Texte publié en français et traduit en polonais dans A. GIELAROWSKI – R.
GRZYWACZ (eds), Entre l’objectivité et la subjectivité dans la phénoménologie française,
Krakow, Akademia Ignatianum, 2011, 129-148 (trad. en polonais : 149-170).
Du chiasme à l’auto-donation
Paul Gilbert
Université Grégorienne, Rome
La phénoménologie contemporaine assume l’intention de la
métaphysique la plus classique. On entend souvent dire aujourd’hui, avec les
post-modernes, que la métaphysique est morte, ou au moins à dépasser, car
ses vues trop générales cacheraient des intentions dont le dynamisme
proviendrait de forces rationalisantes qui ignoreraient les réalités concrètes et
difficiles, douloureuses mêmes, de nos existences historiques et individuelles.
En fait, ces critiques sont démontées facilement dès que l’on met en relief une
distinction, ignorée souvent mais évidente quand l’on fait attention ne seraitce qu’un instant aux mots utilisés, entre l’ontologie et la métaphysique. D’une
part, l’ontologie semble se donner d’emblée un objet, l’étant, que l’on devrait
entendre en un sens logique, formel, le plus englobant ou général possible ;
d’autre part, l’essence de la métaphysique serait d’entrer dans un espace de
différenciation (meta), de parcourir une distance dont on connaîtrait le point
de départ, la physique, mais non pas le point d’arrivée. L’horizon de
l’ontologie semblerait ainsi clair, évident, contrairement au cas de la
métaphysique.
Serait-ce donc que le dynamisme de la métaphysique n’aurait aucune
finalité rationnellement connaissable ? Si c’était le cas, tout serait possible en
métaphysique, et l’a d’ailleurs été, y compris les thèses les plus contradictoires.
Sans critère rationnel et formel déterminant l’horizon de sa ‘puissance’, la
métaphysique risque sans cesse l’irrationalité, de par son essence même. En
réalité toutefois, même si l’horizon de la métaphysique demeure innommé, il
ne peut pas être un pur ‘néant’. Mais ce ne sera jamais une ‘chose’ repérable
comme un objet prédisposé. En évoquant de nombreuses propositions
classiques, on pourrait l’appeler ‘actus essendi’ ou ‘être en acte’, conatus, ‘effort
d’être’, ‘vie’, ‘synthèse originaire’, ou encore ‘fondement en simplicité’, mais en
aucun cas ‘substance’, ‘chose’, etc.
L’ontologie serait fort pauvre si on lui donnait d’emblée comme espace
l’objet le plus général qui soit, l’étant – même si tout ce qui est, est en effet
dans l’état d’être en train d’être, c’est-à-dire un étant. Mais le terme ‘être’, qui
est un verbe et non pas un substantif, auquel donc on n’accolera jamais un
article déterminatif (malgré l’usage – « l’être » – équivoque depuis des siècles
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 2
par manque de possibilités linguistiques) pourrait bien signifier cette synthèse
principielle, le mouvement originaire, la vie au principe de soi. La
métaphysique pourrait alors se terminer en ontologie, mais à la condition
d’élaborer préalablement la signification du mot ‘être’, de le renouveler pour
pouvoir donner ensuite un sens convenable, autre que le sens formel que les
ontologies des manuels donnent habituellement au terme ‘étant’. La
métaphysique se définirait dès lors comme une préparation à l’ontologie, son
travail étant de démonter d’abord la signification du substantif verbal ‘être’
pour mettre en relief sa puissance de distanciation active (‘méta’) par rapport à
la physique ; la métaphysique aurait enfin à recomposer la signification de
‘être’ en soulignant que la tension intérieure à la ‘métaphysique’ pourrait
s’alimenter de ce qui semblerait une indétermination, mais dont la pensée
s’avère indispensable, y compris pour le savoir des choses déterminées et
objectives ; l’horizon de cette tension n’est d’ailleurs pas une indétermination
absolue ; nous l’énonçons grâce à un verbe riche de possibilités innombrables
d’exercice, d’effectivité. J’en viens ainsi au thème dont nous aurons à traiter.
Ne pourrait-on pas voir dans ce trajet de distanciation de la métaphysique par
rapport à la physique et de recomposition du sens du terme ‘être’, l’ébauche
d’un parcours que suit en fait la phénoménologie francophone
contemporaine ?
Quelques grands ouvrages de Paul Ricœur le signalent, en se terminant
par des chapitres qui portent des titres de ce genre-ci : « Métaphore et discours
philosophique » (à la fin de La métaphore vive, en 1975) où l’auteur discute de la
rationalité de l’analogie d’être et de ses différentes formes, ou « Vers quelle
ontologie », une étude qui clôture en 1990 Soi-même comme un autre1 et qui pose
la question du fondement de la subjectivité avec Lévinas et Heidegger. On
pourrait évoquer ici le titre de l’article célèbre que Lévinas publia en 1951 :
« L’ontologie est-elle fondamentale »,2 un titre où le terme ‘ontologie’, conçu à
partir d’une interprétation de Heidegger, ne manque cependant pas
d’ambiguïté ; Lévinas trouvera par ailleurs dans la relation éthique – lieu
éminent du ‘passage’ – le principe en lequel se noue la totalité de l’expérience
humaine et l’excellence de la métaphysique ; Derrida3 n’a pas eu la tâche trop
difficile quand il accusait Lévinas d’utiliser la mentalité grecque, en recherche
de fondement, pour aller contre elle au nom de la pensée juive. La même
exigence de fondation dans la simplicité d’un mouvement ou d’une vie
originaire se trouve chez Maurice Merleau-Ponty et chez Michel Henry.
1
P. RICŒUR, La métaphore vive, Paris, Édition du Seuil (Essais. Points), 1975, 325-399 ;
ID., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil (L’ordre philosophique), 1990, 345-410.
2
Em. LÉVINAS, « L’ontologie est-elle fondamentale » dans Revue de métaphysique et de
morale 56 (1951) 88-98.
3
J. DERRIDA, « Violence et métaphysique » dans ID., L’écriture et la différence, Paris,
Éditions du Seuil (Essais Point), 1967, 117-228.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 3
Le ‘chiasme’ selon Maurice Merleau-Ponty
La réflexion philosophique de Merleau-Ponty, si on laisse de côté ses
aspects d’ordre politique et idéologique, se concentre sur la perception et ce
qui s’y vit. La première démarche de l’auteur est de critiquer le positivisme qui
réduit la perception à la sensation, qui lui ôte ainsi son harmonie vitale.
L’argument revient à ceci : le positivisme déconstruit ce qui est vécu en une
totalité donatrice de sens, il divise le tout en ses éléments. Husserl disait de
revenir aux choses mêmes. Merleau-Ponty précise cette formule en soulignant
que les choses mêmes sont les choses vécues, perçues dans la synthèse unifiée
de leurs différents éléments. Dans un compte-rendu d’Être et avoir de Gabriel
Marcel, publié en 1936, il notait déjà : « Tout se passe comme si le sens
commun et les philosophes avaient longtemps pris pour type idéal de la
connaissance humaine notre contemplation des choses inanimées, des choses
indifférentes, et qui ne nous touchent pas ».4 Le positivisme est abstrait, le
concret est en soi une unité complexe et totalisée, une synthèse.
N’y a-t-il donc pas une manière de raison qui puisse saisir cette
synthèse, ou au moins ne pas la dénaturer ? Le problème, c’est que toute
connaissance semble représentative, afin d’être destinée à se soumettre aux
lois de l’objectivité décomposable et organisable sur de nouvelles bases par la
puissance du savoir. Et pourtant, il y a plus dans la raison que cela, il y a des
manières d’être rationnel que l’objectivation scientifique ne connaît pas. La
réflexion, par exemple, pour laquelle les processus d’objectivation scientifiques
n’expliquent pas tout ce dont la raison réflexive est capable. Merleau-Ponty
s’explique de cette façon : la réflexion « n’est pas absolument évidente pour
elle-même, elle est toujours donnée à elle-même dans une expérience, […] elle
jaillit toujours sans savoir elle-même d’où elle jaillit et s’offre toujours à moi
comme un don de nature […]. Cet irréfléchi lui-même ne nous est connu que
par la réflexion et ne doit pas être posé hors d’elle comme un terme
inconnaissable ».5 On reconnaîtra dans cette description de la réflexion des
caractéristiques qui sont propres aussi au mystère, selon Gabriel Marcel.
Toute connaissance n’est donc pas de l’ordre de la représentation, ce
qui ne veut pas dire qu’on ne puisse rien dire quand les espaces de la
représentation se révèlent outrepassés. Cet au-delà, que signifie le meta du
terme trop souvent honni ‘métaphysique’, peut être compris comme un
irréfléchi présent en toute connaissance, mais en attente d’être réfléchi et
d’apparaître dans la réflexion même, dans l’acte de réfléchir. Dans la
4
M. MERLEAU-PONTY, Parcours Deux. 1951-1961, Paris, Verdier (Philosophie), 2001,
35.
5
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard (Bibliothèque des
idées), 1945, 53.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 4
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty disait ceci : « nous ne voulons pas
dire que le Je primordial s’ignore. S’il s’ignorait, il serait en effet une chose, et
rien ne pourrait faire qu’ensuite il devînt conscience. Nous lui avons
seulement refusé la pensée objective, la conscience thétique du monde et de
lui-même ».6
Merleau-Ponty écrivit la Phénoménologie de la perception après avoir
séjourné à Louvain et consulté les manuscrits de Husserl, particulièrement les
pages qui furent rassemblées dans Idées II.7 Le corps propre prend là une
signification que les sciences ne peuvent pas approcher. Le corps est en effet
une œuvre d’art, comme « des êtres où l’on ne peut distinguer l’expression de
l’exprimé, dont le sens n’est accessible que par un contact direct et qui
rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C’est
en ce sens que notre corps est comparable à une œuvre d’art. Il est un nœud
de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de traits
covariants »8 – on pourrait reconnaître ici, de nouveau, quelque chose du
‘mystère’ marcellien. Voilà qui pourrait éventuellement contenter aussi
Husserl et ses thèses sur la conscience constituante. Il y a en effet, à cette
étape de la réflexion de Merleau-Ponty, la reconnaissance d’un aspect actif de
la conscience qui rend possible l’apparition des phénomènes dans son
« champ transcendantal ».9
Mais ce champ ne peut pas être l’espace de déploiement de la seule
conscience intentionnelle. La phénoménologie conduite de manière droite
propose déjà ici un déplacement de la conscience hors d’elle-même, non pas
pour se voir elle-même, mais pour mieux voir ce qui est dans sa complexité,
car la conscience est prise dans un tissu de relations où tout, elle-même et le
monde, apparaît en s’appelant mutuellement. La prétention scientifique à s’en
tenir à la simple objectivité disposée à l’horizon d’un regard désintéressé est
trop pauvre, et trompeuse. Dans La structure du comportement, Merleau-Ponty
envisageait déjà sa thèse fondamentale : la réalité première n’est pas objective
et substantielle, mais une concordance de forces, une union de dynamismes
variés plus qu’une unité constituée en soi ; elle est une « mélodie ».10 C’est là
que la conscience et la réalité, le corps et le monde ont sens.
Entre le monde et moi, il n’y a pas d’opposition sujet-objet, mais un
accord musical, et un chiasme. Le concept de chiasme est construit par
6
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 463.
Voir H.L. VAN BREDA (1962), « Merleau-Ponty et les Archives Husserl à
Louvain » dans Revue de métaphysique et de morale 67 (1962) 410-430.
8
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 177.
9
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, 73.
10
M. MERLEAU-PONTY, La structure du comportement, Paris, PRESSES
UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 31953, 148. « Le
monde, dans ceux de ses secteurs qui réalisent une structure, est comparable à une
symphonie » (Ibid., 142).
7
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 5
Merleau-Ponty en s’accompagnant d’une observation des Idées II sur les deux
mains : mes deux mains qui se touchent sont à tour de rôle, ou plutôt en
même temps et non seulement alternativement, l’une envers l’autre touchante
et touchée : « je me touche touchant ».11 Cette thèse, déjà présente dans la
Phénoménologie de la perception en 1945, prendra de plus en plus de poids dans les
textes de Merleau-Ponty. Le corps accomplit une « sorte de réflexion », le
toucher est touché. Dans un texte de 1959, contemporain des premiers essais
qui aboutiront à l’ouvrage posthume Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty écrit
ceci : « Il y a un rapport de mon corps à lui-même qui fait de lui le vinculum du
moi et des choses. Quand ma main droite touche ma main gauche, je la sens
comme une “chose physique”, mais au même moment, si je veux, un
événement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à
sentir ma main droite […]. La chose physique s’anime, – ou plus exactement
elle reste ce qu’elle était, l’événement ne l’enrichit pas, mais une puissance
exploratrice vient se poser sur elle ou l’habiter. Donc je me touche touchant,
mon corps accomplit “une sorte de réflexion” ».12 Ce qui est ainsi décrit à la
suite de Husserl peut être élargi à l’ensemble de nos expériences, et l’on dira
alors du corps qu’il est une « chair ». Les expressions utilisées par MerleauPonty sont cependant variées : la chair, c’est le corps percevant, pâtissant ce
qu’il perçoit et réagissant affectivement ; le corps de chair est en ce sens lié au
monde qu’il connaît en le pâtissant ; de là l’expression « chair du monde », qui
est ma chair, mais aussi le monde, la médiation dans l’identité vécue entre moi
et les choses. La chair du monde n’est plus alors mon propre corps mais ce en
quoi je suis uni corporellement à toute réalité corporelle, ce en quoi je suis
sensible à tout sensible, chair, ce en quoi je ne suis plus une conscience seule,
maître de soi et à distance de tout. Dans la chair du monde, ajoute MerleauPonty, moi et autrui « sommes comme les organes d’une seule
intercorporéité ».13
En 1953, dans des notes préparatoires à un cours au Collège de France
sur le rapport moi–autrui, Merleau-Ponty citait quelques lignes assez
extraordinaires de Paul Valéry : « Dès que les regards se prennent, l’on n’est
plus tout à fait deux et il y a de la difficulté à demeurer seul. Cet échange, le
mot est bon, réalise dans un temps très petit une transposition, une métathèse,
un chiasma [sic] de deux ‘destinées’, de deux points de vue. Il se fait par là une
sorte de réciproque limitation simultanée. Tu prends mon image, mon
apparence, je prends la tienne. Tu n’es pas moi, puisque tu me vois et que je
11
Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques
pures, livre II, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PRESSES
UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée) 1982, 207.
12
M. MERLEAU-PONTY, « Le philosophe et son ombre » dans ID., Signes, Paris,
Gallimard (Folio. Essais), 1960, 271.
13
M. MERLEAU-PONTY, « Le philosophe et son ombre », 274.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 6
ne me vois pas. Ce qui me manque, c’est ce moi que tu vois. Et à toi, ce qui
manque, c’est toi que je vois. Et si avant que nous allions dans la connaissance
l’un de l’autre, autant nous nous réfléchirons, autant nous serons autres ».14 Ce
texte pourrait être considéré comme le fil conducteur de la recherche des
dernières années de Merleau-Ponty ; il appuie et transfigure l’analyse
husserlienne des deux mains qui se touchent. Valéry y met en avant des
évidences extrêmement simples, si simples qu’elles sont le plus souvent
ignorées et demeurent inaperçues. Il y a dans chacune de nos expériences
humaines un chassé-croisé de relations, de dynamismes, qui s’appellent et se
construisent mutuellement.
Prenons l’exemple de la vision, qui se forme au cœur du visible, qui est
effective si du visible se donne ; et il y a du visible si la vision s’active ; la
vision donne au visible d’être visible, et le visible donne à la vision de s’exercer
effectivement. S’il n’y a rien à voir, on ne voit rien. Serait-ce que
l’intentionnalité soit le fond de la réalité ? Non pas seulement, si l’on n’entend
par là que le mouvement extatique de la conscience. Les thèses husserliennes
sur la conscience constituante doivent être dépassées. Certes, ce n’est pas le
visible qui fait de lui-même qu’il soit vu, comme si sa visibilité suffisait pour
cela ; pour qu’il soit vu, il faut qu’on le voie. Entre la vue et le visible, il faut
concevoir un accompagnement mutuel, l’accord de deux actes, sans que l’on
sache vraiment où commence l’un et finit l’autre. Cette situation, qui est en
fait celle de la ‘chair du monde’, pourrait être illustrée par celle de la rencontre
« de la mer et de la plage »15 où il n’y a pas de confusion mais sans que l’on
sache qui, de la mer ou de la plage, préside au destin de l’autre. Voir n’est pas
que le résultat de l’intentionnalité de la vue, de la seule action subjective ; la
vue pâtit du visible pour pouvoir voir. Quant au visible, il n’est pas que passif ;
il agit d’une certaine manière sur la vue, l’éveille à son agir. L’entrecroisement
de l’actif et du passif est constant, aussi bien du côté de l’organe sensible que
de la chose qui y correspond. L’accompagnement est mutuel.
On entend le mot ‘chair’ de cette manière. D’une part, notre regard sur
les choses « les enveloppe, les habille de sa chair »,16 mais en même temps le
regard s’illumine en étant touché par les choses visibles qu’il enveloppe tandis
qu’elle sont là où elles sont. Le regard donne ainsi les choses à elles-mêmes ;
« être vu n’est pour elles qu’une dégradation de leur être éminent »,17 du moins
pourrions-nous en juger ainsi ; mais cette dégradation est aussi une révélation,
celle du monde comme chair, de la chair du monde, « lieu d’une inscription de
P. VALÉRY, Œuvres, t. 2, Paris, Gallimard (Pléiade), 1960, 490-491, cité par Em. DE
SAINT AUBERT, Le scénario cartésien, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2005,
169-170.
15
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard (Tel), 1964, 173.
16
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173.
17
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173.
14
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 7
vérité »18 où s’entrecroisent le percevant et le perçu. Nous pourrions même
dire que le visible nous regarde, comme un tableau que nous allons admirer et
qui éveille en nous le sentiment qu’il nous voit et nous appelle à le contempler.
Nous sommes ainsi montés plus haut ou avant les distinctions classiques de
l’objet et du sujet, de l’existence et de l’essence, avant toute préséance
accordée par la phénoménologie de Husserl à l’intention subjective et à toute
imposition par la positivisme d’une réalité objectivement en soi. N’est-ce pas
là porter au bout de bras le projet très classique de la métaphysique, de sa
recherche de l’originaire, du principe premier ? Encore que ce principe
premier ne sera pas une substance, une ‘chose’, puisqu’il se réserve dans une
demeure antérieure à tout savoir thématique et diviseur, parce qu’il est avant
tout agissant, une action effective.
L’analyse husserlienne des deux mains qui se touchent, dans Idées II, a
été l’une des sources les plus fécondes de la méditation de Merleau-Ponty tout
au long de son développement. Elle lui permet, comme à l’ensemble des
phénoménologues post-husserliens, d’abandonner (ou du moins à nuancer
radicalement) le moment négatif de la méthode phénoménologique, là où
l’adage « revenir aux choses mêmes » implique la mise entre parenthèses,
l’épochè du ‘monde’. La réflexion fait reconnaître un moment de passivité
immanent à l’acte sensible subjectif que l’intentionnalité ne connaissait pas
mais qui est essentiel à la connaissance. Françoise Dastur conduit cette
compréhension au plus loin : « En fait, ‘il y a’ quelque chose pour moi parce
que je ne suis pas l’origine du monde, parce que je suis toujours déjà impliqué
en lui, et l’adhésion globale que j’ai déjà donnée au monde est un passé
originaire, un passé qui n’a jamais été présent et avec lequel je ne peux jamais
pleinement coïncider ».19 Nous voici au cœur de l’évolution de Merleau-Ponty,
là où sa recherche s’oriente vers une ‘nouvelle’ ontologie où prend place une
passivité originaire. « Il s’agit de reconsidérer les notions solidaires de l’actif et
du passif, de telle manière qu’elles ne nous placent plus devant l’antinomie
d’une philosophie qui rend compte de l’être et de la vérité, mais ne tient pas
compte du monde, et d’une philosophie qui tient compte du monde, mais
nous déracine de l’être et de la vérité ».20
La Phénoménologie de la perception était peut-être encore fortement marquée
par les propositions husserliennes sur l’intentionnalité. Dans Le visible et
l’invisible, l’auteur se rend compte qu’il doit être plus cohérent avec l’originaire.
Il en arrive même à vouloir écarter le terme ‘perception’ de son vocabulaire de
base : « nous excluons le terme de perception dans toute la mesure où il sousentend déjà un découpage du vécu en actes discontinus ou une référence à des
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 173, en note.
Fr. DASTUR, Chair et langage. Essais sur Merleau-Ponty, La Versanne, Encre Marine,
2001, 119-117.
20
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 67.
18
19
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 8
‘choses’ dont le statut n’est pas précisé, ou seulement une opposition du
visible et de l’invisible ».21 Non plus une opposition entre les pôles classiques
et conçus de manière alternative par la tradition philosophique, mais un lien
vivant, une chair constituée par l’entrelacs des éléments présents les uns aux
autres dans l’expérience unie ; ces éléments agissent les uns sur les autres et se
subissent en même temps mutuellement. « L’épaisseur de la chair entre le
voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité
à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de
communication ».22
Au seuil de ma conférence, j’avais posé la thèse selon laquelle la
métaphysique se préoccupe de la question du fondement que l’on conçoit
comme puissance de synthèse. Avec Merleau-Ponty, nous pouvons dire que le
fondement est le monde, ou plutôt la chair du monde, ou mieux encore la
chair que je suis avec le monde et le monde avec moi. Je ne discuterai pas du
bien fondé de cette thèse, en me contentant d’en accueillir l’extraordinaire
stimulation. Certains critiqueront évidemment la perspective soutenue par le
professeur du Collège de France, qui protège de bout en bout l’ambiguïté de
notre existence, mais cette ambiguïté, qui n’est pas que de notre existence mais
aussi de tout ce qui est, n’est pas une contradiction, ni même une position de
contraires, mais le signe d’un lien ou d’une union vivante.
Michel Henry et l’auto-donation
Henry a critiqué les thèses de Merleau-Ponty sur le corps ; il faudrait
cependant nuancer ces critiques, et même les corriger. Dans un entretien
publié de 1996, Henry soutient que, « pour Merleau-Ponty, le corps est
immédiatement intentionnel […] parce que la subjectivité husserlienne était
intentionnelle. Merleau-Ponty a découvert un corps subjectif, mais un corps
subjectif intentionnel, et il n’a pas vu que cette conception laisse dans l’ombre
une dimension d’un autre ordre, qui est la dimension pathétique ».23 Il suffit
d’avoir lu quelques citations du Visible et l’invisible pour reconnaître l’erreur de
cette interprétation de Henry. Toutefois, Merleau-Ponty ne se prête-t-il
d’aucune façon à une lecture de ce type ? C’est ce que pense Nathalie Depraz :
« L’auteur du Visible et l’invisible s’intéresse plus particulièrement à la relation
touchant-touché, insistant sur l’alternance subtile d’activité et de passivité
d’autrui et de moi-même. Chacun est à la fois corps (objet/passif) et chair
(sujet/actif), sans que ce chiasme de la chair soit absolument symétrique ni
réciproque, dans la mesure où l’intertactilité impose bel et bien un rythme de
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 209.
M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, 178.
23
M. HENRY, Auto-donation. Entretiens et conférences, dans Prétentaine (Montpellier),
2002, 168-169.
21
22
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 9
polarités insensibles : je touche autrui me touchant, mais la co-subjectivation
des deux chairs n’est jamais parfaite, elle a toujours lieu au risque de
l’objectivation tendancielle de chacune ».24 Le problème n’est cependant pas
posé correctement par Depraz. Sa critique ne naît-elle pas en effet d’une
décision quant à la rationalité représentative qui, de fait, distingue ce qui est en
réalité donné ensemble, d’un seul coup ? Ne serait-ce pas à un regard
nouveau, et moins bloqué sur les vues de la conscience représentative, que fait
appel Merleau-Ponty25 ? Le regard vers l’originaire est autre que celui de la
conscience claire et distincte, il est un regard reconquis d’une manière que je
dirais ‘réflexive’26 sur les résultats de nos analyses, qui ne sont de fait que des
résultats, c’est-à-dire seconds et non pas au seuil de l’expérience, à son origine.
La difficulté d’énoncer l’origine d’une manière adéquate se pointe cependant
dans tous les textes qui se veulent radicaux.
Merleau-Ponty se préoccupe du plus originaire, du principe qui est
synthèse. Il utilise pour cela la méthode phénoménologique de réduction qu’il
applique à la description des actes subjectifs de la sensibilité et de leurs
conditions transcendantales – nous verrons que Henry fait de même, mais
d’une autre manière, en se préoccupant lui aussi du plus originaire. L’originaire
pour Merleau-Ponty, c’est un chiasme. On peut difficilement croire que la
synthèse chiasmatique résulte, pour le philosophe du Collège de France, d’une
alternance entre deux aspects constitués préalablement en leur entièreté. Le
chiasme n’est pas un résultat, mais ce en quoi adviennent les corps subjectifs.
La thèse sur le chiasme souligne en effet que l’activité et la passivité sont à la
fois du percevant et du perçu et contemporaines ; l’une vient avec l’autre, des
deux côtés de la structure perceptive, et non pas en alternance dans le temps,
malgré l’interprétation qu’en donne Depraz. Notons toutefois que l’accent de
Merleau-Ponty sur le voir (il assume sans doute en cela la tradition de la
psychologie expérimentale de son temps – on verra ses analyses des illusions
N. DEPRAZ, « Phénoménologie de la chair et théologie de l’eros » dans J.-Fr.
LAVIGNE (éd.), Pensée de la vie et culture contemporaine. Michel Henry, Paris, Beauchesne
(Prétentaine), 2006, 168-169.
25
Renaud Barbaras fait reconnaître toutefois que le Merleau-Ponty de La
phénoménologie de la perception a tendance à tirer le sens du corps du côté de la conscience
opposée aux objets. À son idée, « puisque le corps ne saurait être confondu avec un pur
objet, Merleau-Ponty est conduit, en vertu de son dualisme implicite, à le rabattre du côté
de la conscience » (R. BARBARAS, « De la phénoménologie du corps à l’ontologie de la
chair » dans J.-Chr. GODDART [éd.], Le corps, Paris, Vrin [Thema], 2005, 234). Dans Le visible
et l’invisible, p. 253, Merleau-Ponty note qu’en effet les problèmes y « sont insolubles parce
que j’y pars de la distinction conscience-objet ». Mais il y eut toute une évolution du
professeur du Collège de France sur la question.
26
Ce terme n’est pas à comprendre au sens que Merleau-Ponty lui donne au début
de la Phénoménologie de la perception ainsi que dans Le visible et l’invisible, où il le joint au
rationalisme moderne à combattre.
24
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 10
d’optique dans le Phénoménologie de la perception ; nous devrions mentionner aussi
son intérêt pour l’art pictural) et le toucher (la tradition vient ici du second
Husserl) est de soi limité ; même s’il ouvre des perspectives à la réflexion, ce
point de vue ne peut prétendre totaliser l’être humain. la pertinence de son
extension au tout de l’humain devrait être vérifiée.
Un processus de réduction amène Merleau-Ponty au chiasme. Selon
Henry, c’est en fait ce processus même de réduction husserlienne qu’il s’agit
de mettre en question. Avec Merleau-Ponty, Henry partage la volonté de
surmonter le positivisme. Mais il veut, plus clairement que Merleau-Ponty,
s’attaquer à la conception husserlienne de l’intentionnalité, dont il entend
libérer la réduction phénoménologique. Il ne s’agit pas pour lui de mettre en
évidence l’intentionnalité la plus originaire, mais le fond d’être le plus
originaire. Pour Husserl, la réduction a comme but, en premier lieu, de
purifier notre saisie des essences. On pourrait la comprendre comme un effort
pour assurer à l’intentionnalité subjective la justesse de sa visée, pour la libérer
des surcharges que nous imposent nos cultures et les schèmes mentaux qui
nous viennent de nos traditions intellectuelles. La réduction libérerait ainsi la
subjectivité, la rendrait à elle-même. Elle serait par là au service de l’intention
pure de la conscience et permettrait de retrouver comment se construit la
subjectivité et sa puissance. Selon Husserl, ‘réduire’ reviendrait à concentrer
les efforts de la réflexion sur la subjectivité considérée en retrait du monde
qu’elle peut alors viser, sur le sujet que l’on décrète distinct de l’objet, en
supposant préalablement qu’il y ait une scission de ce type – une supposition
qu’il faut toutefois critiquer, aussi évidente paraît-elle dans notre culture
contemporaine et ses prétentions à la scientificité, une scission que critiquait
en fait Merleau-Ponty.
Les critiques de Henry à Husserl sont constantes ; une de leurs
dernières versions se lit dans Incarnation. Nous prendrons cependant comme fil
conducteur un texte de 1991, « Quatre principes de la phénoménologie »,27 où
l’auteur s’affronte aux thèses phénoménologiques que Jean-Luc Marion
dégage dans Donation et réduction.28 La principale critique de Henry me semble
porter sur la représentation heideggérienne de la différence ontologique ;
Heidegger interpréterait par là la conception husserlienne de l’intentionnalité
en lui donnant un tour ontologique où se révéleraient toutefois les ambiguïtés
des principes husserliens. Il s’agirait, selon Heidegger dans Être et temps, d’aller
de l’étant à l’être, en faisant de la phénoménologie la méthode d’itinérance
27
M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologique », dans Revue de
métaphysique et de morale 96 (1991) 3-26.
28
J.-L. MARION, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la
phénoménologie, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée), 1990.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 11
vers l’être, donc en interprétant (l’ontologie est une herméneutique)29 l’étant
ou ce qui apparaît, ou mieux : en décodant ce qui est déjà apparu. La
phénoménologie irait ainsi de l’apparence à l’être, en supposant une distance
entre ces deux pôles ; elle imposerait donc une manière de les distinguer pour
parcourir ensuite cette distance qu’elle aurait elle-même disposée. Henry a
beau jeu à signaler alors une contradiction entre les principes husserliens de la
phénoménologie. Les deux premiers de ces principes – « autant d’apparence,
autant d’être » et « l’intuition donatrice originaire est de droit source pour la
connaissance » – ramènent l’être à l’apparaître : tout ce qui est apparaît ; donc,
hors de l’apparaître et de sa saisie intuitive, il n’y a rien. Mais le troisième
principe – « revenir aux choses mêmes » – suppose au contraire que ce qui
apparaît à premier abord n’a pas de fondement ontologique, qu’il faut donc
l’en chercher, et qu’il faut parier même sur ce fond pour engager une
procédure rationnelle qui puisse nous y conduire. Mais cela nous « conduit à
l’aporie »30 puisque ce fond ne serait sensé et un guide assuré qu’à la condition
d’apparaître lui aussi.
La question laissée en héritage par Husserl peut être formulée ainsi :
« Le ‘quelque chose’ qui se montre en devenant ‘phénomène’ [n’est-il] pas en
soi différent de l’apparaître lui-même, voire foncièrement hétérogène à celuici »31 ? Comment peut-on soutenir vraiment que l’être précède le phénomène ?
Les deux premiers principes réduisent l’être au phénomène, mais le troisième
disjoint ces deux pôles en révélant d’où vient légitimement le sens même des
deux premiers, ce pour quoi une réduction est nécessaire et possible, ce qui
rend en même temps raison de l’analyse phénoménologique et de sa conquête
de l’évidence – car l’intuition et l’évidence ne sont pas immédiatement
données. Un évidence s’annonce dans le troisième principe : celle de la
séparation de l’être et de l’apparaître, l’étrangeté de l’être par rapport au
phénomène en lequel il n’est pas immédiatement lisible. Cette séparation porte
à dire que l’être est dès le principe indifférent à son apparaître,32 qu’il demeure
comme une forme en l’air, platonicienne, susceptible de recevoir (plutôt que
de donner) un sens grâce aux apparences intuitionnées et sans que rien de lui,
l’être, ne soit vraiment intéressé par cet engagement qui le concerne pourtant.
Voilà donc « le principe de la phénoménologie, le lien interne de l’apparaître et
de l’être qui est atteint, c’est la phénoménologie tout entière qui perd ses
29
Voir M. HEIDEGGER, Être et temps, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie),
1986, 65.
30
M. HENRY, « Quatre principes », 6.
M. HENRY, « Quatre principes », 7.
32
On connaît la critique de Hans Urs von Balthasar à Heidegger, qui porte
essentiellement sur cette neutralité de l’être heideggérien. Voir H.U. VON BALTHASAR, La
gloire et la croix, VI, Le domaine de la métaphysique, 3, Les héritages, Paris, Aubier (Théologie), 1983,
376.
31
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 12
marques et part à la dérive »33 à cause du troisième principe et de son
invitation à « revenir aux choses mêmes ».
Le nouveau et quatrième principe phénoménologique proposé par
Marion, « autant de réduction, autant de donation », est alors attaqué par
Henry à sa base. La question est celle de la possibilité de la réduction, de sa
légitimité et de son sens. Elle ne peut en aucun cas être la conquête d’une terre
inconnue. La réduction « ne veut pas seulement dire qu’il importe de
circonscrire cet apparaître de façon rigoureuse en le distinguant de ce avec
quoi la pensée le confond depuis toujours, avec ce qui apparaît avec lui ».34 La
réduction ne peut pas être seulement une purification de notre regard sur les
choses. Il s’agit plutôt, en « réduction radicale », de renouer avec le principe
husserlien le plus original, encore que le fondateur de la phénoménologie
contemporaine ne l’ait pas mis clairement en forme de principe
méthodologique. Pour Husserl, la phénoménologie considère en réalité le
« comment » (wie) de l’apparaître.35 Or il y a des différences entre les modes de
manifestation, qui sont « hétérogènes »36 ; voilà ce que considère la
phénoménologie canonique, en faisant correspondre à ces modes différents
ou hétérogènes de manifestation, par exemple des pôles constitutifs de la
différence ontologique, l’étant et l’être, autant d’intentionnalités distinctes de
la conscience.37
La phénoménologie entend cependant faire un pas en arrière et
considérer la forme pure du « comment » : tout mode d’être nous apparaît en
nous touchant, en nous affectant. C’est dès lors « la totalité du donné, a
fortiori le donné transcendant qui relève de l’intentionnalité et trouve en celleci le Comment de sa donation. L’intentionnalité accomplit la donation
universelle, elle est le Comment de cette donation comme telle ».38 La critique
de l’intentionnalité se fait alors radicale ; elle est elle-même un mode
d’apparaître, du wie ; il ne suffit donc pas de mettre au jour une intentionnalité
extatique, qui ne serait que formelle, la forme de toutes les intentionnalités,
pour accéder à l’originaire. La phénoménologie qui se mettrait sur ces traces
serait trop liée à la mentalité transcendantale qui vise et recherche une unité
des réalités qui serait à son horizon leur forme la plus commune, par exemple
33
M. HENRY, « Quatre principes », 9.
M. HENRY, « Quatre principes », 9.
35
Voir M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir », in D. JANICAUD» (éd.), L’intentionnalité en question, entre
phénoménologie et science cognitive, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), Vrin, Paris 1995, 385, qui
renvoie à Ed. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris,
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE (Épiméthée), 1964, 117.
36
M. HENRY, « Quatre principes », 10.
37
Pensons à la différence entre dianoia et nous, entre ratio et intellectus, entre Verstand
et Vernunft, etc.
38 M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle », 386.
34
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 13
l’ens commune ; une telle forme occulte les différences entre les choses, leur
manière propre d’être, leur matière ou réalité, leur ‘comment’ effectif.
Au « comment », correspond chez Husserl une diversité
d’intentionnalités, par exemple selon la conscience du flux temporel, des
extases du temps. La position de Husserl est cependant ambiguë. Henry
définit au contraire le ‘comment’ dont se préoccupe la phénoménologie qu’il
juge authentique, c’est-à-dire libérée des présuppositions husserliennes, par ce
qu’il appelle la « substantialité phénoménologique ». Il met ainsi au jour une
manière de phénoménologie qu’il nomme « matérielle ». Pour apporter une
réponse aux critiques faites à la représentation classique de l’intentionnalité, il
faut cependant examiner au préalable la question de savoir si la « visée dirigée
sur la substantialité phénoménologique de la phénoménalité pure [c’est-à-dire
sur la matérialité phénoménologique] peut dire si cette dernière est homogène
à l’être, capable de le circonscrire et de le déterminer ou non » – ceci afin de
faire sortir l’‘être’ de nos conceptions formelles et indifférenciées, de son
indifférence ontologique.
La pensée ainsi orientée par la hylè phénoménologique se préoccupe
moins de repérer des distances entre des poêles distincts que de retrouver leur
unité originaire, et par là l’unité du vécu, une unité qui ne s’effondre pas dans
les impasses des philosophies transcendantales ou formelles. Henry se fait ici
‘empiriste’, au sens étymologique du terme, et tout autant spinoziste.
L’apparaître, les apparences (on devrait dire, si c’était linguistiquement
possible, les ‘apparaîtres’) sont des modes de l’être ou, pour mieux nous
exprimer, des modes d’‘être’, des expressions d’un acte d’être qui se livre
toujours identique à soi en chacune de ses multiples actions ; cette identité
originelle, nous devons la penser en tant qu’elle peut se donner toute entière
en ses modes divers, sans rien perdre de soi, en manifestant au contraire par la
multiplicité de ses actions l’ampleur de son énergie intérieure, infinie.
Henry adopte alors la catégorie de la ‘vie’ pour interpréter à cette
lumière nouvelle celle de l’‘affection’ qui l’accompagnait depuis ses premières
publications. Les thèses classiques sur les apparences distinctes de l’être réel
font que « c’est notre vie même qui est mise de côté, oubliée et perdue »39
dans les affirmations formelles ou les songes métaphysiques que construit la
puissance de notre raison calculatrice et analytique. Si la distinction de l’être et
des apparences auxquelles nous ne pouvons pas nous fier nous pousse à
déclarer l’être ‘transcendant’ ou supérieur aux phénomènes immanents à notre
vécu, il devient urgent de revenir à l’‘immanence’ afin de retrouver la ‘vie’,
pour ne pas ôter à l’‘être’ toute possibilité d’accès de notre part, pour ne pas
nous obliger à ne l’entendre que de manière négative, en une sorte de
philosophie qui nierait les apparences et nous obligerait à nous accorder aux
39
M. HENRY, « Quatre principes », 11.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 14
seules formes rationnelles, ce qui serait la négation de la sagesse
philosophique.
La question du sens et de la modalité de la réduction se pose dès lors de
nouveau. Henry lui garde sa manière de purification, mais contrairement aux
tentations du platonisme husserlien, il la voit comme une purification de
l’apparaître lui-même, et non pas de la réalité (des « choses mêmes ») qui serait
à libérer des apparences ou des attributs que l’histoire culturelle lui aurait
ajoutée, en étant purifiée comme l’or dégagé de son enveloppe boueuse. Il
s’agit de purifier l’apparaître dont on voudrait trop vite interpréter la venue en
présence à partir d’une origine qu’il ne serait pas de lui-même, par exemple à
partir de quelque cause d’ordre scientifique ou d’un principe formel qui
surplomberait tout existant. L’interrogation porte sur le « wie », le « comment »
de l’apparaître, ses modalités.
Selon Jean-Michel Longneaux, on pourrait retrouver dans la
revendication du « comment » quelque chose de la critique par Spinoza du
second genre de connaissance. Cette connaissance de second genre ramène ce
qui est connu à autre chose que soi, à sa cause ; elle refuse l’immanence,
déconsidère la présence immédiate à soi de ce qui est ; elle est par exemple
une connaissance par les causes formelles qui ignorent les individus, une
connaissance donc irréelle, vide de réalités concrètes. À chaque fois, la
connaissance du second genre manque d’‘objet’ réel. Henry critique la
réduction eidétique de Husserl pour ces mêmes raisons. Husserl concède
d’ailleurs lui-même les limites de sa proposition : « ce qui est […] pris comme
objet de la recherche, ce n’est plus la subjectivité en son insaisissable
écoulement, mais les “structures typiques”, les formes fixes si l’on veut,
auxquelles obéit tout vécu. Ce qui se donne à voir et qui est décrit, ce ne sont
plus que des possibilités pures et idéales ».40 Voilà ce que Henry ne peut pas
accepter.
Suit une troisième réduction, qui n’est plus husserlienne au sens strict,
en tout cas qui n’est plus « eidétique », mais une réduction « radicalisée ». Il
s’agit de revenir au vécu, sans prétendre le purifier dans des formes abstraite –
car ce serait là en rester au jeu d’une rationalité qui oublie son fondement pour
se satisfaire de représentations objectivées. Évidemment, tout discours dit
‘quelque chose’, mais le ‘quelque chose’ dont il s’agit ici sera dit en obéissant à
une exigence critique poussée à l’extrême. Ce n’est pas sans raison que Henry,
dès L’essence de la manifestation, a des pages, centrales, sur maître Eckhart, sur la
pauvreté de l’intellect lorsqu’il touche au plus loin des possibilités de la
conscience réflexive de soi. Nous atteignons alors le monde des affects. La
40
J.-M. LONGNEAUX, « La réduction radicalisée comme passage du premier au
troisième genre de connaissance » dans ID. (éd.), Retrouver la vie oubliée. Critiques et perspectives
de la philosophie de Michel Henry, Namur, Presses universitaires de Namur (Philosophie), 2000,
53-54.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 15
méthode, nouvelle, renverse l’orientation suivie jusqu’à présent : elle sera
réflexive au sens strict du terme. Elle reconnaîtra par exemple qu’« on n’aurait
jamais aucune notion de la vie si, dans le voir qui se dirige vers elle, le savoir
primitif de ce qu’elle est n’était déjà inclus »41 – encore que cette affirmation
puisse valoir pour de nombreuses affirmations (« on n’aurait jamais aucune
notion du monde…, de l’âme… etc. »), ce qui n’est cependant pas le cas
lorsque nous réfléchissons aux conditions de la prise de conscience explicite
du cogito, un cogito semblable au « cogito tacite » du premier Merleau-Ponty,
un acte certainement pré-thétique, qui ne sera jamais totalement exprimé mais
que nous exprimons correctement en disant qu’il ne sera jamais correctement
exprimé parce qu’il est la Vie.
Cet acte pré-thétique, nous le thématisons quand même,
paradoxalement. Il nous apparaît dans sa nécessité. Nous en sommes en ce
sens auto-affectés. « La réduction radicale réduit l’apparaître lui-même, elle met de
côté en lui cette plage de lumière que nous appelons le monde pour découvrir
ce sans quoi cet horizon de visibilisation nous deviendrait jamais visible, à
savoir l’auto-affection de son extériorité transcendantale dans le pathos sans
dehors de la Vie ».42 On aura lu dans ces quelques lignes publiées en 1991 par
Henry ses catégories les plus originales, et à vrai dire obscures. Nous y allons
par une sorte de passage à la limite de l’auto-affection de la conscience à
l’auto-donation de la vie. « Seule une réduction qui va jusqu’au bout de sa
capacité de réduire […] découvre la donation originelle, celle qui, donnant la
vie à elle-même, lui donne d’être la vie ».43 La réduction radicalisée saisit
l’apparaître archétypique, celui de la conscience, en sa réalité propre et ultime ;
l’apparaître paradoxal de la conscience qui se sait affectée intérieurement à la
prise de conscience active de soi advient de manière rationnelle si nous y
lisons l’intériorité du Logos à la Vie. Dans le Logos, image parfaite de la
conscience qui advient à soi à partir d’un silence originaire, « la donation se
donne elle-même selon son propre excès, excès qui lui appartient comme sa
possibilité même et sans lequel rien, pas même l’étant le plus trivial, ne serait
jamais donné ».44 Dans la donation de la Vie au Logos, la Vie se donne à ellemême ; il n’y a là rien de représentable, mais seulement une reconnaissance
savoureuse des affects les plus essentiels de la conscience dont le Logos est la
pure expression.45 « La démarche ne consiste plus à simplement déplacer notre
41
M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, PRESSES UNIVERSITAIRES DE
FRANCE (Épiméthée), 1990, 128.
42
M. HENRY, « Quatre principes », 15.
43
M. HENRY, « Quatre principes », 15.
44
M. HENRY, « Quatre principes », 15.
45
Il est connu que Henry a été fasciné par la gnose des premiers siècles. On lira à ce
propos l’article, exagéré cependant, de P. CLAVIER, « Un tournant gnostique de la
phénoménologie française » dans Revue Thomiste 105 (2005) 307-315.
Paul GILBERT, « Du chiasme à l’auto-donation » – 16
regard pour remonter du visible à ce qui est caché : elle nous reconduit hors
de la pensée, hors de tout voir, au sentiment originaire de l’existence […]. Le
cheminement n’est pas un processus continu, un progrès de la pensée : il est,
de façon plus exacte, un dépouillement radical, un abandon à ce qui se révèle
par soi et qui est précisément le Soi que nous sommes ».46 L’auto-affection
renvoie alors à l’auto-donation et à la reconnaissance envers l’Origine, la Vie
qui se donne à elle-même en nous donnant à nous-mêmes. L’auto-affection
spirituelle ou subjective, condition pour toute connaissance ou aperception de
soi en train de sentir et de connaître, d’être mis ainsi en mouvement, est alors
radicalement réduite, ramenée à sa racine qu’est l’auto-donation de la Vie à
elle-même.
Conclusion
Renaud Barbaras note que « le présupposé dualiste sur lequel Michel
Henry fonde sa philosophie du corps est au centre de l’interrogation de
Merleau-Ponty ».47 Le dualisme de Henry, mis en évidence par son opposition
du corps et de la chair,48 est en fait plus large que celui de la tradition
anthropologique ; sa réduction concerne toute extériorité ou transcendance
afin de mettre en valeur l’immanence spirituelle, afin de reconnaître à cette
immanence affective l’unique valeur originaire et donc vraie. Ce faisant, Henry
revendique la dignité de l’esprit au risque de déconsidérer l’excellence de ses
œuvres, dans les sciences objectives par exemple ; l’effort spéculatif de Henry,
au bout du compte, pourrait sembler fort narcissique en adoptant des thèmes
réflexifs traités de façon unilatérale. La perspective de Merleau-Ponty paraît
plus équilibrée et plus concrète ; son concept de « chair du monde » le montre.
La différence entre ces deux auteurs provient vraisemblablement de leurs
préoccupations principales : Merleau-Ponty n’a jamais délaissé le champ de la
perception, alors de Henry, dès L’essence de la manifestation mais surtout après
les années 90, s’est attaché aux structures et conditions de la réflexivité.
Les deux auteurs se préoccupent toutefois du principe premier, qui est
pour l’un comme pour l’autre mouvement, synthèse, union sans confusion,
relations du monde et du corps qui se croisent en chiasme dans la chair pour
Merleau-Ponty, vie qui déborde de soi de tant de façons, particulièrement
dans le Logos, pour Henry. À chaque fois, l’origine est un ‘passage’, une
action dynamique, ‘se faisant’. Ces mêmes deux auteurs en arrivent ainsi à
mettre au jour des aspects originaux et essentiels de l’origine principielle ou
métaphysique.
46
J.-M. LONGNEAUX, « La réduction radicalisée », 63.
R. BARBARAS, « De la phénoménologie du corps à l’ontologie de la chair », 222.
48
Voir M. HENRY, Incarnation, Une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil,
2000, 8.
47