Article
« Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale »
Benoît Eyraud et Pierre A. Vidal-Naquet
Lien social et Politiques, n° 67, 2012, p. 217-232.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1013025ar
DOI: 10.7202/1013025ar
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L e p ro jet d a n s les
reco mp o s itio n s d es p o litiq u es
d e s a n té men ta le
BENOÎ T E Y R AU D
Maître de conférence en sociologie
Université Lyon 2
C h e r c h e u r a u C e n t r e M a x - We b e r
Université Lyon 2, ENS de Lyon
PI E R R E A . V I DA L-N AQU E T
Sociologue
Chercheur au Cerpe (Lyon)
A s s o c i é a u C e n t r e M a x - We b e r
Université Lyon 2, ENS de Lyon
Le traitement des personnes souffrant de troubles psychiques graves a longtemps
été surtout l’affaire de la psychiatrie hospitalière dont l’activité portait essentiellement sur le soin médical, l’insertion sociale étant renvoyée à l’horizon de la
guérison. Avec la politique de déshospitalisation, la prise en charge s’externalise
et se déporte en partie sur la question de la vie sociale des patients. Les dispositifs de protection sociale qui sont alors mobilisés sont censés permettre aux
patients de préserver leur vie familiale, d’accéder aux biens sociaux (logement,
travail, loisirs, etc.), d’être sécurisés dans leurs statuts et de s’engager ainsi dans
une logique de « rétablissement ».
Se constitue alors progressivement un nouvel « espace politique » de santé
mentale (Fassin, 1996) dans lequel s’articulent des professionnels de la psychiatrie, des travailleurs sociaux, des intervenants du secteur médicosocial, des
acteurs de l’urgence sociale ainsi que depuis récemment des structures d’entraide
mutuelle. Cette articulation s’appuie, entre autres, sur un principe fédérateur qui
consiste à mettre au centre de l’action sanitaire et sociale la personne dans sa
globalité ain que ses « projets » soient soutenus. Cette notion de « projet » qui
est au cœur du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999)
est largement mobilisée dans les politiques de santé et les politiques sociales
au tournant du XXIe siècle en lien avec celles de « personne » et d’« autonomie ». Elle est en outre valorisée par les travaux qui fondent les principes de
justice sur une déinition du bien comme « projet rationnel » de vie (Rawls, 1997)
ou par ceux qui attirent l’attention sur « les capabilités » comme condition de
réalisation par les individus de leur projet de vie (Sen, 2000). Les nombreux
© Lien social et Politiques, n o 67, printemps 2012.
T ROUBLE MENTAL , p. 217 à 232.
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lieN social eT PoliTiques, No 67
Trouble mental
programmes promouvant le recovery ou l’empowerment, apparus initialement
en Amérique du Nord et se développant aujourd’hui en Europe, témoignent de
cette orientation, notamment en Amérique du Nord (Floersch, 2002 ; Hopper,
2007 ; Davidson, 2010).
En France, le « projet » fait son entrée dans la terminologie de l’action sociale,
une première fois dans le décret du 27 octobre 1989 sur l’accueil des enfants
en établissement. Cette notion se répand ensuite dans de nombreux secteurs.
Au niveau législatif, la loi du 2 janvier 2002 reconnaît le droit des « usagers »
à prendre part à la déinition de leur projet d’accueil et d’accompagnement. La
loi du 11 février 20051 reconnaît le droit aux personnes handicapées de déinir
elles-mêmes leurs « projets de vie » (Vidal-Naquet, 2009). La notion de projet est
par ailleurs centrale dans le plan « psychiatrie et santé mentale 2005-2008 » : « Le
principe d’un projet global pour la personne doit permettre de coordonner projet
de vie et projet de soins, et fonder l’évolution des réponses aux besoins de santé
mentale en dépassant une approche centrée sur les structures et sur la dimension
curative pour une approche centrée sur les personnes. » Le plan « 2011-2015 »
présenté le 1er mars 2012 par le ministère de la Santé conirme résolument cette
orientation : « Les soins sont un ensemble d’actions s’inscrivant dans le projet
de vie de la personne, ajusté régulièrement aux besoins et aux capacités de
celle-ci. Ils visent à guérir la personne, à apaiser sa souffrance, lui apprendre à
gérer et soigner sa maladie, réduire les manifestations de celle-ci, et permettre
à la personne de mieux vivre avec. » De même, le plan déinit l’accompagnement comme « une activité d’aide aux personnes en dificulté ou en situation de
handicap, qui concourt à la réalisation du projet de vie ».
D’un point de vue pratique, cette focalisation sur le projet s’actualise par la
mise en place de dispositifs qui recherchent une coordination des interventions
ain de mieux servir les intérêts de la personne. On reconnaît en effet généralement que l’unité, l’intégrité et la dignité de la personne sont nécessairement
malmenées par la parcellisation des interventions et qu’elles sont au contraire
préservées dès lors que celles-ci sont mises en cohérence. La personne aidée
aurait ainsi tout à gagner à voir les différents aidants entrer dans sa propre
rationalité.
Reste à savoir cependant comment s’établit en pratique cette correspondance
entre la rationalité des intervenants et celle des patients. Qu’en est-il notamment lorsque les facultés à se projeter dans le futur sont justement altérées du
fait de l’existence de troubles mentaux ? Comment s’effectuent alors les ajustements entre, d’une part, des professionnels qui s’attachent à rendre possibles les
engagements projectifs et, d’autre part, des patients qui précisément rencontrent
1.
Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées.
beNoîT eyraud, Pierre a. vidal-NaqueT
Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
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beaucoup de dificultés à s’inscrire dans une telle problématique, notamment en
raison de leur instabilité psychique ? L’intérêt de ce questionnement est multiple.
Il est d’abord pratique, au sens où il doit permettre de documenter la façon dont
est mobilisée la notion de projet dans des situations où la santé mentale des
individus est en jeu. Il est ensuite plus théorique, puisqu’il invite à interroger
une notion que les théoriciens de la justice sociale utilisent largement mais sans
la référer aux projets des personnes malades ou handicapées. Rappelons par
exemple que Rawls écarte la situation des personnes handicapées pour fonder sa
théorie de la justice comme équité2, alors que Sen prend toujours pour modèle
le handicap « physique », et non pas la maladie mentale. Il est enin politique,
puisqu’il s’agit de s’interroger sur l’enjeu de cette notion dans l’espace politique
de la santé mentale.
Pour éclairer la portée de cette notion, nous proposons de nous pencher
ici sur le cas d’une personne souffrant de troubles psychiques. Cette personne
– M. Altet3 – a été soutenue par un programme d’aide à l’insertion professionnelle de malades mentaux. Elle fait partie d’une cohorte de vingt malades que
nous avons suivis à l’occasion d’une recherche sur l’engagement professionnel de malades psychiatriques (Vidal-Naquet et al., 2007). Nous avons effectué
ce suivi selon une démarche ethnobiographique qui s’inscrit dans le « tournant
biographique » (Rustin, 2006) pris par les sciences sociales. Ce tournant valorise
un raisonnement par cas, dans lequel il s’agit, non pas d’analyser des situations
singulières en raison de leur représentativité, mais plutôt de penser à partir des
singularités, qui offrent la possibilité de lire la manifestation concrète de phénomènes généraux.
Dans nos travaux, cette démarche s’appuie sur la reconstruction biographique d’un parcours, sous la forme d’une reprise narrative (Eyraud, 2012). Nous
nous appuyons pour cela sur différents matériaux recueillis lors de l’enquête :
entretiens, observations ethnographiques, consultations de dossiers.
Dans le cas de M. Altet, nous avons mené, à cinq ans d’intervalle, des entretiens avec lui ainsi qu’avec cinq professionnels qui l’ont soutenu. Deux dossiers
ont pu être consultés, mais pas le dossier médical, la psychiatre ayant refusé de
participer à l’enquête malgré l’accord du patient.
Nous nous attardons ici sur ce cas parce que M. Altet est considéré par
les différents acteurs concernés comme étant emblématique de la « réussite »
d’un programme fondé, en grande partie, sur la notion de projet. Hospitalisé
2.
3.
« On laisse donc de côté le problème des personnes qui ont besoin de soins médicaux particuliers ainsi que celui du traitement des handicapés mentaux. Si nous pouvons construire une
théorie viable dans les limites normales, nous pourrons tenter de traiter ces autres cas plus
tard » (Rawls, 1997 : 115).
Le nom de M. Altet ainsi que celui des structures citées sont ictifs. Le nom du réseau Galaxie
a été conservé.
220
lieN social eT PoliTiques, No 67
Trouble mental
en psychiatrie il y a douze ans, M. Altet est aujourd’hui fonctionnaire et père
de famille de deux enfants. Il mène une vie « quasi normale », lui qui « vient de
loin » comme il aime à le dire. La réussite de son parcours est aussi reconnue par
tous les professionnels rencontrés pour qui M. Altet est une « référence ». Il s’agit
donc d’un cas « exemplaire » que nous avons choisi pour sa valeur heuristique.
U N P R O G R A M M E « D ’A I D E À L’ I N S E R T I O N
PROFESSIONNELLE DES MALADES MENTAUX »
Le projet d’insertion de M. Altet est soutenu par une structure spécialisée dans ce
domaine. L’association REAS, porteuse de ce programme, est née en 1937 dans
une petite ville de province. Elle gère une quarantaine de structures sanitaires,
sociales et médicosociales, ainsi qu’un hôpital public psychiatrique, le Centre
psychothérapique spécialisé (CPS). Depuis sa fondation, l’association a pour
« ligne de conduite » de « tout mettre en œuvre non seulement pour la guérison
des malades, mais aussi pour le développement de leur personnalité et leur
réinsertion dans la vie familiale, professionnelle et sociale4 ». Soucieuse de lier
le sanitaire et le social, l’association crée des services visant à favoriser l’accès
au monde du travail. Elle a ainsi monté en 1985 un « atelier protégé » pour « la
réinsertion professionnelle des malades du CPS », dans l’enceinte de l’hôpital,
puis, dans les années 1990, à l’extérieur de l’hôpital. L’association crée ensuite
une structure d’insertion, « REAS Insertion », dont la mission est de favoriser
l’accès à l’emploi de malades mentaux.
« Projet de soin », « projet professionnel », « projet de vie » font partie de
la culture commune des professionnels qui, à l’hôpital, sont sensibilisés à la
question du rétablissement. Selon une inirmière : « Toute notre activité, c’est
de porter l’histoire et le projet du patient ; nos annotations dans le dossier, c’est
autour du projet, nos discussions ou nos réunions avec le médecin, c’est le
projet, danstous les relevés, on parle du projet du patient, à chaque consultation,
chaque réunion avec le médecin… c’est un projet de soin pour un projet de vie,
et ça passe par le projet professionnel, c’est pour cela qu’on utilise parfois REAS
Insertion, pour voir si le projet du patient et ses capacités, c’est en lien ! »
À REAS Insertion, l’évaluation et l’aide sont assurées par des conseillères
à l’emploi, en général des psychologues de formation. La structure est inancée
en partie par l’hôpital psychiatrique (CPS), dans le cadre d’une convention de
« délégation de services » concernant l’orientation professionnelle, par l’AGEFIPH5 par des « prestations ponctuelles spéciiques », ainsi que par le conseil
régional. Elle est emblématique de l’articulation du sanitaire et du social qui
4.
5.
Charte de REAS.
Issue de la loi du 10 juillet 1987, l’AGEFIPH récolte des fonds et distribue de l’aide aux
personnes handicapées ou aux employeurs.
beNoîT eyraud, Pierre a. vidal-NaqueT
Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
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s’inscrit dans la longue tradition de la psychiatrie sociale (Arveiller et Bonnet,
1994) et qui est promue aujourd’hui dans le champ de la santé mentale.
En 2000, REAS Insertion se joint au réseau Galaxie qui rassemble à l’échelon national une vingtaines de structures inscrites dans un programme européen
d’aide à l’activité professionnelle des malades mentaux. Depuis 2004, le réseau
est fédéré autour d’une charte qui met l’accent sur la personne et ses projets.
Selon cette charte, « la personne humaine reste première » et doit pouvoir « évoluer
en fonction du libre choix de son projet de vie et de ses capacités ». En 2007,
le réseau Galaxie et l’Unafam (Union nationale des amis et familles de malades
mentaux) se sont engagés dans une expérimentation d’évaluation du handicap
psychique (inancés par le Fonds social européen et la Caisse nationale solidarité autonomie), dans le but de construire un outil susceptible de répondre de
façon « adaptée et personnalisée aux besoins et au projet de vie de la personne
en situation de handicap ». Cette expérimentation devait permettre de favoriser
la généralisation des mesures d’accompagnement des projets professionnels des
malades mentaux.
À REAS Insertion, le soutien au projet de vie se décline selon les séquences
suivantes : exploration de l’histoire de vie de la personne, repérage de ses dificultés et de ses ressources ; déinition du « projet d’insertion » ; mise en œuvre
et adaptation de ce projet au il du temps. C’est un tel programme qui a été
mobilisé pour M. Altet.
L E PA R C O U R S D E M . A LT E T
Tout commence à l’armée. M. Altet a alors 20 ans : « Je me suis levé un matin,
j’avais rien dormi, j’avais entendu des voix, et j’entends l’adjudant qui m’appelle
et j’entends “opération Cobra”. J’étais paniqué, […] j’ai fait une crise de délire
aiguë, et là, c’était le cauchemar éveillé. » L’épreuve est dificile. Il raconte la
suspicion de l’armée qui le prend d’abord pour un simulateur. Puis son passage
en chambre d’isolement, sa proximité insupportable avec des gens « plus
malades » que lui qui l’ont « vachement sali », et inalement son rapatriement à
l’hôpital psychiatrique de sa ville d’origine où il rencontre la psychiatre qui le
suit actuellement. Un souvenir douloureux dont il n’aime pas parler. Sa hantise,
encore aujourd’hui, c’est une rechute possible.
Il tente néanmoins de comprendre l’origine de cet effondrement. Un manque
d’amour et d’affection dès son plus jeune âge, peut-être. Mais surtout, à ses
yeux, une rupture sentimentale. Peu avant son départ à l’armée, il rompt en effet
avec l’amie avec qui il vit depuis ses 16 ans. Il quitte son travail de chauffeur, sa
ville et part précipitamment à l’armée. Il perd tout : « Mon amie, mes amis, ma
région… » Il pensait pouvoir « tenir le choc ». Mais non, il sombre dans un délire
aigu et se retrouve en psychiatrie.
222
lieN social eT PoliTiques, No 67
Trouble mental
Lorsqu’il quitte l’hôpital, les soignants cherchent à lui faire comprendre que
pour s’en sortir « il faut accepter la maladie ». C’est la rencontre avec l’inirmière
du Centre médico-psychologique (CMP) qui a su lui dire tout cela de façon très
« diplomatique » qui provoque le déclic. Il essaye d’abord de connaître sa pathologie. Les psychiatres ne lui en parlent pas. « Les psychiatres, ils aiment pas
donner des étiquettes. Le mot schizophrène, c’est moi qui l’ai trouvé tout seul,
dans des documents, des magazines, les notiications de médicaments… En fait,
je suis psychotique… Le mot psychiatrie, je ne savais pas ce que ça voulait dire. »
Il n’hésite pas ensuite à s’aficher comme malade mental. Mal lui en prend, car il
fait très vite l’expérience de la stigmatisation. « Au début, je me permettais de le
dire : “Écoutez, je suis psychotique” et on me répondait : “Vous êtes en liberté ?”
On se croirait à la préhistoire. Par exemple, tu vas nous attaquer avec une hache
si tu es schizophrène… » Petit à petit, il accepte donc sa maladie, optant pour
une hospitalisation libre quand il perçoit le retour de certains symptômes. Il
adopte aussi des stratégies de dissimulation pour ne parler de sa maladie qu’à
ceux à qui il fait coniance. Il arrive même à positiver sa psychose en en faisant
un facteur de lien familial : « C’est un peu comme un secret de famille. Ça fera
peut-être un lien dans ma famille, comme une complicité. Il faut en jouer. »
De la sortie de l’hôpital à l’acceptation de l’incapacité
Pendant la première année de sa maladie, M. Altet est incapable de travailler. Il
bénéicie d’une pension invalidité de 500 e, ce qu’il juge très insufisant. Après
son passage devant la Cotorep, sa pension est complétée par l’AAH. Il se met
en quête d’une activité professionnelle. Il entend parler par un ami de l’atelier
thérapeutique du CPS. Il y est orienté par son médecin traitant, selon le cadre
de santé de ce service. Ce même médecin l’adresse ensuite à REAS Insertion.
Le courrier indique que M. Altet « souhaite établir avec le service un projet de
réinsertion professionnelle ». Tout en restant dans l’atelier protégé, il commence
donc son parcours d’insertion. Lors des premiers contacts, M. Altet fait part
de ses aspirations. Son rêve, ce serait de travailler dans le secteur du livre. Il
évoque, selon les dossiers consultés, son « projet d’être bouquiniste », si possible
en montant sa propre entreprise. Les conseillers sont dubitatifs. M. Altet n’a pas
de formation, il se fatigue vite. Et puis le créneau paraît plutôt restreint. L’un
d’eux note qu’il faudrait l’orienter vers la « piste agricole ».
M. Altet vit mal son travail dans l’atelier thérapeutique. « Le fait de se retrouver en groupe, c’est pas évident, certains ont des pathologies assez graves. » Les
relations hiérarchiques lui sont insupportables et, au bout de quelques mois, il
claque la porte. Cette démission aurait dû entraîner la rupture du contrat
d’accompagnement. Si le conseiller d’insertion note dans le dossier que M. Altet
« déroge au cadre », il ne se résout pas à « fermer la mesure ». Il préfère poursuivre ce qu’il appelle un « travail de dégrossissement » et l’aider à déinir « un
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Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
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projet professionnel », en lien avec ses aptitudes. Il s’agit de convaincre M. Altet
d’abandonner le livre, mais sans exercer de contrainte sur lui. Un élément vient
aider le professionnel. La formation envisagée a lieu à Paris, mais M. Altet ne
se sent pas capable d’affronter la capitale. Il justiie après-coup : « Pour une
personne malade, c’est beaucoup de stress, d’angoisse et c’est pratiquement
impossible. » Il apprécie l’attitude du chargé d’insertion qui lui a laissé le temps
de prendre conscience progressivement de son incapacité.
Éprouver ses capacités
À la suite de ce premier renoncement, le chargé d’insertion et M. Altet explorent
de nouvelles pistes. Dans le passé, M. Altet a été chauffeur et a eu l’occasion de
découvrir le monde agricole. Il évoque le « désir de devenir chauffeur à l’ONF »,
lit-on dans son dossier. Le psychiatre s’y oppose en raison de « ses problèmes
de concentration et ses risques élevés d’hallucinations ». M. Altet s’inscrit quand
même dans une formation en horticulture. Sa demande est rejetée par l’ANPE.
Heureusement, le chargé d’insertion trouve une solution en lui proposant un
Contrat Emploi Solidarité dans un « Jardin du Cœur ». Les liens entre les structures
de soin (le CMP) et d’insertion sont nombreux. Sa nouvelle conseillère d’insertion
explique ainsi : « Je téléphonais régulièrement à l’inirmière du CMP. Un peu pour
savoir comment ça va, mais aussi pour qu’elle fasse un peu plus attention à lui. »
Au inal, M. Altet remplit son contrat. Cette réussite est importante pour lui, qui
estime que cette expérience, quoique fatigante, lui a donné l’envie de relever le
« déi du travail ». Il parle de la « niaque » que lui a procurée le fait de inir son
contrat.
Reprendre pied dans la vie sociale
À la sortie du « Jardin du Cœur », il reste sans travail pendant un an. Certes, il
s’est prouvé à lui-même qu’il pouvait travailler. Mais c’était dans le cadre d’un
contrat aidé, et il ne sait pas s’il pourra vraiment affronter les conditions réelles
de travail. Pendant cette période d’indécision, il change de mode de vie. Il sort
beaucoup et fait des rencontres « sans lendemain », dit-il. Il n’a pas d’horaires
et vit la nuit. Rétrospectivement, il pense qu’il avait alors besoin « de faire la
fête, de s’évader ». Il passe aussi beaucoup de temps à dormir. Ses accompagnateurs désapprouvent son nouveau comportement qu’ils considèrent comme de
« l’addiction sexuelle ». Ils le lui font savoir, mais ne le lâchent pas pour autant.
M. Altet leur en est reconnaissant et compare cette présence sociale à un entourage familial : « Ce qui a été important, c’est cet entourage familial de l’association, heu… cet entourage amical. » Pendant cette année surtout festive, il fait
malgré tout quelques stages et travaille quinze jours dans une grande surface.
Il obtient une promesse d’embauche qui ne sera pas conirmée. Trop lent et trop
lieN social eT PoliTiques, No 67
Trouble mental
224
peu social, M. Altet n’est pas jugé apte. Il init par être hospitalisé une nouvelle
fois, à sa propre initiative.
Le soutien affectif
Juste avant cette hospitalisation, il rencontre celle qui deviendra son amie. Il
venait juste de changer son point de vue sur la vie de couple, cela grâce à une
parole de sa grand-mère, « quelque chose d’hyper simple… “La famille, c’est
la vie” » lui a-t-elle dit, et il commente : « C’est trop simple… Mais en rencontrant ma femme j’ai compris ce mot […] et en même temps j’ai eu envie. » Cette
rencontre est décisive. Elle lui apporte « stabilité, équilibre, espoir de recommencer [s]a vie, de construire une vie de famille ». La révélation de sa maladie
ne semble pas porter ombrage à la relation : « Quand je lui ai annoncé ce que
j’avais, elle n’a pas tiqué. » L’inirmière du CMP l’encourage dans cette nouvelle
relation : « C’est l’inirmière qui m’a incité à franchir le pas, car si ça avait été
moi, j’aurais continué à vivre ma vie de patachon. » Il l’invitera à son mariage et
elle viendra à la maternité à la naissance du premier enfant.
Lorsqu’il sort de l’hôpital, il préfère retourner vivre chez sa mère et non pas
dans le logement de transition qu’on lui propose. Il cherche à emménager avec
sa nouvelle amie, mais les bailleurs ne l’acceptent pas à cause de sa maladie.
Finalement, les diplômes de son amie lui ouvrent les portes d’un logement. Il
rencontre les mêmes barrages sur le plan professionnel. Il se tourne alors vers
l’intérim puis fait les marchés. Cela ne lui convient pas. REAS Insertion l’oriente
vers Cap Emploi6 qui lui trouve une formation de chauffeur routier. Mais après
une semaine de stage dans une entreprise de transport, il quitte la formation. Il
est orienté vers une entreprise d’insertion pour travailler comme coursier. Il y
reste un an, grâce à un changement de traitement médical. Il passe du Zyprexa
à l’Abilily dont il vante les mérites. Il pense alors avoir tenu le choc de la
nouvelle inscription professionnelle et se sent « pousser des ailes ». Il obtient une
promesse d’embauche. Mais la fatigue reprend le dessus et M. Altet demande un
temps partiel. Le chef d’agence lui oppose un refus très net. Ce dernier ne croit
pas au handicap de son salarié. Il impute sa fatigue à autre chose. La promesse
d’embauche reste sans suite.
À la suite de cette expérience malheureuse, on lui propose un reclassement
de deux ans dans une déchetterie, ce qu’il refuse. Il n’a alors plus de travail. Les
offres d’emploi que lui présente REAS ne lui conviennent pas. Il init par répondre
à une télé-candidature de l’ANPE. Il réussit à se faire recruter à mi-temps dans
une PME de huit salariés. Satisfait du travail réalisé, son employeur lui propose
rapidement un CDI. M. Altet se décide alors d’annoncer qu’il est handicapé. Bien
6.
Les « Cap Emploi » sont des organismes chargés de placer les personnes handicapées dans le
monde du travail et de conseiller les entreprises qui les recrutent.
beNoîT eyraud, Pierre a. vidal-NaqueT
Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
225
que mal perçue par son employeur, cette révélation tardive ne fait pas obstacle à
son CDI. Il reste que cet afichage n’a jamais été simple : « Je ne lui ai pas dit tout
de suite ; je lui ai dit quand j’ai su que d’autres personnes étaient travailleurs
handicapés dans l’entreprise : ça s’est mal passé au téléphone, mais il a compris
ensuite que j’étais pas malhonnête ; en fait, je l’avais caché partout que j’étais
RQTH, à RVI, partout quoi ; je l’avais dit une fois dans un entretien d’embauche,
et j’avais reçu une lettre comme quoi je n’étais pas apte. »
Épilogue
Aujourd’hui, près de six ans après la fermeture de son dossier à REAS Insertion,
douze ans après sa première hospitalisation, M. Altet est marié et père de deux
enfants, et accédant à la propriété. Il est fonctionnaire territorial et travaille
depuis trois ans au service transport-logistique de la ville. Il voit sa psychiatre
tous les deux mois et suit toujours le même traitement. Il est heureux de son
parcours : « Dans ma vie, j’ai réussi à faire quelque chose de sympa… C’est pas
mal, quand on a touché le fond. » Il se considère comme « stabilisé ». Il n’a pas
recouvré l’ensemble de ses moyens, mais il accepte cette situation. « Je crois que
je n’atteindrai pas le niveau au-dessus. Je crois qu’il y a la barre, là, et moi, je
me situe un tout petit peu en dessous. J’ai une vie presque normale. Il y a la
santé quand même, je l’ai perdue. La santé mentale, quoi. » Une petite préoccupation malgré tout, séquelle de sa maladie selon lui : son addiction au jeu. Sa
psychiatre lui a conseillé une psychologue. Mais il ne l’a vue qu’une seule fois,
car il n’aime pas parler de lui-même ni remuer le passé.
À REAS Insertion, le parcours de M. Altet demeure exemplaire de « l’âme »
qui traverse la structure, « la centration sur la personne », selon les mots du
directeur. Cette réussite n’a pas été prise en compte dans l’expérimentation
menée, la mesure ayant duré quatre fois plus longtemps que le temps administrativement prévu. De toute manière, le travail de procéduralisation des mesures
d’accompagnement a été stoppé et il revient alors au directeur de continuer « à
tricher » un peu, « à dissimuler » au moment de rendre compte de son activité à
ses inanceurs, l’hôpital psychiatrique ou l’AGEFIPH. De leur côté, les conseillers
ne « disent pas tout » non plus aux soignants, aux médecins, concernant l’accompagnement qu’ils assurent ain de ne pas donner l’impression qu’ils empiètent
sur leurs prérogatives. Quant à M. Altet, qui a accepté sans dificulté aucune de
revenir avec nous une nouvelle fois sur son passé, il nous conie, pour clôturer
notre dernier entretien, ce poids que la parole n’allège pas : « Ça me fait des
retours en arrière, je n’aime pas parler de tout ça. »
Le parcours adossé au projet de vie est une réussite. Certaines des conditions
de cette réussite restent cependant très obscures…
lieN social eT PoliTiques, No 67
Trouble mental
226
PORTÉES ET LIMITES DU « PROJET »
Le cas de M. Altet se présente donc comme un exemple de réussite d’un
programme d’insertion qui soutient sur le plan sanitaire et social la réalisation
d’un projet professionnel et plus largement d’un projet de vie. Tous les protagonistes qui ont été impliqués dans le soutien de M. Altet ainsi que l’intéressé
lui-même reconnaissent le rôle joué par la mobilisation de la notion de projet
dans cette réussite. L’histoire de ce parcours, que nous avons présentée, nous
donne quelques indications sur un tel enjeu. Elle nous montre notamment selon
quelles modalités une personne atteinte d’un trouble psychique important s’est
inscrite – par le projet – dans une certaine « rationalisation » de sa trajectoire
de vie. On verra plus loin que cette réalisation n’est pas entièrement imputable au projet et à la rationalité de celui-ci, qu’on pourra qualiier avec Max
Weber d’« instrumentale ». Des facteurs beaucoup plus interpersonnels et affectifs
peuvent aussi expliquer la réussite du programme.
En mettant le projet au centre de leurs interventions, les professionnels
entendent répondre aux attentes des personnes qui, d’une part, sont autonomes
au sens où elles sont libres de faire les choix qui leur conviennent, mais qui,
d’autre part, sont empêchées dans l’accomplissement de leur autonomie.
Autrement dit, les professionnels créditent les individus « d’une autonomie
comme condition » (Ehrenberg, 2010) et, à ce titre, présument que ceux-ci sont
porteurs de projets quand bien même ils ne l’expriment pas de cette manière.
Leurs interventions consistent alors à traduire en termes de projets ce qui relève
de l’aspiration, du désir, de l’envie, et à permettre l’appropriation de ces projets
par les personnes elles-mêmes.
Traduction, appropriation
M. Altet a tout d’abord une « aspiration négative », celle de connaître à nouveau
cette « détresse indéinissable », faite de « délire », d’« hallucinations » et, encore
une fois, de ne plus être maître de lui-même. « Je sais que ça peut revenir, c’est
une épée de Damoclès », dit-il encore douze ans plus tard. Cette « aspiration
négative » est fondatrice, mais elle n’est pas encore traduite en termes de projet.
Ce sont les professionnels qui se saisissent de cette aspiration pour persuader le patient d’accepter sa maladie et de s’engager dans un projet de soin.
Ainsi convaincu, M. Altet parviendra à gérer sa maladie, à la mettre à distance
aussi bien pour lui-même que vis-à-vis de son milieu. Aux uns il avouera sa
schizophrénie, alors qu’il la cachera aux autres. Bref, il fait sien le projet qui lui
a été proposé.
Ayant accepté son projet de soin, M. Altet est orienté par l’équipe médicale
vers des structures d’insertion ain qu’il puisse construire un projet professionnel. Les aspirations de M. Altet, comme celle de démarrer une entreprise pour
assouvir sa passion des livres, sont considérées comme utopiques aux yeux du
beNoîT eyraud, Pierre a. vidal-NaqueT
Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
227
conseiller d’insertion qui, en vertu du principe d’autonomie, ne s’y oppose pas
frontalement. Il parlemente, propose de différer la mise en œuvre de ces aspirations et parvient à inléchir son projet initial. En multipliant les stages et les
emplois de courte durée, en mettant à l’épreuve ses capacités (Martucelli, 2006),
M. Altet rabat ses prétentions et passe de l’utopique au raisonnable. Huit ans
après sa première hospitalisation, et de proche en proche, il devient fonctionnaire territorial. Il n’afiche plus son statut de travailleur handicapé. Il est, selon
ses propos, « comme les autres ».
Ainsi, le projet fait le lien entre le bénéiciaire du soin et les différents
professionnels qui interviennent auprès de lui. Il permet la transformation de
la nature de l’aide qui lui est portée et son appropriation par l’intéressé. M.
Altet compare les structures qui l’assistent à des « cannes » sans lesquelles il ne
pourrait pas avancer. En même temps, il évoque le risque de la protection : celui
de faire perdre leur autonomie à ceux qui sont bénéiciaires de l’aide. Le rabattement de la protection sur l’assistance au projet de la personne, quand bien même
celle-ci n’a pas (encore) de projet, semble une iction nécessaire qui rappelle en
permanence la visée de l’autonomie. Si, bien souvent, il semble que les actions
menées par M. Altet relèvent de projets dont l’initiative revient aux professionnels, tous jugent que ces projets relèvent in ine du projet de vie de M. Altet.
Mise en récits et mise en réseaux
Au-delà de ce travail de « traduction » et d’appropriation, le projet engage un
autre type d’opération. Il rend possible l’articulation des temporalités et joue un
rôle de construction biographique. M. Altet ne sait pas trop où il va au sortir de
sa première hospitalisation. Il n’a que quelques velléités, des aspirations négatives ou utopiques. Il ne peut guère s’investir que dans des projets de très courte
portée. De leur côté, les professionnels accompagnent de tels projets. Cependant,
en créditant M. Altet d’un projet de vie quand bien même il n’est pas encore
ébauché, ils rendent possible l’inscription des multiples actions fragmentées dans
une continuité, une durée et une inalité, celle de l’insertion socioprofessionnelle
et plus largement encore celle du projet de vie. Par le projet, ils permettent à la
fois une certain séquentialisation de la vie de M. Altet sans laquelle il n’y aurait
pas d’actions et la continuité entre ces séquences. D’une certaine manière, ce
type de « montage » permet a posteriori à M. Altet de percevoir sa biographie et
d’énoncer le sens de son parcours. L’acceptation de la maladie et les rechutes,
la vie de patachon et l’engagement de couple, les démissions et la stabilisation
professionnelle s’emboîtent comme si les expérimentations négatives étaient des
points d’appui pour affermir une volonté orientée par un souci d’accomplissement de soi. Les événements parcellaires de vie sont ainsi articulés les uns aux
autres à partir de la visée d’accomplissement que constitue le projet de vie. Dans
228
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Trouble mental
ces conditions, celui-ci est l’opérateur qui rend commensurables des tranches de
vie qui a priori ne le paraissent pas.
Enin, le projet joue un rôle fédérateur entre les différents acteurs qui
forment un réseau autour de M. Altet. Leurs implications se déclinent sous des
formes variées, thérapeutiques, sociales, professionnelles, personnelles. Leurs
logiques ne sont pas les mêmes, mais les différences sont, sinon gommées, du
moins articulées par la place que joue le projet et les échanges que celui-ci
génère.
C’est par conséquent autour de la notion de projet que s’organisent les
différentes parties prenantes impliquées dans la trajectoire de M. Altet. Le projet
joue ainsi un rôle de cristallisation et introduit une certaine rationalité dans le
parcours de l’intéressé, au sens d’un ajustement entre la in et les moyens. La
in, c’est-à-dire le projet, et les moyens pour porter ce projet ne cessent en effet
d’être négociés et redéinis au il du parcours. Cet ajustement entre la in et les
moyens est la forme concrète que prend le mouvement de personnalisation du
soin, de l’accompagnement et de l’insertion.
La place du circonstanciel et du discret
Toutefois, la normalisation de la trajectoire de M. Altet ne procède pas uniquement d’un ajustement fondé sur la rationalité. Nombre de bifurcations ne
relèvent pas d’une quelconque programmation mais sont surtout attribuables
aux circonstances, aux aléas, aux rencontres fortuites. La personnalisation du
parcours de M. Altet se réalise aussi lors de moments de rencontres non projetées.
Les liens qu’il tisse dans sa vie privée lui permettent de trouver un emploi,
plus tard de trouver un logement, autant d’occasions qui sont des points
d’appuis imprévisibles dans la construction de son projet. Un simple mot d’un
proche, la coniance de sa compagne sont vécus comme des éléments décisifs
de son parcours. Autant de paroles et de gestes discrets qui, au hasard des
échanges, légitiment certains de ses désirs et révèlent à M. Altet ce qui au fond
« lui importe » (Frankfurt, 1988).
Les liens afinitaires qu’il noue avec certains professionnels sont tout aussi
importants. L’engagement de ces derniers dans des rapports interpersonnels se
situe en marge des relations d’aide classiques. M. Altet ne voit pas les intervenants de REAS Insertion uniquement comme des professionnels. Il les compare
à une « famille » ou à des « amis ». L’inirmière qui le suit au CMP intervient dans
sa vie privée, en donnant des conseils, en acceptant des invitations. Le cas de
M. Altet souligne la place prise par le care, entendu comme « attention véritable
à autrui » (Laugier, 2009), pouvant conduire à modiier la nature de la relation
d’aide et brouiller la polarisation classique entre professionnels et bénéiciaires
du soin.
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Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
229
Ces liens afinitaires et affectifs autorisent d’ailleurs les professionnels à
donner parfois dans la transgression, par exemple en dérogeant aux règles de
la durée légale des mesures. Or M. Altet bénéicie de ce « privilège », comme
il le souligne lui-même, de rester en relation avec ses accompagnateurs bien
au-delà du temps administratif. L’afinité potentialise la transgression… au
risque évidemment de l’arbitraire.
Ce que nous apprend donc la réussite de ce programme d’insertion, c’est que
le parcours de M. Altet est balisé, d’une part, par la construction méthodique
d’un projet de vie et, d’autre part, par des événements fortuits dans lesquels la
dimension affective joue un rôle majeur. En d’autres termes, se mélangent dans
ce programme des éléments qui relèvent de la « rationalité instrumentale » et qui
peuvent faire l’objet d’une reproduction ainsi que des éléments qui, eux, restent
imprévisibles et sur lesquels il ne saurait y avoir de prise, excepté sous la forme
d’une mise en récit singulière.
Nous proposons en conclusion de tirer les enseignements d’un tel constat
dans le champ des politiques de santé mentale actuelles.
CONCLUSION
Parce qu’elles sont actuellement centrées sur la réinsertion sociale et professionnelle des patients, sur leur rétablissement, les politiques de santé mentale
mobilisent largement la notion de projet pour penser les modalités de leurs
inscriptions sociales. Notre étude de cas, focalisée sur l’examen d’un parcours
qualiié de réussi par tous les protagonistes, nous permet de revenir sur les
enjeux, épistémologiques et politiques, liés à la notion de projet.
En retraçant ce parcours, nous avons montré que le projet était investi d’un
très grand pouvoir d’attraction, celui-ci étant en mesure de fédérer les énergies
d’où qu’elles viennent, « d’assembler » (Brodwin, 2008 et 2010) des justiications pratiques, des partenaires, des reconstructions après-coup ou encore des
prescriptions thérapeutiques ou gestionnaires. La tentation est forte d’imputer
au projet le succès de ce parcours, et par conséquent de lui assigner le statut
de « méthodologie ». Autrement dit, le projet serait un mode d’approche que les
accompagnateurs devraient intégrer, grâce à de bonnes pratiques qu’il s’agirait alors de recenser, de procéduraliser et de généraliser. L’organisation asilaire
était censée autrefois générer de la réorganisation psychique chez les aliénés.
Aujourd’hui, l’instrumentalisation du projet jouerait d’une certaine manière peu
ou prou ce rôle, non pas dans une perspective de guérison mais plutôt dans une
perspective de réhabilitation. Dit autrement, c’est autour de la perspective d’un
projet de vie à construire que les personnes souffrant de perturbations mentales
pourrait rationnaliser leur trajectoire de vie et accéder ainsi au raisonnable.
Toutefois, en nous penchant sur ce qui relève du fortuit, de l’émotionnel ou
de l’afinitaire, nous constatons qu’une partie décisive du parcours de M. Altet ne
230
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Trouble mental
peut faire l’objet d’aucune rationalisation ni modélisation. Certes, il est toujours
possible d’afirmer que c’est la mise en perspective que procure le projet qui
permet d’intégrer le hasard et de lui donner sens. Mais un tel geste reviendrait
à enrôler dans la ligne du projet des éléments d’irrationalité qui tendent à s’en
échapper. Il participerait à la dynamique de rationalisation des parcours de vie
inhérente à cette notion et risquerait inalement de réduire la personne placée
au centre des politiques de santé mentale à la part de rationalité conforme au
modèle de l’individu rationnel.
L’analyse du cas de M. Altet montre en effet que l’eficience de la notion de
« projet » ne provient pas seulement de sa dimension instrumentale, mais aussi
de sa mobilisation comme un principe moral permettant de faire symboliquement le lien entre les acteurs engagés dans l’action de réhabilitation. Plus qu’un
instrument, le projet est alors un « opérateur de sens ».
Des enseignements politiques peuvent être tirés de ces analyses qui soulignent la portée de cette notion en même temps qu’elles invitent à la vigilance.
Indéniablement, par sa plasticité, cette notion rend possible son usage aussi
bien par des cliniciens, soucieux de la dimension thérapeutique et incarnée de
la relation de soin, que par des gestionnaires, plutôt soucieux d’impératifs de
justice sociale et de bonne répartition des ressources. La promotion de l’insertion
sociale de personnes ayant des troubles psychiques et le succès de la notion de
« handicap psychique » témoignent de la fécondité d’un tel rapprochement entre
soucis clinique et gestionnaire. Institutionnellement considéré comme compensation individualisée, l’accompagnement clinique à la réalisation du projet de
vie des personnes souffrant de troubles psychiques semble en effet participer
d’une prise en compte de ce type de handicap dans une perspective d’égalité des
chances.
Cela dit, les préoccupations cliniques focalisées sur la personne et son itinéraire singulier ne manquent pas d’entrer en tension avec les logiques gestionnaires plus centrées sur la dimension économique et sociale des interventions.
Ces tensions s’actualisent notamment à propos de la question de l’allocation du
temps. Ainsi que nous avons pu l’observer dans cette étude de cas, la réussite
du parcours est, entre autres, largement tributaire du temps, ce qui peut alors
interpeller les logiques gestionnaires. La résolution de ces tensions inévitables
semble devoir esquiver deux écueils.
Le premier écueil consisterait à durcir la procéduralisation de la notion de
projet dans une perspective de standardisation, au risque d’en faire disparaître l’intérêt clinique. Cette tentation existe aujourd’hui lorsque, par exemple,
les évaluations s’attachent à mesurer l’eficacité des procédures au regard de
leurs résultats quantitatifs. L’une des conséquences de ce durcissement serait
de conduire à différencier les personnes en fonction de la rationalité et de la
faisabilité de leurs projets et à les répartir, pour les plus cohérentes, dans des
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Le projet dans les recompositions des politiques de santé mentale
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ilières d’accompagnement, et pour les plus déraisonnables, dans des espaces
où les formes d’intervention sont beaucoup plus centrées sur la sécurité et la
défense sociale.
À l’inverse, le second écueil consisterait à laisser l’usage de la notion du
projet aux seuls professionnels chargés de l’accompagnement de proximité dans
une perspective clinique7. Mobilisés au cas par cas, selon la situation de chacun,
le projet et sa personnalisation pourraient justiier une allocation du temps
et des moyens sans référence aux objectifs de justice sociale. La réduction du
projet à sa pertinence clinique serait alors une manière de légitimer l’arbitraire
dans les politiques de santé mentale.
Rendre compte des exceptions à la règle du côté clinique et autoriser au cas
par cas ce type d’exception du côté gestionnaire, ce que des praticiens nomment
« transgression validée » (Furtos et Taradoux, 2006), serait à cet égard une
manière d’éviter ces écueils et de prendre au sérieux l’horizon d’action ouvert
par le souci du projet de vie.
RÉSUMÉ | ABSTRACT
Les politiques psychiatriques et les politiques sociales se rejoignent aujourd’hui
autour d’un principe qui consiste à mettre la personne et son projet de vie au centre
des interventions dans une perspective de « rétablissement ». L’article interroge la
manière dont ce principe est appliqué dans des programmes d’intervention en direction de personnes ayant des troubles psychiques graves. À partir de l’analyse d’une
étude de cas, nous tirons des enseignements épistémologiques et politiques quant
au rôle de la notion de « projet de vie » dans les recompositions du champ de la santé
mentale.
Psychiatric policies and social policies are in agreement these days regarding the
principle of putting the individual and his or her “life plan” at the centre of treatment from a recovery perspective. This paper questions the way this principle is
applied in treatment programs for people having serious psychological disorders.
Based on analysis of a case study, we draw epistemological and political lessons
about the role of the concept of life plan in reconigurations of the ield of mental
health.
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7.
La disparition de toute référence à la notion de projet dans les inancements proposés par
l’AGEFIPH signale ce genre de déplacement.
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