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Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Michel de Montaigne « ESSAIS » LIVRE PREMIER Traduction en français moderne par Guy de Pernon d’après le texte de l’édition de 1595 Chapitre 19 Philosopher, c’est apprendre à mourir. 1. Cicéron dit que philosopher n’est autre chose que de se préparer à la mort. C’est qu’en effet, l’étude et la contemplation tirent en quelque sorte notre âme en dehors de nous, et l’occupent indépendamment de notre corps, ce qui constitue une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre à ne pas craindre de mourir. 2. En vérité, ou la raison se moque de nous, ou bien elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail doit tendre en somme à nous faire bien vivre et vivre à notre aise, comme il est dit dans la Sainte Écriture. Toutes les conceptions que l’on peut se faire du monde en arrivent là : le plaisir est notre but, même si les moyens d’y parvenir peuvent être divers – sinon, on les repousserait aussitôt. Car enfin, qui écouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre malêtre ? 3. Les dissensions entre les sectes philosophiques làdessus sont purement verbales. « Passons vite sur ces subtiles frivolités » [Sénèque, Épîtres, 117]. Il y a plus d’acharnement et d’agacerie qu’il ne convient à une aussi noble84 profession. Mais 84 Montaigne écrit : » sainte profession » . Mais « saint » est à l’époque utilisé « à tout bout de champ » dès lors que l’on veut marquer – 95 – quel que soit le personnage que l’homme s’efforce de jouer, il joue toujours aussi le sien propre en même temps 85. Quoi qu’ils en disent, dans la vertu même, le but ultime de notre démarche, c’est la volupté. Il me plaît de leur rebattre les oreilles avec ce mot, qui les contrarie si fort : s’il signifie quelque plaisir suprême, et contentement excessif, il s’obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre 86. 4. Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile, cette volupté n’en est véritablement que plus voluptueuse. Et nous aurions dû la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus naturel et plus doux, plutôt que d’employer à son propos celui d’une « vigueur » – la vertu – comme nous l’avons fait 87. 5. Si cette volupté inférieure avait mérité ce beau nom de plaisir, cela n’aurait pas été le résultat d’un privilège, mais d’une concurrence. Car je lui trouve plus d’inconvénients et de difficultés qu’à la vertu. Outre que son goût est plus momentané, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeûnes, ses la louange, l’admiration… « noble » me semble donc mieux correspondre à l’intention de Montaigne ici. 85 C’est au fond ce qu’exprime le proverbe bien connu : « chassez le naturel, il revient au galop ». 86 Ma traduction diverge ici d’avec les interprétations habituelles ; P. Villey comprend « est mieux deu » par « convient mieux » . A. Lanly, qui le cite, adopte pour son compte « doit mieux accompagner ». « Deu » fait problème, car il est ambigu : indique-t-il la provenance ou la destination ?J’ai opté pour la première interprétation, parce que j’y vois l’affirmation épicurienne du plaisir, non comme un laisser-aller, mais au contraire le nec plus ultra de la « vertu »… 87 Ce paragraphe et le suivant sont loin d’être clairs. Plutôt que d’esquiver en reprenant les mots mêmes de Montaigne, j’ai essayé, au contraire, d’expliciter, quitte à prendre quelques libertés. Montaigne écrit souvent au fil de la plume (il s’agit ici d’un rajout manuscrit), et parfois de façon très elliptique : le sens était probablement clair pour lui… – 96 – travaux, elle implique la sueur et le sang. Sans oublier des souffrances aiguës de toutes sortes, avec à ses côtés une satiété si lourde qu’elle équivaut à une pénitence. 6. Nous avons grand tort de penser que les incommodités du plaisir servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, à propos de la vertu, que les mêmes conséquences et difficultés l’accablent, la rendent austère et inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de la volupté, ces difficultés ennoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu’elle nous procure. 7. Celui qui met en balance son coût avec son profit est indigne de fréquenter la vertu : il n’en connaît ni les charme, ni le bon usage. Ceux qui vous disent que sa quête est difficile et laborieuse, et sa jouissance agréable, que nous disent-ils en fait, sinon qu’elle est toujours désagréable ? Car par quel moyen humain est-on jamais parvenu à sa jouissance ? Les plus parfaits se seraient contentés d’y aspirer, et de l’approcher sans la posséder… 8. Mais non. Ils se trompent. Car de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même de celui-ci est plaisante. La qualité d’une entreprise est en rapport avec la qualité de l’objet poursuivi : cette qualité constitue une bonne partie de l’effet recherché, elle est de la même nature que lui. Le bonheur et la béatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses dépendances et les avenues qui y conduisent, de la première entrée à son ultime barrière. Or, l’un des principaux bienfaits de la vertu, c’est le mépris de la mort, qui donne à notre vie une douce tranquillité, et nous en donne le goût pur et attachant, sans quoi toute autre volupté est fade. 88 88 Sur l’ » Exemplaire de Bordeaux » la phrase « Or il est hors de moyen d’arriver à ce point de nous former un solide contentement, qui – 97 – 9. Voilà pourquoi c’est sur ce mépris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les règles morales. Et bien qu’elles nous conduisent toutes aussi d’un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté et autres inconvénients auxquels la vie humaine est exposée, ce n’est pas un souci de même ordre ; ces inconvénients ne sont pas inéluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans être confrontés à la pauvreté 89 ; d’autres ne connaîtront jamais la douleur et la maladie – comme Xénophile le Musicien, qui vécut cent six ans en parfaite santé. Et qu’après tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, à tous nos malheurs. La mort, elle, est inévitable. Nous sommes tous poussés vers le même endroit Notre sort à tous est agité dans l’urne 90 ; tôt ou tard Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron 91 Vers la mort éternelle. [Horace, Odes, II, 3,25] 10. Et par conséquent, si elle nous fait peur, c’est un sujet de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune façon. Il n’est pas d’endroit où elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tête sans cesse d’un côté et de l’autre, ne franchira la crainte de la mort. » est biffée, et remplacée par un ajout manuscrit qui occupe ici les paragraphes 3 à 8. 89 « la plupart des hommes » dit Montaigne. Voire… surtout à l’époque ! On voit bien que pour lui, « les hommes », ce sont ses pairs – essentiellement. 90 Le vase dans lequel on agite dés ou cailloux pour un tirage au sort. 91 Dans la mythologie gréco-latine, Caron était le « passeur », celui qui dirigeait la barque conduisant aux Enfers, à l’Au-delà. – 98 – comme en pays suspect : « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tête de Tantale » 92. 11. Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le lieu de leur crime pour y être exécutés. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu’ils fassent bonne chère autant qu’il vous plaira, Les mets exquis de Sicile n’auront pas de saveur pour lui, Ni les chants d’oiseaux, ni la cithare ne pourront lui rendre le sommeil. [Horace, Odes, III, 1,18] 12. Pensez-vous qu’ils puissent s’en réjouir, et que le but ultime de leur voyage, leur étant constamment présent devant les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût pour tous ces agréments ? Il s’enquiert du chemin, compte les jours, mesure sa vie à la longueur de la route, tourmenté par l’idée du supplice qui l’attend. [Claudien, In Rufinum, II, 137] 13. Le but de notre chemin, c’est la mort ; c’est l’objet inéluctable de notre destinée ; si elle nous effraie, comment faire un pas en avant sans être pris de fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidité de brute peut lui venir un aveuglement aussi grossier ? C’est brider l’âne par la queue. Lui qui s’est mis dans la tête d’avancer à reculons. 92 Cicéron, Les Fins, I, 18. Tantale : Roi mythique de la Grèce antique, fils de Zeus. Il révèle aux humains les secrets de l’Olympe et est châtié pour cela aux Enfers, selon des versions qui varient : soit il est placé sous un rocher qui menace en permanence de l’écraser, soit il est plongé dans l’eau jusqu’au cou mais ne peut y boire, ou encore une branche chargée de fruits s’écarte à chaque fois qu’il veut l’attraper pour manger. – 99 – [Lucrèce, IV, 472] 14. Ce n’est pas étonnant s’il est si souvent pris au piège. On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d’y mettre la main avant que le médecin ne leur ait signifié leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent ! 15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris à l’adoucir ou à le délayer en périphrases. Au lieu de dire « il est mort », ils disent « il a cessé de vivre » ou encore « il a vécu ». Pourvu que ce soit le mot vie qu’ils emploient, fûtelle passée, ils sont rassurés. Nous en avons tiré notre expression « feu Maître Jean ». 16. Mais peut-être que, comme on dit, le jeu en vaut la chandelle. Je suis né entre onze heures et midi, le dernier jour de février mille cinq cent trente trois (comme nous comptons maintenant, en commençant l’année en janvier)93. Il n’y a que quinze jours tout juste que j’ai dépassé les trente-neuf ans. Et il m’en faut pour le moins encore autant… Ce serait de la folie que de s’embarrasser dès maintenant en pensant à des choses aussi éloignées. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la même façon. Nul n’en sort autrement que s’il venait d’y entrer à l’instant. Ajoutez à cela qu’il n’est pas un homme, si décrépit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu’il n’a pas atteint l’âge de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t’a fixé le terme de ta vie ? Tu te fondes sur 93 En 1567, le début de l’année, qui était jusqu’alors à Pâques, fut fixé au 1er Janvier. – 100 – ce que disent 94 les médecins. Regarde plutôt la réalité et l’expérience. Les choses étant ce qu’elles sont, c’est déjà une chance extraordinaire que tu sois en vie. 17. Tu as déjà dépassé le terme habituel de la vie ! La preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont morts avant ton âge : ils sont plus nombreux que ceux qui l’ont dépassé. Et parmi ceux dont la vie a été distinguée par la renommée, fais-en la liste, je gagerais bien d’en trouver plus qui sont morts avant qu’après trente-cinq ans. Il est raisonnable et pieux de se fonder sur l’humanité même de Jésus-Christ : et sa vie s’est achevée à trente-trois ans. Le plus grand des hommes, mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi à cet âge-là. 18. Combien la mort a-t-elle de façons de nous surprendre ? Contre le danger à éviter Jamais on ne se garde suffisamment à toute heure. [Horace, Odes, II, xiii, 13] Je laisse à part les fièvres et les pleurésies. Qui eût jamais pensé qu’un duc de Bretagne dût être étouffé par la foule, comme fut celui-là 95, à l’arrivée du pape Clément mon voisin 96, à Lyon ? N’a-t-on pas vu un de nos rois tué en prenant part à un 94 « les contes des médecins » Comme le fait justement remarquer A. Lanly, on peut hésiter ici entre « contes » et « comptes ». 95 Il s’agit de Jean II. 96 Bertrand de Got, devenu pape en 1305 sous le nom de Clément V avait été archevêque de Bordeaux. Mais il était aussi né à Villandraut, donc à quelques lieues du château de Montaigne, et celui-ci pouvait donc à bon droit l’appeler « mon voisin ». Pour les amateurs : le « Château Pape-Clément » près de Bordeaux, est un domaine des « Graves » lui ayant appartenu. – 101 – jeu 97 ? Et un de ses ancêtres ne mourut-il pas renversé par un pourceau 98 ? Eschyle, menacé par la chute d’une maison, a beau se tenir au-dehors, le voilà assommé par la carapace d’une tortue tombée des pattes d’un aigle au-dessus de lui 99. Cet autre mourut à cause d’un grain de raisin. 100 Un empereur, d’une égratignure de peigne, alors qu’il se coiffait 101. Emilius Lepidus mourut pour avoir heurté du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s’être cogné, en entrant, contre la porte de la Chambre du Conseil. 19. Quant à ceux qui moururent entre les cuisses des femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prêteur, Tiginillus, capitaine du Guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l’un de nos papes102. Le pauvre Bebius, juge, venait de donner un délai de huit jours à un plaignant : le voilà mort, son délai de vie à lui étant expiré aussi. Caius Julius, médecin, soignait les yeux d’un patient ; voilà la mort qui clôt les siens. 97 Henri II, qui mourut en 1559 d’un coup de lance dans l’œil en prenant part à une joute. 98 Philippe, fils de Louis VI le Gros (1081-1137). Sa monture avait été heurtée par un pourceau, rue Saint-Antoine. Ce qui donne d’ailleurs, soit dit en passant, une idée de l’état des rues de Paris à l’époque… 99 Quantité de fables ont couru à propos de la mort d’Eschyle. On trouve celle-ci dans Valère-Maxime, IX, 12. 100 Anacréon, selon Valère-Maxime, IX, 12. 101 Rabelais, dans le Quart Livre, XVII, a donné un catalogue de morts extraordinaires, parmi lesquelles figurent certaines rappelées ici par Montaigne. Les sources sont des compilations de l’époque, parmi lesquelles un certain Ravisius Textor, Officina, 1552. Ce qu’il faut noter, c’est que Montaigne le sceptique est tout de même bien de son époque, et prêt à « gober » n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle ait été écrite. 102 Jean XXII, natif de Cahors. – 102 – 20. Et si je dois me mêler à cela : un de mes frères, le capitaine Saint-Martin 103, âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà donné des preuves de sa valeur, jouant à la paume 104, reçut la balle un peu au-dessus de l’oreille droite, sans qu’il y ait aucune trace de contusion ni de blessure ; il ne prit pas la peine de s’asseoir ni de se reposer. Mais cinq ou six heures plus tard, il mourut d’une apoplexie que ce coup lui avait causée. Avec ces exemples, si fréquents et si ordinaires, qui nous passent devant les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser à la mort, au point qu’elle semble nous prendre sans cesse par le collet ? 21. Qu’importe, me direz-vous, la façon dont cela se fera, du moment qu’on ne s’en soucie pas. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la façon dont on puisse se mettre à l’abri de ses coups, fût-ce en prenant l’apparence d’un veau, je ne suis pas homme à reculer. Car il me suffit de passer mes jours à mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble. J’aimerais mieux passer pour un fou, un incapable, Si mes défauts me plaisent ou me font illusion, Que d’être sage et d’enrager. [Horace, Épîtres, II, 2,126] 22. Mais c’est une folie que de penser y parvenir par là. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant à l’improviste et sans défense, quels tourments ! Quels cris ! Quelle rage et quel désespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu quelqu’un d’aussi humilié, d’aussi changé, de si confus ? Il faut 103 Arnaud Eyquem de Montaigne (1541-564). 104 Le « Jeu de Paume » est l’ancêtre du tennis : il consistait à l’origine, comme son nom l’indique, à renvoyer une balle au-dessus d’un filet, avec la paume de la main. – 103 – se préparer à cela bien plus tôt. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bêtes, si toutefois elle pouvait s’installer dans la tête d’un homme sensé, ce qui me semble tout à fait impossible, le prix à payer serait bien trop élevé. 23. S’il s’agissait d’un ennemi que l’on puisse éviter, je conseillerais d’employer les armes de la couardise. Mais puisque c’est impossible, puisqu’il vous attrape aussi bien, que vous soyez un poltron qui s’enfuit ou un homme d’honneur, Certes il poursuit le lâche qui fuit et n’épargne pas les jarrets Ni le dos d’une jeunesse sans courage105. Et comme nulle cuirasse d’acier trempé ne vous protège, Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze, La mort fera bientôt sortir cette tête pourtant si protégée. [Properce, IV, 18] 24. Apprenons à soutenir de pied ferme cet ennemi et à le combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout à fait contraire à celle que l’on prend couramment : ôtons-lui son étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-nous à lui, n’ayons rien d’aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente, et mettons-la sur tous les visages. Quand un cheval fait un écart, quand une tuile tombe d’un toit, à la moindre piqûre d’épingle, répétons-nous : « Eh bien ! Et si c’était la mort elle-même ? » et là-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nous-même. 25. Au beau milieu des fêtes et des plaisirs, ayons toujours en tête ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en mémoire de combien de façons cette allégresse est minée par la mort, et par combien d’endroits elle 105 Horace, Odes, II, 2. – 104 – en est menacée. Ainsi faisaient les Égyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure chère, ils faisaient apporter le squelette d’un homme pour servir d’avertissement aux convives : Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier, Et tu seras comblé par chaque heure que tu n’espérais pas. [Horace, Épîtres, I, 4] 26. Puisque nous ne savons pas où la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la liberté. Qui a appris à mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en être privé n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujétion ou contrainte. Paul-Émile répondit à celui que le misérable roi de Macédoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire défiler dans son triomphe 106 : « Qu’il s’en fasse la requête à lui-même ! ». [Plutarque, Vie dePaul-Émile, XVIII] 27. À vrai dire, en toute chose, si la nature n’y met un peu du sien, il y a peu de chances pour que l’art et l’habileté puissent aller bien loin. Je suis moi-même, non d’humeur noire, mais plutôt songe-creux. Il n’est rien dans quoi je me sois toujours plus entretenu que l’idée de la mort – et même à l’époque la plus légère de mon existence : Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps [Catulle, LXVIII, 16] Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occupé à digérer par devers moi quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque espérance, alors que je songeais à je ne sais qui, surpris 106 Dans l’antiquité romaine, le « triomphe » était la cérémonie par laquelle un général victorieux faisait son entrée dans la ville ; les chefs ennemis étaient présentés enchaînés dans le cortège. Le mot prêté à Paul-Emile signifie donc : « qu’il se suicide, s’il veut y échapper. » – 105 – les jours précédents par une forte fièvre, et à sa fin, au sortir d’une fête semblable à celle-là, la tête pleine d’oisiveté, d’amour et du bon temps passé, comme moi – et que cela me pendait au nez à moi aussi. Bientôt le présent sera passé Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler. [Lucrèce, III, v. 915] 28. Je ne ridais pas plus mon front à cette pensée que pour une autre. Il est impossible que nous ne sentions pas d’entrée de jeu l’aiguillon de ces idées-là. Mais en les manipulant et les ressassant, à la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. Car sinon, en ce qui me concerne, j’eusse été continuellement effrayé et agité : jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne se fit d’illusion sur sa durée. La santé dont j’ai joui jusqu’à présent, solide et rarement en défaut, ne me l’allongent, pas plus que les maladies ne la raccourcissent. À chaque instant, il me semble défaillir. Et je me répète sans cesse que tout ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd’hui. En fait, les hasards de l’existence et ses dangers ne nous rapprochent que peu ou même pas du tout de notre fin. Et si nous songeons un instant à combien il en reste de millions d’autres suspendus au-dessus de notre tête, en plus de celui qui semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux ou fiévreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille comme dans la paix, elle nous est également proche. « Aucun homme n’est plus fragile que son voisin, aucun n’est plus assuré du lendemain. » [Sénèque, Épîtres, XCI] 29. Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, le temps me paraît toujours trop court, même d’une heure 107. 107 Mon interprétation diffère ici de celle d’A. Lanly, qui écrit : « Pour achever ce que j’ai à faire avant de mourir, serait-ce un travail d’une heure, tout loisir me semble court. » car cela me semble peu clair. – 106 – Feuilletant l’autre jour mes papiers, quelqu’un trouva une note sur quelque chose que je voulais que l’on fît après ma mort. Je lui dis – et c’était la vérité – que n’étant qu’à une lieue de ma maison, vif et en bonne santé, je m’étais hâté de l’écrire là, n’étant pas sûr d’arriver jusque chez moi. Je suis un homme enveloppé par ses pensées, et qui en même temps les enferme en lui. Je suis donc à tout instant préparé autant que je puis l’être, et la mort, si elle survient, ne m’apprendra rien de plus. 30. Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et être prêt à partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller à ce qu’en cet instant on n’ait à s’occuper que de soi. Pourquoi, infatigables que nous sommes, Dans une vie bien courte former tant de projets ? [Horace, Odes, II, 16,17] Car nous aurons alors bien assez à faire, pour ne pas y avoir besoin d’un surcroît. Tel se plaint, plus que de la mort de ce qu’il est privé d’une belle victoire. Tel autre qu’il lui faut s’en aller sans avoir marié sa fille, ou surveillé l’éducation de ses enfants. L’un regrette la compagnie de sa femme, l’autre celle de son fils, qui faisaient les agréments essentiels de leur existence. 31. Je suis pour l’heure dans un état tel, Dieu merci, que je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit 108. Je dénoue tout ce qui m’attache : mes adieux sont quasi109 faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus simplement et plus complètement, et ne Pour moi, le sens est « quoi qu’il me reste de temps, il sera toujours un peu trop court ». Et la suite semble bien aller dans ce sens. 108 Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », figuraient ici les mots manuscrits « si ce n’est de la vie, si sa perte vient à me poiser » qui n’ont pas été repris dans l’édition de 1595. 109 Manuscrit : « mes adieux sont a demy – 107 – prins ». s’en détacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines. 110 Malheureux, ô malheureux que je suis, disent-ils, Un seul jour m’enlève tous mes biens, et tant de charmes de la vie. [Lucrèce, III, v. 898] Et le bâtisseur, Mes œuvres demeurent inachevées, Énormes murs qui menacent ruine. [Virgile, Énéide, IX, 88] 32. Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec tant d’ardeur que l’on souffrira de ne pas en voir la fin. Nous sommes nés pour agir 111 : Quand je mourrai, que je sois surpris au milieu de mon travail. [Ovide, Amours, II, 10,36] Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tâches de la vie autant qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de mon jardin inachevé. J’en ai vu mourir un qui, étant à la dernière extrémité, se plaignait constamment de ce que sa destinée coupait le fil de l’histoire qu’il tenait prête sur le quinzième ou seizième de nos rois. Ils n’ajoutent pas : « Mais le regret de tous ces biens Ne te suit pas et ne demeure pas attaché à tes restes ». 110 Cette phrase ne figure que dans l’édition de 1595. 111 Ici, l’édition de 1588 comportait : « Et je suis d’avis que non seulement un Empereur, comme disait Vespasien, mais que tout gallant homme doit mourir debout, ». Montaigne a rayé ces mots sur son exemplaire. – 108 – [Lucrèce, III, 90] 33. Il faut se défaire de ces idées vulgaires et nuisibles. De même qu’on a mis les cimetières auprès des églises, et dans les lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants à ne pas s’effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d’ossements, de tombeaux, et de convois funèbres nous rappellent notre condition. Bien plus, c’était la coutume jadis d’égayer les festins Par des meurtres, d’y mêler le cruel spectacle Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang. [Silius Italicus, XI, 51] 34. Les Égyptiens, après leurs festins, faisaient présenter aux convives une grande image de la mort, par quelqu’un qui criait : « Bois, réjouis-toi, car voilà comment tu seras quand tu seras mort ». Aussi ai-je pris moi-même l’habitude d’avoir continuellement la mort présente, non seulement dans mon imagination, mais aussi à la bouche. Et il n’est rien dont je m’informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont proférée, quel visage et quelle contenance il y ont eu. Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires. On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j’ai une affection particulière pour ce sujet. Si j’étais un faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts de toutes sortes. Qui apprendrait aux hommes à mourir leur apprendrait à vivre. Dicéarque en fit un de ce genre, mais à une autre fin, et moins utile. 35. On me dira que la réalité de la mort dépasse tellement l’imagination qu’il n’y a pas d’escrime, si belle soit-elle, qui ne se montre dérisoire, quand on en arrive là. Mais laissons dire ces gens-là : la méditation préalable offre à coup sûr de grands avantages. Et puis encore : est-ce rien d’arriver au moins jusque-là sans encombre, et sans trouble ? Mais il y a plus encore ; – 109 – la nature elle-même nous tend la main et nous encourage. S’il s’agit d’une mort courte et violente, nous n’avons pas le temps de la craindre. Et si elle est différente, je m’aperçois qu’au fur et à mesure que je m’enfonce dans la maladie, je me mets naturellement à éprouver du dédain envers la vie. Je me rends compte qu’il m’est bien plus difficile de me faire à cette acceptation de la mort quand je suis en bonne santé que quand je vais mal. Et comme je ne tiens plus autant aux agréments de la vie dès lors que je commence à en perdre l’usage et n’en éprouve plus de plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante. 36. Cela me fait espérer que plus je m’éloignerai de cellelà, et plus je m’approcherai de celle-ci, plus je m’accommoderai facilement d’échanger l’une pour l’autre. De même que j’ai éprouvé en plusieurs occasions ce que dit César112, que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près : ainsi j’ai constaté que quand j’étais en bonne santé, j’éprouvais une horreur bien plus grande à l’égard des maladies que lorsque j’en étais atteint. L’allégresse dans laquelle je suis, le plaisir et la force que je ressens, me font paraître l’autre état si disproportionné à celui-ci, que par imagination je grossis de moitié ses désagréments de moitié, et les trouve bien plus pénibles que quand je les ai sur les épaules. J’espère qu’il en sera de même, pour moi, de la mort. 37. Observons, par ces changements et déclins ordinaires que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue de notre perte et de notre déchéance. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie passée ? Hélas ! Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards ? [Pseudo-Gallus, I, 16] 112 De bello gallico, VII, 84. César dit « Omnia enim plerumque quae absunt vehementius hominum mentes perturbant – Le danger qu’on n’a pas devant les yeux est en général celui qui trouble le plus ». ce qui n’est pas exactement la même chose… – 110 – 38. À un soldat de sa garde, épuisé et abîmé, qui était venu lui demander la permission de mettre fin à ses jours, César répondit : « Tu penses donc être en vie ? » Si nous tombions tout à coup dans l’état sénile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous enveloppe dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est véritablement une mort plus cruelle que n’est la mort complète d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse ; car le saut du mal-être au non-être n’est pas aussi grand que celui d’un être doux et florissant à une état pénible et douloureux. 39. Notre corps courbé et plié en deux a moins de force pour soutenir un fardeau : notre âme aussi. Il faut la redresser et l’opposer à l’effort de cet adversaire, car s’il est impossible qu’elle trouve le repos pendant qu’elle est sous sa menace, si elle se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour ainsi dire au-delà de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l’inquiétude, les tourments et la peur, ou même le moindre déplaisir. Rien n’ébranle sa fermeté, Ni le visage menaçant d’un tyran, Ni l’Auster faisant rage en mer Adriatique Ni Jupiter à la main porte-foudre. [Horace, Odes, III, iii, 3-6] 40. Ainsi l’âme devient-elle maîtresse de ses passions et de ses concupiscences, elle domine le besoin 113, la honte, la 113 Dans l’édition de 1595, le mot est ici « indulgence » . Mais comme l’ » Exemplaire de Bordeaux » comporte « indigence » et qu’il n’a pas été modifié par Montaigne, je considère (à la suite de Villey) qu’il s’agit d’une une erreur matérielle du prote, et je conserve « indigence » que je traduis par « besoin ». – 111 – pauvreté et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet avantage si nous le pouvons : c’est la vraie et souveraine liberté, celle qui nous permet de braver la force, l’injustice et de nous moquer des prisons et des chaînes. Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garder Par un geôlier farouche. – Un dieu m’affranchira Dis plutôt : je mourrai. En la mort tout finit. [Horace, Épîtres, I, XVI, 76-78] 41. Notre religion n’a pas eu de fondement humain plus sûr que le mépris de la vie. La raison elle-même nous y conduit : pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus être regrettée ? Mais de plus, puisque nous sommes menacés de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes ? Qu’est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu’elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrate : « Les trente tyrans t’ont condamné à mort » il répondit : « Eux, c’est la Nature. » 42. Qu’il est sot de nous tourmenter à propos du moment où nous serons dispensé de tout tourment ! C’est par notre naissance que toutes choses sont nées ; de même la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l’origine d’une autre vie. Il nous en coûta d’entrer en celle-ci et nous en avons pleuré. Car nous avons dû dépouiller notre ancien voile en y entrant. 43. Rien ne peut être vraiment pénible si cela n’a lieu qu’une seule fois. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps quelque chose qui dure aussi peu ? Vivre longtemps ou peu de temps, c’est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s’appliquer aux choses qui ne sont plus. Aris- – 112 – tote dut qu’il y a sur la rivière Hypanis 114, de petites bêtes qui ne vivent qu’un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt à cinq heures du soir meurt en sa décrépitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un bonheur ou un malheur un moment aussi court ? Et si nous comparons cela à l’éternité, à la durée des montagnes, des étoiles, des arbres et même de certains animaux, un peu plus ou un peu moins de vie, c’est aussi ridicule. 44. La nature d’ailleurs nous y contraint : « Sortez, ditelle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le passage qui fut le vôtre de la mort à la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est l’un des éléments de l’édifice de l’univers, c’est un élément de la vie du monde. Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie, Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau. [Lucrèce, II, 76-79] 45. Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses ? La mort est la condition de votre création : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mêmes. Cette existence dont vous jouissez, appartient également à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu’à la vie. La première heure, en la donnant, entame la vie. [Sénèque, Hercule furieux, III, 874] En naissant nous mourons ; la fin vient du début. [Manilius, Astronomiques, IV, 16] 46. Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie, c’est à ses dépens. L’ouvrage continuel de votre vie, c’est de bâtir la 114 Selon A. Lanly, « deux cours d’eau portaient ce nom dans l’Antiquité : l’Hypanis de Scythie (Boug actuel) et l’Hypanis de Sarmatie (Kouban actuel). » – 113 – mort. Vous êtes dans la mort pendant que vous êtes en vie, puisque vous êtes au-delà de la mort quand vous n’êtes plus en vie. Ou, si vous préférez ainsi : vous êtes mort 115après la vie, mais pendant la vie même, vous êtes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profondément. Si vous avez tiré profit de la vie, vous devez en être repu, allez vous-en satisfait. Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasié ? [Lucrèce, III, 938] 47. Si vous n’avez pas su en profiter, si elle vous a été inutile, que peut bien vous faire de l’avoir perdue ? À quoi bon la vouloir encore ? Pourquoi donc cherches-tu à prolonger un temps Que tu perdras toujours et achèveras sans fruit ? [Lucrèce, II, 941-42] La vie n’est en elle-même ni bien, ni mal. Le bien et le mal y ont la place que vous leur y donnez. Et si vous avez vécu ne serait-ce qu’un seul jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous les autres. Il n’y a point d’autre lumière ni d’autre nuit. Ce soleil, cette lune, les étoiles, cette ordonnance du monde, c’est de cela même que vos aïeux ont joui, et qui s’offrira 116 à vos petits-enfants. Vos pères n’en ont pas vu d’autre, 115 Si au début du discours de « Nature », le « vous » s’adressait aux humains, il semble à partir d’ici s’adresser à « l’Homme », puisque ses attributs sont maintenant au singulier. Cette relative incohérence tient probablement au fait que Montaigne a composé ce passage à partir de Lucrèce, tout en lui adjoignant divers morceaux et citations. Je n’ai pas jugé nécessaire d’intervenir à ce niveau dans ma traduction. 116 P. Villey traduit « entretiendra » par « distraira ». De même à sa suite André Lanly. Je ne trouve pas ce choix heureux dans un contexte aussi « grave »… et j’ai préféré utiliser un autre mot. – 114 – Vos fils n’en verront pas non plus. [Manilius, I, 522-523] 48. Et de toutes façons, la distribution et la variété des actes de ma comédie se présente en une année. Avez-vous remarqué que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse l’enfance, l’adolescence, l’âge mûr et la vieillesse du monde ? Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d’autre que recommencer. Il en sera toujours ainsi. Nous tournons dans un cercle où nous restons toujours ! [Lucrèce, III, 1080] Et sur ses propres pas, l’année roule sur elle-même. [Virgile, Géorgiques, II, 402] Je ne suis pas d’avis de vous forger de nouveaux passetemps. Je n’ai plus rien pour toi que je puisse inventer Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mêmes. [Lucrèce, III, 944-45] 49. Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour vous. L’égalité est le fondement de l’équité. Qui peut se plaindre d’être inclus dans un tout où tout le monde est inclus ? Vous aurez beau vivre, vous ne réduirez pas le temps durant lequel vous serez mort : cela n’est rien en regard de lui. Vous serez dans cet état qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous étiez mort en nourrice : Enclos dans une vie autant de siècles que tu veux, La mort n’en restera pas moins éternelle. [Lucrèce, III, 1090-91] Je vous mettrai dans une situation à laquelle vous ne verrez aucun inconvénient : Ne sais-tu pas que la mort ne laissera Aucun autre toi-même, vivant et debout, – 115 – déplorer sa propre perte ? [Lucrèce, III, 885-887] 117 50. Et vous ne désirerez même plus la vie que vous regrettez tant : Nul, en effet, ne songe à sa vie, à soi-même, Et nul regret de nous ne vient nous affliger. [Lucrèce, III, 919 et 922] La mort est moins à craindre que rien – s’il peut y avoir quelque chose de moins que rien 118. Elle ne nous concerne ni mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque vous n’existez plus. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n’était pas plus le vôtre que celui d’avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui. Considère en effet qu’ils ne sont rien pour nous, Ces moments abolis d’avant l’éternité. [Lucrèce, III, 972-73] 51. Quel que soit le moment où votre vie s’achève, elle y est toute entière. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu’on en a fait. Tel a vécu longtemps qui a pourtant peu vécu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu’elle est en vous. Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années. Pensiez-vous ne jamais arriver là où vous alliez sans cesse ? Il n’est pas de chemin qui n’ait d’issue. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il pas du même train que vous ? 117 Le texte des éditions modernes est un peu différent : « nec videt in vera nullum fore morte alium se/qui possit vivus sibi se lugere peremptum,/stansque jacentem » 118 Ici Montaigne donne lui-même une traduction des vers de Lucrèce, III, 926-927 avant de les citer. Je ne les reproduis donc pas une seconde fois sous une autre forme. – 116 – Toutes choses vous suivront dans la mort [Lucrèce, III, 968] 52. Tout ne va-t-il pas du même mouvement que le vôtre ? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en même temps que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres créatures meurent à l’instant même où vous mourrez. Car et la nuit au jour et le jour à la nuit N’ont jamais succédé qu’on n’entende mêlés À des vagissements le bruit des morts qu’on pleure Et de leurs funérailles [Lucrèce, II, 578 sq.] 53. À quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez vous y soustraire ? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouvés de mourir, échappant ainsi à de grandes misères. Mais quelqu’un qui n’y ait trouvé son compte, en avez-vous vu ? C’est vraiment d’une grande sottise que de condamner une chose que vous n’avez pas éprouvée, ni par vous-même, ni par l’entremise d’un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destinée ? Te faisons-nous du tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous de le faire de toi ? Même si ton âge n’a pas atteint son terme, ta vie elle, est achevée. Un petit homme est un homme complet, comme l’est un grand. 54. Il n’y a pas d’instrument pour mesurer les hommes ni leurs vies. Chiron refusa l’immortalité, quand il eut connaissance des conditions qui y étaient mises, par le Dieu même du temps, et de la durée, Saturne, son père. Imaginez combien une vie éternelle serait plus difficile à supporter pour l’homme, et plus pénible, que celle que je lui ai donnée. Si vous ne disposiez de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J’y ai à bon escient mêlé quelque peu d’amertume, pour vous dissuader, voyant la commodité de son usage, de l’adopter trop avidement et sans discernement. Pour vous maintenir dans cette modération que j’attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas – 117 – reculer devant la mort, j’ai tempéré l’une et l’autre entre douceur et aigreur. 55. J’ai enseigné à Thalès, le premier de vos sages, que vivre et mourir étaient équivalents. C’est pour cela que à celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il répondit très sagement : « parce que cela n’a pas de sens ». L’eau, la terre, l’air, le feu, et les autres éléments qui forment mon édifice ne sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort. Pourquoi craindre ton dernier jour ? Il ne donne pas plus de sens à ta mort que chacun des autres. Ce n’est pas le dernier pas fait qui cause la lassitude ; il la révèle seulement. Tous les jours mènent à la mort : le dernier y parvient. » 56. Voilà les bons conseils de notre mère la Nature. J’ai pensé souvent à cela : comment se fait-il que dans les guerres, le visage de la mort, qu’il s’agisse de nous ou qu’il s’agisse d’autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos propres maisons ? C’est qu’autrement ce ne serait qu’une armée de médecins et de pleurnichards. Je me suis demandé aussi, la mort étant toujours elle-même, comment il se faisait qu’il y ait beaucoup plus de sérénité parmi les villageois et les gens de basse condition que chez les autres. Je crois, en vérité, que ce sont les mines que nous prenons et les cérémonies effroyables dont nous l’entourons, qui nous font plus de peur qu’elle-même. 57. Une toute nouvelle façon de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visite de personnes stupéfaites et émues, l’assistance de nombreux valets pâles et éplorés, une chambre obscure, des cierges allumés, notre chevet assiégé par des médecins et des prêcheurs : en somme, effroi et horreur tout autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur même de leurs amis quand ils les voient masqués. De même pour nous. Il faut ôter le masque, aussi bien des choses que des personnes ; quand il sera ôté, nous ne trouverons dessous que cette même mort par laquelle un valet ou une simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. – 118 – Heureuse la mort qui ne laisse le temps d’un tel appareillage ! – 119 – Chapitre 27 Sur l’amitié. 1. En observant la façon dont procède un peintre que j’ai à mon service, l’envie m’a pris de l’imiter. Il choisit le plus bel endroit et le milieu de chaque mur pour y placer un tableau élaboré avec tout son talent. Puis il remplit l’espace tout autour de « grotesques », qui sont des peintures bizarres, n’ayant d’agrément que par leur variété et leur étrangeté. Et en vérité, que sont ces « Essais », sinon des « grotesques », des corps monstrueux, affublés de membres divers, sans forme bien déterminée, dont l’agencement, l’ordre et les proportions ne sont que l’effet du hasard ? C’est le corps d’une belle femme, que termine une queue de poisson. [Horace, Art Poétique, 4] 2. Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail. C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible. Il – 268 – s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable. 3. Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier 346 célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place 347. C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà 348. Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains. Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles. 346 L’édit de janvier 1562, qui était un édit de tolérance. 347 Ces Mémoires ont été publiés en 1917 par la Revue d’Histoire littéraire de la France. Montaigne semble avoir songé à les insérer dans ses Essais. 348 Montaigne avait fait publier en effet en 1571 un petit volume intitulé : La ménagerie de Xénophon, les Règles du mariage de Plutarque et des vers français de feu Estienne de la Boétie. – 269 – 4. Il n’est rien vers quoi la nature nous ait plus portés, semble-t-il, que la vie en société, et Aristote dit 349 que les bons législateurs se sont plus souciés de l’amitié que de la justice. Et c’est bien par l’amitié, en effet, que la vie en société atteint sa perfection. Car en général, les relations qui sont bâties sur le plaisir ou le profit, celles que le besoin, public ou privé, provoque et entretient, sont d’autant moins belles et nobles, sont d’autant plus éloignées de l’amitié véritable, qu’elles mélangent avec celle-ci d’autres causes, d’autres buts, et d’autres fruits qu’elle-même. Et aucune de ces quatre sortes anciennes d’amitié : ordinaire, de condition sociale, d’hospitalité, ou amitié amoureuse, ne lui correspondent vraiment, même si on les prend ensemble. 5. Entre un père et ses enfants, il s’agit plutôt de respect : l’amitié se nourrit de communication, et elle ne peut s’établir entre eux, à cause de leur trop grande différence. Et d’ailleurs elle nuirait peut-être aux obligations naturelles, car les pensées secrètes des pères ne peuvent être communiquées aux enfants sous peine de favoriser une inconvenante intimité, pas plus que les avertissements et les remontrances – qui sont parmi les principaux devoirs de l’amitié – ne peuvent être adressées par des enfants à leur père. Il s’est trouvé des peuples où l’usage voulait que les enfants tuent leurs pères ; et d’autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter les inconvénients qu’ils peuvent se causer l’un à l’autre, et dans ce cas, le sort de l’un dépendait du sort de l’autre. Certains philosophes ont méprisé ce lien naturel entre père et fils, comme le fit Aristippe. Comme on le pressait de reconnaître l’affection qu’il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela aussi était sorti de lui, et que nous donnions bien naissance aussi à des poux et des vers. Et à Plutarque qui tentait de le rappro- 349 Aristote, L’éthique à Nicomaque. – 270 – cher de son frère, cet autre déclara : « je ne fais pas plus grand cas de lui parce qu’il est sorti du même trou que moi. » 6. C’est en vérité un beau nom, et plein d’affection que le nom de frère, et c’est pourquoi nous en avions fait, La Boétie et moi, le symbole de notre alliance. Mais le mélange des biens, leur partage, le fait que la richesse de l’un fasse la pauvreté de l’autre350, cela affaiblit beaucoup et tend à relâcher le lien fraternel. Puisque des frères doivent mener la conduite de leur vie et de leur carrière par les mêmes voies, et au même rythme, ils en viennent forcément à se heurter et se gêner mutuellement très souvent. Et d’ailleurs, pourquoi la sympathie, la correspondance intime qui est à l’origine des amitiés véritables et parfaites se retrouverait-elle forcément entre deux frères ? Un père et son fils peuvent avoir des caractères extrêmement différents, et de même pour des frères : « C’est mon fils, c’est mon parent », mais c’est un ours, un méchant ou un imbécile. 7. Et puis, dans la mesure où ces amitiés-là nous sont comme imposées par la loi naturelle et ses obligations, elles relèvent d’autant moins de notre volonté et de notre libre choix ; or notre libre choix, justement, n’a rien qui lui soit plus en propre que l’affection et l’amitié. J’ai pourtant eu, de ce côté-là, de tout ce que l’on peut avoir, ayant eu le meilleur père qui fut jamais, et le plus indulgent, jusqu’à ses derniers jours. Et appartenant à une famille renommée de père en fils, et exemplaire en ce qui concerne la concorde fraternelle, et moi-même, connu aussi pour mon affection paternelle envers mes frères. [Horace, Odes, II 2, v. 6] 350 A. Lanly note (15, p. 202) qu’il s’agit d’une « allusion probable au droit d’aînesse. » – 271 – 8. On ne peut comparer l’amitié à l’affection envers les femmes, quoique cette dernière relève aussi de notre choix, et on ne peut pas non plus la classer dans cette catégorie. Son ardeur, je l’avoue, car nous ne sommes pas inconnus à la déesse qui mêle aux soucis de l’amour une douce amertume, [Catulle, Épigrammes, LXVIII, 17] est plus active, plus cuisante, et plus brutale. Mais c’est un feu téméraire et volage, variable et varié, une fièvre sujette à des accès et des rémissions, qui ne nous tient que par un coin de nous-même. L’amitié, au contraire, est une chaleur générale et universelle, au demeurant tempérée et égale à elle-même, une chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de délicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant. 9. Et de plus, l’amour n’est qu’un désir forcené envers ce qui nous fuit, Tel le chasseur qui poursuit le lièvre, Par le froid, par le chaud, dans la montagne et la vallée ; Et il n’en fait plus aucun cas quand il le voit pris, C’est seulement quand la proie se dérobe qu’il se hâte à sa poursuite. [Arioste, Roland furieux, X, stance VII] 10. Dès que l’amour se coule dans les limites de l’amitié, c’est-à-dire dans l’accord des volontés réciproques, il s’évanouit et s’alanguit ; la jouissance fait sa perte, car elle constitue une fin corporelle et elle est sujette à la satiété. De l’amitié, au contraire, on jouit à mesure qu’on la désire, elle ne s’élève, ne se nourrit et ne s’accroît que dans sa jouissance même, car elle est d’ordre spirituel, et que l’âme s’affine par son usage. Des sentiments amoureux et éphémères ont pourtant trouvé place chez moi, en dessous de cette parfaite amitié, pour ne rien dire de lui, qui n’en parle que trop dans ses vers. Ces deux passions ont donc coexisté chez moi, en connaissance l’une de l’autre, mais – 272 – sans jamais entrer en compétition : la première, de haute volée, maintenant son cap avec orgueil, et contemplant dédaigneusement les jeux de l’autre, bien loin en dessous d’elle. 11. Quant au mariage 351, outre le fait qu’il s’agit d’un marché dont l’entrée seule est libre, sa durée étant contrainte et forcée et ne dépendant pas de notre volonté, outre que c’est un marché qui d’ordinaire est passé à d’autres fins que l’amitié, il y survient quantité de complications extérieures dont l’écheveau est difficile à démêler, mais qui peuvent suffire à briser le lien et troubler le cours d’une réelle affection. Pour l’amitié, au contraire, il n’y a pas d’autre affaire ni de commerce que d’ellemême. Ajoutons à cela qu’à vrai dire, la disposition naturelle des femmes ne les met pas en mesure de répondre à ces rapports intimes dont se nourrit cette divine liaison, et que leur âme ne semble pas assez ferme pour supporter l’étreinte d’un nœud si serré et si durable. Certes, si cela n’était, s’il pouvait s’établir une telle connivence libre et volontaire, où non seulement les âmes puissent trouver une entière jouissance, mais où les corps eux aussi puissent avoir leur part, et où l’individu soit engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus complète et plus pleine. Mais il n’est pas d’exemple jusqu’ici que l’autre sexe ait encore pu y parvenir, et il en a toujours été traditionnellement exclu. 12. Quant à cette autre forme de liaison, que pratiquaient les Grecs, elle est fort justement abhorrée par nos mœurs. Et d’ailleurs, l’usage qu’ils en faisaient requérait une telle disparité dans l’âge, une telle différence de comportement entre les amants, qu’elle ne correspond pas à la parfaite union prônée ici : « Qu’est-ce en effet, que cet amour d’amitié ? d’où vient que l’on n’aime pas un adolescent laid ni un beau vieillard ? 352 » 351 Dans l’édition de 1588, on trouve : « Quant aux mariages, outre [...] » 352 Cicéron, Tusculanes, IV, 33. – 273 – Épicharme elle-même ne me contredira pas, il me semble, si je présente ainsi la peinture qu’elle en fait : cette première folie, inspirée par le fils de Vénus dans le cœur de l’amant, pour la fleur d’une tendre jeunesse, et à laquelle les Grecs permettaient tous les élans passionnés et les débordements que peut entraîner une passion immodérée, n’était fondée que sur la beauté extérieure. Et celle-ci n’était qu’une représentation fallacieuse du développement du corps 353, car l’esprit ne pouvait y avoir sa part, étant encore invisible, et seulement en train de naître, avant même d’avoir l’âge où il commence à germer. 13. Si cette fureur s’emparait d’un cœur de piètre qualité, les moyens employés pour séduire étaient alors les richesses, les présents, les faveurs dans l’accession aux charges honorifiques et autres profits de bas étage – que par ailleurs ils réprouvaient354. Mais si elle s’emparait d’un cœur plus noble, les 353 Dans ce passage difficile et capital, il m’a semblé que « génération » correspondait à notre idée actuelle de « développement » et non à celle de « reproduction », telle qu’on la trouve dans le traité d’Aristote De la génération des animaux, par exemple. Par ailleurs, je ne partage pas du tout ici le point de vue adopté par A. Lanly qui traduit par « une imitation de la génération corporelle. » Le texte comporte bel et bien « fauce image », et « imitation » me semble ici inadéquat. 354 Traduction : « ils » ou « on » ? Dans son édition, P. Villey donne « on » en note pour ce « ils ». A. Lanly n’est pas de cet avis : il considère qu’il s’agit « des gens de l’Académie platonicienne ». Je ne partage pas entièrement ce point de vue. Montaigne a déclaré plus haut qu’il se faisait l’interprète de la peinture faite l’Académie elle-même de la « licence Grecque ». C’est donc bien des Grecs dans leur ensemble qu’il s’agit, et non des gens de « l’Académie » eux-mêmes. Mais la chose n’est pas si claire pourtant, puisque, à la fin, Montaigne fait explicitement référence à « l’Académie » en parlant des mérites qu’on peut lui reconnaître à propos de cette conception de l’amour... Peut-on trancher ? Peut-être pas. D’abord parce que cette distinction que nous tentons d’établir n’était pas forcément très claire dans la tête de Montaigne lui-même... Et surtout : il ne faut pas oublier que ce passage est un ajout manuscrit de l’« exemplaire de Bordeaux ». Et ici, comme en bien d’autres endroits, si – 274 – moyens eux aussi se faisaient nobles : leçons de philosophie, incitations à révérer la religion, à obéir aux lois, à mourir pour son pays, exemples de vaillance, de sagesse, de justice. Alors l’amant s’efforçait de se faire accepter par l’agrément et la beauté de son âme, celle de son corps étant déjà depuis longtemps fanée, et il espérait par cette connivence mentale établir une entente plus solide et plus durable. S’ils ne demandaient pas à l’amant qu’ils mène son entreprise avec patience et discrétion, c’est cela même, au contraire, qu’ils exigeaient de l’aimé, car il lui fallait juger d’une beauté intérieure, difficile à découvrir et à connaître. Quand cette quête arrivait à son terme, et au moment convenable, alors naissait en l’aimé un désir de spiritualité, suscité par la spiritualité de la beauté. Et c’est cette beauté-là qui était primordiale, la beauté corporelle n’étant alors qu’accidentelle et accessoire, à l’inverse de ce qui se passait pour l’amant. 14. C’est pour cela qu’ils préféraient l’aimé à l’amant. Ils prouvaient que les Dieux aussi le préféraient, et ils reprochaient vivement au poète Eschyle, dans le cas des amours d’Achille et de Patrocle, d’avoir donné le rôle de l’amant à Achille, lui qui était en la prime et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. De cette communion, dont la partie la plus élevée et la plus noble était prédominante et jouait ainsi pleinement son rôle, ils disaient qu’en découlaient des conséquences très positives pour la vie privée aussi bien que publique ; que c’était ce qui faisait la force des nations chez qui elle était en usage, et la principale défense de l’équité et de la liberté. En témoignaient, selon eux, les amours héroïques d’Harmodius et Montaigne avait eu le loisir de mener à bien une nouvelle édition, certaines obscurités ou incohérences eussent probablement été résolues. Les éditeurs de 1595 ne pouvaient guère que reproduire au mieux ce qu’ils lisaient ; ils n’ont que très rarement interprété, ce qui est à leur honneur d’ailleurs. En fin de compte, j’ai choisi de conserver « ils », qui peut renvoyer aussi bien « aux Grecs » qu’aux « platoniciens ». Ecrire « on réprouve », ce serait englober non seulement l’antiquité, mais aussi bien ce que l’on pense de nos jours... – 275 – d’Aristogiton. Et c’est pourquoi ils la considéraient comme sacrée et divine, et ne lui voyaient comme adversaires que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. Pour finir, tout ce que l’on peut dire en faveur de l’Académie, c’est qu’il s’agissait pour ces gens-là d’un amour se terminant en amitié : et que l’on n’était donc pas si loin de la définition stoïque de l’amour : « L’amour est le désir d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté. » [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv] 15. Mais je reviens à ma description de l’amitié, de façon plus juste et plus exacte : On ne peut pleinement juger des amitiés que lorsque, avec l’âge, les caractères se sont formés et affermis. [Cicéron, De amicitia, XX] Au demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si on insiste pour me faire dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi 355. 16. Au-delà de tout ce que je peux en dire, et même en entrant dans les détails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union 356. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur 355 Cette phrase célèbre figure en marge dans l’« exemplaire de Bordeaux » ; une observation détaillée a permis (notamment par la différence des encres employées) de déterminer qu’elle avait été écrite en deux fois : « parce que c’était moi » a été rajouté après coup. 356 Traduction : Conserver ici « médiatrice » ne m’a pas semblé satisfaisant, car le mot a pris aujourd’hui un sens lié à la résolution d’un conflit plutôt qu’à celui d’une « réunion ». – 276 – l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser. Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville 357, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. 17. Il écrivit une satire en latin, excellente, qui a été publiée, et dans laquelle il excuse et explique la précipitation avec laquelle se produisit notre connivence, parvenue si rapidement à sa perfection. Destinée à durer si peu, parce qu’elle avait débuté si tard (alors que nous étions déjà des hommes mûrs, et lui, ayant quelques années de plus que moi), elle n’avait pas de temps à perdre… Et elle n’avait pas non plus à se régler sur le modèle des amitiés ordinaires et faibles, qui ont tellement besoin par précaution de longs entretiens préalables. Cette amitiéci n’a point d’autre modèle idéal qu’elle-même et ne peut se référer qu’à elle-même. Ce n’est pas une observation spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui s’étant emparé de ma volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la sienne ; qui s’étant emparé de sa volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la mienne, avec le même appétit, et d’un même élan. Et je dis « perdre », vraiment, car nous n’avions plus rien en propre, rien qui fût encore à lui ou à moi. 18. Après la condamnation de Tiberius Gracchus, les consuls romains poursuivaient tous ceux qui avaient fait partie de son complot. Quand Lélius demanda, devant eux, à Caius 357 A Bordeaux, vraisemblablement en 1558 ou 1559. – 277 – Blossius358, qui était le meilleur ami de Gracchus, ce qu’il aurait voulu faire pour lui, celui-ci répondit : « Tout. » – Comment, tout ? poursuivit l’autre. Et s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? – Il ne me l’aurait jamais demandé, répondit Blossius. – Mais s’il l’avait fait tout de même ? ajouta Lélius. – Alors je lui aurais obéi, répondit-il. S’il était si totalement l’ami de Gracchus, comme le disent les historiens, il était bien inutile d’offenser les Consuls par ce dernier aveu, si provocant : il n’aurait pas dû abandonner la certitude qu’il avait de la volonté de Gracchus. 19. Mais ceux qui jugent cette réponse séditieuse ne comprennent pas bien ce mystère et ne supposent même pas, comme c’est pourtant la vérité, que Blossius tenait Gracchus entièrement sous sa coupe, parce qu’il avait de l’ascendant sur lui, et qu’il le connaissait bien. En fait, ils étaient plus amis qu’ils n’étaient citoyens, plus amis qu’amis ou ennemis de leur pays, plus amis qu’amis de l’ambition et des troubles. S’étant complètement adonnés l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de leur inclination réciproque. Faites donc alors guider cet attelage par la vertu et selon la raison (car il est impossible de l’atteler sans cela) et vous comprendrez que la réponse de Blossius fut bien ce qu’elle devait être. Si leurs actions cependant ont ensuite divergé, c’est qu’à mon avis ils n’étaient ni vraiment amis l’un de l’autre ni amis d’eux-mêmes. 20. Et après tout, cette réponse n’a pas plus de sens que n’en aurait la mienne, si je répondais affirmativement à celui qui me demanderait : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, le feriez-vous ? » Car cela ne prouverait nullement que je consente vraiment à le faire, parce que si je ne doute absolument pas de ma volonté, je ne doute pas non plus 358 Plutarque (Vies,Tiberius Gracchus, VIII — Cf. Vies Parallèles, Gallimard, coll. « Quarto », p.1504) parle du « philosophe Blossius,[...] originaire d’Italie même, de Cumes ». – 278 – de celle d’un ami comme celui-là. Tous les raisonnements du monde ne m’enlèveront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de son jugement ; et aucune de ses actions ne saurait m’être présentée, de quelque façon que ce soit, que je n’en devine aussitôt quel en a pu être le mobile. Nos âmes ont marché tellement de concert, elles se sont prises d’une affection si profonde, et se sont découvertes l’une à l’autre si profondément, jusqu’aux entrailles, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi pour ce qui me concerne moi-même. 21. Qu’on ne mette pas sur le même plan ces autres amitiés, plus communes : j’en ai autant qu’un autre, et même des plus parfaites dans leur genre. Mais on se tromperait en confondant leurs règles, et je ne le conseille pas. Avec celles-là, il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution, car la liaison n’en est pas établie de manière à ce que l’on n’ait jamais à s’en méfier. « Aimez-le », disait Chilon, « comme si vous deviez quelque jour le haïr. Haïssez-le comme si vous deviez un jour l’aimer. » Ce précepte, qui est si abominable quand il s’agit de la pleine et entière amitié, est salubre quand il s’agit des amitiés ordinaires et communes, à propos desquelles s’applique le mot qu’Aristote employait souvent : « Ô mes amis, il n’existe pas d’ami ! » 22. Dans ces relations de qualité, l’intervention et les bienfaits qui nourrissent les autres amitiés ne méritent même pas d’être pris en compte, de par la fusion complète de nos volontés. Car de la même façon que l’amitié que je me porte n’est pas augmentée par l’aide que je m’apporte à l’occasion, quoi qu’en disent les Stoïciens, et de même que je ne me sais aucun gré du service que je me rends, de même l’union de tels amis étant vraiment parfaite, elle leur fait perdre le sentiment des obligations de ce genre, et chasser d’entre eux les mots de division et de différence tels que : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement – et autres du même genre. C’est qu’en effet, tout étant commun entre eux : souhaits, pensées, – 279 – jugements, biens, femmes, honneur et vie, et comme il n’ont qu’une seule âme en deux corps, selon la définition très juste d’Aristote, ils ne peuvent évidemment rien se prêter ni se donner. 23. Voilà pourquoi le législateur, pour honorer le mariage par une ressemblance, d’ailleurs imaginaire, avec cette divine union, interdit les donations entre mari et femme. Il veut signifier par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ou se répartir. Si, dans l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner quelque chose à l’autre, ce serait en fait celui qui recevrait qui obligerait son compagnon. Car ils cherchent l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire mutuellement du bien, et c’est en fait celui qui en fournit l’occasion qui se montre généreux, puisqu’il offre à son ami ce plaisir de faire pour lui ce qu’il désire le plus. Quand le philosophe Diogène manquait d’argent, il disait qu’il le redemandait à ses amis, et non qu’il leur en demandait359. Et pour montrer ce qu’il en est dans la réalité j’en donnerai un exemple ancien et remarquable. 24. Le Corinthien Eudamidas avait deux amis : Charixènos un Sycionien 360, et Aréthéos, un Corinthien. Sur le point de mourir, étant pauvre et ses deux amis riches, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthéos le soin de nourrir ma mère, et de subvenir à ses besoins durant sa vieillesse ; à Charixenos, celui de marier ma fille, et de lui donner le douaire le plus grand qu’il pourra ; et au cas où l’un d’eux viendrait à défaillir, je reporte sa part sur celui qui lui survivra. » Les premiers qui 359 Cette phrase a été ajoutée par Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ». C’est presque mot pour mot ce que dit Diogène Laërce, dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres », Diogène, VI, 46. C’est la conception des philosophes « cyniques », qui estiment qu’ils ne mendient pas, mais réclament seulement ce qui leur appartient ou qui leur est dû. 360 Sicyone est une ville du Péloponnèse, proche de Corinthe. – 280 – virent ce testament s’en moquèrent ; mais ses héritiers, ayant été avertis, l’acceptèrent avec une grande satisfaction. Et l’un d’eux, Charixènos, ayant trépassé cinq jours après, la substitution s’opérant en faveur d’Aréthéos, il nourrit scrupuleusement la mère, et des cinq talens qu’il possédait, il en donna deux et demi en mariage à sa fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, et les noces se firent le même jour361. 25. Cet exemple est excellent. Si l’on peut y trouver à redire, c’est à propos de la pluralité d’amis : car cette parfaite amitié dont je parle est indivisible. Chacun se donne tellement en entier à son amis, qu’il ne lui reste rien à donner ailleurs ; au contraire, il déplore de n’être pas double, triple, quadruple, de ne pas avoir plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les attribuer toutes à son ami. Les amitiés ordinaires, elles, peuvent se diviser : on peut aimer la beauté chez l’un, la facilité de mœurs chez un autre, la libéralité chez un troisième, la qualité de père chez celui-ci, celle de frère chez celui-là, et ainsi de suite. Mais cette amitié-là, qui s’empare de l’âme, et règne sur elle en toute autorité, il est impossible qu’elle soit double. Si deux amis vous demandaient à être secourus au même moment, vers lequel vous précipiteriez-vous ? S’ils exigeaient de vous des services opposés, comment feriez-vous ? Si l’un vous confiait sous le sceau du silence quelque chose qui serait utile à connaître pour l’autre, comment vous en tireriez-vous ? 26. Une amitié unique et essentielle délie de toutes les autres obligations. Le secret que j’ai juré de ne révéler à personne d’autre, je puis, sans me parjurer, le communiquer à celui qui n’est pas un autre, puisqu’il est moi. C’est une chose assez extraordinaire de pouvoir se dédoubler, et ils n’en connaissent 361 Cette histoire est tirée de Lucien, – 281 – Toxaris, XXII. pas la valeur, ceux qui prétendent se diviser en trois 362. À qui a son pareil rien n’est excessif. Et qui pourrait penser que des deux j’aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’aiment aussi entre eux, et qu’ils m’aiment autant que je les aime ? La chose la plus unique et la plus unie, la voici qui se multiplie en une confrérie, et pourtant c’est la chose la plus rare qu’on puisse trouver au monde. 27. Le reste de cette histoire illustre bien ce que je disais : Eudamidas accorde à ses amis la grâce et la faveur de les employer à son secours : il les fait héritiers de cette libéralité qui consiste à leur offrir les moyens d’œuvrer pour son bien à lui. Et ainsi la force de l’amitié se montre bien plus nettement dans son cas que dans celui d’Aréthéos. Bref, ces choses-là sont inimaginables pour qui ne les a pas éprouvées ; et elles m’amènent à vouer une grande considération à la réponse de ce jeune soldat à Cyrus, qui lui demandait pour combien il céderait le cheval avec lequel il venait de gagner une course, et s’il l’échangerait contre un royaume. « Non certes, sire, mais je le donnerais bien volontiers en échange d’un ami, si je trouvais un homme qui en soit digne363. » 28. Il ne parlait pas si mal en disant : « si je trouvais ». Car si l’on trouve facilement des hommes enclins à une fréquentation superficielle, pour celle dont je parle, dans laquelle on a des correspondances qui viennent du tréfonds du cœur, et qui ne préserve rien, il faut vraiment que tous les ressorts en soient parfaitement clairs et sûrs. 362 A quoi Montaigne fait-il allusion ici ? A la « Trinité » ? Ce serait bien audacieux... Les éditeurs et commentateurs ne semblent pas avoir remarqué cela. 363 La source de cette anecdote est dans Xénophon, Cyropédie, VIII, 3. – 282 – 29. Dans les associations qui ne tiennent que par un bout, on n’a à s’occuper que des imperfections qui affectent précisément ce bout-là. Je me moque de savoir quelle est la religion de mon médecin et de mon avocat ; cette considération n’a rien à voir avec les services qu’ils me rendent par amitié pour moi. De même pour l’organisation domestique, dont s’occupent avec moi ceux qui sont à mon service : je cherche peu à savoir si un laquais est chaste, mais s’il est diligent ; et je préfère un muletier joueur plutôt qu’imbécile ; un cuisinier qui jure plutôt qu’ignorant. Je n’ai pas la prétention de dire au monde ce qu’il faut faire : d’autres s’en chargent suffisamment. Mais de ce que j’y fais. Pour moi, c’est ainsi que j’en use ; vous, faites comme vous jugerez bon. [Térence, Heautontimorumenos, I, 1] 30. Aux relations familières de la table, j’associe l’agréable, non le sérieux. Au lit, je préfère la beauté à la bonté. Et dans la conversation, la compétence, même sans la probité. Et ainsi de suite. 31. On dit que celui qui fut trouvé chevauchant un bâton en jouant avec ses enfants 364 pria l’homme qui l’avait surpris de ne pas le raconter jusqu’à ce qu’il ait des enfants lui-même, pensant que la passion qui s’emparerait alors de son âme lui donnerait la possibilité de juger équitablement de sa conduite. De même, je souhaiterais moi aussi m’adresser à des gens qui auraient expérimenté ce que je dis. Mais sachant combien une telle amitié est éloignée de l’usage commun, combien elle est rare, je ne m’attends guère à trouver quelqu’un qui en soit bon juge. 32. Car même les traités que l’Antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent bien faibles au regard du sentiment que 364 D’après Plutarque, Vie d’Agésilas, IX. – 283 – j’éprouve, et sur ce point, les faits surpassent les préceptes mêmes de la philosophie. Tant que je serai sain d’esprit, il n’y a rien que je comparerai à un tendre ami. [Horace, Satires, I, 44] 33. Le poète ancien Ménandre disait qu’il était heureux celui qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il avait bien raison de le dire, surtout s’il en avait lui-même fait l’expérience. Car en vérité, si je compare tout le reste de ma vie, qui, grâce à Dieu, a été douce, facile, et – sauf la perte d’un tel ami – exempte de graves afflictions, pleine de tranquillité d’esprit, car je me suis contenté de mes dons naturels et originels, sans en rechercher d’autres, si je la compare, dis-je, aux quatre années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie et de la fréquentation agréables de cette personnalité, tout cela n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu, Jour qui me sera douloureux à jamais, Et qu’à jamais j’honorerai, – Telle a été votre volonté, Ô Dieux ! [Virgile, Énéide, V, 49-50] 34. je ne fais que me traîner en languissant, et même les plaisirs qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, ne font que redoubler le regret de sa perte. Nous avions la moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part. Et j’ai décidé que je ne devais plus prendre aucun plaisir, N’ayant plus celui qui partageait ma vie. [Térence, Heautontimorumenos, I, 1,149-150] 35. J’étais déjà si formé et habitué à être le deuxième partout, qu’il me semble maintenant n’être plus qu’à demi. Puisqu’un coup prématuré m’a ravi la moitié de mon âme, Pourquoi moi, l’autre moitié, demeuré-je, Moi qui suis dégoûté de moi-même, – 284 – et qui ne survis pas tout entier ? [Horace, Odes, II, 17, vv. 5 et sq.] 36. Il n’est pas d’action ni de pensée où il ne me manque, comme je lui aurais manqué moi-même. Car il me dépassait d’une distance infinie pour l’amitié comme en toutes autres capacités et vertus. Pourquoi rougir et me contraindre En pleurant une tête si chère ? [Horace, Odes, I, 24, v. 1] Ô malheureux que je suis, frère, de t’avoir perdu ! Avec toi d’un seul coup ont disparu ces joies Que ta douce amitié nourrissait dans ma vie ! Tu mourus, mon bonheur en fut brisé, mon frère, Et la tombe, avec toi, prit notre âme à tous deux. Ta mort a de mes jours aboli tout entiers Les studieux loisirs, plaisirs de la pensée. Ne saurai-je donc plus te parler ni t’entendre ? Ô frère plus aimable encore que la vie, Ne te verrai-je plus, si je t’aime toujours ? [Catulle, LXVIII, 20 et LXV, 9] 37. Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans 365. Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à 365 Les éditions antérieures à celle de 1595 portent « seize ans ». Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barré « dixhuit » et corrigé à la main en « seise ». Cette phrase annonçait en principe le texte du Discours de la Servitude volontaire. Mais Montaigne y a renoncé pour les raisons qu’il indique ensuite. – 285 – des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres 366. 38. Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci 367. En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué 368. 366 Voilà une bien curieuse louange !... 367 Voilà encore un curieux panégyrique... Montaigne y décrit en fait La Boétie comme le conformiste prudent qu’il est lui-même ! Mais il « en rajoute » visiblement. Car on ne peut qu’être étonné après avoir lu le Discours de la Servitude Volontaire, d’apprendre que son auteur était si « soumis » ! 368 Il s’agit des Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie qui figurent au chapitre suivant de l’édition de 1588, mais que Montaigne a biffé de sa main sur l’« exemplaire de Bordeaux ». – 286 – couvert en notre siècle, à l’endroit où Villegaignon toucha terre, et qu’il baptisa la France Antarctique. Cette découverte d’un pays immense semble importante. Mais je ne puis garantir qu’on n’en fera pas d’autre à l’avenir, car bien des gens plus qualifiés que nous se sont trompés à propos de celle-ci. J’ai bien peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacités : nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. 3. Platon fait dire à Solon, qui l’aurait lui-même appris des prêtres de la ville de Saïs en Égypte, que jadis, avant le déluge, il y avait une grande île nommée Atlantide, au débouché du détroit de Gibraltar, et qui était plus étendue que l’Afrique et l’Asie ensemble. Et les rois de cette contrée, qui ne possédaient pas seulement l’île en question, mais s’étaient avancés en terre ferme si loin qu’ils régnaient sur toute la largeur de l’Afrique jusqu’en Égypte, et sur toute la longueur de l’Europe jusqu’en Toscane, entreprirent d’aller jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations qui bordent la Méditerranée, jusqu’à la mer Noire. Et que pour cela ils traversèrent l’Espagne, la Gaule, l’Italie, jusqu’en Grèce, où les Athéniens les combattirent. Mais quelque temps après, les Athéniens, et eux et leur île Atlantide, tout fut englouti par le Déluge. 4. Il est assez vraisemblable que ces extrêmes ravages commis par les eaux aient amené des changements surprenants à la configuration de la terre : on considère par exemple que la mer a séparé la Sicile d’avec l’Italie. Ces terres, dit-on, se sont séparées dans une violente convulsion, alors qu’elles ne formaient qu’un seul continent. [Virgile, Énéide, III, v. 414] De même, Chypre s’est séparée d’avec la Syrie, l’île d’Eubée d’avec la terre ferme de la Béotie ; ailleurs la mer a fait se rejoindre des terres qui étaient séparées, comblant de limon et de sable les fosses qui se trouvaient entre les deux. – 298 – Et un marais qui fut longtemps stérile et battu par les rames Nourrit maintenant les villes voisines et supporte la lourde charrue. [Horace, Art poétique, 65] 5. Mais il ne semble pas que cette île Atlantide soit ce nouveau monde que nous venons de découvrir, car elle touchait presque l’Espagne, et ce serait un effet d’inondation incroyable que de l’avoir fait reculer ainsi de plus de douze cents lieues. D’autant que les navigateurs modernes ont déjà presque acquis la certitude que ce nouveau monde n’est pas une île, mais de la terre ferme, et même un continent, attenant à l’Inde Orientale d’un côté et aux terres qui sont sous les pôles de l’autre, ou que s’il en est séparé, ce n’est que par un si petit détroit qu’il ne mérite pas d’être appelé « île » pour cela 385. 6. Il semble qu’il y ait des mouvements dans ces grands corps, comme dans le nôtre : les uns naturels, les autres fiévreux. Quand j’observe l’effet de ma rivière Dordogne, de mon temps, sur la rive droite de son cours, et que je constate qu’en vingt ans elle a tant gagné sur la terre, et qu’elle a sapé le fondement de plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est là un mouvement extraordinaire : car si elle était toujours allée à ce train, ou si elle devait se comporter ainsi à l’avenir, l’aspect du pays en serait complètement bouleversé. Mais ces mouvements sont sujets à des changements : tantôt la rivière se répand d’un côté, tantôt elle se répand de l’autre, et tantôt encore elle se restreint à son cours. 385 Il s’agit là probablement du détroit qui fut appelé « Behring » quand le navigateur de ce nom eut été envoyé en mission sur les côtes du Kamtchatka, en 1725-28, et qu’il constata que les continents asiatique et américain n’étaient pas joints, comme on le pensait à l’époque. – 299 – 7. Je ne parle pas des inondations soudaines, dont nous comprenons les causes : en Médoc, le long de la mer, mon frère le Sieur d’Arsac, voit soudain une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer vomit devant elle, et seul le faîte de certains de ses bâtiments se voit encore. Ses fermes et ses domaines se sont changés en pacages bien maigres. Les habitants du pays disent que depuis quelque temps, la mer s’avance si fort vers l’intérieur qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont comme son avant-garde, et nous voyons de grandes dunes de sable mouvant progresser à une demi-lieue en avant de la mer, et gagner sur le pays. 8. L’autre témoignage de l’antiquité, avec lequel on peut mettre en rapport cette découverte d’un nouveau monde est dans Aristote, si du moins ce petit livre intitulé « Des merveilles inouïes » est bien de lui 386. Il y raconte que certains Carthaginois s’étaient lancés pour la traversée de l’océan atlantique, audelà du détroit de Gibraltar. Après avoir navigué longtemps, ils avaient fini par découvrir une grande île fertile, entièrement couverte de forêts, arrosée par de grandes et profondes rivières, et fort éloignée de toute terre ferme, et qu’eux-mêmes et d’autres depuis, attirés par la richesse et la fertilité des terres, allèrent s’y installer avec leurs femmes et leurs enfants. 9. Les seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se dépeuplait peu à peu, défendirent expressément à quiconque, sous peine de mort, d’aller là-bas, et en chassèrent les récents habitants, craignant, à ce que l’on dit, qu’avec le temps, ils ne viennent à se multiplier tellement qu’ils ne fissent par les supplanter eux-mêmes, et ne ruinent leur État. Ce récit d’Aristote 386 Selon P. Villey (op. cit. I, app. crit. p. 060), les « témoignages » d’Aristote et de Platon que reprend Montaigne « sont souvent mentionnés chez les cosmographes du temps. » Parmi eux : Gomara, Histoire Générale des Indes, Thevet, Singularitez de laFrance antarctique, et Benzoni, Histoire nouvelle du Nouveau-Monde, traduit par Chauveton. – 300 – ne s’accorde pas non plus avec ce que l’on sait des terres nouvellement découvertes. 10. Cet homme qui était à mon service, était simple et fruste, ce qui est une condition favorable pour fournir un témoignage véridique. Car les gens à l’esprit plus délié font preuve de plus de curiosité, et remarquent plus de choses, mais ils les commentent. Et pour faire valoir leur interprétation, et en persuader les autres, ils ne peuvent s’empêcher d’altérer un peu l’Histoire : ils ne vous rapportent jamais les choses telles qu’elles sont vraiment, mais les sollicitent et les déforment un peu en fonction de la façon dont ils les ont vues. Et pour donner du crédit à leur jugement et vous y faire adhérer, ils ajoutent volontiers quelque chose à leur matière, l’allongent et l’amplifient. Au contraire, il faut disposer comme témoin, soit d’un homme dont la mémoire soit très fidèle, soit d’un homme si simple qu’il ne puisse trouver lui-même de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fallacieuses, et qui n’ait là-dessus aucun préjugé. C’était le cas du mien : et pourtant, il m’a fait voir à plusieurs reprises des matelots et des marchands qu’il avait connus pendant son voyage. C’est pourquoi je me contente de cette information-là, sans m’occuper de ce que les cosmographes disent sur la question. 11. Il nous faudrait des topographes qui nous fassent une description précise des lieux où ils sont allés. Mais parce qu’ils ont cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils en profitent toujours pour nous donner aussi des nouvelles de tout le reste du monde !… Je voudrais que chacun écrive ce qu’il sait, et pas plus qu’il n’en sait, sur tous les sujets. Car tel peut avoir quelque connaissance ou expérience particulière d’une rivière, ou d’une fontaine, et ne savoir, sur tout le reste, rien de plus que chacun en sait. Mais malheureusement, pour exposer son petit domaine, il entreprend généralement de réécrire toute la Physique ! Et ce travers génère de graves inconvénients. – 301 – 12. Pour revenir à mon propos, et selon ce qu’on m’en a rapporté, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. Car il est vrai que nous n’avons pas d’autres critères pour la vérité et la raison que les exemples que nous observons et les idées et les usages qui ont cours dans le pays où nous vivons. C’est là que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses. Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la même façon que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit d’elle-même communément, alors qu’en fait ce sont plutôt ceux que nous avons altérés par nos artifices, que nous avons détournés de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages ». Les premiers recèlent, vivantes et vigoureuses, les propriétés et les vertus vraies, utiles et naturelles, que nous avons abâtardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de notre goût corrompu. 13. Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons. Il n’est donc pas justifié de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises. Et le lierre vient mieux de lui-même Et l’arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires, Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux. [Properce, I, 2,10.] 14. Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons même pas à reproduire le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beauté, et son utilité, pas plus que le tissage de la moindre araignée ! Tou- – 302 – tes les choses, dit Platon, sont produites, ou par la Nature, ou par le hasard, ou par l’Art. Les plus grandes et les plus belles par l’une ou l’autre des deux premiers ; les moindres et les moins parfaites par le dernier. 15. Ces peuples me semblent donc « barbares » parce qu’ils ont été fort peu façonnés par l’esprit humain, et qu’ils sont demeurés très proches de leur état originel. Ce sont encore les lois naturelles qui les gouvernent, fort peu abâtardies par les nôtres. Devant une telle pureté, je me prends parfois à regretter que la connaissance ne nous en soit parvenue plus tôt, à l’époque où il y avait des hommes plus qualifiés que nous pour en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon n’en aient pas eu connaissance, car il me semble que ce que nous pouvons observer chez ces peuples-là dépasse non seulement toutes les représentations par lesquelles la poésie a embelli l’Âge d’Or et tout le talent qu’elle a déployé pour imaginer une condition heureuse pour l’homme, aussi bien que la naissance de la philosophie et le besoin qui l’a suscitée. Les Anciens n’ont pu imaginer un état naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons par expérience, et ils n’ont pas pu croire non plus que la société puisse se maintenir avec si peu d’artifices et de liens entre les hommes. 16. C’est un peuple, dirais-je à Platon, qui ne connaît aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaît même pas le terme de magistrat, et qui ignore la hiérarchie ; qui ne fait pas usage de serviteurs, et ne connaît ni la richesse, ni la pauvreté ; qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a d’autre occupation que l’oisiveté, nul respect pour la parenté autre qu’immédiate ; qui ne porte pas de vêtements, n’a pas d’agriculture, ne connaît pas le métal, pas plus que l’usage du vin ou du blé. Les mots eux-mêmes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie, médisance, pardon y sont inconnus. Platon trouverait-il la République qu’il a imaginée si éloignée de cette perfection ? – 303 – « Voilà les premières lois qu’ait données la nature. » [Virgile, Géorgiques, II, 20] 17. Au demeurant, ils vivent dans un pays très plaisant et bien tempéré. De telle sorte que, aux dires de mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade. Ils m’ont même assuré qu’ils n’en avaient vu aucun de tremblant, ou aux yeux purulents, ou édenté, ou courbé de vieillesse. Ils se sont établis le long de la mer, et sont protégés du côté de la terre par de grandes et hautes montagnes ; entre les deux, il y a environ cent lieues de large. Ils disposent en abondance de poisson et de viande, qui ne ressemblent pas du tout aux nôtres, et les mangent sans autre préparation que de les cuire. Le premier qui y conduisit un cheval, bien qu’il les ait déjà rencontrés au cours de plusieurs autre voyages, leur fit tellement horreur dans cette posture qu’ils le tuèrent à coups de flèches avant même de l’avoir reconnu. 18. Leurs cases sont fort longues, et peuvent abriter deux ou trois cents âmes. Elles sont tapissées d’écorces de grands arbres, un de leurs côtés touche terre et elles se soutiennent et s’appuient l’une l’autre par le faîte, comme certaines de nos granges, dont le toit descend jusqu’à terre et sert de mur. Ils ont un bois si dur qu’ils s’en servent pour couper, en font leurs épées et des grils pour cuire leur nourriture. Leurs lits sont faits d’un tissu de coton, et suspendus au toit, comme ceux de nos navires. Chacun a le sien, car les femmes ne dorment pas avec leurs maris. Ils se lèvent avec le soleil, et mangent sitôt après, pour toute la journée, car ils ne font pas d’autre repas que celuilà. Ils ne boivent pas à ce moment-là, comme Suidas l’a observé aussi chez certains autres peuples, en Orient, qui boivent en dehors des repas. Ils boivent plusieurs fois par jour, et beaucoup. Leur boisson est faite avec certaines racines, et a la couleur de nos vins clairets. Ils ne la boivent que tiède, et elle se conserve deux ou trois jours ; elle a un goût un peu piquant, ne monte pas à la tête, est bonne pour l’estomac. Elle est laxative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, mais c’est une boisson très agréable – 304 – pour ceux qui s’y sont accoutumés. En guise de pain, ils utilisent une certaine matière blanche, semblable à de la coriandre confite. J’en ai fait l’essai : le goût en est doux et un peu fade 387. 19. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes vont chasser les bêtes sauvages, avec des arcs. Pendant ce temps, une partie des femmes s’occupe à faire chauffer leur boisson, et c’est là leur principale fonction. Il en est un, parmi les vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, prêche en toute la chambrée en même temps, en se promenant d’un bout à l’autre, et répétant une même phrase plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il ait achevé le tour du bâtiment, qui fait bien cent pas de long. Et il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis, et l’affection pour leurs femmes. 20. Et eux ne manquent jamais de souligner cette obligation, en reprenant comme un refrain que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et aromatisée. On peut voir en plusieurs lieux, et notamment chez moi, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs épées et des bracelets de bois avec lesquels ils protègent leurs poignets dans les combats, et les grandes cannes ouvertes à un bout, par le son desquelles ils marquent la cadence pendant leurs danses. Ils sont entièrement rasés, et se rasent de bien plus près que nous ne le faisons, sans autre rasoirs pourtant que faits de bois ou de pierre. Ils croient que les âmes sont éternelles, et que celles qui ont bien mérité des dieux sont logées à l’endroit du ciel où le soleil se lève, les maudites, elles, étant du côté de l’Occident. 21. Ils ont des sortes de prêtres ou des prophètes qui se montrent rarement en public, car ils résident dans les montagnes. Mais quand ils arrivent, c’est l’occasion d’une grande fête 387 On aimerait savoir comment Montaigne a pu se le procurer ? Est-ce l’homme dont il dit qu’il « l’a eu chez lui » ? Et après une traversée aussi longue, il est difficile d’imaginer que ce « pain » ait pu être encore mangeable ! – 305 – et d’une assemblée solennelle de plusieurs villages (car chacune de leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village, et elles sont à une lieue française les unes des autres). Ce prophète s’adresse à eux en public, les exhortant à la vertu et à l’observance de leur devoir. Mais toute leur science morale ne comporte que ces deux articles : le courage à la guerre et l’attachement à leurs femmes. Il leur prédit les choses à venir et les conséquences qu’ils doivent attendre de leurs entreprises. Il les achemine vers la guerre ou les en détourne, mais à cette condition que, lorsqu’il échoue dans ses prévisions, et que les événements prennent un autre tour que celui qu’il leur avait prédit, il est découpé en mille morceaux s’ils l’attrapent, et condamné comme faux Prophète. Et c’est pourquoi on ne revoit jamais celui qui une fois s’est trompé. 22. C’est un don de Dieu que la divination : voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable que d’en abuser. Chez les Scythes, quand les devins avaient failli dans leurs prédictions, on les couchait, les pieds et les mains chargés de fers, sur des charrettes pleines de broussailles tirées par des bœufs, et que l’on faisait brûler. Ceux qui traitent des affaires dont l’issue dépend des capacités humaines sont excusables de n’y faire que ce qu’ils peuvent. Mais ceux qui trompent leur monde en se targuant de facultés extraordinaires échappant à notre entendement, ne faut-il pas les punir de ne pas tenir leurs promesses, et de l’impudence de leur imposture ? 23. Les Cannibales font la guerre aux peuples qui habitent au-delà de leurs montagnes, plus loin dans les terres, et ils y vont tout nus, sans autres armes que des arcs ou des épées de bois épointées à un bout, comme les fers de nos épieux. Il est terrifiant de voir leur acharnement dans les combats qui ne s’achèvent que par la mort et le sang, car ils ignorent la déroute et l’effroi. Chacun rapporte comme trophée la tête de l’ennemi – 306 – qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis388. Après avoir bien traité leurs prisonniers pendant un temps assez long, et leur avoir fourni toutes les commodités possibles, celui qui en est le maître rassemble tous les gens de sa connaissance en une grande assemblée. Il attache une corde au bras d’un prisonnier, par laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur qu’il ne le blesse, et donne l’autre bras à tenir de la même façon à l’un de ses plus chers amis. Puis ils l’assomment tous les deux à coups d’épée, et cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Et ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir, ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester une vengeance extrême. 24. En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alliés à leurs adversaires, les mettaient à mort quand ils étaient pris d’une autre manière, en les enterrant jusqu’à la ceinture, puis en tirant sur le reste du corps force flèches avant de les pendre, ils pensèrent que ces gens venus de l’autre monde (qui avaient déjà répandu bien des vices aux alentours, et qui leur étaient bien supérieurs en matière de perversité) n’adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu’elle devait donc être plus atroce que la leur. Ils abandonnèrent alors peu à peu leur ancienne façon de faire, et adoptèrent celle des Portugais. Je ne suis certes pas fâché que l’on stigmatise l’horreur et la barbarie d’un tel comportement ; mais je le suis grandement de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous demeurions à ce point aveugles envers les nôtres. 25. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort ; à déchirer par des tortures et des supplices un corps encore capable de sentir, à le faire rô388 Il semble qu’il y ait quelque contradiction entre cette pratique et le passage précédent dans lequel Montaigne déclare : « car chacune de leurs cases, comme je les ai décrites, constitue un village » ? – 307 – tir par petits morceaux, le faire mordre et dévorer par les chiens et les porcs (comme je ne l’ai pas seulement lu, mais vu faire il y a peu, et non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion)… Il y a plus de barbarie en cela, dis-je, que de rôtir et de manger un corps après sa mort. 26. Chrysippe et Zénon, chefs de l’école des Stoïciens, ont estimé qu’il n’y avait aucun mal à utiliser notre charogne à quelque fin que ce soit, en cas de besoin, et en tirer de la nourriture ; comme le firent nos ancêtres, assiégés par César dans Alésia, et qui se résolurent à lutter contre la famine causée par ce siège en utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat. On dit que les Gascons, avec tels aliments, prolongèrent leur vie. [Juvénal, XV, 93] Et les médecins ne craignent pas de s’en servir pour toutes sortes d’usages concernant notre santé, soit par voie orale, soit en applications externes 389. Mais il n’y eut jamais personne d’assez déraisonnable pour excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. 27. Nous pouvons donc bien les appeler barbares, par rapport aux règles de la raison, mais certainement pas par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est tout à fait noble et chevaleresque, et a autant d’excuses et de beauté que cette maladie humaine peut en avoir : elle 389 Comme tous ceux de son temps, Montaigne croit aux « vertus » de la « momie », remède soi-disant tiré des momies égyptiennes.... Ambroise Paré, lui, dans son « Discours de la Mumie » (1582), montre clairement, en rapportant le récit de « Gui de La Fontaine, médecin célèbre du Roi de Navarre », qu’il s’agit d’une supercherie... et que l’industrie — pourrait-on dire — des fausses « momies » était un commerce lucratif ! – 308 – n’a d’autre fondement pour eux que la seule recherche de la valeur. Ils ne contestent pas à d’autres la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette fécondité naturelle qui leur procure sans travail et sans peine toutes les choses nécessaires, et en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leur territoire. Ils sont encore en cet état bienheureux qui consiste à ne désirer que ce que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est pour eux superflu. 28. Ceux qui sont du même âge s’appellent entre eux « frères », et ils appellent « enfants » ceux qui sont plus jeunes. Les vieillards sont des « pères » pour tous les autres. Ceux-ci laissent en commun à leurs héritiers la pleine possession de leurs biens indivis, sans autre titre que celui, tout pur, que nature donne à ses créatures en les mettant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour venir les assaillir, et qu’ils remportent la victoire, le prix pour le vainqueur c’est la gloire et l’avantage d’être demeuré le plus valeureux et le plus vaillant, car ils n’ont que faire des biens des vaincus. Puis ils s’en retournent dans leur pays, où rien de nécessaire ne leur fait défaut, de même qu’ils ne manquent pas non plus de cette grande qualité qui est de savoir jouir de leur heureuse condition, et de s’en contenter. Les autres font de même : ils ne demandent à leurs prisonniers d’autre rançon que l’aveu et la reconnaissance d’avoir été vaincus. 29. Mais parmi ces prisonniers, il n’en est pas un seul par siècle qui n’aime mieux mourir que d’abdiquer, par son attitude ou par sa parole, si peu que ce soit de la grandeur d’un courage invincible. On n’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé que de seulement demander que cela lui soit épargné. On les traite très libéralement, afin que la vie leur soit d’autant plus chère. Et on leur parle très souvent de leur mort future, des tourments qu’ils auront à y endurer, des préparatifs que l’on fait pour cela, de la façon dont leurs membres seront découpés, et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela, à seule fin de leur arracher de la bouche quelque parole lâche ou vile, ou leur don– 309 – ner envie de s’enfuir. Pour obtenir cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir triomphé de leur constance. Car en fait, à tout prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire : Il n’y a de véritable victoire que celle Qui, domptant l’âme, force l’ennemi à s’avouer vaincu. [Claudien, De sexto consulatu Honorii, v. 248] 30. Les Hongrois, autrefois, guerriers très belliqueux, ne poussaient pas plus loin leur avantage quand ils avaient réduit l’ennemi à leur merci. Et lui ayant arraché l’aveu de sa défaite, ils le laissaient aller sans le maltraiter, et sans le rançonner. Sauf, tout au plus, pour en obtenir l’engagement de ne plus s’armer contre eux désormais. 31. Nous avons bien des avantages sur nos ennemis qui sont des avantages que nous leurs empruntons et non les nôtres. C’est la qualité d’un portefaix, et non celle de la vaillance, que d’avoir les bras et les jambes plus solides. C’est une qualité figée et innée que l’agilité ; c’est un coup de chance que de faire trébucher notre ennemi, et qu’il soit ébloui parce qu’il a le soleil dans les yeux ; c’est un effet de l’art et du savoir, qui se peut trouver chez un homme de rien et lâche, que d’être habile à l’escrime. La valeur et le prix d’un homme réside dans son cœur et dans sa volonté : c’est là que se trouve son honneur véritable. La vaillance, c’est la fermeté, non pas des jambes ni des bras, mais du cœur et de l’âme ; elle ne réside pas dans la valeur de notre cheval, ni dans celle de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui tombe, et dont le courage ne faiblit pas, s’il est tombé, il combat à genoux. [Sénèque, De providentia, II] Celui qui malgré le danger de la mort proche, nr relâche pas son assurance, et regarde encore son ennemi, en rendant l’âme, d’un œil ferme et dédaigneux, il n’est pas vaincu par nous, mais par le sort : il est tué, mais non vaincu. Et les plus vaillants sont parfois les plus infortunés. – 310 – 32. Aussi y a-t-il des défaites qui sont des triomphes à l’égal des victoires. Et même ces quatre victoires qui sont comme sœurs, les plus belles que le soleil ait jamais vu de ses yeux : celle de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n’ont jamais osé opposer leur gloire même toutes ensemble à celle de la défaite totale du roi Léonidas et des siens au défilé des Thermopyles. 33. Qui courut jamais, avec une plus glorieuse et plus ambitieuse envie de gagner le combat, que le capitaine Ischolas le fit pour le perdre ? Qui mit jamais plus d’intelligence et de soin pour assurer son salut que lui sa perte ? Il était chargé de défendre un passage du Péloponnèse contre les Arcadiens. S’estimant tout à fait incapable de le faire, étant donné la nature du lieu et l’inégalité des forces en présence, considérant que tout ce qui se présenterait aux ennemis devrait nécessairement demeurer sur le terrain, et estimant d’autre part indigne à la fois de sa vaillance, de sa grandeur d’âme, et du nom de Lacédémonien, de faillir à la tâche qui lui était confiée, il prit un parti intermédiaire entre ces deux extrémités : il conserva les hommes les plus jeunes et les plus valides de sa troupe pour la défense et le service de leur pays, en les y renvoyant ; et avec ceux dont le manque serait moins ressenti, il décida de défendre ce passage, et par leur sacrifice, d’en faire payer l’entrée le plus chèrement possible aux ennemis. Et c’est bien là ce qu’il advint en effet. 34. En effet, environnés de toutes parts par les Arcadiens, dont ils firent d’abord un grand massacre, ils furent tous finalement, lui et les siens, passés au fil de l’épée. Existe-t-il un trophée, destiné à des vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? La véritable victoire s’obtient par le combat, non par le salut ; et l’honneur de la valeur militaire consiste à combattre, non à battre. 35. Pour en revenir à notre histoire de Cannibales, il s’en faut de beaucoup que les prisonniers s’avouent vaincus, malgré tout ce qu’on leur fait subir ; au contraire, durant les deux ou – 311 – trois mois qu’on les garde, ils affichent de la gaieté, ils pressent leurs maîtres de se hâter de leur faire subir l’épreuve finale, ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté, et le nombre de batailles perdues contre les leurs. Je possède une chanson faite par un prisonnier, où l’on trouve ce trait ironique, leur disant qu’ils viennent hardiment tous autant qu’ils sont, et se réunissent pour faire leur dîner de lui, car ils mangeront du même coup leur père et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps… « Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fous que vous êtes. Vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres y est encore ! Savourez-les bien, et vous y trouverez le goût de votre propre chair ». Voilà une idée qui ne relève pas de la « barbarie ». 36. Ceux qui les peignent quand ils sont mis à mort, et qui les représentent quand on les assomme, montrent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant des grimaces. Et de fait, ils ne cessent, jusqu’à leur dernier soupir, de les braver et de les défier, par la parole et par leur contenance. Sans mentir, en comparaison de nous, voilà des hommes bien sauvages. Car il faut, ou bien qu’ils le soient vraiment, ou que ce soit nous : il y a une distance étonnante entre leur façon d’être et la nôtre. 37. Les hommes ont dans ce pays plusieurs femmes, et en ont un nombre d’autant plus grand que leur réputation de vaillance est plus grande. C’est une chose vraiment remarquable dans leurs mariages : si la jalousie de nos épouses nous prive de l’amour et de la bienveillance des autres femmes, chez ces genslà au contraire, c’est la jalousie qui favorise de telles relations. Plus soucieuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles s’efforcent et mettent toute leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles le peuvent, car c’est un signe de la vaillance du mari. – 312 – 38. Les nôtres crieront au miracle ; mais ce n’est pas cela. C’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut niveau. D’ailleurs dans la Bible, Léa, Rachel, Sarah, et les femmes de Jacob mirent leurs belles servantes à la disposition de leurs maris, et Livia favorisa les appétits d’Auguste, à son propre détriment. La femme du roi Dejotarus, Stratonique, ne fournit pas seulement à son mari une fille de chambre fort belle, qui était à son service, mais éleva soigneusement leurs enfants, et les aida pour la succession de leur père. 39. Et pour qu’on n’aille pas s’imaginer que tout cela se fait à cause d’une simple servilité à l’égard des usages, et sous la pression de l’autorité de leurs anciennes coutumes, sans réflexion ni jugement, et parce qu’ils auraient l’esprit tellement stupide qu’ils ne sauraient prendre un autre parti, il faut montrer quelques uns des traits de leur intelligence. Outre celui que je viens de rapporter de l’une de leurs chansons guerrières, en voici une autre, d’amour cette fois, qui commence ainsi : « Couleuvre arrête-toi ; arrête-toi, couleuvre, afin que ma sœur prenne ton image comme modèle pour la forme et la façon d’un riche cordon que je donnerai à mon amie ; et qu’ainsi à tout jamais ta beauté et ta prestance soient préférées à celles de tous les autres serpents. » 40. Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or je suis assez familier de la poésie pour dire que ceci, non seulement n’est en rien « barbare », mais que c’est même tout à fait dans le genre anacréontique. Leur langage, au demeurant, est un langage doux, dont le son est agréable, et qui tire un peu sur le grec par ses terminaisons. 41. Trois d’entre eux vinrent à Rouen, au moment où feu le roi Charles IX s’y trouvait. Ils ignoraient combien cela pourrait nuire plus tard à leur tranquillité et à leur bonheur que de connaître les corruptions de chez nous, et ne songèrent pas un instant que de cette fréquentation puisse venir leur ruine, que je devine pourtant déjà bien avancée (car ils sont bien misérables – 313 – de s’être laissés séduire par le désir de la nouveauté, et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre). Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, ce que c’est qu’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant. Ils répondirent trois choses ; j’ai oublié la troisième et j’en suis bien mécontent. Mais j’ai encore les deux autres en mémoire : ils dirent qu’ils trouvaient d’abord très étrange que tant d’hommes portant la barbe, grands, forts et armés (ils parlaient certainement des Suisses de sa garde), et qui entouraient le roi, acceptent d’obéir à un enfant et qu’on ne choisisse pas plutôt l’un d’entre eux pour les commander. 42. Deuxièmement (dans leur langage, ils divisent les hommes en deux « moitiés ») ils dirent qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes sortes de commodités, alors que ceux de l’autre « moitié » mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; ils trouvaient donc étrange que ces « moitiés »-là puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons. 43. J’ai parlé à l’un d’entre eux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui me suivait si mal, et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes idées, que je ne pus guère tirer de plaisir de cette conversation 390. Comme je lui deman- 390 Variantes : Dans l’édition de 1595, contrairement aux deux autres, on trouve : « que je n’en peus tirer rien qui vaille. » ce qui est assez contradictoire avec la suite, puisque Montaigne donne tout de même quelques précisions tirées de sa conversation... Par ailleurs, comme l’« exemplaire de Bordeaux » ne comporte aucune correction de cette nature, il faut en conclure, soit que les éditeurs de 1595 avaient entre les mains une autre édition annotée (ce qui est peu vraisemblable), soit qu’ils ont par inadvertance ou délibérément modifié ici le texte de Montaigne... C’est pour- – 314 – dais quel bénéfice il tirait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots l’appelaient « Roi »), il me dit que c’était de marcher le premier à la guerre. Pour me dire de combien d’hommes il était suivi, il me montra un certain espace, pour signifier que c’était autant qu’on pourrait en mettre là, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille hommes. Quand je lui demandai si en dehors de la guerre, toute son autorité prenait fin, il répondit que ce qui lui en restait, c’était que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui traçait des sentiers à travers les fourrés de leurs bois, pour qu’il puisse y passer commodément. 44. Tout cela n’est pas si mal. Mais quoi ! ils ne portent pas de pantalon. quoi je suis la leçon des éditions de 1580 et 1588 sur ce point dans ma traduction. – 315 – Chapitre 38 Sur la solitude. 1. Laissons de côté la classique comparaison 414 de la vie solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidité ? Osons nous en rapporter là-dessus à ceux qui mènent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience : les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutôt recherchées, au contraire, pour tirer du public un profit personnel ? Les mauvais moyens par lesquels, à notre époque, on y parvient, montrent bien que l’objectif est peu louable. Et répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne le goût de la solitude. Car fuit-elle rien tant que la société ? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les coudées franches ? 2. On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon » : Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant Que de portes à Thèbes ou de bouches au Nil. [Juvénal, XIII, 26-27] 414 Cette comparaison était en effet un lieu commun au XVIe siècle, après Platon, Aristote et Cicéron. – 347 – Alors, dans la foule, la contagion est très dangereuse : il faut imiter les vicieux, ou les haïr. Mais les deux attitudes sont dangereuses : soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont différents de nous. 3. Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller à ce que ceux qui montent à bord du même vaisseau ne soient ni dissolus, ni blasphémateurs, ni méchants, car ils estiment qu’une telle société ne peut leur porter chance. 4. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant à ceux qui partageaient avec lui le danger d’une grande tempête, et appelaient les dieux à leur secours : « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici avec moi ! » Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, étant en extrême péril lors d’une tempête, prit sur ses épaules un jeune garçon : leur sort devenant commun, il voulait se servir de son innocence comme garantie et comme recommandation envers la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie. 5. Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même seul dans la foule d’un palais : mais s’il a le choix, il en fuira, dit-il, même la vue415. Il supportera cela s’il le faut, mais s’il en a la liberté, c’est la deuxième attitude qu’il choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment détaché des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres. Charondas punissait comme mauvais ceux qui étaient connus pour vivre en mauvaise compagnie. 6. Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable à la fois que l’homme : il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisthène ne semble pas avoir approuvé celui qui lui reprochait de 415 Sénèque, Épitres, VII. – 348 – fréquenter de mauvaises gens, car il lui dit : « les médecins vivent bien parmi les malades ! S’ils améliorent la santé de leurs patients, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies. 7. Le but de la solitude, il me semble, est tout à la fois de vivre plus tranquillement et mieux à son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin : on croit souvent avoir quitté les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a guère moins de soucis à gérer une famille qu’à gérer un état tout entier. Si l’esprit est occupé par si peu que ce soit, il l’est complètement. Et pour être moins importantes, les occupations domestiques n’en sont pas moins importunes… Si nous nous sommes débarrassés de la justice et du négoce, nous ne sommes pas pour autant débarrassés des principaux soucis de notre vie. C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines, Non les lieux d’où l’on voit l’horizon marin. [Horace, Épîtres, I, II, 25-26] 8. L’ambition, la cupidité, l’irrésolution, la peur et la concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir changé de pays : Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier. [Horace, Odes, III, i, 40] Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les grottes, ni la chemise de crin 416, ni les jeûnes, ne nous en détachent : Une flèche mortelle au flanc reste attachée. 416 Montaigne écrit : « la here » ; bien que le mot « haire » soit encore dans nos dictionnaires avec le sens de « grossière chemise de poils de chèvre, de crin, portée à même la peau par esprit de mortification ou de pénitence » (Petit Robert), l’usage du mot est rarissime, et j’ai préféré en donner directement le sens succinct. – 349 – [Virgile, Énéide, IV, 73] 9. On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené avec lui. » Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher ? En quittant son pays, ne se fuit-on pas ? [Horace, Odes, II, XVI, 18-20] 10. Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ; de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de même que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite et les secoue. On voit par là que ce n’est pas assez de s’être mis à l’écart du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il faut, c’est s’écarter des manières d’être du peuple : il faut se séquestrer soi-même et s’en remettre à soi. Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous. Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaîne : Dans sa fuite, il en traîne un long bout à son cou. [Perse, V, 158-160] 11. Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une entière liberté, puisque nous regardons encore ce que nous avons laissé, et que nous en avons la tête pleine. Mais si notre cœur n’est purifié, quels combats, Quels dangers devrons-nous affronter malgré nous ? Quels soucis violents dès lors déchirent l’homme Tourmenté de passions, quelles terreurs aussi ! Combien l’orgueil, la débauche, l’emportement Exercent de ravages ! Et le faste, et la paresse ! [Lucrèce, V, 43-48] – 350 – Notre mal est en notre âme ; et elle ne peut échapper à ellemême. 12. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en ellemême : c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commodément à l’écart. 13. Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne dépende que de nous : déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise. 14. Stilpon avait échappé à l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. Démétrios Poliorcète, voyant qu’il n’avait pas l’air effrayé par un tel désastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il répondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu qui lui fût propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisthène, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent échapper avec lui au naufrage. 15. Certes l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-même. Quand la ville de Nola fut saccagée par les Barbares, Paulin, qui en était l’évêque, qui avait tout perdu et qui était leur prisonnier, adressa cette prière à Dieu : « Seigneur, garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore touché à rien de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon étaient encore préservés. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui puissent échapper aux atteintes et de les cacher en un lieu où personne n’aille, et qui ne puisse être révélé que par nous-mêmes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout la santé si l’on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende. – 351 – 16. Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes, et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur ellemême ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse, Sois dans la solitude une foule à toi-même. [Tibulle, IV, xiii, 12] La vertu se contente d’elle-même : sans règles, sans paroles, sans rien faire. 17. Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment 417. Celui qu’on voit grimpant après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes ? C’est plutôt pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés 418, 417 A. Lanly traduit par « notre profit particulier ». je ne crois pas que l’on puisse aller jusque-là ; Montaigne dit : « pas une qui nous regarde ». 418 Montaigne emploie les mots « savants » de « pituiteux » et « chassieux ». Littré dit pour « pituite » : « mucosités venant de – 352 – crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage ? Pas du tout. Il y mourra, ou bien enseignera à la postérité la scansion des vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. Qui n’échange volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la gloire ? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons encore à notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la tête, celles de nos voisins et de nos amis. Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tête D’aimer quelque objet plus que lui-même ? [Térence, Adelphes, I, i, 38-39] 18. La solitude me semble avoir plus de raison et de sens pour ceux qui ont voué le meilleur de leurs années à la société, comme ce fut le cas pour Thalès. 19. C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-être419 nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer 420 en lieu sûr, et cela va nous l’estomac et rejetées chaque matin. » Et pour « chassieux » : « qui a une humeur jaunâtre sur les paupières ». 419 Traduction : « aise ». Faut-il comprendre « bonheur » comme le fait A. Lanly ? Cela me semble un peu forcé. Mais « confort » serait trop moderne… « bien-être » ou « contentement », plutôt. 420 Montaigne écrit « sa retraicte » et A. Lanly traduit « organiser sûrement sa retraite ». Mais « retraite » me semble aujourd’hui un terme trop « marqué » pour ne pas sembler anachronique… J’ai préféré employer « se retirer », qui est moins connoté. – 353 – occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nousmêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant, et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même. C’est-à-dire : être en relation avec tout, mais non pas joint et collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir être à soi. 20. Il est temps de nous séparer de la société puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter doit s’interdire d’emprunter. Nos forces déclinent : gardons-les pour nous, rassemblons-les en nous. Si l’on peut retourner la situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur présence sans en avoir honte. « Il est rare en effet qu’on se respecte assez soi-même » [Quintilien, X, vii]. 21. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les hommes mûrs s’exercer à bien faire, et les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans être obligés à rien. 22. Il y a des gens plus aptes que les autres à mettre en œuvre ces préceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une sensibilité et une volonté délicates, qui ne se plient pas et ne se laissent pas aisément exploiter par les autres, seront mieux à même, par leur nature et leur comportement, à suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occupés, qui embrassent tout – 354 – à la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout, s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut se servir de ces avantages fortuits et extérieurs à nous dans la mesure où ils nous sont agréables, mais sans en faire la base de notre existence, car cela ne l’est pas : ni la raison ni la nature ne l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui ? 23. C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous pouvons disposer, comme certains l’ont fait par dévotion, et quelques philosophes par conviction : se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens à la rivière, rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie pour gagner la béatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur la dernière marche pour éviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite elle-même quelque chose de glorieux et d’exemplaire. Sans fortune je vante un petit avoir sûr, Et suis content de peu ; mais qu’un destin meilleur Me donne l’opulence, alors je dis bien haut Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux Dont les revenus sont fondés en bonne terre. [Horace, Épîtres, I, xv, 42-46] 24. Je trouve qu’il y a bien assez à faire sans aller si loin 421. Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me préparer à ses retournements, et envisager, étant bien à mon aise, le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagina- 421 P. Villey fait remarquer que Sénèque, déjà… Mais on n’en finirait pas de relever les similitudes de pensée – et d’ailleurs Montaigne ne s’en cache pas, qui cite sans cesse ses auteurs ! Là où il est original, ce n’est que rarement dans sa « pensée », mais dans la façon plus narquoise et plus « terrienne » qu’il a, souvent, de la présenter. Et dans sa langue à lui… – 355 – tion y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons à la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois. 25. Je n’estime pas que le philosophe Arcésilas soit moins vertueux parce que je sais qu’il a utilisé de la vaisselle d’or et d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus au contraire parce qu’il en a usé modérément et avec libéralité, que s’il s’en était privé. 26. Je vois quelles sont les limites de la nécessité naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent plus enjoué et en meilleure santé que moi 422, je me mets à sa place ; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas croire qu’un esprit borné fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les effets du raisonnement ne puissent parvenir à égaler ceux de l’accoutumance. Alors sachant combien les commodités de l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir : qu’il me rende content de moi-même et du bien dont je puis être la cause. 27. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont néanmoins dans leur malle quantité de pilules pour les avoir sous la main quand le rhume les attaquera ; rhume qu’ils craignent d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du remède qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire ; et mieux encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus grave, se munir des médicaments qui calment et endorment la partie malade. 422 On retrouve ici une sorte de variante du thème du « bon sau- vage »… – 356 – 28. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération : Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens. [Horace, Épîtres, I, i, 19] Car sinon c’est une tâche d’esclave que le soin du ménage, comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le soin du jardin, que Xénophon attribue à Cyrus. Et il doit être possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse et vile, astreignante et préoccupante, dans laquelle sombrent les hommes qui s’y consacrent entièrement, et cette profonde et extrême nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller à l’abandon. Démocrite au troupeau laisse manger ses blés, Tandis que son esprit vogue loin de son corps. Horace, Épîtres, I, xii, 12] 29. Mais écoutons plutôt ce conseil que donne Pline Le Jeune à Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude 423 : « Je te conseille, dans cette complète et opulente retraite où tu te trouves, de laisser à tes gens le soin de la maison, sordide et détestable, et de t’adonner à l’étude des lettres, pour faire quelque chose qui soit totalement à toi. » Il s’agit pour lui de la réputation, de même que Cicéron, qui disait vouloir employer sa solitude et son détachement des affaires publiques pour obtenir par ses écrits une vie immortelle. Ton savoir n’est-il rien dès qu’il laisse ignorer Aux autres que tu sais ? 423 in Lettres, I, 3. – 357 – [Perse, I, 23-24] 30. Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du monde, de regarder au-delà de lui. Mais ceux dont je viens de parler ne le font qu’à demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus ; mais par une ridicule contradiction, ils prétendent récolter les fruits de leur dessein dans un monde dont ils seront absents ! L’idée de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude des promesses divines dans l’autre vie, est plus cohérente. Ils se donnent Dieu comme but, lui dont la bonté et la puissance sont infinies. L’âme peut trouver en lui de quoi rassasier ses désirs en toute liberté. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent à obtenir une santé 424 et une félicité éternelles ; et la mort vient à point, puisqu’elle marque le passage à un état aussi parfait. La rigueur de leurs règles est vite atténuée par l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur dénégation, car rien ne les entretient tant que leur usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalité, mérite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agréments de la nôtre. Et celui qui peut embraser son âme de cette foi et de cette espérance si vives, réellement et constamment, se construit, dans la solitude, une vie voluptueuse et délicieuse, bien au-delà de toute autre vie possible. 31. En fin de compte, ni le but fixé par Pline, ni le moyen qu’il indique ne me contentent : c’est remplacer la fièvre par la fébrilité ! Écrire des livres est un travail aussi pénible que les autres. Et aussi mauvais pour la santé, ce dont il faut surtout tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir 424 Traduction : que faut-il entendre ici par « santé » ? Est-ce le fait d’être « en bonne santé », ou bien la « pureté » comme le comprend A. Lanly ? Je choisis la première interprétation, qui me semble justifiée dans son opposition avec les « douleurs, les peines ». – 358 – qu’on y prend, car c’est ce plaisir-là qui cause la perte de celui qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et de l’ambitieux425. Les sages nous apprennent pourtant à nous garder de la trahison que nous causent nos appétits, et à discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mêlés et frelatés de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et nous embrassent pour mieux nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens appelaient « Philistes 426 ». Si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ! Mais la volupté, pour nos tromper, vient d’abord, et nous cache la suite. Les livres sont agréables, mais si à cause de leur fréquentation nous finissons par en perdre la gaieté et la santé, qui sont nos biens les plus précieux, quittons-les : je suis de ceux qui pensent que leur bénéfice ne peut compenser cette perte 427. 32. De même que ceux qui se sentent affaiblis depuis longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre à la médecine, qui leur prescrit certaines règles de vie à respecter, de même celui qui se retire, dégoûté qu’il est de la vie en société, doit se soumettre aux lois de la raison, et préparer en y réfléchissant à l’avance la façon d’ordonner cette nouvelle exis- 425 Donc pour Montaigne, tous ceux qui « s’investissent trop » dirions-nous. Le texte dit « le mesnager ». P. Villey indique en note « celui qui administre ses biens avec économie ». A. Lanly développe encore en traduisant : « celui qui administre sa maison et ses biens avec économie »… C’est à mon avis aller un peu loin. Je me borne à rendre l’idée de Montaigne par « celui qui s’occupe trop de sa maison ». 426 la source est dans Sénèque, Épîtres, LI. Selon A. Lanly (I, 262, note 66), Sénèque écrit « Philètes ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux » on lit bien « Philistas ». 427 Montaigne devance ici Cervantès ! Don Quichotte ne paraîtra qu’en 1605, et n’aurait été conçu que vers 1597… – 359 – tence. Il doit avoir pris congé de toute espèce de peine 428, quelle que soit son apparence, et d’une façon générale, fuir toutes les passions qui nuisent à la tranquillité du corps et de l’âme, puis choisir son chemin selon son caractère. Unus quisque sua noverit ire via. 429 [Properce, II, 25] 33. Aux affaires domestiques, à l’étude, à la chasse, comme à tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’à l’extrême limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, là où la souffrance commence à poindre. Il ne faut accorder à sa besogne que ce qui est nécessaire pour se tenir en bon état 430, et se préserver des inconvénients que recèle, à l’extrême inverse, l’oisiveté molle et assoupie. Il y a des sciences stériles et difficiles, qui la plupart du temps sont destinées à la foule ; il faut les laisser à ceux qui ont des fonctions dans la société. Pour moi, je n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent agréablement, ou ceux qui me consolent et m’aident à régler ma vie et ma mort. En silence je vais en des bois salutaires Occupé de ce dont s’occupe un sage, un honnête homme. [Properce, II, 25] 34. Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge 428 Montaigne écrit ici : « toute espèce de travail » ; il ne s’agit évidemment pas d’un « emploi » qu’il faudrait quitter, mais d’une peine, une souffrance, car le mot « travail », dérivé de celui d’un instrument de torture avait à l’origine ce sens ! 429 Ici Montaigne a donné la traduction du vers latin avant de le citer, ce qui est assez rare. 430 Nous dirions aujourd’hui « en forme ». – 360 – m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux, j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des mains, les uns après les autres 431. Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est à nous ; Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable. [Perse, V, 252] 35. Et quant au but que Pline et Cicéron nous proposent, la gloire, cela ne fait pas mon compte ; la disposition d’esprit la plus contraire à une vie retirée, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le même toit. Et à ce que je vois, ces gens-là n’ont que les bras et les jambes hors de la société : leur âme et leur intention y demeurent plus engagées que jamais. Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreilles des autres ? [Perse, I, 19] 36. Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire une percée plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus d’élan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court ? Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux écoles très différentes, et écrivant, l’un à Idoménée 432, l’autre à Lucilius433, qui sont leurs amis, pour les inciter à abandonner les affaires de la société et se retirer dans la solitude : « Vous 431 Dans l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade (1965), une note (p. 241) indique que « l’édition de 1588 portait : …et les alonger de toute notre puissance[…] »avec une citation latine différente. En fait il s’agit de l’édition de 1580, et non de 1588. 432 Épicure écrit à Idoménée qui a été son élève. 433 Il s’agit de Sénèque, dans les « Lettres à Lucilius ». – 361 – avez vécu jusqu’à présent, disent-ils, en nageant et flottant ; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacré l’essentiel de votre vie à la lumière, accordez le reste à l’obscurité. Il est impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renommée et de votre gloire. Il est à craindre que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de l’approbation d’autrui ; et quant à votre savoir et votre compétence, ne vous inquiétez pas, ils ne perdront pas leur valeur si vous en tirez plus pour vous-même. 37. Souvenez-vous de celui à qui on demandait pourquoi il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait guère séduire beaucoup de gens : « il me suffit de peu, répondit-il, un seul amateur me suffit, et même aucun ». Il disait vrai : un ami et vous-même, vous faites un théâtre bien suffisant l’un pour l’autre, et même vous seul pour vous-même. Que le public vous soit comme un seul et un seul comme le public ; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son détachement des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces à la porte de leur tanière. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous parler à vous-même. Retirez-vous en vous-même, mais préparez-vous d’abord à vous y accueillir : ce serait folie de vous fier à vous-même si vous ne savez pas vous gouverner. 38. On peut faire des erreurs dans la solitude comme dans la société. Jusqu’à ce que vous n’osiez broncher devant vous-même, jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vousmême, emplissez votre esprit d’images vertueuses, représentezvous toujours Caton, Phocion et Aristide, en présence desquels même les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrôleurs de toutes vos intentions : si elles se détraquent, le respect que vous avez envers eux les remettra sur la bonne voie ; ils vous y maintiendront, et vous aideront à vous contenter de – 362 – vous-même, de n’emprunter rien qu’à vous, de tenir fermement votre âme dans des réflexions mesurées où elle puisse se plaire, et connaissant le véritable bien, dont on jouit à mesure qu’on le découvre, s’en contenter, sans désirer prolonger sa vie ni son nom. Voilà le conseil de la philosophie naturelle et véritable, non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme celle de Pline et de Cicéron 434. 434 Le texte dit seulement : « celle des deux premiers ». Mais à mon avis, une véritable traduction doit épargner au lecteur d’avoir à remonter aussi haut dans le texte… Montaigne ne se souciait guère de cela. – 363 – Chapitre 47 Sur l’incertitude de notre jugement. 1. C’est bien ce que signifie ce vers : Il y a bien des façons de parler de tout, et pour et contre. 503 Prenons un exemple : Hannibal fut vainqueur, mais ne sut profiter ensuite de sa victoire. [Pétrarque, sonnet 82] 504 2. Si l’on veut se ranger dans le clan de ceux qui, comme nos gens, considèrent que c’était une faute de n’avoir pas poursuivi notre percée, dernièrement, à Moncontour ; ou si l’on veut blâmer le roi d’Espagne de n’avoir pas su exploiter l’avantage qu’il eut contre nous à Saint-Quentin 505, alors on peut dire que cette faute est due à une âme enivrée de sa bonne fortune, et d’un cœur qui, rempli de ce commencement de succès, perd le goût de vouloir l’accroître, parce qu’il est déjà bien trop occupé à digérer ce qu’il a obtenu. Il est comblé, il ne peut en saisir davantage, indigne qu’il est du sort qui lui a mis un tel bien entre 503 Ce vers est dans « l’Iliade », XX, 249. Montaigne le traduit luimême ce qui est assez rare. 504 C’est la reprise par le poète d’un mot très connu de Tite-Live. 505 L’armée française avait été battue par les Espagnols à SaintQuentin qu’elle tentait de débloquer. Le duc de Savoie, qui commandait l’armée de Philippe II le roi d’Espagne, conseilla à ce dernier de marcher sur Paris, mais Philippe II se contenta d’achever le siège. – 437 – les mains. Car en effet, quel profit tirera-t-il de sa victoire, s’il donne à son ennemi le moyen de se remettre d’aplomb ? Quel espoir peut-on nourrir qu’il ose encore attaquer ceux-ci une fois ralliés et remis en ordre, animés maintenant par le dépit et la soif de vengeance, s’il n’a pas osé ou su les poursuivre quand ils étaient en déroute et effrayés ? Quand le sort est brûlant et que tout cède à la terreur. [Lucain, La Pharsale, Vii, 734] 3. Mais que peut-il attendre, après tout, de mieux que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est ici comme à l’escrime, où c’est le nombre des « touches » qui donne la victoire : tant que l’ennemi est debout, il faut recommencer de plus belle. Et il n’y a de victoire que si la guerre prend fin avec elle. Dans l’escarmouche où il fut en difficulté, près de la ville d’Oricum, César fit des reproches aux soldats de Pompée, disant qu’il eût été perdu si leur capitaine avait su vaincre ; et quand ce fut son tour d’avoir le dessus, il le força bien autrement à jouer de ses éperons. 4. Mais ne pourrait-on dire aussi le contraire ? Que ne savoir mettre fin à son ambition n’est que l’effet d’un esprit agité et insatiable ; que c’est abuser des faveurs de Dieu que de vouloir leur faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et que de se jeter de nouveau au devant du danger après la victoire, c’est la remettre encore une fois à la merci du hasard ; et qu’enfin, l’une des plus grandes sagesses dans l’art militaire consiste à ne jamais pousser son ennemi au désespoir. 5. Sylla et Marius, pendant la guerre sociale 506, ayant défait les Marses et voyant encore une troupe de ces ennemis 506 On a appelé « guerre socilae » la guerre menée contre les peuples italiens jusque-là alliés de Rome et qui s’étaient révoltés contre sa domination. Marius et Sylla y rivalisèrent de gloire, et ce fut là la source de leur animosité. – 438 – qui, par désespoir, revenait se jeter sur eux, comme des bêtes furieuses, jugèrent qu’il valait mieux ne pas les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eût emporté à poursuivre trop furieusement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eût pas souillée par sa mort. Mais c’est pourtant la mémoire de son exemple encore récent qui permit à Monsieur d’Enghien de se garder d’un malheur semblable à Cérisoles 507. 6. Il est dangereux d’attaquer un homme à qui vous avez ôté toute autre moyen de vous échapper que les armes, car c’est une violente maîtresse d’école que la nécessité : « elles sont terribles, les morsures de la nécessité, quand on l’a irritée ». [Portius Latro, Declamationes] Celui qui provoque l’ennemi et met en jeu sa vie lui fait payer cher la victoire. [Lucain, La Pharsale, IV, 275] 7. Voilà pourquoi Pharax empêcha le roi de Lacédémone, qui venait de remporter la bataille contre les Mantinéens, d’aller affronter le millier d’Argiens qui avaient échappé sans dommage à la défaite de leur armée ; en les laissant filer librement, au contraire, il évita de mettre à l’épreuve leur courage aiguillonné et irrité par le malheur. Clodomir roi d’Aquitaine, après sa victoire, poursuivit Gondemar roi de Bourgogne qui s’enfuyait, et le força à faire face : son obstination lui ôta le fruit de sa victoire, car il mourut dans l’engagement. 8. De même, si l’on devait choisir entre une troupe richement et somptueusement armée ou armée seulement du strict nécessaire, il faudrait choisir la première ; c’était l’avis de Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et d’autres encore, que 507 François de Bourbon, comte d’Enghien, battit à Cérisoles en 1544 le marquis de Vasto, capitaine de Charles-Quint, et qui gouvernait le Milanais. (d’après A. Lanly, I, 302, note 10) – 439 – c’est toujours un moyen d’aiguillonner le goût de l’honneur et de la gloire chez le soldat que de se voir si bien paré, et une raison pour lui d’être plus acharné dans les combats, puisqu’il a ses armes à sauver, qu’il considère comme son bien et son héritage. 9. Xénophon dit que c’est la raison pour laquelle les Asiatiques emmenaient avec eux à la guerre leurs femmes et leurs concubines, avec leurs bijoux et leurs richesses les plus précieuses. Mais on pourrait aussi penser, d’un autre côté, que l’on doive plutôt enlever au soldat le souci de se conserver en vie, plutôt que de le renforcer, car il craindra d’autant plus de prendre des risques s’il est richement armé. De plus, ce riche butin ne fera que renforcer chez l’ennemi le désir de la victoire, et l’on a remarqué que à certains moments, cela encouragea vivement les Romains dans leur combat contre les Samnites. 10. Antiochos, montrant à Hannibal l’armée qu’il préparait contre les Romains, riche et avec de magnifiques équipements, lui demanda : « Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? – S’ils s’en contenteront ? répondit Hannibal. C’est sûr et certain, si cupides soient-ils. » 11. Lycurgue défendait à ses compatriotes non seulement d’avoir des équipages somptueux, mais aussi de dépouiller leurs ennemis vaincus ; il voulait, disait-il, « que la pauvreté et la frugalité soient autant à l’honneur que la bataille elle-même. » 12. Pendant les sièges comme en d’autres occasions, quand nous pouvons approcher l’ennemi, nous permettons volontiers aux soldats de le braver, de le mépriser, de l’injurier de toutes sortes de façons, et non sans quelque apparence de raison. Car ce n’est pas rien que de leur ôter toute espérance de grâce et d’arrangements en leur montrant qu’il n’est plus question d’attendre cela de celui qu’ils ont si fort outragé, et que le seul remède possible est maintenant la victoire. 13. Mais cela tourna mal pour Vitellius. Ayant affaire à Othon, rendu plus faible que lui par le peu de valeur de ses sol– 440 – dats, qui avaient perdu depuis longtemps l’habitude de se battre, et amollis par les plaisirs de la ville, il les irrita tellement, par ses paroles blessantes, qui leur reprochaient leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient pour les femmes et les fêtes de Rome, qu’il leur remit ainsi du cœur au ventre, ce qu’aucune exhortation n’avait pu faire. Il les attira lui-même en somme là où on ne pouvait réussir à les pousser. Et il est vrai que quand ce sont des injures qui touchent au vif, elles peuvent aisément faire que celui qui allait mollement au combat pour la cause de son roi y aille d’une toute autre ardeur pour la sienne propre. 14. Si l’on considère combien est importante la sauvegarde d’un chef dans une armée, et que c’est lui, dont tous les autres dépendent, que vise particulièrement l’ennemi, il semble que l’on ne puisse contester la décision prise par plusieurs grands capitaines de se travestir et déguiser508 au moment de la mêlée. Malgré tout, l’inconvénient que l’on risque de rencontrer dans ce cas, n’est pas moindre que celui qu’on cherche à éviter : le capitaine ne pouvant plus être reconnu par les siens, le courage qu’ils puisent dans son exemple et dans sa présence leur fait du même coup défaut ; ne voyant plus les marques et les enseignes dont ils ont l’habitude, ils pensent qu’il est mort ou bien qu’il s’est enfui, n’ayant plus d’espoir en l’issue de la bataille. L’expérience montre que tantôt c’est l’une des deux attitudes qui réussit, et tantôt l’autre. 15. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il soutint contre le consul Levinus en Italie nous présente l’une et l’autre face de la chose. Car pour avoir voulu se cacher en prenant les armes de Démogaclès et lui donnant les siennes, il sauva certainement sa vie, mais il faillit bien aussi perdre cette bataille. 508 Montaigne utilise ici deux termes voisins pour une même idée. C’est un tour extrêmement fréquent chez lui, et qu’il n’est pas facile de rendre en français d’aujourd’hui sans encourir le reproche de redondance. – 441 – Alexandre, César et Lucullus aimaient se faire remarquer au combat avec des tenues et des armes riches, d’une couleur brillante et particulière. Agis, Agésilas et le grand Gylipos, au contraire, allaient au combat vêtus de façon ordinaire, sans leurs atours impériaux. 16. Parmi les reproches faits à Pompée à propos de la bataille de Pharsale, il y a celui d’avoir arrêté son armée pour attendre l’ennemi de pied ferme. Et je reprends ici les mots de Plutarque lui-même, qui valent mieux que les miens : « parce que cela affaiblit la violence que la course donne aux premiers coups, et en même temps enlève l’élan qui jette les combattants les uns contre les autres, et qui d’ordinaire les remplit d’impétuosité et de fureur plus que toute autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer brutalement, et que leur courage s’accroît sous l’effet de la course et des cris ; au contraire cette immobilité fait que leur ardeur est en quelque sorte refroidie et figée. ». 17. Voilà donc ce que dit Plutarque à propos de cette attitude. Mais si César avait perdu ? N’aurait-on pas pu dire aussi bien, au contraire, que la plus forte et solide position est celle dans laquelle on se tient planté sans bouger, et que celui qui est immobile, rassemblant sa force en lui-même et l’économisant, possède un grand avantage sur celui qui est en mouvement, et qui a déjà gaspillé à la course la moitié de son souffle ? Outre qu’il est impossible à une armée, qui est un corps fait de tant de pièces diverses, de se mettre en branle avec cette furie, en un mouvement bien ordonné, sans altérer ni rompre son ordonnance, et que le plus agile ne soit déjà au contact de l’ennemi avant même que son compagnon ne puisse le secourir. 18. Lors de cette mauvaise bataille des deux frères perses, Cyrus et Artaxerxès, le Lacédémonien Cléarque qui commandait les grecs ralliés à Cyrus les mena tranquillement à l’attaque, sans se hâter. Mais à cinquante pas du choc, il les fit courir, espérant, par la brièveté de la distance, préserver leur bon ordre et leur souffle, tout en leur donnant l’avantage de l’impétuosité, à – 442 – la fois pour eux-mêmes, et pour leurs armes de trait. D’autres chefs ont réglé ce dilemme de cette manière : si les ennemis vous foncent dessus, attendez-les de pied ferme. S’ils vous attendent de pied ferme, foncez-leur dessus. 19. Quand l’empereur Charles-Quint envahit la Provence, le roi François 1er eut le choix entre aller au devant de lui en Italie, ou l’attendre en ses terres. Il savait combien il est avantageux de conserver son pays à l’abri des troubles de la guerre, afin que, ayant conservé toutes ses forces, il puisse continuellement lui fournir l’argent et les secours dont il pourrait avoir besoin. Que les nécessités de la guerre contraignent toujours à commettre des dégâts, ce qu’on ne peut faire de bon cœur sur ce qui nous appartient. Que le paysan supporte plus facilement les ravages commis par l’ennemi que ceux qui sont dus à son propre camp, et qu’il est facile dans ce dernier cas de créer des mouvements séditieux et des troubles. Que la permission de voler et de piller, qui ne peut être donnée sur son propre sol, est d’un grand secours pour les combattants dans les épreuves de la guerre, car il est difficile à celui qui n’a rien d’autre à espérer que sa solde, de rester dans son devoir, quand il est à deux pas de sa femme et de son foyer. Que celui qui met la nappe supporte toujours les frais. Qu’il est plus excitant d’attaquer que de se défendre. Que la secousse causée dans nos entrailles par la perte d’une bataille est si violente qu’il est difficile qu’elle n’affecte le corps tout entier, étant donné qu’il n’est pas de passion qui soit plus contagieuse que la peur, qui ne s’attrape aussi facilement pour rien, qui se répande plus brusquement qu’elle. Et que les villes qui auront entendu cette tempête jusque devant leurs portes, qui auront recueilli leurs capitaines et leurs soldats encore tremblants et hors d’haleine, risquent fort, dans le feu de l’action, de se jeter dans quelque mauvais parti. 20. Mais sachant tout cela, il prit pourtant la décision de rappeler les troupes qu’il avait au-delà des monts, et de voir venir l’ennemi. – 443 – Car il pensa, au contraire, qu’étant chez lui et parmi ses amis, il ne pouvait manquer d’avoir à sa disposition et en abondance toutes sortes d’avantages : que les rivières et les passages entièrement à sa dévotion lui achemineraient argent et vivres en toute sécurité et sans qu’il soit besoin d’escorte ; que ses sujets seraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus près d’eux ; qu’ayant tant de villes et de remparts pour sa sécurité, ce serait à lui de prendre l’initiative du combat, au moment opportun et le plus avantageux ; et que s’il lui plaisait de temporiser, il pourrait, étant bien installé et à l’abri, voir son ennemi se morfondre, et se détruire lui-même. Car lui rencontrerait, au contraire bien des difficultés, s’étant aventuré en pays hostile, n’ayant rien derrière lui ni à côté qui ne lui fît la guerre, nul moyen de renouveler ou de renforcer son armée si la maladie s’y répandait, rien pour mettre à l’abri ses blessés, nul moyen de se reposer et reprendre haleine, aucune connaissance des lieux ni des villages qui puisse le mettre à l’abri des embûches et des surprises, et, s’il venait à perdre la bataille, aucun moyen de sauver les restes de son armée. 21. Et il ne manquait pas d’exemples en faveur de l’une et de l’autre solution. Scipion trouva bien meilleur d’aller attaquer le territoire de son ennemi en Afrique, que de défendre le sien et de le combattre en Italie : bien lui en prit. Mais à l’inverse, pendant cette même guerre, Hannibal se perdit en abandonnant la conquête d’un pays étranger pour aller défendre le sien. Les Athéniens ayant laissé l’ennemi sur leurs terres pour passer en Sicile, eurent le sort contre eux. Mais Agathoclès, roi de Syracuse, l’eut au contraire pour lui en passant en Afrique et laissant la guerre chez lui. On a donc bien raison de dire que les événements et leur issue dépendent pour l’essentiel, et notamment en temps de guerre, du hasard, qui n’obéit ni à notre raison ni à notre sagesse, comme le disent ces vers : – 444 – Souvent malavisé triomphe, et non le prudent. La Fortune reste sourde aux nobles causes, Mais semble se porter en aveugle n’importe où, Car une force nous plie et nous régente, Et conduit les mortels selon ses lois à elle. [Manilius, IV, 95-99] 22. Mais tout bien considéré, il semble que nos desseins et nos décisions dépendent eux aussi, et autant, du hasard, qui met aussi dans nos raisonnements son trouble et son incertitude. Nous raisonnons de façon hasardeuse et téméraire, dit Timée dans Platon, parce que, comme nous, nos raisonnements relèvent largement du hasard. – 445 –