. L’égalité est le fondement de l’équité. Qui peut se
plaindre d’être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ?
Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant
lequel vous serez mort : cela n’est rien en regard de lui. Vous
serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si
vous étiez mort en nourrice :
Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux,
La mort n’en restera pas moins éternelle.
[Lucrèce, III, 1090-91]
Je vous mettrai dans une situation à laquelle vous ne verrez
aucun inconvénient :
Ne sais-tu pas que la mort ne laissera
Aucun autre toi-même, vivant et debout,
– 115 –
déplorer sa propre perte ?
[Lucrèce, III, 885-887] 117
50. Et vous ne désirerez même plus la vie que vous regrettez tant :
Nul, en effet, ne songe à sa vie, à soi-même,
Et nul regret de nous ne vient nous affliger.
[Lucrèce, III, 919 et 922]
La mort est moins à craindre que rien – s’il peut y avoir
quelque chose de moins que rien 118. Elle ne nous concerne ni
mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque
vous n’existez plus. Personne ne meurt avant son heure. Le
temps que vous abandonnez n’était pas plus le vôtre que celui
d’avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui.
Considère en effet qu’ils ne sont rien pour nous,
Ces moments abolis d’avant l’éternité.
[Lucrèce, III, 972-73]
51. Quel que soit le moment où votre vie s’achève, elle y
est toute entière. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée,
mais dans ce qu’on en a fait. Tel a vécu longtemps qui a pourtant peu vécu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu’elle
est en vous. Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté,
pas du nombre de vos années. Pensiez-vous ne jamais arriver là
où vous alliez sans cesse ? Il n’est pas de chemin qui n’ait
d’issue. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il
pas du même train que vous ?
117
Le texte des éditions modernes est un peu différent : « nec videt
in vera nullum fore morte alium se/qui possit vivus sibi se lugere peremptum,/stansque jacentem »
118
Ici Montaigne donne lui-même une traduction des vers de Lucrèce, III, 926-927 avant de les citer. Je ne les reproduis donc pas une
seconde fois sous une autre forme.
– 116 –
Toutes choses vous suivront dans la mort
[Lucrèce, III, 968]
52. Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le vôtre ? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en même temps
que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres créatures meurent à l’instant même où vous mourrez.
Car et la nuit au jour et le jour à la nuit
N’ont jamais succédé qu’on n’entende mêlés
À des vagissements le bruit des morts qu’on pleure
Et de leurs funérailles
[Lucrèce, II, 578 sq.]
53. À quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez
vous y soustraire ? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouvés de mourir, échappant ainsi à de grandes misères. Mais
quelqu’un qui n’y ait trouvé son compte, en avez-vous vu ? C’est
vraiment d’une grande sottise que de condamner une chose que
vous n’avez pas éprouvée, ni par vous-même, ni par l’entremise
d’un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destinée ? Te
faisons-nous du tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous
de le faire de toi ? Même si ton âge n’a pas atteint son terme, ta
vie elle, est achevée. Un petit homme est un homme complet,
comme l’est un grand.
54. Il n’y a pas d’instrument pour mesurer les hommes ni
leurs vies. Chiron refusa l’immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises, par le Dieu même du
temps, et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une
vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l’homme, et
plus pénible, que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez
de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.
J’y ai à bon escient mêlé quelque peu d’amertume, pour vous
dissuader, voyant la commodité de son usage, de l’adopter trop
avidement et sans discernement. Pour vous maintenir dans
cette modération que j’attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas
– 117 –
reculer devant la mort, j’ai tempéré l’une et l’autre entre douceur et aigreur.
55. J’ai enseigné à Thalès, le premier de vos sages, que vivre et mourir étaient équivalents. C’est pour cela que à celui qui
lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il répondit très
sagement : « parce que cela n’a pas de sens ». L’eau, la terre,
l’air, le feu, et les autres éléments qui forment mon édifice ne
sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort.
Pourquoi craindre ton dernier jour ? Il ne donne pas plus de
sens à ta mort que chacun des autres. Ce n’est pas le dernier pas
fait qui cause la lassitude ; il la révèle seulement. Tous les jours
mènent à la mort : le dernier y parvient. »
56. Voilà les bons conseils de notre mère la Nature. J’ai
pensé souvent à cela : comment se fait-il que dans les guerres, le
visage de la mort, qu’il s’agisse de nous ou qu’il s’agisse d’autrui,
nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos
propres maisons ? C’est qu’autrement ce ne serait qu’une armée
de médecins et de pleurnichards. Je me suis demandé aussi, la
mort étant toujours elle-même, comment il se faisait qu’il y ait
beaucoup plus de sérénité parmi les villageois et les gens de
basse condition que chez les autres. Je crois, en vérité, que ce
sont les mines que nous prenons et les cérémonies effroyables
dont nous l’entourons, qui nous font plus de peur qu’elle-même.
57. Une toute nouvelle façon de vivre, les cris des mères,
des femmes et des enfants, la visite de personnes stupéfaites et
émues, l’assistance de nombreux valets pâles et éplorés, une
chambre obscure, des cierges allumés, notre chevet assiégé par
des médecins et des prêcheurs : en somme, effroi et horreur
tout autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les
enfants ont peur même de leurs amis quand ils les voient masqués. De même pour nous. Il faut ôter le masque, aussi bien des
choses que des personnes ; quand il sera ôté, nous ne trouverons dessous que cette même mort par laquelle un valet ou une
simple chambrière passèrent dernièrement sans peur.
– 118 –
Heureuse la mort qui ne laisse le temps d’un tel appareillage !
– 119 –
Chapitre 27
Sur l’amitié.
1.
En observant la façon dont procède un peintre que j’ai
à mon service, l’envie m’a pris de l’imiter. Il choisit le plus bel
endroit et le milieu de chaque mur pour y placer un tableau élaboré avec tout son talent. Puis il remplit l’espace tout autour de
« grotesques », qui sont des peintures bizarres, n’ayant
d’agrément que par leur variété et leur étrangeté. Et en vérité,
que sont ces « Essais », sinon des « grotesques », des corps
monstrueux, affublés de membres divers, sans forme bien déterminée, dont l’agencement, l’ordre et les proportions ne sont
que l’effet du hasard ?
C’est le corps d’une belle femme, que termine une queue de
poisson.
[Horace, Art Poétique, 4]
2. Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je
m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du
travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre
d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à
Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon
travail. C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la
servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont
depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit
comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. Il circule depuis longtemps dans les
mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande
estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible. Il
– 268 –
s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le
connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et
mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de
près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui
concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit
comparable.
3. Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs
par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui
échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier 346 célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être
ailleurs leur place 347. C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce
qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres
que j’ai fait publier déjà 348. Et je suis particulièrement attaché
au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps
avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son
nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons
nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et
qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains. Il faut un tel
concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le
sort y parvient une fois en trois siècles.
346 L’édit de janvier 1562, qui était un édit de tolérance.
347
Ces Mémoires ont été publiés en 1917 par la Revue d’Histoire
littéraire de la France. Montaigne semble avoir songé à les insérer dans
ses Essais.
348
Montaigne avait fait publier en effet en 1571 un petit volume intitulé : La ménagerie de Xénophon, les Règles du mariage de Plutarque
et des vers français de feu Estienne de la Boétie.
– 269 –
4. Il n’est rien vers quoi la nature nous ait plus portés,
semble-t-il, que la vie en société, et Aristote dit 349 que les bons
législateurs se sont plus souciés de l’amitié que de la justice. Et
c’est bien par l’amitié, en effet, que la vie en société atteint sa
perfection. Car en général, les relations qui sont bâties sur le
plaisir ou le profit, celles que le besoin, public ou privé, provoque et entretient, sont d’autant moins belles et nobles, sont
d’autant plus éloignées de l’amitié véritable, qu’elles mélangent
avec celle-ci d’autres causes, d’autres buts, et d’autres fruits
qu’elle-même.
Et aucune de ces quatre sortes anciennes d’amitié : ordinaire, de condition sociale, d’hospitalité, ou amitié amoureuse,
ne lui correspondent vraiment, même si on les prend ensemble.
5. Entre un père et ses enfants, il s’agit plutôt de respect : l’amitié se nourrit de communication, et elle ne peut
s’établir entre eux, à cause de leur trop grande différence. Et
d’ailleurs elle nuirait peut-être aux obligations naturelles, car les
pensées secrètes des pères ne peuvent être communiquées aux
enfants sous peine de favoriser une inconvenante intimité, pas
plus que les avertissements et les remontrances – qui sont parmi les principaux devoirs de l’amitié – ne peuvent être adressées par des enfants à leur père. Il s’est trouvé des peuples où
l’usage voulait que les enfants tuent leurs pères ; et d’autres où
les pères tuaient leurs enfants, pour éviter les inconvénients
qu’ils peuvent se causer l’un à l’autre, et dans ce cas, le sort de
l’un dépendait du sort de l’autre. Certains philosophes ont méprisé ce lien naturel entre père et fils, comme le fit Aristippe.
Comme on le pressait de reconnaître l’affection qu’il devait à ses
enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela
aussi était sorti de lui, et que nous donnions bien naissance aussi à des poux et des vers. Et à Plutarque qui tentait de le rappro-
349 Aristote, L’éthique à Nicomaque.
– 270 –
cher de son frère, cet autre déclara : « je ne fais pas plus grand
cas de lui parce qu’il est sorti du même trou que moi. »
6. C’est en vérité un beau nom, et plein d’affection que le
nom de frère, et c’est pourquoi nous en avions fait, La Boétie et
moi, le symbole de notre alliance. Mais le mélange des biens,
leur partage, le fait que la richesse de l’un fasse la pauvreté de
l’autre350, cela affaiblit beaucoup et tend à relâcher le lien fraternel. Puisque des frères doivent mener la conduite de leur vie
et de leur carrière par les mêmes voies, et au même rythme, ils
en viennent forcément à se heurter et se gêner mutuellement
très souvent. Et d’ailleurs, pourquoi la sympathie, la correspondance intime qui est à l’origine des amitiés véritables et parfaites se retrouverait-elle forcément entre deux frères ? Un père et
son fils peuvent avoir des caractères extrêmement différents, et
de même pour des frères : « C’est mon fils, c’est mon parent »,
mais c’est un ours, un méchant ou un imbécile.
7.
Et puis, dans la mesure où ces amitiés-là nous sont
comme imposées par la loi naturelle et ses obligations, elles relèvent d’autant moins de notre volonté et de notre libre choix ;
or notre libre choix, justement, n’a rien qui lui soit plus en propre que l’affection et l’amitié. J’ai pourtant eu, de ce côté-là, de
tout ce que l’on peut avoir, ayant eu le meilleur père qui fut jamais, et le plus indulgent, jusqu’à ses derniers jours. Et appartenant à une famille renommée de père en fils, et exemplaire en
ce qui concerne la concorde fraternelle,
et moi-même,
connu aussi pour mon affection paternelle envers mes frères.
[Horace, Odes, II 2, v. 6]
350
A. Lanly note (15, p. 202) qu’il s’agit d’une « allusion probable
au droit d’aînesse. »
– 271 –
8. On ne peut comparer l’amitié à l’affection envers les
femmes, quoique cette dernière relève aussi de notre choix, et
on ne peut pas non plus la classer dans cette catégorie. Son ardeur, je l’avoue,
car nous ne sommes pas inconnus à la déesse qui mêle aux
soucis de l’amour une douce amertume,
[Catulle, Épigrammes, LXVIII, 17]
est plus active, plus cuisante, et plus brutale. Mais c’est un feu
téméraire et volage, variable et varié, une fièvre sujette à des
accès et des rémissions, qui ne nous tient que par un coin de
nous-même. L’amitié, au contraire, est une chaleur générale et
universelle, au demeurant tempérée et égale à elle-même, une
chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de délicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant.
9. Et de plus, l’amour n’est qu’un désir forcené envers ce
qui nous fuit,
Tel le chasseur qui poursuit le lièvre,
Par le froid, par le chaud, dans la montagne et la vallée ;
Et il n’en fait plus aucun cas quand il le voit pris,
C’est seulement quand la proie se dérobe qu’il se hâte à sa
poursuite.
[Arioste, Roland furieux, X, stance VII]
10. Dès que l’amour se coule dans les limites de l’amitié,
c’est-à-dire dans l’accord des volontés réciproques, il s’évanouit
et s’alanguit ; la jouissance fait sa perte, car elle constitue une
fin corporelle et elle est sujette à la satiété. De l’amitié, au
contraire, on jouit à mesure qu’on la désire, elle ne s’élève, ne se
nourrit et ne s’accroît que dans sa jouissance même, car elle est
d’ordre spirituel, et que l’âme s’affine par son usage. Des sentiments amoureux et éphémères ont pourtant trouvé place chez
moi, en dessous de cette parfaite amitié, pour ne rien dire de lui,
qui n’en parle que trop dans ses vers. Ces deux passions ont
donc coexisté chez moi, en connaissance l’une de l’autre, mais
– 272 –
sans jamais entrer en compétition : la première, de haute volée,
maintenant son cap avec orgueil, et contemplant dédaigneusement les jeux de l’autre, bien loin en dessous d’elle.
11. Quant au mariage 351, outre le fait qu’il s’agit d’un
marché dont l’entrée seule est libre, sa durée étant contrainte et
forcée et ne dépendant pas de notre volonté, outre que c’est un
marché qui d’ordinaire est passé à d’autres fins que l’amitié, il y
survient quantité de complications extérieures dont l’écheveau
est difficile à démêler, mais qui peuvent suffire à briser le lien et
troubler le cours d’une réelle affection. Pour l’amitié, au
contraire, il n’y a pas d’autre affaire ni de commerce que d’ellemême. Ajoutons à cela qu’à vrai dire, la disposition naturelle
des femmes ne les met pas en mesure de répondre à ces rapports intimes dont se nourrit cette divine liaison, et que leur
âme ne semble pas assez ferme pour supporter l’étreinte d’un
nœud si serré et si durable. Certes, si cela n’était, s’il pouvait
s’établir une telle connivence libre et volontaire, où non seulement les âmes puissent trouver une entière jouissance, mais où
les corps eux aussi puissent avoir leur part, et où l’individu soit
engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus complète et plus pleine. Mais il n’est pas d’exemple jusqu’ici que
l’autre sexe ait encore pu y parvenir, et il en a toujours été traditionnellement exclu.
12. Quant à cette autre forme de liaison, que pratiquaient
les Grecs, elle est fort justement abhorrée par nos mœurs. Et
d’ailleurs, l’usage qu’ils en faisaient requérait une telle disparité
dans l’âge, une telle différence de comportement entre les
amants, qu’elle ne correspond pas à la parfaite union prônée
ici : « Qu’est-ce en effet, que cet amour d’amitié ? d’où vient que
l’on n’aime pas un adolescent laid ni un beau vieillard ? 352 »
351
Dans l’édition de 1588, on trouve : « Quant aux mariages, outre
[...] »
352 Cicéron, Tusculanes, IV, 33.
– 273 –
Épicharme elle-même ne me contredira pas, il me semble, si je
présente ainsi la peinture qu’elle en fait : cette première folie,
inspirée par le fils de Vénus dans le cœur de l’amant, pour la
fleur d’une tendre jeunesse, et à laquelle les Grecs permettaient
tous les élans passionnés et les débordements que peut entraîner une passion immodérée, n’était fondée que sur la beauté
extérieure. Et celle-ci n’était qu’une représentation fallacieuse
du développement du corps 353, car l’esprit ne pouvait y avoir sa
part, étant encore invisible, et seulement en train de naître,
avant même d’avoir l’âge où il commence à germer.
13. Si cette fureur s’emparait d’un cœur de piètre qualité,
les moyens employés pour séduire étaient alors les richesses, les
présents, les faveurs dans l’accession aux charges honorifiques
et autres profits de bas étage – que par ailleurs ils réprouvaient354. Mais si elle s’emparait d’un cœur plus noble, les
353
Dans ce passage difficile et capital, il m’a semblé que « génération » correspondait à notre idée actuelle de « développement » et non à
celle de « reproduction », telle qu’on la trouve dans le traité d’Aristote De
la génération des animaux, par exemple. Par ailleurs, je ne partage pas
du tout ici le point de vue adopté par A. Lanly qui traduit par « une imitation de la génération corporelle. » Le texte comporte bel et bien « fauce
image », et « imitation » me semble ici inadéquat.
354
Traduction : « ils » ou « on » ? Dans son édition, P. Villey
donne « on » en note pour ce « ils ». A. Lanly n’est pas de cet avis : il
considère qu’il s’agit « des gens de l’Académie platonicienne ». Je ne partage pas entièrement ce point de vue. Montaigne a déclaré plus haut qu’il
se faisait l’interprète de la peinture faite l’Académie elle-même de la « licence Grecque ». C’est donc bien des Grecs dans leur ensemble qu’il
s’agit, et non des gens de « l’Académie » eux-mêmes. Mais la chose n’est
pas si claire pourtant, puisque, à la fin, Montaigne fait explicitement référence à « l’Académie » en parlant des mérites qu’on peut lui reconnaître
à propos de cette conception de l’amour... Peut-on trancher ? Peut-être
pas. D’abord parce que cette distinction que nous tentons d’établir n’était
pas forcément très claire dans la tête de Montaigne lui-même... Et surtout : il ne faut pas oublier que ce passage est un ajout manuscrit de
l’« exemplaire de Bordeaux ». Et ici, comme en bien d’autres endroits, si
– 274 –
moyens eux aussi se faisaient nobles : leçons de philosophie,
incitations à révérer la religion, à obéir aux lois, à mourir pour
son pays, exemples de vaillance, de sagesse, de justice. Alors
l’amant s’efforçait de se faire accepter par l’agrément et la beauté de son âme, celle de son corps étant déjà depuis longtemps
fanée, et il espérait par cette connivence mentale établir une
entente plus solide et plus durable. S’ils ne demandaient pas à
l’amant qu’ils mène son entreprise avec patience et discrétion,
c’est cela même, au contraire, qu’ils exigeaient de l’aimé, car il
lui fallait juger d’une beauté intérieure, difficile à découvrir et à
connaître. Quand cette quête arrivait à son terme, et au moment
convenable, alors naissait en l’aimé un désir de spiritualité, suscité par la spiritualité de la beauté. Et c’est cette beauté-là qui
était primordiale, la beauté corporelle n’étant alors qu’accidentelle et accessoire, à l’inverse de ce qui se passait pour l’amant.
14. C’est pour cela qu’ils préféraient l’aimé à l’amant. Ils
prouvaient que les Dieux aussi le préféraient, et ils reprochaient
vivement au poète Eschyle, dans le cas des amours d’Achille et
de Patrocle, d’avoir donné le rôle de l’amant à Achille, lui qui
était en la prime et imberbe verdeur de son adolescence, et le
plus beau des Grecs. De cette communion, dont la partie la plus
élevée et la plus noble était prédominante et jouait ainsi pleinement son rôle, ils disaient qu’en découlaient des conséquences très positives pour la vie privée aussi bien que publique ; que
c’était ce qui faisait la force des nations chez qui elle était en
usage, et la principale défense de l’équité et de la liberté. En témoignaient, selon eux, les amours héroïques d’Harmodius et
Montaigne avait eu le loisir de mener à bien une nouvelle édition, certaines obscurités ou incohérences eussent probablement été résolues. Les
éditeurs de 1595 ne pouvaient guère que reproduire au mieux ce qu’ils
lisaient ; ils n’ont que très rarement interprété, ce qui est à leur honneur
d’ailleurs. En fin de compte, j’ai choisi de conserver « ils », qui peut renvoyer aussi bien « aux Grecs » qu’aux « platoniciens ». Ecrire
« on réprouve », ce serait englober non seulement l’antiquité, mais aussi
bien ce que l’on pense de nos jours...
– 275 –
d’Aristogiton. Et c’est pourquoi ils la considéraient comme sacrée et divine, et ne lui voyaient comme adversaires que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. Pour finir, tout ce que
l’on peut dire en faveur de l’Académie, c’est qu’il s’agissait pour
ces gens-là d’un amour se terminant en amitié : et que l’on
n’était donc pas si loin de la définition stoïque de l’amour :
« L’amour est le désir d’obtenir l’amitié d’une personne qui
nous attire par sa beauté. » [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv]
15. Mais je reviens à ma description de l’amitié, de façon
plus juste et plus exacte :
On ne peut pleinement juger des amitiés que lorsque, avec
l’âge, les caractères se sont formés et affermis. [Cicéron, De amicitia, XX]
Au demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et
amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont
liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la
couture qui les a jointes. Si on insiste pour me faire dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi 355.
16. Au-delà de tout ce que je peux en dire, et même en entrant dans les détails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union 356. Nous
nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur
355
Cette phrase célèbre figure en marge dans l’« exemplaire de
Bordeaux » ; une observation détaillée a permis (notamment par la différence des encres employées) de déterminer qu’elle avait été écrite en
deux fois : « parce que c’était moi » a été rajouté après coup.
356
Traduction : Conserver ici « médiatrice » ne m’a pas semblé satisfaisant, car le mot a pris aujourd’hui un sens lié à la résolution d’un
conflit plutôt qu’à celui d’une « réunion ».
– 276 –
l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de
tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que
le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà
nous embrasser. Et à notre première rencontre, qui se fit par
hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête
dans une ville 357, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un
par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que
ne le fut l’un pour l’autre.
17. Il écrivit une satire en latin, excellente, qui a été publiée, et dans laquelle il excuse et explique la précipitation avec
laquelle se produisit notre connivence, parvenue si rapidement
à sa perfection. Destinée à durer si peu, parce qu’elle avait débuté si tard (alors que nous étions déjà des hommes mûrs, et lui,
ayant quelques années de plus que moi), elle n’avait pas de
temps à perdre… Et elle n’avait pas non plus à se régler sur le
modèle des amitiés ordinaires et faibles, qui ont tellement besoin par précaution de longs entretiens préalables. Cette amitiéci n’a point d’autre modèle idéal qu’elle-même et ne peut se référer qu’à elle-même. Ce n’est pas une observation spéciale, ni
deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui s’étant emparé de ma volonté,
l’amena à plonger et se perdre dans la sienne ; qui s’étant emparé de sa volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la mienne,
avec le même appétit, et d’un même élan. Et je dis « perdre »,
vraiment, car nous n’avions plus rien en propre, rien qui fût encore à lui ou à moi.
18. Après la condamnation de Tiberius Gracchus, les
consuls romains poursuivaient tous ceux qui avaient fait partie
de son complot. Quand Lélius demanda, devant eux, à Caius
357 A Bordeaux, vraisemblablement en 1558 ou 1559.
– 277 –
Blossius358, qui était le meilleur ami de Gracchus, ce qu’il aurait
voulu faire pour lui, celui-ci répondit : « Tout. » – Comment,
tout ? poursuivit l’autre. Et s’il t’avait commandé de mettre le
feu à nos temples ? – Il ne me l’aurait jamais demandé, répondit
Blossius. – Mais s’il l’avait fait tout de même ? ajouta Lélius. –
Alors je lui aurais obéi, répondit-il. S’il était si totalement l’ami
de Gracchus, comme le disent les historiens, il était bien inutile
d’offenser les Consuls par ce dernier aveu, si provocant : il n’aurait pas dû abandonner la certitude qu’il avait de la volonté de
Gracchus.
19. Mais ceux qui jugent cette réponse séditieuse ne comprennent pas bien ce mystère et ne supposent même pas,
comme c’est pourtant la vérité, que Blossius tenait Gracchus
entièrement sous sa coupe, parce qu’il avait de l’ascendant sur
lui, et qu’il le connaissait bien. En fait, ils étaient plus amis
qu’ils n’étaient citoyens, plus amis qu’amis ou ennemis de leur
pays, plus amis qu’amis de l’ambition et des troubles. S’étant
complètement adonnés l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement
les rênes de leur inclination réciproque. Faites donc alors guider
cet attelage par la vertu et selon la raison (car il est impossible
de l’atteler sans cela) et vous comprendrez que la réponse de
Blossius fut bien ce qu’elle devait être. Si leurs actions cependant ont ensuite divergé, c’est qu’à mon avis ils n’étaient ni
vraiment amis l’un de l’autre ni amis d’eux-mêmes.
20. Et après tout, cette réponse n’a pas plus de sens que
n’en aurait la mienne, si je répondais affirmativement à celui
qui me demanderait : « Si votre volonté vous commandait de
tuer votre fille, le feriez-vous ? » Car cela ne prouverait nullement que je consente vraiment à le faire, parce que si je ne
doute absolument pas de ma volonté, je ne doute pas non plus
358
Plutarque (Vies,Tiberius Gracchus, VIII — Cf. Vies Parallèles,
Gallimard, coll. « Quarto », p.1504) parle du « philosophe Blossius,[...]
originaire d’Italie même, de Cumes ».
– 278 –
de celle d’un ami comme celui-là. Tous les raisonnements du
monde ne m’enlèveront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de son jugement ; et aucune de ses actions ne saurait
m’être présentée, de quelque façon que ce soit, que je n’en devine aussitôt quel en a pu être le mobile. Nos âmes ont marché
tellement de concert, elles se sont prises d’une affection si profonde, et se sont découvertes l’une à l’autre si profondément,
jusqu’aux entrailles, que non seulement je connaissais la sienne
comme la mienne, mais que me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi pour ce qui me concerne moi-même.
21. Qu’on ne mette pas sur le même plan ces autres amitiés, plus communes : j’en ai autant qu’un autre, et même des
plus parfaites dans leur genre. Mais on se tromperait en
confondant leurs règles, et je ne le conseille pas. Avec celles-là,
il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution,
car la liaison n’en est pas établie de manière à ce que l’on n’ait
jamais à s’en méfier. « Aimez-le », disait Chilon, « comme si
vous deviez quelque jour le haïr. Haïssez-le comme si vous deviez un jour l’aimer. » Ce précepte, qui est si abominable quand
il s’agit de la pleine et entière amitié, est salubre quand il s’agit
des amitiés ordinaires et communes, à propos desquelles
s’applique le mot qu’Aristote employait souvent : « Ô mes amis,
il n’existe pas d’ami ! »
22. Dans ces relations de qualité, l’intervention et les
bienfaits qui nourrissent les autres amitiés ne méritent même
pas d’être pris en compte, de par la fusion complète de nos volontés. Car de la même façon que l’amitié que je me porte n’est
pas augmentée par l’aide que je m’apporte à l’occasion, quoi
qu’en disent les Stoïciens, et de même que je ne me sais aucun
gré du service que je me rends, de même l’union de tels amis
étant vraiment parfaite, elle leur fait perdre le sentiment des
obligations de ce genre, et chasser d’entre eux les mots de division et de différence tels que : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement – et autres du même genre. C’est
qu’en effet, tout étant commun entre eux : souhaits, pensées,
– 279 –
jugements, biens, femmes, honneur et vie, et comme il n’ont
qu’une seule âme en deux corps, selon la définition très juste
d’Aristote, ils ne peuvent évidemment rien se prêter ni se donner.
23. Voilà pourquoi le législateur, pour honorer le mariage
par une ressemblance, d’ailleurs imaginaire, avec cette divine
union, interdit les donations entre mari et femme. Il veut signifier par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à
diviser ou se répartir. Si, dans l’amitié dont je parle, l’un pouvait
donner quelque chose à l’autre, ce serait en fait celui qui recevrait qui obligerait son compagnon. Car ils cherchent l’un et
l’autre, plus que toute autre chose, à se faire mutuellement du
bien, et c’est en fait celui qui en fournit l’occasion qui se montre
généreux, puisqu’il offre à son ami ce plaisir de faire pour lui ce
qu’il désire le plus. Quand le philosophe Diogène manquait
d’argent, il disait qu’il le redemandait à ses amis, et non qu’il
leur en demandait359. Et pour montrer ce qu’il en est dans la
réalité j’en donnerai un exemple ancien et remarquable.
24. Le Corinthien Eudamidas avait deux amis : Charixènos un Sycionien 360, et Aréthéos, un Corinthien. Sur le point de
mourir, étant pauvre et ses deux amis riches, il rédigea ainsi son
testament : « Je lègue à Aréthéos le soin de nourrir ma mère, et
de subvenir à ses besoins durant sa vieillesse ; à Charixenos,
celui de marier ma fille, et de lui donner le douaire le plus
grand qu’il pourra ; et au cas où l’un d’eux viendrait à défaillir,
je reporte sa part sur celui qui lui survivra. » Les premiers qui
359
Cette phrase a été ajoutée par Montaigne sur l’« exemplaire de
Bordeaux ». C’est presque mot pour mot ce que dit Diogène Laërce, dans
ses « Vies et doctrines des philosophes illustres », Diogène, VI, 46. C’est
la conception des philosophes « cyniques », qui estiment qu’ils ne mendient pas, mais réclament seulement ce qui leur appartient ou qui leur est
dû.
360 Sicyone est une ville du Péloponnèse, proche de Corinthe.
– 280 –
virent ce testament s’en moquèrent ; mais ses héritiers, ayant
été avertis, l’acceptèrent avec une grande satisfaction. Et l’un
d’eux, Charixènos, ayant trépassé cinq jours après, la substitution s’opérant en faveur d’Aréthéos, il nourrit scrupuleusement
la mère, et des cinq talens qu’il possédait, il en donna deux et
demi en mariage à sa fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, et les noces se firent le même
jour361.
25. Cet exemple est excellent. Si l’on peut y trouver à redire, c’est à propos de la pluralité d’amis : car cette parfaite amitié dont je parle est indivisible. Chacun se donne tellement en
entier à son amis, qu’il ne lui reste rien à donner ailleurs ; au
contraire, il déplore de n’être pas double, triple, quadruple, de
ne pas avoir plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les attribuer toutes à son ami. Les amitiés ordinaires, elles, peuvent se
diviser : on peut aimer la beauté chez l’un, la facilité de mœurs
chez un autre, la libéralité chez un troisième, la qualité de père
chez celui-ci, celle de frère chez celui-là, et ainsi de suite. Mais
cette amitié-là, qui s’empare de l’âme, et règne sur elle en toute
autorité, il est impossible qu’elle soit double. Si deux amis vous
demandaient à être secourus au même moment, vers lequel
vous précipiteriez-vous ? S’ils exigeaient de vous des services
opposés, comment feriez-vous ? Si l’un vous confiait sous le
sceau du silence quelque chose qui serait utile à connaître pour
l’autre, comment vous en tireriez-vous ?
26. Une amitié unique et essentielle délie de toutes les autres obligations. Le secret que j’ai juré de ne révéler à personne
d’autre, je puis, sans me parjurer, le communiquer à celui qui
n’est pas un autre, puisqu’il est moi. C’est une chose assez
extraordinaire de pouvoir se dédoubler, et ils n’en connaissent
361 Cette histoire est tirée de Lucien,
– 281 –
Toxaris, XXII.
pas la valeur, ceux qui prétendent se diviser en trois 362. À qui a
son pareil rien n’est excessif. Et qui pourrait penser que des
deux j’aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’aiment aussi entre
eux, et qu’ils m’aiment autant que je les aime ? La chose la plus
unique et la plus unie, la voici qui se multiplie en une confrérie,
et pourtant c’est la chose la plus rare qu’on puisse trouver au
monde.
27. Le reste de cette histoire illustre bien ce que je disais :
Eudamidas accorde à ses amis la grâce et la faveur de les employer à son secours : il les fait héritiers de cette libéralité qui
consiste à leur offrir les moyens d’œuvrer pour son bien à lui. Et
ainsi la force de l’amitié se montre bien plus nettement dans son
cas que dans celui d’Aréthéos. Bref, ces choses-là sont inimaginables pour qui ne les a pas éprouvées ; et elles m’amènent à
vouer une grande considération à la réponse de ce jeune soldat à
Cyrus, qui lui demandait pour combien il céderait le cheval avec
lequel il venait de gagner une course, et s’il l’échangerait contre
un royaume. « Non certes, sire, mais je le donnerais bien volontiers en échange d’un ami, si je trouvais un homme qui en soit
digne363. »
28. Il ne parlait pas si mal en disant : « si je trouvais ».
Car si l’on trouve facilement des hommes enclins à une fréquentation superficielle, pour celle dont je parle, dans laquelle on a
des correspondances qui viennent du tréfonds du cœur, et qui
ne préserve rien, il faut vraiment que tous les ressorts en soient
parfaitement clairs et sûrs.
362
A quoi Montaigne fait-il allusion ici ? A la « Trinité » ? Ce serait
bien audacieux... Les éditeurs et commentateurs ne semblent pas avoir
remarqué cela.
363
La source de cette anecdote est dans Xénophon, Cyropédie,
VIII, 3.
– 282 –
29. Dans les associations qui ne tiennent que par un bout,
on n’a à s’occuper que des imperfections qui affectent précisément ce bout-là. Je me moque de savoir quelle est la religion de
mon médecin et de mon avocat ; cette considération n’a rien à
voir avec les services qu’ils me rendent par amitié pour moi. De
même pour l’organisation domestique, dont s’occupent avec
moi ceux qui sont à mon service : je cherche peu à savoir si un
laquais est chaste, mais s’il est diligent ; et je préfère un muletier joueur plutôt qu’imbécile ; un cuisinier qui jure plutôt
qu’ignorant. Je n’ai pas la prétention de dire au monde ce qu’il
faut faire : d’autres s’en chargent suffisamment. Mais de ce que
j’y fais.
Pour moi, c’est ainsi que j’en use ; vous, faites comme vous
jugerez bon.
[Térence, Heautontimorumenos, I, 1]
30. Aux relations familières de la table, j’associe l’agréable, non le sérieux. Au lit, je préfère la beauté à la bonté. Et dans
la conversation, la compétence, même sans la probité. Et ainsi
de suite.
31. On dit que celui qui fut trouvé chevauchant un bâton
en jouant avec ses enfants 364 pria l’homme qui l’avait surpris de
ne pas le raconter jusqu’à ce qu’il ait des enfants lui-même, pensant que la passion qui s’emparerait alors de son âme lui donnerait la possibilité de juger équitablement de sa conduite. De
même, je souhaiterais moi aussi m’adresser à des gens qui auraient expérimenté ce que je dis. Mais sachant combien une
telle amitié est éloignée de l’usage commun, combien elle est
rare, je ne m’attends guère à trouver quelqu’un qui en soit bon
juge.
32. Car même les traités que l’Antiquité nous a laissés sur
ce sujet me semblent bien faibles au regard du sentiment que
364 D’après Plutarque, Vie d’Agésilas, IX.
– 283 –
j’éprouve, et sur ce point, les faits surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.
Tant que je serai sain d’esprit, il n’y a rien que je comparerai à un tendre ami.
[Horace, Satires, I, 44]
33. Le poète ancien Ménandre disait qu’il était heureux
celui qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il
avait bien raison de le dire, surtout s’il en avait lui-même fait
l’expérience. Car en vérité, si je compare tout le reste de ma vie,
qui, grâce à Dieu, a été douce, facile, et – sauf la perte d’un tel
ami – exempte de graves afflictions, pleine de tranquillité d’esprit, car je me suis contenté de mes dons naturels et originels,
sans en rechercher d’autres, si je la compare, dis-je, aux quatre
années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie et de la fréquentation agréables de cette personnalité,
tout cela n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu,
Jour qui me sera douloureux à jamais,
Et qu’à jamais j’honorerai,
– Telle a été votre volonté, Ô Dieux !
[Virgile, Énéide, V, 49-50]
34. je ne fais que me traîner en languissant, et même les
plaisirs qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, ne font que
redoubler le regret de sa perte. Nous avions la moitié de tout : il
me semble que je lui dérobe sa part.
Et j’ai décidé que je ne devais plus prendre aucun plaisir,
N’ayant plus celui qui partageait ma vie.
[Térence, Heautontimorumenos, I, 1,149-150]
35. J’étais déjà si formé et habitué à être le deuxième partout, qu’il me semble maintenant n’être plus qu’à demi.
Puisqu’un coup prématuré m’a ravi la moitié de mon âme,
Pourquoi moi, l’autre moitié, demeuré-je,
Moi qui suis dégoûté de moi-même,
– 284 –
et qui ne survis pas tout entier ?
[Horace, Odes, II, 17, vv. 5 et sq.]
36. Il n’est pas d’action ni de pensée où il ne me manque,
comme je lui aurais manqué moi-même. Car il me dépassait
d’une distance infinie pour l’amitié comme en toutes autres capacités et vertus.
Pourquoi rougir et me contraindre
En pleurant une tête si chère ?
[Horace, Odes, I, 24, v. 1]
Ô malheureux que je suis, frère, de t’avoir perdu !
Avec toi d’un seul coup ont disparu ces joies
Que ta douce amitié nourrissait dans ma vie !
Tu mourus, mon bonheur en fut brisé, mon frère,
Et la tombe, avec toi, prit notre âme à tous deux.
Ta mort a de mes jours aboli tout entiers
Les studieux loisirs, plaisirs de la pensée.
Ne saurai-je donc plus te parler ni t’entendre ?
Ô frère plus aimable encore que la vie,
Ne te verrai-je plus, si je t’aime toujours ?
[Catulle, LXVIII, 20 et LXV, 9]
37. Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans 365.
Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le
devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans
même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à
365
Les éditions antérieures à celle de 1595 portent « seize ans ».
Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barré « dixhuit » et corrigé à la main en « seise ».
Cette phrase annonçait en principe le texte du Discours de la Servitude volontaire. Mais Montaigne y a renoncé pour les raisons qu’il indique ensuite.
– 285 –
des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici. Et
afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de
ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je
les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet,
simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres 366.
38. Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit,
car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en
s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une
autre maxime était souverainement empreinte en son âme :
c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois
sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni
plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des
agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les
exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci 367.
En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais
plus gai et plus enjoué 368.
366 Voilà une bien curieuse louange !...
367
Voilà encore un curieux panégyrique... Montaigne y décrit en
fait La Boétie comme le conformiste prudent qu’il est lui-même ! Mais il
« en rajoute » visiblement. Car on ne peut qu’être étonné après avoir lu
le Discours de la Servitude Volontaire, d’apprendre que son auteur était
si « soumis » !
368
Il s’agit des Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie qui figurent au chapitre suivant de l’édition de 1588, mais que Montaigne a biffé
de sa main sur l’« exemplaire de Bordeaux ».
– 286 –
couvert en notre siècle, à l’endroit où Villegaignon toucha terre,
et qu’il baptisa la France Antarctique. Cette découverte d’un
pays immense semble importante. Mais je ne puis garantir
qu’on n’en fera pas d’autre à l’avenir, car bien des gens plus
qualifiés que nous se sont trompés à propos de celle-ci. J’ai bien
peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus
de curiosité que nous n’avons de capacités : nous embrassons
tout, mais nous n’étreignons que du vent.
3. Platon fait dire à Solon, qui l’aurait lui-même appris
des prêtres de la ville de Saïs en Égypte, que jadis, avant le déluge, il y avait une grande île nommée Atlantide, au débouché
du détroit de Gibraltar, et qui était plus étendue que l’Afrique et
l’Asie ensemble. Et les rois de cette contrée, qui ne possédaient
pas seulement l’île en question, mais s’étaient avancés en terre
ferme si loin qu’ils régnaient sur toute la largeur de l’Afrique
jusqu’en Égypte, et sur toute la longueur de l’Europe jusqu’en
Toscane, entreprirent d’aller jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations qui bordent la Méditerranée, jusqu’à la mer
Noire. Et que pour cela ils traversèrent l’Espagne, la Gaule, l’Italie, jusqu’en Grèce, où les Athéniens les combattirent. Mais
quelque temps après, les Athéniens, et eux et leur île Atlantide,
tout fut englouti par le Déluge.
4. Il est assez vraisemblable que ces extrêmes ravages
commis par les eaux aient amené des changements surprenants
à la configuration de la terre : on considère par exemple que la
mer a séparé la Sicile d’avec l’Italie.
Ces terres, dit-on, se sont séparées dans une violente
convulsion,
alors qu’elles ne formaient qu’un seul continent.
[Virgile, Énéide, III, v. 414]
De même, Chypre s’est séparée d’avec la Syrie, l’île d’Eubée
d’avec la terre ferme de la Béotie ; ailleurs la mer a fait se rejoindre des terres qui étaient séparées, comblant de limon et de
sable les fosses qui se trouvaient entre les deux.
– 298 –
Et un marais qui fut longtemps stérile et battu par les rames
Nourrit maintenant les villes voisines et supporte la
lourde charrue.
[Horace, Art poétique, 65]
5. Mais il ne semble pas que cette île Atlantide soit ce
nouveau monde que nous venons de découvrir, car elle touchait
presque l’Espagne, et ce serait un effet d’inondation incroyable
que de l’avoir fait reculer ainsi de plus de douze cents lieues.
D’autant que les navigateurs modernes ont déjà presque acquis
la certitude que ce nouveau monde n’est pas une île, mais de la
terre ferme, et même un continent, attenant à l’Inde Orientale
d’un côté et aux terres qui sont sous les pôles de l’autre, ou que
s’il en est séparé, ce n’est que par un si petit détroit qu’il ne mérite pas d’être appelé « île » pour cela 385.
6. Il semble qu’il y ait des mouvements dans ces grands
corps, comme dans le nôtre : les uns naturels, les autres fiévreux. Quand j’observe l’effet de ma rivière Dordogne, de mon
temps, sur la rive droite de son cours, et que je constate qu’en
vingt ans elle a tant gagné sur la terre, et qu’elle a sapé le fondement de plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est là un mouvement extraordinaire : car si elle était toujours allée à ce train,
ou si elle devait se comporter ainsi à l’avenir, l’aspect du pays en
serait complètement bouleversé. Mais ces mouvements sont
sujets à des changements : tantôt la rivière se répand d’un côté,
tantôt elle se répand de l’autre, et tantôt encore elle se restreint
à son cours.
385
Il s’agit là probablement du détroit qui fut appelé « Behring »
quand le navigateur de ce nom eut été envoyé en mission sur les côtes du
Kamtchatka, en 1725-28, et qu’il constata que les continents asiatique et
américain n’étaient pas joints, comme on le pensait à l’époque.
– 299 –
7.
Je ne parle pas des inondations soudaines, dont nous
comprenons les causes : en Médoc, le long de la mer, mon frère
le Sieur d’Arsac, voit soudain une de ses terres ensevelie sous les
sables que la mer vomit devant elle, et seul le faîte de certains de
ses bâtiments se voit encore. Ses fermes et ses domaines se sont
changés en pacages bien maigres. Les habitants du pays disent
que depuis quelque temps, la mer s’avance si fort vers l’intérieur
qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont comme
son avant-garde, et nous voyons de grandes dunes de sable
mouvant progresser à une demi-lieue en avant de la mer, et gagner sur le pays.
8. L’autre témoignage de l’antiquité, avec lequel on peut
mettre en rapport cette découverte d’un nouveau monde est
dans Aristote, si du moins ce petit livre intitulé « Des merveilles
inouïes » est bien de lui 386. Il y raconte que certains Carthaginois s’étaient lancés pour la traversée de l’océan atlantique, audelà du détroit de Gibraltar. Après avoir navigué longtemps, ils
avaient fini par découvrir une grande île fertile, entièrement
couverte de forêts, arrosée par de grandes et profondes rivières,
et fort éloignée de toute terre ferme, et qu’eux-mêmes et d’autres depuis, attirés par la richesse et la fertilité des terres, allèrent s’y installer avec leurs femmes et leurs enfants.
9. Les seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se
dépeuplait peu à peu, défendirent expressément à quiconque,
sous peine de mort, d’aller là-bas, et en chassèrent les récents
habitants, craignant, à ce que l’on dit, qu’avec le temps, ils ne
viennent à se multiplier tellement qu’ils ne fissent par les supplanter eux-mêmes, et ne ruinent leur État. Ce récit d’Aristote
386
Selon P. Villey (op. cit. I, app. crit. p. 060), les « témoignages »
d’Aristote et de Platon que reprend Montaigne « sont souvent mentionnés chez les cosmographes du temps. » Parmi eux : Gomara, Histoire
Générale des Indes, Thevet, Singularitez de laFrance antarctique, et
Benzoni, Histoire nouvelle du Nouveau-Monde, traduit par Chauveton.
– 300 –
ne s’accorde pas non plus avec ce que l’on sait des terres nouvellement découvertes.
10. Cet homme qui était à mon service, était simple et
fruste, ce qui est une condition favorable pour fournir un témoignage véridique. Car les gens à l’esprit plus délié font preuve de
plus de curiosité, et remarquent plus de choses, mais ils les
commentent. Et pour faire valoir leur interprétation, et en persuader les autres, ils ne peuvent s’empêcher d’altérer un peu
l’Histoire : ils ne vous rapportent jamais les choses telles
qu’elles sont vraiment, mais les sollicitent et les déforment un
peu en fonction de la façon dont ils les ont vues. Et pour donner
du crédit à leur jugement et vous y faire adhérer, ils ajoutent
volontiers quelque chose à leur matière, l’allongent et
l’amplifient. Au contraire, il faut disposer comme témoin, soit
d’un homme dont la mémoire soit très fidèle, soit d’un homme
si simple qu’il ne puisse trouver lui-même de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fallacieuses, et qui n’ait
là-dessus aucun préjugé. C’était le cas du mien : et pourtant, il
m’a fait voir à plusieurs reprises des matelots et des marchands
qu’il avait connus pendant son voyage. C’est pourquoi je me
contente de cette information-là, sans m’occuper de ce que les
cosmographes disent sur la question.
11. Il nous faudrait des topographes qui nous fassent une
description précise des lieux où ils sont allés. Mais parce qu’ils
ont cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils en profitent
toujours pour nous donner aussi des nouvelles de tout le reste
du monde !… Je voudrais que chacun écrive ce qu’il sait, et pas
plus qu’il n’en sait, sur tous les sujets. Car tel peut avoir quelque
connaissance ou expérience particulière d’une rivière, ou d’une
fontaine, et ne savoir, sur tout le reste, rien de plus que chacun
en sait. Mais malheureusement, pour exposer son petit domaine, il entreprend généralement de réécrire toute la Physique ! Et ce travers génère de graves inconvénients.
– 301 –
12. Pour revenir à mon propos, et selon ce qu’on m’en a
rapporté, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans
ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas
partie de ses usages. Car il est vrai que nous n’avons pas d’autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que
nous observons et les idées et les usages qui ont cours dans le
pays où nous vivons. C’est là que se trouve, pensons-nous, la
religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses.
Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon
que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit
d’elle-même communément, alors qu’en fait ce sont plutôt ceux
que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions
appeler « sauvages ». Les premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, utiles et naturelles,
que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant
pour le plaisir de notre goût corrompu.
13. Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits
de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour
notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux
que nous produisons. Il n’est donc pas justifié de dire que l’art
l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous
avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait
honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises.
Et le lierre vient mieux de lui-même
Et l’arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires,
Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux.
[Properce, I, 2,10.]
14. Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons même pas
à reproduire le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté, et
son utilité, pas plus que le tissage de la moindre araignée ! Tou-
– 302 –
tes les choses, dit Platon, sont produites, ou par la Nature, ou
par le hasard, ou par l’Art. Les plus grandes et les plus belles par
l’une ou l’autre des deux premiers ; les moindres et les moins
parfaites par le dernier.
15. Ces peuples me semblent donc « barbares » parce
qu’ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et qu’ils sont
demeurés très proches de leur état originel. Ce sont encore les
lois naturelles qui les gouvernent, fort peu abâtardies par les
nôtres. Devant une telle pureté, je me prends parfois à regretter
que la connaissance ne nous en soit parvenue plus tôt, à l’époque où il y avait des hommes plus qualifiés que nous pour en
juger. Je regrette que Lycurgue et Platon n’en aient pas eu
connaissance, car il me semble que ce que nous pouvons observer chez ces peuples-là dépasse non seulement toutes les représentations par lesquelles la poésie a embelli l’Âge d’Or et tout le
talent qu’elle a déployé pour imaginer une condition heureuse
pour l’homme, aussi bien que la naissance de la philosophie et
le besoin qui l’a suscitée. Les Anciens n’ont pu imaginer un état
naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons
par expérience, et ils n’ont pas pu croire non plus que la société
puisse se maintenir avec si peu d’artifices et de liens entre les
hommes.
16. C’est un peuple, dirais-je à Platon, qui ne connaît aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaît même pas
le terme de magistrat, et qui ignore la hiérarchie ; qui ne fait pas
usage de serviteurs, et ne connaît ni la richesse, ni la pauvreté ;
qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a
d’autre occupation que l’oisiveté, nul respect pour la parenté
autre qu’immédiate ; qui ne porte pas de vêtements, n’a pas
d’agriculture, ne connaît pas le métal, pas plus que l’usage du
vin ou du blé. Les mots eux-mêmes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie, médisance, pardon y sont inconnus.
Platon trouverait-il la République qu’il a imaginée si éloignée de
cette perfection ?
– 303 –
« Voilà les premières lois qu’ait données la nature. »
[Virgile, Géorgiques, II, 20]
17. Au demeurant, ils vivent dans un pays très plaisant et
bien tempéré. De telle sorte que, aux dires de mes témoins, il est
rare d’y voir un homme malade. Ils m’ont même assuré qu’ils
n’en avaient vu aucun de tremblant, ou aux yeux purulents, ou
édenté, ou courbé de vieillesse. Ils se sont établis le long de la
mer, et sont protégés du côté de la terre par de grandes et hautes montagnes ; entre les deux, il y a environ cent lieues de
large. Ils disposent en abondance de poisson et de viande, qui
ne ressemblent pas du tout aux nôtres, et les mangent sans autre préparation que de les cuire. Le premier qui y conduisit un
cheval, bien qu’il les ait déjà rencontrés au cours de plusieurs
autre voyages, leur fit tellement horreur dans cette posture
qu’ils le tuèrent à coups de flèches avant même de l’avoir reconnu.
18. Leurs cases sont fort longues, et peuvent abriter deux
ou trois cents âmes. Elles sont tapissées d’écorces de grands
arbres, un de leurs côtés touche terre et elles se soutiennent et
s’appuient l’une l’autre par le faîte, comme certaines de nos
granges, dont le toit descend jusqu’à terre et sert de mur. Ils ont
un bois si dur qu’ils s’en servent pour couper, en font leurs
épées et des grils pour cuire leur nourriture. Leurs lits sont faits
d’un tissu de coton, et suspendus au toit, comme ceux de nos
navires. Chacun a le sien, car les femmes ne dorment pas avec
leurs maris. Ils se lèvent avec le soleil, et mangent sitôt après,
pour toute la journée, car ils ne font pas d’autre repas que celuilà. Ils ne boivent pas à ce moment-là, comme Suidas l’a observé
aussi chez certains autres peuples, en Orient, qui boivent en dehors des repas. Ils boivent plusieurs fois par jour, et beaucoup.
Leur boisson est faite avec certaines racines, et a la couleur de
nos vins clairets. Ils ne la boivent que tiède, et elle se conserve
deux ou trois jours ; elle a un goût un peu piquant, ne monte pas
à la tête, est bonne pour l’estomac. Elle est laxative pour ceux
qui n’en ont pas l’habitude, mais c’est une boisson très agréable
– 304 –
pour ceux qui s’y sont accoutumés. En guise de pain, ils utilisent
une certaine matière blanche, semblable à de la coriandre
confite. J’en ai fait l’essai : le goût en est doux et un peu fade 387.
19. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes
vont chasser les bêtes sauvages, avec des arcs. Pendant ce
temps, une partie des femmes s’occupe à faire chauffer leur
boisson, et c’est là leur principale fonction. Il en est un, parmi
les vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger,
prêche en toute la chambrée en même temps, en se promenant
d’un bout à l’autre, et répétant une même phrase plusieurs fois,
jusqu’à ce qu’il ait achevé le tour du bâtiment, qui fait bien cent
pas de long. Et il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis, et l’affection pour leurs femmes.
20. Et eux ne manquent jamais de souligner cette obligation, en reprenant comme un refrain que ce sont elles qui leur
maintiennent leur boisson tiède et aromatisée. On peut voir en
plusieurs lieux, et notamment chez moi, la forme de leurs lits,
de leurs cordons, de leurs épées et des bracelets de bois avec
lesquels ils protègent leurs poignets dans les combats, et les
grandes cannes ouvertes à un bout, par le son desquelles ils
marquent la cadence pendant leurs danses. Ils sont entièrement
rasés, et se rasent de bien plus près que nous ne le faisons, sans
autre rasoirs pourtant que faits de bois ou de pierre. Ils croient
que les âmes sont éternelles, et que celles qui ont bien mérité
des dieux sont logées à l’endroit du ciel où le soleil se lève, les
maudites, elles, étant du côté de l’Occident.
21. Ils ont des sortes de prêtres ou des prophètes qui se
montrent rarement en public, car ils résident dans les montagnes. Mais quand ils arrivent, c’est l’occasion d’une grande fête
387
On aimerait savoir comment Montaigne a pu se le procurer ?
Est-ce l’homme dont il dit qu’il « l’a eu chez lui » ? Et après une traversée
aussi longue, il est difficile d’imaginer que ce « pain » ait pu être encore
mangeable !
– 305 –
et d’une assemblée solennelle de plusieurs villages (car chacune
de leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village, et
elles sont à une lieue française les unes des autres). Ce prophète
s’adresse à eux en public, les exhortant à la vertu et à l’observance de leur devoir. Mais toute leur science morale ne comporte que ces deux articles : le courage à la guerre et l’attachement à leurs femmes. Il leur prédit les choses à venir et les
conséquences qu’ils doivent attendre de leurs entreprises. Il les
achemine vers la guerre ou les en détourne, mais à cette condition que, lorsqu’il échoue dans ses prévisions, et que les événements prennent un autre tour que celui qu’il leur avait prédit, il
est découpé en mille morceaux s’ils l’attrapent, et condamné
comme faux Prophète. Et c’est pourquoi on ne revoit jamais celui qui une fois s’est trompé.
22. C’est un don de Dieu que la divination : voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable que d’en abuser.
Chez les Scythes, quand les devins avaient failli dans leurs prédictions, on les couchait, les pieds et les mains chargés de fers,
sur des charrettes pleines de broussailles tirées par des bœufs,
et que l’on faisait brûler. Ceux qui traitent des affaires dont
l’issue dépend des capacités humaines sont excusables de n’y
faire que ce qu’ils peuvent. Mais ceux qui trompent leur monde
en se targuant de facultés extraordinaires échappant à notre
entendement, ne faut-il pas les punir de ne pas tenir leurs promesses, et de l’impudence de leur imposture ?
23. Les Cannibales font la guerre aux peuples qui habitent
au-delà de leurs montagnes, plus loin dans les terres, et ils y
vont tout nus, sans autres armes que des arcs ou des épées de
bois épointées à un bout, comme les fers de nos épieux. Il est
terrifiant de voir leur acharnement dans les combats qui ne
s’achèvent que par la mort et le sang, car ils ignorent la déroute
et l’effroi. Chacun rapporte comme trophée la tête de l’ennemi
– 306 –
qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis388. Après avoir
bien traité leurs prisonniers pendant un temps assez long, et
leur avoir fourni toutes les commodités possibles, celui qui en
est le maître rassemble tous les gens de sa connaissance en une
grande assemblée. Il attache une corde au bras d’un prisonnier,
par laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur qu’il ne
le blesse, et donne l’autre bras à tenir de la même façon à l’un de
ses plus chers amis. Puis ils l’assomment tous les deux à coups
d’épée, et cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et
en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents.
Et ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir,
ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester
une vengeance extrême.
24. En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alliés à
leurs adversaires, les mettaient à mort quand ils étaient pris
d’une autre manière, en les enterrant jusqu’à la ceinture, puis en
tirant sur le reste du corps force flèches avant de les pendre, ils
pensèrent que ces gens venus de l’autre monde (qui avaient déjà
répandu bien des vices aux alentours, et qui leur étaient bien
supérieurs en matière de perversité) n’adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu’elle devait donc être plus
atroce que la leur. Ils abandonnèrent alors peu à peu leur ancienne façon de faire, et adoptèrent celle des Portugais.
Je ne suis certes pas fâché que l’on stigmatise l’horreur et
la barbarie d’un tel comportement ; mais je le suis grandement
de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous demeurions à ce
point aveugles envers les nôtres.
25. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un
homme vivant qu’à le manger mort ; à déchirer par des tortures
et des supplices un corps encore capable de sentir, à le faire rô388
Il semble qu’il y ait quelque contradiction entre cette pratique
et le passage précédent dans lequel Montaigne déclare : « car chacune de
leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village » ?
– 307 –
tir par petits morceaux, le faire mordre et dévorer par les chiens
et les porcs (comme je ne l’ai pas seulement lu, mais vu faire il y
a peu, et non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et
des concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion)… Il y a plus de barbarie en cela, dis-je, que de rôtir et de
manger un corps après sa mort.
26. Chrysippe et Zénon, chefs de l’école des Stoïciens, ont
estimé qu’il n’y avait aucun mal à utiliser notre charogne à quelque fin que ce soit, en cas de besoin, et en tirer de la nourriture ;
comme le firent nos ancêtres, assiégés par César dans Alésia, et
qui se résolurent à lutter contre la famine causée par ce siège en
utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat.
On dit que les Gascons, avec tels aliments,
prolongèrent leur vie.
[Juvénal, XV, 93]
Et les médecins ne craignent pas de s’en servir pour toutes
sortes d’usages concernant notre santé, soit par voie orale, soit
en applications externes 389. Mais il n’y eut jamais personne
d’assez déraisonnable pour excuser la trahison, la déloyauté, la
tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
27. Nous pouvons donc bien les appeler barbares, par
rapport aux règles de la raison, mais certainement pas par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur
guerre est tout à fait noble et chevaleresque, et a autant d’excuses et de beauté que cette maladie humaine peut en avoir : elle
389
Comme tous ceux de son temps, Montaigne croit aux « vertus » de la « momie », remède soi-disant tiré des momies égyptiennes....
Ambroise Paré, lui, dans son « Discours de la Mumie » (1582), montre
clairement, en rapportant le récit de « Gui de La Fontaine, médecin célèbre du Roi de Navarre », qu’il s’agit d’une supercherie... et que l’industrie
— pourrait-on dire — des fausses « momies » était un commerce lucratif !
– 308 –
n’a d’autre fondement pour eux que la seule recherche de la valeur. Ils ne contestent pas à d’autres la conquête de nouvelles
terres, car ils jouissent encore de cette fécondité naturelle qui
leur procure sans travail et sans peine toutes les choses nécessaires, et en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir
leur territoire. Ils sont encore en cet état bienheureux qui
consiste à ne désirer que ce que leurs nécessités naturelles leur
ordonnent ; tout ce qui est au-delà est pour eux superflu.
28. Ceux qui sont du même âge s’appellent entre eux
« frères », et ils appellent « enfants » ceux qui sont plus jeunes.
Les vieillards sont des « pères » pour tous les autres. Ceux-ci
laissent en commun à leurs héritiers la pleine possession de
leurs biens indivis, sans autre titre que celui, tout pur, que nature donne à ses créatures en les mettant au monde.
Si leurs voisins passent les montagnes pour venir les assaillir, et qu’ils remportent la victoire, le prix pour le vainqueur
c’est la gloire et l’avantage d’être demeuré le plus valeureux et le
plus vaillant, car ils n’ont que faire des biens des vaincus. Puis
ils s’en retournent dans leur pays, où rien de nécessaire ne leur
fait défaut, de même qu’ils ne manquent pas non plus de cette
grande qualité qui est de savoir jouir de leur heureuse condition, et de s’en contenter. Les autres font de même : ils ne demandent à leurs prisonniers d’autre rançon que l’aveu et la reconnaissance d’avoir été vaincus.
29. Mais parmi ces prisonniers, il n’en est pas un seul par
siècle qui n’aime mieux mourir que d’abdiquer, par son attitude
ou par sa parole, si peu que ce soit de la grandeur d’un courage
invincible. On n’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et
mangé que de seulement demander que cela lui soit épargné.
On les traite très libéralement, afin que la vie leur soit d’autant
plus chère. Et on leur parle très souvent de leur mort future, des
tourments qu’ils auront à y endurer, des préparatifs que l’on fait
pour cela, de la façon dont leurs membres seront découpés, et
du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela, à seule fin de leur
arracher de la bouche quelque parole lâche ou vile, ou leur don– 309 –
ner envie de s’enfuir. Pour obtenir cet avantage de les avoir
épouvantés, et d’avoir triomphé de leur constance. Car en fait, à
tout prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire :
Il n’y a de véritable victoire que celle
Qui, domptant l’âme, force l’ennemi à s’avouer vaincu.
[Claudien, De sexto consulatu Honorii, v. 248]
30. Les Hongrois, autrefois, guerriers très belliqueux, ne
poussaient pas plus loin leur avantage quand ils avaient réduit
l’ennemi à leur merci. Et lui ayant arraché l’aveu de sa défaite,
ils le laissaient aller sans le maltraiter, et sans le rançonner.
Sauf, tout au plus, pour en obtenir l’engagement de ne plus
s’armer contre eux désormais.
31. Nous avons bien des avantages sur nos ennemis qui
sont des avantages que nous leurs empruntons et non les nôtres. C’est la qualité d’un portefaix, et non celle de la vaillance,
que d’avoir les bras et les jambes plus solides. C’est une qualité
figée et innée que l’agilité ; c’est un coup de chance que de faire
trébucher notre ennemi, et qu’il soit ébloui parce qu’il a le soleil
dans les yeux ; c’est un effet de l’art et du savoir, qui se peut
trouver chez un homme de rien et lâche, que d’être habile à
l’escrime. La valeur et le prix d’un homme réside dans son cœur
et dans sa volonté : c’est là que se trouve son honneur véritable.
La vaillance, c’est la fermeté, non pas des jambes ni des bras,
mais du cœur et de l’âme ; elle ne réside pas dans la valeur de
notre cheval, ni dans celle de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui tombe, et dont le courage ne faiblit pas, s’il est tombé, il
combat à genoux. [Sénèque, De providentia, II] Celui qui malgré le danger de la mort proche, nr relâche pas son assurance, et
regarde encore son ennemi, en rendant l’âme, d’un œil ferme et
dédaigneux, il n’est pas vaincu par nous, mais par le sort : il est
tué, mais non vaincu. Et les plus vaillants sont parfois les plus
infortunés.
– 310 –
32. Aussi y a-t-il des défaites qui sont des triomphes à
l’égal des victoires. Et même ces quatre victoires qui sont
comme sœurs, les plus belles que le soleil ait jamais vu de ses
yeux : celle de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n’ont
jamais osé opposer leur gloire même toutes ensemble à celle de
la défaite totale du roi Léonidas et des siens au défilé des Thermopyles.
33. Qui courut jamais, avec une plus glorieuse et plus
ambitieuse envie de gagner le combat, que le capitaine Ischolas
le fit pour le perdre ? Qui mit jamais plus d’intelligence et de
soin pour assurer son salut que lui sa perte ? Il était chargé de
défendre un passage du Péloponnèse contre les Arcadiens.
S’estimant tout à fait incapable de le faire, étant donné la nature
du lieu et l’inégalité des forces en présence, considérant que
tout ce qui se présenterait aux ennemis devrait nécessairement
demeurer sur le terrain, et estimant d’autre part indigne à la fois
de sa vaillance, de sa grandeur d’âme, et du nom de Lacédémonien, de faillir à la tâche qui lui était confiée, il prit un parti intermédiaire entre ces deux extrémités : il conserva les hommes
les plus jeunes et les plus valides de sa troupe pour la défense et
le service de leur pays, en les y renvoyant ; et avec ceux dont le
manque serait moins ressenti, il décida de défendre ce passage,
et par leur sacrifice, d’en faire payer l’entrée le plus chèrement
possible aux ennemis. Et c’est bien là ce qu’il advint en effet.
34. En effet, environnés de toutes parts par les Arcadiens,
dont ils firent d’abord un grand massacre, ils furent tous finalement, lui et les siens, passés au fil de l’épée. Existe-t-il un trophée, destiné à des vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? La véritable victoire s’obtient par le combat, non par le
salut ; et l’honneur de la valeur militaire consiste à combattre,
non à battre.
35. Pour en revenir à notre histoire de Cannibales, il s’en
faut de beaucoup que les prisonniers s’avouent vaincus, malgré
tout ce qu’on leur fait subir ; au contraire, durant les deux ou
– 311 –
trois mois qu’on les garde, ils affichent de la gaieté, ils pressent
leurs maîtres de se hâter de leur faire subir l’épreuve finale, ils
les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté, et le nombre de batailles perdues contre les leurs. Je possède une chanson faite par un prisonnier, où l’on trouve ce trait ironique, leur
disant qu’ils viennent hardiment tous autant qu’ils sont, et se
réunissent pour faire leur dîner de lui, car ils mangeront du
même coup leur père et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de
nourriture à son corps…
« Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les
vôtres, pauvres fous que vous êtes. Vous ne reconnaissez pas
que la substance des membres de vos ancêtres y est encore !
Savourez-les bien, et vous y trouverez le goût de votre propre
chair ».
Voilà une idée qui ne relève pas de la « barbarie ».
36. Ceux qui les peignent quand ils sont mis à mort, et qui
les représentent quand on les assomme, montrent le prisonnier
crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant des grimaces. Et de fait, ils ne cessent, jusqu’à leur dernier soupir, de
les braver et de les défier, par la parole et par leur contenance.
Sans mentir, en comparaison de nous, voilà des hommes bien
sauvages. Car il faut, ou bien qu’ils le soient vraiment, ou que ce
soit nous : il y a une distance étonnante entre leur façon d’être
et la nôtre.
37. Les hommes ont dans ce pays plusieurs femmes, et en
ont un nombre d’autant plus grand que leur réputation de vaillance est plus grande. C’est une chose vraiment remarquable
dans leurs mariages : si la jalousie de nos épouses nous prive de
l’amour et de la bienveillance des autres femmes, chez ces genslà au contraire, c’est la jalousie qui favorise de telles relations.
Plus soucieuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre
chose, elles s’efforcent et mettent toute leur sollicitude à avoir le
plus de compagnes qu’elles le peuvent, car c’est un signe de la
vaillance du mari.
– 312 –
38. Les nôtres crieront au miracle ; mais ce n’est pas cela.
C’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut
niveau. D’ailleurs dans la Bible, Léa, Rachel, Sarah, et les femmes de Jacob mirent leurs belles servantes à la disposition de
leurs maris, et Livia favorisa les appétits d’Auguste, à son propre détriment. La femme du roi Dejotarus, Stratonique, ne
fournit pas seulement à son mari une fille de chambre fort belle,
qui était à son service, mais éleva soigneusement leurs enfants,
et les aida pour la succession de leur père.
39. Et pour qu’on n’aille pas s’imaginer que tout cela se
fait à cause d’une simple servilité à l’égard des usages, et sous la
pression de l’autorité de leurs anciennes coutumes, sans réflexion ni jugement, et parce qu’ils auraient l’esprit tellement
stupide qu’ils ne sauraient prendre un autre parti, il faut montrer quelques uns des traits de leur intelligence. Outre celui que
je viens de rapporter de l’une de leurs chansons guerrières, en
voici une autre, d’amour cette fois, qui commence ainsi : « Couleuvre arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, afin que ma sœur
prenne ton image comme modèle pour la forme et la façon d’un
riche cordon que je donnerai à mon amie ; et qu’ainsi à tout jamais ta beauté et ta prestance soient préférées à celles de tous
les autres serpents. »
40. Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or
je suis assez familier de la poésie pour dire que ceci, non seulement n’est en rien « barbare », mais que c’est même tout à fait
dans le genre anacréontique. Leur langage, au demeurant, est
un langage doux, dont le son est agréable, et qui tire un peu sur
le grec par ses terminaisons.
41. Trois d’entre eux vinrent à Rouen, au moment où feu
le roi Charles IX s’y trouvait. Ils ignoraient combien cela pourrait nuire plus tard à leur tranquillité et à leur bonheur que de
connaître les corruptions de chez nous, et ne songèrent pas un
instant que de cette fréquentation puisse venir leur ruine, que je
devine pourtant déjà bien avancée (car ils sont bien misérables
– 313 –
de s’être laissés séduire par le désir de la nouveauté, et d’avoir
quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre). Le roi
leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste,
ce que c’est qu’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir ce qu’ils avaient
trouvé de plus surprenant. Ils répondirent trois choses ; j’ai oublié la troisième et j’en suis bien mécontent. Mais j’ai encore les
deux autres en mémoire : ils dirent qu’ils trouvaient d’abord
très étrange que tant d’hommes portant la barbe, grands, forts
et armés (ils parlaient certainement des Suisses de sa garde), et
qui entouraient le roi, acceptent d’obéir à un enfant et qu’on ne
choisisse pas plutôt l’un d’entre eux pour les commander.
42. Deuxièmement (dans leur langage, ils divisent les
hommes en deux « moitiés ») ils dirent qu’ils avaient remarqué
qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes
sortes de commodités, alors que ceux de l’autre « moitié » mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; ils
trouvaient donc étrange que ces « moitiés »-là puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons.
43. J’ai parlé à l’un d’entre eux fort longtemps ; mais
j’avais un interprète qui me suivait si mal, et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes idées, que je ne pus guère
tirer de plaisir de cette conversation 390. Comme je lui deman-
390
Variantes : Dans l’édition de 1595, contrairement aux deux autres, on trouve :
« que je n’en peus tirer rien qui vaille. » ce qui est assez contradictoire avec la suite, puisque Montaigne donne tout de même quelques
précisions tirées de sa conversation... Par ailleurs, comme l’« exemplaire
de Bordeaux » ne comporte aucune correction de cette nature, il faut en
conclure, soit que les éditeurs de 1595 avaient entre les mains une autre
édition annotée (ce qui est peu vraisemblable), soit qu’ils ont par inadvertance ou délibérément modifié ici le texte de Montaigne... C’est pour-
– 314 –
dais quel bénéfice il tirait de la supériorité qu’il avait parmi les
siens (car c’était un capitaine, et nos matelots l’appelaient
« Roi »), il me dit que c’était de marcher le premier à la guerre.
Pour me dire de combien d’hommes il était suivi, il me montra
un certain espace, pour signifier que c’était autant qu’on pourrait en mettre là, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille
hommes. Quand je lui demandai si en dehors de la guerre, toute
son autorité prenait fin, il répondit que ce qui lui en restait,
c’était que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui,
on lui traçait des sentiers à travers les fourrés de leurs bois,
pour qu’il puisse y passer commodément.
44. Tout cela n’est pas si mal. Mais quoi ! ils ne portent
pas de pantalon.
quoi je suis la leçon des éditions de 1580 et 1588 sur ce point dans ma
traduction.
– 315 –
Chapitre 38
Sur la solitude.
1.
Laissons de côté la classique comparaison 414 de la vie
solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt
personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache
l’ambition et la cupidité ? Osons nous en rapporter là-dessus à
ceux qui mènent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience : les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutôt recherchées, au contraire, pour tirer
du public un profit personnel ? Les mauvais moyens par lesquels, à notre époque, on y parvient, montrent bien que
l’objectif est peu louable. Et répondons à l’ambition que c’est
elle-même qui nous donne le goût de la solitude. Car fuit-elle
rien tant que la société ? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les
coudées franches ?
2. On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot
de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit
l’Ecclésiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon » :
Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant
Que de portes à Thèbes ou de bouches au Nil.
[Juvénal, XIII, 26-27]
414
Cette comparaison était en effet un lieu commun au XVIe siècle,
après Platon, Aristote et Cicéron.
– 347 –
Alors, dans la foule, la contagion est très dangereuse : il
faut imiter les vicieux, ou les haïr. Mais les deux attitudes sont
dangereuses : soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont différents de
nous.
3. Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller à ce que ceux qui montent à bord du même vaisseau ne
soient ni dissolus, ni blasphémateurs, ni méchants, car ils estiment qu’une telle société ne peut leur porter chance.
4. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant à ceux qui
partageaient avec lui le danger d’une grande tempête, et appelaient les dieux à leur secours : « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici avec moi ! »
Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi
des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, étant en
extrême péril lors d’une tempête, prit sur ses épaules un jeune
garçon : leur sort devenant commun, il voulait se servir de son
innocence comme garantie et comme recommandation envers
la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie.
5. Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout
content, et même seul dans la foule d’un palais : mais s’il a le
choix, il en fuira, dit-il, même la vue415. Il supportera cela s’il le
faut, mais s’il en a la liberté, c’est la deuxième attitude qu’il
choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment détaché des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres.
Charondas punissait comme mauvais ceux qui étaient
connus pour vivre en mauvaise compagnie.
6. Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable à la fois
que l’homme : il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisthène ne semble pas avoir approuvé celui qui lui reprochait de
415 Sénèque, Épitres, VII.
– 348 –
fréquenter de mauvaises gens, car il lui dit : « les médecins vivent bien parmi les malades ! S’ils améliorent la santé de leurs
patients, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies.
7.
Le but de la solitude, il me semble, est tout à la fois de
vivre plus tranquillement et mieux à son aise. Mais on n’en
cherche pas toujours bien le chemin : on croit souvent avoir
quitté les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a
guère moins de soucis à gérer une famille qu’à gérer un état tout
entier. Si l’esprit est occupé par si peu que ce soit, il l’est complètement. Et pour être moins importantes, les occupations
domestiques n’en sont pas moins importunes… Si nous nous
sommes débarrassés de la justice et du négoce, nous ne sommes
pas pour autant débarrassés des principaux soucis de notre vie.
C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines,
Non les lieux d’où l’on voit l’horizon marin.
[Horace, Épîtres, I, II, 25-26]
8. L’ambition, la cupidité, l’irrésolution, la peur et la
concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir changé de
pays :
Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier.
[Horace, Odes, III, i, 40]
Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et les
écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les grottes, ni la chemise
de crin 416, ni les jeûnes, ne nous en détachent :
Une flèche mortelle au flanc reste attachée.
416
Montaigne écrit : « la here » ; bien que le mot « haire » soit encore dans nos dictionnaires avec le sens de « grossière chemise de poils
de chèvre, de crin, portée à même la peau par esprit de mortification ou
de pénitence » (Petit Robert), l’usage du mot est rarissime, et j’ai préféré
en donner directement le sens succinct.
– 349 –
[Virgile, Énéide, IV, 73]
9. On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère
amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené
avec lui. »
Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher ?
En quittant son pays, ne se fuit-on pas ?
[Horace, Odes, II, XVI, 18-20]
10. Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du
poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ;
de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de
bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait
qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de
même que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite
et les secoue. On voit par là que ce n’est pas assez de s’être mis à
l’écart du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il
faut, c’est s’écarter des manières d’être du peuple : il faut se séquestrer soi-même et s’en remettre à soi.
Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous.
Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaîne :
Dans sa fuite, il en traîne un long bout à son cou.
[Perse, V, 158-160]
11. Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une
entière liberté, puisque nous regardons encore ce que nous
avons laissé, et que nous en avons la tête pleine.
Mais si notre cœur n’est purifié, quels combats,
Quels dangers devrons-nous affronter malgré nous ?
Quels soucis violents dès lors déchirent l’homme
Tourmenté de passions, quelles terreurs aussi !
Combien l’orgueil, la débauche, l’emportement
Exercent de ravages ! Et le faste, et la paresse ! [Lucrèce, V,
43-48]
– 350 –
Notre mal est en notre âme ; et elle ne peut échapper à ellemême.
12. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en ellemême : c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au
milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus
commodément à l’écart.
13. Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et
donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre
contentement ne dépende que de nous : déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous
pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise.
14. Stilpon avait échappé à l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. Démétrios
Poliorcète, voyant qu’il n’avait pas l’air effrayé par un tel désastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il répondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu
qui lui fût propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisthène, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent échapper avec lui au naufrage.
15. Certes l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-même. Quand la ville de Nola fut saccagée par les Barbares, Paulin, qui en était l’évêque, qui avait tout perdu et qui
était leur prisonnier, adressa cette prière à Dieu : « Seigneur,
garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore
touché à rien de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient
riche, et les biens qui le faisaient bon étaient encore préservés.
Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui puissent
échapper aux atteintes et de les cacher en un lieu où personne
n’aille, et qui ne puisse être révélé que par nous-mêmes. Il faut
avoir femmes, enfants, biens, et surtout la santé si l’on peut,
mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende.
– 351 –
16. Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous,
vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie
liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est
là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes,
et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec
des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et
rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans
biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le
moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose
nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur ellemême ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et
de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse,
Sois dans la solitude une foule à toi-même.
[Tibulle, IV, xiii, 12]
La vertu se contente d’elle-même : sans règles, sans paroles, sans rien faire.
17. Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur
mille qui nous concerne vraiment 417. Celui qu’on voit grimpant
après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux
coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim
et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la
porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes ? C’est plutôt
pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe
nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices
de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés 418,
417
A. Lanly traduit par « notre profit particulier ». je ne crois pas
que l’on puisse aller jusque-là ; Montaigne dit : « pas une qui nous regarde ».
418
Montaigne emploie les mots « savants » de « pituiteux » et
« chassieux ». Littré dit pour « pituite » : « mucosités venant de
– 352 –
crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un
homme de bien, plus heureux et plus sage ? Pas du tout. Il y
mourra, ou bien enseignera à la postérité la scansion des vers de
Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. Qui n’échange
volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la
gloire ? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus
fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort
ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de
celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si
nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons
encore à notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la
tête, celles de nos voisins et de nos amis.
Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tête
D’aimer quelque objet plus que lui-même ?
[Térence, Adelphes, I, i, 38-39]
18. La solitude me semble avoir plus de raison et de sens
pour ceux qui ont voué le meilleur de leurs années à la société,
comme ce fut le cas pour Thalès.
19. C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous
au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et
notre bien-être419 nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas
une petite affaire que de se retirer 420 en lieu sûr, et cela va nous
l’estomac et rejetées chaque matin. » Et pour « chassieux » : « qui a une
humeur jaunâtre sur les paupières ».
419
Traduction : « aise ». Faut-il comprendre « bonheur » comme
le fait A. Lanly ? Cela me semble un peu forcé. Mais « confort » serait
trop moderne… « bien-être » ou « contentement », plutôt.
420
Montaigne écrit « sa retraicte » et A. Lanly traduit « organiser
sûrement sa retraite ». Mais « retraite » me semble aujourd’hui un terme
trop « marqué » pour ne pas sembler anachronique… J’ai préféré employer « se retirer », qui est moins connoté.
– 353 –
occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre
chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite
congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nousmêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant,
et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même.
C’est-à-dire : être en relation avec tout, mais non pas joint et
collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou
sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du
monde la plus importante, c’est de savoir être à soi.
20. Il est temps de nous séparer de la société puisque
nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter
doit s’interdire d’emprunter. Nos forces déclinent : gardons-les
pour nous, rassemblons-les en nous. Si l’on peut retourner la
situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient
les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous
rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se
garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. Il faut
se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire
un faux-pas en leur présence sans en avoir honte. « Il est rare
en effet qu’on se respecte assez soi-même » [Quintilien, X, vii].
21. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les
hommes mûrs s’exercer à bien faire, et les vieux se retirer de
toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans être obligés à rien.
22. Il y a des gens plus aptes que les autres à mettre en
œuvre ces préceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui
sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une
sensibilité et une volonté délicates, qui ne se plient pas et ne se
laissent pas aisément exploiter par les autres, seront mieux à
même, par leur nature et leur comportement, à suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occupés, qui embrassent tout
– 354 –
à la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout,
s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut
se servir de ces avantages fortuits et extérieurs à nous dans la
mesure où ils nous sont agréables, mais sans en faire la base de
notre existence, car cela ne l’est pas : ni la raison ni la nature ne
l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui ?
23. C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper
aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous
pouvons disposer, comme certains l’ont fait par dévotion, et
quelques philosophes par conviction : se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens à la rivière,
rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie
pour gagner la béatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur
la dernière marche pour éviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite
elle-même quelque chose de glorieux et d’exemplaire.
Sans fortune je vante un petit avoir sûr,
Et suis content de peu ; mais qu’un destin meilleur
Me donne l’opulence, alors je dis bien haut
Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux
Dont les revenus sont fondés en bonne terre.
[Horace, Épîtres, I, xv, 42-46]
24. Je trouve qu’il y a bien assez à faire sans aller si
loin 421. Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me préparer à ses retournements, et envisager, étant bien à mon aise,
le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagina-
421
P. Villey fait remarquer que Sénèque, déjà… Mais on n’en finirait pas de relever les similitudes de pensée – et d’ailleurs Montaigne ne
s’en cache pas, qui cite sans cesse ses auteurs ! Là où il est original, ce
n’est que rarement dans sa « pensée », mais dans la façon plus narquoise
et plus « terrienne » qu’il a, souvent, de la présenter. Et dans sa langue à
lui…
– 355 –
tion y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons à
la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois.
25. Je n’estime pas que le philosophe Arcésilas soit moins
vertueux parce que je sais qu’il a utilisé de la vaisselle d’or et
d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus
au contraire parce qu’il en a usé modérément et avec libéralité,
que s’il s’en était privé.
26. Je vois quelles sont les limites de la nécessité naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent
plus enjoué et en meilleure santé que moi 422, je me mets à sa
place ; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant
ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la
pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est
plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas
croire qu’un esprit borné fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les
effets du raisonnement ne puissent parvenir à égaler ceux de
l’accoutumance. Alors sachant combien les commodités de
l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas,
pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir : qu’il me rende content de
moi-même et du bien dont je puis être la cause.
27. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont néanmoins dans leur malle quantité de pilules pour les avoir sous la
main quand le rhume les attaquera ; rhume qu’ils craignent
d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du remède
qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire ; et mieux encore, si on se
sent sujet à quelque maladie plus grave, se munir des médicaments qui calment et endorment la partie malade.
422
On retrouve ici une sorte de variante du thème du « bon sau-
vage »…
– 356 –
28. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée
ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions
venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux
affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération :
Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens.
[Horace, Épîtres, I, i, 19]
Car sinon c’est une tâche d’esclave que le soin du ménage,
comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le
soin du jardin, que Xénophon attribue à Cyrus. Et il doit être
possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse
et vile, astreignante et préoccupante, dans laquelle sombrent les
hommes qui s’y consacrent entièrement, et cette profonde et
extrême nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller
à l’abandon.
Démocrite au troupeau laisse manger ses blés,
Tandis que son esprit vogue loin de son corps.
Horace, Épîtres, I, xii, 12]
29. Mais écoutons plutôt ce conseil que donne Pline Le
Jeune à Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude 423 : « Je te conseille, dans cette complète et opulente retraite où tu te trouves, de laisser à tes gens le soin de la maison,
sordide et détestable, et de t’adonner à l’étude des lettres, pour
faire quelque chose qui soit totalement à toi. » Il s’agit pour lui
de la réputation, de même que Cicéron, qui disait vouloir employer sa solitude et son détachement des affaires publiques
pour obtenir par ses écrits une vie immortelle.
Ton savoir n’est-il rien dès qu’il laisse ignorer
Aux autres que tu sais ?
423 in Lettres, I, 3.
– 357 –
[Perse, I, 23-24]
30. Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du
monde, de regarder au-delà de lui. Mais ceux dont je viens de
parler ne le font qu’à demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus ; mais par une ridicule contradiction, ils prétendent récolter les fruits de leur dessein dans un
monde dont ils seront absents ! L’idée de ceux qui, par dévotion,
recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude
des promesses divines dans l’autre vie, est plus cohérente. Ils se
donnent Dieu comme but, lui dont la bonté et la puissance sont
infinies. L’âme peut trouver en lui de quoi rassasier ses désirs
en toute liberté. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent à obtenir une santé 424 et une félicité éternelles ;
et la mort vient à point, puisqu’elle marque le passage à un état
aussi parfait. La rigueur de leurs règles est vite atténuée par
l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis
par leur dénégation, car rien ne les entretient tant que leur
usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalité, mérite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agréments de la nôtre. Et celui qui
peut embraser son âme de cette foi et de cette espérance si vives, réellement et constamment, se construit, dans la solitude,
une vie voluptueuse et délicieuse, bien au-delà de toute autre vie
possible.
31. En fin de compte, ni le but fixé par Pline, ni le moyen
qu’il indique ne me contentent : c’est remplacer la fièvre par la
fébrilité ! Écrire des livres est un travail aussi pénible que les
autres. Et aussi mauvais pour la santé, ce dont il faut surtout
tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir
424 Traduction : que faut-il entendre ici par « santé » ? Est-ce le fait
d’être « en bonne santé », ou bien la « pureté » comme le comprend A.
Lanly ? Je choisis la première interprétation, qui me semble justifiée
dans son opposition avec les « douleurs, les peines ».
– 358 –
qu’on y prend, car c’est ce plaisir-là qui cause la perte de celui
qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et
de l’ambitieux425. Les sages nous apprennent pourtant à nous
garder de la trahison que nous causent nos appétits, et à discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mêlés et frelatés de
peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et
nous embrassent pour mieux nous étrangler, comme faisaient
les brigands que les Égyptiens appelaient « Philistes 426 ». Si le
mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de
trop boire ! Mais la volupté, pour nos tromper, vient d’abord, et
nous cache la suite. Les livres sont agréables, mais si à cause de
leur fréquentation nous finissons par en perdre la gaieté et la
santé, qui sont nos biens les plus précieux, quittons-les : je suis
de ceux qui pensent que leur bénéfice ne peut compenser cette
perte 427.
32. De même que ceux qui se sentent affaiblis depuis
longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre
à la médecine, qui leur prescrit certaines règles de vie à respecter, de même celui qui se retire, dégoûté qu’il est de la vie en
société, doit se soumettre aux lois de la raison, et préparer en y
réfléchissant à l’avance la façon d’ordonner cette nouvelle exis-
425
Donc pour Montaigne, tous ceux qui « s’investissent trop » dirions-nous. Le texte dit « le mesnager ». P. Villey indique en note « celui
qui administre ses biens avec économie ». A. Lanly développe encore en
traduisant : « celui qui administre sa maison et ses biens avec économie »… C’est à mon avis aller un peu loin. Je me borne à rendre l’idée de
Montaigne par « celui qui s’occupe trop de sa maison ».
426
la source est dans Sénèque, Épîtres, LI. Selon A. Lanly (I, 262,
note 66), Sénèque écrit « Philètes ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux » on lit bien « Philistas ».
427
Montaigne devance ici Cervantès ! Don Quichotte ne paraîtra
qu’en 1605, et n’aurait été conçu que vers 1597…
– 359 –
tence. Il doit avoir pris congé de toute espèce de peine 428, quelle
que soit son apparence, et d’une façon générale, fuir toutes les
passions qui nuisent à la tranquillité du corps et de l’âme, puis
choisir son chemin selon son caractère.
Unus quisque sua noverit ire via. 429
[Properce, II, 25]
33. Aux affaires domestiques, à l’étude, à la chasse,
comme à tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’à l’extrême
limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, là où la
souffrance commence à poindre. Il ne faut accorder à sa besogne que ce qui est nécessaire pour se tenir en bon état 430, et se
préserver des inconvénients que recèle, à l’extrême inverse,
l’oisiveté molle et assoupie. Il y a des sciences stériles et difficiles, qui la plupart du temps sont destinées à la foule ; il faut les
laisser à ceux qui ont des fonctions dans la société. Pour moi, je
n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent
agréablement, ou ceux qui me consolent et m’aident à régler ma
vie et ma mort.
En silence je vais en des bois salutaires
Occupé de ce dont s’occupe un sage, un honnête homme.
[Properce, II, 25]
34. Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge
428
Montaigne écrit ici : « toute espèce de travail » ; il ne s’agit évidemment pas d’un « emploi » qu’il faudrait quitter, mais d’une peine,
une souffrance, car le mot « travail », dérivé de celui d’un instrument de
torture avait à l’origine ce sens !
429
Ici Montaigne a donné la traduction du vers latin avant de le citer, ce qui est assez rare.
430 Nous dirions aujourd’hui « en forme ».
– 360 –
m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux,
j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le
mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour
conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des
mains, les uns après les autres 431.
Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est à nous ;
Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable.
[Perse, V, 252]
35. Et quant au but que Pline et Cicéron nous proposent,
la gloire, cela ne fait pas mon compte ; la disposition d’esprit la
plus contraire à une vie retirée, c’est l’ambition. La gloire et le
repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le même toit. Et
à ce que je vois, ces gens-là n’ont que les bras et les jambes hors
de la société : leur âme et leur intention y demeurent plus engagées que jamais.
Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreilles
des autres ?
[Perse, I, 19]
36. Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire
une percée plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus
d’élan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court ?
Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux
écoles très différentes, et écrivant, l’un à Idoménée 432, l’autre à
Lucilius433, qui sont leurs amis, pour les inciter à abandonner
les affaires de la société et se retirer dans la solitude : « Vous
431
Dans l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade (1965), une
note (p. 241) indique que « l’édition de 1588 portait : …et les alonger de
toute notre puissance[…] »avec une citation latine différente. En fait il
s’agit de l’édition de 1580, et non de 1588.
432 Épicure écrit à Idoménée qui a été son élève.
433 Il s’agit de Sénèque, dans
les « Lettres à Lucilius ».
– 361 –
avez vécu jusqu’à présent, disent-ils, en nageant et flottant ; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacré l’essentiel
de votre vie à la lumière, accordez le reste à l’obscurité. Il est
impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez
le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renommée et
de votre gloire. Il est à craindre que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre
tanière. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de
l’approbation d’autrui ; et quant à votre savoir et votre compétence, ne vous inquiétez pas, ils ne perdront pas leur valeur si
vous en tirez plus pour vous-même.
37. Souvenez-vous de celui à qui on demandait pourquoi
il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait guère séduire beaucoup de gens : « il me suffit de peu, répondit-il, un
seul amateur me suffit, et même aucun ». Il disait vrai : un ami
et vous-même, vous faites un théâtre bien suffisant l’un pour
l’autre, et même vous seul pour vous-même. Que le public vous
soit comme un seul et un seul comme le public ; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son détachement
des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il
faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces à la
porte de leur tanière. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus
de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous
parler à vous-même. Retirez-vous en vous-même, mais préparez-vous d’abord à vous y accueillir : ce serait folie de vous fier à
vous-même si vous ne savez pas vous gouverner.
38. On peut faire des erreurs dans la solitude comme
dans la société. Jusqu’à ce que vous n’osiez broncher devant
vous-même, jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vousmême, emplissez votre esprit d’images vertueuses, représentezvous toujours Caton, Phocion et Aristide, en présence desquels
même les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrôleurs de toutes vos intentions : si elles se détraquent, le respect
que vous avez envers eux les remettra sur la bonne voie ; ils
vous y maintiendront, et vous aideront à vous contenter de
– 362 –
vous-même, de n’emprunter rien qu’à vous, de tenir fermement
votre âme dans des réflexions mesurées où elle puisse se plaire,
et connaissant le véritable bien, dont on jouit à mesure qu’on le
découvre, s’en contenter, sans désirer prolonger sa vie ni son
nom. Voilà le conseil de la philosophie naturelle et véritable,
non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme
celle de Pline et de Cicéron 434.
434
Le texte dit seulement : « celle des deux premiers ». Mais à
mon avis, une véritable traduction doit épargner au lecteur d’avoir à remonter aussi haut dans le texte… Montaigne ne se souciait guère de cela.
– 363 –
Chapitre 47
Sur l’incertitude de notre jugement.
1.
C’est bien ce que signifie ce vers :
Il y a bien des façons de parler de tout, et pour et contre. 503
Prenons un exemple :
Hannibal fut vainqueur, mais ne sut profiter ensuite de sa
victoire.
[Pétrarque, sonnet 82] 504
2. Si l’on veut se ranger dans le clan de ceux qui, comme
nos gens, considèrent que c’était une faute de n’avoir pas poursuivi notre percée, dernièrement, à Moncontour ; ou si l’on veut
blâmer le roi d’Espagne de n’avoir pas su exploiter l’avantage
qu’il eut contre nous à Saint-Quentin 505, alors on peut dire que
cette faute est due à une âme enivrée de sa bonne fortune, et
d’un cœur qui, rempli de ce commencement de succès, perd le
goût de vouloir l’accroître, parce qu’il est déjà bien trop occupé à
digérer ce qu’il a obtenu. Il est comblé, il ne peut en saisir davantage, indigne qu’il est du sort qui lui a mis un tel bien entre
503
Ce vers est dans « l’Iliade », XX, 249. Montaigne le traduit luimême ce qui est assez rare.
504 C’est la reprise par le poète
d’un mot très connu de Tite-Live.
505
L’armée française avait été battue par les Espagnols à SaintQuentin qu’elle tentait de débloquer. Le duc de Savoie, qui commandait
l’armée de Philippe II le roi d’Espagne, conseilla à ce dernier de marcher
sur Paris, mais Philippe II se contenta d’achever le siège.
– 437 –
les mains. Car en effet, quel profit tirera-t-il de sa victoire, s’il
donne à son ennemi le moyen de se remettre d’aplomb ? Quel
espoir peut-on nourrir qu’il ose encore attaquer ceux-ci une fois
ralliés et remis en ordre, animés maintenant par le dépit et la
soif de vengeance, s’il n’a pas osé ou su les poursuivre quand ils
étaient en déroute et effrayés ? Quand le sort est brûlant et que
tout cède à la terreur.
[Lucain, La Pharsale, Vii, 734]
3. Mais que peut-il attendre, après tout, de mieux que ce
qu’il vient de perdre ? Ce n’est ici comme à l’escrime, où c’est le
nombre des « touches » qui donne la victoire : tant que l’ennemi
est debout, il faut recommencer de plus belle. Et il n’y a de victoire que si la guerre prend fin avec elle.
Dans l’escarmouche où il fut en difficulté, près de la ville
d’Oricum, César fit des reproches aux soldats de Pompée, disant
qu’il eût été perdu si leur capitaine avait su vaincre ; et quand ce
fut son tour d’avoir le dessus, il le força bien autrement à jouer
de ses éperons.
4. Mais ne pourrait-on dire aussi le contraire ? Que ne
savoir mettre fin à son ambition n’est que l’effet d’un esprit agité et insatiable ; que c’est abuser des faveurs de Dieu que de
vouloir leur faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et que
de se jeter de nouveau au devant du danger après la victoire,
c’est la remettre encore une fois à la merci du hasard ; et
qu’enfin, l’une des plus grandes sagesses dans l’art militaire
consiste à ne jamais pousser son ennemi au désespoir.
5. Sylla et Marius, pendant la guerre sociale 506, ayant
défait les Marses et voyant encore une troupe de ces ennemis
506
On a appelé « guerre socilae » la guerre menée contre les peuples italiens jusque-là alliés de Rome et qui s’étaient révoltés contre sa
domination. Marius et Sylla y rivalisèrent de gloire, et ce fut là la source
de leur animosité.
– 438 –
qui, par désespoir, revenait se jeter sur eux, comme des bêtes
furieuses, jugèrent qu’il valait mieux ne pas les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eût emporté à poursuivre trop
furieusement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eût pas
souillée par sa mort. Mais c’est pourtant la mémoire de son
exemple encore récent qui permit à Monsieur d’Enghien de se
garder d’un malheur semblable à Cérisoles 507.
6. Il est dangereux d’attaquer un homme à qui vous avez
ôté toute autre moyen de vous échapper que les armes, car c’est
une violente maîtresse d’école que la nécessité : « elles sont terribles, les morsures de la nécessité, quand on l’a irritée ». [Portius Latro, Declamationes]
Celui qui provoque l’ennemi et met en jeu sa vie lui fait
payer cher la victoire.
[Lucain, La Pharsale, IV, 275]
7.
Voilà pourquoi Pharax empêcha le roi de Lacédémone, qui venait de remporter la bataille contre les Mantinéens,
d’aller affronter le millier d’Argiens qui avaient échappé sans
dommage à la défaite de leur armée ; en les laissant filer librement, au contraire, il évita de mettre à l’épreuve leur courage
aiguillonné et irrité par le malheur.
Clodomir roi d’Aquitaine, après sa victoire, poursuivit
Gondemar roi de Bourgogne qui s’enfuyait, et le força à faire
face : son obstination lui ôta le fruit de sa victoire, car il mourut
dans l’engagement.
8. De même, si l’on devait choisir entre une troupe richement et somptueusement armée ou armée seulement du
strict nécessaire, il faudrait choisir la première ; c’était l’avis de
Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et d’autres encore, que
507
François de Bourbon, comte d’Enghien, battit à Cérisoles en
1544 le marquis de Vasto, capitaine de Charles-Quint, et qui gouvernait le
Milanais. (d’après A. Lanly, I, 302, note 10)
– 439 –
c’est toujours un moyen d’aiguillonner le goût de l’honneur et de
la gloire chez le soldat que de se voir si bien paré, et une raison
pour lui d’être plus acharné dans les combats, puisqu’il a ses
armes à sauver, qu’il considère comme son bien et son héritage.
9. Xénophon dit que c’est la raison pour laquelle les
Asiatiques emmenaient avec eux à la guerre leurs femmes et
leurs concubines, avec leurs bijoux et leurs richesses les plus
précieuses. Mais on pourrait aussi penser, d’un autre côté, que
l’on doive plutôt enlever au soldat le souci de se conserver en
vie, plutôt que de le renforcer, car il craindra d’autant plus de
prendre des risques s’il est richement armé. De plus, ce riche
butin ne fera que renforcer chez l’ennemi le désir de la victoire,
et l’on a remarqué que à certains moments, cela encouragea vivement les Romains dans leur combat contre les Samnites.
10. Antiochos, montrant à Hannibal l’armée qu’il préparait contre les Romains, riche et avec de magnifiques équipements, lui demanda : « Les Romains se contenteront-ils de cette
armée ? – S’ils s’en contenteront ? répondit Hannibal. C’est sûr
et certain, si cupides soient-ils. »
11. Lycurgue défendait à ses compatriotes non seulement
d’avoir des équipages somptueux, mais aussi de dépouiller leurs
ennemis vaincus ; il voulait, disait-il, « que la pauvreté et la frugalité soient autant à l’honneur que la bataille elle-même. »
12. Pendant les sièges comme en d’autres occasions,
quand nous pouvons approcher l’ennemi, nous permettons volontiers aux soldats de le braver, de le mépriser, de l’injurier de
toutes sortes de façons, et non sans quelque apparence de raison. Car ce n’est pas rien que de leur ôter toute espérance de
grâce et d’arrangements en leur montrant qu’il n’est plus question d’attendre cela de celui qu’ils ont si fort outragé, et que le
seul remède possible est maintenant la victoire.
13. Mais cela tourna mal pour Vitellius. Ayant affaire à
Othon, rendu plus faible que lui par le peu de valeur de ses sol– 440 –
dats, qui avaient perdu depuis longtemps l’habitude de se battre, et amollis par les plaisirs de la ville, il les irrita tellement,
par ses paroles blessantes, qui leur reprochaient leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient pour les femmes et les fêtes de
Rome, qu’il leur remit ainsi du cœur au ventre, ce qu’aucune
exhortation n’avait pu faire. Il les attira lui-même en somme là
où on ne pouvait réussir à les pousser. Et il est vrai que quand
ce sont des injures qui touchent au vif, elles peuvent aisément
faire que celui qui allait mollement au combat pour la cause de
son roi y aille d’une toute autre ardeur pour la sienne propre.
14. Si l’on considère combien est importante la sauvegarde d’un chef dans une armée, et que c’est lui, dont tous les
autres dépendent, que vise particulièrement l’ennemi, il semble
que l’on ne puisse contester la décision prise par plusieurs
grands capitaines de se travestir et déguiser508 au moment de la
mêlée. Malgré tout, l’inconvénient que l’on risque de rencontrer
dans ce cas, n’est pas moindre que celui qu’on cherche à éviter :
le capitaine ne pouvant plus être reconnu par les siens, le courage qu’ils puisent dans son exemple et dans sa présence leur
fait du même coup défaut ; ne voyant plus les marques et les
enseignes dont ils ont l’habitude, ils pensent qu’il est mort ou
bien qu’il s’est enfui, n’ayant plus d’espoir en l’issue de la bataille. L’expérience montre que tantôt c’est l’une des deux attitudes qui réussit, et tantôt l’autre.
15. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il soutint
contre le consul Levinus en Italie nous présente l’une et l’autre
face de la chose. Car pour avoir voulu se cacher en prenant les
armes de Démogaclès et lui donnant les siennes, il sauva certainement sa vie, mais il faillit bien aussi perdre cette bataille.
508
Montaigne utilise ici deux termes voisins pour une même idée.
C’est un tour extrêmement fréquent chez lui, et qu’il n’est pas facile de
rendre en français d’aujourd’hui sans encourir le reproche de redondance.
– 441 –
Alexandre, César et Lucullus aimaient se faire remarquer
au combat avec des tenues et des armes riches, d’une couleur
brillante et particulière. Agis, Agésilas et le grand Gylipos, au
contraire, allaient au combat vêtus de façon ordinaire, sans
leurs atours impériaux.
16. Parmi les reproches faits à Pompée à propos de la bataille de Pharsale, il y a celui d’avoir arrêté son armée pour attendre l’ennemi de pied ferme. Et je reprends ici les mots de
Plutarque lui-même, qui valent mieux que les miens : « parce
que cela affaiblit la violence que la course donne aux premiers
coups, et en même temps enlève l’élan qui jette les combattants
les uns contre les autres, et qui d’ordinaire les remplit d’impétuosité et de fureur plus que toute autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer brutalement, et que leur courage s’accroît
sous l’effet de la course et des cris ; au contraire cette immobilité fait que leur ardeur est en quelque sorte refroidie et figée. ».
17. Voilà donc ce que dit Plutarque à propos de cette attitude. Mais si César avait perdu ? N’aurait-on pas pu dire aussi
bien, au contraire, que la plus forte et solide position est celle
dans laquelle on se tient planté sans bouger, et que celui qui est
immobile, rassemblant sa force en lui-même et l’économisant,
possède un grand avantage sur celui qui est en mouvement, et
qui a déjà gaspillé à la course la moitié de son souffle ? Outre
qu’il est impossible à une armée, qui est un corps fait de tant de
pièces diverses, de se mettre en branle avec cette furie, en un
mouvement bien ordonné, sans altérer ni rompre son ordonnance, et que le plus agile ne soit déjà au contact de l’ennemi
avant même que son compagnon ne puisse le secourir.
18. Lors de cette mauvaise bataille des deux frères perses,
Cyrus et Artaxerxès, le Lacédémonien Cléarque qui commandait
les grecs ralliés à Cyrus les mena tranquillement à l’attaque,
sans se hâter. Mais à cinquante pas du choc, il les fit courir, espérant, par la brièveté de la distance, préserver leur bon ordre et
leur souffle, tout en leur donnant l’avantage de l’impétuosité, à
– 442 –
la fois pour eux-mêmes, et pour leurs armes de trait. D’autres
chefs ont réglé ce dilemme de cette manière : si les ennemis
vous foncent dessus, attendez-les de pied ferme. S’ils vous attendent de pied ferme, foncez-leur dessus.
19. Quand l’empereur Charles-Quint envahit la Provence,
le roi François 1er eut le choix entre aller au devant de lui en Italie, ou l’attendre en ses terres.
Il savait combien il est avantageux de conserver son pays à
l’abri des troubles de la guerre, afin que, ayant conservé toutes
ses forces, il puisse continuellement lui fournir l’argent et les
secours dont il pourrait avoir besoin. Que les nécessités de la
guerre contraignent toujours à commettre des dégâts, ce qu’on
ne peut faire de bon cœur sur ce qui nous appartient. Que le
paysan supporte plus facilement les ravages commis par l’ennemi que ceux qui sont dus à son propre camp, et qu’il est facile
dans ce dernier cas de créer des mouvements séditieux et des
troubles. Que la permission de voler et de piller, qui ne peut être
donnée sur son propre sol, est d’un grand secours pour les combattants dans les épreuves de la guerre, car il est difficile à celui
qui n’a rien d’autre à espérer que sa solde, de rester dans son
devoir, quand il est à deux pas de sa femme et de son foyer. Que
celui qui met la nappe supporte toujours les frais. Qu’il est plus
excitant d’attaquer que de se défendre. Que la secousse causée
dans nos entrailles par la perte d’une bataille est si violente qu’il
est difficile qu’elle n’affecte le corps tout entier, étant donné
qu’il n’est pas de passion qui soit plus contagieuse que la peur,
qui ne s’attrape aussi facilement pour rien, qui se répande plus
brusquement qu’elle. Et que les villes qui auront entendu cette
tempête jusque devant leurs portes, qui auront recueilli leurs
capitaines et leurs soldats encore tremblants et hors d’haleine,
risquent fort, dans le feu de l’action, de se jeter dans quelque
mauvais parti.
20. Mais sachant tout cela, il prit pourtant la décision de
rappeler les troupes qu’il avait au-delà des monts, et de voir venir l’ennemi.
– 443 –
Car il pensa, au contraire, qu’étant chez lui et parmi ses
amis, il ne pouvait manquer d’avoir à sa disposition et en abondance toutes sortes d’avantages : que les rivières et les passages
entièrement à sa dévotion lui achemineraient argent et vivres en
toute sécurité et sans qu’il soit besoin d’escorte ; que ses sujets
seraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus près
d’eux ; qu’ayant tant de villes et de remparts pour sa sécurité, ce
serait à lui de prendre l’initiative du combat, au moment opportun et le plus avantageux ; et que s’il lui plaisait de temporiser, il
pourrait, étant bien installé et à l’abri, voir son ennemi se morfondre, et se détruire lui-même. Car lui rencontrerait, au
contraire bien des difficultés, s’étant aventuré en pays hostile,
n’ayant rien derrière lui ni à côté qui ne lui fît la guerre, nul
moyen de renouveler ou de renforcer son armée si la maladie s’y
répandait, rien pour mettre à l’abri ses blessés, nul moyen de se
reposer et reprendre haleine, aucune connaissance des lieux ni
des villages qui puisse le mettre à l’abri des embûches et des
surprises, et, s’il venait à perdre la bataille, aucun moyen de
sauver les restes de son armée.
21. Et il ne manquait pas d’exemples en faveur de l’une et
de l’autre solution.
Scipion trouva bien meilleur d’aller attaquer le territoire de
son ennemi en Afrique, que de défendre le sien et de le combattre en Italie : bien lui en prit. Mais à l’inverse, pendant cette
même guerre, Hannibal se perdit en abandonnant la conquête
d’un pays étranger pour aller défendre le sien.
Les Athéniens ayant laissé l’ennemi sur leurs terres pour
passer en Sicile, eurent le sort contre eux. Mais Agathoclès, roi
de Syracuse, l’eut au contraire pour lui en passant en Afrique et
laissant la guerre chez lui.
On a donc bien raison de dire que les événements et leur
issue dépendent pour l’essentiel, et notamment en temps de
guerre, du hasard, qui n’obéit ni à notre raison ni à notre sagesse, comme le disent ces vers :
– 444 –
Souvent malavisé triomphe, et non le prudent.
La Fortune reste sourde aux nobles causes,
Mais semble se porter en aveugle n’importe où,
Car une force nous plie et nous régente,
Et conduit les mortels selon ses lois à elle.
[Manilius, IV, 95-99]
22. Mais tout bien considéré, il semble que nos desseins
et nos décisions dépendent eux aussi, et autant, du hasard, qui
met aussi dans nos raisonnements son trouble et son incertitude.
Nous raisonnons de façon hasardeuse et téméraire, dit Timée dans Platon, parce que, comme nous, nos raisonnements
relèvent largement du hasard.
– 445 –