Voir l’au-delà
L’expérience visionnaire et sa représentation
dans l’art italien de la Renaissance
Sous la direction de
Andreas Beyer, Philippe Morel
et Alessandro Nova
avec la collaboration de
Cyril Gerbron
Collection | Études Renaissantes
CENTRE D’ÉTUDES SUPÉRIEURES DE LA RENAISSANCE
Université François-Rabelais de Tours - Centre National de la Recherche Scientiique
Voir l’au-delà
L’expérience visionnaire et sa représentation
dans l’art italien de la Renaissance
Actes du colloque international (Paris, 3-5 juin 2013)
Sous la direction de
Andreas Beyer, Philippe Morel
et Alessandro Nova
Coordination scientifique et éditoriale par
Cyril Gerbron
Colloque international organisé par l’Université Paris 1 PanthéonSorbonne (Centre d’Histoire de l’Art de la Renaissance - HiCSA),
le Centre Allemand d’Histoire de l’Art et le Kunsthistorisches
Institut in Florenz, avec le soutien de l’Institut Universitaire de France.
Collection « Études Renaissantes »
Dirigée par Philippe Vendrix et Pierre Benoist
BREPOLS
2017
En couverture : Giovanni Bellini, Extase de saint François d’Assise, v. 1475-1478,
huile et tempera sur bois, 124,6 × 142 cm,
New York, Frick Collection, Henry Clay Frick Bequest © Frick Collection.
Conception graphique et mise en page
Pauline Borde
Corrections et relecture
Alice Lofredo-Nué
© 2016, Brepols Publishers, Turnhout, Belgium.
ISBN 978-2-503-57470-7
D/2017/0095/46
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted,
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permission of the publisher.
Printed in the E.U. on acid-free paper
Table des matières
Philippe Morel
Introduction
|7
Première partie : Visions infernales et angéliques
Stéphane Toussaint
Voir l’enfer ou l’âme dans l’Hadès, de Platon à Ficin, Michel-Ange et Rosso
| 21
Theresa Holler
Dante’s Verbal Images and heir Pictorial Aterlife:
Visualizing the Otherworldly Space in Terni and Orvieto
| 53
Klaus Krüger
Visions of Inaudible Sounds: Heavenly Music and Its Pictorial Representations
| 77
Christian K. Kleinbub
On the Annunciations of Michelangelo and the Bodily Mechanics of the Visionary
| 95
Deuxième partie : La vision mystique et ses modalités
Philippe Morel
Introduction à la contemplation spirituelle :
la Vision de saint Bernard de Filippino Lippi à Fra Bartolomeo
| 113
Ralph Dekoninck
Visio intellectualis vel sensualis : la vision napolitaine/parisienne
de saint homas d’Aquin d’après Santi di Tito
| 135
Victor Stoichita
De quelques dispositifs télépathiques :
Vittore Carpaccio à la Scuola degli Schiavoni de Venise
| 153
Frédéric Cousinié
Vision du Nom en Gloire : aléas du Tétragramme (xve-xviiie siècles)
| 173
Troisième partie : Visions populaires et prophéties
Megan Holmes
Visions and “Popular” Visual Experience
| 197
Ottavia Niccoli
Immagini e visioni tra Rinascimento e Controriforma: due esempi
| 219
Gwladys Le Cuff
En deçà et au-delà de l’autel : le livre-relique de la chappelle Borgherini
et la vision béatiique selon l’Apocalypsis nova
| 229
Quatrième partie : Dispositifs visionnaires et vision mariale
Emanuele Lugli
he Collapse of Representational Planes: On Giovanni Bellini’s San Giobbe Altarpiece
| 255
Maurice Brock
La place du spectateur dans la Pala Gozzi de Titien
| 279
Marianna Lora
Comment voir l’au-delà : la Vision d’après saint Jérôme de Parmigianino
| 299
Benjamin Paul
Visual Epistemology: Dosso Dossi’s Representation of the Immaculate Conception
| 313
Cinquième partie : Construire la vision
Cyril Gerbron
Voir ou ne pas voir ? Expériences de vision au couvent San Marco de Florence
| 341
Guillaume Cassegrain
Voir celui qui voit : la mise en scène de la vision
dans la peinture vénitienne du Cinquecento
| 369
Peter Dinzelbacher
Autoillustrations of Visionary Experiences: A Preliminary Historical Sketch
| 379
Sylvie Barnay
Sarkis et Mantegna : postmodernité de la vision prémoderne
| 395
De quelques dispositifs télépathiques :
Vittore Carpaccio à la
Scuola degli Schiavoni de Venise*
Victor Stoichita | Université de Fribourg
L’un des plus célèbres teleri réalisés par Vittore Carpaccio au début du xvie siècle pour la Scuola
degli Schiavoni de Venise (ig. 1) représente, on le sait aujourd’hui, saint Augustin dans sa
chambre de travail. Pièce importante du cycle commandé par les dalmates de Venise (les schiavoni) pour honorer leur protecteur, saint Jérôme, le telero fut longtemps considéré, mais de façon
erronée, comme une représentation de Saint Jérôme dans son oratoire1.
La force d’une certaine iconographie hiéronymite fut probablement la première responsable de la persistance de cette fausse identiication, fait auquel s’ajouta sans doute le contexte
réel de la Scuola. Certaines incohérences d’ordre iconographique et topographique surgirent
néanmoins bientôt. Comment expliquer l’aspect encore juvénile de ce « Jérôme » et comment
comprendre la place de cette scène dans un récit biographique qui, logiquement, aurait dû s’achever par la mort et les funérailles du saint homme ? Et encore : pourquoi « Jérôme » n’y est-il pas
représenté, selon la tradition, comme cardinal, et pour quelle raison le lion dompté, qui était
devenu entre-temps un de ses attributs, est-il remplacé ici par le sympathique chiot aux aguets ?
Toutes ces questions et d’autres encore conduisirent à l’étude fondamentale de Helen
I. Roberts, qui démontra, en 1959, que le personnage représenté n’était pas du tout Jérôme, mais
Augustin et, fait important, que ce changement de nom ne mettait pas du tout en question la
place du telero dans le cycle hiéronymite, tout en lui donnant une autre valeur2. Cette étude
*
1
2
Nous remercions Lilian Daum, Évelyne Perriard, Aline Clément et Valeria Strazzeri pour l’aide accordée à la
mise en forme inale de cet article.
G. Ludwig, P. Molmenti, Vittore Carpaccio. Sa vie son oeuvre, son temps, Paris, Hachette, 1910, p. 161 sq.
H. I. Roberts, « St. Augustine in “St. Jerome’s Study” : Carpaccio’s Painting and its Legendary Sources », Art
Bulletin, XLI, 1959, p. 283-97.
FIG. 1 | Vittore Carpaccio, Vision de saint Augustin, 1502, huile sur toile, 141 × 211 cm, Venise, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni.
montra en efet que la scène représentée s’inspirait d’une lettre apocryphe d’Augustin à Cyrille,
patriarche de Jérusalem, évoquant une expérience-limite advenue au moment même de la mort
de Jérôme anno Domini 4203. Dans la lettre (et dans le tableau qui s’en inspira), Augustin, se
trouvant à Hippone, au nord de l’Afrique, s’apprête à écrire une missive adressée à son maître
à penser, Jérôme, qui se trouvait alors à des milliers de milles de distance, à Bethléem. Mais, à
peine la lettre à Jérôme commencée, Augustin fut miraculeusement informé du trépas de son
destinataire. La relation épistolaire s’interrompt pour faire place à une expérience télépathique.
Des études plus récentes, dont celles d’Augusto Gentili, Patricia Fortini Brown et Daniela
Ambrosini, ont approfondi certains aspects de la découverte de Helen Roberts, en apportant des
observations importantes, tout en conduisant la rélexion vers de possibles allusions politiques et,
3
Roberts utilise l’anonyme Hieronimus. Vita et transitus, Venise, Pasquale et Bertochus, 1485. Augusto Gentili,
Le storie di Carpaccio. Venezia, i Turchi, gli Ebrei, Venise, Marsilo, 1996, p. 167 attire l’attention sur d’autres
éditions, antérieures et postérieures et sur les versions en volgare. À ce propos voir aussi A. Jacobson Schutte,
Printed Italian Vernacular Religious Books 1465-1550: A Finding List, Genève, Droz, 1983, p. 171-173. Nous
nous référons pour notre part à l’incunable Vita del glorioso sancto Hieronymo doctore excellentissimo, Trévise,
Michele Manzolo, 1480, de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich. Nous remercions Alessandra Mascia
pour l’aide octroyée à la consultation et transcription de cet ouvrage.
Lettres
Soit, pour commencer, la lettre. Toutes les études qui lui ont été consacrées ont souligné son caractère apocryphe et le fait que sa datation ne peut être établie en deçà du xiiie siècle. Son grand
succès fut dû surtout à la difusion par imprimerie, à partir de la in du xve siècle, des légendes
concernant la vie et la mort de Jérôme6. En revanche, on a accordé moins d’importance au fait
que ce texte fonctionne par des emboîtements successifs. C’est dans une lettre adressée à Cyrille,
patriarche de Jérusalem, qu’Augustin raconte les mésaventures de son épître à Jérôme. On a affaire à un vrai enchaînement de requêtes, sollicitations et suppliques. Nous résumons : Martin
4
5
6
Gentili, Le storie di Carpaccio, p. 65 sq. ; P. Fortini Brown, « Sant’Agostino nello studio di Carpaccio : un ritratto
nel ritratto ? », in Bessarione e l’Umanesimo. Catalogo della mostra, dir. G. Fiaccadori, Naples, Vivarium, 1994,
p. 303-319 ; D. Ambrosini, « “Victor Carpathius Fingebat”. Viaggio intorno e fuori lo studio di Sant’Agostino
nella Scuola di San Giorgio degli Schiavoni », Studi Veneziani, XXXIX, 2000, p. 47-96.
On se rappellera que Foucault entendait par dispositif « une sorte de formation qui, à un moment donné,
a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante […], ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation des rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais,
tout autant, le conditionnent » (Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 299). Voir aussi G. Agamben,
Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007.
Voir L. Pillion, « La légende de saint Jérôme d’après quelques peintures italiennes du xive siècle au Musée du
Louvre », Gazette des Beaux-Arts, XXXIX, 1908, p. 306-16, ainsi que Roberts, « St. Augustine » et Schutte,
Printed Italian Vernacular Religious Books, p. 171-73.
155
—
de quelques dispositifs télépathiques
notamment, vers des hypothèses visant l’un ou l’autre des personnages contemporains qui, dans le
telero de Carpaccio, aurait pu se cacher sous le masque de saint Augustin4. Malgré ces méritoires
études, il nous semble que certaines des questions principales concernant cette œuvre méritent
d’être reformulées. Nous nous proposons donc de reprendre le débat, en partant de la constatation que le peintre vénitien devait se confronter à la mise en scène de deux des plus grands déis
jamais subis par la représentation : le prodige de la transmission à distance et la création, en image,
d’une réalité intermédiaire, à mi-chemin entre présence et absence. Pour ce faire, nous centrerons
notre questionnement sur le dispositif visuel conçu par le peintre vénitien, mais nous interrogerons aussi le texte qui lui servit de point de départ. On se gardera, certes, de considérer le tableau
comme simple transposition d’un texte en image, même si les ils qui se tissent entre récit écrit et
récit peint sont, ici, porteurs de signiications spéciales. La complexité de cette relation est due au
caractère visionnaire de l’événement relaté et au fait que tant le dispositif textuel que le dispositif
pictural se confrontent, chacun à sa manière, à une communication brouillée.
Nous considérerons le texte et l’image en tant que « dispositifs », dans la plus simple acception du mot, en l’occurrence en tant que « machines à sens », tout en tenant compte, sur la
voie ouverte par Michel Foucault et parcourue récemment par Giorgio Agamben, de l’équilibre,
parfois précaire, entre savoir et pouvoir, sous-entendu par tout dispositif5. Nous ajouterons de
notre part une attention tout à fait spéciale aux « enjeux télépathiques » des machines à sens en
question : lettre (ou pseudo-lettre), d’un côté, tableau (ou, plus exactement – on le verra bientôt –
tableaux) de l’autre côté.
156
victor stoichita
—
de Toulouse s’intéresse aux âmes bienheureuses. Il charge Sévère d’intervenir auprès d’Augustin
pour obtenir un exposé qui fasse autorité. Conscient de ses forces limitées, Augustin s’apprête
à demander conseil à Jérôme en lui écrivant une brève épître (breve epistola) avec l’espoir que le
saint homme puisse lui répondre, à son tour, par écrit (di questo sentesse mi dovesse scrivere). Mais
à peine la salutation habituelle rédigée, un événement survient :
Subitamente uno lume grandissimo : che mai cossi facto io non haveva veduto ma
parve. La qual clarita et belleza per nostra lingua narrare non si potrebe con uno
odore suavissimo, come se tutte le odorifere cosse da questa presente vita quivi fussono state7.
Subitement une grande lumière apparut : une telle lumière comme je n’en avais
jamais vu avant. Une telle clarté et beauté qu’on ne peut exprimer avec des mots,
qui avait une odeur si suave, que les odeurs connues jusqu’à présent ne sont plus
que des souvenirs appartenant au passé.
Augustin interrompt l’acte d’écriture. Le pacte épistolaire éclate dans une expérience alternative,
dont on percevra en premier lieu le caractère « pluri-sensoriel ». À l’éclat lumineux et à l’émanation olfactive fera suite bientôt l’irruption d’une voix.
En dépit de la violence de la situation, Augustin enregistre consciencieusement le lieu
(« la cella in Iponense ») et l’heure de l’événement (« lhora de la compieta »), avant de se laisser
transporter. L’étonnement extrême – raconte-t-il – conduisit vite à une paralysie des membres,
voire à un état cataleptique (« per lo stupore de tanta maraviglia perdi subito la forteza de li membri »), ce qui ne l’empêcha pourtant pas de questionner ses propres sens, mis à rude épreuve tant
par l’éclat visuel sans pareil que par la mystérieuse fragrance. Faisant recours à une belle astuce,
l’explication d’une première mais double énigme (énigme visuelle / énigme olfactive) survient
seulement dans un second moment, par ampliication de la situation « pluri-sensorielle » : c’est
l’irruption d’une voix, l’avènement du sonore donc, qui lui en apportera la clef. Néanmoins, on
remarquera vite que cette « voix » ne fait que proférer, à partir de l’éclat lumineux et de la nébuleuse odoriférante, un discours autour du caractère vain de toute tentative de comprendre ici-bas
les mystères de la béatitude céleste. Son discours instaure un lou :
Et cossi stando et inra me pensando quello che questo fosse : udi di questa tale luce
una voce la quale disse queste parole : Augustino Augustino che domande tu ? Hor
pense tu de mettere tutto el mare in uno picholo vasello ? Et di rinchiudere tutto
il circuito de la terra nel tuo pugno ? Et fermare il cielo che non si muova : come e
usato ? Credi tu vedere quelle cosse : le quali mai huomo non le pote vedere : ne comprendre : Et udire quello al quale mai non fu udito ne’ sognato ? Et intendere cossa
la quale per cuore humano non po essere intesa : ne pensata. Hor stime tu de potere
intendre ? Et quale sara il ine delle ininite cosse ? Et cum quale mensura crede tu le
smesurate cosse mensurare8 ?
Et en étant là et dans mes pensées, pensant à ce que cela pouvait être, j’entendis de
cette lumière une voix qui disait les paroles suivantes : Augustin, Augustin que demandes-tu ? Maintenant crois-tu pouvoir mettre toute la mer dans un petit vase ?
7
8
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 44v.
Ibid.
On réalise que l’heure de la compréhension de la béatitude éternelle n’est pas encore arrivée, car
elle est réservée seulement à ceux qui, après une vie exemplaire, auront accès à la gloire divine9.
La réaction d’Augustin devant ce discours, par lequel la voix « éclaircit » (mais sans le faire
vraiment) l’inefable de l’éclat initial et l’indicible de la ragrance liminaire, ne se fait pas attendre :
Ad queste parole io come di sopra ho dicto : essendo in tutto stupefacto per veduta de
cossa maravegliosa essa : et quasi mi pareva havere perduto ogni vigore : nientedimeno
prendendo alchuna audacia : disse queste parole con tremante bocche10.
À ces paroles, comme je l’ai dit plus haut, je fus tout stupéié de la vue de cette
chose qui est si merveilleuse. Il me semblait avoir perdu presque toute vigueur et
avoir encore moins d’audace. Ainsi je parlai d’une voix tremblante.
Le passage est important, car il thématise le dialogue mené par « la bouche tremblante » d’Augustin avec une voix invisible, dialogue qui, en in de compte, tourne en rond, ne faisant que disserter sur l’indicible, sur l’incommunicable. La mystérieuse voix a un « nom » et le dévoilement
nominal se plie à un double enjeu. Le premier est d’ordre étymologique, car l’on comprend que
c’est un « nom saint » (hiero-nymos) qui parle. Le second clôt une boucle, thématise le miracle
et proclame, à titre d’exemple personnel (l’exemple de Jérôme / Hieronymos) la possibilité de la
vision béatiique11. Il faut néanmoins souligner le fait qu’après avoir dévoilé son identité par une
phrase à la première personne (hor sape che io sono quello Hieronymo prete), la voix continuera son
discours par un va-et-vient signiicatif entre première et troisième personne :
Io sono quello Hieronymo prete. Al quale tu gia hai inconminciato a scrivere una epistola per mandare a lui : La cui anima in questa hora ha lassato il miserabile corpo in
Bethleem Iudae da christo igliolo de Dio triumphante accompagniata et da tutta la
celesti [a] le corte : adornata de ogni belleza clarissima et resplendentissima : vestita
del vestimento dorato dela immortalita12.
Je suis le même prêtre, Jérôme, auquel tu as déjà commencé à écrire une lettre pour
la lui envoyer. Cette âme, en cette heure a laissé le corps misérable à Bethléem et
a loué le Christ ils de Dieu triomphant ainsi que toute la cour céleste, décorée de
toute beauté claire et resplendissante, vêtue du vêtement doré de l’immortalité.
9
10
11
12
La composition et la première difusion de ce texte sont sans doute à comprendre dans le contexte des disputes
concernant la vision béatiique qui agitèrent les esprits et qui atteignirent leur climax au xiiie siècle. Voir à ce
propos C. Trottmann, La vision béatiique des disputes scolastiques à sa déinition par Benoît XII, Rome, École
Française de Rome, 1995.
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 45v.
Ibid. : « Volesse Dio che a me fusse possibile et licito sapere che tu sei. Il quale sei cossi glorioso et beato et cossi dolce
et summe cosse hai parlate. De piaciati de non miti nascondre. Et colui respose et disse tu vuoi sapere el nome mio.
Hor sape che io sono quello Hieronymo prete ».
Ibid.
157
—
de quelques dispositifs télépathiques
Et tenir le circuit de la terre dans ton poing ? Et arrêter le ciel pour qu’il ne bouge
plus. Comment penses-tu t’y prendre ? Crois-tu voir ces choses : celles qu’aucun
homme n’a jamais pu voir, ni comprendre. Et entendre ce que jamais personne
n’a entendu ou rêvé ? Et comprendre ce qu’aucun cœur humain n’aurait jamais
su comprendre, ni penser ? Et quelle sera la in des choses ininies ? Et avec quelle
mesure penses-tu mesurer les choses immesurables ?
« La voix » parle donc de « l’âme » et la décrit.
158
Adornata de ogni singulare bellezza & allegreza con triumpho de tutti gli beni eternali, con corona adornata de ogni preciosa pietra ; adornata di ininita beatitudine
& di immensa leticia13.
victor stoichita
—
Entourée de toute beauté singulière et de joie avec le triomphe de tous les biens
étérnels, décorée avec une couronne ornée de pierres si précieuses, décorée de béatitude ininie et d’immense joie.
Le discours dérape à nouveau, en passant, sans apparente diiculté, de la description à la troisième personne d’une âme béate, à une confession à la première personne, car, comprend-on, la
mystérieuse voix est l’âme bienheureuse elle-même. Elle raconte son état présent et futur :
E con questa gloria me ne vo al reame del cielo dove perpetualmente debo permanere
& insieme con gli altri beati cantare & iubilare. Da qui inanci non aspecto manchamento hogimai di gloria, ma accrescimento quando una altra volta mi congiungero
con el corpo gloriicato, il quale mai piu non morira14…
Et avec cette gloire je vais au règne du ciel où je dois rester perpetuellement avec
les autres saints avec lesquels je chanterai et je jubilerai. Et ici-bas je n’attends plus
aucune gloire, mais celle-ci grandira une fois que je m’unirai avec mon corps gloriié, lequel ne mourra plus…
La grâce accordée à Augustin est remarquable, car pendant plusieurs heures (« piu hore ») il put
communiquer avec l’esprit de Jérôme. Au lieu d’un échange de lettre, Augustin a bénéicié d’un
dialogue surnaturel. Le fait met en crise la dernière relation épistolaire qui semblait subsister
encore (le pacte Augustin-Cyrille) :
O carissimo padre Cyrillo per certo troppo sarebbe longo : se ogni cosa che quella sanctissima anima a me manifestose io te scrivesse in quella breve epistola. Ma io spero de
qui na pochio anni de venire in Bethleem ad visitare le sue reliquie sancte & alhora a
te queste cosse udite sarano apertamente dichiarate […]. Per tanto vi dico se io havesse
tutte le lingue de li homini del mondo non potrei le sotile et alte cosse che egli mi disse
explicare. Et alhora questa luce da mei ochi disparse : benche in quello luocho rimase
una suavita di inestimabili odori15.
Oh, cher père Cyrille, ma brève lettre aurait été trop longue si j’y avais écrit chaque
propos de l’âme qui s’est manifestée à moi. J’espère que d’ici peu d’années je vais
pouvoir venir à Bethléem pour visiter ses reliques saintes et d’ici là toutes ces
choses que tu as entendues seront déclarées ouvertement […]. Pourtant je vous dis,
que même si je maîtrisais toutes les langues du monde, je ne pourrais pas exprimer
les choses si subtiles et hautes qu’il me conia. Et la lumière de mes yeux disparut,
bien que dans ce lieu des odeurs sans égal sont restées.
L’impasse de la convention épistolaire-cadre est sans doute une igure rhétorique vouée à la
mise en abyme d’un dispositif pluri-sensoriel, dont la fragrance est le symptôme et le symbole.
13
14
15
Ibid., fol. 45r.
Ibid.
Ibid., fol. 45v.
Tableaux
Rendre le prodige télépathique en peinture n’était pas chose aisée et l’œuvre de Carpaccio le démontre pleinement. La cause principale de nos actuelles entraves interprétatives réside dans le fait
qu’on se trouve devant un dispositif troublé. Il a fallu l’intervention du savoir universitaire pour
remettre (mais seulement partiellement) les choses à leur place. Le mérite d’Helen Roberts, qui
pour la première fois mit en relation le telero de Carpaccio avec la lettre du Pseudo-Augustin, fut
sans doute considérable et marqua à juste titre la recherche postérieure, qui se laissa néanmoins
facilement leurrer par l’un des vices constitutifs d’une certaine iconologie. Il s’agit, pour faire bref,
de la croyance, un peu ingénue, que les diicultés interprétatives d’une image seraient dues premièrement à l’oubli d’un texte-matrice. Or, les incommodités d’interprétation de cette œuvre ne sont
pas à chercher premièrement et nécessairement dans l’éclipse d’un texte (aussi important qu’il soit),
mais siègent dans l’altération d’une relation interne au discours iguratif, car ce que nous avons appelé « le dispositif télépathique de l’œuvre » pose aujourd’hui des problèmes de lecture supplémentaires, dus au déménagement advenu en 1551 et au transport des teleri dans un nouveau bâtiment16.
Tous les spécialistes s’accordent sur le fait que l’actuelle disposition est arbitraire. Mais on
a prêté peu d’attention (à notre connaissance aucune) aux répercussions directes de ce fait sur la
compréhension de l’œuvre de Carpaccio.
Nous exprimons ici d’une façon explicite l’opinion que l’ordre des teleri, aujourd’hui troublé, doit être repensé17. En l’occurrence, il nous semble que l’actuelle ordonnance, comportant
l’emplacement en in de série de l’expérience télépathique d’Augustin, est la conséquence d’un
brouillage postérieur d’un dispositif qui, primitivement, devait fonctionner de manière complexe certes, mais bien diférente.
Dans l’ordonnance que nous tenons pour initiale, comportant la succession Miracle du lion
apprivoisé / Vision de saint Augustin / Funérailles de saint Jérôme, le cycle proposait une syntaxe
visuelle qui venait compléter la cohérence iconographique.
L’agencement perceptif entre la scène des obsèques de Jérôme (ig. 2) et celle de l’émersion de
son âme devant un Augustin ébahi s’opère à rebours d’une distance et comble un vide. Le dispositif
pluri-sensoriel des Schiavoni n’hésite pas à mettre à nu certains de ses rouages. Dans les Funérailles,
le corps desséché et terreux de Jérôme s’exhibe au premier plan de la représentation, sous les yeux
du spectateur, sur le seuil même du telero18. L’évidence visuelle de l’événement, adroitement soulignée à l’aide du cadrage en trompe-l’œil, devient presque tactile par l’emplacement en exergue du
cartellino qui porte le nom du « metteur en scène » (VICTOR CARPATIUS FINGEBAT) et la
16
17
18
Ludwig, Molmenti, Vittore Carpaccio, p. 165 sq.
Voir à ce propos G. Perocco, Carpaccio. Le pitture alla Scuola di S. Giorgio degli Schiavoni, Trévise, Canova, 1975.
La correspondance avec le texte est ici frappante. Voir Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 9v.
159
—
de quelques dispositifs télépathiques
L’expérience télépathique remplace le message écrit qu’Augustin aurait voulu obtenir de la
part de Jérôme. Ou bien, plus exactement, la lettre à Cyrille, qui relate toute cette histoire,
histoire construite sur le rapport entre crise épistolaire et émission télépathique, devient en in
de compte un « pseudo-traité sur la béatitude des âmes ». L’épître à Cyrille est le traité, ou du
moins son ersatz, son spectre.
160
victor stoichita
—
FIG. 2 | Vittore Carpaccio, Funérailles de saint Jérôme, 1502, huile sur toile, 141 × 211 cm,
Venise, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni.
date de réalisation (MDII). La marque auctoriale déborde de la représentation. L’accès visuel et
« presque tactile » donne à la représentation le caractère d’un témoignage. Nous avons un accès
« immédiat » aux obsèques de Jérôme, à un saint Jérôme mort, à sa dépouille. Néanmoins une
schize se produit. Le spectateur assiste aux funérailles du saint homme, dans un entre-deux oscillant
entre la perception de l’événement et la perception de la représentation de l’événement.
Augustin, dans son oratoire d’Hippone, n’assiste pas à l’événement, mais, il en est pour
ainsi dire « mis au fait ». Il est saisi par un autre type de présence : par une présence pneumatique, par un Jérôme sans corps, tout esprit, par un Jérôme en état autre, par son âme lumineuse,
parfumée, parlante.
Si l’objet principal de la scène des obsèques était le corps de Jérôme, l’objet principal de
la scène adjacente est son âme. Les deux scènes sont néanmoins liées par l’étroite symétrie des
allusions à la Résurrection : la « verde palma » qui pousse de la terre sèche, d’un côté, le Christ
triomphant de la mort de l’autre19.
Le déi auquel le peintre se confrontait n’était pas des moindres : faire voir le corps inanimé /
faire « sentir » l’âme immatérielle. Plus encore, sa tâche consistait dans la création d’un dispositif suggérant, à la jointure du voir et du sentir, la puissance des âmes bienheureuses. Le soin de
19
On se reportera ici aux dernières lignes de l’Epistola del transito del barbato Hieronymo, Trévise, Michele
Manzolus, 1480, fol. 83v. : « Qui se contien del glorioso & degno / Hieronymo doctor il bel inire / Che fecce a
nostro exemplo per salir / Come verde palma nel beato regno ».
Carpaccio fut de concevoir et d’articuler les supports de la représentation (les deux teleri) de telle
façon que le spectateur puisse percevoir la simultanéité du trépas et de l’apparition. Il conia cette
tâche à une interface nécessaire, à un objet iguratif apte à opérer la jonction. Il s’agit de la fenêtre
vers laquelle Augustin dirige toute son attention
et qui est, dans l’économie de la représentation, un
écran à valeur symbolique. L’objet principal de ce
telero est seulement en apparence Augustin ou sa
chambre d’étude. L’objet principal de la représentation est l’âme de Jérôme, sa présence, son lottement. La fenêtre est une fêlure, un interstice.
Avant d’approfondir la scénographie rainée créée par Carpaccio, il nous semble utile de
prendre en considération quelques documents
iconographiques antérieurs ou postérieurs20. Par
cette démarche, il nous importe moins de cerner
le rapport concret du peintre vénitien à une iconographie en train de se cristalliser sur la base de
la pseudo-épître à Cyrille, que de créer un cadre
apte à mettre en lumière le caractère alternatif de
l’expérience présente aux Schiavoni. On remarquera alors d’emblée que dans la grande majorité
des exemples connus, le recours à la fenêtre en
tant qu’écran de projection est constant, mais que
son emploi est bien diférent.
FIG. 3 | Anonyme, Vision de saint Augustin, miniature : ms. 304, fol. 59,
Un miniaturiste français du dernier
Baltimore, Walters Art Gallery.
xve siècle se confronta d’une façon très spéciique à la lettre de Pseudo-Augustin (ig. 3).
L’enluminure ornant la première page d’une variante manuscrite latine de l’épître à Cyrille précède le début du texte que l’on peut lire en bas de la page (« Gloriosissimi christiane idei athlete,
sancte matris ecclesie lapidis angularis »). Dans l’image-ouverture, on voit l’évêque d’Hippone,
ayant interrompu sa missive à Jérôme. La salutation est encore lisible sur la feuille qui repose sur
le pupitre (« Iheronimo presbytero Augustinus salutem »)21, tandis que les marques de l’interruption (page à moitié blanche, plume en suspens) relèvent du prodige. L’enlumineur a préféré
rendre l’apparition de la façon la plus concrète possible. En envahissant la chambre d’Augustin, le pneuma a brisé le volet d’une fenêtre et le double de Jérôme, sous forme d’une animula
ornée d’un chapeau de cardinal, lotte dans l’espace. Il serait sans doute inutile, voire erroné, de
20
21
Recensés pour la plupart par Roberts, « St. Augustine ». Voir maintenant A. Cosma, G. Pittiglio, Iconograia
agostiniana. Il Quattrocento, Rome, Città Nuova, 2015.
Voir à ce propos E. F. Rice, Saint Jerome in the Renaissance, Baltimore, Londres, he Johns Hopkins University
Press, 1985, p. 51 sq.
162
victor stoichita
—
chercher dans cette naïve narrativisation igurative de l’événement une correspondance textuelle
ponctuelle. Le texte ne mentionne ni fenêtre, ni animula, mais seulement « l’inefabile subito
lumen » pénétrant dans la « cella in Yponie » et dont l’impact provoqua le transport d’Augustin
(« Quo a me viso stupore admirationeque commotus cum et membrorum repente virtutes amisi »).
En dépit de son évidente ingénuité, le travail du miniaturiste ne fut pas dérisoire : cette invention igurative suggère une tension et souligne, par le biais du seul visuel, l’essentielle diférence
entre lumière naturelle (le jour qui pénètre dans la pièce par les vitres transparentes) et l’inefabile
lumen (la lumière surnaturelle, véhicule pneumatique, qui brise tout obstacle). Tout cela advient,
il ne faut pas le négliger, au sein d’un manuscrit qui allie texte et image. La page enluminée se
propose, dans son adroit entrelacement entre écrit et iguration, en tant que dispositif composite
juxtaposant support de l’écrit, encadrement décoratif et cadrage architectural. Entraîné dans un
va-et-vient perceptif, le lecteur est spectateur et le spectateur lecteur.
Chez Carpaccio la présence de l’âme volatile de Jérôme dans le studiolo d’Augustin est
coniée à bien d’autres stratégies iguratives, en particulier la pure irruption lumineuse à travers
une fenêtre aux volets ouverts. C’est sans doute une solution, dont la portée demande une attention accrue de la part du spectateur, et on ne s’étonnera donc pas du fait que peu d’années seulement après la réalisation du cycle des Schiavoni un autre peintre vénitien, Giovanni Mansueti,
revient à une formulation plus accessible (ig. 4)22. Dans son œuvre, la baie devient le lieu d’une
théophanie réalisée par des moyens à mi-chemin entre la stratégie igurative abordée par l’illustrateur du Pseudo-Augustin latin et celle de Carpaccio. La cella d’Augustin, à laquelle le spectateur a accès grâce à des stratégies de cadrage qui ne s’éloignent pas beaucoup de celles utilisées par
le miniaturiste du xve siècle, est imaginée comme partie d’un monastère. En toute probabilité,
la représentation est à comprendre dans le contexte plus large d’un débat de nuance monastique
entre « vie active » et « vie contemplative ».
Le dialogue entre les deux attitudes, bien mis en scène dans ce double panneau, ne vise pas
seulement une opposition, mais aussi une interaction : même dans le cloître, espace voué principalement à la vie active, un moine prie et même dans la cella d’Augustin, un clerc s’échine. La
contemplation augustinienne y occupe néanmoins le devant de la scène. Les yeux élevés, le savant
évêque se laisse hypnotiser par l’apparition du Doppelgänger de Jérôme. Le spectre, un Jérôme
barbu cette fois-ci, lottant agenouillé dans un nimbe de lumière et de chérubins, s’arrête sur un
seuil, tout en entamant depuis cet espace-interstice un dialogue. Face à l’efraction pneumatique
proposée par le miniaturiste et face à la régie des lumières suggérée par Carpaccio, Mansueti ofre
une solution intermédiaire, mais de facture décidément archaïque.
En parcourant l’iconographie augustinienne ou hiéronymite du xve siècle, on constate
l’importance accordée par la plupart des peintres à la création de dispositifs télépathiques et la
variabilité de ces dispositifs en fonction des médias d’expression. Ainsi, lorsque Benozzo Gozzoli
afronta le thème de l’apparition de l’âme de Jérôme, dans le cycle dédié à la vie de saint Augustin
de l’église homonyme à San Gimignano, il dut (et sut) transformer les servitudes du lieu en
moyen d’expression (ig. 5). La cella d’Hippone est munie d’une fenêtre, mais Jérôme s’adresse à
Augustin, pour ainsi dire, directement depuis le ciel. Son âme est représentée sous forme d’imago
22
Cf. he Early Venetian Paintings in Holland, dir. H. W. van Os et al., Florence, he Netherlands Institute for
Art History, 1978, p. 106-09 et Fortini Brown, Sant’Agostino nello studio di Carpaccio, p. 306-07.
163
de quelques dispositifs télépathiques
—
FIG. 4 | Giovanni Mansueti, Vision de saint Augustin, 1505, huile et tempera sur bois, 118 × 158 cm,
Bonnenfantenmuseum, Maastricht.
FIG. 5 | Benozzo Gozzoli, Vision de saint Augustin, 1465,
fresque, San Gimignano, Sant’Agostino.
164
victor stoichita
—
clipeata et l’éclat doré du nimbe qui l’entoure témoigne de son altérité. La scénographie de la
fresque tient compte d’une façon très spéciale de son emplacement architectural, près d’une
fenêtre réelle, fait qui contribue de façon décisive à la production d’un impact visuel apte à exprimer le prodige. La scène de l’apparition est conçue à la conluence des sources lumineuses et par
enjambements. Dans l’intention primitive, qui tenait sans doute compte de l’efet de contre-jour
créé par la bifore du chœur, le clipeus lottant dans le ciel et transportant l’âme de Jérôme recevait
une brillance presque aveuglante.
Autres étaient les enjeux du récit iguratif se déployant sur des panneaux articulés. La prédelle de Botticini, datée de 1490 environ et qui représente des épisodes de la vie de Jérôme, se clôt
avec la scène de la visite post mortem chez Augustin (ig. 6). L’évêque d’Hippone, ayant interrompu la rédaction de son épître, est absorbé en contemplation. La narration œuvre à son tour
par enjambements, tout en se pliant aux spéciicités du récit linéaire dicté par le support. Dans
cette prédelle, scènes d’intérieur et scènes d’extérieur alternent en créant une continuité spatiotemporelle corroborant les enjeux iconographiques. La distance géographique entre Bethléem
(lieu du trépas de Jérôme) et Hippone (lieu de la contemplation augustinienne) est marquée par
des césures qui ne font que ressortir encore plus la continuité de la ligne d’horizon sur laquelle se
proilent sentiers serpentins, collines, vallées. On nous suggère ainsi le voyage de l’âme de Jérôme
qui, dans cette variante, est représentée en plein vol, accompagnée par des anges et soutenue par
saint Jean-Baptiste. L’animula est encore sur le chemin, mais son énergie lumineuse pénètre dans
la cella d’Augustin, en traversant cloison et fenêtre.
Dans leur étude pionnière sur Carpaccio, Ludwig et Molmenti soulignèrent à juste titre le
caractère curieux de l’ordonnance des teleri à San Giorgio degli Schiavoni :
Il se peut que les tableaux aient été placés dans cet ordre par suite de nécessités
matérielles ou par inadvertance, mais on doit ajouter que la représentation de
saint Jérôme dans son cabinet après la mort et les funérailles était une espèce de
tradition artistique. Nous en avons en efet d’autres exemples. Dans la prédelle
d’un tableau de l’école lorentine du Quattrocento, sont d’abord représentées les
Funérailles de Jérôme, puis, à la suite, le Saint dans son cabinet23.
On peut sans doute reprocher aux deux auteurs une lecture iconographique hâtive, basée sur la
confusion entre Jérôme et Augustin et sur la méconnaissance des sources écrites, mais ce serait
peut-être excessif et injuste, vu que l’équivoque était, à l’époque où cette monographie fut écrite,
dominante. En réalité, la prédelle de Botticini se clôt sur un épisode tout à fait spécial de la vie
post mortem de Jérôme. Il ne s’agit pas du tout de la vision augustinienne synchrone au trépas,
mais de ce qu’on désigne d’habitude sous le nom de « L’Apparition la quatrième nuit ». Au
moment où Augustin, persuadé désormais de la mort de son ami et maître, s’apprête à écrire une
lettre à ses louanges, il est interrompu par la visite de deux hommes, resplendissants plus que le
soleil (doi homini risplendenti piu chel sole) lottant au milieu d’une gloire d’anges. Il comprend
qu’il s’agit de saint Jérôme et de saint Jean-Baptiste, le réconfortant dans ses eforts24.
23
24
Ludwig, Molmenti, Vittore Carpaccio, p. 168.
Vita del glorioso sancto Hieronymo, p. 48 sq.
FIG. 6 | Francesco Botticini, Vision de saint Augustin (fragment de la prédelle du retable de saint Jérôme),
vers 1490, tempera sur bois, Londres, National Gallery.
L’inadvertance de Ludwig et Molmenti a eu d’importantes conséquences, en l’occurrence la justiication forcée d’une traditionnelle ordonnance linéaire, se répercutant jusqu’à
Carpaccio. Dans la prédelle de Botticini, entre les Funérailles de Jérôme (à Bethléem) et la
Vision d’Augustin (à Hippone) se place le parcours sinueux du voyage de l’âme, ayant duré – devrait-on comprendre – plusieurs jours et nuits. La traditionnelle succession spatio-temporelle
gauche-droite recouvre donc un vrai « chronotope »25 et réfute toute allusion à la simultanéité
des événements.
La disposition actuelle des Schiavoni, due au malheureux déménagement de 1551, et que
Ludwig et Molmenti voulaient justiier, suit, un peu mécaniquement, une ordonnance considérée comme normative, quand elle était en réalité bien plus novatrice dans le dessein initial – c’est
du moins notre hypothèse. Le dispositif télépathique de Carpaccio était investi d’une tout autre
portée dans le déploiement prévoyant l’emplacement de la vision à gauche et celui du trépas à
droite. S’il y a nouveauté et diiculté dans la conception et dans la perception de ce dispositif, les
deux – tant la nouveauté que la diiculté – dépendent moins du renversement de l’ordre traditionnel que de la mise entre parenthèses du dévidage traditionnel des ils narratifs. Carpaccio est
le seul peintre qui, en se confrontant au thème de la vision de saint Augustin, réalisa un dispositif
télépathique, exhibant sa propre singularité.
La télépathie est une question de communication à distance, dans une situation de brouillage de la relation spatio-temporelle. Et Carpaccio montre que dans ce genre d’expérience, l’écart
(le rapport ici / là-bas) ne se traduit plus par continuité, mais par syncope. Si le peintre a lu le
texte du pseudo-Augustin relatant l’avènement miraculeux de l’âme de Jérôme à peine détachée
de ses restes terrestres (et en toute vraisemblance c’était le cas), il l’a aussi bien lu. Son approche
correspondait aux revendications d’originalité créative que la théorie de l’art vénitienne ne tardera pas à théoriser :
25
Pour cette notion, on se reportera à M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, surtout
p. 235 sq.
La inventione vien da due parti, dalla historia, e dall’ingegno del Pittore. Dalla historia egli ha semplicemente la materia. E dall’ingegno oltre all’ordine e alla convenevolezza, procedono l’attitudine, la varietà, e la (per così dire) energia delle igure26…
166
victor stoichita
—
L’invention provient de deux sources : du sujet de l’histoire, et de l’esprit du
peintre. Du sujet, elle a tout simplement la matière, et de l’esprit, l’ordre, la cohérence, les attitudes, la variété, et ce qu’on peut nommer l’énergie des igures.
La Vision de saint Augustin advient dans un espace dont les commentateurs ont à maintes
reprises souligné l’originalité : un lieu décrit avec la minutie apprise de certains Flamands, un
vrai studiolo d’humaniste, peuplé de livres, d’instruments scientiiques et d’œuvres d’art27. La
temporalité de l’événement (habilement signalée tant par le clair-obscur de la scène que par
le sablier dont le il de sable coule encore d’un vase dans l’autre) est conforme au texte-source,
qui plaçait le miracle de l’apparition à Hippone « à complies » (lhora de la compieta)28. Sur
une autre page du même texte, on apprend que le moment précis du trépas à Bethléem advient
aussi à complies : « Lo spirito del corpo de questo sanctissimo ne lhora de la compieta usciva del
corpo »29. Il faut donc concevoir le trépas (à Bethléem) et l’apparition (à Hippone) comme
parfaitement synchrones.
Les complies, il faut le rappeler, sont l’heure canoniale qui, après les vêpres, portent l’oice
divin à son achèvement. C’est un temps de passage, un temps magique, qui brouille les limites
du visible et qui invite, traditionnellement, à prendre garde aux fantômes. Pas de moment plus
adéquat que celui-ci donc pour que l’âme de Jérôme se libère et se montre. Et pas d’expérience
plus diicile à rendre que celle-ci. Le texte – la lettre à Cyrille – la relatait néanmoins, en s’attardant sur la grande lumière, sur l’inefable parfum, sur la voix supraterrestre qui envahissait en
cet instant charnière la cella in Hiponie, ne négligeant pourtant pas de rappeler, à la in du récit,
le caractère fondamentalement indicible de l’évènement (« Per tanto vi dico se io havesse tutte le
lingue de li homini del mondo non potrei le sotile et alte cosse che egli mi disse explicare »)30. Ce déi
sera aussi celui de Carpaccio. Il s’y appliquera, évidemment, en tant que peintre. Arrêtons-nous
donc à notre tour sur la façon dont le peintre Carpaccio se confronta aux « inénarrables ».
La chambre d’Augustin est le théâtre d’un vrai « contendimento ra lume et ombra »31. Elle
est à moitié plongée dans la pénombre et à moitié baignée par la lumière pénétrant par les trois
baies. On comprend que juste un moment auparavant, l’obscurité commençait déjà à envahir la
pièce, mais les deux chandeliers, ixés au mur à gauche et à droite, ne sont pas encore allumés.
Drôle de moment, sans doute, pour entamer une lettre ! Heureusement, un « éclaircissement »
arrive. Par miracle et en double forme : comme luce et comme lume. La luce se répand dans la
26
27
28
29
30
31
L. Dolce, Dialogo della pittura (1557), in M. W. Roskill, Dolce’s Aretino and Venetian Art heory of the
Cinquecento, Toronto, Bufalo, Londres, University of Toronto Press, 1999, p. 128. La traduction française est
de N. Bauer, L. Dolce, Dialogue de la peinture intitulé l’Arétin, Paris, Klincksieck, 1966, p. 71.
Pour des descriptions détaillées, on pourra se reporter à Z. Wazbinski, « Portrait d’un amateur d’art de la
Renaissance », Arte Veneta, XXII, 1968, p. 21-29 ; Fortini Brown, « Sant’Agostino nello studio di Carpaccio »,
p. 306-07 ; Ambrosini, « “Victor Carpathius Fingebat” », p. 59 sq.
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 44r ; Gentili insiste également à juste titre sur ce point, Le storie di
Carpaccio, p. 66.
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 38r.
Ibid., fol. 46r.
Dolce, Dialogo della pittura, in Roskill, Dolce’s Aretino, p. 152.
32
33
34
35
36
37
38
Détails dans M. Barasch, Luce e colore nella teoria artistica del Rinascimento, Gênes, Marietti, 1992 (1978),
p. 147 sq.
Augustin, De genesi ad litteram, VII, 15-21.
On se reportera à ce propos au livre d’A. Nova, Das Buch des Windes. Das Unischtbare sichtbar machen, Munich,
Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2007, et à B. Baert, Kleine Iconologie van de Wind, Gand, Sint Joris, 2012.
L. B. Alberti, De la peinture / De pictura (1435), trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992, II, 45, p. 186-187.
Alberti, De pictura, I, 2, p. 74-75 : « Nam ea solum imitari studet pictor quae sub luce videantur ».
Voir W. Deonna, EUODIA. Croyances antiques et modernes. L’odeur suave des dieux et des élus (1939), consultable maintenant dans la belle édition de Carlo Ossola, Paris, Turin, Collège de France, Nino Aragno, 2003.
Voir à ce propos en premier lieu P. Reuterswärd, « he Dog in the Humanist’s Study » (1981), repris dans id.,
he Visible and the Invisible in Art, Vienne, IRSA, 1991, p. 206-225.
167
—
de quelques dispositifs télépathiques
pièce, le lume illumine l’esprit32. Le peintre confère à cette double lumière envahissante des qualités dynamiques. Elle secoue l’esprit d’Augustin, traverse la pièce, en prolongeant les ombres au
sol. Sa force est telle qu’elle semble capable de faire tournoyer l’astrolabe qui pend au plafond,
près de la fenêtre, et de faire tourner les pages des livres éparpillés, çà et là, dans ce lieu consacré à
l’étude. Au lieu d’« iconiser » le pneuma, comme certains de ses collègues, Carpaccio lui rend la
force et l’efet. Il répond de façon très personnelle à la proclamation augustinienne de la lumière
en tant que véhicule de l’âme33 en lui ajoutant – et c’est une innovation par rapport au textesource – la qualité, dynamique par excellence, du soule.
Ce qui pénètre par la fenêtre ouverte n’est pas seulement une lumière, mais un « vent »,
un anemos, un pneuma34. Carpaccio réussit à donner une expression à quelque chose de parfaitement immatériel. Par là, il répond d’une part à l’un des grands problèmes de la peinture de la
Renaissance, déjà traité par Alberti dans une page célèbre de son De pictura, qui dissertait sur la
façon dont la iguration pouvait rendre « l’animation des choses inanimées »35. D’autre part, le
telero se confronte à l’assertion de base de la première poétique picturale de la Renaissance, exprimée dans le même texte fondateur, selon laquelle « ce qui ne relève pas de la vue ne concerne en
rien le peintre. Le peintre ne s’applique à imiter que ce qui se voit sous la lumière »36.
Or l’expérience télépathique, Carpaccio le comprend bien, implique un essentiel déi visuel
car elle transcende le visible ; en outre, dans le cas en question, la pluri-sensorialité de l’événement est clairement mise en avant par le texte-source, qui insiste sur l’indicible parfum et la mystérieuse voix qui accompagnèrent l’explosion lumineuse. L’indescriptible fragrance, sur laquelle
le texte s’attarde néanmoins, relève sans doute de l’ancien topos de la mort « en odeur de sainteté »37. En se confrontant à cet enjeu pluri-sensoriel, Carpaccio réussit dans une entreprise que
les autres peintres avant ou après lui ont habilement escamotée : il démontre que non seulement
la lumière, aussi complexe soit-elle, mais aussi le subtil parfum et le son céleste peuvent être captés par le biais du pictural, dans la mesure où le peintre s’avère capable de les igurer par le recours
à une grammaire du visible.
Comment représenter donc en peinture « l’inestimabile odore » ? La solution advient ici
grâce à l’introduction de l’un des acteurs les plus populaires du telero, mais sur la fonction duquel
il faudra encore insister (ig. 7). Museau en l’air, oreilles dressées, regard soucieux, ce célèbre
chiot forme presque un second centre de la représentation. Sa fonction, loin d’être anecdotique,
est révélatrice. Il est le personnage à travers lequel se révèle une présence38.
Dans les nombreuses allégories des cinq sens produites au xvie siècle, le chien recevra bientôt
une indubitable valeur d’emblème de l’odorat (ig. 8). Le langage allégorique est, dans ces cas, plu-
168
victor stoichita
—
FIG. 7 | Vittore Carpaccio,
Vision de saint Augustin, détail.
tôt simple et accentue le contact entre l’objet et l’organe de l’olfaction39. Le langage de Carpaccio,
plus complexe, narrativise et intensiie les enjeux perceptifs. Le chiot se place à distance et rend visible une expérience sensorielle, voire supra-sensorielle. Ce que l’animal perçoit, ce qu’il « laire »,
est de l’ordre de l’invisible, de l’irreprésentable. Et pourtant ce « quelque chose »… est là.
Le « lair » est par nature un sens balayant l’espace alentour. Il est par déinition le sens de la
distance, de l’inefable. C’est le sens de l’immatériel, de l’incorporel40. Ce chiot « prend le vent »
et nous le fait voir. Quelques détails concernant sa mise en scène montrent l’habileté avec laquelle
le peintre a su déinir sa portée dans le cadre du déi concernant la représentation de l’immatériel.
Il se place à distance de la fenêtre et son attention tendue concerne la synergie du « voir » et du
« sentir ». Assis à même le sol, il occupe une place où l’éclairage (qu’il soit symbolique ou concret)
est spécialement actif et presque palpable. Le chiot se laisse hypnotiser par le faisceau lumineux qui
ne fait qu’un avec le « vent » traversant la chambre. C’est – pourrait-on dire – une lumière active,
vivante, parfumée. Si la pseudo-lettre à Cyrille, décrivait ou, plus exactement encore, s’eforçait de
décrire une gloire inefable et odoriférante, le tableau de Carpaccio s’emploie à la rendre visible.
On se rappellera à ce point que la lumière-véhicule de l’âme – telle que la lettre l’évoquait –,
était munie d’une qualité supplémentaire, elle était sonore :
Udi di questa tale luce una voce : […] Credi tu vedere quelle cosse : le quali mai
huomo non le pote vedere : ne comprendre : Et udire quello al quale mai non fu udito
ne’ sognato ? Et intendere cossa la quale per cuore humano non po essere intesa : ne
pensata. Hor stime tu de potere intendre ? Et quale sara il ine delle ininite cosse ? Et
cum quale mensura crede tu le smesurate cosse mensurare 41?
J’entendis de cette lumière une voix : […] Crois-tu voir ces choses, celles qu’aucun
homme n’a pu voir, ni comprendre : Et entendre ce qui n’a jamais été entendu, ni
rêvé. Et comprendre ce que le cœur humain n’a jamais pu comprendre, ni penser.
Or, estimes-tu pouvoir le comprendre ? Et quelle sera la in des choses ininies ? Et
avec quelle mesure penses-tu mesurer l’immesurable ?
39
40
41
Voir les exemples reproduits dans Immagini del sentire : i cinque sensi nell’arte (cat. exp., Crémone, Milan,
1996), Milan, Leonardo arte, 1996.
Voir à ce propos H. Tellenbach, Geschmack und Atmosphäre, Salzburg, Otto Müller, 1968 et A. Gell, « Magic,
Perfume, Dream… », in Symbols and Sentiments. Cross-cultural Studies in Symbolism, éd. I. Lewis, Londres,
New York, San Francisco, Academic Press, 1977, p. 25-38.
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 45r.
169
de quelques dispositifs télépathiques
—
FIG. 8 | Frans Floris, L’odorat, 1561, burin, 20,4 × 26,7 cm, Vienne, Graphische Sammlung Albertina.
Mais la manifestation de la voix, dans la lettre, s’achève dans l’habituelle impasse :
Per tanto vi dico se io havesse tutte le lingue de li homini del mondo non potrei le sotile
et alte cosse che egli mi disse explicare42.
Pourtant je vous dis, que même si je maîtrisais toutes les langues du monde, je ne
pourrais pas exprimer les choses si subtiles et si hautes qu’il me demanda d’expliquer.
Un déi supplémentaire pour la peinture, donc. Si Carpaccio se hasarda néanmoins à l’afronter,
il le it par un détour apte à placer le message sonore à la limite du visible et de l’audible. Au
premier plan du telero, à droite, sous les yeux du spectateur, se déplient et se déploient deux
partitions musicales, encore lisibles aujourd’hui (ig. 9). Leur place et leur évidente exhibition
obligent le spectateur à une lecture (mentale) et à une reconstitution (mentale elle aussi) d’une
mélodie, inexprimée, et pourtant perceptible / « visible »43.
Il faut remarquer ici que la tentation de « visualiser le son » est récurrente chez Carpaccio,
mais qu’elle se concrétise d’habitude par d’autres méthodes. Dans la même Scuola di San
Giorgio degli Schavoni, l’épisode du Baptême des Sélénites, par exemple, est imaginé comme une
42
43
Ibid., fol. 46r.
Le lecteur pourra écouter une reconstitution expérimentale de ces deux partitions, due à Victor Alexandre
Stoichita, à l’adresse <http://svictor.net/carpaccio>, consulté le 25.01.2016.
170
victor stoichita
—
FIG. 9 | Vittore Carpaccio, Vision de saint Augustin, détail.
FIG. 10 | Vittore Carpaccio, Saint Georges baptisant le
roi et la princesse, 1507 (?), huile sur toile, 141 × 285 cm,
Venise, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, détail.
cérémonie dont l’accompagnement musical est une part importante (ig. 10). La mise en scène
de cette fanfare asiatique invite le spectateur à une perception imaginée d’une chromatique musicale forte, « étrange » et « étrangère », voire « exotique », en synergie avec l’exotisme de la
représentation en sa totalité.
Autre est l’enjeu musical dans le cycle hiéronymite. La visualisation ne pourrait pas être
plus dissemblable : ce que le telero de saint Augustin nous transmet est une musique qui se manifeste – et c’est sans doute un paradoxe – en silence. Mais le livre de musique a été, à l’instar des
autres livres, traversé par le pneuma invisible, et c’est par l’action du même soule, comprend-on,
qu’une feuille s’est envolée pour se déplier comme par hasard sous les yeux du spectateur.
Les historiens de la musique, et notamment Edward E. Lowinsky, ont déjà attiré l’attention sur le caractère facilement déchifrable de ces partitions44. L’une d’entre elles transcrit
une mélodie pour trois instruments à vent ou à cordes, tandis que l’autre transcrit une ligne
vocale, mais paradoxalement sans aucun accompagnement de paroles. Le médium de la voix
– qui porte et transmet le verbe conçu par l’âme – induit à une analogie avec la communication
par langage45. C’est comme si des voix se faisaient entendre en l’absence de tout message codé
verbalement. L’enjeu de l’expérience proposée par Carpaccio est grand car il concerne, si l’on
44
45
Voir E. E. Lowinsky, « Epilogue : he Music in “St. Jerome’s Study” », Art Bulletin, XLI, 1959, p. 298-301 et F.
H. Jacobs, « Carpaccio’s Vision of St. Augustine and St. Augustine’s heory of Music », SI, 6, 1980, p. 83-93.
On se reportera ici à la belle étude de C. Bologna, Flatus Vocis. Metaisica e antropologia della voce, Bologne, Il
Mulino, 1992.
Nous pouvons sans ouvrir la bouche et par la seule puissance de la pensée marquer
les mesures musicales comme nous le ferions avec la voix. Cette harmonie provient donc d’une opération de l’âme, et comme il n’en résulte aucun son ni aucune
impression pour l’oreille, elle forme une espèce tout à fait distincte des autres qui
résident dans le son et dans l’ouïe frappée par le son47.
En igurant visuellement la supra-sensorialité, la musique mentale, dans le tableau de Carpaccio,
entre en synergie avec la pluri-sensorialité de l’ensemble.
Les deux teleri de Carpaccio (ig. 1 et 2) formant un seul et grand dispositif télépathique
sont signés séparément à l’aide de deux cartellini en trompe l’œil. Le cartellino des Funérailles est
placé sur le seuil de la représentation, celui de la Vision en son cœur. L’un signale l’ouverture optique et l’accès à un corps, l’autre la synergie des illusions sensorielles. Les deux cartellini portent
la même formule, peu habituelle dans les pratiques de signature à la Renaissance : VICTOR
CARPATHIUS FINGEBAT48.
Le réalisateur des teleri, le pictor, se déclare comme ictor. La peinture est une démarche
ictionnelle, dont le pictor-ictor maîtrise les secrets. Le pictor-ictor réclame sa liberté d’imaginer,
conjecturer et concevoir. La liberté, dans ce cas, d’imaginer, de conjecturer et de concevoir non
pas seulement une histoire, mais un dispositif. Et non pas un dispositif quelconque, mais un dispositif voué à la transgression des frontières spatio-temporelles : un dispositif télépathique, donc.
46
47
48
Vita del glorioso sancto Hieronymo, fol. 44v. et 46v.
Saint Augustin, De musica / Traité de la musique, trad. M. Citoleux, J.-F. hénard, Paris, Éd. du Sandre, 2006,
p. 196.
Détails chez A.-M. Lecoq, « “Finxit” : le peintre comme “Fictor” au xvie siècle », Bibliothèque d’humanisme et
Renaissance, XXVII, 1975, p. 225-43.
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de quelques dispositifs télépathiques
prête foi à la légende, des canti inauditi de la gloria delle anime beate46. Il nous semble nécessaire
d’insister encore un instant sur la façon dont Carpaccio relève dans ce tableau le déi sonore.
Il le fait d’une façon mentale, purement intellectuelle, qui s’éloigne nettement de ses autres
expériences dans le domaine, où le son se visualisait à travers la iguration. Dans le telero de saint
Augustin, le son se visualise par transcription. Il se visualise, pour ainsi dire, dans le silence d’un
langage codé, audible seulement par une oreille intérieure.
La solution mise en œuvre ici est à comprendre, nous semble-t-il, dans le cadre d’un dialogue avec l’esthétique musicale augustinienne, telle qu’elle est exposée dans le sixième livre du
De musica, bien connu des milieux intellectuels vénitiens de l’époque :
Centre d’études supérieures de la Renaissance
À l’âge du triomphe de l’historia et de la mimésis, où « ce qui ne relève pas de la vue ne
concernerait en rien la peinture », la vision de l’au-delà a néanmoins très largement occupé
la rélexion et la création artistiques, y compris dans l’art italien qui a été bien moins étudié
selon ce point de vue, que ne l’ont été l’art lamand du xve siècle ou l’art espagnol du
xviie siècle. On a notamment cherché à comprendre comment des paramètres théologiques
et iconographiques d’origine patristique ou médiévale ont pu être intégrés et reformulés
par le langage artistique de la Renaissance, à commencer par les modélisations de la vision
religieuse déinies par saint Augustin et par saint homas d’Aquin, la distinction opérée
entre vision corporelle, vision spirituelle (ou imaginative) et vision intellectuelle étant
centrale pour ces recherches. L’expérience visionnaire a été abordée en particulier selon
le rapport varié et parfois gradué du ou des sujets à l’objet de la vision surnaturelle ou
transcendante, et suivant l’analyse de dispositifs iguratifs visionnaires qui fonctionnent
ostensiblement comme des invitations ou des apprentissages pour la contemplation.
S’engageant sur des visions infernales et angéliques, les premières contributions s’attachent à la
doctrine platonicienne des véhicules de l’âme, à la vision dantesque de l’au-delà, à la musique
des anges et aux efets spirituels du colloque angélique de Gabriel et de Marie. Les degrés
et modalités de la vision mystique sont ensuite pris en considération à travers les exemples
majeurs de saint Bernard, de saint homas d’Aquin et de saint Augustin, la représentation de
leurs expériences visionnaires pouvant être interprétée à la lumière de leurs écrits sur le sujet,
tandis que le cas particulier du tétragramme illustre une formule plus abstraite et aniconique
de la vision de Dieu. Aux antipodes de ces approches très élaborées et parfois bien codiiées, les
visions populaires relèvent d’expériences qui se veulent beaucoup plus concrètes et témoignent
de l’importance sociale des images miraculeuses dans le rapport au divin, et si les images
peintes en viennent souvent à alimenter l’imaginaire visionnaire, elles en font de même avec
les fantasmes apocalyptiques et eschatologiques. D’autres études analysent précisément les
dispositifs visionnaires selon lesquels les artistes agencent une communication rélexive avec
et dans l’image, un parcours étagé et ascensionnel du regard, une indétermination spatiale,
un feuilletage des plans ou d’autres efets plastiques de mise à distance. La construction de
la vision induit parfois une ambiguïté quant à la position et au statut du visionnaire, ainsi
qu’une circularité des regards entre spectateur et personnage iguré. Il est aussi question des
conditions de visibilité des images qui, dans certains cas, participent au dépassement de la
vision corporelle pour une contemplation spirituelle.
Sous la directions d’Andreas Beyer (Université de Bâle), de Philippe Morel (Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne) et d’Alessandro Nova (Kunsthistorisches Insitut in Florenz).