Methodos
Savoirs et textes
17 | 2017
L'événement
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
« Wagner/Nietzsche ― Événement»
Friedrich Nietzsche in Bayreuth. « Wagner/Nietzsche ―Event »
Pierre Souq
Éditeur
Savoirs textes langage - UMR 8163
Édition électronique
URL : http://methodos.revues.org/4758
ISSN : 1769-7379
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
« Wagner/Nietzsche ― Événement»
Friedrich Nietzsche in Bayreuth. « Wagner/Nietzsche ―Event »
Pierre Souq
NOTE DE L'AUTEUR
Notre formulation – « Wagner/Nietzsche ― Événement » – est analogue à celle de Nietzsche
dans Le crépuscule des Idoles, au sujet de Goethe ou Schopenhauer par exemple. Nous y
reviendrons dans l'article.
1. Prologue
1
Alors que La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique vient d'être publiée avec
une dédicace à Richard Wagner, Friedrich Nietzsche assiste le 22 mai 1872 à la pose de la
première pierre du Palais des festivals à Bayreuth (« Festspielhaus »), « dernière impulsion,
décisive, à la réalisation de ce projet qui ne manquera pas d'avoir une influence
incalculable dans le domaine de l'esprit et de la culture allemands. »1 Le jour de son
anniversaire donc, Wagner donne les trois coups de marteau rituels sur un bloc de granit
à l’intérieur duquel se trouve la dédicace du roi Louis II de Bavière, absent pourtant ce
jour-là : « J’enferme ici un secret, qu’il y repose des siècles durant, tant qu’en la pierre il
demeurera, au monde il se révélera. » C’est le 13 août 1876 que le festival de Bayreuth («
Bayreuther Festspiele ») ouvre ses portes à l'occasion de la représentation de L'Or du Rhin,
début d'exécution de trois cycles complets de la Tétralogie. Là, « Les hommes tragiques
célébraient leur fête de dédicace, comme signe de commencement d'une nouvelle
culture »2, cette culture qui se distingue « de l’art des temps modernes » et qui « ne parle
plus la langue de la culture d’une caste particulière » mais qui « se pose par là en
opposition directe avec toute la culture de la Renaissance qui nous a enveloppés jusqu’à
aujourd’hui de sa lumière et de ses ombres. »3 Une définition classique vise à distinguer la
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
culture (« Das Kultur ») de la civilisation (« Die Zivilisation ») en ajoutant à la première les
sciences et les arts. Ainsi, Guillaume de Humboldt, cité par Ernst Robert Curtius, explique
que la « civilisation a pour effet de rendre les peuples plus humains dans leurs
institutions et dans leur mentalité, considérée par rapport à ces institutions ; à cet
ennoblissement des conditions sociales, la culture, elle, ajoute la science et l’art. » 4 Dans
ce sens, la civilisation est un « état permanent de progrès et de perfectionnement » qui
vise aussi « la conservation et l’accroissement d’un héritage » alors que la culture marque
directement l’activité créatrice de l’esprit et « ressemble à une succession de
constructions spirituelles dont chacune vient prendre la place de celle qui l’a précédée. » 5
Alors, la culture relève ici d’une dimension spirituelle qui se trouve au-dessus de l’idée de
civilisation et qui se concrétise dans les créations de l’esprit humain où le scientifique et
l’artiste constituent des acteurs essentiels en tant qu’ils dépassent l’ordinaire, le social, le
technique, et le mondain, au-delà des territoires et du temps. Aussi, dans deux notes,
Patrick Wotling rappelle que la culture chez Nietzsche « ne désigne pas le savoir, mais un
type d'organisation de la vie humaine, conditionnée par des orientations
fondamentales ». Il précise aussi que Nietzsche caractérise le philosophe comme
« médecin de la culture », et que pour la généalogie, « il s'agit déjà de remonter d'une
interprétation […] aux pulsions qui représentent ses sources productrices, et dont
l'analyse permettra de statuer sur la valeur de cette culture. »6 Le Festival de Bayreuth
s’installe donc avec Nietzsche dans une controverse « classique » qui puise ses forces dans
les racines même de l’identité allemande, plus soucieuse de son histoire et de sa culture
que d’un véritable procès de civilisation (comme le fera notamment Norbert Élias plus
tard). Il apparaît donc de prime abord comme un événement artistique « majeur »7
pouvant traverser la culture allemande, avec Wagner pour fer de lance, qui s’oppose aux
valeurs de la Renaissance, et où Nietzsche fait figure d’admirateur au sein notamment de
la quatrième et dernière des Considérations inactuelles.
2
Le titre des Considérations inactuelles n’est pas anodin puisqu’il vise déjà l’« événement »
dans une perspective généalogique. Aussi, sa traduction française interroge notre
problématique. D’abord, il s’agit de la deuxième série d'ouvrages élaborés par Nietzsche
après La naissance de la tragédie. Ils sont au nombre de quatre, trois portent sur des
personnages particuliers, la seconde est plus générale et porte sur l’histoire : David
Strauss, croyant et écrivain (août 1873) ; De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques
pour la vie (février 1874) ; Schopenhauer éducateur (octobre 1874) ; Richard Wagner à Bayreuth
(juillet 1876). Dans le choix du titre, nous maintenons l'emploi de l'adjectif inactuelles,
selon l'emploi commun, bien que nous préférons celui de intempestives, comme chez
Henri Albert, plus proche de l'étymologie du terme allemand unzeitgemässe, où le temps
persiste et le contre-temps demeure (« Zeit »). Dans les Considérations inactuelles, le risque
est d'abord de renvoyer l'adjectif du titre au possible ou au virtuel, conformément à
l'opposition actuel/potentiel marqué par le préfixe in- négatif. Chez Nietzsche, en effet,
et la quatrième Considération est exemplaire, il s'agit bien d'une confrontation présente au
temps réel, questionné dans son aspect manifeste, dissimulant les valeurs plus ou moins
persistantes d'un temps passé (par exemple, le sentiment « tragique ») mais aussi celles
d'un futur pouvant advenir. Dans ce sens, Richard Wagner à Bayreuth est une considération
« actuelle » dont le « cas » – Wagner – est « l' événement », lequel contient des valeurs
« inactuelles », que La naissance de la tragédie a déjà fait éclater dans son aspect
apologétique, et que le reste des ouvrages de Nietzsche reprend de façon polémique.
Alors, le titre reconnu de Considérations inactuelles porte à discussion, celui de
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
Considérations intempestives, plus rare en français, semblant peut-être préférable, du moins
plus proche de l'adjectif allemand originel unzeitgemässe. À travers le temps, sous-couvert
de valeurs inapparentes et efficientes dessous le présent, Nietzsche considère des « cas » (
Der Fall [Wagner]) : symptômes d'une Allemagne, et plus loin d'une Europe, « décadentes ».
Ces Considérations apportent donc une actualité – « non-inactuelle » – qui ré-interprète
les valeurs idéalistes, antiques et judéo-chrétiennes, à l'aune de ces exemples dont Richard
Wagner à Bayreuth est l'événement. Trans-actuelles pourraient alors s'avérer plus juste,
maintenant l'actualité de ces Considérations tout en la dépassant dans une visée
généalogique, où la dimension temporelle pourrait être maintenue sur un ton plus
critique. À titre heuristique, pourquoi ne pas pousser le « transactuelles » au
« transactionnelles » qui pourrait éviter le néologisme tout en poursuivant la valeur
active (voire « activiste » et « réformatrice ») du contre-temps. En effet, le verbe transigo
signifie transiger, poussant chacune des Considérations à leur terme, une fois devenue
conforme à des valeurs originelles. Dans cette conformité, nous retrouvons bien la
préposition gemäß du unzeitgemässe, « en vertu de », « conformément », soutenant la
présence d'une forme primitive cachée et pourtant adéquate. Quant au Betrachtungen,
traditionnellement traduit par « considérations », il manque peut-être la valeur
esthétique relevant du jugement en allemand. Si « méditations » paraît spiritualiste,
« contemplations transactionnelles » pourrait rendre compte à la fois du caractère actif
de l'évaluation généalogique mais aussi de l'appréciation esthétique rapportée ici à
Wagner, bien que les trois autres Considérations ne portent pas directement sur l'art. Pour
des raisons de sens donc, aussi de sonorité, et finalement en rapport avec les exigences
d'un titre condensant quatre réflexions différentes, nous proposons pour l’instant
« considérations à contre-temps » qui maintient le caractère polémique de l'oeuvre tout
en lui donnant un ton plus général, conservant la dimension temporelle ainsi que la
perspective généalogique, enfin peut-être la note d'un trait mélodique et allemand
pouvant rappeler au loin Wagner.
3
Le premier paragraphe de Richard Wagner à Bayreuth est emblématique en ce qu'il pose
la notion d'événement de façon dialectique entre d'une part le ou les hommes à l’origine
de sa création et celui ou ceux qui le reçoivent :
« Pour qu’un événement soit grand, deux conditions doivent se trouver réunies : la
grandeur du sentiment chez ceux qui l’accomplissent et la grandeur du sentiment
chez ceux qui en sont les témoins. Aucun événement n’est grand en lui-même. » 8
4
S'il existe une histoire de la « grandeur » chez Pascal, Hegel ou Carlyle,
« Nietzsche est non seulement la dernière voix de la grandeur dans le monde
moderne, mais toute sa vie et toute son œuvre ne sont qu'une exégèse de ce
concept. »9
5
Dans ce cadre, la notion de « grandeur » est déterminante pour qualifier l’événement, non
pas en tant que quantité permettant de mesurer la valeur de ce qu'il est, mais bien
comme une qualité inhérente aux hommes, en tant qu'il exprime leur volonté de façon
remarquable. Et si le « grand » homme a la capacité de créer un événement et de faire
l'histoire ou la culture, il s'agit avec Nietzsche d'interroger son origine et ses fondements,
plutôt que ses manifestations visibles. Nietzsche emploie d’ailleurs le terme « Herfunft »
qui marque la provenance ou l'origine, plutôt que « Entstehung » qui constitue seulement
l'apparition ou la manifestation visible. « Ursprung » est pris de façon négative comme
« origine » dans une percée seulement linéaire. Selon Nietzsche donc, la volonté des
Hommes s'exprime dans l’événement sous la forme de forces et de tensions, la
« grandeur » pouvant être associée à son processus d'intériorisation et permettant de
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
sortir « grandi » d’une expérience majeure. Cette volonté, et le Festival de Bayreuth en est
le cas typique, peut s’extérioriser à travers l’art et le rassemblement autour d'une œuvre,
mais se dissocier de l’artiste en donnant au spectateur la possibilité de l'interpréter et de
la faire « grandir » encore, ou à l’inverse, de la supprimer et de la faire disparaître. Alors,
se pose le problème de la réception de l'œuvre qui, si produite initialement par un
« grand », ne suffit pas à faire d'elle un « grand » événement, la « grandeur » du public
demeurant la condition secondaire à son avènement mais aussi nécessaire à son
élévation.
6
Événement artistique majeur donc, le premier festival de Bayreuth marque l’avènement
d’une « œuvre d’art totale » dont la transcription résume la modernité. Et Nietzsche nous
dit :
« Je comprends parfaitement qu'un musicien aujourd'hui nous dise : "Je hais
Wagner, mais je ne peux supporter d'autre musique." Mais je comprendrais aussi le
philosophe qui déclarerait : "Wagner résume la modernité. On a beau faire, il faut
d'abord être wagnérien". »10
7
Dans ce sens, le Festival de Bayreuth est un événement qui, s’il marque la réalisation du
concept esthétique d’« œuvre d’art total » (Gesamtkunstwerk) et concrétise l’idéal
romantique allemand de la totalité (suivant par exemple Philipp Otto Runge), pose aussi
le problème de son rappel ou de son retour, ayant déjà existé chez les grecs de l’Antiquité.
Ainsi, Alain Patrick Olivier écrit :
« Pour la première fois depuis les Grecs se dessine la possibilité d’un retour à
l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) qui vient contredire la sentence hégélienne
de la "mort" de l’art. »11
8
Alors, le concept d’ « éternel retour » pourrait s’avérer utile afin d’interpréter
l’événement dans sa dynamique circulaire, non pas comme un retour en arrière, où l’art
pourrait conduire à sa fin, mais comme l’expression même de la « vie » des acteurs ayant
mené à son avènement, son déroulement, et son épiphanie. Dans ce sens, l’interprétation
de Pierre Sauvanet nous paraît formidable car il soutient que l’idée même d’éternelretour ne saurait être comprise « sans lui conférer aussi un sens musical ». En effet,
l’éternel retour est rythmique en ce qu’il exprime le retour permanent d’une volonté
primordiale vécue de façon vivante et dynamique ; et, il s’exprime en termes de forces et
de pulsions, de temps forts et de temps faibles, de crescendo ou decrescendo, enfin de
silences et de soupirs – « ce qui comporte un rythme, la vie entière des individus, la
politique des peuples, les rapports d'intérêt, les conflits de classe, l'opposition du peuple
et du non-peuple, – involontairement l'homme nourri de musique le mesurera et le jugera
selon le critère de la musique. »12 Et alors, si l’événement de Bayreuth est très « grand »,
cela pourrait être en vertu de sa profonde résonance avec une volonté esthétique et
originale, qu’il faudra ramener à une perspective généalogique où l’histoire n’est pas
linéaire et tendue vers un idéal, mais l’interprétation de valeurs inactuelles. Plus
précisément, il s’agira de voir, au moment du premier festival de Bayreuth, un tournant
et une rupture : au moment où le compositeur rend concret l'idée d'une œuvre d'art
totale, le festival de Bayreuth devient le point de sa chute (Der Vorfall, « l'événement » ou
« la chute ») et le symptôme d'une musique malade et décadente. Si cette « maladie » a
d’abord contaminé Nietzsche, il en ressort finalement grandi, ayant réussi à la
transformer en un diagnostic critique et polémique, coïncidant étonnamment « dans la
durée avec l'avènement de l'"Empire". »13
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2. Avant Bayreuth
9
En novembre 1868, lorsque Nietzsche, seulement âgé de 24 ans, rencontre le compositeur
à Leipzig, il est impressionné par son esprit combatif et répond à ce besoin de rénovation
culturelle. « Wagner était un révolutionnaire ! Il avait dû fuir les Allemands... » 14 Si
Nietzsche rappelle aussi l'époque d'ébullition de la guerre franco-allemande de 1870-71,
dans laquelle La naissance de la tragédie a pu naître, engagé alors comme volontaire et
ambulancier dans l'armée prussienne, c'est alors pour mieux rentrer avec Wagner « au
cœur des combats qui […] se livrent aujourd'hui dans les plus hautes sphères de notre
monde actuel entre l'insatiable connaissance optimiste et le besoin d'art tragique. » 15
Aussi, tout comme pour Wagner, la participation de Nietzsche à ces combats ne prend pas
la forme instantanée du politique mais celle de la musique, plus à même de rendre
compte de la vie de par son caractère esthétique et la volonté d’un retour à l’acte
tragique. C’est alors d’abord dans la résonance des volontés de Nietzsche et de Wagner
que l’événement de Bayreuth est manifeste. Recopiant Le monde comme volonté et
représentation dans La naissance de la tragédie, Nietzsche explique que le
« rapport intime que la musique entretient avec l'essence véritable de toute chose
explique également que lorsqu'on joue une musique appropriée à quelque scène,
action, événement ou milieu, elle semble nous révéler leur sens le plus profond et
se présenter comme leur commentaire le plus exact et le plus évident. » 16
10
Reprenant le concept de « volonté » à Schopenhauer, Nietzsche l'applique à la culture
sous la forme d'une hypothèse interprétative, soulignant le
« point de vue capital de la méthode historique, d'autant plus qu'il va
fondamentalement à l'encontre de l'instinct et du goût de l'époque qui sont
précisément dominants et préféreraient encore composer avec le hasard absolu,
voire l'absurdité mécaniste de tout ce qui se produit plutôt qu'avec la théorie d'une
volonté de puissance à l'œuvre dans tout ce qui se produit. » 17
11
Cette volonté, si elle est concrète, est aussi l'occasion d'interroger l'histoire en tant
qu'elle comporte des cas typiques et symptomatiques de la culture actuelle, lesquelles
s'expriment sous la forme d’événements réels et de « forces spontanées, agressives,
envahissantes qui réinterprètent, réorientent et forment ». Dans ce sens, la « volonté de
puissance »18 (« Der Wille zur Macht ») chez Nietzsche est l'essence même de la vie qui est
active, formatrice, et manifeste dans le réel, mais où la culture sert de cas ou de valeur
d'expression dans le mouvement d'un « éternel retour »19 (« Die Ewige Wiederkunft »). Le
rapport entre « volonté de puissance » et « éternel retour » ne va cependant pas de soi ici,
car il est pris entre plusieurs volontés concurrentes (Nietzsche, Wagner, Bismarck les
acteurs, les spectateurs) ainsi qu’une temporalité complexe (le temps du réel, le temps de
Wagner, le temps de Nietzsche, le temps de l’acte et de le scène pendant le festival, le
temps de la narration nietzschéenne, etc). Aussi, dans la quatrième Considération,
l’« éternel retour » apparaît comme le lieu idéal et le temps de l’événement de Bayreuth
qui marque l’ouverture de la volonté de ceux qui y participent, en tant qu’ils portent
l’espoir culturel des plus « grands ». Et,
« n’est-ce-pas une chose presque merveilleuse de rencontrer de nos jours une
manifestation semblable ? Ceux qui sont appelés à y concourir, comme acteurs ou
comme témoins, ne doivent-ils point être déjà transformés et renouvelés afin de
pouvoir à l’avenir et dans d’autres sphères transformer et renouveler à leur tour ? »
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5
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Le festival est donc l’événement des « alliés naturels avec lesquels nous pouvons lutter
contre la propagation et les empiètements étouffants des prétentions à la culture. »20 Ici
donc, le festival de Bayreuth est un événement en tant qu’il rassemble plusieurs
personnes manifestement prêtes à une transvaluation des valeurs et où la culture
allemande peut apparaître. Il s’agit alors d’une manifestation historique dans le sens
d’une ouverture de l’être pris comme accumulation des volontés, lesquelles concrétisent
l’éternel retour à travers l’intrigue que le festival fait advenir. Aussi, le problème paraît
paradoxal quand on connaît l’aversion de Nietzsche pour l’esprit du troupeau et son rejet
du mouvement nationaliste pris dans ses déterminants collectifs. Or, il ne faudrait pas se
tromper, ce qui va créer du « liant » au sein du mouvement de Bayreuth, c’est la musique
de Wagner en tant qu’elle est porteuse de valeurs actives et où le spectateur n’en est pas
un, mais plutôt un acteur qui participe aussi à l’œuvre de l’artiste. Alors, chaque oeuvre
n’est plus unique mais l’expression de plusieurs volontés qui participent du même
principe. Dans ce sens, toutes
« nos espérances tendent au contraire avec ardeur à percevoir le fait que, sous cette
vie de la culture […], se cache une force antique splendide, intimement saine, qui
certes ne s'anime pas énergétiquement qu'à des moments formidables, pour ensuite
rêver à un réveil de l'avenir. »21
13
Dans le cadre d'une pensée historique, le problème est alors de savoir dans quelle mesure
cette métaphysique peut être rendue à Wagner et faire de lui un événement « typique »
dont le festival de Bayreuth constitue un signe culturel et le symptôme d’un principe
universel que Nietzsche appelle « volonté de puissance ». À très juste titre, Patrick
Wotling souligne dans une note22 de l'Essai d'autocritique que le terme de « symptôme » («
das Symptom ») chez Nietzsche précise celui de « signe » (« das Zeichen »), en ce qu'il est
plus profond, parfois « ambigu », pouvant être positif, le plus souvent négatif, mais
toujours pris dans une dynamique. Il montre aussi que Nietzsche emploie le terme
Phänomen et non celui, classique, d’Erscheinung, ce dernier proche du sens d'Ereignis ou
d'apparition, et que c'est donc plutôt le problème de l'émergence, de l'origine ou de la
provenance, de l'événement qu'il s'agit d’interpréter, au-delà de sa manifestation
objective. Alors, de manière
« qui tranche avec le reste du corpus nietzschéen, il est beaucoup question de
métaphysique, en un sens positif, […] qui défend d'abord le primat de la
processualité, en d'autres termes du devenir ».
14
Ici, c'est donc en termes de mouvement de création et de destruction qu'il s'agit de
penser l'événement de Bayreuth, lequel fait figure d'illusion comme manifestation d’une
volonté cachée où l'existence du monde ne se justifie qu'en tant que phénomène culturel
et musical. Et alors, c’est au-delà des signes musicaux et des symptômes culturels qu’il
nous faudra aller chercher l’histoire de l’événement afin d’interpréter sa vie et sa
dynamique si particulière.
15
C'est peu après La naissance de la tragédie que Nietzsche applique le concept de « volonté »
à l'histoire elle-même et où l'événement devient plus saillant. Dans la seconde des
Considérations, il écrit ainsi que
« nous avons besoin de l’histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous
détourner nonchalamment de la vie et de l’action [...] Nous voulons servir l’histoire
seulement en tant qu’elle sert la vie. Mais il y a une façon d’envisager l’histoire et
de faire de l’histoire grâce à laquelle la vie s’étiole et dégénère. C’est là un
phénomène qu’il est maintenant nécessaire autant que douloureux de faire
connaître, d’après les singuliers symptômes de notre temps. » 23
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16
Selon Nietzsche donc, il existe une analogie entre la vie et l'histoire en tant qu'elles
manifestent la volonté du sujet en termes de forces, d'expansion et de destruction ; mais
« l’histoire, pour autant qu’elle est placée au service de la vie, se trouve au service
d’une puissance non historique [« unhistorischen Macht »], et, à cause de cela, dans
cet état de subordination, elle ne pourra et ne devra jamais être une science pure,
telle que l’est, par exemple, la mathématique. »24
17
Une science imparfaite donc à travers le filtre de l'interprétation généalogique qui prend
les événements comme la manifestation d'une « volonté de puissance » mais aussi comme
la capacité à réagir aux événements qui ne seraient pas seulement la production d'un seul
être et ni même du hasard (« Zufall »). Alors, il s’agit de comprendre cette relation
analogique qui rassemble et relie les divers acteurs de l’événement wagnérien car,
« il y a des hommes qui possèdent cette force à un degré si minime qu’un seul
événement [« Das Erlebnis »], une seule douleur, parfois même une seule légère
petite injustice les fait périr irrémédiablement, comme si tout leur sang s’écoulait
par une petite blessure. Il y en a, d’autre part, que les accidents les plus sauvages et
les plus épouvantables de la vie touchent si peu, sur lesquels les effets de leur
propre méchanceté ont si peu de prise qu’au milieu de la crise la plus violente, ou
aussitôt après cette crise, ils parviennent à un bien-être passable, à une façon de
conscience tranquille. »25
18
Du grec analogia, l’analogie est un processus de pensée par lequel on remarque deux
formes similaires. Plus précisément analogia est composé de ana, « selon » et de logia,
« ratio », donc d’un rapport de proportion effectué par la raison, mais prise dans son
caractère vivant et interprétatif chez Nietzsche. Au §13 du Traité II de La généalogie de la
morale, Nietzsche fait de l'analogie le procédé même de la méthodologie historique (« per
analogiam »). Nietzsche parle aussi d' « analogon » à deux reprises dans La naissance de la
tragédie. Au §1, il établit le rapport entre rêve, divination et art comme signe de vie, au §8
entre l'acteur de la représentation dans le drame et le personnage original du drame luimême, le plus souvent un héros à l'expérience tragique. Enfin, au §19, il montre
clairement le rapport entre musique allemande, philosophie allemande, et la tragédie
grecque, que l'analogie permet de questionner. Dans ce sens, « nous vivons
analogiquement les grandes époques essentielles de l'héllenité en les parcourant en
quelque sorte en ordre inverse »26. Le concept d'événement se voit alors ici enserré de
façon analogique par les volontés à la source de sa production et les autres qui le
reçoivent, leur capacité d’agir ou de réagir pouvant déterminer sa force et sa « grandeur »
dans l’histoire.
3. À Bayreuth
19
Terminant son travail juste à temps pour assurer la promotion du premier festival de
Bayreuth, la quatrième et dernière des Considérations inactuelles est l'occasion pour
Nietzsche de reprendre confiance en lui, de redonner sens à son travail, de motiver sa
venue au festival, diminué cependant par la maladie, toujours hanté par l'absence de
reconnaissance et possédant un tempérament de solitaire. En avril 1874, Nietzsche écrit à
Gersdorff :
« Si tu pouvais savoir combien je suis radicalement découragé, quelle mélancolie
j'éprouve sur moi-même ! Je ne sais si je serai jamais capable de produire. »
20
En 1873, alors que Nietzsche se voit refusé la publication de son Appel aux Allemands,
commandité par Wagner en proie à des difficultés financières, risquant l'annulation de
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7
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
son festival, il essuie un nouveau revers lié à la publication de la seconde des
Considérations inactuelles (1874), très mal accueillie et critiquée. Ainsi, l'historien politique
Heinrich Gothard von Treitschke, s'adressant à Franz Overbeck (l'ami de Nietzsche),
écrit :
« Quel malheur pour toi que tu aies rencontré ce Nietzsche, ce détraqué, qui nous
parle tant de ses pensées inactuelles et qui est pourtant mordu jusqu'à la moelle par
le plus actuel de tous les vices, la folie des grandeurs ! » 27
21
Cependant, Nietzsche trouve la volonté de venir et écrit à Mademoiselle de Meysenbug en
1876 :
« Nous aurons bien des choses à nous dire à Bayreuth. Je retrouve à présent l'espoir
d'y pouvoir aller, tandis que, ces deux derniers mois, j'en écartais même la
pensée. »28
22
Obtenant un congé auprès de l'université de Bâle pour des raisons de santé, c'est en
reprenant les notes écrites à Steinabad l'été précédent que Nietzsche termine Richard
Wagner à Bayreuth, le 10 juin 1876 (publié le 10 juillet 1876). L'ouvrage remporte un certain
succès et est rapidement diffusé dans toute l'Europe, traduit l'année suivante en français.
« Pour nous, [écrit-il] Bayreuth signifie la consécration au moment du combat.... Le
regard mystérieux que la tragédie tourne vers nous n'est point un charme énervant
et paralysant, mais son influence impose le repos. Car la beauté ne nous est pas
donnée pour le moment même du combat ; mais pour ces instants de calme qui le
précèdent et l'interrompent, pour ces instants fugitifs où, ranimant le passé,
pressentant l'avenir, nous pénétrons tous les symboles ; pour ces instants où, avec
l'impression d'une légère fatigue, un rêve rafraîchissant s'abaisse sur nous. Le jour
et la lutte vont commencer, les ombres sacrées s'évanouissent, et l'art est de
nouveau loin de nous; mais sa consolation est restée répandue sur l'homme comme
une rosée du matin.... »29
23
En tant que visionnaire et soldat donc, Nietzsche se rend à Bayreuth pour soutenir son
allié Wagner dans un combat où le festival fait figure d'événement, et la quatrième des
Considérations, dès lors, d'acte à la fois polémique et publicitaire. C’est dans ce cadre que
Richard Wagner à Bayreuth va apparaître comme l'expression événementielle de deux
dialectiques qui sont celle du compositeur avec son public et celle du philosophe avec
l'artiste. Et en effet, la notion d'événement semble indissociable d'un rapport analogique
qui implique à la fois les créateurs de l'événement et ceux qui y assistent. Cette
dialectique est cependant ambivalente car, si Wagner est l'organisateur de l'événement et
le compositeur des différentes œuvres du festival, c'est face à une scène, un orchestre et
des acteurs, que le public y participe, et où le drame lui-même est porteur d'
« événements », en référence à la tragédie grecque. Le premier problème est donc le
recouvrement que Wagner fait du mythe antique où le drame devient lui-même action au
moment même où la musique se joue, et ce, à partir de l'organisation d'un événement
repris dans la culture allemande.
24
Si Lavignac note le jeu « exceptionnel » des acteurs de par un dévouement sans limite à la
cause commune de Bayreuth30, c’est plutôt leur disparition qui fait sens chez Nietzsche en
tant que la musique est « seule » capable d’exprimer la volonté de l’acte tragique et faire
participer à l’événement celui qui l’écoute. Rappelons que le premier titre de La naissance
de la tragédie se rapporte directement à la musique et fait de celle-ci l’essence même du
sentiment tragique : La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique (Die Geburt
der Tragödie aus dem Geiste der Musik), ouvrage publié en décembre 1871, bien que la
couverture porte la date de 1872 chez E. W. Fritzsch à Leipzig. Le titre qu’on lui connaît
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8
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
avec le sous-titre Hellénisme et Pessimisme et l’Essai d’autocritique date de 1886 à l’occasion
de sa réédition. Dans ce sens, et à la différence du théâtre ou de l’opéra de la Renaissance,
c’est à la musique que l’attention du spectateur doit aller et non au jeu des acteurs, jugé
selon Nietzsche « spectaculaire ». Ainsi,
« l’originalité du drame antique comme du drame wagnérien moderne vient de ce
que cette synthèse s’opère fondamentalement […] au travers de la musique et non
du langage »31.
25
Mais alors n’y a-t-il pas contradiction entre la volonté d’un mouvement esthétique total,
tel que celui du Gesamtkunstwerk, et la sélection d’un seul média artistique comme
Nietzsche tend à l’interpréter ? Comme l’explique Olivier, il faut remonter à l’origine de la
tragédie dans une visée généalogique et montrer qu’il existe, au-delà des champs
artistiques et des périodes historiques, une valeur fondamentale. Dans ce sens, si le
sentiment du tragique a déjà existé pendant l’Antiquité grecque, ce n’est pas tant la
tragédie des grecs qu’il faut reprendre à l’ère moderne que la valeur qu’elle exprime à
travers la musique qui en est la source.
« C’est elle qui a le pouvoir de donner naissance au mythe dont l’expression
poétique est secondaire : le drame lui-même, les héros et les péripéties relèvent de
l’apparence et se déduisent de la musique comme véritable idée du monde. » 32
26
Et en effet, selon Nietzsche, « la tragédie est née du chœur tragique » lequel « est le
véritable drame sous sa forme originaire »33. Aussi, il remarque la confusion souvent
opérée, et par Wagner lui-même, entre action et drame34, le drame signifiant dans le
langage dorien « événement », représentant la « légende locale »,
« "l'histoire sacrée" sur laquelle reposait l'institution du culte (— ainsi pas d'action,
mais un événement : δρᾶν en dorien ne signifie aucunement "agir"). » 35
27
Pour Nietzsche donc, le drame marque l'événement en tant qu'il exprime le sentiment
tragique du spectateur pris dans une « décharge pathologique, la katharsis », liée à
l'expérience esthétique « où l'esprit de la musique donnait en quelque sorte des ailes à
celui-ci et lui faisait prendre son envol, la suprême intensification de ses forces. »
« Il se rappellera en effet combien, eu égard au mythe qui s'animait devant lui, il se
sentait élevé à une sorte d'omniscience, comme si désormais la faculté visuelle de
ses yeux ne se limitait pas à une faculté de percevoir les surfaces, mais pouvait
pénétrer à l'intérieur, et comme si, à l'aide de la musique, il voyait devant lui […] les
bouillonnements de la volonté. »
« Et tandis que la musique nous contraint ainsi à voir plus et plus intimement qu'à
l'ordinaire, et à déployer l'événement de la scène devant nous comme un tissu
délicat, le monde de la scène est, pour notre œil spiritualisé qui regarde au cœur
des choses, étendu à l'infini tout autant qu'illuminé de l'intérieur. » 36
28
Dans ce sens, le drame est pour Nietzsche la condition d'une consolation métaphysique
qui arrache momentanément l’Homme au tumulte des formes changeantes afin de le faire
participer aux tragédies qui sont les événements de la vie. Et dans ce sens, la construction
du théâtre elle-même (« Festspielhaus ») fut pensée à Bayreuth de façon à rendre
l’expérience des spectateurs « événementielle », et ce, comme pour la tragédie grecque et
selon la volonté de plonger le public en « immersion totale » : les sièges du parterre en
amphithéâtre et non en fer à cheval avec une pente permettant une vision maximale de la
scène ; la création d'une fosse sous la scène permettant de cacher l'orchestre afin d'éviter
la distraction du spectateur ; l'obscurité totale ; l'acoustique en bois permettant une
réverbération homogène de la musique dans toute la salle et un son monophonique. De
plus, la musique wagnérienne est percussive et le
Methodos, 17 | 2017
9
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
« rythme proprement dit a ceci de particulier qu’il abolit la subjectivité jusqu’au
plus total oubli de soi, nous mettant ainsi en contact avec les forces du monde, en
une sorte d’ivresse, qui n’est pas exactement une "béatitude". […] C’est ce que
Nietzsche nomme aussi le "charme du rythme", ou plus littéralement ce charme qui
gît "dans le rythme" (der Zauber im Rhythmus). »37
29
Mais le rapport entre la musique et le réel n’est pas seulement auditif. C’est justement
dans le contraste entre l’appréciation de ce que le sujet peut voir et entendre, que la
réalité perd son caractère illusoire pour reprendre l’événement dans son caractère
primordial. Pour que l’écoute soit totale, il faut forcer l’obscurité. Ce contraste est
manifeste dans la façon qu’a l’Homme d’interpréter le monde car, si la vue est une fenêtre
ouverte sur l’extérieur, l’écoute est toute intérieure et marque l’incorporation d’ondes, de
forces, de leitmotivs, de rythmes, et de dissonances. Il y a plusieurs façons d’écouter mais
l’écoute nietzschéenne n’a rien de conceptuelle, elle est corporelle et esthétique (du grec
ancien aisthêtikós, « qui perçoit par les sens, perceptible »). C’est ce que montre Bastien
Gallet dans son article « Les labyrinthes de l’écoute : Nietzsche, le monde et la musique ».
« La question n’est pas : qui se tient derrière ce qu’on entend, autrement dit qui est
capable d’une telle musique, quelle configuration de forces ? Mais bien : sur quoi
ouvrent ces sons ? Sur quel fond de monde surgissent-ils ? » 38
30
Ainsi, l’écoute est labyrinthique en tant qu’elle comprend la volonté profonde de
l’événement et la laisse jaillir dans tous les sens parce qu’elle provient du fond de
l’Homme. Selon Nietzsche donc, en valorisant la musique et en faisant « rétrograder la
langue jusqu’à une phase primitive où elle ne pense pas encore en notions, où elle n’est
encore elle-même que poésie, qu’image et que sentiment »39, le drame wagnérien permet
aux spectateurs une inspirituation40 de l’événement et une purge cathartique. Dans ce sens,
Patrick Wotling introduit le néologisme « Einverseelung », dans son commentaire de La
généalogie de la morale, qu’il traduit par « inspirituation », l'idée étant de fonder une
interprétation sur le modèle du corps – « incorporation » – mais appliquée à l'esprit. Là
aussi, cette relation peut renvoyer à l’analogie de l’artiste et du spectateur, le premier
incorporant la musique dans son être et accouchant d’elle dans le réel, le second l’
inspirituant, incapable de la créer de façon personnelle, mais participant à sa vibration de
façon extatique et dans une sensation de résonance. Ainsi,
« l’individu doit être transformé en quelque chose d’impersonnel ; voilà ce que se
propose la tragédie ; elle veut qu’il désapprenne l’épouvante qu’inspire à chacun la
mort et le temps ; car dans le moment le plus fugitif de son existence il peut lui
arriver quelque chose de saint qui l’emporte infiniment sur toute espèce de lutte et
de souffrance ! Et c’est là ce qui s’appelle avoir le sentiment tragique. » 41
31
Et cette « impersonnalité », nous dit Nietzsche, se trouve par delà les différences sociales
et les capacités intellectuelles du public. Elle relève d'une véritable expérience humaine
et son rayonnement demeure total : la source d'une culture à-venir.
« Qu’il puisse en général exister un art assez lumineux pour éclairer les petits et les
pauvres en esprit de son rayonnement, assez chaud pour fondre l’orgueil des
savants, ceci ne pouvait pas se deviner, il fallait en faire l’expérience. Mais dans
l’esprit de celui qui fait aujourd’hui cette expérience elle doit renverser toutes les
notions existantes sur l’éducation et la culture. »42
32
Alors, là aussi, nous questionnons l’ambiguïté nietzschéenne qui prône d’un côté
l’indépendance de l’artiste, mais voit dans le mouvement du spectateur une adhésion
collective à son événement. Olivier propose une interprétation intéressante lorsqu’il
pointe le rassemblement et la configuration de cette communauté :
Methodos, 17 | 2017
10
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
« Ainsi se fonde la synthèse politique du Gesamtkunstwerk que Lacoue-Labarthe
définit comme national-esthétique. De la même façon que la tragédie rassemblait tout
le peuple grec, Nietzsche considère le peuple allemand comme missionné pour faire
surgir à travers la résurrection moderne de la tragédie une nouvelle forme de
culture. »43
33
Il pourrait d’ailleurs y avoir ici toute une allusion au mouvement « völkisch », apparu à la
fin du XIXe siècle en Allemagne, qui vise à donner au peuple allemand une spiritualité
païenne comme réponse aux désillusions de la politique nationale et l’arrivée de Bismarck
au pouvoir. Faut-il d’ailleurs s’étonner de voir que Wagner ait trouvé un soutien chez
Louis II de Bavière, clairement opposé à la politique de Bismarck, et la ville de Bayreuth
comme ville d’accueil du festival alors éloignée des actions de l’Empire ? Aussi, le
problème paraît ambivalent car, si le mouvement du Gesamtkunstwerk semble porter
avec lui les valeurs du nationalisme allemand, le festival de Bayreuth s’insère dans une
politique polémique et événementielle. En effet, si Nietzsche et Wagner disent s’opposer à la
culture de l’Empire, les membres officiels du politique, bien que les objets de cette
opposition, s’y retrouvent en partie, comme spectateurs et participants « occasionnels »
de la nouvelle culture. Ainsi, si le fossé qui sépare l’artiste du spectateur peut être comblé
dans le sens d’une politique nationale marquant la participation de tous, il ne peut l’être
que de façon analogique et ponctuelle, la volonté de l’artiste conservant sa primauté dans
l’acte originellement esthétique et son inspirituation par l’auditeur seulement une réponse
a posteriori. Alors, si la force de l’événement semble recouper celle « nationale », sa
dynamique est très certainement différente de par justement cet « esthétisme » qui n’a
rien d’institutionnel ou de collaboratif ; au contraire, chez Nietzsche, il demeure
l’expression momentanée de volontés analogues dont le mouvement est tout à fait unique
et seulement personnel.
34
La seconde dialectique nécessite une prise de recul par rapport aux « drames » du festival
et la reprise de l'événement dans la relation de Nietzsche à Wagner, ou de leurs actions
respectives face à la « représentation » de Bayreuth, et de comprendre l’événement de
Bayreuth par-delà l’écriture nietzschéenne et au-delà du drame wagnérien. Si nous
voyons dans ce « représenter » un lointain écho à Schopenhauer, il doit être possible de
repérer le mouvement même des volontés dans leurs efforts et contradictions, selon des
forces ascensionnelles et descensionnelles, et sur un fond polémique. L'étymologie
grecque du mot « polémique » est directement en rapport avec la guerre (πολεμικός,
polêmikôs « qui concerne la guerre », « disposé à la guerre », polêmikon museion, musée de
la guerre, « batailleur, querelleur »). Dans la Préface et dédicace de La naissance de la
tragédie, c'est en tant que « combattant sublime » que Nietzsche présente Wagner. Si en
1849, Wagner avait montré un esprit révolutionnaire, engagé dans un mouvement
anarchiste à Dresde avec Bakounine, forcé à fuir en France avec un faux passeport, sous
mandat d'arrêt suite à l'échec de l'insurrection contre le roi Frédéric-Auguste II de Saxe,
c’est en tant que compositeur qu’il affiche un esprit similaire, âgé de 52 ans, dans un
contexte où l’Allemagne accroît sa politique impérialiste et expansionniste. En effet, à
partir de 1862, Bismarck, nommé premier ministre (« Ministerpräsident »), instaure un
gouvernement autoritaire sur fond de développement industriel et de conflits armés afin
de fonder l'unité allemande. En 1864, la Confédération germanique menée par la Prusse et
l'Autriche emporte la guerre des Duchés contre le Danemark, puis rompt son alliance
avec l'Autriche, battue le 3 juillet 1866 à la bataille de Sadowa. La Confédération de
l'Allemagne du Nord est alors créée lors du traité de Prague le 23 aout 1866, suite à la
dissolution de la Confédération germanique. Si cette nouvelle Confédération a d'abord
Methodos, 17 | 2017
11
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
pour effet une séparation entre les états situés au nord du Main sous l'autorité de la
Prusse et ceux du sud accédant à leur indépendance (et notamment le Royaume de
Bavière avec Louis II profondément francophile et attaché à Wagner), ces derniers
adhèrent à la Confédération d'Allemagne du Nord et remportent la victoire contre la
France, proclamant la création de l'Empire allemand le 18 janvier 1871, dans la galerie des
Glaces du château de Versailles (où Louis II de Bavière demeurera absent...). Alors,
toujours inquiété par les mouvements de la Confédération germanique, alors que Karl
Ezenbert lui demande la composition d'un hymne national, Wagner répond dans une
lettre datée du 10 juin 1866 en faisant allusion à la guerre contre l'Autriche :
« Le danger est là : puissent nos princes comprendre que le chanteur pourra mieux
faire entendre leur appel au peuple que tous leurs diplomates. » 44
35
Quand bien même Nietzsche et Wagner font partie des acteurs de l'événement, leur
participation est différente, le compositeur étant le créateur de l'événement, alors que le
philosophe ne peut que l'encourager et le représenter. L'encourager d'abord, puisque
Wagner a besoin du soutien de Nietzsche depuis qu'il a l'idée du festival. Nietzsche est
bien présent à la pose de la première pierre du Palais des festivals en 1872. En 1873, il
participe à la réunion des délégués des Sociétés Wagner et produit un texte suite à la
demande du compositeur afin de trouver des fonds pour l'organisation du festival. Si son
Appel aux Allemands n'est pas publié, et après un moment de doute, Nietzsche réinvestit
tout de même ses espoirs dans le festival et continue d'écrire, reprenant ses notes de 1875
pour établir la Considération apologétique un an plus tard. Représenter Wagner aussi,
puisque Nietzsche élabore une histoire de l'événement de façon à montrer le compositeur
de façon quasi messianique et comme le « restaurateur d’une unité, d’une universalité de
la puissance artistique qui ne peuvent être ni devinées, ni révélées, mais ont besoin d’être
démontrées par l’action. »45 Un besoin d'unité donc, encouragé et représenté par
Nietzsche lui-même, et qui correspond historiquement avec l'état de la politique
allemande soucieuse d'unifier la nation, mais à laquelle Nietzsche et Wagner disent
s'opposer, comme révolutionnaires, ou comme réformistes, maintenant leurs actions
actuelles dans le milieu de la culture, et non pas de la guerre ou de la politique. Dans la
lettre du 1er mars 1871 à Louis II, Wagner écrit :
« À moi qui suis si loin de toute vie politique, il m'est impossible d'y voir clair. » 46
36
De plus, une des raisons pour laquelle l'Appel aux Allemands de Nietzsche n'a pas été publié
en octobre 1873, et en dépit de son titre évocateur, est son manque d'engagement
politique :
« Aucun murmure n'approuvait, aucun regard n'encourageait Frédéric Nietzsche. Il
se tut. Enfin quelques voix s'élevèrent : "C'est trop grave... ce n'est pas assez
politique... il faudrait des changements, beaucoup de changements..." » 47
37
Et ce manque d’engagement politique n’est pas anodin, ni chez Nietzsche, ni chez
Wagner, au moment même du festival, tout comme leurs volontés de valoriser l’art au
détriment de la civilisation. « Que l'éducation, la culture (Bildung) même soient le but ―
et non "l'Empire" »48 ― car c'est de « cet abîme qu'a surgi la Réforme allemande » où
Wagner est le héros moderne devant la « tragédie de l'État. »49 Et pourtant, la posture de
Wagner n’est pas évidente car, plus que Nietzsche, il a demandé le soutien de l’Empire
afin d’assurer l’événement, du moins de son ami et mécène Louis de Bavière. Dans la
même lettre du 1er mars 1871, Wagner conseille Louis II et le flatte :
« Sans aucun doute, la Bavière aurait dû, pour le bien de tous, intervenir d'une
façon plus ferme dans la question allemande, afin de lui donner forme. […] Elle doit
cependant non pas se laisser entraîner, mais être l'élément moteur et remplacer la
Methodos, 17 | 2017
12
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
force effective par la puissance d'un idéal, ce qui, avec un roi comme Louis II à sa
tête, devrait être aisé. […] Si nous avions continué encore un demi-siècle comme
aujourd'hui, l'esprit allemand tout entier aurait connu une décadence comparable à
celle des malheureux Alsaciens. [...] Ô mon roi ! Le génie allemand se tourne vers
vous ! C'est le moment de l'action ! [...] Donnez l'exemple, mais d'une manière
infaillible, soyez nouveau, original, sans tenir compte des anciennes habitudes. » 50
38
Les mots de Wagner peuvent paraître utilitaristes. En février 1874, Louis II lui accorde un
crédit de 100 000 thalers afin de maintenir les travaux liés à l’organisation du festival. En
1875, il fait encore appel à Berlin pour un nouveau prêt de 30 000 thalers ; mais, il se
rétracte finalement quand il apprend que sa requête doit remonter au Reichstag. Louis II
achète tout de même deux mille places. S’ajoutent alors des dons privés, les honoraires de
la marche composée par Wagner pour les États-Unis d’Amérique, et la recette de Tristan à
Berlin, gracieusement accordée par Guillaume I. Nietzsche, lui, n’a que faire des
contingences pratiques ; seule l’histoire l’intéresse et la critique qu’il peut faire de
Wagner et du festival de Bayreuth. « Wagner ― Événement. » donc, d’où un retrait
solitaire en dehors du spectacle de son ami.
4. Après Bayreuth
39
Si le festival renferme les derniers espoirs de Nietzsche et qu'il joue sa « grande santé » 51
pour le représenter, il est l'événement daté d'une conjonction de forces atteignant leur
acmé. La structure du vers en linguistique, comme celle de l'intrigue dans la tragédie
antique, se développe comme protase (montée), culmine en un point d’acmé, puis
redescend (apodose). Dans le vocabulaire du théâtre, elle correspond au paroxysme du
mal dont un personnage est atteint et relève le plus souvent du pathos. Ainsi, après
Bayreuth, l’événement marque une apodose (celle de Wagner) dont la rupture est
symptômatique d’une nouvelle protase (celle de Nietzsche). Tout d'abord, Nietzsche se
rappelle du festival de Bayreuth et prend de la distance pour penser son sentiment passé :
« [J’avais] le sentiment que tout ce qui m'entourait là-bas m'était foncièrement
étranger […] il me semblait rêver... Où donc étais-je ? Je ne reconnaissais plus rien,
c'est à peine si je reconnaissais Wagner. […] Qu'est-ce qui s'était passé ? […] Le
Wagnérien s'était rendu maître de Wagner ! ― l'art allemand ! »
40
Nietzsche regrette d'être venu. Ce sentiment d’étrangeté devient maladif et accélère la
détérioration de son état de santé. Il gesticule, il ne reste plus en place, il cherche un lieu
où habiter mais aucune place ne le satisfait. Il veut quitter Bayreuth car le festival le
révulse. Il se rappelle ses sorties hors de la ville :
« Dans un village perdu au fond de la forêt de Bohême, à Klingenbrunn, j'allai
porter, comme une maladie, ma mélancolie et mon mépris de l'Allemand. » 52
41
Nietzsche devient un grand malade et cette maladie l’enveloppe tout entier ; mais, il ne
s’agit pas de la syphilis contractée en 1865 et dont la cause est exogène, mais d’une
maladie toute intérieure contre laquelle il se bat, qui le fait grandir jusqu’à la crise de
1889 entraînant son internement à Turin. À Bayreuth, l’agent pathogène, c’est Wagner –
le festival, sa culture microbienne. Plus qu'un événement tragédique, Nietzsche le vit de
façon tragique. Le sentiment du « tragique » est ambivalent chez Nietzsche et indexé à un
champ de forces contraires, le plaisir et la souffrance, la pulsion de vie et celle de mort,
Éros et Thanatos que Nietzsche transforme en Apollon et Dionysos dans La naissance de la
tragédie (1872). La culture apollinienne, sous son apparence luxuriante, en hommage aux
Dieux olympiens, renferme cependant un besoin plus profond, qui la fait apparaître, pour
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13
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
faire face aux événements de la vie. Ainsi, si l’art d’Apollon est selon Nietzsche « idéal », il
est aussi le miroir possible d’une culture plus « réelle » devant permettre l’expression
libre d’une volonté plus grande, et où Dionysos assure sa « transfiguration » (Verklärung).
Alors Wagner, ici, prend la figure du Prométhée d’Eschyle de par « sa nature
simultanément dionysiaque et apollinienne »53. Il pourrait bien ressembler à Euripide qui
« en un certain sens n’était que masque : la divinité qui parlait à travers lui n’était
pas Dionysos, pas non plus Apollon, mais un démon tout juste né, nommé Socrate.
Voilà la nouvelle opposition : le dionysiaque et le socratique, et l’œuvre d’art qu’est
la tragédie grecque en périt. »54
42
Alors l’événement de Bayreuth pourrait marquer le point de rupture de la culture
apollinienne et dionysiaque, l’expression de deux forces contradictoires menées à leur
intensité maximale et dont l’issue ne peut être que douloureuse et pathétique. Nietzsche
écrit à la sortie de Bayreuth :
« Après le grand événement vient un accès de mélancolie plus noire, et pour s'en
tirer on ne saurait fuir trop vite vers l'Italie ou vers le travail, ou vers tous les
deux. »55
43
Et en effet, ce sentiment de noirceur, Wagner aussi l’a vécu. Dans la lettre du 3 novembre
à Emil Heckel, il écrit :
« Comme depuis la fin de mon festival, je n'ai eu que des nouvelles misérables et
comme seule une très grande envie pourrait vaincre mon dégoût infini de le répéter
et de le continuer, j'en suis à attendre une nouvelle bien abjecte pour me décider à
tout laisser tomber, au sens propre. Je me tairai alors totalement et sans mot dire
remettrai aux créanciers tout ce qui est existe, exactement comme dans le cas d'une
faillite. »56
44
Il faut compter avec les difficultés financières. À la fin de l’été 1876, le déficit se monte à
148 000 marks, plus la dette contractée vis-à-vis de Louis II. Les chanteurs ne sont pas
payés, ni même le chef d’orchestre. Mais, le sentiment de dégoût n’est pas le même,
Wagner est fatigué, submergé par les contraintes pratiques à régler, dépassé par les
événements au sein même de son événement. Et déjà, il organise des concerts à Londres et
Munich afin de renflouer ses caisses. Nietzsche, lui, se place à une hauteur plus grande,
regardant déjà le passé de haut, afin de lui assener un coup de marteau. Il doit alors
marquer l’inauguration d’une nouvelle histoire. Alors, Nietzsche prépare sa rupture, son
éloignement de Wagner, et cherche à grandir en prenant de la distance. Nietzsche occupe
ses heures à questionner le compositeur allemand et lui donner un « sens », en faire le
« cas typique » d'une généalogie en termes de « bond » et d' « opposé », où Bayreuth
constitue le point le plus « haut » et le tournant de sa chute. Il reproche à Wagner d'avoir
changé de sens :
« Que signifie ce changement de "sens", ce renversement de sens radical ? — car
c'en fut bien un, ce faisant Wagner sauta d'un bond directement dans son opposé.
Que signifie le fait qu'un artiste saute d'un bond dans son opposé ? » 57
45
Il écrit les bribes d'une autre Inactuelle, devant porter le nom de « Le Soc », qui deviendra
finalement Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres. Publiés en 1878, les premiers
aphorismes montrent la rupture. Le tout nouveau Parsifal est chrétien, beaucoup trop
chrétien, « pas de chair et trop de sang », écrit-il dans une lettre au baron de Seydlitz, et
rempli d' « idées modernes »58. Pourtant, soucieux de ne pas abattre Wagner, Nietzsche
propose une lettre à son vieil ami d'arme et une publication anonyme. Anonymat refusé
par l’éditeur du philosophe, Wagner se dit trahi et atterré par la publication de l'ouvrage.
En août 1878, le journal de Bayreuth écrit :
Methodos, 17 | 2017
14
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
« Tout professeur allemand, écrivait l'auteur anonyme en qui Nietzsche reconnut,
ou crut reconnaître, Richard Wagner, doit écrire une fois dans sa vie un livre qui
consacre sa célébrité. Mais comme il n'est pas donné à tout le monde de trouver
une vérité, on se contente, pour obtenir l'effet cherché, de prouver le radical nonsens des vues d'un prédécesseur, et l'effet est d'autant plus grand que le
prédécesseur maintenant honni fut plus considérable. »59
46
Pour penser « Wagner ― Événement. », il faut rapprocher la casuistique de Nietzsche à la
notion de « cas » (« Der Fall ») qui marque l'appréciation d'un événement présent (« Der
Vorfall ») mais aussi l'incident ou la chute. Dans ce sens, et derrière tout événement, se
manifeste une tension, un mouvement, une dynamique, une ascension ou une descension,
dont le Cas Wagner est typique, mais qui ne se résume pas à la personnalité de Wagner. Si
Wagner est un « décadent typique », c’est tout son festival qui exprime la décadence,
composé d’autres volontés dont les forces aussi sont négatives et empreintes de
parisianisme60. On compte parmi les spectateurs les empereurs Guillaume Ier d'Allemagne,
Pierre II du Brésil, évidemment Louis II de Bavière, qui garde cependant sa visite secrète
afin d'éviter l'Empereur et qui ne vient qu'aux répétitions, aussi les compositeurs Anton
Bruckner, Edvard Grieg, Franz Liszt, Camille Saint-Saëns, Franz Servais, Piotr
Tchaïkovski, certains français.
« À Bayreuth on n'est honnête qu'en tant que masse, en tant qu'individu on ment,
on se ment à soi-même […] il y manque la solitude, tout ce qui est parfait ne tolère
pas de témoins... Au théâtre, on devient peuple, troupeau, femme, pharisien, bétail
électoral, membre de comité de patronage, idiot ― wagnérien : c'est là que la
conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre,
c'est là que règne le voisin, c'est là que l'on devient voisin... » 61
47
La communauté rassemblée n’est donc pas celle attendue par Nietzsche. Si les « voisins »
sont venus à Bayreuth, ce n’est point afin de faire vivre l’événement mais de le vivre
comme des amateurs et parader de façon décadente, avec des costumes et des apparats :
le festival est théâtral, il n'est pas dramatique,
« un art qui recherche l'effet et rien de plus.... l'espressivo à tout prix, et la musique
servante est l'esclave de l'attitude ― voilà la fin. [...], une sorte d'entracte particulier
à la situation actuelle de l'Europe »62.
48
Le festival est dans l’air du temps (Zeitgeist), il est à la mode ; il n’est pas l’esprit du peuple
(Volkgeist), mais son expression idéalisée. Richard Wagner, le plus victorieux en
apparence, est en réalité un décadent qui fait souffrir non seulement Nietzsche mais la
culture tout entière. Wagner est l’artiste de la décadence — voilà le mot. Ce mot Nietzsche
l’emploie le plus souvent en français, emprunté à l’Essai de psychologie contemporaine (1883)
de Paul Bourget ; mais, alors qu’il qualifiait le style de décomposition employé
notamment par Baudelaire, c’est à son étymologie latine que Nietzsche préfère revenir.
Le latin cadere nous dit « tomber » et le bas-latin decadentia, « déchoir » ou bien « céder ».
Il s’agit donc d’un malaise, ou d’une chute due à une faute ou à une maladie ; et cette
maladie, non seulement Wagner l’a contractée, mais il l’a transmise à tous les autres.
Nietzsche souffre d’être malade et cette maladie provient de son ami :
« Je suis bien loin de demeurer un spectateur placide, quand ce décadent nous perd
la santé — et la musique avec ! Wagner, est-il vraiment un homme ? N'est-il pas
plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche, — il a rendu la musique
malade — »63
49
Mais Nietzsche préfère s’éloigner et mettre le festival en quarantaine ; et alors, il prend la
mesure du danger et du risque encouru. Il réussit à se sauver à temps sans être contaminé
Methodos, 17 | 2017
15
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
complètement, à sauver assez d’énergie afin de fuir et récupérer en interprétant
l’événement. En effet,
« l'événement inattendu me jeta une lumière soudaine sur l'endroit que je venais de
quitter, ― et me donna aussi ce frisson de terreur que l'on ressent après avoir
couru inconsciemment un immense danger. »
50
Nietzsche quitte donc Bayreuth « fatigué par le dégoût de toute cette menterie idéaliste et
de cet amollissement de la conscience »64, mais plus lucide face à la hauteur de
l’événement qui est resté en fait petit. Alors la grandeur du sentiment annoncée dans la
phrase inaugurale de la quatrième des Considérations n'est en fait que « lourdeur » et
« brutalité » et cette acmé de forces n'est qu'une illusion à la hauteur du spectacle
wagnérien dont l’histoire demeure vulgaire. Il est « plus facile d'être gigantesque que
beau »65, nous dit Nietzsche, et Wagner a choisi d'être un « histrion, le plus grand des
mimes, le plus étonnant génie théâtral que les Allemands aient jamais possédé […] La
place de Wagner est ailleurs que dans l'histoire de la musique »66 et marque « l'âge d'or du
cabotin »67 Aussi, et comme pour Schopenhauer, Nietzsche comprend l’événement après
coup et à contre-temps, lucide devant son histoire initiale et « monumentale », ou plutôt,
prolongeant son histoire première à partir d’une critique de l’histoire monumentale
érigée comme un « événement » par Wagner.
« Jusque-là l’histoire monumentale ne pourra user de cette pleine véridicité,
toujours elle rapprochera ce qui est inégal, elle généralisera pour rendre
équivalent, toujours elle affaiblira la différence des mobiles et des motifs, pour
présenter les événements [Ereignisse], aux dépens des effets et des causes, sous leur
aspect monumental, c’est-à-dire comme des monuments dignes d’être imités.
Comme elle fait toujours abstraction des causes, on pourrait donc considérer
l’histoire monumentale, sans trop exagérer, comme une collection d’ "effets en soi",
c’est-à-dire d’événements qui, en tout temps, pourront faire de l’effet. » 68
51
Cette histoire est spectaculaire. Wagner a repris les « grands » événements du passé et les a
repensés afin de les jouer devant une Allemagne moderne, avide de décors
grandiloquents et de mises en scène grandioses. Dans ce sens, il existe une histoire du
« spectaculaire » qui concorde avec celle « monumentale » formalisée dans la seconde
Considération de Nietzsche et qui trouve son origine à la fin du XIX e siècle dans les arts de
la scène. Si le latin spectaculum signifie « qui se donne à voir », la critique de Nietzsche visà-vis de Wagner va bien dans le sens d'un toujours plus spectaculaire, la musique passant
progressivement au second plan, alors qu’elle devait dominer comme premier
mouvement de l’œuvre. La musique devient spectaculaire et événementielle. Et en effet,
Olivier confirme que la réalité de Bayreuth est tout autre que celle espérée par Nietzsche.
Il
« reproche à Wagner de privilégier l’œil au détriment de l’oreille et de trahir l’esprit
de la musique au profit des arts de la scène, de l’effet dramatique pour lui-même
autour duquel il construirait d’ailleurs toute son œuvre. La "réalité" est que Wagner
"n’est pas un musicien" mais un "comédien" et qu’il ne considère la musique que
comme la servante (ancilla dramaturgica) d’un art du théâtre qui est par essence un
art de masse. »69
52
Dans ce sens, les Feuilles de Bayreuth (« Bayreuther Blätter »), créées par Richard Wagner en
janvier 1878 sous la direction de Wolzogen, en sont le prolongement. Nietzsche n'y
adhère pas :
« il fait le philosophe, il écrit des "Feuilles de Bayreuth" ; il résout tous les
problèmes au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître. » 70
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
53
Alors que la Tétralogie de L'Anneau de Nibelung est un festival (« Bühnenfestspiel ») en 1876,
Parsifal est un festival « sacré » scénique (« Bühnenweihfestspiel ») lors du second festival
en 1882. Tout empreint de l'esprit du Moyen-Âge, il marque un retour au spiritualisme, à
l'abandon du corps et de l'extase cathartique. Aussi, « ce n'est pas à vrai dire la faute de
Wagner. Il n'a fait qu'accélérer le tempo »71 Le rythme... le tempo donc... autant de signes
devant servir l’histoire de l’événement mais dont la reprise doit être réfléchie et attirer
l’attention de l’esprit critique. Et en effet, si Wagner s’attache aux effets de l’événement,
son origine se trouve bien au-delà de la manifestation musicale de la culture germanique
et dans une époque porteuse de valeurs actuelles dont l'illusion de « grandeur » est un
symptôme historique. Alors, il faut reprendre cet événement et le fonder afin de trouver
sa provenance réelle. Dans une prise de recul salvatrice, Nietzsche comprend « le caractère
protéiforme de la dégénérescence qui se cristallise ici en un art et en un artiste » 72. Il
montre alors qu'il existe une esthétique de la décadence : un socratisme esthétique. 73 Ce
socratisme esthétique, il le vit de façon dissonante et en souffrant de le voir aussi
manifeste. Alors, le but du nouvel historien va être de prendre de la distance et de fournir
au monde une nouvelle représentation de l’événement afin d’affaiblir et de faire
disparaître le sentiment du tragique.
« Le pathos de la distance est le propre de toutes les époques fortes. L'écart, la
tension entre les extrêmes sont chaque jour plus petits, ― les extrêmes s'effacent
même jusqu'à l'analogie... »74.
54
Et alors, l’analogie elle-même doit disparaître derrière le changement de cap des forces
en tension, des volontés de Nietzsche et de Wagner, et rompre leur trajectoire commune
dessous le coup d’un marteau devenu historique. Et en effet, chaque
« époque trouve dans la mesure de force qui lui est impartie également une mesure
des vertus qui lui sont permises, des vertus qui lui sont défendues. Ou bien elle a les
vertus de la vie ascendante : et alors elle résiste du plus profond d'elle-même aux
vertus de la vie descendante ; ― ou bien elle est en elle-même une vie descendante :
et alors elle a également besoin des vertus du déclin, elle a de la haine pour tout ce
qui se justifie seulement par la plénitude, par la surabondance de forces. » 75
55
Avant Bayreuth, les volontés de Nietzsche et de Wagner étaient ascendantes. À Bayreuth,
elles ont atteint leur apogée puis entraîné la maladie. Au moment de la sortie, Nietzsche
s’est enfui dans un sursaut salvateur alors que Wagner ne s’est pas soigné. Après Bayreuth,
la volonté de Wagner descend encore et se détériore, alors que celle de Nietzsche
s’améliore et grandit. L'événement de Bayreuth marque donc une synthèse esthétique (mais
non politique), une confrontation des forces qui s'opposent entre, d'une part la volonté
commune de Nietzsche et de Wagner de rendre la culture plus « grande » et d’autre part
leurs volontés personnelles dans des expressions culturelles divergentes – la musique pour
l’un, la philosophie pour l’autre. En ce sens, leurs volontés ne sont que des analogons.
Mais, alors que peut « retenir » l’histoire nietzschéenne ? Si Wagner reste engagé dans
l’acte du compositeur, il revient seul à l’historien de représenter cet acte dans un
mouvement authentiquement spirituel et non plus seulement inspirituant. Et dans ce sens,
les
« "grands hommes", tels qu'on les vénère, se trouvent n'être qu'après coup que de
mauvaises petites fables ; ― dans le monde des valeurs historiques règne le fauxmonnayage... »76
56
Alors, suivant en cela la perspective généalogique, il est possible de voir à contre-temps et
dans la manifestation simultanée de deux volontés en tension, l'expression manifeste d'un
événement originel et beaucoup plus fondamental, rejoignant en cela la politique de
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17
Friedrich Nietzsche à Bayreuth
Bismarck, qui dans un besoin d'unification a traversé le concept d' « œuvre d'art totale »
chez Wagner et sa défense chez Nietzsche.
« Voici Schopenhauer adversaire de la musique de Wagner et Wagner adversaire de
la politique de Bismarck et Bismarck adversaire de tout wagnérisme, de tout
schopenhauerisme ! Que reste-t-il à faire ? »77
57
Si Nietzsche se détache alors de Wagner, compris en tant qu’événement monumental ou
spectaculaire, se détache-t-il autant de Bayreuth auquel il a lui-même participé ? Il est
possible de répondre par l’affirmative, car Nietzsche est bien lucide devant sa chute et la
décadence qu’il a encouragée et représentée ; et d’ailleurs, il se comprend lui-même
comme un des cas typiques de son histoire germanique. Alors, peut-être, pourrait-on voir
dans ce dépassement nietzschéen, un sursaut qualitatif et « civilisationnel » au moment
même de la reprise historique. En effet, dans
« la troisième et quatrième Considération inactuelle, on oppose, comme l'indication
d'une conception supérieure de la civilisation, du rétablissement de la notion de
"civilisation", deux images de la quête de soi et de la discipline de soi parmi les plus
dures, deux types qui sont par excellence inactuels, animés d'un mépris souverain
pour tout ce qui, autour d'eux, s'appelait "Empire", "culture", "christianisme",
"Bismarck", "succès", ― Schopenhauer et Wagner, ou, pour mieux dire, en un seul
mot, Nietzsche... »78
58
Cette discipline de soi, qui est celle de l’historien critique, serait alors l’occasion d’une
nouvelle interprétation de l’événement en tant que symptôme spirituel d’une volonté
civilisationnelle, ce qui renverserait alors nos conceptions initiales sur Nietzsche ainsi que
celles classiques liées à la notion de « culture ». « Nietzsche ― Événement. » donc, dans le
sens d’une séparation de l’auteur vis-à-vis de la culture réelle et ambiante afin de la
dépasser dans un sursaut critique où la « grandeur » et la « discipline de soi » font partie
intégrante de l’esprit d’une civilisation que l’historien peut incarner.
5. Épilogue
59
Tout d’abord, un bref retour quant à la traduction française du titre : « Considérations
inactuelles ». Si Nietzsche n’emploie pas le terme d’ « événement » dans Unzeitgemässe
Betrachtungen, au moins trois de ces Considérations sont un cas (Der Fall) pouvant prendre la
forme d’un événement parce que pris dans une histoire : Strauss, Schopenhauer, et
Wagner. De plus, chaque cas est le symptôme (Das Symptom) et le phénomène (Das
Phänomen) d’une chute (Der Vorfall) dont l’expérience (Das Erlebnis) est la condition même
de l’événement (Das Ereignis). Alors, le concept d’ « événement » chez Nietzsche
s’avérerait synthétique et le titre de Considérations événementielles nous paraîtrait séduisant.
De plus, la seconde des Considérations, bien que ne portant pas sur un cas, pourrait bien
faire office de grille d’interprétation de chacun de ces événements ainsi que de leur
généalogie. Pour nous au moins, la considération Richard Wagner à Bayreuth s’exprime sous
la forme d’une histoire monumentale, de par son caractère apologétique et sa reprise
ultérieure dans le cadre d’une histoire critique. Une remarque alors dans la définition que
donne Nietzsche de l'événement dans la quatrième des Considérations et dans celle du
rapport entre le créateur (« ceux qui l'accomplissent ») et le récepteur (« ceux qui en sont
les témoins ») qui nous paraît dialectique. Tout d'abord, la formulation d'un événement
chez Nietzsche prend bien en compte la valeur du sujet de la réception, quand bien même
celle du créateur est toujours valorisée, interprétée comme primordiale et plus active.
Dans Le crépuscule des idoles, il écrit : « Goethe ― Événement, non pas allemand, mais
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
européen »79, ou encore, « Schopenhauer ―, le dernier Allemand qui entre en ligne de
compte (― qui est un événement européen, comme Goethe, comme Hegel, comme Henri
Heine, et non pas seulement un événement local, "national"). »80 Dans ces exemples, si
Goethe et Schopenhauer sont évidemment jugés pour leur « grandeur », l'Allemagne ou
l'Europe sont néanmoins leurs témoins, leurs publics, les hommes qui les composent, et
dont le caractère secondaire n’est pas pour autant contingent. « Wagner ― Événement »,
nous paraît alors pertinent, à condition de bien comprendre le public de Bayreuth et la
proximité de personnages influents et politiques, en questionnant leurs valeurs réelles,
bien que leurs manifestations puissent paraître dissimulées derrière l’œuvre majeure du
compositeur. De plus, si le rapport entre les volontés n'est pas idéal au sens de Hegel, il est
maintenu dans un sens oppositionnel et analogique, de concordance, ou encore d'alliance,
selon l’intensité de l'événement. Il faut alors conserver cette définition première du
terme de dialectique pris comme un dialogue réel entre les volontés en présence tout en
lui ôtant son caractère spiritualiste (du grec dialegesthai, « converser », et dialegein, « trier,
distinguer », legein signifiant « parler »). Alors, si Nietzsche s’affiche très critique face à
l'idéalisme hégélien et sa conception de l'histoire dans ses linéaments européens, qu'ils
soient chrétiens, socratiques, ou même wagnériens81, il maintient son caractère effectif et
le concept d’événement en est une forme exemplaire. Peut-être alors, ne faut-il pas trop
craindre l'usage de la notion avec Nietzsche à condition de la maintenir dans ses
fondements généalogiques, dans les volontés qui la déterminent, et penser son origine à
partir premièrement de ses créateurs et deuxièmement de ses spectateurs dans une
histoire réelle. Dans ce cadre, et à partir « des » histoires du festival de Bayreuth, il nous
paraît possible de retirer deux dialectiques qui sont symptomatiques de la « grandeur »
d'un événement dans une perspective généalogique. D'un côté, Wagner nous a paru
tributaire d'un public dont l'exercice des forces est représentatif d’un trait culturel qui
est celui de l’Empire germanique à la fin du XIXe siècle, à savoir le besoin de décadence et
l’attrait pour le spectaculaire (Wagner ― Événement). De l'autre côté, Nietzsche, en proie
avec le même public, nous a montré d’abord son soutien, puis son retrait pathologique
hors de l’événement monumental, afin d’en fonder un autre et critique dans une volonté
plus « grande » (Nietzsche ― Événement). Ainsi chez Nietzsche, le festival de Bayreuth est
l’application pratique d’une histoire « monumentale » de l’événement qui trouve ses
linéaments théoriques dans la seconde de ses Considérations inactuelles, mais dont
l’expérience [Erlebnis] réelle lui permet de la vivre autrement et de prendre la distance
nécessaire à la captation de sa grandeur critique. Il est donc possible de comprendre l’
« événement » de Bayreuth comme deux « passages » historiques : le passage d’une
histoire monumentale à une autre, antiquaire, chez Wagner ― symptomatique de sa
chute ; le passage d’une histoire monumentale à une autre, critique, chez Nietzsche
― symptomatique de sa mise à l’écart, mais dans les deux cas, « l’apprentissage de
la solitude »82.
60
Aussi, et au-delà de l’analogie première et monumentale, l’histoire de Wagner chute vers
l’histoire antiquaire alors que celle de Nietzsche grandit vers celle critique. Alors,
l’événement chez Nietzsche pourrait prendre une forme psychologique où l’histoire serait
la manifestation vivante de la volonté des sujets et sa qualité l’expression des dynamiques
affectives qui le sous-tendent conformément à la seconde des Considérations :
« L’histoire appartient au vivant sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il
est actif et qu’il aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre et
qu’il a besoin de délivrance. À cette trinité de rapports correspondent trois espèces
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans l’étude de l’histoire, un point de vue
monumental, un point de vue antiquaire et un point de vue critique. » 83
61
Dans le cas de Wagner, l'atteinte du point le plus « haut », qui ne s'avère pas être le plus
« grand », représente l’événement de sa chute dans l'abysse de la brutalité et de la
lourdeur, puis de la névrose et de la théâtralisation de son œuvre devenant décadente et
idéale. Dans le cas de Nietzsche, le retrait hors de Bayreuth s’avère être le mouvement le
plus « grand », dans une prise de distance douloureuse où la déception et le sentiment du
danger sont l’événement heureux d’une histoire salvatrice en phase de devenir critique.
Et une fois grandi, peut-on revenir en arrière ? Ingratitude ou fatalité, l’événement
Wagner ― a rendu Nietzsche plus grand dans la volonté d’un dépassement de l’œuvre par
son histoire, alors que l’événement Nietzsche ― a rendu Wagner plus triste, dans la perte
d’un ami et d’un allié pour sa musique. Très lucide, Nietzsche écrit :
« Je lui dois une santé supérieure, une santé qui se fortifie de tout ce qui ne la tue
pas ! — Je lui dois aussi ma philosophie… Seule la grande souffrance est la dernière
liébaratrice de l’esprit, elle enseigne le grand soupçon qui de tout U fait un X, un X
vrai et véritable, c’est-à-dire l’avant-dernière lettre avant la dernière… » 84
62
Le grand soupçon : une volonté de distanciation face à un réel monumental qu’il faut
frapper à grand coup de marteau afin de trouver dans ses éclats le minerai d’une histoire
critique. Est-ce donc une dette que Nietzsche doit à Wagner dans le signalement
poussiéreux de sa chute ? Peut-être, mais c’est dans la distance volontaire du philosophe
que se trouve la condition d’un « événement » plus grand et intérieur, où l’œil reprend le
dessus sur l’oreille et où le regard s’exprime au-delà du passage illusoire des notes et des
sons extérieurs. Alors, il existe bien une incorporation première de l’événement qui
débouche sur son inspirituation seconde (Einverseelung) chez Nietzsche, et ce, dans un geste
de grandeur qui se met à vouloir dépasser la culture. Et effectivement, l’historien se veut
dialecticien de la culture en tant qu’il vit d’abord les événements de façon empirique pour
les reprendre de façon critique dans un mouvement de distanciation faisant de lui-même
l’événement d’une civilisation. Alors, si nous reprenons nos définitions premières, la
culture serait ce réel qui demeure concret avec la production d'objets ou d'œuvres
pouvant devenir des événements de l’histoire ; la civilisation, moins concrète, dépasserait
l’histoire et les volontés personnelles dans un mouvement totalisant et collectif seul à
même d’ouvrir l’événement. Et pour conclure notre travail, la tâche de l'historien nous a
paru triple. D'abord, mesurer l'événement à partir de sa grandeur, afin de savoir s'il peut
insuffler de l'espoir dans l'avenir et marquer la culture de façon positive, en entraînant la
« sensibilisation » du public et l'éduquer face aux guerres :
« LES GUERRES — Les grandes guerres contemporaines sont le résultat des études
historiques. »85
63
Cette mesure elle-même a son histoire dépendant d'un « grand » public, des contraintes
de l'édition et de la publication des ouvrages. Ensuite, défendre l'événement, si la mesure
est entraînante. Il peut alors s'agir de publicité, le but étant de pousser l'autre à entrer
dans l'histoire elle-même devenue esthétique : l'expérience de l'événement – et pourquoi
pas, renaître soi-même, en tant qu’événement de ses cendres. Dans ce second point, il
peut aussi s'agir d'une rencontre avec l'autre, permettant de faire résonner deux volontés
à la dynamique analogue, mais a fortiori favoriser leur grandeur et encourager l’avenir.
Enfin, et c'est notre troisième point, guetter la chute, la récession, la charité, la
rédemption, écarter l'événement, le faire antique, le faire monumental selon
l'interprétation, encore critique, selon la disponibilité de ses forces. Ainsi, si la culture
s'avère l'objet préféré de l'histoire en tant qu'elle étudie les événements de la civilisation,
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
l'histoire elle-même peut toujours se faire culture, en tant qu'elle est, et demeure la
volonté d’une puissance humaine dont l’éternel retour fait le débat, et la dialectique, la
polémique. Et enfin, l'historien devenu « Événement ― » pourra-t-il écrire le chant d'un
oiseau, tel Siegfried guidé vers Brunehilde, dont il peut comprendre le langage :
« Élevez-vous d’un vol hardi
bien au-dessus de votre temps !
Que vos écrits soient un reflet
de l’avenir dans le présent ! »86
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
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— (1882-1887), Le gai savoir, "La Gaya Scienza", in Œuvres de Friedrich Nietzsche, Paris, Robert
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— (1886), Par-delà le bien et le mal, Prélude à une philosophie de l'avenir, in Œuvres de Friedrich
Nietzsche, Paris, Robert Laffont, 2005 (traduction par Henri Albert, traduction révisée par Jean
Lacoste).
— (1887), Éléments pour La généalogie de la morale, Écrit de combat, Ajouté à Par-delà bien et mal, publié
dernièrement, pour le compléter et l'éclairer, Paris, Le Livre de Poche, 2000 (introduction, traduction
et notes par Patrick Wotling).
— (1888), Le cas Wagner, Un problème de musicien, in Œuvres de Friedrich Nietzsche, Paris, Robert
Laffont, 2005 (traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus, traduction révisée par Jacques Le
Rider).
— (1888), Le crépuscule des idoles, Ou comment on philosophe au marteau, in Œuvres de Friedrich
Nietzsche, Paris, Robert Laffont, 2005 (traduction par Henri Albert, traduction révisée par Jean
Lacoste).
— (1888), Ecce Homo, Comment on devient ce qu'on est, in Œuvres de Friedrich Nietzsche, Paris, Robert
Laffont, 2005 (traduction par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste).
— (1888), Nietzsche contre Wagner, Pièces au dossier d'un psychologue, in Œuvres de Friedrich
Nietzsche, Paris, Robert Laffont, 2005 (traduction par Henri Albert, traduction révisée par
Jacques Le Rider).
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NOTES
1. Lettre à Schott du 3 novembre 1871, in Christophe Looten (2013), Bons baisers de Bayreuth,
Richard Wagner par ses lettres, Paris, Fayard, p. 276.
2. Georges Liebert (2005), Nietzsche et la musique, in Œuvres de Friedrich Nietzsche, Paris,
Robert Laffont, p. 1502.
3. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, Schloss-Chemnitz, Ernest
Schmeitzner, 1877, p. 180.
4. Ernst Robert Curtius (1932), Essai sur la France, Paris, Grasset, p. 18.
5. Ernst Robert Curtius (1932), Essai sur la France, p. 62.
6. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique, ou
Hellénisme et pessimisme précédé de l'Essai d'autocritique, Paris, Le Livre de poche, 2013, p. 94.
7. Dans un autre cadre, Derrida parle d'événement « majeur » pour qualifier celui qui est
« plus "événementiel" encore que jamais », in Jacques Derrida & Jürgen Habermas (2004),
Le « concept » du 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna
Borradori, Paris, Éd. Galilée, p. 138.
8. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 1.
9. Giorgio Colli (2000), Nietzsche cahiers posthumes III, Paris, Éditions de l'Éclat, p. 68.
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
10. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, Un problème de musicien in Œuvres, Paris,
Robert Laffont, 2005, p. 900.
11. Alain Patrick Olivier (2006), Nietzsche Bayreuth 1876, L'adieu au Gesamtkunstwerk, in Le
spectaculaire dans les arts de la scène, Du romantisme à la Belle Époque, Paris, Éd. CNRS, p. 94.
12. Pierre Sauvanet, « Nietzsche, Philosophe-Musicien de l'éternel retour », Archives de
Philosophie, Tome 64, Éd. Numérique du Cairn © Centre Sèvres, 2001/2, p. 343-360.
13. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 920.
14. Friedrich Nietzsche (1888), Ecce Homo, Comment on devient ce qu'on est, in Œuvres de
Friedrich Nietzsche, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 1137.
15. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 193.
16. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 198.
17. Friedrich Nietzsche (1887), Éléments pour la généalogie de la morale, Écrit de combat, Ajouté
à par-delà bien et mal, publié dernièrement, pour le compléter et l'éclairer, Paris, Le Livre de
Poche, 2000, p. 154-155.
18. Sur le concept de « volonté de puissance », voir aussi le chapitre « De la domination de
soi , in Ainsi parlait Zarathoustra., le §349 dans Le gai savoir, le §13 et le §259 dans Par-delà
bien et mal.
19. Voir notamment le chapitre « Le convalescent », in Ainsi parlait Zarathoustra, le §56 de
Par-delà le bien et le mal, et l'aphorisme 341 dans Le gai savoir.
20. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 48-50.
21. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 256.
22. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 64-65.
23. Friedrich Nietzsche (1874), De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie,
in Œuvres complètes, Paris, Société du Mercure de France, volume 5, tome I, 1907,
p. 119-120.
24. Friedrich Nietzsche (1874), De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie,
p. 137.
25. Friedrich Nietzsche (1874), De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie,
p. 127.
26. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 229.
27. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, Paris, Calmann-Lévy, 5ème édition,
p. 153.
28. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, p. 183.
29. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, p. 185-186.
30. Albert Lavignac (1897), Le voyage artistique à Bayreuth, Paris, Librairie Ch. Delagrave,
1903, 7e édition. Nous éviterons le travail de Lavignac dans notre article car il est
purement descriptif et musicologique. Il peut cependant être intéressant pour une
analyse précise des diverses œuvres présentées lors du premier festival de Bayreuth. De la
même façon, pour des précisions techniques, sur la mise en scène wagnérienne, voir les
ouvrages de Adolphe Appia.
31. Alain Patrick Olivier (2006), Nietzsche Bayreuth 1876, L'adieu au Gesamtkunstwerk, p. 95.
32. Alain Patrick Olivier (2006), Nietzsche Bayreuth 1876, L'adieu au Gesamtkunstwerk, p. 95.
33. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 123.
34. Pour une proposition d'opposition, voir la conférence Le drame musical grec donnée
par Nietzsche à Bâle le 18 janvier 1870 et les écrits de Wagner Opéra et Drame en 1851, Sur
l’expression "Musikdrama" en 1872, De l’application de la musique au drame en 1879.
35. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 915.
36. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 243-261.
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
37. Pierre Sauvanet, Nietzsche, Philosophe-Musicien de l'éternel retour, p. 345-346.
38. Bastien Gallet (2001), « Les labyrinthes de l’écoute : Nietzsche, le monde et la
musique », Le Portique n°8, Nietzsche et le divin, mis en ligne le 09 mars 2005, URL : http://
leportique.revues.org/207
39. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 139-140.
40. Friedrich Nietzsche (1887), La généalogie de la morale, p. 118-119.
41. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 57-58.
42. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 181.
43. Alain Patrick Olivier (2006), Nietzsche Bayreuth 1876, L'adieu au Gesamtkunstwerk, p. 96.
44. Christophe Looten (2013), Bons baisers de Bayreuth, p. 219.
45. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 93.
46. Christophe Looten (2013), Bons baisers de Bayreuth, p. 266.
47. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, p. 148.
48. Friedrich Nietzsche (1888), Le crépuscule des idoles, Ou comment on philosophe au marteau,
in Œuvres, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 988.
49. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 257.
50. Christophe Looten (2013), Bons baisers de Bayreuth, p. 266.
51. Voir notamment le §120 et le §382 du Gai savoir.
52. Friedrich Nietzsche (1888), Ecce Homo, p. 1162-1165.
53. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 150.
54. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 166.
55. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, p. 196.
56. Christophe Looten (2013), Bons baisers de Bayreuth, p. 313.
57. Friedrich Nietzsche (1887), La généalogie de la morale, p. 182-183.
58. Terme que Nietzsche reprend, notamment dans l'Essai d'autocritique de La naissance de
la Tragédie, à Stendhal dans le sens d'une valeur négative et nihiliste qui fait le propre de
la culture moderne.
59. Daniel Halévy (1900), La vie de Frédéric Nietzsche, p. 210-211.
60. Attitude méprisante consistant à distinguer systématiquement tout événement en
référence à ce qui se passe à Paris.
61. Friedrich Nietzsche (1888), Nietzsche contre Wagner, Pièces au dossier d'un psychologue, in
Œuvres, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 1211.
62. Friedrich Nietzsche (1888), Nietzsche contre Wagner, p. 1213-1214.
63. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 907.
64. Friedrich Nietzsche (1888), Nietzsche contre Wagner, p. 1221.
65. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 909.
66. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 913.
67. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 919.
68. Friedrich Nietzsche (1874), De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie,
p. 143.
69. Alain Patrick Olivier (2006), « Nietzsche Bayreuth 1876, L'adieu au
Gesamtkunstwerk », in Isabelle Moindrot, Olivier Goetz & Sylvie Humbert-Mougin (dirs.),
Le spectaculaire dans les arts de la scène, Du romantisme à la Belle Époque, Paris, Éd. CNRS,
p. 97-98. L'ouvrage collectif dans lequel s’insère cet article est à ce titre fondamental
puisqu’il met le « spectaculaire » au centre. Voir précisément l'article de présentation de
Pascale Goetschel (2011), « Le spectaculaire contemporain », Sociétés & Représentations,
Publications de la Sorbonne, 1/2011 (n° 31), p. 9-15.
70. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 924.
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
71. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 925.
72. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 908.
73. Friedrich Nietzsche (1886), La naissance de la tragédie, p. 169.
74. Friedrich Nietzsche (1888), Le crépuscule des idoles, p. 1012.
75. Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 928.
76. Friedrich Nietzsche (1888), Nietzsche contre Wagner, p. 1222.
77. Friedrich Nietzsche (1881), Aurore, Réflexions sur les préjugés moraux, in Œuvres complètes
, Sociétés du Mercure de France, 1901, § 167, p. 185-186.
78. Friedrich Nietzsche (1888), Ecce Homo, p. 1158.
79. Friedrich Nietzsche (1888), Le crépuscule des idoles, p. 1021.
80. Friedrich Nietzsche (1888), Le crépuscule des idoles, p. 1001.
81. « Et comme on comprit Wagner ! ― Cette même catégorie d'hommes qui
s'enthousiasmait pour Hegel, s'enthousiasme aujourd'hui pour Wagner ; à son école, on
écrit même en hégélien ! » (Friedrich Nietzsche (1888), Le cas Wagner, p. 918)
82. « APPRENDRE LA SOLITUDE — Oh ! pauvres hères, vous qui habitez les grandes villes de la
politique mondiale, jeunes hommes très doués, martyrisés par la vanité, vous considérez
que c’est votre devoir de dire votre mot dans tous les événements (— car il se passe
toujours quelque chose) ! Vous croyez que, lorsque vous avez fait ainsi de la poussière et
du bruit, vous êtes le carrosse de l’histoire ! Vous écoutez toujours et vous attendez sans
cesse le moment où vous pourrez jeter votre parole au public, et vous perdez ainsi toute
productivité véritable ! Quel que soit votre désir des grandes œuvres, le profond silence
de l’incubation ne vient pas jusqu’à vous ! L’événement du jour vous chasse devant lui
comme de la paille légère, tandis que vous avez l’illusion de chasser l’événement, —
pauvres diables ! — Lorsque l’on veut être un héros sur la scène, il ne faut pas songer à
jouer le chœur, on ne doit même pas savoir comment on fait chorus. » (Friedrich
Nietzsche (1881), Aurore, p. 195.)
83. Friedrich Nietzsche (1874), De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie,
p. 138.
84. Friedrich Nietzsche (1888), Nietzsche contre Wagner, p. 1225.
85. Friedrich Nietzsche (1881), Aurore, p. 197.
86. Friedrich Nietzsche (1876), Richard Wagner à Bayreuth, p. 186.
RÉSUMÉS
La quatrième des Considérations inactuelles de Friedrich Nietzsche (Richard Wagner à Bayreuth) est
emblématique en ce qu'elle présente la notion d'événement de façon dialectique. Participant au
premier festival de Bayreuth durant l'été 1876, c'est à la fois en tant que spectateur, historien et
philosophe, que Friedrich Nietzsche interprète l'événement comme un « cas » (« Der Fall ») ou un
symptôme (« Das Symptom »), et saisit la volonté de Richard Wagner dans sa « chute » (« Der
Vorfall »), où le spectacle et la décadence sont les valeurs de la culture européenne et de
l'Allemagne moderne. De plus, d’une volonté analogue, et d’abord impressionné par la hauteur
du compositeur et la puissance de son œuvre totale (Gesamtkunstwerk), c’est à partir d’un
« pathos de la distance » que le philosophe va « transvaluer » le cas Wagner après Bayreuth et le
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Friedrich Nietzsche à Bayreuth
faire advenir comme le nouvel événement d’une histoire critique dans laquelle il se comprend
lui-même. Alors, c’est comme un « grand » événement que nous interprétons Friedrich Nietzsche à
Bayreuth décrit comme la synthèse d’un processus à la fois civilisationnel et culturel.
Supporting the first Bayreuth Festival, organized by Richard Wagner, in 1876, his friend and ally,
Friedrich Nietzsche presents the notion of event as a dialectic in the fourth Untimely Meditation.
Precisely, in Richard Wagner in Bayreuth, an event can be described as an historical case which
expresses the greatness of both the man who creates it and the people who constitute its
audience. Moreover, criticising a traditional approach to the study of culture as a social whole
which includes knowledge, belief and art, Nietzsche interprets its underlying values in terms of
forces and through the concept of "will to power". As a first statement, and pursuing The Birth of
Tragedy from the Spirit of Music, written in 1872, Nietzsche sees the Bayreuth Festival as the rebirth
of tragedy which can transcend the nihilism of european culture. Nevertheless, charmed at the
beginning by the breadth of the event, the festival becomes afterwards the place of a
transvaluation from which Nietzsche, as a human living, emerges afflicted but "greater". Then, if
the event of Bayreuth appears "great", it is not so much because of the will of Wagner but also
the will of Nietzsche, both of them initially entwined and analogous but finally separate and
different. So, when Nietzsche takes distance from Wagner, the event becomes "decadent" and the
symptom of a fall which corresponds precisely to the values of his time. Just after the festival,
and Human, All Too Human, in 1878, expresses this change, Nietzsche transforms then this event
into the "case" of a critical history. This history, as defined in the second Untimely Meditation
written in 1874, On the Use and Abuse of History for Life, helps us to understand that, if the task of
the historian consists of recounting an event, he must have first experienced it through suffering
and deliverance. Life, drowned in an "eternal-return" and the true origin of culture, is ultimately
the condition of a reinterpretation which transforms an event into history.
INDEX
Mots-clés : Nietzsche, Wagner, événement, histoire, dialectique, cas, grandeur, pathos de la
distance, analogie, interprétation, Festival de Bayreuth, Considérations inactuelles
Keywords : Nietzsche, Wagner, event, history, dialectic, case, greatness, pathos of distance,
analogy, interpretation, Bayreuth Festival, Untimely Meditations
AUTEUR
PIERRE SOUQ
Université Clermont Auvergne
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