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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne École Doctorale d’Histoire Centre ANHIMA Thèse pour l’obtention du grade de docteur présentée et soutenue publiquement par LETTICIA BATISTA RODRIGUES LEITE le 10 décembre 2015 Usages antiques et modernes des discours en catalogue : autour du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade Directrice de thèse : Madame Violaine SEBILLOTTE CUCHET, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Membres du jury : Monsieur David BOUVIER, Professeur, Université de Lausanne Monsieur Charles DELATTRE, Maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense Madame Sylvie PERCEAU, Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne Monsieur Fábio VERGARA, Professeur, Universidade Federal de Pelotas Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne École Doctorale d’Histoire Centre ANHIMA Thèse pour l’obtention du grade de docteur présentée et soutenue publiquement par LETTICIA BATISTA RODRIGUES LEITE le 10 décembre 2015 Usages antiques et modernes des discours en catalogue : autour du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade Directrice de thèse : Madame Violaine SEBILLOTTE CUCHET, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Membres du jury : Monsieur David BOUVIER, Professeur, Université de Lausanne Monsieur Charles DELATTRE, Maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense Madame Sylvie PERCEAU, Maître de conférences, Université de Picardie Jules Verne Monsieur Fábio VERGARA, Professeur, Universidade Federal de Pelotas 3 Introduction générale Cette thèse a pour objectif de faire une étude des usages, voire des discours, que les Modernes et les Anciens ont construit autour et à partir des 275 vers (vv. 484-759) qui composent le deuxième chant de notre1 Iliade : le « Catalogue » dit « des vaisseaux ». Cette désignation en « catalogue » ne figure pourtant ni dans le texte de l’Iliade ni dans aucun autre des textes postérieurs qui nous sont parvenus, jusqu’à son apparition dans un passage de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide2, c’est-à-dire au Ve siècle avant notre ère. Pareille qualification relève déjà du registre de l’interprétation car, si nous trouvons le verbe « « ά έ » dans le texte de l’Iliade qui nous est parvenu3, en revanche, le vocable » y est absent. De ce fait, nous pourrions du moins supposer qu’en qualifiant le passage de « ῶ ά », Thucydide lui reconnaît des attributs qu’il identifie comme spécifique ou qu’il l’associe à un type de pratique discursive aux traits stylistiques et aux fonctions rhétoriques propres. Ainsi, au-delà de Thucydide, malgré l’absence dans l’Iliade de la désignation « ῶ ά » et quoique ce verbe ne précède pas le dénombrement des forces achéennes du chant II, nous suggérons que ce serait peut-être des traits stylistiques et épistémologiques reconnus comme étant communs à ce type d’énonciation qui auraient permis à cette qualification de se cristalliser dans l’expression « Catalogue des vaisseaux ». Au cours de nos recherches – malgré l’usage assez courant du nom (« et du verbe (« έ ά ») »), voire du recours à cette pratique énonciative, ainsi que d’un Voir ALLEN, Thomas, The Homeric Catalogue of Ships, Oxford, Clarendon Press, 1921, p. 33 : “(…) We know little about the external history of the Catalogue. It is omitted by one papyrus (p 3 s. iv-v P.C.) and about twenty mediaeval MSS. including T. There is no tradition of its omission, or of its origin being late (as there is of book K). We are reduced to conjecture to account of its absence in MSS. from about 450 P.C.” 2 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 10.4. PERCEAU, Sylvie, La parole vive : communiquer en catalogueΝdansΝl’épopéeΝhomérique, Bibliothèque d’études classiques 3ί, Leuven, Peters, 2002, p. 25 : « (…) en usage à l’époque classique, ce terme qui n’existe pas chez Homère, désigne en particulier les listes de conscription écrites, et chez Thucydide, Aristote, Plutarque ou les scholiastes d’Homère, c’est précisément à propos du ‘catalogue des vaisseaux’ de L’Iliade, qui constitue effectivement une revue de troupes en présence, que ce terme est introduit pour commenter le texte homérique. » 3 Voir entre autres KRISCHER, Tilman, « ΕΣΤΜΟ΢ und ΑΛΗΘΗ΢ », Philologus 109, 1965, p. 161-174 ; Formale Konventionen der homerischen Epik, Zetemata 56, München, Beck, 1971. PERCEAU, « Pour une réévaluation pragmatique du ‘Catalogue’ homérique : énonciation en Catalogue et performance poétique », VALETTE, Emmanuelle (éd.), L’énonciationΝ enΝ Catalogue,Ν Textuel,Ν n° 56, Paris 2008, p. 19-45. ___, 2002. COULOUBARITSIS, Lambros, « Fécondité des pratiques généalogiques », Kernos 19 (Actes du Xe Colloque du CIERGA, Bruxelles, septembre 2005), 2006, p. 249-266. Disponible : http://kernos.revues.org/458. Consulté le 12 août 2013. 1 4 intérêt manifesté par ce passage du chant II –, nous n’avons pourtant trouvé, dans les textes anciens qui nous sont parvenus, ni traits, ni réflexion achevée sur ce « genre » de discours. Les Modernes, au contraire, et sans doute en grande partie du fait de leur vif intérêt pour ce passage particulier, se sont lancés dans de grands efforts interprétatifs à la fois autour de ce nom et de ce verbe, et ce à partir de perspectives diverses. Nous pourrions penser que ce ne saurait être un hasard si certains chercheurs, ou même la plupart, influencés consciemment ou non par une sorte de certitude qui s’est très tôt manifestée dans la Modernité – celle du « Catalogue des vaisseaux » comme étant la première représentation de la géographie de la Grèce qui nous soit parvenue4 –, ont fini par interpréter ce type d’ « énonciation en catalogue » comme un mode archaïque de dire, voire de décrire, ordonné et étroitement associé à l’idée de « vérité » ( « ἀ ί ἰ ῖ »). Cette manière de voir nous semble, à son tour, avoir eu beaucoup de conséquences dans les interprétations, voire dans les usages que les Modernes ont faits de ce passage de l’Iliade. Car, outre une sorte de quête continue de l’époque historique à laquelle la « Grèce homérique » était censée correspondre, des hypothèses plus générales ont été proposées autour d’une conception de l’« énoncé en catalogue ». Principalement, cet énoncé était considéré comme une sorte de discours et d’épistémê qui aurait été à la base d’autres pratiques discursives, telles les généalogies, ou qui aurait développé une logique inscrite dans la généalogie du partage entre ῦ / ό 5 , voire même qui aurait été aux origines de l’écriture de l’histoire 6. Ces hypothèses ne vont certes pas de soi et nous souhaitons les discuter en profondeur tout au long de ce travail. En effet, l’idée longtemps et largement prédominante du « ά » comme une liste, un produit achevé fruit d’un procédé (mnémo)technique efficace pour archiver des renseignements, voire l’idée du « έ » comme une façon de dire les choses en ordre, autrement dit comme un ordre discursif et épistémologique favorable à une représentation plus précise de la réalité – et dont le Catalogue des vaisseaux, une expression que nous utiliserons FREEMAN, Edward, Historical Geography of Europe, London, Longmans, Green and Co., 1881, p. 25-26: “Our first picture of Greek geography comes from the Homeric catalogue. Whatever may be the historic value of the Homeric poems in general, it is clear that the catalogue in the second book of the Iliad must represent a real state of things. It gives us a map of Greece so different from the map of Greece at any later time that is inconceivable that it can have been invented at any later time. We have in fact a map of Greece a time earlier that any time to which we can assign certain names and dates.” Voir à ce propos ce qu’en dit ALLEN, Thomas, The Homeric Catalogue of Ships, Oxford, Clarendon Press, 1921, p. 19. 5 COULOUBARITSIS, Lambros, Aux origines de la philosophie européenne : de la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, De Boeck université, 1992. 6 Voir GOODY, Jack; WATT, Ian, ‘The Consequences of Literacy’, Comparative Studies in History and Society, 5, 1963, p. 304-345. 4 5 désormais sans guillemets, serait l’un des exemples les plus célèbres –, nous paraît en grande partie rendre compte de la valeur accordée à ce passage de l’Iliade. Le « Catalogue des vaisseaux » s’est trouvé impliqué dans un débat incessant sur ses originesέ Il a semblé que son examen nous permettrait (ou pas) de dire quelque chose sur la valeur historique des événements passés chantés dans l’Iliade, voire plus largement sur la valeur sociale de l’épopée et des discours poétiques archaïquesέ Et nous ne mentionnons pas l’implication du Catalogue dans les débats autour des autres « questions homériques ». On ne sera ainsi pas surpris que, comme le rappelle Louise Pratt, l’« Invocation aux Muses » qui précède le célèbre Catalogue (et ce passage lui-même7) « (…) served as the starting point for modern work on truth in early Greek poetics (…) »8. Cette centralité du Catalogue explique que certains aient suggéré que la préoccupation première des poètes archaïques fut la recherche d’une vérité sur le passé, au point de considérer ces poètes comme des historiens : « (…) Thus the archaic poets may be considered the historians of their culture, their function primarily conservative, and their aim to serve traditional lore of their society »9. Et pourtant, comme Louise Pratt le souligne, outre qu’il est compliqué de vouloir attribuer à ce passage (et à d’autres encore) une sorte de valeur paradigmatique et programmatique – pour la poésie d’Homère et plus encore pour toute la production poétique archaïque10 – il apparait aussi qu’il n’est pas vraiment celaέ Il n’est pas la simple promesse de donner, par l’intermédiaire des Muses, la véritable liste des « guides et [des] chefs des Danaens », ce que l’énonciateurήnarrateurήlocuteur11 annonce à l’auditoire et expose ensuite tout au long du passage : 7 PRATT, Louise, Lying and Poetry from Homer to Pindar: Falsehood and Deception in Archaic Greek Poetics, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1993, pέ 33 μ “ (…) modern scholarship on the catalogue has pointed out that the catalogue includes some city-states that were inhabited in the Mycenaean period, but not subsequently. This suggests that the catalog is not simply a list composed on the spot of the first names that would have been likely to occur to the poet, but may really be an attempt to preserve the pastέ” 8 PRATT, 1993, p.12. 9 PRATT, 1993, p. 13. 10 PRATT, 1993, p. 43 : “The Iliad 2 and Odyssey 8 passages exemplify in their interest in truth one function that archaic narrative does play: a commemorative one. To this function, it may be useful to claim that the poet does have access to knowledge about the past (…)έ It is therefore neither necessary not entirely desirable to take the Iliad 2 and Odyssey κ passages as programmatic for all Homeric narrative, certainly not for all archaic narrativeέ” 11 Nous utilisons ces termes désignant « l’inscription et l’expression linguistique, dans l’énoncé lui-même », d’après les considérations de CALAME, Claude, Le récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 17-27. 6 ῦ ὑ ἡ ἵ ὐ φ ἰ ἀ , ίἐ ῦ ύ ώά ΄ ῖ ὰ , ά έ , έ ά , ῖ ὲ έ ἀ ύ ὐ έ ἡ ό ῶ ὶ ί ˙ ὺ ΄ ὐ ἂ ἐ ὼ ή ὐ ΄ὀ ή , ΄ έ ῶ , έ ὲ ό ΄ , ὴ ΄ , ά έ ἐ ί , ὴ ά ῦ , ὸ ό έ , ί ΄ὅ ὑ ὸ ˙ 12 ὺ ᾂ ῶ ἐ έ ά ά . Dites-moi, Muses maintenant, Muses qui habitez l’τlympe – car vous êtes, vous, des déesses, vous assistez à toute choses et les connaissez, quand nous, nous entendons seulement un renom et ne savions rien – quels étaient les guides et chefs des Danaens ; Moi, je ne pourrai proférer leur multitude ni lui donner un nom, pas même si j’avais dix langues, dix bouches, et une voix infrangible, et si m’habitait un cœur de bronze, pas si les Muses Olympiennes, de Zeus porte-égide les filles, ne me mettent en mémoire tous ceux qui vinrent sous Ilion. Alors je dirais les commandants des nefs ainsi que les nefs, dans leur totalité13. En effet, une lecture un peu plus attentive des dix premiers vers qui ouvrent cette partie14 du chant II de l’Iliade – et ensuite la lecture des 266 vers qui suivent – montre de manière évidente que la substance narrative se présente de façon beaucoup plus opaque et diverse. Tout d’abord, une fois ces vers lus, il devient assez clair que les promesses énonciatives présentées par le prologue ne s’accomplissent pas tout à fait comme il était prévuέ Les vers qui composent le « catalogue » listent certes « ceux qui vinrent sous Ilion », mais cela n’est pas toutέ Ces vers sont organisés en vingt-neuf rubriques dont chacune, en règle générale, présente : le(s) 12 Iliade, II, 284-493. Le texte en grec est celui établi par Paul Mazon aux Belles Lettres, 1967-1974. Traduction P. Mazon modifiée par Sylvie Perceau, 2002, p. 157. 14 Paul Mazon considère que le deuxième chant de l’Iliade « (…) se compose de deux parties distinctes μ l’Épreuve (I-483) et les Catalogues (484-877) ». MAZON, Paul, IntroductionΝàΝl’Iliade, Paris, Les Belles Lettres, 1943, rééd. Paris 2002, p. 146. 13 7 peuple(s) d’une certaine région qui estήsont venu(s) sous Ilion ; le(s) nom(s) respectif(s) du/des guides de chacun de ces peuples ; le nombre des nefs et un ou plusieurs « noms géographiques associés au contingent considérée »15. Par ailleurs, il faut souligner que ce récit comporte d’autres informations, des données qui ne sont pas pré-énoncées par son prologue. De ce fait, en lisant le catalogue d’autres détails apparaissent : des précisions généalogiques concernant leur(s) guide(s)16, ainsi que, plus rarement, de petites anecdotes17. Afin de mieux saisir l’« effet d’opacité » du prologue mentionné ci-dessus, nous proposons de suivre brièvement l’analyse du passage telle qu’elle a été menée par Claude Calame18. Celui-ci propose de considérer à la fois μ (1) la façon dont s’installent et se désinstallent, au cours de cet énoncé, les actants de l’énonciation (embrayageήdébrayage énonciatif)19 ; (2) le contenu de ce que les actants annoncent comme promesse en matière d’énonciation poétiqueέ Le morceau s’ouvre par un verbe à l’impératif ( ), aussitôt suivi par une explicitation du sujet énonciatif qui exhorte (tout en s’installant comme l’actant de l’énonciation) et qui vient au datif (ηοδ). Le je du poète (narrateur) est ainsi tout d’abord actualisé, mais juste pour permettre que par la suite, et/ou à la fois, s’installent de nouveaux actant(e)s : le tu/vous, le(s) narrataire(s) de l’énoncéέ Cette fonction sera occupée par les Muses ( ῦ , au vocatif), auxquelles sera accordée la fonction de source, garante du savoir énoncé. Le savoir qui sera finalement transmis par le poète (le je, narrateur) comprend les noms des « guides et chefs des Danaens (…) ceux qui virent sous Ilion »έ Jusqu’à ce point on pourrait finalement dire que le poète n’est qu’un simple intermédiaire de la substance poétique inspirée par les Muses (qui seraient donc les vraies narratrices)έ σéanmoins, tout à la fin de l’évocation, le poète revient pour (re)prendre sa place de sujet énonciateur, c’est-à-dire d’actant explicite de l’énonciation – ce qu’il fait par l’emploi du verbe ἐ έ . La substance poétique est alors, de plus, (re-)définie par lui comme un récit qui présente « les commandants des nefs ainsi que les nefs, dans leur totalité ». 15 JACOB, Christian, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, Armand Colin, 1991, p. 31. Voir les contingents : deuxième (vv. 511-516) ; troisième (vv. 517-526) ; quatrième (vv. 527-533) ; cinquième (vv. 536-545) ; sixième (vv. 546-554) ; huitième (vv. 559-569); neuvième (vv. 569-580) ; dixième (vv. 581-590) ; douzième (vv. 603-614); treizième (vv. 615-624) ; quatorzième (vv. 625-630) ; seizième (vv. 638-644) ; dixhuitième (vv. 653-670) ; dix-neuvième (vv. 671-675) ; vingtième (vv. 676-679) ; vingt-et-deuxième (vv. 695710) ; vingt-troisième (vv. 711-715) ; vingt-quatrième (vv. 716-728) ; vingt-cinquième (vv. 729-733) ; vingtsixième (vv. 734-737) ; vingt-septième (vv. 738-746) ; vingt- neuvième (vv. 756-759). 17 Voir les contingents : onzième (vv. 591-602) ; dix-huitième (vv. 653-670) ; vingt-et-unième (vv. 681-694); vingt-deuxième (vv. 695-710) ; vingt-quatrième (vv. 716-728) ; vingt-septième (vv. 738-746). 18 CALAME, 2000, p. 59-63, p. 68. 19 CALAME, 2000, p. 19. 16 8 Pour le reste, ajoutons qu’au cours de ce prologue le je du poète s’installeήse désinstalle encore par d’autres reprises (ἡ ῖ , ἐ ὼ, )έ Cela se manifeste notamment lorsqu’il tient à souligner que lui et d’autres (nous, mortels) subissent l’impossibilité de garantir l’intégralité du contenu du récit qui s’ensuit μ soit à cause de leur ignorance, soit en raison de leur incapacité physique (de mortels) devant l’énormité de la foule censée être venue combattre à Ilion. En revanche, c’est à ce moment-là qu’il n’hésite pas à faire encore remarquer sa présence lorsqu’il dit : Moi, je ne pourrai proférer leur multitude ni lui donner un nom, pas même si j’avais dix langues, dix bouches, Mais malgré cela, et comme le rappelle encore Louise Pratt, certains pensent qu’il serait possible de dire que ce ne sont pas seulement les Modernes, mais aussi les Anciens qui depuis longtemps considèrent ce passage comme un extrait à valeur particulièrement historique, voire comme un « document »20. Mais nous nous interrogeons : est-ce vraiment le cas ? Nous proposons, dans cette thèse, de reconsidérer les usages du Catalogue des vaisseaux que nous trouvons dans les textes de quatre auteurs anciens appartenant à des périodes différentes. Ces textes, que nous avons sélectionnés pour différentes raisons que nous allons exposer lors de leurs analyses respectives, sont l’Enquête d’Hérodote, La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, Iphigénie à Aulis d’Euripide et la Géographie de Strabon. Notre objectif est de vérifier ce qui a motivé et justifié le recours de chacun de ces auteurs à ce passage de l’Iliade et, pour les trois premiers, à l’utilisation des discours en catalogue dans leurs propres textesέ Ces analyses devraient nous permettre de vérifier si ces auteurs – bien que leurs productions se situent dans des contextes où les découpages génériques ne correspondent pas tout à fait à ceux qui sont néanmoins profondément inscrits dans les travaux d’une grande partie de la critique moderne ( ῦ / ό // ή /ἱ ί ) – ont effectivement partagé, ou pas, certains des intérêts centraux de la critique moderne sur le Catalogue, en particulier, la question de sa valeur historique et la recherche constante de la « Grèce homérique ». Et éventuellement, lorsque cela serait le cas, de nous demander quelles pouvaient être les motivations de ces auteurs, en nous référant à leurs contextes sociaux d’écriture et à leurs stratégies discursivesέ PRATT, 1993, p. 33 : “(…) Early Greek response to poetry has also led scholars to think that the culture regarded poetry non fictionally. Response to the Catalogue of Ships, in particularly, suggest that this was taken entirely seriously as an important document (…)έ” 20 9 En fin de compte, nous pourrons nous demander de quelles manières les Anciens ont conçu la pragmatique d’un « discours en catalogue ». Nous poserons également la question de savoir comment ces façons de concevoir la pragmatique du discours en catalogue ont pu influencer leurs usages du Catalogue des vaisseaux et des discours en catalogue en général ? Dans ce sens, les analyses menées récemment par Sylvie Perceau, en cherchant à réévaluer la pragmatique des « catalogues » homériques pour comprendre ce qu’en effet désignait dans l’épopée ce type de pratique discursive, offrent une partie de la réponse qui, à notre avis ne pourrait qu’être plurielleέ En effet, comme nous le verrons en détail au cours de ce travail, ses analyses révèlent que le « έ » est une pragmatique discursive homérique, ou plutôt iliadique, qui a peu ou même rien à voir avec un discours ordonné qui aurait une prétention à transmettre, voire à représenter le passé tel qu’il fut. Sylvie Perceau met plutôt en lumière une procédure d’énonciation originale, où ce qui est dit est toujours adapté à un contexte d’interlocution donné et dont la valeur ne peut donc se mesurer que dans ce contexte. Si les usages anciens du Catalogue permettent de mettre en évidence les « origines » de certains intérêts que la critique moderne allait leur reprendre, nous proposons de nous interroger sur les échos possibles de cette pragmatique originale du catalogue, relevée par les analyses de Sylvie Perceau, dans les travaux, voire les usages des Anciens. Cette procédure analytique a comme objectif d’identifier certains écarts qui, à notre avis, ouvrent une perspective autorisant à revenir de façon originale sur les enjeux des discours dits en catalogue et en particulier sur le cas du Catalogue des vaisseaux. Usages politiques du passé Le choix de la notion d’ « usages » dans le titre et tout au long de ce travail nécessite quelques explications. Depuis les ouvrages de Félix Buffière21 et de Jules Labarbe22, respectivement LesΝmythesΝd’HomèreΝetΝlaΝpenséeΝgrecque et L’HomèreΝdeΝPlaton, nombreuses ont été les études consacrées ici et ailleurs aux réceptions d’Homère et des poèmes dits 21 22 BUFFIÈRE, Félix, Les mythesΝd’HomèreΝetΝlaΝpenséeΝgrecque, Paris, Les Belles Lettres, 1956. LABARBE, Jules, L’HomèreΝdeΝPlaton, Liège, 1949, rééd. Paris 1987. 10 homériques23, voire à certains aspects de la lecture d’Homère dans l’Antiquité24. Ces travaux ont attiré notre attention sur de nombreux aspects jusqu’ici négligésέ σous nous intéressons en particulier à la question du rôle des « actes de réception »25 dans les processus de construction et d’affirmation de la figure d’auteur et d’autorité26, qu’il s’agisse d’Homère ou de son corpus27. L’un et l’autre sont devenus des références culturelles incontournables : quelle fonction tient la réception antique dans ce processus ? Nous nous intéressons également à la fonction des « actes de réception » dans le processus de construction des identités helléniques et, particulièrement, d’une identité (pan)hellénique28. Tout au long de notre recherche nous nous sommes inspirés des nombreuses voies ouvertes par les travaux inscrits dans les perspectives proposées par la notion de « réception »29. σotre choix de la notion d’« usage » – considérant qu’elle peut également être investie de différentes significations30 pouvant englober l’études des citations, mentions et allusions à un Voir entre autres : BRÉCHET, Christophe, Homère dans l’œuvreΝdeΝPlutarque.ΝLaΝréférenceΝhomériqueΝdansΝ les Œuvres Morales, thèse de doctorat de grec ancien, Université de Montpellier III 2003. GRAZIOSI, Barbara, “The ancient reception of Homer”, HARDWICK, Lornaν STRAY, Christopher (eds.), A Companion to Classical Receptions, Oxford, Blackwell Publishing, 2011, p. 26-37. NAGY, Gregory, Pindar’sΝ Homer:Ν TheΝ LyricΝ Possession of an Epic Past, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1λλί LAMBERTτσ, Robert “Homer in Antiquity”, MτRRIS, Ianν PτWELL, Barry (edsέ), A New Companion to Homer, Leiden/ New York/ Köln, Brill, 1996, p. 33-54. LAMBERTON, Robert; KEANEY, John, Homer’sΝAncientΝReaders:ΝTheΝHermeneuticsΝofΝGreekΝ Epic’sΝEarliestΝExegetes, Princeton, Princeton University Press, 1992. 24 Voir à ce propos le point fait plus récemment dans « L’Introduction générale » de BRÉCHET, 2003, p. 5-6 : (…) [Fέ Buffière et Jέ Labarbe] ont ouvert la voie à un vaste courant d’études sur la réception d’Homère et défini les deux tendances qui allaient durablement le marquerέ La première, qui consiste à étudier la présence d’Homère chez un auteur ou un groupe d’auteurs partageant des caractéristiques communes a trouvé un champ d’étude particulièrement fécond dans la Seconde Sophistiqueέ (…) La seconde tendance, visant à offrir des panoramas de la lecture – d’Homère dans l’Antiquité (…)έ » 25 Expression reprise à partir de la lecture du texte suivant : BUDELMANN, Felix.; HAUBOLD, Johannes, “Reception and Tradition”, in HARDWICKν STRAY, 2ί11, pέ 13-25. 26 Nous renvoyons à WEST, Martin, “The Invention of Homer”, The Classical Quarterly, vol. 49, n°. 2, 1999, p. 364-382. GRAZIOSI, Barbara, Inventing Homer: the early reception of epic, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. Voir aussi : FOUCAULT, M., « Qu’est-ce qu’un auteurς », Dits et écrits I (1954-1975), Paris [1969] 2001, p. 826. 27 MOST, Glenn, “How many Homersς, SAσTτσI, Anna (ed.), L’autoreΝ multiplo.Ν Pisa, Scuola Normale Superiore, 18 Ottobre 2002, p. 1-14 (voir, p. 9). 28 ZEITLIσ, Froma, ‘Visions and Revisions of Homer’, GτLDHILL, Simon (ed.), Being Greek under Rome: Cultural Identity, the Second Sophistic, and the Development of Empire, Cambridge, 2001, p. 195-266. 29 Voir l’étude maintenant classique à propos d’une théorie de la réception : JAUSS, Hans, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. ___, “The identity of the poetic text in the changing horizon of understanding”, MACHτR, Jamesν GτLDSTEIσ, Philip (edsέ), Reception Study: From Literary Theory to Cultural Studies, New York and London, 2001, p. 7-28. 30 HARTOG, François ; REVEL, Jacques (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001. Voir le résumé des différents usages politiques du passé envisagés dans les différents articles de ce volume, fait dans le compte-rendu à l’ouvrage de PAYEN, Pascal, « François Hartog & Jacques Revel, éd., Les Usages politiques du passé », L’Homme, 1θη | 2ίί3, 3ίλ-311 : il est possible de distinguer plusieurs formes d’usage politique du passé. La première ressortit au révisionnisme le plus virulent, avatar du négationnisme combattu par Pierre Vidal-Naquet dans les années 1λκί (…)έ Une deuxième catégorie d’usage politique du passé tient en des « formes plus discrètes », mais relevant de la manipulation des esprits, de la mise en scène du passé à des fins économiques (…)έ La troisième forme que prend l’usage politique du passé est toute différente μ elle est liée à la position de l’historien dans le temps. (…) C’est là assumer pleinement, avec les outils théoriques nécessaires, la difficulté d’une pratique politique de l’histoire, dans un monde où, face à la 23 11 texte dans d’autres textes31 – a notamment eu le souci de prendre en compte les aspects récemment mis en relief dans le récent volume d’articles paru sous la direction de François Hartog et Jacques Revel autour du thème « des usages politiques du passé »32 : le questionnement du statut épistémologique de l’Histoire, l’intérêt pour la mise en relation des sujets de recherches avec le contexte socio-politique dans lequel chaque ouvrage s’inscrit et, bien entendu, les questions autour de la place de l’historien, sujet actif de cette pratique-là, nous ont vivement intéressés. Ainsi, la perspective dégagée autour des usages politiques du passé nous a semblé pariculièrement appropriée. Une partie non négligeable des usages antiques du Catalogue que nous avons étudiés ont un rapport avec la pertinence argumentative de ce passage et concerne des questions d’ordre politique que l’on pourrait qualifier d’identitairesέ Par ailleurs, les questions d’ordre épistémologique autour des notions de « « έ ά » et de » nous ont permis de prendre part aux débats contemporains sur les enjeux historiographiques posés, à la fois aux Anciens et/ou aux Modernes, par les pratiques du discours et de l’écriture sur le passéέ Tout ceci nous semble attester la légitimité de ce sujet de recherche qui apparaît comme un cas d’étude tout à fait pertinentέ Nous proposons ainsi, pour traiter ces questions, de commencer par une discussion autour de la notion de catalogue. De quoi le catalogue est-il le récit ? Pourquoi fonctionne-t-il, chez les Modernes, comme un discours originel, voire comme le prototype du discours historique ς σous nous attacherons ensuite à l’analyse des valeurs du passé dans l’Iliade afin de mieux comprendre quelles valeurs ces références au passé tenaient dans les pratiques discursives archaïques. Enfin, nous analyserons les usages antiques du Catalogue des vaisseaux, dans des ouvrages sélectionnés en raison de leur importance dans la critique moderne. complexité des situations géopolitiques, face aux tentatives de récupération de leur propre histoire par les groupes défavorisés, le risque de ce que l’on pourrait appeler une ‘histoire communautariste’ guette l’historienέ » 31 Pour une brève mise en point bibliographique des études qui opposent « usage » et « mention » et son rapport avec la « citation » voir : DARBO-PESCHANSKI, Catherine, « La citation et les fragments : les Fragmente der Griechischen Historiker de Felix Jacoby », __ (dir.), LaΝcitationΝdansΝl’antiquité (Actes du colloque du PARSA, ENS LSH, 6-8 novembre), Lyon, 2012, p. 291-292 (note 1). 32 HARTOG, François ; REVEL, Jacques (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001. 12 13 Première Partie : Catalogue et écriture de l’histoire Introduction Comme son titre l’indique, nous nous proposons dans cette première partie de présenter un ensemble de réflexions qui, à notre avis, pourraient être utiles pour mettre en débat un lien que les Modernes admettent – explicitement ou implicitement – entre l’énoncé en « catalogue » et l’apparition de l’écriture de l’histoireέ Disons brièvement que le présupposé de base est que l’énoncé en « catalogue », d’une part, l’apparition de l’écriture de l’histoire, d’autre part, partagent des propriétés favorables à l’intention de rapporter, voire de fixer des connaissances sur le passé. Cette hypothèse se renforce considérablement dès lors que nous prenons en compte les débats autour des fonctions sociales des énoncés poétiques grecs archaïques, dont l’une d’elles, la transmission de vérités, aurait, selon certains spécialistes, beaucoup compté33. En effet, la notion même de « catalogue » – qu’elle soit comprise comme se référant à une sorte de liste ou comme étant caractérisée comme un type d’énoncé à traits formels et épistémologiques propres – s’est trouvée impliquée dans les débats autour de la naissance de l’écriture (et) de l’histoireέ Plus encore, considérée comme référant à une sorte de procédé mnémotechnique, voire à un genre discursif propre doté d’un ordre qui la place à la frontière du ῦ et du ό , la notion de catalogue a parfois été associée aux origines mêmes de la pensée philosophique européenne34. Dans le dessein de mieux approcher cette question, nous allons dans une première partie faire un état des lieux des discussions produites par les Modernes autour de la notion même de catalogue. Ces débats, comme nous allons tenter de le montrer, ont fini par rendre de plus en plus évident le besoin d’analyses davantage contextualiséesέ En effet, les discussions modernes ont montré que le terme n’existe pas chez Homère, et que dans l’Antiquité – certes, nous Voir à ce propos PRATT, 1993, p. 2-3, qui nous rappelle que “(…) modern scholarship on archaic Greek poetics (…) repeatedly stressed archaic poetry’s commitment to truthέ (…)έ Modern scholarship on the poet as a speaker of truth has done a great deal for our understanding of the important sociological functions that poets played in archaic Greece, particularly in their role as preserves of the past and social values within a predominantly oral cultureέ” 34 Voir dans ce sens : COULOUBARITSIS, 1992 ; 2006. 33 14 raisonnons uniquement à partir de ce qui nous est parvenu – personne ne s’est explicitement engagé dans un débat savant autour de la notion de ά 35 . Pour autant, nous ne saurions minimiser le fait, sans doute tout à fait significatif, que, tout en étant absent des poèmes attribués à Homère, ce terme est choisi par Thucydide pour qualifier un ensemble de vers de l’Iliade36. C’est cette dénomination thucydidéenne qui fut ensuite reprise par les commentateurs37. Par conséquent, la discussion autour de la notion de catalogue doit s’élargir à l’étude, même brève, d’autres passages produits par les Anciens et considérés par la critique comme des catalogues antiques. Ces passages se trouvent notamment dans les compositions attribuées à Hésiode – au point que celui-ci se voit parfois rattaché aux fondations de cette modalité discursiveέ Du fait de la forte présence de données d’ordre généalogique, soit de façon structurante dans lesdits catalogues hésiodiques, soit dans lesdits catalogues homériques, nous serons conduits à examiner les rapports entre catalogues et généalogies. Ces dernières ont en effet pu être considérées comme un sous-genre du catalogueέ Parfois, l’un et l’autre furent perçus comme relevant d’un même principe épistémologique désigné comme la logique « catalogue-généalogique » – laquelle, d’après maints commentateurs, constituerait une des bases, voire la base structurante des œuvres de ceux qui seront caractérisés plus tard comme les « premiers prosateurs », voire les premiers « historiens », et dont les travaux remontent au VIe siècle avant notre ère. Cette approche va nous permettre d’analyser en détail le rapport que certains travaux ont proposé d’établir entre le format liste – un aspect du catalogue – et l’émergence de l’écriture etήou de l’histoireέ Ainsi, outre la mise en valeur d’une perspective évolutionniste que nous identifions dans ces études, nous aurons à cœur de questionner la pertinence qu’il y a à vouloir attribuer aux Anciens une modalité de dire et d’écrire le passé, autrement dit une historiographieέ Cette manière de dire et décrire le passé serait censée s’identifier à notre notion moderne d’Histoire, qui trouverait ainsi ses origines dans ce que nous comprenons par « catalogue ». Mais, pour autant, c’est ce qui, dans une certaine mesure, se trouve présupposé dans PAPADτPτULτUBELMEHDI, Ioanna, « Hésiode, Homère, Hérodote : forme catalogique et classifications génériques », Kernos 19 (Actes du Xe colloque du CIERGA), 2006, p. 79-95. Disponible : http://kernos.revues.org/432?lang=en#text . Consulté le 31 mai 2013. 36 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 10, 4. 37 Voir PERCEAU, 2008, p. 25 : « (…) en usage à l’époque classique, ce terme qui n’existe pas chez Homère, désigne en particulier les listes de conscription écrites, et chez Thucydide, Aristote [Poétique 1459a36], Plutarque [Solon, 1ί] ou les scholiastes d’Homère, c’est précisément à propos du ‘catalogue des vaisseaux’ de l’Iliade, qui constitue effectivement une revue de troupes en présence, que ce terme est introduit pour commenter le texte homérique. » 35 15 Dans le cadre d’une étude intéressée par les usages du-dit Catalogue des Vaisseaux par les Anciens et les Modernes, le rapport entretenu entre catalogue et histoire (en passant par l’historiographie) nous paraît particulièrement digne d’attention pour deux raisonsέ D’une part, parce qu’il apparaît systématiquement dans le cadre des travaux des Modernes qui se sont consacrés à une analyse détaillée du contenu du Catalogue des vaisseaux, et c’est ce que nous allons étudier précisément dans la deuxième partie ν d’autre part, parce qu’il apparaît également dans les usages et interprétations antiques de ce Catalogue ; nous analyserons ce dernier aspect plus en détail dans la troisième partie de ce travail. Ce qui nous intéresse, dans notre étude, ce sont précisément les enjeux des tous ces débats qui animent les études du Catalogue des vaisseaux. 16 Chapitre I - Qu’est-ce qu’un catalogue ? 1- Le catalogue comme une liste élaborée 1.1- Listes et catalogues : une question de forme, de style et de rhétorique Le Catalogue des vaisseaux, ainsi que les autres ensembles textuels dénommés usuellement catalogues dont l’ensemble forme à peu près la moitié des vers qui composent le deuxième chant de l’Iliade, se présentent comme des énumérations qui, grosso modo, sont censées fournir respectivement : un dénombrement exhaustif des contingents grecs venus combattre les Troyens (vv. 494-759); une liste des meilleurs guerriers et des meilleurs chevaux achéens (vv. 763-785), et, finalement, un répertoire des combattants Troyens et de leurs alliés (vv. 816-877). Ainsi, malgré le fait que le catalogue des alliés grecs soit bien plus développé que celui de leur adversaire – différence dont nous allons discuter plus loin les possibles causes –, tous apportent des informations que l’on peut considérer comme élémentaires : le(s) nom(s) de(s) peuple(s) d’une certaine région qui sont venus combattre ; le(s) nom(s) respectif(s) du/des guides de chacun de ces peuples ; à propos de ce(s) dernier(s), et dans la plupart des cas, quelques données d’ordre généalogique associées à un ou plusieurs noms géographiquesέ Autrement dit, il est clair que si les catalogues des combattants venus participer à la guerre de Troie s’apparentent à des listes, ce ne ne sont pas pour autant de simples listes – du moins pas telles que celles que l’on trouve déjà sur les tablettes mycéniennes38. Les-dits catalogues homériques ne sont pas des inventaires d’objets ni des inventaires de noms enregistrés en vue d’un contrôle administratif même si, plus tard, ils deviendront des objets d’appropriation et, par conséquent, de dispute et de contrôleέ τn pourrait dire d’ailleurs qu’à Pour un commentaire des principaux aspects qu’on peut trouver dans les tablettes mycéniens, notamment dans les listes de rameurs et militaires (lists of Oarsmen and Troops), c’est-à-dire, ces deux types anciens de « listes » qui a priori pourraient correspondre à des sources ayant pu inspirer et nourrir (en format et en matière) ce qu’on trouve dans les Catalogues des vaisseaux de l’Iliade, voir PAGE, Denys, History and the Homeric Iliad, BerkeleyLos Angeles, University of California Press, 1959, rééd. 1966, p. 178-217 (“The documents from Pylos and Cnossos”). 38 17 l’origine de leur énonciation, ils ne sont pas une chose. Néanmoins, ils le deviendront. Dans cette perspective, le fait même que Thucydide puisse qualifier à son époque (que ce soit pour la première fois ou pas) cette liste au moyen d’un substantif 39, peut éventuellement être interprété comme le symptôme d’un moment où les poèmes dits homériques sont en train de se fixer, sinon en tant qu’« Écriture », du moins en tant que « transcription » dont les contenus se trouveraient déjà plus ou moins arrêtés40. Quoi qu’il en soit, quand on le compare à d’autres dénombrements présents dans l’Iliade ou dans l’Odyssée41, le catalogue achéen s’avère être particulièrement développé, voire complexeέ σéanmoins, l’ensemble des extraits que les commentateurs désignent par le nom de catalogue possèdent des traits formels, stylistiques et parfois rhétoriques qui ont précisément permis aux chercheurs modernes de les qualifier tous ainsi, soit en tant que listes, soit en tant que catalogues. Dans une telle perspective, il est nécessaire de répondre aux questions suivantes : quelles sont, au bout du compte, les divergences et les ressemblances entre l’un et l’autre, c’està-dire, entre listes et catalogues ? Quels sont les traits formels, stylistiques et rhétoriques qui distinguent les listes et les catalogues du reste du poème homérique ? Tout en s’appuyant sur certaines conclusions des recherches menées par Elizabeth Minchin42, Benjamin Sammons a tout récemment présenté l’opposition listeήcatalogue de la façon suivante : A list is a bare enumeration of items, whereas a catalogue is a list to which some amount of elaboration has been addedέ (…) lists can be viewed as inelaborate catalogues (…), while most catalogues can be viewed as elaborate lists (…)έ In this sense, “catalogues” and “lists” are formally identical.43 Cette définition nous permet d’inférer que Benjamin Sammons travaille à partir d’une perspective bien différente de la nôtreέ En effet, Benjamin Sammons pense que l’Iliade aurait déjà été mise par écrit depuis le VIIe siècle avant notre ère. Ainsi, au tout début de son livre, il 39 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 10, 4. En utilisant les termes « Écriture », « transcription » et l’idée de « cristallisation », on fait ouvertement référence aux travaux de NAGY, Gregory, Poetry as Performance. Homer and beyond, Cambridge 1996a, trad. fr. par Jean Bouffartigue : La poésie en acte : Homère et autres chants, Paris 2000, p. 138-139. 41 Pour l’Iliade voir : 5, 384- 404 ; 9, 120-57; 14, 315-328 ; 24, 228-37. Pour l’Odyssée : 2, 235-327; 5, 118-36 ; 16, 245-253; 18, 291-301; 22, 241-243, 268-68, 283-84. 42 MINCHIN, Elizabeth, “The Performance of Lists and Catalogues in the Homeric Epics”, WτRTHIσGTτσ, Ian (ed.), Voice into Text: Orality and Literacy in Ancient Greece, Leiden, New York, Köln, E. J. Brill, 1996, p. 3-20. Voir aussi: BEYE, Charles Rowan, “Homeric Battle σarrative and Catalogues”, Harvard Studies in Classical Philology 68, 1964, p. 345-373. POWELL, Barry, “Words patterns in the Catalogue of Ships (B 494-709): A Structural Analysis of Homeric Language”, Hermes 106, 1978, p. 255-264. 43 SAMMONS, Benjamin, The Art and Rhetoric of the Homeric Catalogue, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 9. 40 18 s’inscrit d’emblée dans la « dictation theory »44, selon laquelle un aède – du moins l’auteur de l’Iliade – aurait pris la décision de dicter son poème à un scribe45. Cela explique pourquoi Benjamin Sammons admet l’idée « d’addition », notion qui se trouve sous-jacente lorsqu’il parle d’une élaboration s’ajoutant à ce qui serait un texte de base. Ceci dit, il reste pourtant à indiquer quels seraient les éléments formels, stylistiques et rhétoriques qui caractériseraient listes et catalogues au point de les rendre à la fois (presque) identiques entre eux et distincts d’autres passages présents dans l’épopéeέ Dans le but de mettre en avant ces éléments qui caractérisent à la fois listes et catalogues, nous choisissons de reproduire l’intégralité d’un extrait de l’Iliade : le « catalogue des Néréides ». Comme le souligne Sylvie Perceau, ce passage a toujours été qualifié de modèle de catalogue, au sens de liste de noms46έ D’ailleurs, c’est bien ainsi que le considère Benjamin Sammons : έ ΄ᾤ ἡ έ ἐ έ ώ έ ΄ ΄ ᾶ ὅ ὰ ΄ ύ ί ώ ό ὶ ὶ ί ὶ ώ ώ έ ὶ ὶ ὶ ό ή ὶ ΄ έ ῖ ὶὨ ί ἄ ί ΄ ἳ ὰ ˙ ὲ ό ή ἁ ὸ ὰ ὶ έ , ˙ ὶ έ ἀ φ έ , έ ἁ ὸ ί . ά ά ό , ό ΄ ί ῶ , ί ὶ ό ὶ φ ό ὶ ή, έ ά έ , φ ό ὶ ά , ὶἀ ὴ ά , ὴ ὶ ά ˙ ά ά ὶ ά , ἐ ό ό ΄ ά , έ ἁ ὸ ΐ ˙ Mais Achille a poussé une plainte terrible, et sa mère auguste l’entend du fond des abîmes marins où elle reste assise auprès de son 44 Sur cette théorie voir : POWELL, Barry, Homer and the Origin of the Greek Alphabet, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 45 SAMMONS, 2010, p. X. Il ne croit pas que l’Iliade et l’Odyssée puissent être attribuées au même auteur. Il avance même l’hypothèse que la seconde aurait été l’œuvre d’un élève d’Homèreέ 46 PERCEAU, 2002, p. 138. 19 vieux pèreέ À son tour, elle gémit, et aussitôt des déesses l’entourent, toutes les filles de σérée qui habitent l’abîme marinέ Voici Glaucé, Thalie, Cymodocée, – Nésée, Spéiô, Thoé, Halié aux grands yeux, – Cymothoé, Actée, Limnôréia, – et Mélite et Ière, Amphithoé et Agavé, – Dotô, Prôto, Phéruse et Dynamène, – Dexamène, Amphinome et Callianire, – Doris, Panope, l’illustre Galatée – Némertès, Apseudès et Callianassa ; – et encore Clymène, Ianire et Ianassa, – Maira et Orithye et Amathye aux belles tresses, – et toutes les Néréides qui habitent l’abîme marinέ Remplissant la grotte brillante, (…)έ47 Cette liste, qui n’est pas très longue, serait, d’après la lecture proposée par Benjamin Sammons, tout simplement une succession de noms propres. Le fait que la plupart de ces noms ne se trouve pas suivi d’une épithète, c’est-à-dire d’un qualificatif d’ordre stylistique capable d’apporter à cette liste un aspect plus élaboré, explique, toujours selon Benjamin Sammons, que la liste des σéréides n’ait pas le statut de catalogueέ Benjamin Sammons remarque un autre trait formel : tous les noms de Néréides se trouvent à chaque fois liés entre eux par un/des connecteur(s) simple(s) : / ὶ (« et »). Enfin, cette lecture met en relief une autre propriété rhétorique : la série de noms est précédée par un vers censé informer le lecteur/auditeur sur son contenu. Le v. 38 indique en effet que le destinataire va entendre les noms de toutes les Néréides du fond de la mer qui se trouvaient rassemblées autour de Thétis. Toutefois, cette série de trentetrois noms est bientôt interrompue par la reprise presque identique de ce même vers : mais cette fois, à la place de l’adjectif « », on trouve « ί » (vέ 4λ), ce qui, d’après Benjamin Sammons, joue le rôle de raccourci rhétorique, caractéristique de ce type d’énoncé, et a pour fonction d’« excuser » le poète de ne pas avoir donné une liste effectivement complète48. Le terme aurait en outre l’avantage de ne pas entamer la prétendue complétude et, ainsi, l’efficacité, de cette listeέ En ce qui concerne la notion de catalogue, nous reprenons la définition présentée par Benjamin Sammons avant de reproduire un extrait de l’Odyssée qui nous servira d’exemple pour le type de « liste élaborée » telle qu’elle est définie par cet auteur : A catalogue is a list of items which are specified in discrete entries; its entries are formally distinct and arranged in sequence by anaphora Il. 18. 35-49 (Nous soulignons). Les traductions de l’Iliade sont celles de Paul Mazon, Belles Lettres. PERCEAU, 2002, p. 140 : « Dans cet inventaire, les Néréides ne sont que trente-trois, alors que le nombre canonique fixé par Hésiode dans sa Théogonie est cinquante ». 47 48 20 or by a simply connective, but are not subordinated to one another, and no explicit relation is made between the items except for their shared suitability to the catalogue’s specified rubric49. Et voici un exemple de catalogue, que nous ne reproduirons toutefois pas dans son intégralité : ῶ ὲ ᾏ ἐ έ ἀ ό ΄˙ ἱ ὲ ῖ ,ᾐ ὰ ἀ ὴ φό , ὅ ἀ ή ἠ ὲ ύ . ἱ ΄ἀ φ΄ ὸ ἀ έ ἠ έ · … ΄ ό ὼ ὐ έ , φά ἀ ύ , φ ὲ ὴ ἰ ί . ἠ ά ΄ ί , ὺ ά ῶ ἐ ῖ ἵ , ὶ ῥ΄ἐ ΄ έ ὰ ῥέ . … ὴ ὲ ΄ ό , ῖ ύ ὴ ὶ ὸ ὿ ΄ἐ ἀ ί ῃ ἰ ῦ ί ῥ΄ ύ ῖ ΄, φί ά ό , ῶ ή ἕ ἑ ύ ύ ά ΄, ἐ ὶ ὐ ὲ ἀ ύ ό ΄ἐ ύ έ ὐ ύ ή , ώ ἐό . … ῖ ά έ ή ΄ φύ ὸ φί ἀ ὸ ἐ έ ή ; ά ΄ ὐ ἂ ἐ ὼ ή ὐ ΄ὀ ή [ὅ ἡ ώ ἀ ό ἠ ὲ ύ ]. , τr, pendant qu’entre nous, s’échangeaient des discours, les femmes survenaient que pressait de sortir la noble Perséphone, et c’était tout l’essaim des reines et princesses. (...) Je vis d’abord Tyro, fille d’un noble pèreμ l’éminent Salmoneus l’engendra, disait-elle, et Crétheus, un des fils d’Aiolos, l’épousaέ Mais, éprise d’un fleuve, et du plus beau des fleuves qui coulent sur terre, du divin Énipée, elle venait souvent au long de son beau cours. (...) 49 SAMMONS, 2010, p. 9. 21 Puis je vis Antiope, la fille d’Asopos, qui se vantait d’avoir dormi dans les bras de Zeus ; elle en conçut deux fils; Amphion et Zéthos, les premiers fondateurs de la Thèbe aux sept portes qu’ils munirent de tours, car, malgré leur vaillance, ils ne pouvaient sans tours habiter cette plaine. (...) Je vis Maira, Clymène et l’atroce Ériphyle qui, de son cher époux, toucha le prix en or. De combien de héros, mes yeux virent alors les femmes et les filles ! Comment vous les nommer et les dénombrer toutes ?50 En observant ce passage du « Catalogue des femmes », on retrouve des caractéristiques déjà présentes dans la liste qu’on a choisi de présenter au début mais également d’autresέ Ainsi, si on peut remarquer la présence de connecteurs ( ὶ, , ou έ), à la différence de ce qu’on observait dans la première liste ils sont ici parfois renforcés par la répétition ou l’anaphore du verbe « voir » ( )έ En outre, et à la place d’une seule succession de noms féminins, ce qu’on trouve dans la majorité des entrées, et au-delà des épithètes, on trouve la présence des données d’ordre généalogique autant que des informations plus diversesέ Ceci justifie, du moins en partie, le fait que cette liste, plus élaborée, va devoir se structurer sous la forme de longues entrées successivesέ Un dernier aspect d’ordre rhétorique, déjà précisé comme caractéristique de la liste et qui apparaît également ici, est son ouverture par un vers censé annoncer son contenu intégral tandis qu’à la fin, on est « surpris » pas un genre d’aveu d’incomplétude de l’énoncéέ Si d’une part, une telle définition rend bien compte de certains traits formels, stylistiques et rhétoriques qui confortent ce genre d’énoncé – du moins dans le contexte des poèmes dites homériques –, néanmoins, et d’autre part, elle ne nous dit rien des contextes qui auraient motivé sa (re)production et sa transmission, ni dans ces poèmes ni ailleurs. Sur cet aspect, plusieurs hypothèses ont néanmoins été avancées. Nous précisons que le modèle interprétatif proposé pour discuter la forme catalogale est dépendant de la façon dont l’interprète considère la question des origines et l’histoire de la transmission des épopées homériques dans leur ensemble. Od. 11. 225-228 ; 235-240 ; 260-265 ; 326-329. Les traductions de l’Odyssée sont celles de Victor Bérard, Belles Lettres. 50 22 1.2- Listes et catalogues : à quoi ça sert ? Benjamin Sammons a tout récemment proposé que l’importante présence du format catalogal dans les épopées attribuées à Homère devait être considérée comme le symptôme d’une conscience, de la part de cet auteur, de l’efficacité du format catalogal en tant que forme discursive. Ce format servirait une rhétorique particulièrement apte à déployer certaines fonctions dans différents moments narratifs51. Toutefois, d’après Benjamin Sammons, la forme catalogale doit être considérée en elle-même comme une forme « non-narrative »52. Autrement dit, il s’agit d’une forme discursive poétique figée sur un mode idéal dont, par conséquent, la transmission du contenu poétique s’accomplit de la façon la plus efficace possible53. Ce serait pour cette raison qu’elle serait maintes fois reprise par Homère dans ses deux épopéesέ Elle fonctionnerait comme l’archétype idéal de la poésie épique dont la fonction majeure serait non pas de transmettre la gloire des ancêtres mais de servir de référence, voire de paradigme fondamental d’un discours efficace sur le passéέ Ceci présuppose, en tout cas, que cet énoncé catalogique soit considéré comme une forme discursive assez ancienne. Ces considérations sont, dans une certaine mesure, à comprendre en écho aux perspectives ouvertes, dès la fin de l’année 1λ2κ, par les recherches menées par Milman Parry et Albert Lord54: les poèmes homériques sont alors considérés comme les héritiers majeurs de compositions toujours fabriquées en performances et, par conséquent, transmises pendant très longtemps dans et en fonction d’un système de techniques orales caractérisé par un langage et des schèmes de composition spécifique. Benjamin Sammons, ainsi que Albert Lord, imagine Homère comme une sorte de barde qui aurait fini par décider de dicter son poème à un scribe, peut-être en vertu de la conscience qu’il avait d’être parvenu au sommet de son art, mais aussi dans le dessein de confier son œuvre monumentale à d’autres récitantsέ SAMMONS, 2010, p. 3 μ (…) I ask what functions they perform for the poet’s workέ This may include the efficient introduction of new data or the development of themes at work in the larger narrative, but I hope to demonstrate further that Homer’s use of the catalogue form communicates a deeper reflection on his tasks, duties, and virtues as an epic poet as well on the nature and demands of the epic genre itselfέ” 52 Perspective soutenue déjà par: BEYE, Charles, “Homeric Battle σarrative and Catalogues”, Harvard Studies in Classical Philology 68, 1964, p. 345. 53 Dans ce sens, voir aussi : PUCCI, Pietro, “BetweenΝNarrativeΝandΝCatalogue: Life and Death of the Poem”, Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens, v. 11, 1996, p. 5-24, p. 21 : “The catalogue, as a speech act, manifests a prowess of memory, and points to poetry as its privilege means. Cataloguing constitutes the supreme distillation of poetry's capabilities for truth, rigor, order, history, sequentiality: mere names, mere numbers, and no mêtis; or as we would say no connotations, no rhetoric, no fiction. Almost no poemέ” 54 Voir de nombreux aspects des recherches menées par Milman Parry et réunies par son fils dans: PARRY, Adam (ed.), The Making of Homeric Verse: The Collected Papers of Milman Parry, Oxford, Clarendon Press, 1971. LORD, Albert B., The singer of Tales, MITCHELL, Stephen and NAGY, Gregory (eds.), 2 nd. ed, Cambridge, 1960, rééd. Cambridge 2000. 51 23 Ainsi, il ressort que les énoncés en catalogue ont fini par être fréquemment analysés par les modernes dans une perspective instrumentale, à savoir comme des procédés mnémotechniques spécifiques et disponibles en tant qu’outils dans le cadre des techniques de composition oraleέ C’est ce qui explique d’ailleurs que, dans leurs travaux respectifs parus dans la deuxième moitié des années 1960, Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne n’ont pas hésité à voir dans les catalogues homériques des indices et des témoins des procédées d’apprentissage auxquels les poètes archaïques, et parmi eux Homère, auraient été soumis55. σéanmoins, d’autres aspects fonctionnels, voire pragmatiques, seraient en jeu dans cette forme catalogale qui justifient la volonté de la mettre en évidence. Ce sont ces perspectives que Jean-Pierre Vernant souligne dans ses études. Selon lui, le catalogue doit être considéré comme une sorte de lieu de mémoire et, dès lors comme constituant la référence identitaire privilégiée de et par un groupe social : C’est à travers eux que se fixe et se transmet le répertoire de connaissances qui permet au groupe social de déchiffrer son ‘passé’έ Ils constituent comme les archives d’une société sans écriture, archives purement légendaires, qui ne répondent ni à des exigences administratives, ni à un dessein de glorification royale, ni à un souci historique56. Cet aspect nous semble fondamental à rappeler car, ainsi qu’on le fera maintes fois remarquer, les Modernes ont entrepris de véritables combats intellectuels autour de la valeur (historique) des informations transmises et fixées dans le format de liste/catalogue. Dans cette perspective, il faut également souligner que le-dit Catalogue des vaisseaux occupe une place centrale. En effet, – comme nous l’avons déjà dit dans l’introduction de cette étude –, si le catalogue des vaisseaux est souvent présent dans les ouvrages de présentation du peuplement de la Grèce ancienne (on le trouve ainsi dans un manuel de géographie de l’Europe paru à la fin du XIX e siècle57), il l’est toujours dans le cadre des travaux scientifiques des hellénistes. En témoigne la mise en point faite par Thomas Allen au début de l’ouvrage paru en 1λ21 qu’il dédit à l’étude 55 VERNANT, Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris 1965, rééd. Paris 1996, p. 113. DETIENNE, Marcel, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, rééd. Paris 2006, p. 67 : « Les poèmes homériques offrent (…) des exemples de ces exercices ‘mnémotechniques’, qui devaient assurer aux jeunes aèdes la maîtrise de la difficile technique poétique : ce sont les passages qui sont connus sous le nom de ‘catalogues’ ». 56 VERNANT, 1965 [1996], p. 114. 57 FREEMAN, 1881, p. 25-26. 24 du Catalogue des vaisseaux58έ L’état des lieux proposé par Thomas Allen à propos des études entreprises autour du Catalogue des vaisseaux ne pouvait plus clairement insister sur les enjeux présents dans les commentaires des Modernes μ le Catalogue tire sa valeur en tant qu’il est compris comme source sur le passé et, par conséquent, comme espace de référence identitaire et politique. Thomas Allen l’expose de façon encore plus explicite en faisant débuter son bilan historiographique par la mention de l’œuvre de Benedikt σiese, intitulée Der homerische Schiffskatalog als historische Quelle59, autrement dit, Le Catalogue des vaisseaux homérique considéré en tant que source historique. σéanmoins, il est nécessaire de remarquer que malgré ce qui vient d’être mentionné, un certain nombre de chercheurs n’ont pas envisagé les catalogues en tant que discours traditionnels. En effet, la présence de listes généalogiques dans les poèmes attribués à Hésiode (notamment la Théogonie et le Catalogue des femmes), dont la composition est la plupart du temps jugée postérieure à celle des poèmes homériques, a conduit certains chercheurs à avancer l’hypothèse que les catalogues « homériques » seraient des compositions plus tardives. Ainsi, il est parfois suggéré que les catalogues constituaient des morceaux insérés a posteriori dans l’Iliade, tout en ayant été conçus à partir de modèles appartenant à une tradition béotienne d’où les poèmes hésiodiques auraient été eux-mêmes issus60. Cette hypothèse séduit notamment parce qu’elle est censée expliquer la place primordiale tenue par la Béotie dans le Catalogue des Achéens – où ce peuple apparaît le premier (vv. 494-510). Par ailleurs, le fait que certaines des données énoncées dans le Catalogue des vaisseaux ne s’accordent pas avec celles présentes par ailleurs dans les épopées homériques, a conduit à l’élaboration de nouvelles perspectives d’analyseέ Ces analyses peuvent être considérées comme une sorte de solution, voire de conciliation, entre les deux autres points de vue présentés plus haut. À titre d’exemple, les analyses proposées par Paul Mazon dans son « Introduction à l’Iliade » de 1943, sont assez emblématiques61έ Si, d’un côté cet auteur admet l’impossibilité de dater le Catalogue et, par conséquent, d’apprécier sa valeur historique, il avance, d’un autre côté, l’idée que ce morceau aurait été composé de manière autonome puis adapté ensuite à notre Iliadeέ Autrement dit, si Paul Mazon soutient que l’origine du Catalogue reste incertaine 62 – et ALLEN, 1921, p. 19-22. Cet auteur avait déjà publié l’article “The Homeric Catalogue”, The Journal of Hellenic Studies, 30, 1910, p. 292-322. 59 NIESE, Benedikt, Der homerische Schiffskatalog als historische Quelle, Kiel, Carl Schröder, 1873. 60 Voir : SAMMONS, 2010, p. 5, qui renvoi à JACHMANN, Günther, Der homerische Schiffskatalog und die Ilias, Köln, Sestdeutscher Verlag, 1958. 61 MAZON, 2002 [1943], p. 152-154. 62 Paul Mazon n’admet pas l’hypothèse que le catalogue présent dans l’épopée connu sous le nom de Chants Cypriens ait pu servir de modèle pour la composition du catalogue de l’Iliade. MAZON, 2002 [1943], p. 152. 58 25 par conséquent sa datation également, – il ne doute pas en revanche, que le document qui lui aurait servi de modèle ait été très ancien. Pour argumenter, Paul Mazon n’hésite pas à recourir aux « évidences » manifestes présentes dans les données des deux contingents qui ouvrent le Catalogue des vaisseaux –, alors même que le contingent béotien avait déjà été évoqué pour attester l’hypothèse contraire ! Ainsi, et au profit de sa démonstration, il indique : Il est à noter par exemple que la Béotie est représentée nettement ici comme une confédération, non comme une série de principautés isolées, et qu’elle est franchement distinguée du territoire d’τrchomène, qu’en effet la confédération béotienne n’a pas absorbé avant le VIIe siècle. Le modèle du Catalogue des vaisseaux ne peut pas être très récentέ Mais il se peut que le fonds primitif s’en soit accru peu à peu, et que la forme première en ait été augmentée et remaniée pour tenir compte de quelques poèmes du Cycle, et cela expliquerait ce qu’il a à la fois d’ancien et de récent63. σul besoin de trop insister sur le constat que toutes les perspectives exposées jusqu’à ce point présupposent une sorte de prémisse μ celle que l’Iliade dans son entier comme le Catalogue de vaisseaux en tant que tel sont des énoncés littéraires qui renvoient à un auteur, voire à un « être de raison »64 majeur et situé, censé être « le lieu originaire » 65 de son discours. Si cette origine auctoriale relève plutôt d’une énigme, toujours plus ou moins insoluble, et qui se pose à chaque fois qu’on fait référence à Homère, elle est malgré tout toujours présenteέ De ce fait, tant l’Iliade comme un tout que le Catalogue comme une de ses parties, se trouvent nécessairement porteurs d’un sens à décrypter, d’une valeur historique, voire d’une véritéέ C’est à nous (auditeurs/lecteurs) de la restituer. Nous y reviendrons. Nonobstant cette aporie, à partir des années 1960 déjà, certains travaux ont commencé à annoncer le bouleversement des perspectives en partant d’un double constat μ celui de l’absence du nom ά dans l’univers de l’épopée homérique – du moins dans la manière dont il nous est parvenu ν et, à l’opposé, celui de la présence du verbe composé έ , dont on compte onze occurrences dans l’Iliade et quarante-huit dans l’Odyssée66. Ce constat a eu le mérite d’indiquer que, dans ces textes, la notion de 63 ά MAZON, 2002 [1943], p 154. FOUCAULT, 2001 [1969], p. 829. 65 FOUCAULT, 2001 [1969], p. 829. 66 Voir la liste des occurrences dans : PERCEAU, 2002, p. 295-298. 64 comprise comme une sorte de 26 liste complète habituellement inachevée, voire comme une chose, n’existe pas. Ce qui existe, c’est bien une modalité de l’énonciation ( έ ) dotée de traits tout à fait caractéristiques. 2- Les catalogues ne sont pas une chose 2.1 - Aperçu des débats autour du verbe έ dans les poèmes homériques L’idée du catalogue considéré comme une chose, c’est-à-dire comme une liste élaborée dont la structure formelle et traditionnelle découle de son adaptation aux besoins mnémotechniques qui structurent une technique de composition poétique archaïque produite au cœur d’une culture orale afin de transmettre certains connaissances sur le passé, renvoie – comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer – aux travaux établis dans une perspective oraliste héritière des recherches menées par Milman Parry et Albert Lordέ Toutefois, en s’appuyant sur des observations faites auparavant par Gisela Strasburger67, Charles Beye a affiné notre compréhension de la notion de catalogue. Dans sa thèse, soutenue à Harvard en 196068, Charles Beye a avançé l’hypothèse qu’une certaine structure catalogale était à la base narrative de nombreuses scènes de bataille rencontrées dans l’Iliade69. Ceci impliquait que la procédure catalogale cessait d’être forcément liée aux passages traditionnellement qualifiés comme « catalogues »έ Par conséquent, elle devenait susceptible d’être analysée comme un procédé technique extensible et efficace qui intervenait dans d’autres moments de la composition en performance. Une telle perspective a été reprise, quelques années plus tard, en particulier dans les travaux de Tilman Krischer70έ Ce chercheur a prolongé l’hypothèse de Charles Beye en proposant de 67 STRASBURGER, Gisela, Die kleiner Kämpfer der Ilias, diss., Frankfurt am Main, 1954. BEYE, Charles, The Catalogue as a Device Composition in the Iliad, PhD diss., Harvard, 1961. Pour quelques commentaires vis-à-vis des perspectives développées par cet auteur, voir : PERCEAU, « Pour une réévaluation pragmatique du ‘Catalogue’ homérique : énonciation en Catalogue et performance poétique », VALETTE, Emmanuelle (éd.), L’énonciationΝenΝCatalogue,ΝTextuel, n° 56, Paris 2008, p. 19-45, p. 22-23 ; SAMMONS, 2010, p. 7, 13-14. 69 BEYE, 1964, p. 346: “There are by my count, twenty-one passages in the Iliad that describe mass battle and in which there exists much the same sort of structure analyzed [l’auteur fait référence à la structure catalogale qu’il vient de définir]”έ 70 KRISCHER, 1971. 68 27 considérer que l’épopée toute entière fût construite à partir d’une sorte de mise en abyme de ce qu’il définissait comme un « style catalogal » (« katalogischen Stil »)έ S’appuyant notamment sur la « loi de Zielinski »71, Tilman Krischer concevait le « style catalogal » comme : (…) un principe de classification en ramification qu’adopte le poète lorsqu’il présente d’abord un processus perçu dans son ensemble, puis le décompose en ses composantes, décompose ensuite ces composantes elles-mêmes en leurs morceaux, et ceci à l’infiniέ Loin d’être réduit à un procédé, le catalogue se trouve ici investi d’une dimension épistémologique liée à la représentation archaïque du monde72. À ces nouvelles perspectives d’autres se sont ajoutéesέ Hans Schwabl, dans ses travaux, a eu ainsi le mérite de montrer que contrairement à ce que pensait Milman Parry, les catalogues ne fonctionnaient pas comme des structures figées mais étaient porteurs d’une puissance de variation poétique considérablement contextualisée73. D’ailleurs, les analyses actuelles menées par Sylvie Perceau74, Lambros Couloubaritsis75 et d’autres76 ont développé certaines des conclusions de Hans Schwabl, tout y en apportant de nouvelles contributions et, bien entendu, des développements originaux que – à l’exception de quelques-uns – nous n’avons pas l’intention de commenter ici en détailέ Il est important de noter que les réflexions faites à propos du verbe composé « έ - », tel qu’il apparaît dans les poèmes homériques, ont joué un rôle majeur dans l’apparition de nouvelles questions autour de la notion de « catalogue ». Cet aspect, qui ZIELINSKY, Tadeusz, „Die Behandlung gleichzeitiger Ereignisse im antiken Epos“, Philologus Suppl. 8, 1901, p. 407-449. Ce qui est observé par PERCEAU, 2008, p. 23, de la façon suivante: « En s’appuyant sur la loi de Zielinski d’après laquelle l’action épique, notamment l’aristie (une scène de combat où un héros s’illustre individuellement) procède selon un principe de décomposition ramifiée, T. Krischer montre que l’on trouve dans l’Iliade, ainsi comme dans l’Odyssée, un type de classification pour lequel il propose le nom de catalogue, en se référant ingénieusement à la fois à l’usage que font les critiques de ce terme et à l’emploi du verbe katalegein dans l’épopée elle-même. » 72 Nous reprenons PERCEAU, 2002, p. 6. C’est bien le principe de classification en ramification qui caractérisait une « représentation archaïque du monde ». 73 SCHWABL, Hans, „Zum Problem der Traditionellen Kompositionsformen bei Homer“, Wiener Studien 99, 1986, p. 39-62. 74 PERCEAU, 2002 ; 2008. 75 COULOUBARITSIS, 2006, p. 249-266. 76 Nous faisons référence aux travaux présentés lors du Xe Colloque du CIERGA, qui a eu lieu à Bruxelles en 2005 et dont les contributions ont été plus tard publiées dans la revue Kernos 19 (Actes du Xe Colloque du CIERGA, Bruxelles, septembre 2005), 2006. Disponible : http://kernos.revues.org/414. Consulté le 03 août 2013. Pour un état de lieux des communications faites à cette occasion, voir : COULOUBARITSIS, Lambros, « Images, mythes, catalogues, généalogies et mythographies », Kernos 19 (Actes du Xe Colloque du CIERGA, Bruxelles, septembre 2005), 2006, p. 11-21. Disponible : http://kernos.revues.org/423. Consulté le 03 août 2013. 71 28 constituait déjà un élément central dans le cadre des études de Tilman Krischer77, fut repris dans le contexte des analyses proposées par de nombreux chercheursέ C’est ainsi que Margalit Finkelberg, partant des hypothèses lancées par Tilman Krischer, proposait qu’une étude du sens du verbe έ ainsi que des autres termes qui l’accompagnent à chaque fois qu’il apparaît dans les épopées homériques, pouvait témoigner de la façon dont Homère lui-même concevait cette procédure discursive μ une sorte d’archétype structurant le genre épique tout entier, voire une procédure représentative et indicative d’un des effets qu’Homère associait à la pratique poétique elle-même78. Nous reviendrons sur ce point plus tard. Ainsi, et malgré leurs points de divergences, ces analyses convergeaient dans la mesure où elles amenaient à penser les passages traditionnellement qualifiés de catalogues comme produisant une sorte d’effet idéal du « style catalogal », style qui, d’ailleurs, était censé être à la base discursive de (presque) toute l’épopéeέ Mais cela n’est pas tout : ces analyses proposaient également de penser cette procédure à partir d’une dimension épistémologique liée à la façon dont les poètes, voire les hommes de l’époque archaïque, se représentaient le monde, ou, plus largement, à un mode archaïque spécifique de penser et (re)présenter le réel79. Après ce vaste parcours réflexif, le verbe tel qu’il apparaît dans les poèmes homériques a de nouveau fait l’objet des études entreprises par Sylvie Perceau80. Le but de ses analyses étaient cette fois un peu différent puisqu’il s’agissait d’ : (…) interroger non seulement le contexte direct du verbe, au sens de son entourage strictement linguistique à l’intérieur de l’énoncé (compléments ou adverbes), mais aussi ce que la linguistique pragmatique désigne comme son « macro-contexte », c’est-à-dire les circonstances physiques dans lesquelles sont utilisés les mots, la place et le rôle des interlocutions dans ce qui apparaît comme un processus complexe d’échanges81. 77 KRISCHER, 1965, p. 161-174 ; 1971. FINKELBERG, Margalit, “Homer’s view of the epic narrativeμ some formulaic evidence”, Classical Philology 82, 1987, p.135-138; The Birth of Literary Fiction in Ancient Greece, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 27-28. 79 À propos d’une « pensée archaïque » qui s’exprimait par de multiples genres narratifs – parmi lesquels le discours généalogique (un type particulier du genre catalogique) aurait eu chez les Grecs un succès étonnant –, voire d’une logique archaïque qui aurait précédé la pratique de la philosophie et qui se caractériserait par l’ambivalence, voir notamment : COULOUBARITSIS, 1992, p. 32-34. Cet auteur définit ainsi cette logique : « (…) la logique de l’ambivalence s’accorde à une conception du réel qui accepte la coexistence du visible et de l’invisible et qui, pour dire et penser l’invisible, se rapporte toujours au visibleέ (…) la logique archaïque doit être comprise comme un fond rationnel commun de l’humanité avant l’avènement (ou en dehors) de la pratique de la philosophie. » 80 PERCEAU, 2002έ En fait ce travail publié en 2ίί2 est le résultat d’une thèse de doctorat en Études grecques, soutenue en 1λλι, à l’Université Paris IV, sous la direction de Jean Laborderie : Le « Catalogue »ΝdansΝl’épopéeΝ homérique. Enquête surΝunΝmodeΝarchaïqueΝd’interlocution. 81 PERCEAU, 2002, p. 10. 78 29 Cette analyse a été entreprise à partir du « simple » constat qu’il a toujours été difficile de traduire82, voire de « saisir »83, le sens de ce verbe à chaque fois qu’il apparaît dans les poèmes homériques – d’où sa traduction par une multiplicité de termes tels qu’énumérer, rappeler tout au long, parler, répondre, exposer, direέ L’analyse répond également au fait que la plupart des recherches menées jusqu’alors ne prenaient en considération que l’aspect « formel » du catalogue considéré. Il était soit envisagé comme un procédé mnémotechnique lié à l’oralité, soit comme une technique de narrativisation de listes, ou encore comme un mode stéréotypé et primitif de la poésie orale. En outre, Sylvie Perceau ne souhaitait pas non plus restreindre son analyse en associant le verbe έ à un principe épistémologique de classification qui aurait été adapté à la représentation archaïque du monde84έ En fait, elle proposait de s’intéresser de plus près à ses modalités énonciatives. C’est pourquoi, et tout en partant aussi du constat déjà souligné par Tilman Krischer – notamment celui du έ comme un verbum dicendi –, Sylvie Perceau a choisi, de son côté, de mettre en avant un autre aspect du terme : le préverbe -έ Ceci l’a amenée à relever les commentaires faits par Pierre Chantraine à propos de la signification de ce terme : (…) le sens premier de ά, adverbe ou préposition, recouvre l’idée de s’adapterΝ à, vers, conformément à, et peut même exprimer l’achèvement de l’action (…)έ Appliqué au discours, il en souligne donc une modalité fondamentale en insistant à la fois sur sa complétude et sur son adéquation à quelque chose ou à quelqu’un85. PERCEAU, 2002, p. 8 : « L’imprécision qui caractérise les diverses traductions de ce verbe montre bien la difficulté à laquelle se heurte quiconque veut saisir ce mode d’énonciation dans sa réalité concrèteέ Si pour chacun des deux poèmes, l’on s’en tient à deux traductions françaises, le champ sémantique appliqué au verbe εα αζΫγεδθ est d’une surprenante hétérogénéitéέ Pour onze occurrences du verbe dans l’Iliade, on rencontre sous la plume de P. Mazon (1937) six traductions différentes : énumérer, rappeler tout au long, parler, répondre, exposer, dire ; de son côté, F. Mugler (1989) propose six autres traductions pour les mêmes passages : dénoncer, énumérer, dire, parler, renseigner, exposer. » 83 PERCEAU, 2002, p. 10 : « La situation n’est pas plus claire dans les dictionnaires où les occurrences homériques de εα αζΫγεδθ sont diversement traduites (…) [Lexicon Homericum, Leipzig 1885, Hildesheim 1963, A GreekEnglish Lexicon, Liddell-Scott, Oxford, nelle éd. 1940. Dictionnaire Bailly, Paris, 1950]. En même temps que le plus souvent le sens du préverbe reste flou, le verbe de parole se voit associé, dans ces traductions, à des procédures aussi différentes que la narration, la description ou le décompte. » 84 PERCEAU, 2002, p. 11 : « Appliquée au verbe έ , une telle étude sémio-linguistique se révèle particulièrement féconde puisqu’elle permet de mettre à jour une procédure d’énonciation originale, dont les implications poétiques, rhétoriques et même épistémologiques, éclairent tout un pan de la pensée grecque archaïque. » 85 PERCEAU, 2002, p. 9-10. Voir CHANTRAINE, Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968, p. 504. 82 30 Cette approche a, entre autres mérites, celui de mettre l’accent sur des nuances qui n’avaient pas été relevées dans le cadre de travaux qui, tout en réfléchissant sur le sens du verbe composé έ verbe , faisaient plutôt ressortir les tonalités formelles et épistémologiques attachées au έ : dénombrer, énumérer, raconter, décrire86. Il nous semble effectivement important de penser cette modalité discursive comme un « procédé séquentiel »87 dont des traductions possibles seraient : dire point par point, décrire successivement les choses, raconter en détail88έ De plus, nous intéresse particulièrement la prise en compte d’un nouvel aspect mis en avant par cette glose proposée par Sylvie Perceau, à savoir que έ traduirait le fait de « désigner par la parole des choses que l’on a recueillies (= legein), de façon conforme, ajustée, adaptée (= kata) »89έ Cette interprétation envisage l’idée que la parole en catalogue est une forme énonciative dont la complétude ne se réalise que lorsqu’elle est adaptée à des contextes précis. Cet aspect nous semble être tout à fait en adéquation avec les (re)productions, les transmissions, voire les usages, non seulement d’un discours en catalogue en général, mais aussi et surtout du Catalogue des vaisseaux, à chaque fois évoqué et/ou révoqué comme « lieu de mémoire » pour la postérité. L’idée d’adéquation à une « situation de communication » donnée et qui, à chaque fois, n’engage que deux interlocuteurs90, est particulièrement relevée par Sylvie Perceau après qu’elle ait analysé les extraits des poèmes homériques où le verbe apparaîtέ Ainsi, elle souligne que, notamment dans l’Iliade, la parole en catalogue se présente comme un « mode de communication hors norme »91 à valeur descriptive et auquel on recourt lors de circonstances extraordinaires caractérisées par une « solennité, émotion, proximité et connivence entre deux interlocuteurs »92έ C’est seulement ceci qui, selon Sylvie Perceau, permet de dégager des 86 Voir : FOURNIER, Henri, Les verbes « dire » en grec ancien, Klincksieck, Paris, 1946. PERCEAU, 2002, p. 8 : H. Fournier constate un affaiblissement sémantique du verbe έ en attique, où il perd sa signification « dénombrer, énumérer » et, en même temps que son emploi se généralise, développe un sens purement déclaratif. Ce que l’auteur met en relation avec l’évolution du composé έ (« dénombrer, énumérer »), qui finit par signifier « raconter » et même « décrire ». 87 COULOUBARITSIS, 2006. 88 Voir : FINKELBERG, p. 135. COULOUBARITSIS, 2006, p. 251-254. Voir, à l’opposé, PERCEAU, 2ίίκ, pέ 36, note 60, qui affirme : « la traduction du verbe katalegein par ‘raconter en détail’ apparaît inadaptée, en particulier dans l’Iliade où ce verbe désigne toujours une présentation descriptive ». 89 PERCEAU, 2008, p. 28. 90 PERCEAU, 2008, p. 28 : « Dans l’épopée homérique le verbe katalegein n’est jamais utilisé au pluriel, ce qui implique que l’énonciation en catalogue ne relève jamais d’une prise parole collective μ il s’agit d’une communication de type personnel qui engage donc, (…) des relations interhumaines fondamentalesέ » 91 PERCEAU, 2002, p. 289. 92 PERCEAU, 2008, p. 35. 31 prémisses qui pourraient avoir motivé, à un certain moment (kairos)93, le fait que l’énonciation d’un énoncé déterminé soit mise en catalogueέ Cet énoncé poétique se caractérise, par conséquent, comme parole vive, suceptible d’être expansée94 en fonction à la fois des moments d’interaction (intra-)poétique et des conditions « externes » de sa mise en performance. L’accent mis sur l’aspect inter-discursif et contextuel lié au dire en έ n’exclut pas un repérage des traits formels et stylistiques qui lui sont récurrents, de même que jugés constitutifs de ce mode d’énonciationέ C’est le cas par exemple du recours à la parataxe95, qui implique un soin vis-à-vis des modulations sonores, rythmiques, voire sémantiques96. Par ailleurs, il convient, toujours selon Sylvie Perceau, de relever l’existence de différences stylistiques, aussi bien que pragmatiques, entre un discours/entretien en catalogue et une parole ordinaire. Les distinctions renvoient au fait déjà mentionné que la parole en catalogue telle qu’elle est utilisée dans les poèmes homériques, et notamment dans l’Iliade ne se manifeste que lors de circonstances exceptionnelles (1) ν qu’il s’agit plutôt d’une description minutieuse (d’une action, d’un lieu, d’un objet, d’un point de vue) dont le but majeur est de « dire le réel dans sa variété » (poikilia)97 (2)έ Il s’agit du reste d’un énoncé qui se fonde toujours sur un mode d’inclusion, ce qui, selon cette chercheuse, marque une différence vis-à-vis des discours narratifs – construits sur un modèle d’exclusion98 – ainsi qu’envers les interlocutions dialogiques99έ Ainsi s’explique l’incompatibilité de la parole en catalogue avec le principe du « tour de parole »100 et avec celui qui régit le « dialogue dit socratique » dont la visée persuasive 93 PERCEAU, 2008, p. 41. PERCEAU, 2002, p. 91-92 : ce que cet auteur qualifie comme une « poétique inventoriale ». 95 Pour une définition de la parataxe et son rôle dans le discours en catalogue nous reprenons PERCEAU, 2002, p. 92 : « La parataxe, qui consiste à coordonner les éléments d’un énoncé, c’est-à-dire à les juxtaposer au lieu de les organiser logiquement en hypotaxe par les biais de propositions subordonnées, joue un rôle fondamental dans les discours en catalogue μ négligeant tout l’appareil explicatif et argumentatif de la langue, elle la transforme en une sorte de guirlande impressionniste, apte à présenter les multiples facettes des choses au fil de leur apparition. » 96 PERCEAU, 2002, p. 91. Cela renvoie également aux remarques faites par Claude Calame qui parle d’un ordre, d’une raison poétique (phonique, rythmique, prosodique, sémantique)έ Voir μ « Logiques catalogales et formes généalogiques μ mythes grecs entre tradition orale et pratiques de l’écriture », Kernos 19 (Actes du Xe Colloque du CIERGA, Bruxelles, septembre 2005), p. 23-29, 2006. Disponible : http://kernos.revues.org/424. Consulté le 03 août 2013. Voir aussi : CALAME, Calame ; DUPONT Florence, « Pragmatique d’une forme poétique : de la liste au Catalogue », dans VALETTE-CAGNAC, Emmanuelle (éd.), L’énonciationΝenΝcatalogue, Paris, Université Paris Diderot-Paris 7, 2008, p. 9- 15. 97 PERCEAU, 2008, p. 40. 98 PERCEAU, 2008, p. 41 : « (…) le discours en catalogue se distingue de la narration : la logique narrative suppose, en effet, une sélection rationnelle des informations que le narrateur prend ensuite soin de réorganiser. Cette logique, qui est avant tout fondée sur l’alternatif, fonctionne sur le mode de l’exclusion, à l’inverse de la pratique discursive du catalogue descriptif. » 99 PERCEAU, 2008, p. 39. 100 PERCEAU, 2008, p. 41-42 : « (…) L’entretien en catalogue est (…) incompatible avec le principe du ‘tour de parole’ plus ou moins minuté, qui régit par exemple les discours tenus lors des banquets. La parole en catalogue 94 32 se fonde sur une logique argumentative ayant pour but une homologie des discours laquelle est le résultat de la « capitulation de l’interlocuteur »101. Ainsi, si d’une part Sylvie Perceau ne considère pas forcément comme des « énoncés en catalogues », au sens qu’elle leur donne, certains passages que l’on trouve pourtant caractérisés par le verbe έ dans l’Odyssée102, elle n’hésite pas, d’autre part, à lire comme des « énoncés en catalogues » des passages qui, dans l’Iliade, ne se trouvent pas annoncés par ce verbe mais qui, pourtant, offrent toutes les caractéristiques d’un discours en catalogue103. En effet, elle interprète comme un « discours en catalogue » des passages que certains critiques avaient auparavant qualifiés de simples listes ou « comme un modèle de ‘catalogue’ au sens de ‘liste des noms’ »104έ C’est le cas du passage de l’Iliade connu sous le nom de « Catalogue des Néréides » (18, 37-η1), que nous avons déjà eu l’occasion de commenterέ Par ailleurs, quoique son apparition ne soit ni anticipée ni suivie par le verbe έ , Sylvie Perceau considère le Catalogue des vaisseaux comme un discours en catalogue – sans toutefois le considérer comme un modèle d’exceptionέ La raison en est que cet énoncé possède les caractéristiques formelles et stylistiques récurrentes de ce mode d’énonciation, ainsi le recours à la parataxe et, parce que, selon cette chercheuse, il présente des traces qui indiquent son inscription dans un « protocole d’interlocution directe » établie entre le poète et les Muses105. C’est à partir d’une minutieuse analyse106 de l’invocation aux Muses qui ouvre le Catalogue des vaisseaux – qui pourtant avait maintes fois été mise en relation avec les dits « catalogues traditionnels »107, et aussi avec le présupposé que la poésie archaïque se caractérise par son ne convient pas non plus au débat, puisqu’elle ne saurait être interrompue par un interlocuteur impatient d’imposer à son adversaire un point de vue contradictoire (…) ». 101 PERCEAU, 2008, p. 42-43. 102 Voir ce qu’elle dit à propos du passage de l’Odyssée XXIII, 309-320, où on a dans le vers 309 le verbe έ à l’infinitif aoriste actif. PERCEAU, 2002, p. 224, et en général, p. 268 : « Les récits auxquels se livre Ulysse dans l’Odyssée ne peuvent (…) être confondus, en dépit de leur caractérisation par le verbe έ , avec des énoncés en catalogue au sens strict ». 103 PERCEAU, 2002, p. 95 : « (…) dans un discours qui, sans être désigné par le verbe έ , offre toutes les caractéristiques d’un discours en catalogue, Zeus cherche à convaincre Héra de s’unir à lui avant son départέ Pour montrer combien elle l’emporte sur ses autres conquêtes, il procède à leur inventaire, qu’il scande par une épanaphore négative ( ὐ ΄ὁ / ὐ ΄ὅ ) exprimant a fortiori l’intensité de son désir pour elle (Iliade XIV, vers 313-328). » 104 PERCEAU, 2002, p. 138. 105 Pour une analyse du « Catalogue de vaisseaux » voir : PERCEAU, 2008, p. 164-171. Voir aussi l’étude structurelle du catalogue faite par : POWELL, Barry, « Words Patterns in the Catalogue of Ships (B 494-709): A Structural Analysis of Homeric Language », Hermes 106, 1978, 255-264. 106 PERCEAU, 2002, p. 156-164. 107 Dans ce sens voir notamment : MINTON, William, « Invocation and Catalogue in Hesiod and Homer », Transactions of the American Philological Association 93, 1962, p. 188-212. 33 engagement envers ce qui est « vrai »108 – que cette auteure va déployer les arguments nécessaires pour soutenir son hypothèseέ Mais ce n’est pas toutέ Sylvie Perceau suggère que si le premier contingent présenté par le texte du Catalogue, tel qui nous est parvenu109, est le contingent béotien, c’est que cette région a une signification particulièreέ Pour elle, la place première de la Béotie doit être perçue, d’abord, comme l’indice de l’interlocuteur extérieur, à savoir l’indice d’une « allusion au destinataire direct du discours »έ L’allusion à l’auditoire béotien, dont le nom est expressivement répété au début et à la fin du passage liminaire, fonctionnerait comme une sorte d’apostrophe encadranteέ »110 Sylvie Perceau souligne ainsi que le protocole d’énonciation, tel qu’il se dégage en particulier à partir des analyses de ses occurrences dans l’Iliade, ne s’applique jamais à la production d’énoncés dont les valeurs seraient absolues, c’est-à-dire immuables et valables dans n’importe quel contexte énonciatifέ Autrement dit, les énoncés mis en discours au moyen du verbe έ – ou, à défaut, sous ses traits énonciatifs – n’auraient jamais une prétention à réverbérer un dire qui présupposerait un « idéal de Vérité une et absolue »111. Sylvie Perceau marque ici fermement son opposition à l’idée de listes écrites qui, plus tard, seront désignées par le substantif ά . Le sens de ce terme, selon S. Perceau, a pour origine une « déviation sémantique » du verbe έ , une déviation dont on peut soupçonner trouver déjà des traces dans certains passages de l’Odyssée112. 108 Voir à ce propos : PRATT, 1993, p. 11-53. PERCEAU, 2002, p. 162. 110 PERCEAU, 2002, p. 161 : « (…) τn peut, en effet, considérer que la version du « catalogue » qui nous est parvenue sous sa forme écrite est la fixation d’une version particulière de cet inventaire, élaborée à un moment donné pour un auditoire précis. Voir aussi : DUPONT, Florence, L’InventionΝ deΝ laΝ Littérature :Ν deΝ l’ivresseΝ grecque au texte latin, Paris, La Découverte, 1994, rééd. Paris 1998, p. 11, qui va aussi dans ce sens, lorsqu’elle considère qu’il ne s’agit pas pour notre texte d’une « transcription d’une performance réelle, mais [d’] un montage de plusieurs. » 111 PERCEAU, 2008, p. 33 : « Parler en catalogue ne consiste donc pas, dans son acception la plus précise, à tenir un discours de vérité universelle ou à réciter des listes toutes faites, mais bien, dans une situation de communication extra-ordinaire, à parler avec précision de choses que l’on a ‘recueillies’, soit pour les avoir entendues (…) soit pour en avoir fait soi-même l’expérience ». 112 PERCEAU, p. 290 : « Si, dans l’Odyssée, le discours en catalogue perd souvent la dimension interlocutive qui en fonde l’originalité dans l’Iliade, c’est qu’il s’adapte, semble-t-il, aux changements de la société qui le pratique et dont il reflète l’évolution : évolution de la réception littéraire à une époque où se développe chez un public plus large le goût du romanesque et des récits de nostos ; évolution de la poétique, inspirée par le nouveau modèle diégétique qui privilégie le discours indirect et favorise, dans une perspective économique de maîtrise du sens, le résumé, la rétrospection et la brachylogie ; évolution du statut du poète découvrant la volupté identitaire de la signature, à l’image d’Ulysse qui, en signant de son nom les apologues, leur confère une fixité assertorique ; évolution de la rhétorique vers une casuistique de manipulation, en relation avec une conception utilitaire du langage qui prévaut aussi bien dans l’apologue que dans le dialogue (socratique ou tragique) ; évolution de l’éthique dans le cadre d’un nouveau modèle de communication publique où triomphe le modèle agonistique du dialogue ; évolution enfin de la science en fonction d’un idéal de Vérité une et absolue, qui privilégie la synthèse, la logique, l’identité et la taxinomieέ » 109 34 En effet, l’hypothèse de Sylvie Perceau est qu’en accompagnant les changements de con(textes) qui la (re)produisent, cette procédure énonciative du έ , telle qu’elle se déploie dans l’Iliade et bien que jamais tout à fait disparue113, a progressivement été abandonnée comme recours communicatif efficace. Dans cette perspective, le verbe ne subsisterait donc plus que comme un signifiant dont la signification se trouverait rendue par son dérivé nominal, ά έ C’est dire que la procédure énonciative aurait été assimilée à des procédures d’archivage, voire à « l’idée de liste close et taxonomique facile à instrumentaliser »114. Cette ά signification est censée avoir été partagée par Thucydide, d’où son choix du terme lorsqu’il fait référence au Catalogue des vaisseauxέ La façon dont Sylvie Perceau considère la modalité énonciative du έ – telle qu’elle se présente dans l’Iliade – la place à l’écart d’un consensus que, malgré toutes leurs divergences, la plupart des analyses partagent μ il s’agit du rapport qu’elles établissent entre catalogue et savoir. Certes les désaccords sont nombreux quand « (…) il s’agit de définir ce savoir, d’en identifier les destinataires et d’en cerner les critères de sélection et les modalités de transmission »115. Par conséquent, à la différence du ά , un énoncé en catalogue tel que le caractérise Sylvie Perceau, s’il révèle un savoir, est un savoir qui est toujours informé par la perception de celui qui parle, et actualisé par les circonstances. Par ailleurs, Sylvie Perceau tient à souligner que son but n’est pas non plus de « résoudre la difficile question de la réalité historique de ce mode discursif »116. L’ensemble de la démonstration confère une originalité certaine aux conclusions de cette auteure par rapport à des travaux qui, du reste, ont eu plutôt tendance à dégager un seul signifiant pour le verbe tel qu’il apparaît soit dans l’Iliade, soit dans l’Odyssée, soit ailleurs encoreέ σéanmoins, il nous semble que persiste encore une sorte d’acceptation du lien entre une conception tardive de la notion de catalogue – celle qui, selon Sylvie Perceau, résulterait d’un processus de « déviation sémantique » – et les origines d’un discours dont l’ordre, une fois engagé à dire ce qui est « vrai », serait placé du côté du ό έ C’est ce sur quoi nous reviendrons dans la sous-partie suivante, comme nous reviendrons sur le constat que la plupart PERCEAU, 2002, p. 292 : « La communication en catalogue n’a jamais tout à fait disparu dans sa forme originelle μ elle continue de s’imposer à certains écrivains et poètes, à commencer par Hérodote [V, 49], chez qui les échos homériques sont fréquents (…)έ » Nous reviendrons sur ce passage dans la troisième partie. 114 PERCEAU, 2008, p. 43-44. 115 PERCEAU, 2008, p. 25. 116 PERCEAU, 2002, p. 11 (note de bas-de-page) : « La finalité de cette enquête littéraire est de déterminer ce modèle discursif tel qu’il est mis en scène dans l’épopée et non, bien sûr, de résoudre la difficile question de la réalité historique de ce mode discursif. » 113 35 des chercheurs retournent (aussi) à l’analyse de cette modalité énonciative dans leur quête des origines, dont nos propres modèles énonciatifs, et donc épistémologiques, se seraient progressivement dégagés. 2.2 – έ , ordre et vérité έ Lorsqu’il se propose d’analyser le verbe , Lambros Couloubaritsis présente les choses dans une perspective assez différente de celle exposée par Sylvie Perceau. Il propose de faire une analyse non seulement du verbe έ , mais aussi de tout le champ sémantique du langage tel qu’il apparaît dans les poèmes homériques117 – ce qu’il reproche à Sylvie Perceau de n’avoir pas faitέ Cela le conduit à insister sur d’autres distinctionsέ Il ressort en effet de son analyse que, dans les épopées homériques, le champ sémantique lié à mythos/mytheusthai ne se έ confond pas du tout avec celui associé au verbe . Le premier met en jeu différentes façons de parler autorisées, dont le but est de produire un effet convenable et qui résulte « non du contenu du discours, mais de la forme, de l’intonation de la voix, des formules utilisées et de la façon de les agencer »118. Ainsi, et bien que le champ sémantique lié à mythos/mytheusthai se trouvent attaché à des procédés narratifs divers, il ne doit pas pour autant être réduit à l’un d’entre euxέ Le champ sémantique propre au verbe έ , de son côté, se déploie toujours en dehors de toute connotation affective μ il s’agit donc d’une modalité séquentielle qui se trouve attachée au sens de raconter/décrire une chose point par point, successivement119. De cette analyse résulte que, si d’une part et à l’exemple de Sylvie Perceau, Lambros Couloubaritsis n’envisage pas d’assimiler έ et narration, d’autre part – et cette fois à l’opposé de ce qu’avançait Sylvie Perceau, qui relevait l’application première de ce modèle discursif lors de circonstances extraordinaires, caractérisées par ce qui est « solennité, émotion, COULOUBARITSIS, 2006, p. 251. En effet cet auteur part du principe qu’il est possible de « saisir » les façons dont Homère lui-même (compris comme une sorte d’auteur unificateur intellectuel de ces deux épopées) voulait signifier les nuances de son propre discoursέ σul besoin d’insister davantage sur le fait que nous ne sommes pas d’accord avec cette prémisseέ 118 COULOUBARITSIS, 2006, p. 252. 119 COULOUBARITSIS, 2006, p. 251-252 : « (…) Depuis Homère le terme mythos en tant que façon de parler qui agence d’une certaine façon le langage, produit des affections sélectives comme le rire (mythos comique) ou la crainte et la pitié (mythos tragique). Cette propriété permet de séparer les champs sémantiques du mytheusthai du katalegein – qui se déploie en dehors d’une connotation affective -, sans quoi le logos n’aurait pu fonder la rationalité argumentative et scientifique. » 117 36 proximité et connivence entre deux interlocuteurs »120 –, il tient à dissocier de ce procédé énonciatif toute dimension affective121. En effet, Lambros Couloubaritsis cherche avant tout à mettre en évidence une épistémologie qui serait propre à ce procédé. En lien avec ce qui précède, rappelons que l’étude de Lambros Couloubaritsis s’intègre dans un questionnement plus vaste qui est celui de l’histoire de la pensée grecque, une histoire qu’il cherche à relier aux origines d’une philosophie européenneέ Par conséquent, ses recherches s’inscrivent dans le débat sur la distinction entre ῦ et ό έ Ainsi, l’étude produite sur la sémantique du langage du récit dans les poèmes homériques – qui a impliqué la notion de έ –, avait surtout pour but d’établir une sorte de cadre analytique censé permettre de traverser la production discursive des Anciens, notamment afin d’entreprendre une analyse moins tranchée entre leurs usages des notions de ῦ et de ό . De cette étude est apparue la proposition d’analyser l’ensemble des discours anciens à partir de quatre axes complémentaires : le catalogique, le mythologique, le topologique et le chronologique, sans oublier chacune de leurs variantes122. Cette proposition a conduit Lambros Couloubaritsis à transposer l’opposition (mythos/mytheusthai//katalegein) qu’il avait déjà dégagée de son analyse de l’Iliade et de l’Odyssée, à l’ensemble de la production discursive grecqueέ Il a alors fait ressortir une sorte de divergence/tension entre « axe catalogique » et « axe mythologique »123, tension censée être la base fondamentale des distinctions entre les diverses formes discursives créées au cours de l’Antiquité et au-delàέ Ainsi, l’ « axe mythologique », tel qu’il le définit, se caractérise par sa propriété fondamentale qui est de renvoyer au sens de « dire des fables » aussi bien qu’à celui de « dire la vérité » – ce qui s’explique, d’ailleurs, par le fait qu’il se trouve attaché à la notion de 120 ῦ , qui signifie d’abord « façon de parler », tout en étant associée à la production PERCEAU, 2008, p. 35. Pour la critique portée aux aspects clés des conclusions avancées par Sylvie Perceau, voir : COULOUBARITSIS, 2006, p. 251 (note de bas de page) : « (…) l’idée que la pratique catalogique concerne un processus de communication, au détriment du dialogue (pourtant présent chez Homère), et investi d’une dimension affective est bien le résultat de cette absence d’une étude de termes [l’analyse de toute la sémantique du langage chez Homère], parmi lesquels certains concernent l’affectivité, comme c’est le terme mythos. » 122 COULOUBARITSIS, 2006, p. 255-257. Pour une histoire de la constitution de cette proposition analytique, voir notamment la note au bas de la page 19. 123 COULOUBARITSIS, 2006, p. 256-257 : « 1έ L’axe catalogique inclut un ensemble de pratiques séquentielles, y compris les généalogies et le voyages et va aboutir au discours argumentatif et aux procédés de déduction, qui utilisent respectivement des suites d’arguments ou de conclusions à partir d’étapes intermédiaires, dont le moyen terme dans le syllogisme constitue la première découverte majeure dans l’histoire de la raisonέ 2έ L’axe mythologique se compose d’un ensemble de formes narratives (contes, légendes, fables, épopées, etc.). Entre l’épopée (…) et les romans, se déploient des discours remarquables comme les tragédies ou les comédiesέ » 121 37 d’affectivité124έ L’« axe catalogique » de son côté et à l’opposé du précédent, se trouve complètement en dehors de toute connotation affective. Cet attribut est ce qui, d’après Lambros Couloubaritsis, le rend apte à être rattaché à la rationalité argumentative et scientifique qui définira plus tard le ό philosophique125έ Ceci s’explique historiquement par le fait qu’en étant à chaque fois réaménagé en fonction des données nouvelles concernant soit la poésie, l’historiographie, ou la philosophie, cet axe a pu sauvegarder sa place comme procédé énumératif dont la qualité majeure était de fonctionner comme un dispositif assurant une production discursive toujours liée à un ordonnancement successif. Par conséquent, ce dernier axe se trouve en particulier rattaché à la notion de discours rendu dans toute sa précision, voire à une épistémologie fondée sur la notion de vérité. Cette argumentation fait sans nul doute écho aux propositions avancées des années auparavant par Tilman Krischer126 avant d’être reprises et travaillées quelques années plus tard par Margalit Finkelberg127. Bien entendu il ne sera pas question de traiter ici ces études dans leur totalité mais de relever certains de leurs aspects intéressants pour notre démonstration. Tilman Krischer, dans un article paru au milieu des années 1960, a mis en relief l’équivalence entre l’expression « ἀ ί ἰ ῖ » et ce qu’à son avis, le verbe έ exprimait en grec, à savoir μ une façon de dire précisément et concrètement quelque chose, d’en faire une présentation point par point et sans rien laisser dans l’ombreέ En fait, il partait d’une analyse de ce qu’il considérait comme le sens premier du verbe sur la signification de l’expression ἐ έ ά , en se fondant 128 (« ne pas remarquer ») telle qu’elle apparaît dans les poèmes homériquesν il attirait ensuite l’attention sur le fait que l’adjectif ἀ ή , notamment si l’on tient compte de son préfixe privatif, ne pouvait que renvoyer au sens 124 COULOUBARITSIS, 2006, p. 253. COULOUBARITSIS, 2006, p. 251-253 ; 1992, p. 36 : « (…) le genre catalogue est plus vaste (…) Platon, avec sa méthode dialectique, et Aristote, avec sa méthode de classification, réaménagent ce procédé en fonction des données nouvelles de la philosophie, tout en sauvegardant le fond propre au catalogue (l’ordonnance successive) et à la généalogie (la ressemblance selon la parenté). » 126 KRISCHER, 1965. 127 FINKELBERG, 1987. 128 Il est intéressant de remarquer que le sens premier de ce verbe rendu par le Dictionnaire Bailly est : « être caché, demeurer caché »έ De ce qui, d’ailleurs, aurait dérivé l’interprétation heideggérienne de l’alétheia comme « dés-occultation » ou « dé-voilement » et « ouverture »έ C’était ainsi, à l’opposé de cette interprétation, que d’ailleurs il considérait comme dérivée d’un « glissement sérieux » de sens, que T. Krischer a avancé son hypothèse. 125 38 contraire : ce quelque chose qui est perçu par un témoin oculaire129. Ainsi, et comme cela a déjà été bien souligné par Sylvie Perceau, il en arrivait à la conclusion que : (…) celui qui connaît la vérité sait la dénombrer et celui qui dénombre bien prouve par là qu’il dit la vérité, établissant ainsi un rapport de contiguïté entre la vérité comme alétheia et l’énonciation catalogale qu’il considère comme le mode privilégié de dénombrement du Vrai130. En outre, Tilman Krischer avançait l’hypothèse que ce mode énonciatif renvoyait à la façon dont Homère lui-même concevait le discours et les informations qu’il choisissait d’énoncer et d’associer au verbe έ έ En l’occurrence, il s’agissait, selon Tilman Krischer, de vrais savoirs, au détriment du statut qu’il associait aux informations rapportées par l’épopée dans son ensemble. Margalit Finkelberg, dans un article paru presque vingt ans plus tard, allait plaider pour une sorte d’élargissement de cette première hypothèseέ En effet, en menant une analyse de la structure formulaire, et notamment de la sémantique des termes qui accompagnent habituellement le verbe έ dans les épopées homériques131, cette chercheuse allait d’une part, renforcer l’idée déjà proposée par Tilman Krischer – pour qui le verbe έ est toujours et particulièrement attaché aux idées d’exactitude, d’ordre, de succession, voire de vérité selon Homère – et, d’autre part – et cette fois différemment de ce qu’avançait Tilman Krischer –, soutenir l’hypothèse selon laquelle pour Homère, ce ne serait pas uniquement la narration catalogale qui serait astreinte à la 129 Dans ce sens, voir notamment : COLE, Thomas, « Archaic Truth », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, v. 13, n°. 1, 1983, p. 7-2κ (étude qui d’ailleurs prend en compte les analyses faites par Tilman Krischer). Voir plus récemment PRATT, 1993, p. 17-22 μ “Interest in the apparent etymology of this word (alpha-privative + lethe = unforgetfulness) can lead to some flawed conclusions if we do not carefully consider all usages of both aletheia and lethe. The etymology is misleading if it leads us to conclude that aletheia in archaic poetry ever denotes only a nonreferential ‘unforgetfulness’ or ‘that which is remembered’, making the word aletheia a virtual synonym of the English word memory. Nor should we think that the opposition between aletheia and lethe (forgetfulness) ever make irrelevant other significant oppositions that are far more explicity expressed, such as the opposition between aletheia and pseudos (truth and falsehood) or that between aletheia and apate (truth and deception)έ (…) If we look at the verb letho (= lanthano), used more frequently in Homer than the related noun lethe (used once in Homer), it becomes clear that the lethe excluded from aletheia can not be associated exclusively, or even primarily, with the semantic field of memory and forgettingέ (…) The absence of hiddenness that might give raise to a failure of perception or awareness, rather than as the absence of forgetfulness and the presence of memory exclusivelyέ (…) Aletheia too seems to have quite close associations with eyewitness accounts. When applied to narrative accounts in Homer, it is virtually always applied to eyewitness accountsέ” 130 PERCEAU, 2002, p. 283. 131 FINKELBERG, 1987, p. 135-136 : ὶ ἀ έ , ά ΄ἀ έ , ἀ ί , ὰ ῖ , ἐ έ ,ὰ φ έ ,ἐ ά ,ὰ έ . 39 représentation du « modèle formel de narration véridictive »132. Autrement dit, Margalit Finkelberg suggérait que l’usage du verbe έ devait indiquer la façon idéale dont Homère se représentait la valeur de la narration épique dans son ensemble, c’est-à-dire un discours qui rapporte les faits avec précision, une narration qui a la prétention de rapporter des faits réels133. Nul besoin d’insister sur le fait que cette dernière perspective fait écho à une forte tendance partagée par certains spécialistes à associer la production poétique archaïque, – particulièrement celle attribuée à Homère et au Catalogue des vaisseaux – à une fonction sociale majeure qui serait de préserver et de transmettre des savoirs traditionnels, voire de rapporter les grands événements du passé134. Or une telle hypothèse constitue à la fois une généralisation contestable135 et risque d’identifier « savoirs » et « vérités »136. Elle conduit également à minorer le fait que la production poétique archaïque elle-même – notamment les chants attachés au nom d’Homère – associe davantage la poésie aux notions de beauté et d’émotion qu’à celle de vérité, même en termes d’ἀ ί . 137 Quoi qu’il en soit, et malgré la reconnaissance de l’importance des contributions apportées par ces études, Sylvie Perceau n’hésite pas une fois encore, – en tenant compte de la place fondamentale de cette notion dans les études mentionnées ci-dessus – à souligner le fait qu’à PERCEAU, 2002, p. 283. FINKELBERG, 1987, p. 138 : “(…) Homer not only thought of the epic song as a “point-by-point” narrative succession but even found in this feature of epic song the pattern for all veracious narrativeέ” 133 FINKELBERG, 1987, p. 135 : “Tέ Krischer has shown that this verb in Homer designates concrete and exact accounts that relate the subject ‘point by point’ and is applied only to the conveying of information, ν in view of this, he considers the application of the verb as to poetry as a deviation unrepresentative of Homer’s general idea of the epic song. However, Krischer own evidence shows that the characteristic sense of έ has much is common with the early Greek understanding of “truth” conveyed by the words ἀ ή and ἀ ί : this may well indicate that Homer applied the verb έ to poetry because he conceived the epic narrative as just such a truthful and ‘point-by-point’ account of facts”έ We can find evidence by in favor of this suggestion in Homer’s formulaic dictionέ” 134 Dans ce sens voir notamment : HAVELOCK, Eric, Preface to Plato, Oxford, Basil Blackwell, 1963. 135 Voir plus récemment à ce propos : PRATT, 1993, p. 11, dont les analyses soulignent entre autres que : “(…) the evidence for a general poetic commitement to truth, to aletheia in particular, is not as certain as it comme to seem”έ Pέ ιμ “(…) no single model for the relationship between truth, lies, and poetry can be said to operate for all of archaic poetry in its diversity”έ P. 25 μ (…) Explicit contradictions in archaic poetry demand greater sophistication on the part of the audience and ultimately, due to the absence of secure knowledge, a greater appreciation of certain qualities of narrative apart from its truth-valueέ” 136 Voir encore μ PRATT, 1λλ3, pέ 14 μ “We must (…) be careful at precisely this point, because the belief that a poet is a purveyor of wisdom, of what we might call gnomic of general truths, is distinct from the belief that a poet truthfully preserves the past.” 137 Voir encore PRATT, 1993, p. 30-31 : “In characterizing song, archaic poetry repeatedly singles out for mention the beauty and the emotions, rather than its truthfulness. The giving of pleasure (terpsis), in particular, is frequently named as the proper function of the poetέ (…) In contrast, truth (aletheia) is never actually narred in connection with poetry in Homeric poetry, not in the Iliad, the Odyssey, nor in any of the Homeric Hymnsέ” 132 40 l’opposé du substantif ἀ έ ί , l’adjectif ἀ 138 ή 139 n’est jamais employé avec le verbe , ni dans l’Iliade ni dans l’Odysséeέ C’est pourquoi, elle va remarquer que : [τr], à la différence de l’adjectif ἀ ή dont le sens reste concret, le substantif ἀ ί recouvre un concept dont la signification abstraite ne peut s’adapter à la valeur sémantique concrète de έ , ce que Tέ Krischer semble d’ailleurs pressentir lorsqu’il rappelle que « le concept abstrait est un outil qui rend l’énumération concrète superflue » [1965, p. 172]140. Ainsi, Sylvie Perceau utilise cette observation pour renforcer son hypothèse de lecture visà-vis du έ entendu comme un protocole d’interlocution porteur de traits stylistiques propres et qui, surtout dans l’Iliade, se manifeste dans des circonstances toujours présentées comme exceptionnelles. Cette hypothèse lui sert à consolider sa compréhension du έ comme un mode énonciatif originellement caractérisé par une épistémologie elle aussi caractéristique, car rendue par une diction catalogale qui se manifeste comme un discours constituant une sorte d’ « inventaire kaléidoscopique du réel ». Cette diction donne au locuteur la liberté « d’exprimer avec précision une perception focalisée, non monolithique du vrai, informée dans l’interlocution »141. Ces éléments expliquent la conclusion à laquelle aboutissent les analyses de Sylvie Perceau : l’énoncé en catalogue tel qu’il apparaît en particulier dans l’Iliade illustrerait remarquablement le fonctionnement d’un aspect de la pensée archaïque, marquée par une originalité qui se singularise par une notion de « vérité » entendue comme une qualité qui ne porte pas de valeur universelleέ Aussi, d’après cette chercheuse, dès qu’on choisissait de communiquer en Occurrences du substantif ἀ ί [ἀ ί ] avec le verbe έ : Il. 24, 407; Od. 7, 297; 16, 226; 17, 108, 122; 21, 212; 22, 420. Occurrences du substantive ἀ ί [ἀ ί ] sans le verbe έ : Il. 23, 361 ; Od. 11, 507. 139 Voir les occurrences de l’adjectif ἀ ή [ἀ ] : Il. 6, 382; Od. 3, 254; 13, 254; 14, 125; 16, 61; 17, 15 ; 1κ, 342έ Adjectif qui est notamment employé avec l’aoriste du verbe έ : ή . 140 PERCEAU, 2002, p. 285. 141 PERCEAU, 2002, p. 286 : « Dans la parole en catalogue, le sujet de l’énonciation n’est, en effet, ni la conscience pure et objective, ni le moi enfermé fantasmatiquement dans une représentation personnelle dite « subjective », mais il met en évidence le fonctionnement paradoxal d’une perception focalisée ou partiale, qui s’efforce cependant de rendre avec authenticité et loyauté le tableau précis et détaillé de sa visionέ L’individu se fait le témoin ou le messager de sa perception, à laquelle il ne veut rien ajouter ni retrancher, ou d’en contaminer l’authenticité par l’interprétation rétrospectiveέ C’est en ce sens qu’on peut qualifier de phénoménologique la conscience homérique telle qu’elle se révèle dans l’énonciation catalogale. » 138 41 catalogue, cela impliquait une reconnaissance particulière à savoir que « la réalité n’est inscrite ni dans les choses, ni dans leur seule observation, mais [qu’] elle prend forme dans la présentation que l’observateur en fait pour son destinataire, c’est-à-dire dans l’interaction où se construit le sens »142. Cela dit, nous tenons à faire une dernière observationέ L’idée de la vérité comme une valeur relative, dont la construction ne pourrait se réaliser que dans et par un processus de communication, ne saurait être une nouveauté pour ceux qui se sont penchés sur une analyse des textes de ladite période archaïque et en particulier des poèmes dits homériques. En effet, les hypothèses de Sylvie Perceau concernant une épistémologie singulière des « énoncés en catalogue » s’inspirent des conclusions plus générales avancées par Jean-Pierre Levet dans son ouvrage Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque143, ainsi que, plus tard, par Thomas Cole dans son article « Archaic Truth » – dont, bien entendu, nous n’avons pas l’intention de reprendre ici l’ensemble des argumentsέ Dans l’article en question, permettons-nous seulement de souligner que Thomas Cole ne se έ préoccupe pas de faire une étude du verbe . Il offre en revanche une sorte de mise au point et, surtout, propose une mise en question des interprétations habituelles concernant les termes censés exprimer la notion de « vérité » en Grèce archaïque – particulièrement du terme qui finira par l’emporter sur les autres : ἀ ί . Pour cela, il choisit de prendre en compte 144 non seulement les analyses du terme faites par Tilman Krischer, mais aussi celles réalisées par Bruno Snell – ce dernier proposant notamment de relever la subjectivité qui serait en jeu dans la perception de ce qui est vrai145. Thomas Cole, de son côté, propose de prendre en compte le mécanisme par l’intermédiaire duquel un énoncé est concrètement validé (ou pas) comme vrai146. Ce mécanisme est son processus de communication. Ceci est notamment déduit 142 PERCEAU, 2008, p. 34. LEVET, Jean-Pierre, Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque. Étude de vocabulaire, I, Paris, Les Belles Lettres, 1976. 144 En effet, cet auteur attire l’attention sur le fait que l’attention concernant ce terme est due au fait que : COLE, 1983, p. 8 : (…) alêtheia absorbs some of the original meanings of two other more specialized termes (nêmertês, atrekês), and transmits some of its own to a third (akribês) before finally becoming, in the mid-fifth century, the most general and important word from truthέ” 145 Voir SNELL, Bruno, ΑΛΗΘΕΙΑ, Festschrift für Ernst Siegmann (= Wurzburger Jahrbücher für die Altertumwissenschaft 1, 1975), p. 1-18. 146 Dans ce sens, voir notamment : COLE, 1983, p. 8 : “This discussion which follows accepts Snell’s subjective interpretation in the main but argues for further reformulation, this time in terms of the processes of communication rather than perception: alêtheia is what is involved in, or results from, a transmission of information that excludes lêthê, whether in the form of forgetfulness, failure to notice, or ignoringέ” 143 42 d’analyses des extraits des poèmes homériques où, comme l’avait remarqué Jean-Pierre Levet, le substantif ἀ ί n’apparaît que lors des interlocutionsέ En effet, d’après Jean-Pierre Levet, l’unique attestation de ce terme sous sa forme substantivée apparaît chez Hésiode – plus précisément dans le texte Les Travaux et les Jours147 – et il se trouve évoqué dans un contexte très différent de son milieu ‘originaire’, c’est-à-dire en dehors d’une interlocutionέ Pour autant, et toujours d’après cet auteur, dont les analyses des notions de « vrai » et de « faux » depuis la poésie d’Hésiode jusqu’au Ve siècle avant notre ère ont pour objectif explicite de rehausser des spécificités concernant une « pensée grecque archaïque », il faut noter que même chez Hésiode : Les grandes marques de sa valeur primitive sont cependant conservées μ l’ἀ ί a toujours représenté la réalité appréhendée par le sujet, au moyen de la perception, et transmise par lui. La nature de l’ancien système de la connaissance était telle que l’autonomie explicite d’ἀ ί , en dehors d’un échange verbal, était inconcevable. La psychologie nouvelle qui introduit l’existence d’un effort actif, particulier, de l’esprit humain ( ί ) rend (…) à l’ἀ ί une apparence extérieure aux différentes formes de la communication orale. Le réel perçu et énoncé par l’individu – ce réel est abstraitement concret – devient le réel brut, étudié par l’intelligenceέ Par sa forme, l’ἀ ί en elle-même n’existe pas, elle ne reçoit l’être que de son union avec un sujet pensantέ La réalité qu’elle exprime est donc très spéciale, puisqu’elle implique l’existence d’étroites liaisons abstraites entre ce qui est réellement et l’homme qui étudie le réelέ Même sous son aspect le plus objectif, l’ἀ ί suppose une relation entre le réel et le sujet ; elle demeure l’image du réel appréhendé par le sujet ».148 Les conclusions de l’étude allaient dans le sens de la singularité des notions anciennes de véritéέ Cependant, comme on vient de le noter, quoique les poèmes attachés au nom d’Homère et à celui d’Hésiode se partagent en bonne mesure un lexique et une sémantique qui permettent à cet auteur d’envisager l’existence des notions de « vrai » et de « faux » spécifiquement archaïques, il tenait néanmoins à souligner que « [l]’expression du vrai chez Hésiode est quantitativement moins riche que dans les poèmes homériquesέ Le poète d’Ascra n’emploie, en effet, ni ἐ ό ni ἀ ή »149. Par ailleurs, Jean-Pierre Levet mettait également en relief le constat que, lorsqu’on compare les attestations des vocables qu’on trouve à la fois dans l’un et 147 HÉSIODE, Les Travaux et les Jours, vv. 765-768. LEVET, 2008 [1976], p. 14. 149 LEVET, 2008 [1976], p. 13. 148 43 l’autre des poèmes attribués à ces auteurs, ἀ ή et ἀ ί se révèlent, plus que les autres termes, soumis à une forte évolution sémantique150. Quoi qu’il en soit, en dépit du fait que, d’après cet auteur, l’idée et le désir de dire la vérité qu’on trouve dans les poèmes hésiodiques ne sauraient se confondre avec une certaine synonymie qui plus tard allait s’établir entre les notions de vérité et de réalité, il se trouve qu’une sémantique du ά- , censée être fortement attachée à un ordre qui aurait la prétention de dire la vérité, voire la réalité, voit assez souvent ses origines associées aux énoncés dits ά hésiodiques151έ σous reviendrons sur cette association d’une sémantique du (généalogique) avec le nom d’Hésiodeέ Pour l’instant, c’est à un bref examen du rapport entre poésie, savoir et (transmission de) vérité(s), voire de connaissances au sens de faits/données du réel, que nous voudrions arriver. Nous tenons à reprendre la réflexion, quoique brièvement, tout simplement parce que les Modernes ont beaucoup discuté à propos de la valeur de vérité-réalité des énoncés, voire des « savoirs », transmis par les poèmes homériques, et particulièrement par les vers qui forment le Catalogue des vaisseaux. Ceci est peut-être davantage lié à une certaine façon de concevoir la fonction sociale de ces énoncés – notamment axée sur le rapport entre poésie et vérité –, que par les questions soulevées par les débats sur les notions de ά et έ , de même que par ceux consacrés aux notions poétiques de vrai et de faux. 3- Poésie et vérité : un bref aperçu Grâce aux travaux déjà produits, il est de nos jours acquis que les notions de « vrai » comme de « faux », voire de « vérité » et de « mensonge », comprennent une pluralité sémantique qui se trouve indissolublement liée à un (con)texte d’application donnéέ σul hasard si ces notions ont fini par se constituer en sujet de recherches dans le domaine des sciences humaines, y compris dans celui des études classiques. Pour justifier cette inclusion, une rapide recension des LEVET, 2008 [1976], p. 13-14 : « Hésiode, qui désire ouvertement (…) ne chanter que la vérité, se sert, pour exprimer le vrai, d’ἀ ή et d’ἀ ί , d’ἐ ή et d’ , de ή et d’ἀ ή . Tous ces mots ne conservent pas exactement, dans sa poésie, les valeurs qui étaient les leurs dans l’Iliade et l’Odyssée, mais ἀ ή et ἀ ί sont soumis à une évolution plus forte que les autres termes. Ils subissent directement les effets des transformations affectant la cognition qui commencent à se manifester chez Homère, tandis qu’ἐ ή , et ή ne les ressenttent encore qu’indirectement. » 151 LEVET, 2008 [1976], p. 15 : « Hésiode possède, avec une science qui n’a plus les caractères homériques, mais qui n’est pas encore de type rationnel, un concept hybride de véritéήréalitéέ Il y aura désormais deux formes d’ἀ ί non-voilé-dévoilant, l’une d’entre elles prenant place dans le dialogue, l’autre en dehors de luiέ Mais elles constituent fondamentalement deux éléments de la même notion. » 150 44 termes grecs qui ont été traduits par l’une ou l’autre de ces notions devrait suffir. Pareille vérification, en plus le fait de mettre en lumière le fait que le champ sémantique de chacun des termes composant le lexique grec ne correspond jamais précisément au lexique d’aucune de nos langues modernes, montre que les significations mêmes de ces termes n’ont jamais cessé d’être soumises à des évolutions synchroniques et diachroniques liées à des (con)textes spécifiques 152. En guise d’introduction, tournons notre regard vers l’un des essais, à notre avis fondamental, écrit au sujet de ces notions par le philologue et philosophe Friedrich Nietzsche : Über Wahrheit und Lüge im Außermoralishen Sinn (« Vérité et mensonge au sens extra-moral »). Le texte aurait été dicté par l’auteur à son assistant Carl von Gersdorff en 1κι3έ Il s’inscrit dans le contexte de production des nombreuses études que l’auteur consacra à l’hellénisme lorsqu’il était professeur à Bâle153. Nous le commentons, bien sûr, sans avoir la prétention de commenter l’ensemble des arguments qui y sont présentés et qui ont ouvert le champ à des questionnements que nous allons voir réapparaître dans de nombreuses études postérieures. En tout cas, ce texte agit comme une référence qui se justifie aisément par la sorte de geste inaugural qui s’y trouve, à savoir l’articulation entre la question de la vérité, du mensonge et du langageέ En fait, ce qui se trouve au cœur de l’essai de σietzsche est une mise en question des principes chers à la philosophie, voire aux sciences de son temps. Celles-ci nourrissaient l’idéal de produire des ό objectifs – support des connaissances – et présupposaient par conséquent l’idée de l’existence d’une vérité conçue comme une valeur transcendantale identifiée avec une (possibilité de) vraie connaisance des choses, voire du réel. Cette connaissance serait instinctivement recherchée, puisque désirée par l’intellect humain154. Voir dans ce sens PRATT, 1993, p. 6 : “(…) the Greek vocabulary of truth and falsehood does not correspond precisely to our own, and certain modern assumptions about the words truth and lie are inappropriate to the archaic materialέ” 153 Nous reprenons ASTOR, Dorian, « Le texte en perspective », qui compose le « Dossier » de l’édition NIETZSCHE, Friedrich, Vérité et mensonge au sens extra-moral, traduit de l’allemand par Michel HARR et Marc B. DE LAUNAY, Paris, Gallimard, 1973, rééd. Paris 2009, p. 62 : « VÉRITÉ ET MENSONGE AU SENS EXTRA-MτRAL se situe parmi une constellation d’études que σietzsche consacre à l’hellénisme pendant les années bâloises où il enseigne la philologieέ (…) Vérité et mensonge au sens extra-moral y occupe une place particulière, dans la mesure où, le premier, ce texte aborde de front l’articulation entre la question de la vérité et celle du langage pour ne former qu’un seul et même problèmeέ » 154 ASTOR, 2009, p. 45 : « La vérité est ce qui estέ Elle est intelligibleέ L’intellect est l’instrument de l’intelligibilité de la vérité, c’est-à-dire de la connaissance. La connaissance est possible, et la vérité désirable. Toute la philosophie, depuis Platon, reposait sur cette séquence. Mais Nietzsche ne peut penser la vérité sans considérer la condition de l’homme que la désireέ Et cette condition est misérable, souffrante, incertaineέ Son seul remède réside dans la foi en l’acquisition d’une véritéέ » 152 45 Or, pour Nietzsche, tout désir de connaissance/vérité ne saurait être autre chose que « (…) foncièrement pragmatique, manière d’exercer par le langage sa puissance sur le monde »155. En effet, cet auteur conçoit le langage comme étant « (…) d’abord pathos, c’est-à-dire à la fois perception ou affection, passion ou affect »156, une fonction qu’il reconnaît comme la médiatrice maîtresse de l’expérience humaine, le témoin par excellence de notre limitation en matière de connaissance des choses157. D’où sa proposition d’offrir une notion de vérité possible, définit comme une : (…) multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur effigie et qui ont ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal.158 Ainsi, tout ce qui serait reconnu et validé comme une connaisance des choses, voire une « vérité », ne saurait être autre chose qu’un logos (parmi d’autres) sur les chosesέ Ce logos n’a pu du reste accéder au statut de vérité/connaissance, en bonne mesure, uniquement grâce à l’oubli mentionné dans la citation ci-dessus159. On ne sera donc pas surpris que, par la suite, les réflexions des philosophes contemporains sur le « Vrai » abondent160. Nous nous limiterons à mentionner la reprise de ce sujet par le philosophe Michel Foucault bien des années plus tard161. 155 ASTOR, 2009, p. 69. ASTOR, 2009, p. 60 : « Par probité, Nietzsche ne peut plus fonder le langage sur son rapport à la logique, la raison, l’ordre : le logos est un résidu tardif du langage et non son fondement, comme l’avait affirmé toute la culture occidentale ». 157 NIETZSCHE, 2009, p. 12 : « (…) σous croyons posséder quelque savoir des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d’autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux entités originellesέ (…) La genèse du langage ne suit en tout cas pas une voie logique, et l’ensemble des matériaux qui sont par la suite ce sur quoi et c’est à l’aide de quoi l’homme de la vérité, le chercheur, le philosophe travaille et construit, s’il ne provient pas de Sirius, il ne provient en tout cas pas de l’essence des chosesέ » 158 NIETZSCHE, 2009, p. 14. 159 NIETZSCHE, 2009, p. 11 : « Ce n’est jamais que grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut en arriver à s’imaginer posséder une vérité (…) »έ 160 Voir la bibliographie offerte dans DETIENNE, Marcel, Les maîtres de la vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, rééd. Paris 2006, p. 36-39. Voir aussi les ouvrages citées, p. 53, note 1 : « Sur cette réflexion on vera e.g. J. Wahl, La pensée de l’existence, Paris, 1λη1, ppέ 23λ-288, et A. De Waelhens, Phénoménologie et Vérité. Essai surΝl’évolutionΝdeΝl’idéeΝdeΝVéritéΝchezΝHusserlΝetΝHeidegger, Paris, 1953. » 161 On pense notamment à FOUCAULT, Michel, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966 ; FOUCAULT, Michel, L’ordreΝduΝdiscours, Paris, Gallimard, 1971. 156 46 Ce choix se justifie à la fois par l’intérêt manifesté par ce philosophe pour les Anciens et à par l’intérêt porté par un certain nombre d’hellénistes pour ses travauxέ En effet, pour Michel Foucault, pour qui une archéologie des dites sciences humaines constitue un sujet d’études très cher, les origines épistémologiques des sciences modernes ont un rapport avec une « volonté de savoir » assez spécifique. Celle-ci se confond avec une « volonté de vérité » fondée sur l’adhésion à l’idée que le logos (dans son double sens de « discours » et de « raison ») puisse être un moyen de connaissance du réel. Néanmoins pour cet auteur, comme pour Nietzsche un tel désir de savoir, synonyme d’un désir de « vérité », fondé sur l’idée d’un logos comme intermédiaire efficace de la connaissance « des choses », ne saurait être une évidence. Il ne va pas de soi et ne saurait encore moins « avoir été de soi » dans les périodes anciennes. Si nous reprenons les réflexions proposées par Marcel Detienne, notamment dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque162, nous pouvons vérifier que cette façon de penser le logos comme un « moyen de connaissance du réel », voire d’accès à la « vérité » – qu’on atteint justement grâce à des principes logiques qui nous permettent de traduire, voire de saisir le réel par le logos163 – fut généralement considérée comme héritière du chemin exploré par la pensée « philosophique »164. Cette pensée, dont les éléments essentiels sont décrits plus tard par Platon, se serait développée au détriment d’une autre voie à partir de laquelle la question du langage fut déjà pensée dans l’Antiquité, notamment par la rhétorique et la sophistique. Le logos y était alors perçu comme un instrument des rapports sociaux duquel on pouvait analyser les techniques afin de mieux s’en servir pour agir sur autrui165. Cette perspective pragmatique est, de toute évidence, reprise de la critique nietzschéenne. Ce qui se manifeste ici est un constat fondamental qui sera commun aux thèses soutenues par Marcel Detienne et par Michel Foucault μ souligner l’existence d’un mode de pensée autre – devancier ou plutôt concurrent du mode de pensée dit philosophique – où toute notion de vérité résiderait, selon les mots de ce dernier, « dans ce qu’était le discours ou dans ce qu’il 162 DETIENNE, Marcel, Les maîtres de la vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, rééd. Paris 2006. DETIENNE, p. 51. 164 DETIENNE, Marcel, « Retour sur la bouche de la vérité » [1971] 2006, p. 10 : « (…) Deux grandes directions vont s’ouvrir dans la réflexion sur le langageέ D’une part, le logos comme instrument des rapports sociaux : quel est son mode d’action sur autrui ? Rhétorique et Sophistique vont analyser les techniques de persuasion, développer l’analyse grammaticale et stylistique du nouvel instrumentέ Tandis que l’autre voie, explorée par la philosophie, s’ouvre sur le logos comme moyen de connaissance du réel : la parole est-elle le réel, tout le réel ς (…) ». Aspect qui se trouve développé notamment dans le chapitre « Le choix : Alètheia ou Apatè ». 165 DETIENNE, p. 51 : « (…) l’idée de Vérité appelle aussitôt celles d’objectivité, de communicabilité, d’unitéέ Pour nous, la vérité se définit à deux niveaux : conformité à des principes logiques d’une part, conformité au réel d’autre part, et par là elle est inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation. » 163 47 faisait, pas en ce qu’il disait ». Ceci impliquait également et nécessairement l’acceptation du fait qu’un discours « vrai » était conçu comme celui « prononcé par qui de droit et selon le rituel requis »166. Le logos dans son double sens de raison et de discours, n’était donc pas conçu comme l’intermédiaire qui donnait accès à la vérité-réalité (des choses) en les transmettant sous la forme d’un discours impartialέ Les convergences de perspectives ne s’arrêtent pas là, puisque si Michel Foucault pour sa part identifiait des traces de ce type de pensée, en particulier dans les discours produits par les poètes grecs du VIe siècle avant notre ère, Marcel Detienne de son côté, tout en évoquant les hypothèses de Michel Foucault167, allait non seulement chercher à montrer que la parole chantée de ces mêmes poètes avait effectivement pour attribut d’instituer « par sa vertu propre, un monde symbolico-religieux qui est le réel même »168, mais allait également identifier le VIe siècle comme une sorte de « turning point » historique décisif. Le VIe siècle constituait le moment où l’idée de vérité objective et rationnelle qui serait à la base de la fondation d’une pensée philosophique allait se développer en Occident 169, ce qui, à soi seul, justifiait un retour à la Grèce – notamment à ses poètes archaïques170. Néanmoins, ce retour n’était pas proposé dans le seul dessein d’y identifier un passage « spontané » d’une « pensée mythique » à une FOUCAULT, 2012 [1971], p. 17 : « Chez les poètes grecs du VIe siècle encore, le discours vrai – au sens fort et valorisé du mot – le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis ν c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation, emportait avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destinέ τr voilà qu’un siècle plus tard la vérité la plus haute ne résidait plus déjà dans ce qu’était le discours ou dans ce qu’il faisait, elle résidait en ce qu’il disait : un jour est venu où la vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace et juste, d‘énonciation vers l’énoncé lui-même : vers son sens, sa forme, son objet, son rapport et sa référenceέ Entre Hésiode et Platon un certain partage s’est établi, séparant le discours vrai et le discours faux ». 167 DETIENNE, [1971] 2006, p. 9. 168 DETIENNE, 2006 [1967], p. 67. 169 Voir encore une fois DETIEσσE, [1λι1] 2ίίθ, pέ 13 où l’auteur identifie cette découverte dans un texte de Foucault : « (…) En 1λιί, dans L’OrdreΝduΝdiscours, sa ‘leçon inaugurale du Collège de France’, Michel Foucault découvrait en Grèce archaïque le lieu du partage qui régit notre ‘volonté de savoir’ et, plus précisément, cette ‘volonté de vérité’έ » 170 DETIENNE, [1971] 2006, p. 53 : « (…) La Grèce s’impose à l’attention pour deux raisons solidaires μ c’est d’abord qu’entre la Grèce et la raison occidentale les relations sont étroites, que la conception occidentale d’une vérité objective et rationnelle est historiquement issue de la pensée grecqueέ L’on sait que par ailleurs, dans la riche réflexion des philosophes contemporains sur le Vrai, Parménide, Platon, Aristote sont sans cesse invoqués, confrontés, mis en questionέ C’est ensuite que dans le type de raison que la Grèce construit à partir du VI e siècle, une certaine image de la « Vérité » tient une place fondamentale. En effet, quand la réflexion philosophique découvre l’objet propre à sa recherche, quand elle se dégage du fonds de pensée mythique où s’enracine encore la cosmologie des Ioniens, quand elle s’attaque délibérément aux problèmes qui ne vont plus cesser de retenir son attention elle organise son champ conceptuel autour d’une notion centrale qui va désormais définir un aspect de la première philosophie comme type de pensée et du premier philosophe comme type d’homme : Alètheia ou la « Vérité ». 166 48 « pensée rationnelle » issue d’un processus exclusif de ruptures171, puisque d’après Marcel Detienne les intentions de son ouvrage (…) ne s’épuisent pas dans le seul projet de définir par son contexte mental, social et historique la signification prérationnelle de la « vérité » dans le système de pensée mythique, et, solidairement, son premier contenu dans la pensée rationnelleέ Dans l’histoire d’Alètheia, nous trouvons le terrain idéal pour, d’une part, poser le problème des origines religieuses de certains schèmes conceptuels de la première philosophie et, par là, mettre en évidence un aspect du type d’homme que la philosophie inaugure dans la cité grecque ν d’autre part, dégager, dans les aspects mêmes de continuité qui tissent une trame entre la pensée religieuses et la pensée philosophique, les changements de signification et les ruptures logiques qui différencient radicalement les deux formes de pensée172. Il est certain, de nos jours, que la possibilité même de concevoir l’existence d’une « mythologie » et d’une « philosophie » grecques – et par conséquent de concevoir des catégories telles que « pensée mythologique » et « pensée philosophique » –, a été largement mise en question, puisque l’un et l’autre de ces termes, voire de ces notions, ne sauraient rendre compte de ce que désignent dans les discours produits par les Anciens les vocables ῦ dérivés) et φ φί (ses . Quoi qu’il en soit, il est intéressant de rappeler que certaines études 173 ont tout de même déjà attesté que des expressions tels que ὡ ἀ ῶ , ῷ avaient « (…) d’abord été employées dans le contexte agonistique des joutes et des rivalités qui mettaient aux prises ceux qui revendiquaient le monopole du titre de φ ό φ »174. Concernant Marcel Detienne, en tout cas, ce qui nous intéresse est, en particulier, le fait que dans son dessein de relever l’existence en Grèce archaïque d’une « notion mythique DETIEσσE, [1λι1] 2ίίθ, pέ 2λ, où l’auteur met en relief sa rupture avec les perspectives présentes dans une étude comme celle de VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1962. 172 DETIENNE, [1971] 2006, p. 57-58 173 Voir respectivement à ce propos : DETIENNE, Marcel, L’InventionΝdeΝlaΝMythologie, Paris 1981, rééd. Paris 2012 et plus récemment CALAME, 2015. Nous y reviendrons. VESPERINI, Pierre, La philosophia et ses pratiques d’EnniusΝ àΝ Cicéron, Rome, École Française de Rome, 2012, p. 1-2 : « En effet, ce que les Anciens désignaient sous le nom de φ φί est aussi varié que la définition du terme moderne de « philosophie » est relativement bien délimitéeέ Les savants modernes entendent par là l’activité théorique consistant créer des concepts et des théories, voire des systèmesέ (…) τr, ces catégories de « philosophie » ou de « philosophe » projetées sur l’Antiquité, ne suffisent pas à rendre compte de nombreux cas où, selon les discours des Anciens, la φ φί est en jeu (…)έ » 174 VESPERINI, 2012, p. 3 qui évoque ROBERT, Louis, Hellenica, t. XI-XII, Paris, 1960 a, p. 594-552. 171 49 d’Alètheia »175, il s’est consacré à l’analyse de ce terme, notamment dans les discours des poètes – qu’il inclut en fait dans le groupe des trois personnages archaïques μ le devin l’aède et le roi de justice – dont la parole, grâce à ses qualités distinctives, se fait reconnaître comme celle qui dispense des véritésέ C’est d’ailleurs la reconnaissance par Marcel Detienne d’une volonté de dire des choses vraies, élément qui apparaît fortement dans ces discours, qui le conduit à désigner ces poètes comme « Maîtres de Vérité »έ Il s’agir alors d’un vouloir-désir qui ne saurait se confondre avec le désir de vérité-connaissance qui sera revendiqué par les discours philosophiques puis, plus tard encore, par lesdites sciences modernes176. Tout en proposant de réfléchir sur ce que serait cette vérité dispensée par le poète, Marcel Detienne ouvre le deuxième chapitre de son ouvrage avec un exemple trouvé dans l’Iliade : il ne s’agit de rien de moins que l’invocation aux Muses qui précède le Catalogue des vaisseaux. Marcel Detienne relève alors que, sans nul doute, à la fondation même du chant poétique se trouvent ces divinités qui rappellent/enseignent un « savoir » au locuteur du poème177. Par conséquent, cette invocation identifie l’énonciateur du chant et son énoncé comme des ‘simples’ intermédiaires du savoir des Muses – celles qui effectivement, et au contraire du locutaire et de son logos ont accès à tout savoir ( έ έ ά ). Du reste, Marcel Detienne tient à le préciser, ce savoir ne saurait assurément pas se confondre avec un récit précis du passé – ce qui à la limite risquerait de faire du poète une sorte d’historien de son temps178. Quoi qu’il en soit, c’est dans la Théogonie attribuée à Hésiode que, d’après Marcel Detienne, se trouverait la représentation la plus ancienne d’une Alètheia poétique et religieuse à laquelle il identifie les « maîtres de vérité ». En effet, on trouverait de manière assez explicite dans les vers qui ouvrent ce chant rattaché au nom d’Hésiode179, un cadre généalogique complexe qui lie à la fois les Muses, la Mémoire (Mnémosyne) et la notion de « Vérité », et (en une sorte d’opposition constitutive) les notions de Blâme, d’τubli, de Silence et de Nuit. Voici le texte : 175 DETIENNE, Marcel, « La notion mythique d’Alètheia », Revue des études grecques, t. LXXIII, 1960, p. 27- 35. 176 DETIENNE, [1971] 2006, p. 13. DETIENNE, 2006 [1967], p. 19 : « Les Muses de l’Iliade savent tout, et grâce à elles, le poète voit parfaitement dans l’un et l’autre camp ν serviteur des Muses le poète peut raconter ce qu’il s’est passé (…)έ Instruit par les Muses il chante aujourd’hui (…) et demain (…)έ » et p. 59-60. Voir PRATT, 1993, p. 12-13. 178 Voir en ce sens et plus récemment les remarques faites par PRATT, 1993, p. 12-15 : I do not dispute that the archaic poets were supposed to possess a general sort of wisdon (sophia) and that the audiences and critics treated their advice and opinions authoritative. But this position is different from their supposing that all archaic narrative was intended to be an accurate account of the pastέ” 179 Dans le cadre de ce travail, il n’est pas question de discuter si, en effet, ce serait à un poète nommé « Hésiode » qu’on doit attribuer la composition de cette Théogonie ; ni si les 114 vers qui composent son « prélude » étaient effectivement attachés à l’ensemble de vers qui les suit, lors de ce qui serait le premier moment de fixationέ 177 50 ά ά ἵ ΄ … ἵ ύ ῶ ΄ ί ί ό … έ ΄ ό ύ (…) ὰ ἐ ἀ ώ έ ΄ἀ ί ά , ό ˙ ὴ ἐ ί ἀ ή , ῶ ὕ ὸ έ ˙ ὶ ὸ ῦ , ΄, ᾂ ΄ἐ έ ὰ έ ,ἀ ίῃ ύ , ύ ί ῃ έ ῖ ῶ ἐ ύ έ ὁ ύ ὶ ῖ ˙ . ῖ , έ ά , ά ˙ … ΄ έ ἐ έ ἐ ὸ ἀ ΄ὰ ύ ή ά ὁ όφ ,ἀ έ φ ,ᾖ φό ἀ ὸ ἐ ὴ ύ , ύ ˙ Pour commencer, chantons les Muses Héliconiennes, reines d’Hélicon, la grande et divine montagneέ (…) Ce sont elles qui à Hésiode un jour apprirent un beau chant, alors qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélicon divinέ Et voici les premiers mots qu’elles m’adressèrent, (…) « (…) nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités ». C’est en Piérie qu’unie au Cronide, leur père, les enfanta Mnémosyne, reine des couteaux d’Éleuthère, pour être l’oubli des malheurs, la trêve aux soucis. (…) elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine souci que de chant et gardent leur âme libre de chagrin, près de la plus haute cime de l’τlympe neigeuxέ180 180 Théogonie, 1-2 ; 22-23 ; 27-28 ; 53-55 ; 60-62. HÉSIODE, Théogonie, Les Travaux et les Jours, Le Bouclier, éd. et trad. par MAZON, Paul, Paris, Les Belles Lettres, 1928, rééd. Paris 1992. 51 Renvoyant à ces vers, Marcel Detienne essaie encore une fois de mettre en évidence le rôle de la Mémoire par laquelle le poète-locuteur archaïque accède aux « savoirs » qu’il évoqueέ La Mémoire n’est pas conçue comme une « fonction psychologique qui soutient la technique formulaire »181έ Elle est une puissance religieuse qui, d’après la théogonie hésiodique, s’unit à Zeus tout en donnant naissance aux neuf Muses. Celles-ci, de leur côté, sont à maintes reprises invoquées comme les entités du savoir énoncé, qu’il soit « vrai » ou que ce soit tout simplement « des mensonges tout pareils aux réalités ». Par ailleurs, cette analyse est censée justifier les remarques étymologiques avancées par Marcel Detienne182, pour qui la notion mythiquearchaïque d’ἀ- ί , plutôt que de nier la notion de έ , s’oppose à ρ’oubli183. Marcel Detienne postule ainsi que, dans une pensée archaïque qu’il conçoit comme marquée notamment par la reconnaissance de l’ambiguïté propre au langage, la négativité associée aux champs sémantiques-mythiques rattachés généalogiquement à Nuit ( ύ ) : Oubli ( ή Mots menteurs ( έ ό ), )184 et d’autres encore, forme « l’ombre inséparable de la Mémoire et de l’Alètheia »185. Par conséquent, ce qui donne du sens et du pouvoir à la fonction du poète archaïque est que son énoncé soit efficace pour mettre en lumière, pour louer, ce qui est censé mériter de l’être, afin de maintenir (ou pas) l’ordre symbolique-religieux et social qui motive sa (re)production et sa transmission, autrement dit, le réel qui convient. Dans cette perspective, ce n’est donc pas un hasard si ces premiers chants à nous être parvenus s’occupent de célébrer soit les Immortels, soit les exploits des hommes vaillants186έ Ces louanges, du reste, se chevauchent et s’expriment par l’intermédiaire de références généalogiques plus ou moins étendues qui, pour certains chercheurs, seraient à la base épistemologique même d’une genèse du discours historiqueέ C’est à ce sujet que nous allons consacrer le chapitre suivant. Au vu de ce qui précède, on ne saurait terminer ce bref excursus autour de la notion de vérité, et notamment d’une notion singulière de « vérité » qu’on trouverait en particulier attachée à la riche production poétique de l’époque dite archaïque qui nous est parvenue, sans pointer une évidence : la place donnée au sujet de la vérité et de son rapport à la poésie ne va pas de soi. Ce 181 DETIENNE, 2006 [1967], p. 67. DETIENNE, 2006 [1967], p. 81-82. 183 DETIENNE, 2006 [1967], p. 219 : « (…) Le plan d’Alètheia est celui du divin : il se caractérise parl’intemporalité et par la stabilitéέ C’est le plan de l’Être, immuable, permanent, qui s’oppose à celui de l’existence humaine, soumise à la génération et à la mort, rongée par l’oubliέ » 184 Pour les enfants de Nuit, voir Théogonie, 211-214. DETIENNE, 2006 [1967], p. 76. 185 Théogonie, 2146-232. DETIENNE, 2006 [1967], p. 76 186 DETIENNE, 2006 [1967], p. 68-84. 182 52 qui fait évidemment écho à la place que cette volonté de savoir-vérité même a acquise au fur et à mesure, au détriment de la notion de « faux », voire de mensonge ( ύ 187 ), pourtant elle aussi si présente au sein de cette même production, et nullement – comme les analyses menées plus récemment par Louise Pratt l’ont attesté – comme l’ombre (négative) utile pour donner sens à ce que seraient les notions clés attachés à cet art : la transmission de vérités, apanage de la mémoire, avec une place propre et fondamentale à la technè, ce qu’un personnage central, tel qu’Ulysse et sa célèbre ruse, illustre par excellence188. 187 Voir à propos de ce terme PRATT, 1993, p. 56 : The Greek word pseudos, the closest equivalent to our word lie, is applied in Greek to all varieties of falsehood, from a merely accidental misstatement to an elaborate fabrication. The noum pseudos and the related verbs and adjectives do not necessarily imply that the speaker deliberately seeks to deceive the hearerν they denote only the objective falsity of what is saidέ” 188 Cette auteure admet donc l’importance des conclusions proposées par Marcel Detienne, sans pour autant éviter de remarquer son écart concernant l’ensemble de ces propositions. Voir PRATT, 1993, p. 3 (note 5) μ “(…) For him, ‘le maître de vérité est aussi le maître de tromperie’ (1973, 77). But though there is certainly some truth in Detienne formulation, pseudos/ apate and aletheia are by no means as easily reconciled or as naturally as Detienne impliesέ They are frequently opposed or treated as mutually exclusive in archaic texts (…)έ To some degree, the function of the poet as a transmitter of aletheia is entirely undermined once it is acknowledging that the poet can also tell pseudea, for there is no sure way for the audience to distinguish the twoέ Detienne’s formulation therefore at least requires further discussionέ In general, I differ from Detienne’s by attributing reflection on the deceptiveness of poetry to archaic recognition not of an inherent ambiguity in language but of the deliberate artfulness of the speaking subject. This seems to suit the character of figures like Odysseus and Hermes more aptly.” Pour une étude des traits (du discours) du personnage Ulysse dans une cadre d’une analyse plus large qui vise mettre en évidence l’existence de liaisons aussi positive entre mensonge, ruse et la production poétique archaïque, voir en particulier PRATT, 1993, p. 55-94 (“ChapterΝ2:ΝOdysseusΝandΝOtherΝTricksters : Lying Kata Kosmon”). 53 Chapitre II – Catalogues et généalogies Au cours de notre premier chapitre centré autour de la question « Qu’est-ce qu’un catalogue ? », nous avons privilégié les études consacrées à l’analyse des énoncés en catalogue de l’Iliade et de l’Odyssée. Néanmoins, nous avons mentionné que, dans de nombreuses études, cette forme d’énoncé apparaît issue d’une tradition béotienne qui remonterait à Hésiodeέ En fait, le nom « Hésiode » ne va pas se trouver uniquement accolé aux origines d’un type catalogal mais aussi aux origines de ce qui serait un type catalogal spécifique : les généalogies. Ceci se justifie par le constat qu’une grande partie des chants attachés au nom d’Hésiode présente des listes des noms liés entre eux par des liens de parenté, c’est-à-dire des liens généalogiquesέ Plus qu’aux origines d’une forme poétique, d’après certains chercheurs, il serait ici question des origines d’une logique « catalogue-généalogique » propre au ό , voire celle que plus tard on verra reapparaître dans les écrits des « premiers prosateurs » et des premiers « historiens ». La mise en avant du lien catalogue-généalogies-Hésiode n’a pas été sans conséquence dans le cadre global de travaux consacrés à la formulation d’une idée sur ce qu’implique un énoncé en catalogue, notamment à propos des poèmes homériques et du Catalogue de vaisseaux. Cependant, ce lien ne va pas de soi et mérite débatέ C’est l’objet de ce chapitreέ 1- Le lien entre catalogue et généalogie : Hésiode Il nous faut tout d’abord indiquer succinctement les arguments de ceux qui soutiennent l’existence d’un lien entre les catalogues et les généalogies, au point d’admettre que ces dernières fonctionnent comme une « espèce particulière du discours catalogique »189, voire comme une sorte de « sous-catégorie de la forme catalogique »190. Prenons comme exemple les remarques faites par Lambros Couloubaritsis. Nous avons déjà mentionné la recherche de Couloubaritsis à propos du sens du terme 189 190 COULOUBARITSIS, 2006, p. 257. PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006. έ , d’où il fait dériver la forme catalogale 54 ά (le ά )191έ τbservons ce qu’il dit à propos des généalogies, qu’à la façon du il considère comme une forme, voire une chose, dérivée d’une pratique séquentielle porteuse cependant d’une structure narrative minimale propre. Celle-ci constituerait son principe organisateur de base, il s’agit du « schème de la parenté »192. Ce schème correspondrait à un principe épistémologique d’ordre – d’après lui à vocation universelle193 –, dont les échos se font sentir encore aujourd’hui194. Lambros Couloubaritsis dit à ce propos que : (…) le discours généalogique (…) est pratiqué partout sur notre planète, selon différentes modalités : cosmogonies, théogonies, anthropogoniesέ Constituant un mode commun de l’humanité pour dire le réel dans sa complexité, la pratique généalogique du mythe a eu chez les Grecs un succès étonnant, puisqu’elle a été pratiquée par de nombreux auteurs (…)έ Elle exprime en plus un type particulier de pratique du logos, le cata-logue (katalogos, de kata-legein qui signifie dire les choses d’une façon successive et ordonnée), qui suppose d’emblée un type de rationalitéέ En fait la pratique généalogique est bien une sorte de pratique de catalogue, puisqu’elle énumère des noms exprimant tantôt des phénomènes de la nature, tantôt des dieux ou d’autres puissances de l’invisible, tantôt encore des races humaines ou des hommes de diverses situations socio-culturelles195. Lambros Couloubaritsis soutient que ce mode de discours serait notablement dominant dans les chants attribués à Hésiode (Théogonie, Les Travaux et les Jours, Catalogues des Femmes), ce en quoi il est rejoint par beaucoup d’autres chercheursέ Claude Calame et Florence Dupont eux aussi, tout en analysant des extraits de certains de ces chants, constatent que ce qu’on peut observer dans les plans compositionnels de chacun de ces poèmes est bien le déploiement d’une logique énumérative à partir de la combinaison de trois logiques : narrative (par arborescence généalogique), sémantique (des noms propres) et phonique (poéticité de la substance sonore)196. Voir ci-dessus : « 2.2 – έ , ordre et vérité ». Les arguments soutenus par cet auteur seront notamment repris par PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006. 192 COULOUBARITSIS, 2006, p. 256. 193 COULOUBARITSIS, 2006, p. 259. 194 COULOUBARITSIS, 2006, p. 256 : « (…) τr, après une certaine éclipse dans la philosophie classique, le schème de la parenté a retrouvé une nouvelle vigueur sous une forme limitée (père-fils) dans le christianisme, depuis la rencontre entre l’hellénisme et le judaïsmeέ Il se perpétue aujourd’hui avec l’irruption de la question du sujet, à travers la psychanalyse freudienne, alors qu’il est devenu secondaire dans les formes narratives dominantes (…)έ » 195 COULOUBARITSIS 1992, p. 35. 196 CALAME ; DUPONT, 2008, p. 11. 191 55 Cette pratique po(i)étique catalogale seraient, selon eux, surtout privilégiée par les poètes animateurs de la mémoire de la communauté, et ceci dès l’époque dite archaïqueέ Cette pratique serait en effet capable de répondre aux exigences logiques et pragmatiques posées par des situations d’énonciation nouvelles et distinctes197. Examinons donc tout cela de plus près. 1.1- Entre catalogue et généalogie : remarques autour d’Hésiode et des poèmes attachés à son nom Dans le souci de préciser ce qui, d’après elle, singularise les énoncés en catalogue tels qu’ils se présentent notamment dans l’Iliade, Sylvie Perceau mentionne deux aspects de la Théogonie hésiodique censés caractériser son énoncé. Tandis les énoncés en catalogues de l’Iliade – du moins, nous y insistons, tels que les décrit cette auteure – possèdent une « dimension allocutée », dont la mise en discours est requise lors de moments précis, tout en s’ajustant à la fois à l’objet du discours, à la perspective de l’énonciateur et à l’horizon d’attente du récepteur, la Théogonie s’organise sous un « principe taxinomique (…) dont le but est de fixer une hiérarchie cosmogonique »198έ En bref, quand on choisit d’énoncer en catalogue dans l’Iliade, ce qu’on vise c’est la production d’un énoncé dont la prétention d’être valide ne concerne que le cadre du hic et nunc qui a motivé son élaborationέ En revanche, dans la réalisation de l’énoncé hésiodique, les prétentions de validité seraient beaucoup plus larges. Dans la réalisation de l’énoncé hésiodique, il s’agirait de produire un discours qui, tout en célébrant une certaine constitution d’ordre – établie par Zeus –, à la fois l’institue et la (re-)produit comme celle qui mérite de persister à jamais199. La tâche de cette institution/reproduction est renvoyée aux Muses 197 Voir ce que disent CALAME ; DUPONT, 2008, p. 11, tout en faisant référence à des extraits de ces mêmes poèmes attribués à Hésiode : « Au-delà des dimensions sémantique et euphonique qui articulent également ces (…) formes catalogales, chacune (…) s’avère dominée, en relation avec son contenu singulier, par une raison particulière μ logique théogonique et généalogie instituant l’ordre théogonique de Zeus pour la Théogonie ; logique épidictique d’héroïsation, par le chant, des principales figures d’héroïnes protagonistes des grandes sagas épiques des cités grecques pour le Catalogue des femmes ν logique didactique de l’institution de l’ordre de la cité et de sa prospérité matérielle et sociale dans le cas des Travauxέ C’est dire qu’en relation avec son contenu, chacune de ces formes catalogales est orientée par sa pragmatique ν et ceci selon le sens qu’a dans la poésie homérique elle-même le verbe katalégein μ ‘énoncer en catalogue’, avec la dimension ‘performative’ qu’assume une telle énonciation raisonnée, selon une logique inventoriale. » 198 PERCEAU, 2002, p. 266. 199 Nous faisons plus particulièrement allusion à Théogonie, vers 38, lorsque le poète insiste sur le fait que les Muses « disent ce qui est, ce qui sera, ce qui fut » ( ἰ ῦ ά ΄ἐό ά ΄ἐ ό ό ΄ἐό ). Pour une analyse en détail des vers qui ouvrent ce chant, nous renvoyons aux analyses et aux indications faites dans un article publié récemment : BOULOGNE, Jacques, « Du catalogue à la généalogie : Hésiode, Théogonie, 11-21 », Kernos [En ligne], 19, 2006. Disponible sur : http://kernos.revues.org/428. Consulté le 2ι octobre 2ί13έ Ainsi qu’à celle proposée par : CALAME, 2000, p. 87-109. 56 – les filles de Zeus et de Mnémosyne – ainsi qu’au poète-narrateur (Hésiode) dont elles inspirent le savoir. Cela dit, il faut revenir sur un point que nous n’avons fait que mentionner en passant, sans pourtant lui accorder assez d’attention μ il s’agit du fait que des commentateurs anciens et modernes rattachent au nom d’Hésiode des œuvres dont la valeur catalogale semble parfois aller de soiέ Rappelons que, comme nous l’avons déjà remarqué200, certains auraient proposé de rattacher la composition du Catalogue des Vaisseaux de l’Iliade à une tradition censée avoir été particulièrement développée par une supposée « école béotienne », voire hésiodiqueέ C’est précisément en Béotie que se trouve la ville d’Ascra où le poète serait néέ Le nom d’Hésiode se trouve de nos jours rattaché à deux poèmes μ celui connu sous l’intitulé de Théogonie, et l’autre nommé Les Travaux et les Jours. Et pourtant, le nom « ί » n’apparaît que dans l’énoncé poétique du premier201έ Il est donc intéressant de remarquer qu’au IIe siècle après notre ère les désaccords autour de ces attributions étaient des sujets sur lesquels on avait encore le droit d’attirer l’attentionέ C’est du moins ce que nous permet de conjecturer, par exemple, certains passages présents dans le texte de la Périégèse de Pausanias202έ Voici l’un d’entre eux : ῶ ὲ ἱ ὶ ὸ ΄Έ ῶ ἰ ῦ έ ό ῃ έ ὡ ΄ ί ή ὐ ὲ ἢ ὰ ˙ ὶ ύ ὲ ὸ ἐ ὰ ύ ἀφ ῦ ί …. ὲ ὶἑ έ έ έ ,ὡ ύ ἐ ῶ ὁ΄ ί ἀ ὸ ή ,ἐ ῖ ά ᾀ ό ὶ ά ἐ ά ΄ ί , ὶ ί ὶ ὲ ὸ ά ά , ὶὡ ὺ ἐ ὸ ὁ ῦ ί ᾞ ί έ ί ἐ ὶ ί ὴ έ , ὶὅ ἐ ὶ ὶ΄ έ . Les Béotiens qui habitent à la proximité du mont Hélicon maintiennent la tradition qu’Hésiode n’aurait écrit que Les Travaux, tout en rejetant pourtant son proème aux Muses. (…) Il y a une autre tradition très différente de cette première, selon laquelle Hésiode aurait écrit un grand nombre de poèmes, l’un sur les femmes, un autre qu’on appelle Les Grands Éhées, la Théogonie, le poème sur le voyant Mélampus, celui sur la descente aux enfers de Thésée, les Préceptes de 200 Voir la première partie du chapitre précédent. Voir Théogonie, 22. 202 Voir notamment PAUSANIAS, Périégèse, IX, 35.5, où l’auteur signale encore une fois l’existence de doutes vis-à-vis de l’attribution de la Théogonie au poète d’Ascraέ 201 57 Chiron destiné à l’instruction d’Achille, et d’autres poèmes en plus de Les Travaux et les Jours.203 Or, parmi ces nombreux titres, vis-à-vis desquels Pausanias nous rapporte l’existence de doutes quant à leur attribution au nom d’Hésiode, nous trouvons non seulement la célèbre Théogonie, mais aussi un poème « sur les femmes ». Cette allusion fait référence, sans aucun doute, à l’ensemble de vers qui, au moins depuis l’époque alexandrine204, est plutôt désigné sous l’intitulé de ῶ ά , c’est-à-dire « Catalogue des Femmes ». Telle est d’ailleurs la désignation que Pausanias lui-même avait déjà employée dans un passage précédent de son premier livre, tout en le rattachant sans aucune hésitation au nom du poète d’Ascra205. Insistons μ ce que nous intéresse ici, c’est le fait qu’au nom d’Hésiode est relié un ensemble de poèmes dont la qualité catalogique, et notamment généalogique, est reconnue. Le lien est si fort que, et même tout récemment, certains chercheurs n’hésitent pas à trouver dans les œuvres attribuées à Hésiode le point d’origine du catalogue considéré comme « une forme base de la littérature grecque »206. Or, répétons-le, l’affirmation est faite malgré le constat qu’il n’existe qu’un seul poème de cet ensemble qui, par son titre, soit explicitement affilié au genre du « catalogue »έ De ce qui précède, il apparaît qu’il convient de s’interroger sur les caractéristiques reconnues par les chercheurs lorsqu’ils qualifient l’ensemble des ouvrages attribués au poète d’Ascra de genre catalogique, voire de genre généalogique. Auparavant, remarquons qu’à la différence de ce qui se passe dans l’univers des poèmes homériques, le verbe έ n’a qu’une seule occurrence dans l’ensemble des deux textes que la plupart des Modernes s’accordent à attribuer à Hésiode μ il s’agit du vers θ2ι de la Théogonieέ Dans ce contexte, le verbe apparaît à la troisième personne de l’aoriste ( 203 έ ) IX, 31, 4-6. Pour le texte en grec voir : PAUSANIAS, Description of Greece, eds. by J. HENDERSON and trans. by W. H. S. JONES, Cambridge (The Loeb Classical Library), I (Books I-II) 2004, III (Books VI-VIII. 21) 2002, IV (Books 8.22-10) 1935. La traduction est la nôtre. 204 Voir : NASTA, Mihaïl, « La typologie des catalogues d’Éhées : un réseau généalogique thématisé », Kernos 19 (Actes du Xe Colloque du CIERGA, Bruxelles, septembre 2005), 2006, p. 59-78. Disponible : http://kernos.revues.org/430. Consulté le 24 octobre 2013έ D’ailleurs, cet auteur nous signale, pέ ιί : « Précisons encore que la tradition littéraire distinguait deux œuvres séparées du même genre attribuées à Hésiodeέ L’une – dont nous avons le plus grand nombre de fragments – aurait compris cinq livres : le ῶ ά ϛ proprement ditέ Pour l’autre, intitulée les Grandes Éhées ( ά ῖ ), on récupère à peine un maigre faisceau de dix-neuf fragments dans l’édition Merkelbach-West (redistribués d’une manière ingénieuse chez Martina Hirschberger, qui en donne seize, tout aussi épars). » 205 Paus. I, 43.1. 206 Voir le résumé de l’article : STEINRÜCK, Martin, « L’Âge de fer se termine : la forme catalogique chez Eunarpe de Sardes », Kernos [En ligne], 19, 2006. Disponible sur : http://kernos.revues.org/448. Colsulté le 27 octobre 2013. 58 et a comme sujet Gaia. Nous parlons bien sûr toujours des textes dans tels qu’ils nous sont parvenus. En tout cas, il est clair que ce verbe ne possède pas ici une valeur sémantique207 identique à celle que Sylvie Perceau avait proposé de lui attribuer après l’analyse de ses occurrences dans l’Iliade. En dépit de cela, que ce soit la Théogonie, Les Travaux et les Jours, et bien entendu le Catalogue des Femmes, tous ces poèmes ont une valeur en tant que textes « catalogiques », une valeur largement assurée par les commentateurs. Cette caractérisation tient à la fois de certains de leurs traits formels et stylistiques et de la logique épistémologique qui les organise. Du reste, nous tenons à ajouter que cette caractérisation pourrait également renvoyer aux contextes qui auraient motivé leurs productions et transmissions. Les traits formels et stylistiques « catalogiques » des poèmes hésiodiques, comme c’était le cas pour les passages des poèmes homériques qualifiés de « catalogues », peuvent se repérer par l’usage de la parataxe scandée par des connecteurs ( / ὶ) ν par la présence d’invocation(s) aux Muses208 ν et même, dans certains cas, par la récurrence d’une formule introductive du type « Ἤ ἵ (s.) / ἢ ». Cette caractéristique aurait d’ailleurs servi pour désigner le « Catalogue de Femmes » et d’autres textes de ce type, sous l’intitulé d’ (« Éhées »)209. La logique épistémologique catalogale, telle qu’elle se manifeste dans les poèmes dits hésiodiques, en ellemême et d’après certains auteurs, se construit également par la mise en discours d’une liste, une série apparemment sobre, qui pourtant glisse vers un récit en boucle. Ainsi, selon Martin Steinrück, « [c]’est ce glissement d’une forme de liste prétendument sobre à une forme narrative, bouclée, mais cachée, qui nous semble être l’une des traits typiques de la forme catalogique » dans les textes attribués au poète d’Ascraέ Les textes attribués à Hésiode sont donc tous censés obéir à une sorte de logique catalogale. En outre, certains chercheurs tiennent à préciser qu’une telle logique s’y déploie notamment à travers un schéma spécifique, à savoir le « schéma de la parenté ». Autrement dit, les poèmes attribués à Hésiode possèdent comme trait commun celui de mettre en discours des données et Paul Mazon le traduit dans le contexte par « dire » : « Car Terre leur avait tout dit expressément » [ ί … φ ἅ έ έ ]. 208 Voir à ce propos : MINTON, William, « Invocation and Catalogue in Hesiod and Homer », Transactions of the American Philological Association 93, 1962, p. 188-212. 209 À propos de cette formule introductive, voir notamment les remarques faites par : NASTA, 2006, p. 59-64. Voir le vers qui ouvre le Bouclier. Pour un bref commentaire de ce texte voir « Argument »: « Le commencement du Bouclier se trouve dans le IVe livre du Catalogue, jusqu’au vers ηθ inclus » (Σ ί ἡἀ ὴἐ ῷ ΄ ό ᾞ φέ έ ί ΄ ὶ ΄). Pour une autre version à propos de l’origine de cet intitulé voir Hermesianax, qui affirme que « Eoie » était en effet le nom d’une amoureuse d’Hésiode qui serait devenue pour lui une sorte de modèle. Voir aussi le fr. 7.21 dans Powell, J. U., Collectanea Alexandrina, Oxford, 1925, p. 98. 207 59 des parties qui se relient entre elles à partir d’un réseau d’ordre généalogique210. Ainsi, tout en prenant en compte certains aspects soulevés par des lectures proposées par des commentateurs, regardons plus en détail comment cela est censé se manifester dans trois chants (autrefois) rattachés au nom d’Hésiodeέ La Théogonie s’énonce elle-même comme un chant (ἀ ή) dont le but ultime est de célébrer « Zeus qui tient l’égide » (vέ11)έ Dans sa réalisation, ce chant ne fait qu’accomplir son but suprême de rendre hommage au pouvoir dont Zeus a réussi à s’emparerέ Tout en le symbolisant, ce poème le bâtit. Or, la mise en forme discursive est la seule manière de fonder la transmission et de lutter pour elle, par la réactualisation de n’importe quel ordre cosmologique, social et religieuxέ Ce n’est donc pas par hasard que le nom de Zeus est le premier à être invoqué par l’hymne, dans le catalogue des divinités qui est dressé par les Muses au début du poème (vv.11-21). Dans le dessein d’énoncer cet ordre-là, il a pourtant fallu que le narrateur (Hésiode) amorçât son chant par une invocation aux Muses (vv. 1-1ί)έ Car, d’après ce qu’il nous raconte, elles lui étaient apparues et lui avaient appris ce « beau chant » (v 22)έ Ce sont elles, d’ailleurs, qui lui demandent de célébrer « toute la race sacrée des Immortels toujours vivants » ( ΄ἀ ά ἱ ὸ έ ἰὲ ἐό ), et aussi d’entamer et de clôturer chacun de ses chants en leur adressant une louange (vv. 22-34). Ce qui explique non seulement le fait que « ά » soit le vocable qui va inaugurer ce chant ; mais aussi le fait que, quelques vers plus tard, le poète-narrateur va proférer un hymne d’action de grâce aux Muses (vέ 3η-103), dont l’énoncé va nous raconter leur genèse, tout en cataloguant leurs noms (ιθ-79)211. Du reste, ce préambule ne va pas se terminer avant que le narrateur ne nous offre un « véritable prélude », c’est-à-dire, une dernière invocation au Muses suivie d’un « troisième catalogue » qui va enfin nous livrer la structure générale du poème qui peut désormais commencer (vv. 104-115)212. Ainsi, considérant le texte tel qu’il nous est parvenu, et tout en suivant notamment l’analyse récemment proposée par Jacques Boulogne, on peut dire qu’à son macro-niveau l’énoncé de ce poème s’annonce et se réalise (ou presque) en trois partiesέ Tout d’abord, le fait que les 115 premiers vers qui ouvrent ce chant soient scandés par trois invocations (et trois catalogues) qui en effet n’en font qu’un(e)213. Du reste, il convient de rajouter que la tripartition matérialisée 210 COULOUBARITSIS, 2006, p. 257-260. Pour une analyse de cette liste de noms, voir : CALAME ; DUPONT, 2008, p. 9-11. 212 BOULOGNE, 2006, p. 54-56. 213 BOULOGNE, 2006, p. 55 : « (…) les trois catalogues rencontrés n’en forment en définitive qu’un seul : il s’agit chaque fois des mêmes matériaux, mais agencés différemment, en fonction d’une visée qui changeέ » 211 60 par ces vers aurait dû se réaliser selon le déroulement du chantέ Puisqu’une fois achevé le récit central qui nous informe sur la cosmogonie du monde et des dieux jusqu’à l’accession de Zeus au pouvoir, il se poursuit avec deux autres invocations aux Musesέ La première est suivie d’un bref inventaire des déesses qui se seraient accouplées avec des mortels (vv. 963-1020)214 ; la seconde intervient à la fin de ce poème, sans pour autant annoncer tout à fait le contenu du récit qu’elle est censée ouvrir (vvέ 1ί21-1022)215. En outre, il est même possible de dire qu’à son micro-niveau, la Théogonie s’organise à partir d’une mise en abîme de structures généalogiques dont les éléments de base ne sont que des noms. Éléments eux-mêmes « parlants », et qu’évoquent d’ailleurs d’autres récits généalogiques qui ne sont pourtant pas (explicitement) présents dans l’énoncé considéré216. Et pourtant ce catalogue, qui aurait dû se trouver dans la Théogonie, serait ce que l’énoncé du dit « Catalogue des Femmes » aurait dû combler et dont la fonction aurait été de livrer une liste dont l’élément rehaussé, puisque choisi pour servir comme principe organisateur de base, est le nom des femmes mortelles qui se seraient unies sexuellement à des dieux, tout en donnant naissance à des hérosέ C’est, d’ailleurs, cette continuité narrative supposée entre la Théogonie et le Catalogue des femmes qui explique que, du moins jusqu’au IVe siècle de notre ère217, ce dernier texte ait été rattaché au nom d’Hésiodeέ σul besoin d’insister ici sur le fait que de nos jours, la majorité des commentateurs est d’accord pour rejeter cette liaison. Ce qui, du reste, implique que les vers sur lesquels s’achève notre Théogonie (965-1022) soient eux-aussi jugés comme des interpolations tardives, conçues précisément afin de donner du prestige au Catalogue des Femmes218. En tout cas, le lien opéré entre la Théogonie et le Catalogue des Femmes a également permis de supposer que, jusqu’à une certaine époque, le Catalogue des 214 En effet, il y a une partie des commentateurs qui jugent que la Théogonie se termine au vers 963 ou même encore avantέ Ainsi, les vers suivants ne seraient que les produits d’interpolations tardivesέ Pour la défense de ce « catalogue des déesses » selon une conclusion tout à fait traditionnelle (comme d’ailleurs l’avaient traité des Grecs de la période classique) ainsi que pour des indications bibliographiques plus détaillées vis-à-vis de ce débat jamais conclu, voir : PACHE, Corinne, « Mortels et immortelles dans la Théogonie », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens 6, Paris-Athènes, Éditions de l’EHESS-Daedalus, 2008, p. 221-238. Voir aussi la « Notice » qui précède ce texte dans : MAZON, 1992 [1928], p. 3-30. 215 Th. 1021-1022. 216 À propos des noms comme des éléments à partir desquels les Grecs bâtissent leur passé, voir : BRULÉ, Pierre, « Dans le nom tout n’est-il déjà dit ? », Kernos [En ligne], 18, 2005, Disponible sur : http://kernos.revues.org/1530. Colsulté le 27 octobre 2013, p. 242 : « (…) dans toute une classe de mythes, c’est à partir des noms (ὅ ), des noms de choses μ fleuves, pays, peuples et cités que les récits des Grecs ‘remontaient’ ἰ ὸ ὰ ῖ , c’est-àdire s’en faisant si ce n’est de l’histoire, au moins du passéέ » 217 Du moins c’est ce que signale Martin West, malgré l’existence de doutes par rapport à cette attribution, tels qu’en témoigne le passage cité de Pausaniasέ Voir : WEST, Martin, The Hesiodic Catalogue of Women. Its nature, structure and origins, Oxford, Clarendon Press, 1985. 218 Dans ce sens voir les arguments présentés par : NASTA, 2006, p. 62. 61 femmes aurait été transmis comme une dernière partie du texte de la Théogonie. Cette hypothèse possède d’ailleurs l’avantage d’expliquer le fait qu’il soit dépourvu d’une invocation aux Muses219. En outre, il est intéressant de relever que certains chercheurs proposent de penser les fragments qui nous sont parvenus de ce catalogue, et qui de nos jours constituent un total d’environ 13ίί vers, comme le produit d’un travail continu de sélection et de rassemblement qui aurait eu lieu entre les VIIIe et VIe siècles avant notre ère220 – période marquée par l’organisation de diverses expéditions grecques de colonisation. Ce cadre historique d’expansion territoriale est ainsi envisagé comme un contexte favorable à la production de nombreuses cosmogonies et théogonies locales221. En effet, les énoncés respectifs de ces récits peuvent être mis en relation avec les intérêts des grandes familles aristocratiques. Il est assez raisonnable de supposer en effet que ces groupes de colons ont été soucieux de justifier certains arrangements territoriaux du moment afin d’affirmer leur pouvoir sur les nouveaux territoiresέ L’établissement de liens généalogiques était le moyen de leur conférer des origines nobles, voire divines222έ D’après ce qui précède, le « Catalogue des femmes » ne représenterait qu’une sorte de grand « tissage continu énumératif [et, ajoutons-nous, sélectif] des péripéties généalogiques »223 qui auraient été conçues auparavant. En effet, certaines traces qui nous sont parvenues indiquent que le « Catalogue des femmes » aurait été fixé sous la forme d’une structure divisée en cinq partiesέ Chacune d’entre elles représentait les grandes lignées familiales des différentes régions qui composaient le « monde grec »224. La consécration en tant que telle de cette division est censée remonter (non par hasard 219 Pour un approfondissement des différents problèmes et hypothèses sur le « Catalogue des Femmes », voir : WEST, 1985, ainsi que les articles qui composent le livre : HUNTER, Richard, (éd.), The Hesiodic Catalogue of Women: Constructions and Reconstructions, Cambridge: Cambridge University Press, 2004. 220 Voir WEST, 1985, p. 136. Selon cet auteur, la date de la rédaction de ce poème se situe entre les années 580 et 520 avant notre ère. 221 Pour un aperçu des quelques cosmogonies grecques dont les traces nous sont parvenues, voir : SOREL, Reynal, Les cosmogonies grecques, Paris, Presses Universitaires de France, 1994. Voir aussi : GANTZ, Timothy, Early Greek Myth, A guide to Literary and Artistic Sources, Baltimore, London 1993, trad. fr. par Danièle AUGER et Bernadette LECLERCQ-NEVEU : Mythes de la Grèce Archaïque, Paris, Belin 2004, p. 1295-1302 (« Appendice : quelques cosmogonies ‘déviantes’)έ 222 Voir HALL, Jonathan, Hellenicity: Between Ethnicity and Culture, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2002, p. 23-29; 238-239. 223 NASTA, 2006, p. 68. 224 Voilà le schème de ces parties tel que le présente NASTA, 2006, p. 71, note 37: Livres I-II : descendance de Deucalion (avec 4 branches)/ : /Éolides / livre II (cont.) /Io/  (Inachides1) : Bélides/  /l. III/  (Inachides2) : Agénorides/livreIII (cont.) ou IV/Pélasgos  Arcas/ Arcadiens/livreIII ou IV/Atlas  Atlantides/livre IV/rejetons des Pléiades  Asopides et rameau de Cecrops (l’Attique !)/Pelops  Pélopides/livre V/PélopidesΝ /PleisthénidesΝ (Tantalides)…  prétendants d’Hélène  (« Crépuscule des héros »). 62 comme les poèmes homériques) au temps des Pisistratides. Du reste, leurs récitations faites sous ce format devaient avoir eu lieu dans le cadre des fêtes publiques et des célébrations rituelles des cités225. σous tenons encore à commenter, quoique plus brièvement, l’autre poème que les commentateurs anciens et modernes ont continuellement rattaché au nom du poète d’Ascra : Les Travaux et les Joursέ Ce poème, bien entendu, comme c’est d’ailleurs le cas des deux précédents, pourrait être abordé plus longuement et à partir de divers angles d’approcheέ Néanmoins, en plus du fait que cela a déjà été réalisé, ce qui nous intéresse de révéler dans le cadre de notre travail, c’est le fait qu’à l’égard de ce poème, une grande partie des commentateurs insistent encore pour y relever des traces qui le relieraient à un certain modèle catalogique, voire généalogique. Essayons, donc, de faire le point. Dans le format sous lequel il nous est parvenu226, ce poème s’ouvre par une invocation aux Muses (vv. 1-10) – trait qui, à l’égard des perspectives soutenues par William Minton ne peut qu’assurer la qualité énumérative/catalogique du chant que ce proème-hymne anticipe227. À cette invocation succède le constat fait par le poète de l’existence d’une double (vv. 11- 41), l’histoire de Prométhée et de Pandore (vvέ 42-105) et ensuite le « mythe des races », (vv. 106-201). Le poème se poursuit, tout en présentant une admonestation à la justice adressée aux rois et à Persès (vv. 202-285) ν et il s’ensuit la présentation de conseils divers adressés à ce dernier y compris l’énumération et la description des grands travaux des champs (vv. 383-617) ; des conseils sur la navigation (vv. 618-694) ν quelques conseils sur le choix d’une femme (vvέ 695-705) ; un point sur les fautes qu’il faut éviter pour n’offenser ni les hommes ni les dieux (vv. 707-759) ν et, finalement, le chant se termine par l’énumération des différents jours du mois et des travaux réservés à chacun d’eux (vvέ ιθη-822). Paul Mazon insiste sur une lecture qui interprète ce chant comme un poème didactique dont la structure se construit à partir de l’élaboration de deux concepts clés : travail et justice. Ainsi, seraient liés au premier concept les deux premiers moments du poème (vv. 11-41 ; 42-105), aussi bien que sa dernière partie ; tandis que le deuxième thème se développerait à partir du mythe des races, dont la déchéance serait scandée par la croissance de l’injustice aux dépends 225 Pour une discussion plus pointue et qui donne des indications bibliographiques, voir : NASTA, 2006, p. 68-78. Voir aussi, à propos du Catalogue des Femmes, les remarques faites par : JACOB, 1994, p. 176. 226 Pour une « notice » à propos de ce texte, voir : MAZON, 1992 [1928], p. 71-85. 227 MINTON, 1962, p. 197-200. Pour des débats autour de ce prélude, notamment autour de son authenticité, voir : MAZON, 1992 [1928], p. 76-80. Pour une mise en point plus récente et une analyse, voir : CALAME, C., « Le proème des Travaux d’Hésiode, prélude à une poésie d’action », dans BLAISE, Fabienne ; JUDET de La COMBE, Pierre ; ROUSSEAU, Philippe (dir.), Le métier du mythe :Ν lecturesΝ d’Hésiode, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 169-189. 63 de la justice. William Minton pense pour sa part que le sujet central de ce poème est la célébration de la justice de Zeus (ce qui le rapproche de la Théogonie). La louange du dieu, tout en étant annoncée dès le proème, et malgré le ton personnel que ce chercheur croit voir s’y installer, s’accomplit notamment dans la deuxième partie du poèmeέ D’après Minton, le narrateur présente dès lors une énumération, voire un catalogue de conseils à propos des travaux, des jours, des procédés moraux et religieuxέ Il ne s’occupe que d’actualiser les savoirsfaire traditionnels censés rendre honneur à la justice établie par Zeus228 : le fait que les humains doivent accepter leur condition, sujette aux souffrances et au travail jusqu’au moment de leur mort. Jean-Pierre Vernant, pour sa part, dans le cadre de l’analyse structurale qu’il consacre à ce poème, prête notamment attention au passage qu’il désigne comme « mythe hésiodique des races »229 (vv.106-201). Plus loin dans ce même texte, il va requalifier cet ensemble comme « mythe généalogique des races »230έ Ce choix s’explique, du reste, par le fait que Jean-Pierre Vernant n’est pas très convaincu par l’interprétation dominante de son époque, celle de Paul Mazon, qui comprenait le passage comme une exhortation à la justiceέ τr, d’après Jean-Pierre Vernant, le fait qu’Hésiode ait choisi d’intercaler une race de héros entre celles de bronze et de fer, suggère qu’il aurait délibérément brisé la structure du « mythe originel » – qui n’était organisée que par des éléments métalliques μ or, argent, bronze et ferέ Mais cela n’est pas tout, car d’après ce chercheur, il faut être attentif au fait que le choix du poète aurait été motivé par une double préoccupation : « d’abord exposer la dégradation morale croissante de l’humanité ; ensuite faire connaître le destin, au-delà de la mort, des générations successives »231έ τr, d’après le poète cette fois, les hommes d’or et d’argent devenaient des démons ; ceux de bronze des morts dans l’Hadès, il fallait donc les héros pour rendre son chant conforme à une division structurale et traditionnelle du monde divin. De ce qui précède, nous intéresse plus particulièrement la remarque que Jean Pierre Vernant prend soin de faire à la suite de son interprétation : τn ne saurait parler, dans le cas d’Hésiode, d’une antinomie entre mythe génétique et division structurale. Pour la pensée mythique, toute MINTON, 1962, p. 200: “It soon becomes apparent that despite their aura of “personal wisdom” the “true things” of which Hesiod tells are actually very old things: they form a substructure of enumerative material on which the poem is builtέ This is indeed more obvious in the latter part, the “Works” and the “Days” proper, whith their hoarer precepts and list of old-age taboos”έ (Nous soulignons) 229 VERNANT, 1996 [1960], p. 19. 230 VERNANT, 1996 [1960], p. 21. 231 VERNANT, 1996 [1960], p. 21. 228 64 généalogie est en même temps et aussi bien explicitation d’une structure ν et il n’y a pas d’autre façon de rendre raison d’une structure que de la présenter sous la forme d’un récit généalogique232. Autrement dit, Jean Pierre Vernant propose ici de penser la structure généalogique comme le principe structurant de l’ensemble de ce poème, ce qui, comme il le remarque par ailleurs, était déjà le cas dans la Théogonie233 – poème qu’il attache également au nom du poète d’Ascraέ C’est pourquoi, du reste, nous nous permettons de remarquer l’équivalence, qui ‘échappe’ à la plume de Jean Pierre Vernant, entre les termes « hésiodique » et « généalogique », même si cet auteur n’y avait pas forcément songéέ τr, ce remplacement ne s’explique que comme l’effet d’un présupposé qui s’est cristallisé au cours des réceptions des commentateurs qui, depuis l’Antiquité, lient le nom « ί » à la majorité de ces poèmes composés en hexamètre et à l’aspect catalogique-généalogique. Cette étroite liaison entre un nom d’auteur et un genre poétique nous renvoie à une remarque, simple mais néanmoins importante, faite (encore une fois) par Gregory σagy dans le cadre d’un article publié récemment : « Le premier ‘ordre de réalité’ qu’on trouve dans la poésie hésiodique n’est pas Hésiode en tant que personne, mais la poésie elle-mêmeέ C’est la poésie qui a donné naissance à la personne Hésiode. »234 Au vu de ce qui précède, on n’hésiterait pas à soutenir que le poète d’Ascra incarne proprement la fonction d’auteur de tout un ensemble de chants composés en hexamètre. Ces chants assez souvent qualifiés comme « catalogues » ont comme sujet majeur la création de l’ordre du monde, des divinités et des humains tels qu’ils sont. Cet ordre est tout simplement indispensable comme toile de fond pour les épopées dites homériques. Si nombre de chercheurs se sont attachés aux catalogues hésiodiques c’est certainement parce qu’ils y voyaient la preuve de leur croyance en leur ancienneté vis-à-vis du modèle poétique homériqueέ C’est bien de ce présupposé, qu’il s’acharne à démontrer, que William Minton va partir dans son article paru en 1962235. Dans ce dessein, il choisit de commencer en insistant sur deux aspects qu’il tient comme une sorte d’évidence : les invocations aux Muses 232 VERNANT, 1996 [1960], p. 22. VERNANT, 1996 [1960], p. 22, voir note 11 au bas de la page. 234 σAGY, Gregory, “Hesiod and the Ancient Biographical Tradition”, in MONTANARI, Franco; RENGAKOS, Antonios, TSAGALIS, Christos (eds.), Brill’sΝCompanionΝtoΝHesiod, Leiden, Brill, 2009, p. 273: “(…) the primary ‘order of reality’ to be found in Hesiodic poetry is not Hesiod the person but the poetry itself. It was this poetry that brought to life the person that is Hesiodέ” 235 MINTON, 1962. Voir aussi son article précédent: “Homer’s Invocations of the Musesμ Traditional Patterns”, Transactions and Proceedings of the American Philological Association 91, 1960, p. 292-309. 233 65 seraient un type de dispositif poétique traditionnel de demande d’information (‘a question’), dont les poètes se servaient pour la mise en récit d’une procédure rituelle qui consistait, par l’énoncé de son chant à venir, à solliciter auprès des Muses le(s) savoir(s) véhiculé(s). Du reste, en plus d’avoir pour fonction de valider la parole qui est en train de se produire, William Minton précise qu’une telle demande est souvent exprimée en termes quantitatifs ( ῶ , ί , ἵ ί ί )έ C’est d’ailleurs pourquoi ce qui s’en suit (‘an answer’) va précisément se présenter sous la forme d’un catalogue – désignation qu’il emploie comme synonyme d’une énumération ordonnée (‘ordered enumeration’)236. Ce présupposé de départ convient donc parfaitement pour mettre en évidence le « fait » que la poésie hésiodique possède un aspect remarquablement plus traditionnel que ce qu’on trouve dans les poèmes d’Homère237. τr, d’après ce chercheur, les proèmes suivis d’une énumération ordonnée sont bien le schème (question-answer) qu’on retrouve dans les poèmes attribués à Hésiode – notamment dans la Théogonieέ Du reste, l’approche que William Minton fait des prooimia hésiodiques et qu’il applique à certains Hymnes (qu’il ne rattache pas au nom d’Homère)238 est censée donner la preuve de cette ancienneté qu’il tient à rattacher aux compositions du premier. En revanche, lorsqu’il analyse les invocations (ou ‘quasi-invocations’239) qui apparaissent dans les poèmes homériques (l’Iliade et l’Odyssée) William Minton insiste sur le fait que le cadre qu’on y trouve est bien distinctέ τutre le fait d’être plus courts, les (quasi-) invocations qu’on reconnaît dans les poèmes homériques n’anticipent presque jamais un ‘vrai’ catalogue240. En fait, on y trouverait plutôt des vestiges formels et stylistiques qui renvoient (à peine) au modèle hésiodique du « proème-hymne » suivie d’une énumérationέ Ainsi, l’argument que William Minton va choisir d’avancer comme hypothèse explicative d’un tel écart est notamment le fait que le modèle manifesté dans les poèmes hésiodiques aurait été changé par Homère au profit de ses intérêts narratifs241. Pour autant, cet auteur tient tout de même à souligner que le 236 MINTON, 1962, p. 188-190. MINTON, 1962, p. 190: “Hesiod is (…) the conservative, Homer or his tradition the innovatorέ” 238 MINTON, 1962, p. 198-201. Au sujet de cette approche entre les prooimia hésiodiques et ces Hymnes traditionnellement liés au nom d’Homère, voir plus récemment : CALAME, 1996, p. 169 (note 3). 239 Il. 5, 703-704 ; 8, 273 ; 11, 299-300 ; 16, 692-θ33έ Pour une analyse de ces ‘quasi-invocational questions’, voir : MINTON, 1962, p. 207-208. 240 Outre le « Catalogue des vaisseaux », et le « « Catalogue des héroïnes » du chant onze de l’τdyssée, William Minton considère comme un « vrai » catalogue : Il. 14, 511-522. 241 MINTON, p. 201-202: “In Homer the picture is very differentέ τf hymnic affinities there is a hardly traceέ Narrative has largely displaced the enumerative style and developed into an instrument for longer compositions. The Muses continue to be invoked but, except for the proems, in a new and brief form. The employment of invocations seldom has any meaningful association with enumerative material – perhaps only in that preceding the Catalogue of Ships in Iliad 2. The new alignment with narrative episodes of crisis, struggle and defeat has almost 237 66 Catalogue des vaisseaux et l’invocation qui le précède doivent (peut-être) être pris comme un cas à part ou, du moins, comme l’exemple le plus fort de la manifestation de cet héritage hésiodique dans les poèmes homériques. À partir de ce qui précède, nous tenons à faire un bref retour sur un point souligné au début de cette séquence, ainsi que sur d’autres aspects mis en exergue auparavantέ Car, comme nous l’avons déjà précisé, dans le dessein de soutenir l’originalité des énoncés en catalogue tels qu’ils apparaissent dans les poèmes homériques, Sylvie Perceau n’a pas non plus hésité à identifier les dits catalogues hésiodiques avec une sorte de paradigme catalogal. Ce modèle paradigmatique, à l’opposé de ce qu’on trouve la plupart du temps dans les œuvres attribuées à Homère, serait effectivement susceptible de correspondre à ce que le terme ά est censé signifier. Du reste, cela serait notamment clair du fait que cette chercheuse caractérise les catalogues hésiodiques par la présence d’un « principe taxonomique »242 qui les rendraient plutôt proches des listes écrites. Ce qui, pour ne pas trop nous avancer, nous permet de supposer que S. Perceau les conçoit plutôt comme appartenant à une tradition plus tardive 243 que celle des poèmes rattachés au nom d’Homère – dans la mesure où elle associe sans équivoque ces derniers à une culture dominée par l’oralitéέ σéanmoins, il est tout de même intéressant de souligner que, en ce qui concerne le Catalogue des vaisseaux et malgré leurs divergences, ces chercheurs tombent d’accord pour dire que le catalogue dressé par le narrateur fonctionne comme une réponse à l’invocation qui le précèdeέ Toutefois, selon Sylvie Perceau, ce schéma ‘question-answer’, plutôt que de renvoyer à un modèle catalogal traditionnel dont les dits catalogues hésiodiques constitueraient l’exemple majeur, doit être analysé en tant que dispositif énonciatif ayant « pour effet d’inscrire le ‘catalogue des vaisseaux’ dans un protocole d’interlocutionΝdirecte »244έ Cette recommandation l’éloigne de la notion signifiée par le terme ά verbe et le rapproche en revanche de la catégorie des « discours en catalogue » que le έ est censé désigner dans les poèmes homériques. obliterated this; almost, but not completely, for vestigial traces of the old association still remains. Even so theses vestiges are often hardly noticeable, so well have they been integrated into the immediate narrative”έ 242 PERCEAU, 2002, p. 266 : « L’inscription des taxinomies dans les listes semble avoir été favorisée par leur mise à l’écart de l’échange verbal et l’abandon de leur dimension allocutéeέ » 243 Il est pourtant intéressant de remarquer qu’un passage précédent de ce texte suggère que Sylvie Perceau envisage la composition de la Théogonie hésiodique comme antérieure à celle de l’Iliade, ou du moins à une certaine partie de ce poème (XVIII, 37-58, dit « catalogue des σéréides), puisqu’elle écrit : « Dans cet inventaire, les Néréides ne sont que trente-trois, alors que le nombre canonique fixé par Hésiode dans sa Théogonie est cinquante. » (Nous soulignons). PERCEAU, 2002, p. 140. 244 PERCEAU, 2002, p. 161. 67 En tout cas, voilà qui ne laisse aucun doute quant au fait que les débats autour d’un type d’énoncé qualifié comme « catalogue » ne sont jamais tout à fait paisiblesέ D’ailleurs, ces débats rendent manifeste le fait curieux que ce genre discursif soit très souvent évoqué, et par conséquent réinterprété comme modèle, dans le but de trancher les querelles les plus diverses en ce qui concerne les poétiques dites homériques et hésiodiquesέ C’est le cas, par exemple, au sujet de la datation d’Homère et d’Hésiode – aspect que nous souhaitons développer plus en détail par la suiteέ Quoi qu’il en soit, il est intéressant de remarquer que l’idée, ou plutôt le modèle formel de « catalogue », est très souvent associé aux chants attribués au nom d’Hésiodeέ C’est du moins ce paradigme du catalogue taxonomique, généalogique, voire hésiodique, qui semble guider la lecture de la plupart des commentateurs modernes, lorsqu’ils ont affaire au Catalogue des vaisseaux – nous y reviendrons. Consacrons-nous maintenant à un examen plus détaillé de certains rapports qui, au fur et à mesure, ont fini par être cristallisés entre les poétiques d’Homère, d’Hésiode et les débats autour de la notion de catalogue et celle de généalogies. 1.2- Catalogues et généalogies : de bons arbitres pour les « Questions » hésiodiques et homériques ? Dans un article récemment paru et portant sur la forme catalogique chez Eunape de Sardes, un historien grec qui aurait vécu et écrit au IVe de notre ère, Martin Steinrück tient à démontrer que, lors de la composition de ces Vies des philosophes et des sophistes, Eunape aurait « fait état de la longue tradition de la forme catalogique aussi bien en vers qu’en prose »245. Cela serait rendu particulièrement manifeste, d’une part, en raison de la présence, dans l’œuvre d’Eunape, de certains traits stylistiques qu’on retrouve notamment dans les catalogues dits hésiodiques. Ainsi, la tendance d’Eunape à « cacher un récit dans l’ordre énumératif » est signalée par Martin Steinrück comme un aspect certainement emprunté à Hésiode. Cela serait rendu manifeste, d’autre part, par le fait qu’Eunape aurait pris appui sur des ouvrages en prose d’autres auteurs anciens, eux-mêmes héritiers d’une forme généalogique archaïque censée n’avoir pris forme qu’à partir d’Hésiodeέ 245 STEINRÜCK, 2006. Cet article figure dans les Actes du Xe Colloque du CIERGA, dont la thématique a été centrée sur la question des catalogues et celle des généalogies. 68 σous avons précisé, certes, qu’en dépit de l’existence de multiples doutes concernant le fait que tel ou tel texte ait vraiment été composé ou pas par un sujet empirique nommé « ί », l’attachement d’un ensemble poétique à ce nom d’auteur remonte à l’Antiquitéέ De surcroît, malgré les particularités qui caractérisent chacun de ces chants hésiodiques, les commentateurs ont tout de même mis en exergue la récurrence de certains traits stylistiques et formels, voire épistémologiques, qui auraient permis de les désigner tous, et souvent, par le concept plus ou moins flou de « catalogue ». De plus, la critique semble avoir été toujours sensible au constat que les catalogues hésiodiques étaient notamment régis par des liens d’ordre généalogique. En résumé, ce sont bien ces présupposés que nous reconnaissons dans le cadre de l’article brièvement commenté en guise d’exemple dans le paragraphe précédentέ En effet, c’est au nom « Hésiode », notamment, que sera associée la genèse de toute une tradition de compositions du genre catalogique/généalogique246. Cette tradition, devenue canonique, est censée avoir influencé toute une production catalogale supposée postérieure – comme d’ailleurs nous le laisse deviner, entre d’autres, les commentaires faits par Flavius Joseph au Ier siècle de notre ère247έ D’après Gregory σagy, ceci pourrait s’expliquer par le fait qu’un chant tel que la Théogonie se présente « comme un manifeste panhellénique unique en son genre (…) se distinguant par là-même d’une multitude de théogonies diverses et mutuellement contradictoires justifiant une multitude d’intérêts locaux »248έ D’ailleurs, on peut supposer que cette condition « panhellénique » aurait bien joué sur le fait que ce poème ait été un des mieux conservé dans la tradition manuscrite249. Cette dimension peut également expliquer le peu d’intérêt pour la transmission des « variantes », considérées comme « locales »έ σ’ayant pu acquérir un statut disons canoniquesήpanhéllenique, la plupart d’entre elles ne nous sont parvenues que sous une forme fragmentaire. Cette dimension panhellénique a eu également pour conséquence de faire de la Béotie – la région où est censé se trouver Ascra où Hésiode aurait vécu – une sorte de berceau de ce genre 246 Voir dans ce sens, à propos des Catalogues des femmes, ce qui dit CARRIÈRE, Jean-Claude, « Du mythe à l’histoire : généalogies héroïques, chronologies légendaires et historicisation des mythes », dans AUGER, Danièle ; SAΪD ; Suzanne (éds.), Généalogies mythiques (Actes du VIIIème Colloque du centre de recherches mythologiques de l’Université de Paris X), Paris, 1998, p. 47-86, p. 49 : « A en juger par les fragments (…) les Catalogues n’ont rien de commun avec la poésie épique narrativeέ Comme leur nom l’indique, ils sont les témoins uniques d’un genre particulier, la poésie généalogiqueέ Ce sont de véritables tables généalogiques mises en vers, un immense répertoire onomastique (…)έ » 247 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3, 16. 248 NAGY, Gregory, « Autorité et auteur dans la Théogonie Hésiodique », dans BLAISE ; JUDET de La COMBE ; ROUSSEAU, 1996, p. 52. 249 Voir : NAGY, 2009, p. 274. 69 de composition250έ Comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, un tel ‘constat’ est bien utile pour expliquer la disposition propre au Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, avec le le contingent béotien présenté en premier. Il permet aussi de percevoir la disposition générale du passage comme étant organisée à partir d’une centralité rendue à cette région « mère ». Nul besoin d’insister sur le fait que la supposition d’une telle affiliation devait forcément impliquer la croyance en une tradition béotienne-hésiodique de « catalogues » de laquelle procèderait la composition des « catalogues » de l’Iliade. Cette déduction ne va, pourtant, pas du tout de soi et, par conséquent, ne fait pas l’objet d’un consensus parmi les exégètes251. Dans cette perspective, la remarque faite à maintes reprises par Gregory Nagy à propos du nom « Hēsíodos », un nom parlant, ne doit pas passer inaperçueέ Il s’agit d’un nom sémantiquement lié à l’une des fonctions dont, par l’intermédiaire des Muses, le poète narrateur se trouve investi : « émettre une voix »252έ Du reste, Gregory σagy n’a pas négligé de souligner le parallèle253 avec ce qu’on peut constater dès que le nom Homêros est soumis à un examen d’ordre étymologiqueέ Puisque d’après Gregory σagy ce nom semble être formé par la conjonction d’homo- plus ar- (du verbe arariskô, « assembler, ajuster »), il peut être interprété au sens de « celui qui ajuste ensemble ». Ces précisions deviennent davantage intrigantes si on considère qu’il existe aussi des liaisons étymologiques, et donc sémantiques, entre divers noms et verbes, latins et grecs, liés à l’univers poétique ancien : Homêros, kuklos, rhapsôidos, ars/artis, texo et tektôn/teknê254. Par conséquent, ce savant n’hésite pas à avancer l’hypothèse 250 MINTON, 1962, p. 207. LEFKOWITZ, Mary, The Live of the Greek poets, London, G. Duckworth, 1981, p. 5 (note 16). Cette chercheuse attire notre l’attention sur le fait que la plupart des auteurs anciens pensaient qu’Homère était plus âgé qu’Hésiodeέ Malgré cela, elle indique comme témoin de l’existence d’un avis contraire ce qu’on peut trouver dans le Marbre de Paros, voir : FGrHist 239A28. Dans ce même sens, c’est-à-dire pour une conception de la poésie attribuée à Hésiode comme appartenant à une tradition postérieure à celle d’Homère, voir l’inclusion du nom d’Hésiode parmi les noms des poètes englobés par les termes ώ et ί dans les scolies liées à une école d’Aristarqueέ Voir à ce propos les remarques faites par : SÉVERYNS, Albert, LeΝCycleΝépiqueΝdansΝl’écoleΝ d’Aristarque, Paris, Champion, 1928, p. 39 ; 68-73. 252 NAGY, 1996, p. 43 : « Hésiode porte un nom qui correspond à la fonction poétique des Muses, Hēsíodos (Théogonie, v. 22). La première partie du nom, Hēsí-, est dérivée de híēmi ‘émettre’, comme dans l’expression óssan hieîsai ‘émettant une voix [belleήimmortelleήravissante]’ qui décrit les Muses au vers 1ί, 43, 65 et 67 de la Théogonie, tandis que le second élément, -odos, est apparenté à audḗ ‘voix’, qui désigne le don des Muses au vers 31 de la Théogonie. » 253 NAGY, 1996, p. 44 : « Au parallélisme entre les rencontres respectives d’Homère et Hésiode avec des Muses, correspond le parallélisme entre les identités respectives des deux poètes telles qu’elles sont déterminées par des épithètes caractéristiques des Muses : phōnêiΝhomēreûsai ‘ajustant ensemble [le chant] avec leur voix’ aux vers 3λ de la Théogonie, et óssan hieîsai ‘émettant une voix [belleήimmortelleήravissante]’ aux vers 1ί, 43, θη et θι de la Théogonie. » 254 NAGY, 2000 [1996], p. 97-99 : « Je suggère que l’emploi métaphorique de kuklos pour désigner l’ensemble de la poésie homérique remonte au sens qu’a ce mot kuklos quand il signifie ‘roue de char’ (…)έ Par ailleurs, la racine ar- du verbe arariskô, « assembler, ajuster » (…) se retrouve dans le mot qui signifie ‘roue de char’ en Linéaire B, le mot harmo (…)έ Mais l’indice le plus important en faveur de ma thèse est que cette même racine ar- est présente de toute évidence dans le nom d’Homère, puisque l’étymologie d’Homêros peut être développé 251 70 que le nom « Homêros » dénote la fonction d’assembleur primordial, dont la poésie doit être comprise elle aussi comme l’œuvre primordialeέ C’est pourquoi, toujours selon lui, le nom d’« Homère » a fini par devenir une sorte de héros culturel du chant héroïque. Les parallèles entre les deux poètes ne s’arrêtent pas làέ σous tenons en effet à insister sur un aspect qui a été également mis en évidence par les travaux de Gregory Nagy255έ Il s’agit de l’hypothèse selon laquelle les poèmes que la tradition rattache soit au nom d’Homère, soit à celui d’Hésiode, se cristallisent comme tels, dans la mesure où ils canonisent en tant que représentants « panhelléniques » des conceptions concernant le passé reculé de « tous les Grecs ». Tout en envisageant un tel champ de bataille discursif, qui laisse à l’écart tout un agglomérat d’autres chants, il faut remarquer que l’élaboration d’une idée concernant l’existence d’une communauté, voire d’une identité hellénique – à laquelle correspondrait un territoire unifié et bien délimité en tant que tel, ainsi qu’un partage d’aspects d’ordre culturelpolitique-rituel – était elle-même en train de se faireέ Ce qui veut dire que l’un et l’autre processus, discursif et géopolitique, vont de pair. Dans ce cadre, du reste, on peut difficilement présenter comme une coïncidence le fait que les termes (‘Hellenes’)257 et έ ά (‘Hellade’)256, (‘Panhellènes’)258, et bien entendu d’après les textes tels qu’ils nous sont parvenus, connaissent leurs premières occurrences précisément dans l’énoncé de (certains) poèmes rattachés soit au nom d’Homère, soit à celui d’Hésiodeέ Mais malgré tous ces parallèles qui font que certains commentateurs suggèrent qu’il faille parler de « questions hésiodiques »259, la seule certitude semble être celle-ci : nous ne savons rien de certain ni sur Homère ni sur Hésiodeέ Par conséquent, il n’est pas surprenant que le seul fait de vouloir attribuer une datation à chacun de ces deux « auteurs-paradigmatiques » ait toujours été controversé. De surcroît, il nous semble intéressant de souligner qu’en ce qui concerne ce débat, les deux poètes sont toujours discutés ensembleέ Du moins c’est ce que laisse encore entendre Pausanias au IIe siècle, lorsqu’il se refuse à prendre position sur les disputes comme ‘celui qui ajuste ensemble’ (homo- plus ar-)έ (…) Le verbe grec ar-, ‘assembler’, est apparentée à la racine du nom latin ars/artis, « métier, art » (ainsi qu’artus, ‘joint, assemblé’), tandis que la racine des noms grecs tektôn, ‘charpentier, assembleur’ et tekhnê, ‘métier, art’, est apparentée à celle du verbe latin texto, qui ne signifie pas seulement ‘tisser’, mais aussi ‘assembler, construire une charpente’έ » 255 NAGY, 2009, p. 274. 256 Pour les occurrences de ce vocable, voir : Il. 2.683, 9.395, 9.477-478, 16.595 ; Od. 1, 344 ; 4, 726 ; 4, 816 ; 11, 496 ; 15, 80 ; Les Travaux …θη3έ 257 Voir la seule attestation de ce mot dans le cadre de vers qui composent le « Catalogue des vaisseaux » : 2.684. 258 Ce terme n’apparaît que dans un vers du « Catalogue des vaisseaux », Il. 2. 530 Voir aussi : Les Travaux … 528. 259 À ce propos voir : NELSON, Stephanie, “Hesiod”, FτLEY, John (edέ), A Companion to Ancient Epic, Blackwell, 2009, p. 330-343. 71 relatives à leur datation260 alors que, quelques siècles plus tôt, Hérodote s’aventurait à les placer chronologiquement vers le milieu du IXe siècle avant notre èreέ Hérodote, d’ailleurs, n’hésite pas à faire d’autres sortes d’observations : ί έ ὰ έ ἰ ἱ ή ἐ ί ό ὐ ῶ ή ῶ ἀ ῶ ὶ Ὅ έ ἡ ί ί έ ὶ ὐ ὶ ί ὶ ά ∙ ἱ ὲ ό έ ὕ , ί ὶ έ ὶ έ έ ∙ ᾃ έ ῖ ῖ ὰ ό ὶ ό ύ ,ἐ έ . J’estime en effet qu’Hésiode et Homère ont vécu quatre cents ans avant moi, pas davantage ; or, ce sont eux qui, dans leurs poèmes, ont fixé pour les Grecs une théogonie, qui ont attribué aux dieux leurs qualificatifs, partagé entre eux les honneurs et les compétences, dessiné leurs figures ; les poètes qui, dit-on, auraient vécu avant ces deux hommes ont vécu, à mon avis, après.261 Ces commentaires nous intéressent, d’une part, parce qu’ils laissent supposer qu’encore à l’époque d’Hérodote, c’est-à-dire au Ve siècle avant notre ère, circulaient de multiples conjectures soutenant l’existence d’autres noms de poètes262 dont la vie et les œuvres étaient censées avoir précédé, voire influencé, celles attribuées à Homère et à Hésiode (ce sur quoi l’historien n’est d’ailleurs pas d’accord)έ Ce débat souligne aussi que la place de l’un et de l’autre, en tant que poètes majeurs et compositeurs de chants à valeur canoniqueήpanhélleniques par excellence, n’était pas encore tout à fait assuréeέ En même temps, le fait de mettre en parallèle Hésiode et Homère, au point de supposer qu’ils aient vécu à la même époque, et de plus, en les désignant tous les deux comme dignes de se voir attribuer la place d’honneur pour 260 IX, 30, 3-4 ; X, 24, 3. Pour le IIe siècle on pourrait aussi mentionner Plutarque (Propos de table, V, 2, 675A ; Banquet des Sept Sages, 153F-154A), qui rejette la factualité de l’agôn entre Homère et Hésiode, nous laissant entendre que pour lui les deux poètes n’étaient même pas contemporainsέ Pour un exemple encore bien plus tardif concernant les problèmes de datation et de rapport entre Homère et Hésiode, renvoyons à la « Vie d’Homère » de Proclus (V ap. n.-è.) dans sa Chrestomathie : I, 1-9 où il nous rapporte une tradition qui supposait que le père d’Homère serait frère du père d’Hésiode, donc qu’Homère et Hésiode seraient des cousinsέ 261 HÉRODOTE, II, 53, 4-9. HÉRODOTE, Histoires, éd. et trad. par LEGRAND, Philippe-Ernest, Paris, Les Belles Lettres, Livre II (Euterpe), 1982. 262 Christian Jacob propose de songer ici à certains noms comme Orphée, Musée, Linos et Olympos. Voir ses notes à l’édition de poche du Livre II des Histoires, éd. Belles Lettres, 2010. Pour un commentaire à propos des poètes et des œuvres faisant partie de ce qu’on appelle « le cycle épique » et dont il ne nous reste pour la plupart que des fragments, voir : BURGESS, Jonathan, “The Epic Cycle and Fragments”, FOLEY, John (ed.), A Companion to Ancient Epic, Blackwell, 2009, p. 344-352. 72 avoir été les premiers à mettre en discours l’ordre théologique en usage, valide selon nous une hypothèse travaillée, entre autres, par Laura Slatkin263, qui pense que cela veut bien dire « quelque chose ». Ce « quelque chose » est interprété par Laura Slatkin comme une sorte de complémentarité poétique symbolique où opère le lien inhérent qu’elle voit exister entre les énoncés des poèmes attribués à Homère et à Hésiodeέ Ceci n’infirme pas la plus grande partie des commentaires qu’on retrouve à ce propos dans l’Antiquité264. Dans cette perspective, Laura Slatkin incite à reconsidérer notre position vis-à-vis de ce qu’on entend par « genre » littéraire, et notamment sur les rapports établis entre les différents genres qui caractérisent telle culture à un moment historique donné, laquelle peut motiver leur apparitionέ C’est en s’appuyant sur des travaux développés par un ethnologue tel que Pierre Smith, de même qu’en dialoguant avec des propositions présentées par Tzvetan Todorov dans le domaine de la théorie littéraire, que cette chercheuse propose de considérer les genres comme des produits sociaux toujours chargés d’un contenu idéologiqueέ Ainsi peut-on penser que chaque genre qui se manifeste dans un certain contexte politico-culturel, à un moment historique donné, surgit comme une sorte de réponse à une demande de symbolisation capable d’assurer que la réalité, voire un certain ordre des choses265, puisse être considéré selon un intérêt précisέ C’est pourquoi, on assiste à la multiplication de formats génériques qui, dans ce sens, peuvent être envisagés comme des institutions profondément complémentaires et interdépendantes, tandis que leurs différences ne cherchent qu’à (re-)présenter/installer dans le SLATKIσ, Laura, “Genre and Generation in the τdyssey”, Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens 1/2, 1986, p. 259-268. Disponible : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_11052201_1986_num_1_2_873. Consulté le 12 novembre 2013. 264 Dans ce sens, voir notamment un commentaire sur les versions distinctes autour d’un tournoi, d’un ώ entre les deux poètes : MAZON, 1992 [1928], p. X-XI μ L’ ώ nous est parvenu au milieu d’une compilation sur la vie d’Homère, qui ne peut être antérieure au IIe siècle après J.-Cέ, puisqu’elle fait mention de l’empereur Hadrienέ Mais le récit du tournoi est beaucoup plus ancien. Il était déjà entre les mains des écoliers athéniens de la fin du Ve siècle, puisque Aristophane en rappelle quatre vers dans sa comédie La Paix [1282-3, 1286-7], jouée en 421. (…) C’est une sorte de légende scolaire, qui a été se grossissant sans cesse d’apports nouveauxέ Sous la forme d’un conte, elle veut résoudre en problème d’école : que faut-il préférer, de la poésir épique ou de la poésie didactique ? d’Homère ou d’Hésiode ? ». Voir également la mise au point faite quelques années plus tard par WEST, Martin, “The Contest of Homer and Hesiod, TheΝClassicalΝQuarterly”, vol. 17, n°. 2, 1967, p. 433-450. 265 SLATKIN, 1986, p. 259-260: “It may be appropriate for Classicists to follow suggestions implicit in the work of an ethnographer like Pierre Smith in ‘Des genres et des hommes’, on the one hand, and a literary theorist like Tzvetan Todorov, in Les genres du discours, on the other, that is, to treat genre itself as an institution, an aspect of society, and the distinct relations among genres and sub-genres as charged with ideological content, wherein the way that they are demarcated makes it possible to read the classification of cultural phenomena, to see represented ways of organizing the world through distinct spheres of concern and distinct realms of reality. In this way literary studies and anthropological – especially structuralist-symbolic – studies can be mutually illuminating if we look at the meaning of genre distinctions or genre boundaries, when we recognize that genres can be viewed, like other cultural institutions, as existing in a relationship of interdependence, in which they have complementary functions in conveying different aspects of a coherent ideology or System of beliefs about the world. The crucial point about these distinctions or differentiations is their complementarity: they exist within, and serve to complete, a conception about the way the world is orderedέ” 263 73 réel cette polyphonie d’intérêts composant les diverses tonalités qui forment un cadre historique donné266. Cette méthode anthropologique adoptée par Laura Slatkin lui permet de faire une sorte d’exercice de lecture de quelques extraits de poèmes attribués respectivement à Homère et à Hésiode, et lui permet surtout de souligner ce qu’elle voit – de la même façon qu’Hérodote – comme une évidence μ la complémentarité intrinsèque qui existe entre la poétique d’Homère et celle attribuée à Hésiodeέ Si comme d’ailleurs de nombreux chercheurs et chercheuses n’ont eu de cesse de le remarquer267, les sujets de l’Iliade et de l’Odyssée se déroulaient tous deux alors que le processus cosmogonique et théogonique était clairement accompli, ils n’avaient pas à s’occuper du processus de création du monde et de l’ordre des dieux tels qu’ils sontέ σéanmoins, quelques passages de ces deux épopées, même s’ils sont plutôt allusifs, apportent tout de même des références au sujet de la création de l’univers et de la génération des dieux. Il est intéressant de voir que ces références ne sont pas toujours en accord avec le cadre présenté par les poèmes attribués à Hésiode268. Du côté de la poétique dite hésiodique, bien que la Théogonie, le Catalogue des femmes, et dans une certaine mesure les Travaux et les Jours eux-mêmes, ont affaire à des sujets, voire à un ordre qui précède les événements qui ont cours dans l’Iliade et dans l’Odyssée, on remarque que les énoncés ne manquent pas de faire allusion à des événements héroïques dont le déroulement trouve place notamment dans les épopées dites homériques269. On peut citer à titre d’exemples les mentions, dans la Théogonie, d’accouplements qui ont donné naissance à deux héros éminents prenant part à la Guerre de Troie : Achille270 et Énée271 ; les références aux étreintes amoureuses entre Circé et Ulysse, de même qu’entre celui-ci et Calypso272; la liste des prétendants d’Hélène, présente dans les fragments273 qui nous sont parvenus du Catalogue des femmes ν et, enfin, l’allusion au rassemblement des troupes des Achéens à Aulis, de ceux qui sont allés participer à la guerre de Troie274. 266 Ici on fait encore référence à FOUCAULT, 2012 [1971]. Pour une discussion récente, approfondie et prenant en compte des nombreux travaux qui ont déjà traité cette question, voir : GUIEU, Ariane, L’EvocationΝduΝpasséΝdansΝl’Iliade, thèse de doctorat d’histoire, Université σancy 2, 2009, p. 377-459 (Ch. 4 : « Le passé des dieux »). 268 Voir encore : GUIEU, 2009, p. 377-459 (Ch. 4 : « Le passé des dieux »). 269 SLATKIN, 1986, p. 267: “(…) the Hesiodic poem assumes heroic events and situations – at Troy and at Thebes – but do not elaborate or recreate them.” 270 Th. 1005-1006. 271 Th. 1008-1009. 272 Th. 1011-1012; 1017-1018. 273 LesΝTravaux…, 651-653. 274 Voir encore : GUIEU, 2009, p. 377-459 (Ch. 4 : « Le passé des dieux »). 267 74 Dans tout ce qui précède, est d’autant plus notable le fait qu’Hérodote plaide pour partager entre ces deux poètes la gloire d’avoir façonné, par leurs chants, une théogonie pour les Grecs. Cette remarque vise à leur attribuer, à tous deux, un souci de mise en ordre (théogonique) – souci qui, comme nous l’avons déjà précisé, sera plus tard lié au concept de « catalogue ». En outre, relevons également qu’en disant cela, Hérodote nous apporte la preuve de l’hypothèse envisagée notamment par Marcel Detienne et Michel Foucault275, à savoir, que le discours (po(i)étique) possède le pouvoir de créer et d’établir, tout en signifiant un certain ordre, voire une « réalité »έ τn peut penser d’ailleurs, si on tient compte de ce que dit Hérodote, que cette aptitude a déjà été perçue par les auteurs anciens. Ceci dit, il faut préciser que nous n’avons l’intention ni d’affirmer ni d’infirmer l’existence historique et empirique de poètes appelés « Homère » ou « Hésiode ». En fait, ce que nous tentons encore une fois de mettre en évidence, c’est plutôt le constat que les actes de réception, voire les usages continus envers des ensembles de chants qui, au fur et à mesure se cristallisaient et se rattachaient aux noms respectifs d’Homère et d’Hésiode, ont fini par avoir le pouvoir de les faire fonctionner comme deux personae paradigmatiques. De toutes les façons, et malgré les similitudes et les distinctions qui existent entre les chants respectivement rattachés à leurs noms, ils ont dans l’ensemble tous deux et sans aucun doute affaire aux mêmes matériaux, disons, mythiquesέ Ce qui n’empêche pas pour autant qu’à l’opposé de ce que proposait Laura Slatkin, des travaux plus récents insistent encore pour privilégier leurs différences dans le dessein d’établir une sorte d’échelle chronologique entre eux276. Compte tenu de ce qui précède, nous sommes disposés à penser que, lorsqu’on considère les poétiques rattachées aux noms d’Homère et d’Hésiode, il n’est pas tout à fait raisonnable de vouloir essayer de les classer par ordre de priorité chronologique. Ceci nous amène aussi à considérer sous réserve les travaux qui partent du présupposé que, si on pense au concept de « catalogue », – et particulièrement aux catalogues dont le schéma s’organise à partir des rapports généalogiques –, il faut s’adresser en priorité aux dits catalogues hésiodiques, car ce serait dans ceux-là que l’on trouverait les vraies origines du modèle du « catalogue 275 DETIENNE 2006 [1967] ; FOUCAULT 2012 [1971]. Bien que Stephanie σelson croit qu’à l’échelle des sujets consacrés au ‘Cycle épique’ les récits concernant l’ordre cosmologique et théogonique semblent précéder ceux qui allaient se consacrer à d’autres épisodes héroïques, cet auteur semble tout de même concevoir Hésiode et ses poèmes comme étant plus tardifs que ceux attribués à Homère. Voir, parmi d’autres aspects, ce qu’elle dit en ce qui concerne la manifestation de la première personne en chacun des énoncés attribués à ces deux poètes et son rapport avec l’effet d’unité des chantsέ Voir NELSON, p. 330-335. Sur la distinction chronologique entre Homère et Hésiode, voir aussi le Fragment 13 Xenophon [Aulus Gellius, Attic Nights 3.11] : « alii Homerum quam Hesiodum maiorem natu fussem scripserunt, in quibus Philochorus et Xenophanes, alii minorum » (Some record that Homer was older than Hesiod, among whom are Philochorus and Xenophanes, others that he was younger). 276 75 généalogique ». Dans le dessein de soutenir ce type d’argument, certains commentateurs ont d’ailleurs cherché à s’appuyer sur le ‘constat’ qu’à l’opposé de ce qu’on trouvait dans les chants attribués à Hésiode, les repères d’ordre généalogique n’avaient pas beaucoup de place, donc pas d’importance, dans les énoncés des épopées dites homériques277. Cette question fait pourtant elle aussi l’objet de débats auxquels nous consacrerons un bref commentaireέ 2- Les fonctions des références généalogiques dans les épopées homériques Dans un article paru en 1994, Christian Jacob précise que « (…) dans l’épopée homérique, (…) la généalogie est un instrument de distinction sociale, une machine à produire des différences et une hiérarchie parmi les guerriers »278. Jean-Claude Carrière, de son côté, au-delà de cet aspect signalé par Christian Jacob, mentionne une autre fonction exercée selon lui par des généalogies μ elles sont censées permettre l’évocation d’un ou de plusieurs ancêtres pouvant servir d’exemple, voire d’inspiration, pour des guerriers du présent279. Quelques années plus tard, tout en cherchant à attirer l’attention sur les fonctions occupées par les repères d’ordre généalogique dans le cadre des poèmes homériques, notamment dans l’Iliade, Ariane Guieu va commencer par contrer les arguments de ceux qui considèrent leur existence comme anodineέ Dans ce dessein, elle note tout d’abord que « la mention d’une référence généalogique même minimale est (…) la norme dans les poèmes homériques, et plus encore dans l’Iliade que dans l’Odyssée »280. Cette chercheuse soutient ensuite que la présence de renseignements généalogiques possède le pouvoir d’investir les personnages concernés d’une existence individuelle plus épaisseέ Par conséquent, cette présence sert à indiquer leur l’importance au cours du chantέ À l’opposé, le manque de tout indice d’ordre généalogique est notamment caractéristique des personnages qui n’apparaissent qu’une seule fois dans l’Iliade. Ce qui est le cas des guerriers dont les noms composent les listes des victimes281 d’un grand héros, et dont la présence ne sert qu’à : 277 Dans ce sens voir WHATELET, Paul, « La généalogie de Priam », dans AUGER, Danièle ; SAÏD, Suzanne, 1998, p. 185, n.10. Cité par GUIEU, p. 641. 278 JACOB, 1994, p. 185. 279 CARRIÈRE, 1998, p. 68. 280 GUIEU, 2009, p. 643. 281 Voir par exemple des listes de victimes dépourvus de généalogie et tuées par Ulysse : Il. XVI, 411-418 ; V, 677-678 ; XI, 420-423. 76 (…) produire un effet d’accumulation qui impressionne l’auditeur et rend plus éclatante la valeur du héros qui se livre au massacre. L’absence d’individualité des personnages privés de généalogies est telle que leurs noms mêmes sont interchangeables. Les homonymes sont nombreux parmi les personnages mineurs de l’Iliade : on a fréquemment deux personnages, parfois trois, voire quatre, qui portent le même nom, et les personnages pour lesquels aucune filiation n’est évoquée sont plus fréquemment dans ce cas. Leur sort démontre a contrario que l’insertion dans une généalogie est nécessaire pour acquérir une véritable identité.282 Ainsi, si à première vue il est étonnant de remarquer que, parmi les noms de chefs évoqués dans le Catalogue des vaisseaux, on en trouve dix283 pour lesquels cette sorte de renseignement manque, ce qui est plus surprenant encore est que, parmi ces dix commandants, cinq sont des guerriers dont la notoriété est pourtant évidente tout au long de l’Iliadeέ Il ne s’agit ici rien de moins que de Nestor, Ulysse, Idoménée, Mérion et Achille. Toutefois, le fait que leurs généalogies soient absentes ne va pas poser vraiment de problèmes. Leurs noms seront maintes fois évoqués au long du poème284 et si ce type de référence fait défaut dans l’inventaire du chant II, on trouvera néanmoins des repères d’ordre généalogique concernant ces héros à différents moments de l’énoncé iliadique285. En ce qui concerne les cinq autres noms de guerriers qui guident le contingent béotien, il n’est pas étonnant de ne pas retrouver d’informations généalogiques qui leur soient attachées, ni ici, ni ailleurs (à l’exception de Prothoénor). Car, bien qu’ils soient tous évoqués encore au moins une fois dans l’Iliade, il s’agit là de guerriers qui n’y jouent pas un rôle important286. 282 GUIEU, 2009, p. 642. Voir Il. II, 494-510, 591-602, 631-637, 645-652, 681-694. Contingents dont les guides sont respectivement : Pénéleos, Léite, Arcésilas, Prothoénor et Clonios ; Nestor ; Ulysse ; Idoménée et Mérion ; Achille. 284 On a respectivement 76, 123, 73, 57, 367 occurrences pour les noms de Nestor, Ulysse, Idoménée, Mérion, Achille. 285 Pour Nestor qualifié de « Néléide » (fils de Nélée), voir : Il. X, 18 ; XI, 692. Pour Ulysse qualifié de « Laërtide » (c’est-à-dire fils de Laërte), voir : Il. II, 173 ; III, 200 ; IV, 358 ; VIII, 93 ; IX, 308 ; IX, 624 ; X, 144 ; XIX, 185 ; XXIII, 723. Pour Idoménée, voir Il. XIII, 440-453. Pour Mérion, voir Il. 13, 249 ; enfin pour Achille, voir : Il. XX, 203-207, XXI, 187-189. 286 Voir en ce sens, KIRK, Geoffrey (éd.), The Iliad: A Commentary. Volume I: Books 1-4, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 190: “Three of the five commanders are obscureμ Klonios and Arkesilaos occur only once in the main body of the poem, when they are killed by Hektor in the same group of victims at 15.329-42; Prothoenor is killed at 14.450 (where his father is said to be Areilukos, likely to be a cardboard figure since another Areilukos is killed at 16.308). The two main leaders are obviously mentioned first; they are somewhat more prominent, although by no means conspicuous, in the rest of the poem. There are mentioned together on two separate occasions (…)έ” 283 77 En référence au Catalogue des achéens, il est aussi intéressant de préciser que la plupart des repères généalogiques des commandants ne remontent qu’à la troisième génération 287. Ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart des autres généalogies présentes tout au long de l’Iliade. Cependant, mis à part ce paramètre qui semble correspondre à une sorte de « degré normal de référence généalogique »288, signalons qu’il existe tout de même quelques généalogies plus longues289. Celle d’Énée notamment, qui (si on inclut Astyanax) compte huit générations290, est la plus étendue de l’Iliade ; celle de Glaucos, exposée lors de sa rencontre avec Diomède au chant VI291 est également importanteέ σul besoin d’insister sur le fait que de nombreux commentateurs ont ressenti le besoin d’avancer des hypothèses afin d’expliquer la briéveté des généalogies homériques, surtout comparées aux catalogues-généalogiques dits hésiodiques. Ainsi, selon Rosalind Thomas, ce caractère du texte de l’Iliade ne serait que le résultat d’un besoin d’adéquation de ce poème avec le modèle en vigueur pour le façonnage des généalogies des familles aristocratiques athéniennes de l’époque classique292. En revanche, quelques années plus tard, commentant l’étendue des généalogies dans l’Iliade, Jean-Claude Carrière l’attribue à un choix délibéré d’Homère, dont la volonté serait à la fois de limiter l’évocation du passé à une dimension proprement héroïque et digne d’exaltation épique293 et d’occulter certaines données généalogiques qu’il connaissait pourtant afin de garantir une certaine cohérence chronologique entre les personnages évoqués dans sa narration. Homère aurait ainsi tiré profit du fait que les longues généalogies et les légendes se trouvaient déjà fixées pour l’essentiel depuis les Catalogues hésiodiques – c’est du moins ce que ce chercheur conclut après avoir comparé les grandes lignées présentes dans les poèmes homériques mais également dans le texte de la Bibliothèque (pour les lignées des Perséides, des Cadméides et des Éolides)294. Ariane Guieu pour sa part, avance une autre proposition : 287 Voir Il. II, 746, 565-566, 517-518, 697-708,620-621, 624-626, 679-680, 745-746, 511-516. GUIEU, 2009, p. 646. 289 Par ordre de longueur croissante de la lignée nous avons : Achille, Idoménée, Diomède, Glaucos et Énée. Soulignons d’ailleurs, qu’on met également à part le cas de la famille royale de Troie, de laquelle d’après GUIEU, 2009, p. 670 : « (…) le poète s’attache à faire l’histoire depuis les origines à travers sa famille royaleέ » 290 Il. XX, 215-241. 291 Il. VI, 152-211. 292 THOMAS, Rosalind, Oral Tradition and Written Record in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 123-131, 157, 168-169. Ouvrage mentionné par GUIEU, 2009, p. 648-649. 293 CARRIÈRE, 1998, p. 64-65. En fait cet auteur propose de signaler deux règles qu’il croit pouvoir dégager à partir d’une analyse attentive des généalogies telles qu’elles se manifestent dans les épopées homériques : « (…) première ‘règle généalogique’ de l’épopée : les ancêtres lointains des héros sont exclus de l’univers de référence épique, à l’exception des archégètes et éponymes de lignées ou de peuplesέ (…) seconde règle : le seul passé de référence de l’Iliade est le passé épique, c’est-à-dire, le temps des exploits guerriers des héros. » 294 CARRIÈRE, 1998, p. 68. 288 78 L’autre hypothèse que l’on peut formuler est que la longueur de la généalogie n’importe pas μ ce qui compte, c’est de pouvoir réclamer d’un ancêtre divin le plus puissant possible, en tout cas supérieur à celui de son adversaire, comme le rappelle Achille à Astéropée [XXI, 184192] ; la longueur de la généalogie est même presque un défaut, puisqu’elle éloigne le héros de son ancêtre divin, alors que la proximité garantit une plus grande attention porté par le dieu à la fois à la génération descendante – à moins que comme Énée et Achille, on ne puisse justifier de descendre des dieux à la fois à la génération précédente (chacun ayant pour mère une déesse) et à une génération plus ancienne, puisque tous deux sont fils de Zeus.295 Toujours en lien avec la fonction des généalogies et leur longueur, il est intéressant de préciser quelques remarques faites par Ariane Guieu relatives aux distinctions entre l’Iliade et l’Odyssée, à commencer par le fait que cette dernière compte encore moins de longues généalogies que l’Iliade296έ Ariane Guieu tient néanmoins à préciser que dans l’Odyssée l’extension horizontale des réseaux de parenté est beaucoup plus importante, comme c’est le cas des généalogies dites hésiodiques et de celles qui leur sont postérieures. Cet aspect ne fait que confirmer son opinion que l’Iliade et l’Odyssée ont affaire à des traditions distinctesέ C’est également ce que pense Jean Claude Carrière, qui précise (a) qu’à l’opposé de l’Iliade, mais pourtant sur le modèle des « catalogues des femmes » hésiodiques, l’Odyssée donne plus de place à des généalogies en lignée féminine297. Ceci est vrai notamment dans le Catalogue des femmes du chant onze, ce qui prouverait « (…) non seulement la vogue de nouvelles formes épiques, mais l’apparition d’un esprit plus romanesque »298; (b) que cette évolution générique est rendue encore plus explicite, selon lui, par la façon dont ces renseignements généalogiques se manifestent dans l’énoncé de l’Odysséeέ Dans l’τdyssée, les renseignements généalogiques sont censés se trouver moins focalisés que dans l’Iliade où, au lieu d’être énoncés par le 295 GUIEU, p. 649 : « Seuls deux généalogies longues sont en effet présentes : celles du divin Théoclymène à Ithaque [Od. XV, 224-255], et celle de la famille royale de Phéacie [Od. VII, 56-68] ; pour le reste, on ne trouve que de brefs éléments généalogiques épars [Voir entre autres : Od. X, 137 ; XII, 133-134 ; XV, 414]. » 296 GUIEU, 2009, p. 166. 297 À ce propos voir : KYRIACOU, Irini, Nommer les mères en catalogue : la fonction de la parenté dans la poésie épique grecqueέ Thèse de l’EHESS soutenue le 2η septembre 2ί1ηέ 298 CARRIÈRE, 1λλκ, pέ θιέ Voir aussi ce qu’en dit GUIEU, 2ίίλ, pέ θ4ι : « Dans L’Odyssée en effet les bribes des généalogies éparses dans le texte, et particulièrement dans la Neukia, peuvent être rapprochées (…), et aboutissent ainsi à des généalogies très étendus horizontalementέ (…) L’abondance des liens tissés entre les familles par les biais des mariages semble bien signifier que, dans l’Odyssée, un quadrillage général du passé par les généalogies est possible. » 79 narrateur du récit299, la plupart sont exposés par l’intermédiaire de prises de paroles et mis dans la bouche de personnages300. Ceci dit, nous rappelerons, comme le propose Laura Slatkin301, que les renseignements généalogiques présentés par chacun des récits qui nous sont parvenus, tant sous le nom d’Homère que sous celui d’Hésiode, sont perçus non pas dans une perspective qui cherche à les hiérarchiser dans le temps, mais plutôt comme des bribes (dis)continues d’un long tissu discursif qui est à chaque fois (re)façonné pour répondre aux multiples demandes de mises en ordre. Ces réponses sont donc (re)produites, modifiées et transmises de telle ou telle façon selon des motivations nées dans des contextes historiques donnés, des conditions culturelles, rituelles et politiques précises. En outre, Christian Jacob envisage les conséquences qui découlent de la caractérisation des généalogies poétiques telle qu’elles sont proposées par les textes, lorsqu’il affirme que : La généalogie est (…) un opérateur logique et discursif permettant de produire de la continuité et de réemployer dans un système homogène des informations provenant de sources multiples, discontinues et hétérogènes : traditions locales, cycles épiques. La généalogie poétique implique la combinatoire de matériaux traditionnels, leur reformulation, et, le cas échéant, une part active d’interpolation et de création pour remédier aux incohérences et aux lacunesέ L’ordre ainsi institué est complexe302. Grâce à cette propriété qui est de fonctionner comme un « opérateur logique » assez manœuvrable, il n’est pas surprenant de retrouver ce même appel aux liens de parenté, voire aux liens généalogiques, traduit dans un vocabulaire qui les métaphorise, et qui sera utilisé pour dire les divers modèles organisant les rapports des individus à la vie politique à différentes époques du monde ancien303. Du reste, le fait que la plus grande partie des termes qui composent ces généalogies sont des « noms parlants », renvoyant à des espaces géographiques divers, rend également visibles les « raisons pragmatiques » qui ont motivé la création de ce format de Au-delà des informations d’ordre généalogique présentés par le narrateur poétique dans les vers qui composent le Catalogue des vaisseaux, voir, entre autres : Il. IV, 228 ; V, 542-550 ; XVI, 175-178 ; XXI, 140-143. 300 À ce propos, voir aussi les remarques faites par GUIEU, 2009, p. 645. 301 SLATKIN, 1986. Pour des remarques à son propos, voir la séquence précédente. 302 JACOB, 1994, p. 176. 303 Voir, par exemple, l’étude autour de la notion de « patrie » en Grèce ancienne par : SEBILLOTTE CUCHET, Violaine, Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2006. 299 80 « raison discursive »304 régie par des liens généalogiques305έ Il n’est pas surprenant, par conséquent, que, dans le cadre d’un grand nombre d’inscriptions dont la datation remonte du IVe siècle avant notre ère jusqu’au IVe siècle après, les liens entre cités se trouvent signifiés notamment par le terme ή et ses dérivés306. En dernier lieu, remarquons que ce serait cette même sorte de logique catalogue-généalogique qui, d’après maints commentateurs, aurait pu trouver comme base structurante les œuvres d’auteurs caractérisés comme les « premiers prosateurs », voire comme « historiens », dont les travaux remontent au VIe siècle avant notre ère. 304 Pour une conceptualisation de ces termes de « raison discursive » et « raison pragmatique », voir CALAME, 2006, p. 29. 305 Voir l’article : BICKERMAN, Elias, “τrigines Gentium”, Classical Phililogy, vol. 47, n°. 2, 1952, p. 65-81. 306 À ce sujet, voir : CURTY, Olivier, Les Parentés Légendaires entre les Cités Grecques, Genève, Droz, 1995. 81 Chapitre III - Le catalogue et la question de l’origine de l’historiographie 1 – Écriture, listes et histoire : l’hypothèse de Jack Goody 1.1 – Postulats généraux Dans le cadre d’un article co-rédigé avec Ian Watt, intitulé « The Consequences of Literacy »307 et de plusieurs ouvrages parmi lesquels on mentionnera particulièrement The Domestication of the Savage Mind308 paru en 1λιι, l’anthropologue309 Jack Goody s’est employé à discuter les effets cognitifs et sociaux provoqués par l’introduction progressive de l’écriture dans les sociétés antiques – comme la Mésopotamie, l’Égypte et la Grèce antiques – jusqu’alors caractérisées par une culture éminemment orale. Il y a avancé des hypothèses souvent reprises et débattues dans plusieurs travaux d’hellénistes consacrés aux origines des formes catalogales (notamment les généalogies), à leurs fonctions ainsi qu’à leurs rapports avec l’émergence d’une forme, disons spécifique, d’écriture du passé μ l’histoire310. À lui seul, le dialogue que certains hellénistes ont accepté d’établir avec les hypothèses avancées par cet anthropologue, parfois en les prolongeant, nous invite à prêter une attention particulière à ses ouvrages et, notamment dans le livre indiqué plus haut, au chapitre intitulé « What’s in a listς », un titre que l’on pourrait rendre en français par la question : « Que contient une liste ? »311. Ces réflexions accordent une place importante à la Grèce antique. Il est nécessaire d’en comprendre le cheminementέ Dans « What’s in a listς », Jack Goody affirme, entre autres choses, que : Surtout dans ces phases initiales des civilisations de l’écriture, au cours des quinze cents premières années de l’histoire écrite de GOODY, Jack; WATT, Ian, “The Consequences of Literacy”, Comparative Studies in History and Society, 5, 1963, p. 304-345. 308 GOODY, Jack, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977. Voir la traduction en français : La Raison Graphique : la domestication de la pensée sauvage, traduit de l’anglais par Jean BAZIN et Alban BENSA, Paris, Minuit, 1978. La pagination et les extraits qui seront reproduits ici prennent l’édition française comme référenceέ 309 Jack Goody a été titulaire de la chaire d’anthropologie sociale au St.Ν Johns’Ν CollegeΝ de l’Université de Cambridge, de 1973 à 1984. Institution où il travaille depuis comme professeur émérite. 310 Voir, entre autres, THOMAS, 1989, p. 173-195. CALAME, 2006, p. 24-26 ; HARTOG, 2005, p. 47-53 ; PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006. 311 GOODY, 1978 [1977], p. 140-196. 307 82 l’humanité, les textes sont le plus souvent, dans leur forme, très différents de la parole ordinaire, et même de toute parole312. La plus caractéristique de ces formes n'apparaît que rarement dans le discours oral (sauf parfois dans les rituels) μ c’est la liste313. En disant cela, Jack Goody ne place pas simplement « la liste » comme une sorte de format d’inscription, disons plutôt ‘primitif’, où se déploieraient les premiers systèmes d’écriture. En effet, cet auteur reconnaît l’existence des listes – de même que des tableaux et des formules – avant l’efflorescence de n’importe quelle forme graphique314. Cette antériorité de la liste a, du reste, l’avantage de lui permettre de suggérer que le fait même de vouloir garder, voire de transmettre des données, sous la forme d’une liste écrite aurait peut-être contribué à une sorte de raffinement progressif des formes graphiques elles-mêmes et aurait ainsi même pu « (…) avoir contribué au développement de l’alphabet dans la zone palestino-phénicienne »315 – un alphabet que les Grecs allaient plus tard emprunter et adapter à leur manière de parler. Suite à cette présentation des liens que Jack Goody propose d’établir entre le format « liste » et l’avènement de systèmes d’écriture plus efficaces, il nous paraît important de revenir à sa manière d’aborder la question de l’écritureέ Il faut notamment préciser l’intérêt de l’anthropologue pour tout ce qui concerne la pragmatique, laquelle aurait non seulement motivé la naissance de tout système graphique (y compris les systèmes pré-alphabétiques) mais également conduit au développement de modèles d’écriture nouveaux et plus efficacesέ Selon lui, il ne faut pas négliger le fait que, dès leurs origines, toutes les propositions et manières de développement des techniques graphiques ont visé un même objectif qui était de répondre à deux nécessités majeures : (a) le stockage ; (b) la transposition de la langue du domaine oral au domaine visuel. Ces fonctions, ou nécessités, ont seules rendu possible la création de nouvelles potentialités de lecture, voire l’usage critique des éléments déjà mis par écrit, essentiellement par le biais de leur manipulation, comparaison et éventuelle réordonnancement316. Ceci étant et une fois les nouvelles conditions technologiques et matérielles mises en place (et comprises Une affirmation qui s’oppose à l’idée que l’on se fait du rapport du texte à la parole, depuis Saussure. GOODY, 1978 [1977], p. 148. 314 GOODY, 1978 [1977], p. 141 : « (…) Sans penser pour autant que le fait de fabriquer des tableaux, des listes et des formules ait pour origine unique l’avènement de l’écriture, je soutiendrais toutefois que le passage de la parole au texte a suscité des développements remarquables qu’à première vue on peut rapporter à des transformations de la pensée et qui proviennent en partie des possibilités croissantes offertes aux opérations formelles de nature graphique. » D’où son choix d’analyser plus en détail chacune de ces formes au cours de différents chapitres. Ce qui semble avoir pour but justement de rendre explicite la spécificité de ces effets fonctionnels et cognitifs liés à l’épanouissement des systèmes d’écriture alphabétique. 315 GOODY, 1978 [1977], p. 148. 316 GOODY, 1978 [1977], p. 76-78. 312 313 83 elles aussi comme ayant été motivées par d’autres facteurs sociaux, nous y reviendrons), Jack Goody insiste sur le fait que ces changements d’ordre technique et instrumentaux se sont accompagnés d’effets cognitifs et sociaux divers, y compris d’une optimisation dans l’organisation des types de listes, quelle que soit leur nature317. Dans cette perspective, nous pouvons déjà tirer une première conclusion importante par rapport au sujet qui nous occupe : dans le cadre des réflexions menées par Jack Goody, les listes écrites se voient attribuer un rôle clé, voire primordialέ D’une part, elles sont considérées comme des formes d’énoncés ‘primitifs’ dont la visée pragmatique orientée vers davantage d’efficacité aurait été un élément déterminant du raffinement progressif des technologies graphiques ν d’autre part, elles incarnent des formes primaires d’archives, quelle que soit leur nature, dont les possibilités d’organisation, et donc de remaniement, ont pu devenir davantage opérantes grâce au développement des nouvelles technologies graphiques. Ajoutons que Jack Goody a également insisté sur un autre aspect, celui de la fonction sociale de la mémoire, comme, faudrait-il ajouter, de l’oubliέ Pour le dire autrement, les informations qui sont mises par écrit sur un support, quel qu’il soit, de même que celles qui sont écartées de cette mise par écrit, le sont toujours en réponse, ou par réaction, à des besoins immédiats. Ces données ont pu, avant leur fixation par écrit, résulter d’un processus de transmission et de sauvegarde oral, un processus qui continue et qui peut, ou non, en fonction des nouveaux rapports que des intérêts sociaux et politiques émergents vont entretenir avec le passé, donner lieu à la fixation écriteέ Une telle dynamique sociale se caractérise par l’absence d’une distinction nette, voire objective, entre présent et passéέ En effet, ce que l’on cherche en quelque sorte à récupérer du passé s’avère être toujours orienté vers le présent. Ce serait ce contexte qui, d’après Jack Goody et bien d’autres318, aurait été caractéristique des sociétés dominées par un régime oral, de même que de celles où les technologies scripturales n’étaient pas encore dominantes en tant qu’instruments de transmission culturelle. Afin d’illustrer ceci, et particulièrement cette étape que l’on peut dire intermédiaire, Jack Goody choisit de prendre l’exemple des généalogies orientales ainsi que celui des listes bibliques des descendants d’Adam, dont les contenus, loin d’être transmis mot-à-mot, étaient de toute évidence (re)produits en fonction de leur rôle comme régulateurs des relations sociales en GOODY, 1977, p. 80-90. En résumé, cet auteur envisage des listes administratives, des listes d’objets, ou encore celles qui enregistrent des événements, ainsi que des listes lexicales. 318 À ce propos voir notamment : GOODY ; WATT, 1963, p. 308-311έ σul besoin d’insister sur le fait qu’ils prennent appui sur de nombreuses recherches qui auraient déjà été consacrées, notamment par de sociologues et des psychologues, aux aspects sociaux des processus de remémoration. 317 84 vigueur319έ Par conséquent, c’est uniquement avec le développement de technologies d’écritures de plus en plus efficaces qu’il sera possible de réaliser une vraie coupure entre passé et présentέ Bien plus qu’un outil technologique qui aurait seulement permis l’archivage, c’est-à-dire l’accumulation, même accompagnée d’une possibilité concrète de comparaison et donc d’une utilisation critique de toute une masse de données, l’écriture, notamment sous la forme des listes, aurait joué en faveur de la construction d’un nouveau rapport avec les événements du passéέ Elle aurait même joué un rôle central dans la création d’un discours plus logique, ordonné et critique, voire objectif, sur les temps révolusέ Autrement dit, c’est bien cela qui est en jeu lorsque l’on étudie les conditions ayant permis l’avènement de (l’écriture de) l’histoire, que Jack Goody décrit sans hésiter comme permettant « une compréhension plus complète et plus précise du passé »320. Ceci est à opposer, bien sûr, à la compréhension du passé obtenue par le moyen de mythes321. Ceci dit, il faut préciser qu’entre « mythe » et « histoire », Jack Goody envisage un processus un peu plus complexe car composé de différentes étapesέ Car s’il considère qu’au commencement se trouve l’essor et l’expansion de systèmes graphiques avec en particulier l’organisation des listes, il pense néanmoins qu’avant qu’un matériau – conservé et transmis sous le format ‘liste’ – puisse éventuellement servir de fondement à une écriture du type historique, il est possible qu’on soit passé par la composition d’annales puis de chroniquesέ Ainsi, il suppose que le développement de différents supports d’écriture ont peu à peu fourni des conditions favorables à l’agencement critique des différents matériaux transmis pendant une période donnée, avant que le tout (ou presque) ait finalement pu prendre le format d’un écrit appartenant au genre historique. À cet égard, il suffit pour l’instant de préciser qu’en proposant un tel schéma, Jack Goody prenait à l’époque délibérément322 parti dans un débat dont l’enjeu était d’examiner diférentes hypothèses relatives aux origines de l’historia dans l’Antiquité grecque et romaine. Ce débat, parfois polémique, remonte assez loin dans le temps et nous aurons l’occasion d’y revenirέ 319 GOODY; WATT, 1963, p. 308-311. GOODY, 1978 [1977], p. 164. 321 GOODY; WATT, 1963, p. 321: “It is surely significant that it was only in the days of the first widespread alphabetic culture that the idea of "logic" - of an immutable and impersonal mode of discourse – appears to have arisen; and it was also only then that the sense of the human past as an objective reality was formally developed, a process in which the distinction between ΟmythΟ and ΟhistoryΟ took on decisive importanceέ” Voir aussi à ce propos les remarques faites par HARTOG, François, ÉvidenceΝdeΝl’histoire.ΝCeΝqueΝvoientΝlesΝhistoriens, Paris, Édition de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005, p. 51-55. 322 σous n’hésitons pas à l’affirmer, puisque l’auteur le mentionne expressément en renvoyant au célèbre ouvrage de Felix Jacoby, Atthis. The Local Chronicles of Ancient Athens, Oxford, Clarendon Press, 1949, GOODY; WATT, 1963, p. 324. 320 85 Avant cela, il est important de passer en revue la place que la Grèce ancienne a tenu dans cet ensemble de réflexions et, par conséquent, ce qui lui a été attribué comme rôle dans le processus général. 1.2- La naissance de l’écriture de l’histoire en Grèce antique d’après Jack Goody Au vu de ce que nous venons de relever, les hypothèses avancées par Jack Goody méritent d’être débattue dans le cadre de ce travail, puisque selon nous, sa conception du format « liste » renvoie à certains des aspects relevés plus tard par les hellénistes qui ont discuté les énoncés et notions associés aux vocables « ά » et « έ ». Déjà, sa façon de concevoir les listes orales – de ce qu’on en infère plutôt que de la définition qu’il en donne – le rapproche curieusement d’un des traits que Sylvie Perceau a pu dégager de ses analyses sur les énoncés en catalogue, surtout dans l’Iliade. Ces énoncés sont toujours construits dans un cadre d’interlocution orale extra-ordinaire. Jack Goody de son côté considère la forme « liste » (qu’elle soit écrite ou orale) comme étant fort éloignée, sinon de toute parole, du moins de sa version ordinaireέ Mais ce n’est pas toutέ Sylvie Perceau conçoit le « έ » comme une sorte de réponse, autrement dit d’énoncé dont le but n’est d’être valideήvalidé, voire exhaustif, que dans le cadre circonstancié du présent de l’interlocution, laquelle motive sa production. Jack Goody, quant à lui, tient comme une évidence que l’un des traits caractéristiques de toute civilisation illettrée est que sa production et son éventuelle transmission de données et de discours à propos du passé soient strictement orientées vers les besoins du présent. Cette approche va jusqu’à suggérer, comme nous l’avons précisé plus haut, qu’avant la création et le développement de l’usage de l’écriture, il est difficile de supposer l’existence d’un discours objectif sur l’ancien temps, voire même de supposer l’existence d’une distinction nette entre le passé et le présent. Par ailleurs, il est notable que certains des traits que Jack Goody associe aux listes écrites soient identiques aux attributs qui ont été souvent attachés au terme grec « ά » (rappelons que celui-ci est parfois conçu comme une « liste-élaborée »), ou encore au verbe « έ », tel que le conçoivent d’autres chercheursέ Ceci se confirme si on pense notamment aux réflexions proposées par Tilman Krischer et Margalit Finkelberg ν ainsi qu’à l’opposition « axe mythologique » / « axe catalogique » défendue par Lambros Couloubaritsis. Car chacun d’eux propose, à sa façon, de penser le catalogue comme un type d’énoncé qui ne 86 serait autre chose que le résultat d’une logique de production discursive caractérisée par son souci d’ordonner le réel de la manière la plus précise et exhaustive possible, voire objective et έ vraie. Dans une pareille perspective, le et son produit (le ά ϛ) représentent, à la limite, l’incarnation d’une logique censée être déjà affichée (dans une mesure toutefois discutable) dans les épopées homériques et qui serait sans aucun doute à la base épistémologique de tout discours ( ό ) à prétention scientifique, tels que le discours philosophique et le discours historique. Cette perspective nous permet de revenir, avec plus d’intérêt encore, sur la façon dont Jack Goody a avancé son hypothèse, à savoir l’avènement de l’écriture alphabétique et l’existence des listes écrites comme des conditions technologiques et épistémologiques préalables à la naissance d’une ‘vraie’ écriture de l’histoireέ Ces commencements, Jack Goody n’a pas hésité à les situer en Grèce ancienneέ C’est là que, vers la fin du VIe siècle avant notre ère, et à la différence des civilisations mésopotamiennes, écriture et lecture se sont ouvertes à un plus grand nombre et ont échappées à la main-mise d’un groupe sacerdotal ou administratif323. C’est en envisageant tout d’abord le cas sumérien que l’anthropologue a cherché à rendre manifeste la façon dont il concevait ce schème qui débutait avec un premier moment d’accumulation des données les plus diverses, sous le format des listes écrites324έ C’est dans la région de la Mésopotamie, que sont en effet censées être apparues, à partir de l’an 3ίίί avant notre ère, les premières écritures de type syllabique325. La technologie du syllabique aurait rendu possible l’existence de plusieurs types de listes, parmi lesquelles certaines étaient de type administratif tandis que d’autres avaient pour but de construire une sorte d’inventaire généalogique articulant et légitimant les pouvoirs dynastiques qui disposaient du contrôle de l’écritέ Par la suite, Jack Goody souligne encore : À partir d’archives de ce genre et d’écrits d’ordre judiciaire, ‘on passa vite à la rédaction d’annales et de chroniques’ ; elles fournissaient la base des rapports écrits destinés au dieu national et à la nation ellemême. En outre, ces rapports étaient sujets à révision et à réorganisationέ ‘Chaque édition successive, au cours d’un long règne, 323 GOODY; WATT, 1963, p. 322. GOODY, 1978 [1977], p. 164-165 : « (…) à une époque plus reculée, l’existence même de l’écriture, quelle qu’en soit la forme, l’apparition de listes de rois, d’annales, de chroniques furent des étapes préliminaires déterminantes, et l’on peut constater que l’invention ou l’introduction de l’écriture s’accompagnent généralement de textes de ce genre. Le cas de Sumer illustre bien les effets propres aux listes de ce type, leurs relations avec le ‘mythe’. » 325 GOODY, 1978 [1977], p. 151 : « τn admet généralement que le premier système complet d’écriture s’est développé chez les Sumériens vers 3000 avant J.-Cέ à partir d’un élément précurseur, dont on a pu penser qu’il est peut-être à l’origine d’autres écritures. » 324 87 pouvait impliquer qu’on réécrive ou qu’on commente différemment tel moment de l’histoire en fonction des besoins’326. Cette citation indique que lorsque Jack Goody traite du cas des listes, voire des « archives » mésopotamiennes, il prend en compte les travaux antérieurs des spécialistes assyriologues 327. C’est cet ancrage historique qui le conduit à remarquer qu’avec ces listes, on a déjà affaire à une sélection d’éléments dont l’inscription, l’éventuelle transmission ou l’oubli, se trouvait toujours conditionnée par les besoins du moment où l’acte de (ré)inscription même s’accomplissaitέ Ceci s’explique surtout, dit-il, par le fait que dans ce premier cadre d’accumulation et de fabrication mémoriales, on disposait de techniques et de supports graphiques auxquels seuls avaient accès des scribes dont le savoir-faire était mis au service d’intérêts institutionnels et sociaux déjà en vigueur328. Ainsi nous pouvons donc considérer que Jack Goody reconnaît l’existence dans les sociétés du Proche-Orient de certains des effets provoqués par un essor progressif des technologies graphiques – notamment celui d’un premier moment d’accumulation et d’ordonnancement des données, voire d’ « archivage »έ Mais il n’en admet pas moins que ces effets étaient encore assez limités, étant donné qu’on avait affaire à des cadres sociaux toujours dominés par des logiques éminemment orales et, par conséquent, à des sociétés où les rapports au passé se trouvaient orientés vers le présentέ C’est pourquoi, à la limite – et surtout si on considère la façon dont ces sociétés concevaient l’histoire – il ne serait pas vraiment possible de parler de l’existence d’une pratique d’écriture historique mésopotamienne et donc de dire que les origines de l’historiographie remonteraient à la fin du IIIe millénaire avant notre ère. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Grèce ancienne est particulièrement chère à Jack Goody. La Grèce lui sert de cas d’analyse, au sens où elle lui permet effectivement de prouver son hypothèse qui attribue l’essor de l’écriture et d’un raisonnement qui lui est propre à des facteurs décisifs dans le partage cognitif entre mythe et histoire, voire, plus largement entre ῦ 326 et ό έ Selon lui, le développement et l’expansion de la technologie de l’écriture GOODY, 1978 [1977], p. 165. Il cite notamment : WISEMAσ, Donald John, “Books in the Ancient Near East and in the Old Testament”, in Peter R. Akroyd et Craig F. Evans (eds.), The Cambridge History of Mankind: Cultural and Scientific Development, Vol. 1, part 2. London, 1970. 328 À ce propos, voir aussi les remarques faites par HARTOG, 2005, p. 52-53 : « Prise comme exemple par Goody, cette liste tend un peu à se dérober : renvoyant elle-même vers d’autres écritures préexistantes, vers d’autres ‘archives’, elle n’est pas ce matériau qu’évoque l’usage moderne du mot archivesέ Trace, assurément, mais travaillée et retravaillée, elle figure un des monuments que ces rois, toujours bâtisseurs, construisaient. À côté de l’architecte, le scribe, pour le même message ‘monumental’έ » 327 88 alphabétique329 en Grèce, entre le VIIIe et le VIe siècles avant notre ère, forment le cadre à la fois le plus ancien et le plus achevé d’une société ayant vécu le passage d’un régime de culture orale à un régime de culture lettrée330έ Par conséquent, si l’origine des prémisses technologiques et même (dans une certaine mesure) des prémisses logiques qui auraient permis le développement d’une écriture de type historique remonte, certes, aux listes mésopotamiennes, Jack Goody date néanmoins et situe une sorte de vraie naissance de l’histoire au VIe, voire même au Ve siècle avant notre ère, en Grèce ancienne – et même plus précisément en Ionie. Jack Goody et Ian Watt propose un scénario explicatif de la genèse de ce qu’ils jugent être une véritable écriture historique, en mentionnant la (co-)existence, en Grèce, de plusieurs facteurs dont l’action a été particulièrement vive entre le VIIIe et le VIe siècles avant notre ère. La première chose est que la région entretient des contacts particulièrement importants avec l’τrientέ La proximité géographique facilite un important essor d’activités d’ordre économique mais, soulignons-le, également le développement d’une écriture alphabétique grecque. L’adoption de l’alphabet doit évidemment aux modèles d’écriture sémitique déjà existantsέ Par ailleurs, les possibilités d’une expansionήtransmission plus larges de l’écriture sont dues à la propagation d’un nouveau support, à savoir le papyrus originaire de l’Egypteέ Considérant également que cette période a été favorable à l’organisation des poleis (surtout en Ionie) et, par la même occasion, de la démocratie, ces auteurs prennent en compte le rôle clé qu’y aurait joué l’écriture alphabétique alors en plein processus d’expansionέ L’élément essentiel est le rôle d’une écriture qui a pu fonctionner comme un instrument idéal pour l’inscriptionήlecture publique des lois démocratiques331. En résumé, en parlant de la Grèce ancienne, Jack Goody et Ian Watt insistent sur un contexte favorable au développement et à l’expansion de l’écriture alphabétique, mais pas seulement. Ces auteurs tiennent également à À ce propos, nous tenons à préciser deux points μ Jack Goody prend en compte l’existence d’inscriptions faites par l’intermédiaire de systèmes d’écriture syllabiques comme le Linéaire A et le Linéaire B, jusqu’au XIIe siècle avant notre ère ν il évoque aussi l’existence de débats toujours vivants au sujet de la chronologie concernant l’essor et l’expansion de l’usage du système alphabétique en Grèce ancienneέ Voir notamment : GOODY.; WATT, 1963, p. 316-322. 330 GOODY; WATT, 1963, p. 319-320: “The rise of Greek civilization, then, is the prime historical example of the transition to a really literate societyέ (…) Greece thus offers not only the first example of this change, but also the essential one for any attempt to isolate the cultural consequences of alphabetic literacy.” Il faut néanmoins prêter attention au fait que J. Goody reviendra encore sur certains points dans le cadre d’autres ouvragesέ Voir notamment ses remarques à propos de la date et de l’origine de l’alphabet grec, de même que son réexamen autour de la profondeur de l’écart censé exister entre l’alphabet grec et ses antécédents, dans GOODY, Jack, The Interface Between the Written and the Oral, Cambridge, Cambridge University Press, 1993= EntreΝl’oralitéΝetΝl’écriture, traduit de l’anglais par Denise PAULME, Paris, PUF, 1λλ4έ Voir notamment le chapitre « Écriture et progrès dans le monde antique et l’Antiquité », p. 73-89. 331 GOODY; WATT, 1963, p. 319 : “(…) from the sixth century onwards literacy seems to be increasingly presumed in the public life of Greece and Ionia. In Athens, for example, the first laws for the general public to read were set up by Solon in 593-4 BέCέ” 329 89 pointer certains des effets qui se sont fait ressentir dans le domaine des savoirs, ainsi que dans les champs institutionnels et cognitifs, au moment où le monde grec a vécu le passage d’un régime éminemment oral à un régime dont la transmission culturelle passait surtout par l’écriture et la lectureέ Il faut par ailleurs tenir compte du fait que lorsqu’ils soutiennent ces hypothèses, Jack Goody et Ian Watt cherchent simultanément à faire des remarques d’ordre plus généralέ En effet, ils situent dans la Grèce ancienne les origines des cadres épistémologiques caractéristiques des sociétés occidentales contemporaines, des cadres issus des effets cognitifs eux-mêmes issus des systèmes d’écriture alphabétiqueέ Ces deux auteurs n’hésitent pas à soutenir qu’un examen de la Grèce de jadis pourrait faire apparaître la plupart des principes qui ont contribué à la création d’‘institutions’ telles que la démocratie, et d’autres encore qui forment les bases sociales, culturelles, voire cognitives des sociétés dites occidentales 332. Cette idée est résumée dans l’affirmation selon laquelle « les traits distinctifs de la pensée occidentale » (« distinctives features of Western thought »)333 prennent naissance en Grèce ancienne. À lui seul, ce positionnement nous permet de situer la thèse de Jack Goody au sein des débats intellectuels de son époque, en particulier dans le champ de l’anthropologieέ Le fait d’identifier une « pensée occidentale » comme une pensée rationnelle et de l’opposer à ce qui ressortirait de la « pensée mythique » souligne une affinité intellectuelle qui s’exprime de manière très explicite non seulement par les références faites dans son article de 1λθ3 à l’ouvrage de Claude Lévi-Strauss La pensée sauvage (paru en 1962)334, mais aussi par la parution, quelques années plus tard, d’un livre au titre suggestif : The Domestication of the Savage Mind. Ce qui nous intéresse particulièrement est que, à la façon de Georges Dumézil, Claude LéviStrauss propose de penser le « mythos » comme le produit d’une structure de pensée mythologique, voire sauvage335. Il définit par ailleurs ce mode de pensée par opposition à la « pensée domestiquée » dont l’un des traits caractéristiques se trouve précisément dans GOODY; WATT, 1963, p. 320 : “The fragmentary and ambiguous nature of our direct evidence about this historical transformation in Greek civilization means that any generalizations must be extremely tentative and hypothetical; but the fact that the essential basis both of the writing systems and of many characteristic cultural institutions of the Western tradition as a whole are derived from Greece, and that they both arose there simultaneously, would seem to justify the present attempt to outline the possible relationships between the writing system and those cultural innovations of early Greece which are common to all alphabetically-literate societies”. 333 GOODY; WATT, 1963, p. 320. 334 LÉVI-STRAUSS, Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. 335 DETIENNE, Marcel, « La double écriture de la mythologie entre le Timée et le Critias », dans CALAME, Claude (éd.), Métamorphoses du mythe en Grèce ancienne, 1986, p. 17-33, p. 31. 332 90 l’absence d’épanouissement de la connaissance historique336. Selon Claude Lévi-Strauss, cette absence de culture historique est précisément reliée à l’absence d’archives. Celles-ci sont envisagées comme constituant la base qui procure ce que l’on pourrait désigner comme une « existence physique à l’histoire, car en elles seulement, est surmontée la contradiction d’un passé révolu et d’un présent où il survit »337. Ceci dit, Claude Lévi-Strauss explicite le rôle de médiateur attribué aux archives dans la mesure où il semble concevoir l’histoire comme une sorte d’opération d’écriture qui, dans un mouvement diachronique partant du présent vers le passé (conçu comme ayant une existence en soi), reprend et associe des traits du passé transmis par l’intermédiaire des archives338. Dans pareille perspective – qui n’offre bien évidemment qu’un très bref survol des questions travaillées par Claude Lévi-Strauss – il n’est pas difficile d’identifier certains des présupposés repris et développés par Jack Goody, notamment la place centrale qu’aurait pris les listes (conçues en tant que premières archives) mais aussi l’histoire, dès lors qu’elle est pensée au travers des conséquences pragmatiques et cognitives de l’invention et du développement de l’écritureέ Ainsi, si Lévi-Strauss semble concevoir la connaissance historique comme un savoir ayant sauvegardé certains des événements des temps passés, voire comme une sorte de temps retrouvé que permettraient les archives, Jack Goody prolonge cette idée en souligant que le passage d’un système de pensée sauvage vers un système de pensée domestiquée n’est devenu possible que grâce au développement de systèmes d’écriture de plus en plus efficacesέ La Grèce ancienne et son système d’écriture alphabétique lui semble en être le modèle idéalέ En effet, à la différence de la Mésopotamie, l’écriture en Grèce réussit à se diffuser comme une pratique non réservée à une classe de scribes. Dans le contexte des changements qui ont lieu en Grèce à LÉVI-STRAUSS, 1962, p. 349 : « (…) la connaissance historique, quelle que soit sa valeur (qu’on ne songe pas à contester), ne mérite pas qu’on l’oppose aux autres formes de connaissance comme une forme absolument privilégiéeέ (…) on la découvre déjà enracinée dans la pensée sauvage, et nous comprenons maintenant pourquoi elle ne s’y épanouit pasέ Le propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle ; elle veut saisir le monde, à la fois, comme totalité synchronique et diachronique, et la connaissance qu’elle en prend ressemble à celle qu’offrent, d’une chambre, des miroirs fixés à des murs opposés et qui se reflètent l’un l’autre (έέέ), mais sans être rigoureusement parallèlesέ Une multitude d’images se forment simultanément, dont aucune n’est exactement pareille aux autres ν dont chacune, par conséquent, n’apporte qu’une connaissance partielle de la décoration et du mobilier, mais dont le groupe se caractérise par des propriétés invariantes exprimant une vérité. La pensée sauvage approfondit sa connaissance à l’aide d’imagines mundi. Elle construit des édifices mentaux qui lui facilitent l’intelligence du monde pour autant qu’ils lui ressemblentέ En ce sens, on a pu définir comme pensée analogique. Jέ Goody et Iέ Watt tiennent d’ailleurs à faire référence à ce passage lorsqu’ils remarquent μ “(…) Lévi-Strauss treats the absence of historical knowledge as some of the distinctive features of la pensée sauvage in contrast to la pensée domestiqueέ” Voir GOODY; WATT, 1963, p. 311, note au bas de la page 16. 337 LÉVI-STRAUSS, 1962, p. 321. 338 LÉVI-STRAUSS, 1962, p. 321 : « (...) si nous perdions nos archives, notre passé ne serait pas pour autant aboli : il serait privé de ce qu’on serait tenté d’appeler sa saveur diachroniqueέ Il existerait encore comme passé ; mais préservé seulement dans des reproductions, de livres, des institutions, une situation même, tous contemporains ou récents. Par conséquent, lui aussi serait étalé dans la synchronie. » 336 91 cette période, ce sont des individus aux statuts sociaux divers qui ont cherché, peu à peu, à s’approprier cette nouvelle technologie, alors qu’en Mésopotamie, l’écriture restait au service d’une histoire des ancêtres royaux. Afin de valider ses hypothèses, qui proposent l’existence d’une sorte d’évolution des récits mémoriaux partant des mythes jusqu’à arriver à la production d’un type d’écriture du passé spécifique, à savoir l’histoire, Jack Goody va citer non seulement les noms d’Homère et d’Hésiode, mais aussi ceux d’Hellanicos de Lesbos, d’Hécatée de Milet, d’Hérodote et de Thucydide. Chacun de ces noms, suivi de brefs commentaires à propos des différences dans les méthodes présumées, se suit comme dans un enchaînement inévitable339. Ceci dit, si en commentant la célèbre introduction de l’œuvre d’Hécatée – dont l’énoncé est fait à la première personne et mentionne l’instrument de l’écriture340 – Jack Goody y reconnaît une première preuve attestant que l’usage de l’écriture ait joué un rôle critique majeur, néanmoins il identifie encore cet énoncé comme un exemple de discours qui ne vise qu’à justifier les besoins du présentέ C’est avec l’œuvre d’Hérodote qu’il identifie la naissance de l’histoire entendue comme une méthode d’enquête personnelle341. Thucydide intervient ensuite comme celui qui va effectivement opérer la véritable coupure entre mythe et histoire342. Jack Goody reprend ainsi des perspectives qui avaient été soutenues quelques années auparavant par Félix Jacoby343. Ce dernier, pour expliquer le développement de l’historiographie en Grèce ancienne, proposait de placer ce processus « (…) au sein du grand mouvement qui conduit du mythos au logos (…) et FGrH 1 F 1 a : Έ ῖ ή ᾔ ῖ · ά άφ , ὥ ῖἀ έ · ἱ ὰ ί ὶ ῖ ,ὡ ἐ φ ί , ἰ ί . 340 GOODY; WATT, 1963, p. 322-325. 341 GOODY; WATT, 1963, p. 324 : « (…) history begins with the foreigner Herodotus (…) not long after the middle of the fifth century (…)έ The aim of HerodotusΥ History was to dis-cover what the Greeks and Persians" fought each other for"; and his method was historia - personal inquiry or research into the most probable versions of events as they were to be found in various sources. His work rested on oral tradition and consequently his writings retained many mythological elements. » 342 GOODY; WATT, 1963, p. 324-325 : « The development of history as a documented and analytic account of the past and present of the society in permanent written form took an important step forward with Thucydides, who made a decisive distinction between myth and history, a distinction to which little attention is paid in nonliterate society. » 343 JACOBY, 1949. Il ne s’agit donc pas d’une question de substitution d’une cause par une autre, puisque l’hypothèse de Jέ Goody donnant à l’écriture un rôle central en ce qui concerne l’avènement de l’histoire – voire plus largement de tout logos – n’a de sens que conçue selon ce schéma, qui avait déjà été envisagé par Fέ Jacoby et d’où part l’anthropologue. Ce qui va à l’encontre de ce qu’affirme Lucio Bertelli, voir BERTELLI, Lucio,“Hecataeusμ From genealogy to Historiography” in LURAGHI, Nino, TheΝhistorian’sΝcraftΝinΝtheΝageΝofΝ Herodotus, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 67-94, p. 66 : « The traditional view of the ‘birth of historiography’ as a stage in the natural evolution of Greek culture from mythos to logos – from the ‘gläubiger σachrzähler’ to the ‘Kritischer Historiker’, as Jacoby put it’ – has recently been replaced by a more sophisticated interpretation that points to the technological revolution represented by the introduction of writing in the eight century as the unique – or the most important – factor explaining the breakthrough of new forms of critical knowledge in Greece. » 339 ό 92 tient en quatre noms Hécatée, Hérodote, Hellanikos et Thucydide, autant d’étapes d’une histoire d’un progrès (…) »344. Pour conclure cette séquence, insistons sur un aspect que nous ne pensons pas être anodin 345 : tout en analysant le cas de la Grèce, Jack Goody ne cherche pas à extrapoler à partir du schéma proposé pour l’analyse de la création des premières ‘archives’ en Mésopotamie, cΥest-à-dire une sorte d’évolution qui, par l’intermédiaire des technologies graphiques et leurs effets cognitifs, aurait conduit à ladite constitution des ces archives sans pour autant mener à l’écriture historique. Ce processus, rappelons-le, devait avoir débuté par le format « liste » avant de se développer avec le format des annales et des chroniques. Jack Goody a certes pris en compte, pour la Grèce, l’existence des tablettes mycéniennes sur lesquelles sont gravées des inscriptions au format de listes346έ Cependant, lorsqu’il propose la Grèce antique comme berceau de l’écriture historique à proprement parler, Jack Goody est très précis quant à son point de départ : il s’agit d’une civilisation ayant déjà développé son écriture alphabétique, dont l’usage ne se restreint pas à certaines sphères du pouvoirέ C’est cela seul, avec certes bien d’autres facteurs contextuels auparavant mentionnés, qui aurait permis l’avènement d’un mode de discours « immuable et impersonnel », voire logiqueέ L’histoire en fait partie347. Dans le cadre de notre travail, les hypothèses soutenues par Jack Goody ont de quoi interpellerέ D’une part – comme d’ailleurs nous l’avions déjà remarqué –, elles ont trouvé une résonance dans le cadre des réflexions d’un bon nombre d’hellénistes à propos des catalogues, des généalogies et de la naissance de l’histoireέ D’autre part, en choisissant le cas de la Grèce comme paradigmatique dans l’avènement d’une ‘vraie’ écriture historique, et ce dans le dessein PAYEN, Payen, « L’historiographie grecque : VIe-IIIe siècles avant J.-C. État des recherches 1987-2002 », Pallas, 63, 2003, p. 129-166, p. 136. 345 Voir d’ailleurs dans ce sens la remarque faite par : HARTOG, François, « Écritures, généalogies, archives, histoire en Grèce ancienne », dans MACTOUX, Marie-Madeleine ; GENY, Evelyne, Mélanges Pierre Lévêque 5 : anthropologie et société (AnnalesΝLittérairesΝdeΝl’UniversitéΝdeΝBesançon,Ν429), Paris, Belles Lettres, 1990, p. 179 : « Avec l’écriture réservée des scribes du Proche-τrient ou celle ‘démocratique’ des Grecs, on rencontre tout à la fois des conditions préalables au déploiement d’une écriture historienne (partage muthos/histoire ou coupure passéήprésent, constitution d’archives) et son amorce (depuis la liste jusqu’au récit historique continu, à travers les annales et les chroniques)έ Du croisement de ces deux ‘lignes’ d’écriture surgissent aussitôt deux questions μ qu’en serait-il du partage muthos/historia en Mésopotamie ς Qu’en est-il des listes et des archives dans le monde grec ? ». 346 GOODY; WATT, 1963, p. 322. Pour un aperçu des tablettes portant des écritures syllabiques (notamment en Linéaire B), qui nous sont parvenues grâce aux fouilles archéologiques faites, entre autres localités, à Cnossos, à Pylos et à Mycènes, et dont quelques-unes présentent des sortes d’inventaires listant entre autres choses, des objets des plus variés et parfois des noms de localités, et même de personnes, voir : CHADWICK, John ; VENTRIS, Michael, Documents in Mycenaean Greek. Three Hundred Select Tablets from Knossos, Pylos and Mycenae, Cambridge, Cambridge University Press, 1956. 347 GOODY; WATT, 1963, p. 321 : “To take, for instance, the categories of Cassirer and Werner Jaeger, it is surely significant that it was only in the days of the first widespread alphabetic culture that the idea of ‘logic’ – of an immutable and impersonal mode of discourse – appears to have arisen; and it was also only then that the sense of the human past as an objective reality was formally developed, a process in which the distinction between ‘myth’ and ‘history’ took on decisive importance.” 344 93 de confirmer ses hypothèses, cet anthropologue a dû prendre parti dans un débat déjà bien présent dans le champ des études classiques autour des origines de cette modalité d’écriture mémoriale en Grèce. Ces mises en relation nous intéressent particulièrement, car elles permettent de revenir avec plus de clarté sur un autre constat déjà évoqué à maintes reprises, à savoir l’insistante corrélation que certains chercheurs modernes construisent et perpétuent entre les signifiants notamment lorsqu’on parle du Catalogue des vaisseaux – et/ou έ ά – avec l’élaboration d’un discours objectif sur le passé – qui coïncide avec une notion moderne assez banale de l’histoireέ Avant d’étudier la quête entreprise par de nombreux chercheurs d’une carte politique et géographique « perdue » de la Grèce, où le Catalogue des vaisseaux est apparu comme une sorte de guide privilégié, revenons rapidement sur certains aspects du débat mené par les hellénistes à propos des commencements de l’histoire en Grèce antiqueέ Cela nous permettra de vérifier quelle place y tient le format liste/catalogue/généalogie et, au cas où cette place est confirmée, quelle(s) fonction(s) cette forme d’énonciation est censée remplir. 2- Catalogues et généalogies : entre ῦ et ἱ ί ? 2.1- Généalogies et essor de l’écriture historique en Grèce antique Dans le paragraphe d’ouverture de son article « Écritures, généalogies, archives, histoire en Grèce ancienne », François Hartog348 tient à préciser qu’avant la parution des travaux de Jack Goody, et bien que partant du présupposé tacite que l’histoire est bien un genre d’écriture, les recherches centrées sur les débuts de l’écriture historique en Grèce antique n’avaient pourtant jusque-là que peu pris en compte le développement du système d’écriture alphabétique envisagé comme une condition matérielle et cognitive décisive pour son avènement. En effet, (…) [s]e présentant tantôt sous la forme d’un catalogue jamais complet de facteurs multiples et hétérogènes, tantôt comme la mise au jour d’un facteur considéré comme déterminant, il est aussi arrivé à cette recherche de se muer (c’est-à-dire de se perdre) en une quête des origines ou de se réduire à une simple recherche en paternité : qui est le vrai père de l’histoire ς Hérodote, comme l’assure la tradition, son prédécesseur Hécatée de Milet, qui a déjà ‘l’avantage’ de n’avoir 348 HARTOG, 1990, p. 177-188. La plupart des arguments développés dans cet article seront repris en HARTOG, 2005. 94 ‘laissé’ que des fragments peu nombreux, ou tel autre encore ? En Grèce ou ailleurs ?349 σul besoin d’insister qu’en affirmant cela, il est clair que François Hartog reconnaît l’importance de la prise en compte du rôle de l’écriture tel que l’envisage Jack Goody, c’est-àdire en tant que technologie à effets cognitifs et sociaux non négligeables, parmi lesquels l’avènement de ce qui aurait conduit vers les commencements de ce qu’on appelle l’« historiographie »350έ Il évoque toutefois de façon critique les chemins d’enquête des originesήpaternité usuellement choisis par nombre d’études consacrées aux commencements de l’écriture historiqueέ Ceci nous donne ainsi l’occasion de revenir sur une problématique qui nous paraît centrale, à savoir la tendance très partagée de considérer la Grèce ancienne comme le lieu de mémoire par excellence, voire le lieu de toutes les origines. La Grèce apparaît ainsi comme le point de repère censé justifier nos partis pris contemporainss les plus divers, qu’ils soient intellectuels, institutionnels ou sociaux. Or, une telle posture avait déjà été à la fois mise en évidence et combattue avec force, notamment par Arnaldo Momigliano. Dans de nombreux articles consacrés à différents problèmes liés à l’historiographie ancienne et moderne351, Arnaldo Momigliano insistait notamment sur le point suivant μ s’il existe bien un héritage à analyser, il se trouve dans le constat que nous-mêmes – à l’instar des humanistes des XIVe et XVe siècles, des Romains, voire des Grecs eux-mêmes – n’avons pas renoncé à l’habitude de vouloir justifier nos choix conscients du présent par des actes continus de retour aux temps anciens. Ces anciens temps, nous avons l’habitude, sans grands états d’âme, de les faire coïncider avec la « Grèce antique ». Ce procédé, du reste, lui semble particulièrement sensible dans le cas des débats sur les origines d’un domaine du savoir que l’on nomme par le terme générique d’« histoire »352, voire sur sa 349 HARTOG, 1990, p. 177. Du reste, cet auteur reconnaît aussi l’importance de deux autres facteurs qui sont également évoqués par Jack Goody, lorsqu’il parle du contexte de l’avènement de l’historiographie en Grèceέ Voir : HARTOG, 2005, p. 47 : « À côté de la polis, phénomène central et singulier, auquel on est toujours ramené, nous prendrons en compte deux facteurs qui ont joué un rôle dans l’émergence d’une historiographie proprement grecque : la place de l’écriture et celle de l’épopéeέ » 351 MτMIGLIAστ, Arnaldo, “Greek Historiography’, History and Theory, 11, 3, 1978, p. 1-28. Disponible : http://www.jstor.org/stable/2504899. Consulté le 29 oct. 2012. Reproduit partiellement en anglais dans The Legacy of Greece. A New Appraisal, FINLEY, Moses (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 155-184. Reparu dans la version en français « L’historiographie grecque », dans ProblèmesΝd’historiographieΝancienneΝetΝmoderne, Paris, Gallimard, 1983, p. 15-52. 352 MOMIGLIANO, 1983, p. 15 : « Comme les anciens Romains, nous avons conscience d’avoir hérité de l’histoire’ (ί ί ) des Grecsέ Hérodote est pour nous le ‘père de l’histoire’, comme il l’était pour Cicéronέ σous sommes aussi conscients du fait que l’histoire n’est, pour nous, qu’un des aspects d’un héritage plus ample que comprend les activités intellectuelles les plus considérables (philosophie, mathématiques, astrologie, histoire 350 95 réalisation, par la pratique de son inscriptionήécriture dans ce que l’on désigne par le terme d’« historiographie ». Ceci a été, de toute évidence, le choix bien conscient de l’anthropologue Jack Goodyέ Dans ses différents travaux, son objectif central n’était toutefois pas d’éclaircir les commencements de ce que l’on comprend de nos jours par les termes d’« histoire » ou d’« historiographie ». Lorsqu’il dirige son attention vers la Grèce du VIIIe siècle avant notre ère, Jack Goody le fait dans le dessein d’y trouver le modèle le plus achevé permettant de prouver son hypothèse, celle qui attribue à l’essor de l’écriture une grande partie de la responsabilité dans la constitution de nos systèmes culturels actuels, notamment par ce qu’elle aurait permis l’avènement d’une pensée logiqueέ La pensée logique n’aurait pas été possible sans les conditions matérielles et cognitives créées (à différents niveaux) par les systèmes graphiquesέ L’une des conséquences de ces systèmes – grâce à la possibilité de l’archivage et de la comparaison entre les données ainsi réunies – serait le souci toujours plus grand de produire des discours à caractère immuable et impersonnel, voire à caractère scientifique353έ Ainsi, l’un des traits importants attribué à cette forme de pensée consiste dans la possibilité qu’émerge une perception qui admette l’existence d’un partage entre passé et présent et qui, par conséquent, rende réalisable le développement de l’historiographieέ Ce type de savoir, à l’opposé du « mythe », est identifié par Jack Goody comme le véhicule d’un discours plus précis sur le passé, voire d’un discours objectifέ C’est bien sur ce dernier aspect, le présupposé d’un(e) partageήopposition entre ῦ ἱ ί / ό et , que nous trouvons le point de désaccord le plus sensible entre la perspective soutenue par Jack Goody et celle de nombreuses autres recherches dont les arguments nous intéressent. Particulièrement dans la mesure où, si elles récusent la pertinence d’une telle opposition, elles reconnaissent en revanche la valeur opératoire (technologique et cognitive) de l’écriture dont l’essor aurait permis l’avènement des différentes typologies discursives ainsi que des ‘innovation’ d’autres natures, ainsi, le développement des « généalogies » des « premiers prosateurs »έ C’est pour aller dans cette direction que nous allons reprendre désormais certains points du dialogue critique entretenu par l’historien François Hartog avec une partie des hypothèses soutenues par l’anthropologueέ naturelle, arts figuratifs) encore pratiquées de nos jours – et en particulier les genres littéraires les plus prestigieux (épopée, lyrisme, éloquence, tragédie, comédie, roman, idylle), par lesquels se satisfait encore notre besoin d’expression verbaleέ σous savons cependant qu’à proprement parler nous ne devrions pas employer le mot ‘héritage’ dans le cas de l’histoire, ni du reste l’appliquer à tout autre aspect de la culture grecqueέ Depuis que les humanistes des XIVe et XVe siècles se sont employés à restaurer la validité des modèles antiques, au sortir de déviations médiévales, il s’agit moins d’héritage que de choix conscientέ » 353 GOODY; WATT, 1963, p. 321. 96 Comme nous l’avons signalé, François Hartog considère la pratique de l’écriture comme l’un des facteurs ayant joué un rôle fondamental dans l’émergence d’une historiographie proprement grecque354. Cela dit, sa perspective est sensiblement différente de celle proposée par Jack Goodyέ D’une part, François Hartog assigne à la Mésopotamie de la fin du IIIe millénaire, et non à la Grèce, la place de précurseur dans l’écriture du passé, voire de l’« histoire »355 – même s’il attribue aux Grecs l’honneur d’avoir été les inventeurs de la notion d’« historien comme sujet écrivain »356. Nous reviendrons plus loin sur ce point. Mais, bien plus, François Hartog remet en question le présupposé crucial de Jack Goody, à savoir l’idée qu’il ait pu exister un moment et un lieu précis dans l’histoire de l’humanité, où se serait effectué, en particulier grâce à l’essor de l’écriture alphabétique comme technologie à effets cognitifs propres, un vrai partage entre ῦ et ἱ ί , voire entre ῦ et ό . Afin de préciser sa critique, François Hartog revient sur deux points importants developpés dans l’hypothèse de l’anthropologue anglaisέ Tout d’abord, il rappelle que l’anthropologue concevait les listes mésopotamiennes comme une sorte de premier lieu d’archivage et concevait par ailleurs l’histoire comme une pratique reposant sur les archivesέ François Hartog attire également l’attention sur le fait que bien que Jack Goody place en Grèce et non en Mésopotamie le terrain où se produit pour la première fois l’essor de l’historiographie à proprement parler, il ne parle ni de listes ni de ce qui seraient les premiers archives et écrits mémoriaux (chroniques et annales) dans le monde grec357. Aussi la séquence d’ouverture de l’article de François Hartog s’achève-t-elle sur la question suivante : « (…) Qu’en est-il des listes et des archives dans le monde grec ? »358. François Hartog se propose dès lors de « retraverser, à la lumière des propositions de Jack Goody, les débuts de l’histoire en Grèce »359, en s’arrêtant tout d’abord sur ce qu’il considère être leur « première littérature », c'est-à-dire les récits généalogiques. Nous observons ainsi qu’il admet possible d’identifier la « liste conçue comme une sorte de première forme d’archivage », telle que l’envisage Jack Goody, et les « récits généalogiques » ici considérés comme les premières 354 Voir HARTOG, 2005, p. 47. HARTOG, 2005, p. 46 : « (…) l’histoire, ou plutôt son écriture, commence en Mésopotamie à la fin du IIIe millénaire avec la monarchie d’Akkadé, qui est la première à unifier le pays avec la monarchie et à faire appel à des scribes pour écrire son histoire. » 356 HARTOG, 2005, p. 46. 357 HARTOG, 1990, p. 179; p. 185-188. 358 HARTOG, 1990, p. 179. Pour un article sur les pratiques mémoriales grecques qu’on pourrait ou non identifier à une « mémoire archivistique » et à la notion d’ « archive », voir : GEORGOUDI, Stella, « Manières d’archivage et archives de cités », dans DETIENNE, Marcel (dir.), LesΝsavoirsΝdeΝl’écriture : en Grèce ancienne, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, 1λλκ, pέ 221-247. 359 HARTOG, 1990, p. 179. 355 97 réalisations littéraires de la Grèceέ Cependant, lorsqu’il examine ces récits généalogiques, François Hartog interroge d’emblée une telle assimilation, notamment en ce qui concerne sa possible fonction, celle d’avoir été le lieu de partage entre ῦ et ἱ ί / ό : Où mieux questionner ce partage muthos/historia, reconnu par Goody comme effet de l’activité graphique qu’à travers les récits et généalogies qui se transmettent, s’écrivent et se réécrivent entre le κème et le 5ème siècle, d’Homère à Hécatée et aux auteurs que la tradition réunit et désigne justement sous le nom de généalogistes ?360 Il est intéressant de remarquer que François Hartog inclut « Homère » dans l’enquête sur les premières généalogies, ce qui, à notre avis, implique que les poèmes homériques doivent avoir leur place dans les débats autour des commencements de l’historiographie en Grèce361. Examinant ces « récits généalogiques », François Hartog commence par quelques observations à propos de la place des références généalogiques chez Homère362, avant de passer à un commentaire sur le Catalogue des femmes attribué à Hésiode – tout en soulignant, bien entendu, les différences qui distinguent l’un et l’autreέ De ces brèves remarques, il ressort que l’œuvre attribuée à Hésiode est, de toute évidence, une composition postérieure aux poèmes homériques. Ainsi, si François Hartog soutient que le Catalogue, en vertu notamment de son choix métrique, se rattache à la tradition épique préexistante, il propose néanmoins d’en souligner la différence en arguant du fait que sa composition reviendrait à un seul poète, voire à un professionnel de l’écriture363. Par ailleurs, il attribue au Catalogue hésiodique une valeur sociale bien plus générale. En effet, à la différence des références généalogiques « en situation » qu’on retrouve dans les poèmes homériques – et dont la fonction intra-discursive serait de renseigner par rapport aux liens familiaux et divins des héros, évoqués souvent à titre d’exemple – celles insérées dans le Catalogue se prêtent à un 360 HARTOG, 1990, p. 179. À ce propos, voir ce commentaire fait par : GABBA, Emilio, “True History and False History in Classical Antiquity”, The Journal of Roman Studies, 1981, p. 50-62, p. 52-53 : “(…) The relationship between history and poetry goes back to earliest times and the origin of historical narrative is in a sense unintelligible without it; the poetry of Homer was always regarded as a historical text.” 362 HARTOG, 1990, p. 179 : « Modèle de pensée et mode de narration, la généalogie est aussi modèle d’actionέ Ainsi chez Homère, réciter sa généalogie, c’est-à-dire décliner son identité, n’est pas séparable pour un héros de relations sociales effectives (…)έ Chaque héros se doit, bien entendu, de la connaître sur le bout des doigts, de ne jamais l’oublier et de la transmettreέ Elle signe une appartenance, circonscrit un espace géographique et social et fonctionne comme signe de reconnaissanceέ (…) Du point de vue de la narration, l’aède joue de la généalogie auprès de ces auditeurs comme d’une amorce, d’un appel ou d’un résumé d’autres aventures qu’il pourrait, qu’il aurait pu, qu’il a déjà chanté, comme l’indication d’une bifurcation possible (…)έ » 363 HARTOG, 1990, p. 180 : « L’œuvre se rattache à l’épopée par l’usage du mètre épique, mais elle a été composée par un poète unique, qui est à coup sûr un professionnel de l’écritureέ » 361 98 usage extra-discursif plus répandu, puisque détaché d’une situation de performance préciseέ Ceci explique pourquoi les références généalogiques qui composent le Catalogue répertorient un ensemble de grands lignages familiaux qui en sont venus à construire toute « la Grèce ». C’est cette agrégation d’un ensemble de traditions régionales diverses qui aurait permis au Catalogue d’avoir la capacité de servir de point de repère aux besoins actualisés de différentes cités et régions364. Ainsi, le bref examen des récits généalogiques réalisé par François Hartog aboutit à confirmer la non-coïncidence des premiers récits généalogiques mis par écrit en Grèce avec des listes considérées comme des premières archives, telles qu’on les trouverait en Mésopotamie. Il confirme par ailleurs l’impossibilité d’identifier ces premiers récits généalogiques mis par écrit comme étant à la fois le premier moment de l’écriture en Grèce et comme étant le moment de l’accomplissement d’un partage entre ῦ et ἱ ί . Pour autant, nous remarquons que cette conclusion n’empêche pas François Hartog d’accorder à ces récits généalogiques une place de choix dans les commencements de l’histoire en Grèce antiqueέ C’est pourquoi il va chercher à mieux préciser son désaccord avec Jack Goody μ selon l’historien, le partage ῦ et ἱ ί / ό tel que l’a conçu l’anthropologue est inadéquat car aucune des deux catégories censées fonder une telle opposition n’est pertinente365. François Hartog s’inscrit alors dans les réflexions critiques faites par Marcel Detienne366 dans le cadre de son livre L’inventionΝdeΝlaΝmythologie. Selon Marcel Detienne, les notions modernes de « mythe » et de « mythologie » ont été conçues en tant qu’outils opératoires utiles pour une anthropologie moderne qui cherchait à soutenir l’opposition supposée exister entre une « pensée sauvage » et une « pensée domestiquée »367. Personne ne sera surpris de trouver dans 364 HARTOG, 1990, p. 180 : « A la différence toutefois des poèmes homériques, ces généalogies de héros ne sont pas plus récitées en situation ; désormais détachées de toute relation sociale effective, elles se présentent comme la mise en musique d’un savoir qui vaut par sa sûreté et son extension. Généalogies non plus en acte, mais, si l’on veut, en puissance, elles ne tissent pas davantage un fil direct entre un âge héroïque achevé, révolu, et le présent des grandes familles, en les donnant d’ancêtres décrochés aux rayons des dieux ou demi-dieux ; ce qui ne signifie nullement, tout au contraire, que le Catalogue se détourne du présent (…) ». Voir, du reste ce qu’en dit BERTELLI, 2001, p. 75. 365 HARTOG, 1990, p. 181 : « Cette écriture généalogique creuse-t-elle une distance entre muthos et historia ? Ou l’amorce-t-elle ς A l’évidence, ces deux catégories ne sont pas pertinentes, même si nous ignorons l’attitude du poète à l’égard de ce matériel qu’il recueillait, transcrivait (ς), ajustait et mettait à dispositionέ » 366 HARTOG, 1990, p. 182, où il fait référence à : DETIENNE, 1981. 367 Voir DETIENNE, 1981, p. 86, qui tient tout de même à reconnaître les changements dans la pensée de LéviStrauss, en faisant référence au concept de mythisme proposé par cet auteur à la fin de ses Mythologiquesέ Puisqu’il observe μ « Paradoxalement, l’un des bénéfices immédiats de cette ouverture théorique à la fin des Mythologiques est de jeter le doute sur le privilège que depuis Le Cru et le cuit, Lévi-Strauss avait accordé à la catégorie du ‘mythe’, déclaré universel puisque grec de naissanceέ Car reconnaître dans le mythisme un des phénomènes majeurs de la mémorabilité dans une culture de la parole, c’est commencer de mettre entre parenthèses le mythe 99 cette thèse une critique assez poussée des travaux de Claude Lévi-Strauss368. Marcel Detienne entend mener une enquête de « l’intérieur, grecque » et pour cela envisage une histoire sémantique de ces deux termes, en procédant à un examen d’un ensemble d’occurrences dans le cadre des textes qui nous sont parvenus369. Contentons-nous de relever deux citations significatives de l’ouvrage de Marcel Detienne : « le mot mythe, depuis l’épopée jusqu’au milieu du Ve siècle, fait partie du vocabulaire de la parole »370ν d’où il résulte que « mûthos est et restera un synonyme de lógos, tout au long du VIe siècle et même dans la première moitié du Ve »371έ Le seul fait de ne pas admettre l’‘évidence’ d’une valeur sémantique universelle attachée à ces termes – dont la constitution du champ sémantique supposerait forcément leur opposition, voire leur exclusion réciproque –s’oppose à l’un des présupposés centraux de Jack Goody, inspirés d’ailleurs des travaux de Lévi-Strauss. Du reste, il est important de signaler qu’à l’instar de François Hartog, Marcel Detienne admet lui aussi – « à la Goody » – les effets (techniques et intellectuels) qu’auraient eu l’invention et le développement de l’écriture « au pays des Grecs », notamment, parmi ses effets, « sa fonction critique »372. Cependant, à la différence de Jack Goody, Marcel Detienne envisage ces effets sur le long terme373έ L’invention de l’écriture alphabétique en Grèce et sa mise en œuvre progressive par « des petits groupes, des milieux intellectuels » conduisent non pas à un partage entre ῦ et ό // ἱ ί mais signale le début d’une longue évolutionέ Cette évolution est celle de la mise en place d’un processus progressif de distinction entre un ensemble de comme un genre littéraire ou comme un type de récit déterminé ν c’est découvrir la diversité des productions mémoriales μ proverbes, contes, généalogies, cosmogonies, épopées, chants de guerre ou d’amourέ » 368 À ce propos voir notamment le premier chapitre « Frontières équivoques », dans DETIENNE, 1981, p. 15-49. 369 Voir notamment DETIENNE, 1981, p. 87-122 (« L’illusion mythique ») ; p. 91-92 : « Une autre histoire est indispensable, histoire de l’intérieur, grecque assurément, autant que l’est le mot « mythe » qui précède dans la chronologie celui, plus ample mais non insolite de « mythologie »έ Histoire résolument généalogique où l’analyse sémantique n’est que le chemin le plus sûr pour déjouer le piège d’une transparence immédiate, d’une connaissance intuitive qui réconcilie les uns et les autres autour de l’évidence qu’un mythe est un mytheέ Sans qu’il y ait lieu de soupçonner la force de la tautologie puisque aussi bien elle semble indigène, et son accent irréprochable. » 370 HARTOG, 1990, p. 182, où il fait référence à : DETIENNE, 1981. 371 DETIENNE, 1981, p. 93 372 DETIENNE, 1981, p. 134 : « Au pays de Grecs, l’écriture, dans ses commencements, exerce une fonction critique incontestable. » 373 DETIENNE, 1981, p. 70-71 μ « Tout donne à penser qu’il n’y a pas eu au pays d’Homère une révolution de l’écriture, mais que l’usage des signes graphiques a cheminé lentement et par avancés inégales selon les domaines d’activitéέ Ce sont les nouveaux savoir intellectuels, la philosophie, l’enquête historienne, la recherche médicale, qui en ont tiré le meilleur parti. Ils y trouvaient de quoi fonder une distance critique envers la tradition ainsi que le moyen d’autoriser l’accumulation des données, des observations ou des thèses opposées où s’inventent les projets sans rature d’une rationalité sûre d’elle-mêmeέ L’espace graphique favorise sans aucun doute les commencements de l’interprétation et la confrontation entre plusieurs versions d’un même récitέ » 100 « pratiques mémoriales »374 alors co-existantes et parmi lesquelles se trouvent les généalogies et la « pensée historienne »375. Après cette importante parenthèse, reprenons l’argument développé par François Hartog, où, dans son dessein de pousser plus loin encore sa critique des perspectives soutenues par Jack Goody, il va procéder à un bref examen des « premiers prosateurs » grecs dont les noms et certains fragments nous sont parvenus376έ Ce passage est nécessaire avant d’en revenir aux listes et archives du Proche-τrient telles que d’abord envisagées par Jack Goody377. François Hartog considère les premiers prosateurs grecs comme des figures bien plus proches de celle du moderne philologue, que de celle de l’historienέ La tâche de l’historien serait, selon Hartog, de « mesurer la vérité ou la réalité des noms et des logoi qui s’y attachent »378. Les premiers écrivains en prose, auxquels la recherche scientifique actuelle attribue un vaste travail mythographique dont le résultat le plus remarquable serait la (re)production de généalogies, se signaleraient plutôt par leur souci des noms et de leur caractérisation au sein de (nouvelles) généalogies convaincantes pour leur auditoire. Leur but serait donc de positionner des noms de manière intéressante relativement au contexte qui aurait motivé leur (re-)production379. Enfin, analysant les listes du Proche-τrient, François Hartog met l’accent sur un aspect qui avait déjà été pris en compte par Jack Goody, le fait que les listes et archives de Mésopotamie renvoyaient elles-mêmes à d’autres écritures μ ce que les listes et archives conservaient n’étaient que des ‘données’ qui avaient déjà été triées en fonction, précisément, des exigences politiques du présent. Autrement dit les listes et archives de Mésopotamie ne rassemblaient pas davantage des renseignements objectifs sur le passé. À la fin de son article, François Hartog propose l’analyse d’une célèbre inscription grecque datée d’environ ηίί avέ Jέ-C. qui présente le contrat entre une personne, Spensithios, dont la fonction sera celle de scribe et de mnamôn (mémoire vivante) et une cité de Crète. Cette inscription pose plusieurs questions380, mais lui permet 374 DETIENNE, 1981, p. 86. DETIENNE, 1981, p. 134 376 HARTOG, 1990, p. 181 : « Serait-ce alors avec les premiers prosateurs, à l’orée du η ème siècle, que l’écart va clairement se creuser entre muthos et d’autre part, une sorte de noyau dur, qu’on nommera logos ou historia ? ». 377 HARTOG, 1990, p. 185-188. 378 HARTOG, 1990, p. 185. 379 HARTOG, 1990, p. 185 : « Dans cet univers, où les noms signifient, les écrivains figurent les premiers philologues. Pour eux, la question n’est pas de mesurer la vérité ou la réalité des noms et des logoi qui s’y attachent, mais d’interroger leur sens. Non faire paraître le départ entre muthos et historia, mais connaître les noms : leurs généalogies et leurs étymologies (qui sont une forme de généalogie). ». 380 Pour un bref commentaire de cette inscription antérieur à celui de François Hartog voir DETIENNE, 1981, p. 150 : « Voici quelques années, on exhume de Crète un document étrange : mi-décret, mi-contrat, où une cité, aux environs de ηίί avant notre ère, décide de s’assurer les services d’un spécialiste de l’écritureέ En échange de la 375 101 surtout de conclure en proposant une nouvelle voie d’analyse : plutôt que de vouloir préciser le moment de la rupture entre ῦ et ἱ ί , il serait peut-être plus fécond, dit-il, de déplacer notre réflexion vers l’analyse des fonctions politiques liées aux différents actes d’écritures du passé381. Cette approche nous semble, effectivement, bien plus féconde. Avant d’aller plus loin dans la démonstration, récapitulons les principaux points d’accords et de désaccords relevés entre Jack Goody et François Hartog μ (a) l’un et l’autre admettent que l’écriture (au niveau technique et cognitif) a joué un rôle déterminant dans l’essor de l’historiographie en Grèceν (b) contrairement à Jack Goody, François Hartog n’admet pas pour autant que l’usage de l’écriture alphabétique, de plus en plus répandue en Grèce, aurait introduit une vraie – et jusque-là inédite – coupure entre passé et présent, entre ῦ du côté du ό et ἱ ί (placée ) ν (c) c’est pourquoi ce dernier va chercher à contester l’évidence d’un tel partage, notamment par le moyen de l’analyse de ce qu’il désigne comme des « récits généalogiques »έ Tel est le type de littérature qu’il place « aux débuts de l’histoire en Grèce » et dont il constate l’existence – du moins comme acte énonciatif – dès les poèmes homériques. Poursuivons le raisonnement : si les « récits généalogiques » se trouvent aux prémices de l’ « histoire », cela signifie, dans une certaine mesure μ (a) que l’un préfigure l’autre ; (b) ce qui implique que l’un et l’autre sont considérés comme suffisamment distinctsν (c) et que l’on suppose une sorte d’évolution conduisant de l’un à l’autreέ Cette perspective est également exprimée dans l’article de Christian Jacob « L’ordre généalogique : entre mythe et histoire »382. Elle se trouve notamment explicitement mentionnée dans la conclusion, l’auteur n’hésitant pas à parler de l’existence « d’une évolution dans la représentation du passé comme dans les modalités de sa fixation »383έ Cette évolution est située, par Christian Jacob, entre les œuvres d’Hécatée de Milet et celle d’Hérodoteέ σéanmoins, Christian Jacob, comme nous l’avons déjà mentionné, conçoit les « généalogies » surtout comme un objet, voire une chose qui est à la fois le produit et le symptôme d’un modèle intellectuel – structuré par un ordre généalogique – qui pourtant n’aurait pas cessé de changerέ Même s’il attribue aussi à ce type de récit le statut d’un nourriture, de l’exemption d’impôts, et de grands privilèges (…) un certain Spensithios sera l’archiviste de la cité, « pour les affaires publiques, tant des dieux que des hommes » : écrire en lettres phéniciennes (poinikázen) et être une mémoire vivante (mnamoneûwen)έ À coup sûr, l’affaire est surprenante, et à plus d’un titre ; ne serait-ce que de débusquer un ‘scribe professionnel’ en exercice dans une montagne crétoiseέ Mais on n’a pas manqué d’évoquer dans l’ombre de cet écrivain public, retrouvé, la figure de l’historien comptable d’événements, et voué à la tâche (…) d’enregistrer et de se souvenir de tout ce qui, sans lui, serait voué à l’oubli et sans appelέ » 381 HARTOG, 1990, p. 187-188. 382 JACOB, 1994. 383 JACOB, 1994, p. 200. 102 « modèle de pensée et mode de narration »384, la caractérisation comme résultat d’un système intellectuel se distingue de l’approche de François Hartog qui attribue à ce type de récit un statut premier dans la production littéraire et dans la constitution de l’histoireέ Le schème de la généaologie lui semble particulièrement intéressant, étant donné sa présence manifeste dès la composition des poèmes homériques, et cela jusqu’à l’avènement de ce qu’il appelle d’une « nouvelle historié », avec Hérodote – en passant, bien sûr, par les « généalogies hésiodiques » et celles attribuées aux premiers prosateurs grecs. On le voit, dans le cadre de son analyse, Christian Jacob accorde comme François Hartog une place d’honneur à l’invention et au développement de l’instrument graphiqueέ Il dialogue en ce sens encore avec les réflexions de Jack Goody. Ceci apparaît dès le début de son texte, lorsqu’il admet qu’en Grèce antique, dès le VIe siècle, des individus se sont appropriés l’outil permettant « le développement d’un espace intellectuel et politique nouveau »385. Néanmoins – et toujours comme François Hartog – cette observation n’implique pas la nécessité de classer ces individus soit du côté de l’ « histoire », soit de celui de la « fiction ». Il ne pense pas que l’avènement de l’écriture crée une « raison graphique » dont le produit le plus notable serait la réalisation du partage ῦ / ό έ σul besoin d’insister sur le fait que Christian Jacob se 386 situe, lui aussi, du côté des réflexions proposées par Marcel Detienne. Finalement, dans ces deux articles pris comme exemples, trois points particulièrement intéressants dans notre perspective peuvent être synthétisés ainsi μ (1) l’objectif fondamental de François Hartog, comme de Christian Jacob, est de souligner l’incongruité d’une analyse qui supposerait que l’avènement d’une « pensée rationnelle » ( ό ) ne se réaliserait que par l’exclusion, voire la mise à l’écart définitive, de toute sorte de pensée mythique ( ῦ ). En effet, ces voies de recherche, dans lesquelles nous incluons les travaux de Marcel Detienne, manifestent toutes le souci d’historiciser la construction de ces deux catégories en deux formes de pensée opposées ν (2) Jack Goody affirmait que l’essor de l’histoire ne se réalisait qu’au sein d’un partage majeur entre ῦ 384 et ό έ Cette fracture se serait réalisée grâce à l’invention HARTOG, 1990, p. 179, qui en disant cela évoque DETIENNE, 1981, p. 42-43 (note au bas de la page 10). JACOB, 1994, p.169. 386 JACOB, 1994, p. 184 : « (…) L’œuvre des généalogistes, au contraire, montre l’inadéquation des catégories modernes du mythe et de l’histoireέ Car ces auteurs s’approprient un ensemble de traditions dont ils ont trouvé le récit systématisé chez les poètes généalogistes. Aux plaisirs du récit et aux charmes de la poésie, ils substituent un regard critique et des opérations intellectuelles portant sur un corpus de récits dont il s’agit de reformuler la narration, en en résorbant les incohérences et, le cas échéant, les invraisemblances ». 169-170 : « L’« écriture » de l’histoire ne surgit pas sur un horizon d’oralité, où elle déploierait la gamme des effets intellectuels de la « raison graphique » μ nous observons plutôt des changements de registre, l’émergence d’un regard réflexif et critique sur des traditions déjà mises en forme par l’écriture poétiqueέ » 385 103 et au développement d’une écriture alphabétique (à effets techniques et cognitifs) et serait l’aboutissement de l’évolution d’une pensée rationnelle grecque, voire occidentaleέ François Hartog et Christian Jacob de leur côté, bien qu’admettant les effets provoqués par l’essor de l’écriture, ne considèrent pas l’histoire comme un ‘produit’ dont la réalisation ne serait possible et souhaitable qu’au moyen de la réalisation effective d’un telle fracture (3) Afin d’étayer leur critique, ces chercheurs s’appliquent à une étude de casέ Autrement dit, ils procèdent à une analyse plus nuancée des effets de l’écriture sur ce qu’ils conçoivent globalement comme un seul et même type de modèle narratif et intellectuel – qui pourtant depuis Homère est censé se manifester de façons distinctes –, à savoir les généalogies, ou, pour le dire autrement, l’« ordre généalogique »έ Selon l’un et l’autre, l’analyse sur le long terme de cette formeήordre peut nous permettre d’avoir accès à tout un ensemble de glissements et de déplacements graduels qui recouvrent le processus d’élaboration, voire l’invention, d’un partage ῦ / ό . Par ailleurs, tout en étant au départ une forme de production mémoriale orale, les généalogiesήl’ordre généalogique auraient été les premiers des énoncés à avoir subi, au fur et mesure, les effets d’une activité graphique en pleine expansionέ C’est ainsi que cette sorte de « première littérature » se voit accorder dans le cadre des deux articles mentionnés une place située aux commencements d’une autre pratique mémoriale, qui présuppose une pensée encore considérée comme ‘nouvelle’, l’écriture de l’histoire387έ Cette pratique, d’après François Hartog et Christian Jacob, n’apparaîtrait qu’avec la voix d’Hérodote telle qu’elle s’énonce dans les Histoires. On en vient alors à conclure que les « généalogies » – et en premier lieu celles mises par écrit par les « premiers prosateurs » – sont effectivement conçues par certains hellénistes comme une forme d’énonciation, voire une production mémoriale, dont la (re-) production et la transmission sont toujours motivées par les besoins d’un certain présentέ Mais elles seraient également un type de discours qui, créant progresivemment une sorte de nouvel ordre, jouerait un rôle dans l’élaboration à long terme d’un cadre intellectuel favorable à l’idée que le passé est susceptible d’être raconté objectivement et appréhendé par une pratique, l’« histoire », voire l’écriture de celle-ci388. JACOB, 1994, p.169-170 : « L’ « écriture » de l’histoire ne surgit pas sur un horizon d’oralité, où elle déploierait la gamme des effets intellectuels de la « raison graphique » : nous observons plutôt des changements de registre, l’émergence d’un regard réflexif et critique sur des traditions déjà mises en forme par l’écriture poétique. » 388 Pour une autre tentative de caractériser les « généalogies » et leurs rapports avec les autres formes d’énoncés, notamment l’historia, voir aussi ce que dit DARBO-PESCHANSKI, Catherine, L’Historia : commencements grecs, Paris, Gallimard, 2007, p. 362-363 : « Entre le logos (story) dont on actualise une part et qui porte une temporalité narrative intrinsèque à son intrigue et une chronologie, récit de la succession elle-même, mais duquel 387 104 En développant ce raisonnement, les auteurs n’ont certes pas eu la prétention de discuter de l’objectivité, autrement dit de la valeur « historique », du contenu qui a fini par être cristallisé dans cet ensemble de vers désigné comme le Catalogue de vaisseaux, un ensemble qui, tel qu’il nous est parvenu, manifeste une quasi (omni)présence des données d’ordre généalogique. Nénamoins, les « généalogies » ont souvent été conçues comme un sous-genre de ά , voir un énoncé en catalogue ( έ ) dont la spécificité serait d’être structuré par un schéma de parenté389. Toutefois la conception évolutionniste dans laquelle les généalogies sont pensées conduit non seulement à distinguer de façon assez nette « généalogie » et « historiographie », mais également à définir l’ « histoire » comme une production mémoriale. Cette définition, qui établit une distinction avec de nombreuses autres pratiques de récit, voire d’écritures du passé, serait toujours liée à sa fiabilité, autrement dit à sa valeur de vérité à portée universelle. Il n’est donc par surprenant que les études modernes consacrées à une analyse du Catalogue des vaisseaux se soient montrées particulièrement attachées à cette quête de vérité historique. Ce choix nous semble procéder d’une volonté de savoir laquelle, à son tour, est liée à une certaine conception de la pratique historique, voire scientifique, qui est devenue aujourd’hui la nôtre et qui a, elle aussi, sa propre histoire et ses propres motivations. De ce fait, dans la deuxième partie de ce travail nous chercherons à analyser à quel point les invocations, voire l’analyse des usages du Catalogue de vaisseaux, laissent percevoir combien les différents actes de réception prennent part au processus de validation des valeurs « littéraires » ou « historiques » d’un énoncé donnéέ Mais, parvenus à ce point, il nous semble profitable de nous pencher d’abord sur ce qui, à notre avis, ne va pas tout à fait de soi : les critères des distinctions aucune intrigue n’est importée dans les récits qui en découpent une part, prendrait place la généalogie. Celle-ci peut en effet s’entendre de deux manièresήή Il peut s’agir d’un récit à part entière prenant pour objet une ou deux lignées et les récits qu’on peut y accrocherέ À propos de Phérécyde d’Athènes qu’il situe, avec Acousilaos d’Argos, dans la première décade du Ve siècle avant notre ère, mais aussi à propos d’une partie d’Hellanikos de Lesbos, par exemple, Felix Jacoby explique que ce type d’œuvre offre une organisation qui combine les stemmata (présentation ordonnée des ramifications d’une lignée) avec des récits (muthoi) rattachés à tel ou tel membre de celle-ci. La Théogonie d’Hésiode pourrait en être un exemple plus facile à lire que les pauvres fragments qui nous restent des généalogies. Il en est de même des Généalogies d’Hécatée de Milet, quelle que soit par ailleurs la nouveauté qu’apporte la critique à laquelle celui-ci soumet les récits qu’il rassemble suivant le schème temporel des lignéesέ Mais la généalogie peut également n’être qu’un mode de temporalisation d’un récit qui a par ailleurs une autre intrigueέ C’est ainsi que se laissent décrire pour une part, les Histoires d’Hérodote (…) ήή Sous sa première forme, la généalogie s’apparent donc au logos (story), à ceci près que les générations y sont l’intrigue même du récitέ Sous sa seconde, elle est une forme de chronologie, qui ne préjuge pas de l’intrigue du récit qu’elle sous-tend. Ainsi, qu’une chronologie généalogique structure pour une part les Histoires d’Hérodote ne doit pas être pris comme argument pour faire d’elles on ne sait quelle suite des récits généalogiques, cela reviendra à confondre ce qui, dans un cas, est un substrat extrinsèque à l’intrigue avec ce qui, dans l’autre, constitue la matière même de celle-ci et à ne pas tenir compte de la rupture introduite dans le logos par l’historia. » 389 Voir notamment COULOUBARITSIS, 1992 ; 2006, 255-257. Pour un commentaire de ces ouvrages cités voir aussi ci-dessus : « 2.2 – έ , ordre et vérité ». 105 entre l’histoire et tant d’autres pratiques mémoriales (re)produites au cours de l’Antiquité et voire de la Modernité. Reprenons donc le débat en partant de ce présupposé qui place les « récits généalogiques », notamment Hécatée de Milet – censé être l’un des représentants majeurs de ce ‘genre’ – aux commencements de l’historiographie, et tentons de saisir et d’analyser les arguments avancés par les chercheurs et les chercheuses pour soutenir cette proposition. 2.2- L’ἱ ό est-elle une procédure mémoriale spécifique ? Parmi les glissements et déplacements graduels qui sont souvent considérés s’être produits dans le domaine des (re-)productions et transmissions des énoncés dits « généalogiques », au moment où intervient l’écriture, il y a « en gros »390 trois aspectsέ La présence ou l’absence de ces aspects dans l’ensemble des fragments des devanciers supposés 391 d’Hérodote et de Thucydide392 a souvent été débattue dans le but de préciser dans quelle mesure on pouvait envisager ces devanciers comme des « protohistoriens »393. Le premier est la manifestation ou non d’une critique rationalisteέ Le deuxième, la présence d’un souci par rapport à la vérité « historique » apportée par les ‘sources’έ Le troisième, la constitution d’une sorte de chronologie interne contribuant ensuite « à l’émergence d’une temporalité historique »394, laquelle ne serait encore que le résultat de tentatives de mise en ordre des données En effet chaque auteur va les définir sous des rubriques en adéquation avec ce qu’il souhaite développer comme argument. Voir par exemple les critères qui seront examinés par LASSERRE, François, « L’historiographie grecque à l’époque archaïque », Quaderni di Storia, 4, 1976, p. 113-142, p. 115 μ l’empirisme, le rationalisme et la critique historique. Voir aussi : JACOB, 1994 ; FOWLER, 1996. Pour un commentaire plus large à propos des commencements et du développement des ‘sciences’, voire d’une pensée rationnelle en Grèce, notamment en Ionie à partir du VIe siècle avant notre ère, voir : LLOYD, Geoffrey, Magic, reason and experience. Studies in the Origin and Development of Greek Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. 391 Nous tenons cependant à ne pas oublier le fait que Felix Jacoby de son côté place Hérodote et ses Histoires comme le devancier dans ce domaine, vu qu’il pense que ce serait son histoire à portée panhéllenique qui aurait motivé la composition des histoires locales. 392 Pour une liste de prosateurs présentés comme ayant vécu avant la guerre du Péloponnèse, voire comme des devanciers de Thucydide et aussi d’Hérodote (ς), voir notamment la célèbre liste présenté par Denys d’Halicarnasse au Ie siècle av. notre ère, dans son Thucydide, 5, 2 : ῖ ὲ ᾂ φ ῖ ὶ ὶ ὰ ὺ ό ἐ έ ὸ ῦ ῦ έ ·ἐ ἐ ὐ έ ὁ ά ὶ ί <ὁ ὸ ὶ ί >ὁ ή ὶ ὿ ὁ ά ὶ ὁ ὺ ὶ ῖ ὁ ή ,ὅ ῖ ί ὶὁ ὸ ά ὶὁ ό ό … . Pour un commentaire critique de cette liste suivi de plusieurs indications bibliographiques, voir plus récemment FOWLER, 1996, p. 62-69. 393 JACOB, 1994, p. 175. 394 JACOB, 1994, p. 171. 390 106 généalogiques traditionnelles395. Ces aspects sont bien entendu à considérer après avoir pris en compte des éléments qu’ils partagent μ d’une part, leur commun usage de la prose, en rupture avec les pratiques généalogiques dites homériques et hésiodiques, à savoir composées de vers en hexamètre396 ν d’autre part leur commun souci d’ordonner les données et de fournir une certaine cohérence dans leur manière de configurer le contenu traditionnel; leur commun « oubli » d’une invocation aux Muses, traditionnellement garantes de l’énoncé qui se déploie au profit de la voix d’un énonciateur qui se manifeste à maintes reprises – et par différents moyens – à la première personne etήou se présente dans l’énoncé à la troisième personne397. Dans cette perspective, les débats autour du statut intellectuel à reconnaître ou méconnaître aux auteurs des généalogies, et particulièrement à Hécatée de Milet 398, nous semblent exemplaires. Ceci a été récemment mis en évidence dans un article de Lucio Bertelli 399. Analysant la manifestation des trois aspects listés ci-dessus dans les fragments d’Hécatée qui nous sont parvenus, Lucio Bertelli n’hésite pas à reconnaître celui-ci comme l’un, ou plutôt comme le précurseur de pratiques propres au discours historique, voire de l’historiographie grecque telle qu’on la connait au Ve siècle avant notre ère. Si les poèmes de Xénophon de Colophon tiennent une place à part, c’est dans leur première capacité à une réception critique JACOB, 1994, p. 194-1λη, attribue aux premiers prosateurs grecs la création d’une « chronologie relative » qu’il distingue de la « chronologie absolue » dont se servira l’histoire, étant donné qu’il pense que : « La généalogie générait, par sa propre logique taxinomique, noms propres et événements, dont seule la succession était créatrice de temporalité. » 396 Voir à ce propos : BERTELLI, 2001, p. 67-94. 397 Voir entre autres les remarques faites par FOWLER, p. 69-71, p. 69: “Any historiographical text involves the historian and the object of study. In reading the text, we are frequently aware of the intercession of the investigator between ourselves and the data. Most obviously, this obtrusion may take the form of first-person statements or self-reference of some kind. The proem is a place where such statements are apt to occur. A surprisingly large number (ten) of beginnings of fifth-century prose works by named authors is known. The first-person deictic pronoun (…) is a well-known stylistic habit of these passages, as if to say, here I am, this is my work. The pronoun is often accompanied by assertions of the importance of the subject or the accuracy of the information. The historianΥs strong and egotistical already in the first Greek historianέ” 398 JACOB, 1994, p. 173 : « Hécatée de Milet est représentatif de ces auteurs de généalogies, d’archéologies et d’histoires locales, comme Akousilaos d’Argos, Phérécyde d’Athènes, Hellanikos de Lesbos, qui émergent dans le paysage intellectuel des cités grecques, entre le milieu du VIe et la fin du Ve siècle. » 399 BERTELLI, 2001, p. 66: “(…) we may say that Hecataeus satisfies the three fundamental requirements of historical discourse: the definition of a standard of analysis for the transmitted material; source criticism and the search of a ‘rational’ explanationν and (very probably) a chronological backbone to order the eventsέ The invention of ‘chronological genealogy’, supported by Hecataeus interpretative principles, was a real innovation and one that paved the way to the birth of fifth-century Greek historiographyέ The stage for ‘great history’ was ready.” 395 107 face à la tradition homérique et hésiodique400. Cependant, comme Lucio Bertelli tient à le rappeler lui-même, ce débat est loin d’être consensuel401. En effet, comme tenait déjà à le souligner Christian Jacob, lorsqu’il s’agit de confronter les fragments attribués à Hécatée à d’autres modes d’écriture, on a du mal à préciser leur rapport avec ce que l’on désigne comme la tradition archaïque et que l’on rattache le plus souvent aux noms d’Homère et d’Hésiodeέ De même les chercheurs ont beaucoup de mal à mesurer leurs affinités et leurs écarts avec l’ « historiographie » grecque du Ve siècle, dont les deux représentants majeurs sont Hérodote et Thucydide402έ Ce n’est donc pas un hasard si, de nos jours, à chaque fois qu’il s’agit d’attribuer un statut à Hécatée, on note l’absence d’une précision terminologique nette. Peut-on dire de lui qu’il fut un géographe ? Un ethnographe ? Fut-il un mythographe qui ne fit que mettre en ordre certains récits traditionnels ? Ou pourrait-on effectivement lui attribuer le qualificatif de « premier historien » ? Il va sans dire que, depuis l’Antiquité, cette place a été attribuée à d’autres auteurs, ainsi Acousilaos d’Argos403 et Hérodote. Nous y reviendrons. Effectivement, et encore qu’elle ait été formulée en d’autres termes, il est possible de faire remonter cette controverse à l’Antiquitéέ Car, si on trouve Hécatée qualifié chez Hérodote ό comme un , dans le cadre de résumés plus tardifs il sera désigné soit comme un 404 φ ύ , et alors listé parmi les prédécesseurs de Thucydide405, soit comme un ἱ άφ , celui qui aurait exercé une influence sur Hérodote d’Halicarnasse406, ou encore, son nom étant évoqué aux côtés de ce dernier, comme l’un des deux « fondateurs de 400 Voir BERTELLI, 2001, p. 77-84. Voir également BERTELLI, Lucio, « Des généalogies mythiques à la naissance de l’histoire μ le cas d’Hécatée », dans BOUVIER, David ; CALAME, Claude (éd.), Philosophes et historiens anciens face aux mythes (Colloque du PARSA, 17 et 18 avril 1997), Lausanne, Faculté des Lettres, 1998, p. 13-31, p. 27 : « (…) De la sélection du récit épique, on passe, avec le Milésien, à la critique des données transmises par la traditionέ C’est cette différence que justifie l’attribution à Hécatée du titre de ‘protohistorien’έ » 401 Voir le bilan suivi des indications bibliographiques à propos de ce débat dans, BERTELLI, 2001, p. 76-77: “The current image of Hecataeus fluctuates between, on the one hand, an optimistic and more traditional one, considering him to be the ‘inventor’ of genealogical chronology and of the rational explanation of mythical traditions, basic instruments for historical discourse, and, on the other, a more recent one, which denies to him the role of ‘father of history’ and reduces him to a mere heir to the Hesiodic tradition, with some critical insights but without any improvement in chronological knowledge.” 402 JACOB, 1994, p. 175 : « Alors, continuité ou rupture ? Simple adaptation en prose de la mythologie des poètes ou remaniement en profondeur de la tradition ς (…) sont-ils les derniers de mythographes ? Ou les premiers des historiens ? Les successeurs des poètes ς τu les prédécesseurs d’Hérodote ? » 403 Suda = FGrHist/BNJ 2 T 1 : ά ἱ · ῖ ἀ ὸ ά ό ὐ ὐ ί ί . e ἱ ὸ ύ . Texte daté du XI siècle après notre ère 404 HÉRODOTE, Histoires, II, 143, 1 ; V, 36, 125. 405 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, 5, 1 : έ ὴ ὶ ί φ ὀ ί ύ < ὶ> ῶ φέ ἰ ῖ , ῶ έ …. 406 Suda = FGrHist/BNJ 1 T 1 : Έ ῖ Ή ά ή · (…) ΄ ό ὲὁ ὺ e ὠφὲ ύ , ώ ᾐ . Texte daté du X siècle après notre ère 108 l’historia »407έ Il n’est par conséquent pas surprenant que les désaccords ne soient pas moindres en ce qui concerne les titres des œuvres attribuées à Hécatée par la tradition, à savoir, et/ou ί et/ou ou ί 408 ί . Quoi qu’il soit, il s’avère que, d’une façon ou d’une autre, les travaux attribués à Hécatée de Milet finissent toujours par se voir accorder une place de première importance dans le contexte intellectuel qui aurait vu émerger ce qui est censé être un ‘type caractéristique’ d’écriture du passé, voire un genre à part entière, l’ἱ ό . En faisant occuper cette place charnière à une figure telle que celle d’Hécatée, un certain type d’énoncé attaché avec une remarquable régularité à son nom, à savoir les « généalogies », peuvent également y trouver place. Ceci étant rappelé, revenons sur l’« évidence »409 de base qui nous semble être impliquée par cette hypothèse et que nous nous proposons de remettre en débat, à savoir l’idée qu’à un moment donné, malgré la coexistence410 en Grèce ancienne de diverses productions mémoriales, on aurait eu affaire à la réalisation d’une distinction assez nette entre l’ ἱ ό et les autres productions antiques, aussi diverses qu’elles aient étéέ Ce processus aurait pu se dérouler dans un contexte marqué par l’invention et le développement de l’écriture alphabétique en incluant, bien entendu, tous les effets intellectuels qu’une telle révolution supposaitέ Autrement dit, cette « évidence » a non seulement permis à certains historiens411 de laisser entendre que pareille distinction fut bâtie au fur et à mesure, dans une démarche ‘évolutionniste’, mais aussi que, à un moment donné et identifiable, cette distinction aurait fini par réussir à se manifester pleinement – et ce de façon flagrante pour la première fois par l’intermédiaire de la voix qui s’énonçait au cours des Histoires d’Hérodoteέ σous y reviendrons par la suiteέ SOLINUS, 40, 6 = BNJ 1 T 3 a : “ingeniaΝAsiaticaΝinclitaΝperΝgentesΝfuere…historiaeΝconditoresΝXanthus,Ν Hecateus,ΝHerodotus,ΝcumΝquibusΝEphorusΝetΝTheopompus”. Texte daté du IIe siècle après notre ère. 408 Voir : FGrHist F 2, F3, F 4, F 5, F 6, F 7a, F 8, F 9-12, T 2, T 3= STRABON, Géographie. À ce propos, voir ce qui dit JACOB, 1994, p. 171 : « À la fin du VIe siècle, Hécatée de Milet est l’un des auteurs qui illustrent de la manière la plus spectaculaire les nouveaux champs d’application de l’écriture alphabétiqueέ Double domaine d’investigations μ la géographie et l’ethnographie, dans une Périégèse (ou Circuit de la terre) rendue pensable par la carte d’Anaximandre, un Milésien, lui aussi (vers le milieu du VIe siècle) ν une œuvre mythographique en quatre livres que la tradition désigne sous plusieurs titres : Histoires, Généalogies, ou Hérologie. » 409 τn fait volontiers écho au titre de l’ouvrage de HARTOG, 2005. À titre de curiosité, voir aussi le commentaire fait par NAGY, Gregory, « Mythe et prose en Grèce Antique » (p. 229-241), p. 232-233 : « Dans les inscriptions qui enregistrent les arbitrages, on trouve des mentions de l’utilisation de historía dans le sens d’‘évidence’έ À cet égard, il faut se rappeler le sens juridique que prend voirήsavoir en tant que fondement de l’établissement des faits dans le processus de l’enquêteέ » 410 JACOB, 1994, p. 201 : « Le développement d’une histoire du temps des hommes n’a pas mis fin à cette réécriture incessante des traditions sur les origines, et au plaisir durable qu’elles exercent sur leurs auditeurs ». 411 FτWLER, Robert, “Herodotus and His Contemporaries”, The Journal of Hellenic Studies, 116, 1996, p. 6287; HARTOG, 2005; JACOB, 1994. 407 109 Pour autant, à relire les fragments, les œuvres ou encore les commentaires de ces textes faits par les Anciens, du moins tels qu’ils nous sont parvenus, ainsi que ceux fait par les Modernes, il nous semble certain que cette idée n’allait pas du tout de soi ou, du moins, qu’elle n’était jamais démontrée de la même façon à chaque fois qu’on y faisait référenceέ Prenons comme point de départ de la réflexion les considérations présentées de façon succincte par François Hartog qui, tout en se servant de l’exemple des « Généalogies » attribuées la plupart du temps à Hécatée, observe : Presque en même temps qu’Hécatée, puis tout au long du Ve siècle, plusieurs auteurs s’employèrent aussi à écrire, transcrire ces mêmes récitsέ Tels Acousilaos d’Argos, Phérécyde d’Athènes, Damastès de Sigée, Hellanicos de Lesbos, d’autres encoreέ D’eux nous ne savons presque rien et leurs écrits, nombreux semble-t-il, sinon prolixes, ont disparu. À leur sujet, la tradition paraît hésitante ou embarrassée. Pour commencer on ne sait trop comment les nommer ni comment classer leurs œuvresέ Sont-ils (encore) du côté du muthos ou appartiennent-ils à la sphère du logos (voire de l’historia) ? Leurs écrits semblent proches des poètes et, pourtant ils usent de la prose. Ils plagient, dit-on ou continuent Hésiode, mais le rectifient aussi. Ont-ils écrit des Généalogies ou des Histoires, des Antiquités ou des Archéologies ? Faut-il les appeler des genealogoi (généalogistes), historiographoi (historiographes), logopoioi (faiseurs de récits), voire logographes ?412 Ces remarques nous paraissent tout à fait utiles et nous amène à faire un survol dont le but sera doubleέ D’une part, il nous permettra de préciser certains des critères qui, au cours du temps, ont été le plus souvent évoqués par les Anciens afin de rendre évidentes, voire afin de valider, la distinction entre des productions mémoriales diverses et celles classées comme ἱ ό et/ou φή – deux termes que plupart des traducteurs rendent aujourd’hui par « histoire »έ D’autre part, ce survol annoncé nous permettra de nous intéresser aux raisons qui motivent ou non ce besoin de différenciation. 2.2.1- Comment désigner un « (proto-) historien » en Grèce ancienne ? La remarquable ‘imprécision’ terminologique observée à propos d’Hécatée, une imprécision qui dénote sans doute quelque chose, ne se limite pas à ce seul nom. Le même flou entoure la dénomination classificatoire des précurseursήcontemporains d’Hérodote et de Thucydide – dont 412 HARTOG, 2005, p. 49. 110 certains sont évoqués par François Hartog –, et même celle de ces deux « historiens », quoiqu’à une autre échelleέ En effet, bien que l’on ait l’habitude de les désigner (presque) systématiquement comme des « historiens », dès lors que l’on se met à vérifier les termes choisis par les auteurs anciens pour qualifier soit Hérodote soit Thucydide, on se heurte, à chaque fois à des « imprécisions ». Prenons juste quelques exemples. Ainsi, si Aristote peut qualifier Hérodote soit comme un ἱ ό soit comme un comme un ό , auteur d’une ἱ ό , , il est bien vrai que le même Hérodote a été traité par Thucydide 413 άφ et critiqué comme quelqu’un qui, davantage que le vrai, recherchait l’agrément de l’auditeur414έ Cela n’a pourtant pas empêché son compatriote Denys d’Halicarnasse de qualifier Hérodote, quelques siècles plus tard, par un autre vocable encore, celui de φ ύ έ Et Denys d’Halicarnasse emploie le même terme pour désigner 415 Thucydide même si ce dernier est également qualifié comme un ἱ άφ « excellent entre tous »416έ Pour Denys ce qualificatif se justifie par le fait que, encore à son époque, l’œuvre de Thucydide se distinguait y compris parmi les plus fameux philosophes et orateurs comme incarnant le « modèle même de la narration historique » (« ά ί ό ἱ »)417. La double qualification employée par Denys pourrait nous conduire à penser, a priori, qu’il ne s’agit là que d’un ‘simple’ cas de synonymieέ Mais cela ne permettrait pas d’expliquer, alors, les efforts des lexicographes, bien plus tardifs (Xe siècle ap. notre ère), pour différencier ce que produit un φ ύ et ce que produit un ἱ άφ . 418 Voir respectivement : ARISTOTE, Poétique 9, 1451 a 36 – b 11. De la Génération des animaux, 5, 756 b 6 : « ό ὁ ό ». Pour un bref point, ainsi que pour des références bibliographiques à propos des valeurs des termes muthologeîn et de mûthos (dont celui de muthologos est dérivé) dans l’ensemble des œuvres d’Aristote, voir : CALAME, Claude, Mythe etΝHistoireΝdansΝl’AntiquitéΝGrecque :ΝlaΝcréationΝsymboliqueΝd’uneΝ colonie, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 42-44. Voir notamment la remarque faite dans la note de bas de page 36, p. 43 : « (…) L’emploi de muthologeîn et de mûthos pour désigner un dire qui n’a pas de fondement est réservé chez Aristote au domaine physique ou biologique ν l’explication causale doit s’y substituer à l’explication traditionnelle ou théologique, qui est de l’ordre du ‘mythique’ (…)έ » 414 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 21, 1 : ὡ άφ έ ἐ ὶ ὸ ό ἀ ά ἢἀ έ …. 415 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5,5. 416 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 2, 2 μ « (…) ί ὸ ἁ ά ά ῶ ἱ άφ … ». 417 DENYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 2, 3. Ce qui est encore plus intéressant si l’on tient compte des remarques faites respectivement par Marcel Detienne et par Pascal Payen sur le fait que Thucydide ne se qualifie jamais lui-même en termes d’historien, ni ne qualifie son œuvre par celui historia mais utilise le vocable de suggrapheús. DETIENNE, 1981, p. 121 : « Ainsi a décidé l’historien solitaire qui, pour mieux se démarquer du gent logographe, plus ou moins frotté d’écriture, rappelle régulièrement sa qualité de scripteur autorisé, de suggrapheús [THUCYDIDE, VIII, 67,1]. En écho au titre officiel de ‘rédacteur’ de projets de lois (…)έ » 418 À ce propos, voir : PIRENNE-DELFORGUE, Vinciane, Retour à la source : Pausanias et la religion grecque (Kernos Supplément, volέ 2ί) Liège, Centre International d’étude de la religion grecque, 2008, p. 23 : « Une 413 111 Cela dit, il est intéressant de voir Denys d’Halicarnasse utiliser indifféremment le terme φ ύ » pour désigner chacun des prédécesseurs ou des contemporains de Thucydide « dont il liste les noms419 – par conséquent, le fait que les écrits d’Hérodote et de Thucydide soient qualifiés par des termes en commun ne doit pas trop nous étonner420. Faisons encore deux dernières remarques en ce qui concerne ce signifiant. Si ce terme est la plupart du temps traduit de nos jours par celui d’ « historien », il s’avère qu’il est également rendu par le terme de « prosateurs »421, délimitant un groupe que Denys va tenir, dès le début de son traité, à distinguer ί »422έ Ainsi, tout en étant l’ἱ de celui des « άφ « excellent entre tous »423, Thucydide est également apprécié comme « le plus célèbre des écrivains en prose » ( ὸ ἐ φ έ ῶ φέ )424 – ce que la traduction en anglais chez Loeb rend en revanche par « the most distinguished of the historians ». La distinction dont Denys honore Thucydide s’explique de plusieurs façons μ tout d’abord en raison du sujet auquel l’Athénien a choisi de consacrer son histoire425, mais également en raison de « son refus d’inclure dans son oeuvre des éléments fabuleux ( ῶ ) »426. Ainsi, selon Denys, au contraire de ses prédécesseurs qui se pliaient à la tentation de « faire dévier son [leur] récit pour tromper et scholie au texte d’Aelius Aristide définit la sungraphè comme « l’exposé de faits nombreux et liés entre eux » (…)έ Quant aux lexicographes grecs, ils ont rivalisé d’ingéniosité pour définir ce qu’étaient respectivement un sungrapheus et un historiographos, tout en reconnaissant la possible synonymie des termes. Ainsi trouvons-nous dans l’Etymologicum Gudianum, sous l’entrée φ ύ , la glose ἱ άφ , tandis que la définition d’ἱ άφ est davantage élaborée, et puise auprès des grammairiens antérieurs, qui ont tenté d’opérer des distinctions : ‘Historiographe μ c’est différent de sungrapheus et de zôgraphosέ L’un et l’autre usent d’un discours en prose. Est historiographe celui qui rassemble par écrit ce qui s’est passé avant lui, comme Hérodote, tandis que sungrapheus le fait pour les événements contemporains, comme Thucydide. Enfin, le zôgraphos est celui qui représente des images d’être vivants’έ [Etym. Gud. δ, 283, 51] 419 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5,2. 420 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5, 3, où après avoir donné la liste des prédécesseurs et des contemporains de Thucydide, Denys ajoute le commentaire μ (…) ὲ ὰ ὰ ἀ άφ ἱ ί , ὲ ὰ ά … . Voir aussi VII, 5,5. 421 Ce qui est vrai tant pour la traduction française aux Belles Lettres (1991), que pour la traduction en anglais de ce texte paru chez Loeb (1974) où ce terme est traduit par « prose authors ». 422 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 1,1. 423 Voir encore une fois, DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 2, 2. 424 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 2, 3. 425 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 6, 4 : ῶ ὲ ὴ ὰ ῦ ή ῶ ὸ ὐ ῦ φέ , ὲ ὲ ὰ ὸ ῖ ὑ ό ή ό ά ή ΄ ἰ ὰ έ ὶἀ ά φά . 426 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 6, 5 : (…) ὸ ὲ ὐ ῶ ά , ΄ ἰ ἀ ά ὶ ί ῶ ῶ ἐ έ ὴ φή , ὡ ἱ ὸ ὐ ῦ ά ἐ ί …. 112 séduire son [leur] public »427, Thucydide était plutôt attaché à chercher la vérité ( ί ί ) des faits rapportés – valeur que Denys postule être sacrée pour l’ἱ 428 . Par ailleurs, il est pour le moins curieux de constater que si notre texte de la Guerre du Péloponnèse ne présente jamais des termes tels que ἱ ί ,ἱ mise en œuvre est caractérisée dès le début par le verbe utilise bien le terme ἱ ί ῖ ,ἱ φ ό , l’écriture 429 έ Quant à Hérodote, s’il 430 lors de l’ouverture de son Enquête, mais également ailleurs431, c’est toujours pour faire référence à son – voire à l’un parmi d’autres432 – de ses procédé(s) de travail μ l’enquête, dont l’achèvement est un ό 433 pleinement qu’une fois qu’il est exposé (ἀ ό ). dont l’énonciationήl’écriture ne se réalise Quoi qu’il en soit, une telle pluralité de désignations, illustrée à partir de quelques exemples, vient sans aucun doute confirmer des conclusions déjà établies, à savoir : (1) le fait que le signifiant ί ί – dont est dérivé le terme latin, d’où proviennent à leur tour celui de nombreuses langues romanes actuelles – ne se trouve attesté pour la première fois que dans l’Enquête d’Hérodote434έ En effet, au moins jusqu’au IIIe siècle avant notre ère, on remarque 427 Idem. DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 8,1 : (…) ἰ ὲ ή, ῶ ί , ὅ ὶ ὰ ί ἱέ ὴ ἱ ί ό …. 429 Voir à ce propos : PAYEN, Pascal, Les îles nomades : conquérirΝetΝrésisterΝdansΝl’Enquête d’Hérodote, Paris, Éd. de l’École des Hautes Études en sciences sociales, 1997, p. 46: « (έέέ) τn n’oubliera pas que Thucycide (έέέ) prend soin de ne jamais recourir à historiè. » ___, 2003, p. 142 : « (…) l’auteur de La Guerre du Péloponnèse est considéré par la tradition et la corporation comme le premier ‘historien’ scientifique, et pourtant, les termes ἱ ί ,ἱ ῖ ,ἱ ό ne figurent pas dans son œuvreέ » 430 THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 1, 1 : ί ῖ έ ὸ ό ῶ ί ὶ ί ὡ ἐ έ ὸ ἀ ή . 431 HÉRODOTE, Histoires, I, 1, 1 : ό ί ἱ ί ἀ ό ἥ ,ὡ ή ὰ ό ἐ ἀ ώ ῷ ό ᾞ ἐ ί … . Pour les autres occurrences de ce terme dans l’œuvre de l’historien d’Halicarnasse, voir les passages suivants II, 99, 118 e 119 ; 7, 96. σous tenons d’ailleurs à reprende cette remarque faite par PAYEN, Pascal, « Historia et intrigueέ Les ressources mimétiques de l’enquête d’Hérodote », DialoguesΝ d’histoireΝ ancienne, v. 4. Supplément n° 4-1, 2010, p. 239-260. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_2108-1433_2010_sup_4_1_3355. Consulté le 11 décembre 2014, p. 241 (note 10) : « L’historia (historié) d’Hérodote ne désigne ni un genre, ni une profession, ni une méthodeέ L’ « enquête » est à la fois ‘an intellectual tool and a communicative activity’ (…) ». Il y cite BAKKER, Egbert, “The Making of Historyμ Herodotus’ Histories Apodeixis”, BAKKER, Egbert; DE JONG, Irène; VAN WEES, Hans (éds.), Brill’sΝCompanionΝtoΝHerodotus, Leiden, 2002, p. 3-32. 432 HÉRODOTE, Histoires, II, 99 : ὲ ἐ ύ ἐ ὴ ὶ ώ ὶἱ ί ῦ έ ά ἐ , ὸ ὲἀ ὸ ῦ ἰ ί ό ἐ έ ὰ [ ὰ] ὸ · 433 Pour une analyse des neuf occurrences de ce terme au cours de l’Enquête (I, 5, 95 ; II, 3, 123 ; IV, 30 ; VI, 19 ; VII, 152, 171, 239) voir : PAYEN, Pascal, « Logos, muthos, ainos. De l’intrigue chez Hérodote », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n°. 39, 1994, p. 43-77. ___, 1997, p. 63-74. Voir aussi à ce propos : CALAME, 2000a, p. 54-59 ; CALAME, 2011, p. 51. 434 Pour les occurrences de ce terme dans l’œuvre de l’historien d’Halicarnasse, voir les passages suivants : I, 1 ; II, 99, 118 e 119 ; 7, 96. 428 113 l’absence d’un terme générique pour désigner les récits concernant le passé435. (b) En outre, il faut tenir compte du fait que dans l’Antiquité, « les historiens ne constituent pas une profession ou une institution »436, pas plus qu’ils ne seraient des « collègues » des universitaires actuels faisant profession de l’histoire437. Ces éléments constituent, à eux-seuls, des indices suffisants pour attester l’écart existant entre ce que l’on comprend de nos jours par « histoire »438 ainsi que par « historien » et tout un ensemble de pratiques scripturales des Anciens, dont le contenu enregistré remontait à des événements s’étant produit dans un passé plus ou moins lointain439. Cela dit, il nous reste néanmoins à préciser avec plus de clarté, et au-delà de cet imbroglio lexical et sémantique, de quelle manière est censée se constituer la matière d’un tel écartέ 2.2.2- Qu’est-ce qui est propre à l’histoire et à l’historien de l’Antiquité grecque ς Avant de donner suite à notre raisonnement, nous tenons à souligner un souci de nature anthropologique que nous jugeons fondamental, et dont nous reprenons la formulation faite par Claude Calame : « Autant de cultures, autant de taxinomies différentes, autant de découpages spécifiques de la ‘matière’ narrative d’une communauté culturelle, selon les critères les plus Voir aussi les observations faites par : DARBO-PESCHANSKI, 2007, p. 26 : « Elle [historia] désigne (…) la procédure de connaissance rattachée à ce qu’on appelle la ‘science ionienne’, laquelle est caractérisée alors par l’attention portée aux phénomènes et par la volonté d’expliquer rationnellement le mouvement de la nature qui les engendreέ D’où les dimensions dites ethnographique et géographique qu’on rencontre aussi bien chez Anaximandre que chez Hécatée de Miletέ τn ne manquera pas de remarquer toutefois que la définition qu’on donne de cette ‘science’ manque de précision faute d’appui fermeέ Le mot historiê ne figure pas, en effet, dans les fragments qui nous restent des Ioniens et n’intervient que chez leurs commentateurs plus tardifs, à partir du IV e siècle ». Du reste, nous tenons à reproduire une brève remarque présentée dans une note de bas de page dans BERTELLI, 1998, p. 21, note 36 : « (…) ί / ί est le terme technique employé dans la littérature alexandrine pour indiquer les ‘récits mythiques’ comme ceux d’Hécatée et des autres généalogistesέ » 436 PAYEN, 2003, p. 132. Par conséquent, ne saurait pas vraiment nous étonner la remarque faite par Catherine Darbo-Peschanski dans le cadre d’un ouvrage assez récent, lorsqu’elle affirme qu’en effet, ce ne serait qu’avec Polybe, au IIe siècle av. n.-è., que le vocable « historia » apparaîtra également lié aussi à la production écrite d’un type d’écrivain μ l’historiographos. Voir : DARBO-PESCHANSKI, 2007, p. 22. Voir POLYBE, Histoires, IX, 28, 1-5. Autant dire que, en ce qui concerne l’extrait de Polybe auquel elle fait référence, les termes sont bien, respectivement : ί ί et ἱ άφ . Néanmoins, il est à noter que chez ce même auteur, on va trouver dans la suite du texte (et déjà avant, XII, 27 a 1-4) le terme ί ί lié également à φ ύ , qui sera pourtant traduit aussi par « historien ». Et qui à son tour sera opposé à άφ . Voir POLYBE, Histoires, XII, 28, 6-11. 437 Nous faisons volontiers écho au titre et aux idées présents dans l’article de LORAUX, Nicole, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di Storia, VI, n. 12, luglio/dicembre 1980, p. 55-81. 438 Voir l’entrée « Histoire » dans LITTRÉ, 2007, p. 895 : « (lat. historia, du grec. Historia enquête) Récit des faits, des événements relatifs aux peuples en particulier et à l’humanité en général (…)έ Il se dit absolument par opposition à la Fable, aux fictionsέ (…) Récit d’actions (…)έ Histoire naturelle (…) science qui étudie le passé, l’évolution de l’humanitéέ Historicisme μ Doctrine que se fonde sur l’idée que l’histoire est seule capable d’expliquer l’ensemble des véritésέ » 439 PAYEN, 2003, p. 132 : « La connaissance historique élaboré par les Anciens n’est pas la science construite par les Modernes au XIXème siècle. » 435 114 variés »440. Cette observation nous semble tout à fait validée par les analyses esquissées plus haut décrivant l’existence de matières narratives antiques etήou de leurs artisans désignés par une pluralité de mots qui n’ont pas tous forcément un ‘équivalent’ moderneέ Ceci dit, nul besoin d’insister sur l’impossibilité de supposer une correspondance transparente entre nos idées de (proto) « histoire » / « historien » et l’ensemble de cette matière narrative appartenant à une autre cultureέ Par conséquent, gardons à l’esprit cette mise en garde contre le ‘danger’ lié à tout acte de traduction/interprétation des cultures441. Dans le dessein de résoudre le défi, le premier mouvement pourrait être de chercher à repérer, de la manière la plus exhaustive possible, les traits que les Anciens eux-mêmes auraient pensés comme étant propres à certaines de leurs productions mémoriales et/ou modalités discursives (‘genres’)έ Ce travail, certes, herculéen, a été pris en charge dans une certaine mesure par des hellénistes depuis les années 1970442. Néanmoins, il s’avère que les efforts menés en ce sens l’ont été de telle manière qu’ils cherchaient à préciser les caractéristiques propres qui pouvaient coïncider avec ce que l’on appelle de façon générique le « mythe », voire plus largement avec ce que l’on identifie comme relevant du domaine du « fictif »443 et ce que l’on place du côté du ό έ Engagés dans cette démarche, certains hellénistes n’ont pas manqué de relever les difficultés rencontrées quant il s’agissait de cette modalité qui nous intéresse particulièrement, l’histoire444. 440 CALAME, Claude, « Introduction : évanescence du mythe et réalité des formes narratives », dans CALAME, C. (dir.), Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Genève [Paris], Labor et Fides, 1988, p. 1-13, p. 11. 441 Voir à ce propos : CALAME, Claude, « Interprétation et traduction des cultures : les catégories de la pensée et du discours anthropologique », L’Homme, 163, 2002, 51-78. 442 Voir notamment les commentaires qui introduisent cet article concernant les difficultés et défis généraux qui seraient impliqués par de telles études : CALAME, Claude, « Réflexions sur les genres littéraires en Grèce archaïque », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n°. 17, 1974, p. 113-123, p. 113-114 : « Le souci de définir avec précision les genres littéraires s’est (…) heurté à un obstacle majeur μ celui de l’individuation des traits distinctifs déterminant la figure de tel ou tel genre, celui, par conséquent, de la définition des critères permettant de classer telle œuvre dans telle catégorie génériqueέ La relativité de la notion de genre s’articule selon une double dimension : en diachronie, puisque les genres littéraires varient avec le temps, et en synchronie, puisque la figure morphologique et sémantique d’un genre dépend de traits distinctifs caractérisant les autres genres inclus dans le même système littéraireέ ήή D’autre part on s’est rapidement aperçu qu’il était difficile de reconnaître un fondement objectif aux lois et aux éléments définis comme distinctifs d’un genre littéraireέ Le fait est que les genres littéraires n’ont de réalité que dans les œuvres qu’ils subsument et les critères de classification des œuvres en genres varient selon les analystes. » 443 Pour faire référence à un bilan plus récent concernant cette problématique assez complexe, nous renvoyons à l’ensemble d’articles μ AUGER, Danièle ; DELATTRE, Charles, Mythe et fiction, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010. 444 À ce propos voir : DARBO-PESCHANSKI, 2007, p. 22. « (…) il ne faut pas en effet se contenter d’étudier comment se structure l’opération cognitive appelée historia, quelles facultés elle mobilise, quelle forme et quel degré de connaissance elle atteint, comme si l’on avait affaire à un invariant, fût-il seulement grec. Il faut encore définir les formesΝ d’historicité qui se sont succédées et ont disparu en même temps que se rompaient les configurations ‘discursives’ au sein desquelles elles s’étaient inscrites et comprendre comment l’une de ces ruptures a pu couper l’étude des événements de l’opération cognitive appelée historia, mais tout en faisant de ce 115 Ainsi, prenons à titre d’exemple les conclusions avancées par George Grube dans le cadre de son article consacré à la place de l’histoire au cœur des travaux appartenant, selon lui, à une catégorie qu’il désigne comme la « critique grecque »445. Analysant tout un ensemble de traités446 parvenus jusqu’à nous, ce chercheur relève une absence presque totale de précision concernant les traits essentiels propres à tous les « genres », mais surtout à l’historiographie. Car, à l’exception (presque)447 de certains passages devenus célèbres de la Poétique d’Aristote, George Grube estime que les critiques formulées ne concernaient finalement que des questions de style448. Il finit donc par conclure par un conseil μ que l’on s’intéresse soit aux débats concernant l’historiographie conçue comme un genre, soit aux devoirs de l’historien et aux compétences qui lui sont propres, il faut toujours se tourner vers les références faites à d’autres historiens par ses propres confrères449. Autrement dit, l’argument est circulaireέ Il est loin d’être évident de pouvoir établir une distinction, néanmoins adoptée par George Grube, entre « critiques » et « historiens » dans la mesure où les fonctions des uns et des autres se chevauchentέ La conclusion que l’on peut tirer du bref aperçu ci-dessus est, me semble-t-il, que les « historiens » et/ou les « critiques » ne se montrent jamais vraiment d’accord ni dans les appréciations qu’ils portent sur leurs pairs, ni en ce qui concerne leurs statuts, ni en ce qui concerne les caractéristiques qui permettraient de (dis)qualifier leurs écrits450. Dans ce sens, l’ensemble des commentaires concernant Hérodote et son œuvre constitue sans aucun doute l’un des exemples les plus paradigmatiquesέ nom le terme générique désignant des récits qui ne lui devaient plus rien. » Voir aussi : CALAME, 2005 ; HARTOG, 2005. 445 GRUBE, George, « Greek Historians and Greek Critics », Phoenix, 28, 1, 1974, p. 73-80. Disponible: http://www.jstor.org/stable/1087232. Consulté le 30 déc. 2013. 446 DEMETRIUS, On Style ; DIONYSIUS OF HALICARNASSE ; LONGINUS, On the Sublime and On Great Writing. 447 Voir GRUBE, 1974, p. 73-74, qui évoque ARISTOTE, Poétique 9, 1451 b 1, 1459 a 21. Passages où l’historienήhistoire sera évoqué(e) en comparaison, respectivement avec la poésie tragique et avec l’épopéeέ σous y reviendrons. 448 BERTELLI, 1998, p. 14-15: « (…) Tout le monde sait, en effet que la pensée ancienne n’est jamais parvenue à élaborer une théorie organique et générale de l’historiographie, mais qu’elle s’est bornée à énoncer, de manière épisodique et instrumentale, des règles sur la manière d’écrire l’histoire, sur les objets de l’enquête historique ou encore sur les finalités de l’écriture historiqueέ Des traités SurΝl’histoire de Théophraste ou de Praxiphane, nous ne savons pratiquement rien, si c’est n’est l’existence d’un certain intérêt pour l’historiographie dans l’école péripatéticienne ν l’unique ‘manuel’ sur l’écriture historique – CommentΝ onΝ doitΝ écrireΝ l’histoire de Lucien – s’intéresse uniquement aux problèmes de style et de crédibilité de l’historien. » 449 GRUBE, 1974, p. κί μ “(…) For a general discussion of historiography as a genre, the duty of the historian, and the qualities he should possess, we must turn not to the critics but to the historians themselves (…).” 450 Voir les remarques faites en ce sens par André Hurst dans l’introduction de sa traduction du Comment écrire l’histoire, trad. par HURST, André, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. IX : « L’ ‘historien’ Thucydide n’utilise jamais le mot d’ ‘histoire’έ Lorsqu’il prend la parole au début de son livre, c’est pour dire qu’il ‘écrit’ (le récit) d’une guerreέ À l’occasion, il s’exprime sur la difficulté de réunir les faits, mais peu sur la difficulté de les direέ Hérodote, ‘père de l’histoire’, ne dit rien non plus sur la question et décrit son texte comme ‘la publication de sa recherche’έ » 116 σ’oublions pas que dans la Poétique d’Aristote, Hérodote est l’ἱ référence, tandis qu’Homère est ὁ ὸ pris comme ὴ , c’est-à-dire le poète par excellence451. Il est donc nécessaire de faire un retour sur le « cas d’Hérodote », comme une sorte de préalable au « cas d’Homère », avant de vérifier d’un peu plus près les rapports tissés dans quelques textes anciens entre ces quatre signifiants : ἱ A- Hérodote, ὸ ί , ή ὸ ἐ ἱ , ῦ ί et ό Ὅ . 452 : Le constat est clair : Hérodote a été désigné par plusieurs termes à connotations distinctes : ό ,ἱ ό , άφ , φ ύ . Ceci témoigne tout simplement du fait que les commentateurs ont apprécié son œuvre de diverses façons au cours de l’Antiquitéέ Selon Arnaldo Momigliano, les jugements portés sur Hérodote s’avèrent être majoritairement négatifs que ce soit de la part des Anciens ou de celle d’une bonne partie des commentateurs modernes453έ Arnaldo Momigliano explique cet état de choses par l’influence exercée par l’avis de Thucydide sur les générations suivantes454. Il n’y a alors rien d’étonnant à en trouver l’écho, encore au Ier siècle, dans les remarques de Flavius Josèphe concernant les « historiens »455 grecs. Parmi ceux-ci, Hérodote est celui dont les erreurs ont été le plus communément relevées.456. Plus tard, au IIe siècle, dans un traité attribué à Plutarque, DeΝ laΝ malignitéΝ d’Hérodote ( ΄ ), l’auteur, dans le dessein premier et déclaré de faire justice aux victimes de 451 ARISTOTE, Poétique, 9, 1451a 36-b 11. Ligne 43, de la deuxième colomne d’une inscription trouvée à Salmakis et datée au IIe siècle av. n.-è. Voir sa description, transcription, traduction et analyse dans : ISAGER, Signe, “The pride of Halicarnasse. Editio Princeps of an Inscription from Salmakis”, Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 123, 1998, p. 1-23, p. 8, dont la traduction en anglais de la ligne citée est “Herodotus,ΝtheΝHomerΝofΝhistoryΝinΝprose”. 453 MOMIGLIANO, Arnaldo, “The Place of Herodotus in the History of Historiography “, History 43, 1958, p. 181μ “(…) Hérodote ne s’est remis qu’après deux millénaires, au XVIe siècle, de l’attaque lancée contre lui par Thucydide. Je vais montrer qu’au XVe siècle, les anciens soupçons se ranimèrent, mais qu’au XVIe sa réputation s’améliora considérablement grâce à l’intérêt nouveau pour l’ethnographieέ » 454 MOMIGLIANO, 1958, p. 172 : « C’est finalement de Thucydide, on ne saurait en douter, que procède le jugement des Anciens sur son prédécesseur. Il a lu avec soin (ou écouté) son Hérodote et conclu que la méthode historique incarnée par celui-ci n’était pas sûre. » 455 Remarquons que les termes rendus par « historien » dans la traduction française utilisée sont les suivants : ἱ ὸ ,ἱ άφ , φ ύ . 456 Voir : FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3, 16 : ί ΄ἂ ἐ ὼ ὺ ἐ ῦ ἐ έ ά ὅ ὲ ά άᾞ ὶ ῶ ῶ φώ , ὅ ὲ ῦ ὸ ί ί , ἢ ί ό φ ὲ ά ἐ ῖ ί ό ἐ ί , φ ὲ ί ὶ ί ἱ ΄ἐ ῖ ό , ό ὲ ά . 452 117 pareille malignité et de défendre la vérité (ἀ mensonges et affabulations ( ύ ὶ ί ), souhaite passer en revue l’ensemble des ά ) présents dans l’œuvre d’Hérodote457. Cela dit, il ne faut pas oublier que les remarques faites par Thucydide, par Flavius Josèphe, par Plutarque ou par n’importe quel autre auteur, s’insèrent dans des cadres discursifs assez précis qu’il convient de prendre en compte. Ainsi, selon Arnaldo Momigliano, si le jugement porté par Thucydide sur Hérodote est tellement négatif, c’est parce que Thucydide considérait qu’il fallait s’occuper du présent vécu plutôt que du passé lointain, de même qu’il convenait moins de s’intéresser à des pays éloignés et à leurs habitants étranges qu’aux lieux où l’on vivait et aux peuples dont on partageait la langue – et dont on pouvait sans doute transmettre la pensée458. De même, en ce qui concerne Plutarque, un examen précis des arguments relevés au long de son traité doit prendre en compte à la fois l’ensemble de ses conceptions morales et littéraires, ainsi que son désir, revendiqué, de défendre des peuples calomniés. De son côté, les brèves appréciations avancées par Flavius Josèphe concernant l’historien d’Halicarnasse se trouvent dans un ouvrage où, dans le dessein de réaffirmer sa thèse soutenant la très haute antiquité de la race juive – dont on ne trouve pourtant aucune mention dans les récits les plus célèbres des « ῶ ἱ άφ »459 –, il lui faut démontrer que pareille absence renvoie à une évidence μ le souci même d’écrire l’histoire est très récent chez les Grecs460. Ceci témoignerait du retard pris dans ce domaine par les Grecs sur les Égyptiens, les Chaldéens et les Phéniciens. En effet, en ce qui concerne ces derniers, l’existence d’« annales officielles » attestant leur préoccupation « de ne laisser dans l’oubli aucun des événements accomplis chez eux »461 est censée être très ancienne462. PLUTARQUE, De la malignitéΝd’Hérodote, 854 F : <᾽Έ ὴ ὲ ίᾳ> ά ό ὺ ὶ ί έ , ὲ ῶ ὸ ἀ έ , ή ἡ ῖ ἀ ύ ὑ ὲ ῶ ό ἅ ὶ ἀ ί , ΄ ὐ ὸ ῦ φ ὸ έ ·ἐ ὶ ά ΄ ύ ὶ ά έ ἐ έ ῶ ἂ ί ή . 458 MOMIGLIANO, 1958, p. 172. 459 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 1, 1-3. 460 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 7 : ὰ ὲ ὰ ὰ ῖ ἅ έ ὶ ὲ ὶ ᾟ ,ὡ ἂ , ᾃ ό , έ ὲ ὰ ί ῶ ό ὶ ὰ ὶ ὰ ἐ ί ῶ ῶ ὶ ὰ ὶ ὰ ῶ ό ἀ φά · ά ὲ ά ό ἐ ΄ ὐ ῖ ἡ ὶ ὸ άφ ὰ ἱ ί ἐ έ . 461 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 9 : ὶ ὰ ό ἅ ἰ ῦ ἥ ῖ ἐ ῦ έ φ ῖ ὑ έ , ὶ ὴ ἐ ή ό ῦ ὲ ῶ ΄ ὐ ῖ έ ῖ , ἀ ΄ἐ ί ἀ φ ῖ ὑ ὸ ῶ φ ά ἀ ὶ ῦ . 462 Par rapport aux Égyptiens et à leur attachement à « conserver le souvenir du passé », voir HÉRODOTE, Histoires, II, 77, 1-4 : Αὐ ῶ ὲ ὴ ἰ ί ὲ ὴ έ ἰ έ , 457 118 Par la suite, tout en cherchant à justifier ce décalage grec, Flavius Josèphe signale les facteurs qu’il identifie comme causes de ce phénomène : le fait que la Grèce aurait été victime de nombreuses catastrophes qui ont effacé les souvenirs des divers événements passés et le retard pris par les Grecs dans leur appropriation de l’écritureέ La conséquence aurait été l’absence, en Grèce, de conservation de toute chronique dans des dépôts, qu’ils soient sacrés ou publics 463. En effet, Flavius Josèphe pense qu’il ne se trouve nulle part en Grèce d’écrit consacré à des événements du passé et qui soit reconnu comme plus ancien que la poésie d’Homèreέ Cette affirmation est soutenue alors même qu’il ne crédite pas Homère de l’écriture des poèmes qui lui sont attribués mais seulement de la composition orale d’un ensemble de chants, transmis par la mémoire, et qui n’auraient été réunis et mis par écrit que plus tard464. Ainsi, si Flavius Josèphe assure à Homère et à sa poésie une place d’honneur dans son ébauche d’une théorie des facteurs ayant donné naissance (certes, tardivement) à une écriture dont la fonction aurait été d’enregistrer et donc de conserver et de transmettre une mémoire des événements passés, voire au tout début d’une écriture à valeur « historique » en Grèce, il suffit d’examiner cette proposition en contexte pour constater qu’à vrai dire Flavius Josèphe ne peut vraiment la soutenir. En effet, il n’accorde que peu de crédit aux élaborations langagières des Grecs concernant le passé, que ce soit les récits attribués à Homère que les événements racontés par Hérodote et Thucydide dans leurs ouvrages respectifs465. En fait, selon lui, leurs écrits n’offriraient que des conjectures sur le passé466. La preuve en est, dit-il, que le plus souvent les « historiens » grecs eux-mêmes se réfutent les uns les autres467. Une telle pratique constituerait ή ἀ ώ ά ἐ έ ά ώ ί ἰ ῷ ῶ ἐ ὼἐ ά ». Voir aussi PLATON, Timée, 22. Et en écho à Hérodote : DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, ἀ ό 37- 38. 463 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 10-12. Il va sans dire que cela n’est pas un avis partagé par tous les auteurs anciensέ Voir, parmi d’autres : DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5, 3, qui pense, à la différence de Flavius Josèphe, qu’en Grèce les premiers « historiens » auraient pu s’appuyer non seulement sur les renseignements concernant le passé transmis par peuples et cités, grâce à leurs traditions orales, mais aussi sur les « documents écrits déposés dans les lieux sacrés ou profanes » ( ΄ἐ ἱ ῖ ΄ἐ ή ἀ ί φ ί). 464 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 12 : Ὅ ὲ ὰ ῖ ὐ ὲ ὁ ύ ὑ ί ά ή ή ύ , ᾃ ὲ ὶ ῶ ῶ ὕ φ ί ό · ί φ ὐ ὲ ῦ ἐ ά ὴ ὑ ῦ ί ῖ , ἀ ὰ έ ἐ ῶ ᾀ ά ὕ ὶ ὰ ῦ ὰ ἐ ὐ ῖ ὰ φ ί . 465 Voir : FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3, 18 : (…) ὰ ὲ ὶ ί ὡ ό ὑ ό ῖ , ί ῶ ἀ έ ὴ ΄ ὑ ὸ ἱ ί άφ . 466 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3, 15. 467 Voir encore : FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3, 16. 119 une véritable stratégie, employée à tour de rôle par l’un ou l’autre, en vue d’établir leur propre réputation tout en validant leurs propres écrits468. De ce cadre esquissé par Flavius Josèphe, nous pouvons tirer deux conclusions : (1) Flavius Josèphe ne nie pas que les Grecs, malgré leur retard, ont tout de même produit et des poèmes et d’autres écrits dont les contenus respectifs renvoient, à différents niveaux, aux événements censés avoir eu lieu dans un passé proche ou lointain ; (2) cependant, toutes ces manifestations langagières grecques concernant le passé ont en commun, selon lui, le fait de ne pas s’attacher à chercher la vérité469έ Cependant, cela n’empêche pas cet auteur de reconnaître aux « historiens grecs » deux qualités notables : leur éloquence ainsi que leur talent littéraire470. En quoi, du reste, Flavius Josèphe n’est pas seulέ En effet, à l’époque de Flavius Josèphe (ou peut-être deux siècles plus tard), le talent d’auteur d’Hérodote a pu se trouver exalté pour la qualité de son style comparé à celui d’Homère471έ Rien d’étonnant donc au fait que dans le traité de Plutarque déjà mentionné, l’historien d’Halicarnasse, bien que fortement critiqué, garde intact sa réputation d’écrivain talentueux, ce qui permet de comparer son écriture au style « de l’aède d’autrefois »472. Ces constatations nous permettent de revenir sur les actes de réception concernant Hérodote et ses écrits – pris ici comme une sorte d’objet paradigmatique d’analyseέ Curieusement, la double reconnaissanceήméconnaissance d’Hérodote atteste à la fois la qualité de son style et le peu de fiabilité que l’on peut accorder à ce qu’il raconteέ Ceci n’est du reste guère étonnant, si l’on considère qu’un siècle plus tôt Denys d’Halicarnasse n’hésitait pas à louer la finesse singulière du style de l’œuvre hérodotéenne (qu’il croyait avoir été négligée par ses FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 5, 25 : (…) ὲἐ ὶ ὸ ῖ ῶ ά ἢ ῶ φό ἐ ώ ,ἐ ή ύ ᾞ ί . 469 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 5, 23-24 : ὴ ί ὐ έ ἀ φ , ὶ ὺ ῖ έ ά ὶ ὺ έ ἐ έ ,ἡ ὴ ὸ ἀ ή ἐ έ φ ί ῖ φ ῦ . έ ὲ ὸ ύ ῃ έ ἐ ί ἰ ί · ἱ ὰ ἐ ὶ ὸ άφ ὁ ή ὐ ὶ ὴ ἀ ή ἐ ύ , ί ῦ ό ό ἐ ἀ ὶ ὸἐ ά ό ὲ ἐ ί . 470 Voir FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 5, 27 : ό ὲ ᾂ ἕ ὶ ἐ ύ ό ῖ ῖ ἡ ῖ φ ῦ ῖ ῖ , ὐ ὴ ὶ ὶ ῶ ἀ ί ἀ ῦ ἱ ί , ὶ ά ά ὶ ῶ ἑ ά ἐ ί . 471 (PSEUDO-)LONGIN, Traité du Sublime, 13, 3έ Pour un bref commentaire de ces deux passages et d’autres encore voir BOEDEKER, Deborah, “Epic Heritage and Mythical Patterns in Herodotus”, in BAKKER, Egbert (éd.), Brill’sΝCompanionΝtoΝHerodotus, Leiden, 2002, p. 97-11, p. 98. 472 PLUTARQUE, DeΝlaΝmalignitéΝd’Hérodote, 874 B : (…) φ ὸ ἀ ή , ὶἡ ὺ ὁ ό ὶ ά ὶ ό ὶὥ ῖ ή · ῦ ΄ὡ ὅ ΄ἀ ό , ἐ έ ὲ ὿, ῶ ὲ ὶ φ ῶ ἠ ό . 468 120 prédécesseurs), en la rapprochant de ce qui caractérisait la meilleure poésie473, ni à la critiquer du point de vue de la véridicité de ses propos474. Cette appréciation se conformait, sans doute, à « une opinion traditionnelle sur Hérodote »475 dont Cicéron est devenu le porte-parole le plus célèbre. Effectivement, tout en reconnaissant que l’œuvre d’Hérodote est peuplée d’éléments fabuleux, Cicéron n’hésite à accorder à cet auteur la place éminente de « premier historien », voire de « père de l’histoire », et cela grâce à son style remarquable capable d’emporter l’adhésion des lecteurs476. Cette place prééminente ne sera pas complètement reconnue par Denys d’Halicarnasse qui se contente de signaler qu’on assiste simplement avec Hérodote à un progrès par rapport à ses prédécesseursέ Mais la place particulière d’Hérodote ne tient pas seulement à son style, mais aussi au choix de son sujet qui lui permet de parler de nombre d’événements différentsέ Ainsi, au lieu de se restreindre à l’histoire d’une seule cité et d’un seul peuple, il choisit de s’intéresser à certains exploits des Barbares au-delà de ceux accomplis par les Grecs. Examinons, en nous limitant à quelques considérations, les démonstrations de l’un et de l’autre afin de comprendre ce qui les conduit à porter de tels jugements sur Hérodote. Dans le cas de Denys d’Halicarnasse, rappelons que ses remarques à propos d’Hérodote se trouvent au cœur d’un traité rhétorique commandité et dont l’objet central, ou direct, n’est pas l’appréciation de l’œuvre d’Hérodote mais celle de Thucydideέ Ainsi, dans la mesure où Thucydide lui-même « (…) situe toute son entreprise en fonction de et souvent en opposition à celle d’Hérodote (…) »477, et que Denys veut s’opposer à ce que promeut une « opinion DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5, 5 : (…) ὶ έ έ ὰ φ ί ὑ ὸ ῶ ὸ ὐ ῦ φέ ἀ ά . Voir aussi : VII, 23, 7 : Οᾃ ὲ ά< > ὴ ἐ ὴ ῶ ὀ ά ὶ ὰ ὴ ύ ὶ ὰ ὴ ῶ ῶ ί ῷ ή ὺ ὑ ά , ὶ ύ ί ῃ ή ὴ ὴ φ ά ὁ ί έ ῦ ὶ ί ὶ ἰ ἡ ύ ἡ ἕ . En ce qui concerne Denys d’Halicarnasse, on tient du reste à souligner qu’on trouve parmi ses écrits ayant nous pavenu un traité consaré à la composition stylistique : le . 474 DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 5, 5-6. Voir aussi : MOMIGLIANO, 1958, p. 138-155 = « La place d’Hérodote dans l’histoire de l’historiographie », dans ProblèmesΝd’historiographie…, pέ 1θλ-185. Voir p. 169 et 178 où cet auteur rappelle que, malgré le fait que Denys d’Halicarnasse soit « l’unique auteur ancien qui n’ait rien dit de désagréable sur le compte d’Hérodote », il faut quand même reconnaître les critiques qu’il a porté sur lui. 475 MOMIGLIANO, 1958, p. 170. 476 Voir, respectivement : CICÉRON, DeΝl’orateur, 2, 55 : (…) Nanquem et Herodotum illum qui priceps genus hoc ornauit (…) » ; Traité des lois, I, 1, 5 : « QVINTVS. - Itellego te, frater, alias in historia leges obseruandas putare, alias in poemate. MARCVS. – Quippe cum in illa ad ueritatem, Quinte, quaeque referantur, in hoc ad delectationem pleraque ; quamquam et apud Herodotum patrem historiae et apud Theopompum sunt innumerabiles fabulae . 477 PAYEN, Pascal, « Les citations des historiens dans les traités rhétoriques de Denys d’Halicarnasse », dans DARBO-PESCHANSKI, Catherine (dir.), LaΝcitationΝdansΝl’antiquité (Actes du colloque du PARSA, ENS LSH, 6-8 novembre), Lyon, 2002, p. 111-133, p. 122. 473 121 générale » encore répandue dans la Rome de son époque, à savoir la prééminence de Thucydide comme ἱ άφ « excellent entre tous »478, il choisit de mettre en relief des aspects qu’il trouve être plus soignés dans l’œuvre d’Hérodote que dans celle de Thucydide. Affirmer que Thucydide a certes des mérites, mais qu’il n’est pas pourtant forcément le meilleur en tout, constitue sans doute une bonne stratégie pour appuyer son argumentation. En ce qui concerne les appréciations de Cicéron sur Hérodote, contentons-nous de rappeler qu’elles sont incluses dans un traité sur la rhétorique et sa pratiqueέ Hérodote y est mentionné lors du dialogue noué entre Antoine et Catulus, et son nom a pour intérêt de faire avancer le raisonnement et de renforcer un argumentέ Est d’abord évoqué le contraste censé exister entre l’histoire produite par les Romains et celle produite par les Grecsέ Ensuite, afin d’assurer une prétendue supériorité de ces derniers dans cette matière, c’est sur leur qualité de bons orateurs que le traité insiste et non sur le fait qu’ils traitent de choses véridiquesέ Le raisonnement se déroule ainsi : les Romains ont eu, depuis les premiers temps, le souci de produire des annales dans le dessein de conserver les souvenirs publics mais des Grecs, tels que Phérécyde, Hellanicos, Acousilaos ont également partagé ce souci, leurs écrits préservant la mémoire des lieux, des époques, des événements. Cependant, l’ayant fait sans aucune recherche de beauté littéraire, on ne peut reconnaître ces derniers comme de vrais producteurs de récits historiques479έ En bref, l’argument mis en relief est que le vrai historien grec ne l’est que grâce Voir encore une fois, DEσYS D’HALICARσASSE, Thucydide, VII, 2, 2. Voir : CICÉRON, DeΝ l’orateur, 2, 51-55 : Age uero, inquit Antonius, qualis oratoris et quanti hominis in dicendo putas esse historian scribere ? // Si, ut Graeci scripserunt, summi, inquit Catulus ; si, ut nostri, nihil opus est oratore ; satis est non esse mendacem.// Atqui, ne nostros contemnas, inquit Antonius, Graeci quoque ipsi sic initio scriptitarunt, ut noster Cato, ut Pictor, ut Piso. Erat enim historia nihil aliud nisi annalium confectio ; cuius rei memoriaeque publicae retinendae causa ab initio rerum Romanarum usque ad P. Mucium pontificem maximum res omnis singulorum annorum mandabat litteris pontifex maximus res omnis singulorum annorum mandabat litteris pontifex maximus efferebatque in album et proponebat tabulam domi, potestas ut esset populo cognoscendi : ei qui etiam nunc annales maximi nominantur. Hanc similitudinem scribendi multi secuti sunt, qui sine ullis onamentis monumenta solum temporum, hominum, locorum gestarumque rerum relinquerat. Itaque qualis apud Graecos Pherecydes, Hellanicus, Acusilas fuit aliique permulti, talis noster Cato et Pictor et Piso, qui neque tenent quibus rebus ornetur oratio – modo enim huc ista sunt importata -, et, dum intellegatur quid dicant, unam decendi laudem putant esse breuitatem. Paulum se erexit et addidit maiorem historiae sonum uocis uir optimus, Crassi familiaris, Antipater ; ceteri non exornatores rerum, sed tantummodo narratores fuerunt. 478 479 122 à son talent d’écrivain480. Celui qui le prouve au mieux, c’est tout d’abord Hérodote et ensuite Thucydide, venu après lui481. Ainsi, le raisonnement va bien au-delà de la question controversée de savoir qui a le premier eu le souci d’inscription et de conservation des souvenirs, point de départ qui aurait permis, en Grèce et à Rome, le développement d’une historiographieέ L’ensemble des exemples concernant les premiers historiens, Hérodote inclus, plutôt que d’attester une fois de plus que les Anciens ‘n’arrivent’ pas à se mettre tout à fait d’accord sur ce qui convient à un ‘vrai’ « historien » etήou à une ‘vraie’ oeuvre d’histoire, indiquent que de tels efforts de distinction n’interviennent que lorsque cela est nécessaire, voire utileέ En outre, ces commentaires critiques laissent voir que la « vérité » est loin d’être le seul critère, ni le plus important, pour valider un récit concernant le passé, le considérer comme efficace, voire « historique » ; de même que la beauté et toute réussite rhétorique sont loin de n’être attachées qu’aux seuls récits poétiques et/ou « mythiques ». Ainsi, notre hypothèse est que, concernant (aussi) le célèbre « cas d’Hérodote », tant le crédit que le discrédit qui lui sont attachés – et donc son statut aussi bien que celui de son œuvre – sont loin d’être perçus comme des évidencesέ En effet, si on considère l’ensemble des actes de réceptions en notre possession, la conclusion à laquelle nous parvenons est que ce sera justement en fonction des besoins du moment que chaque auteur, évoquant le nom et l’œuvre d’Hérodote, lui accordera un statut donné482έ Les qualifications produites, à défaut d’être précises, se montrent davantage régulées par des critères d’ordre rhétorique – la vérité n’étant qu’une valeur parmi d’autresέ Du reste, nous suggérons que ce qui confirme peut-être le mieux la pertinence de cette hypothèse, c’est le cas d’Homère et des valeurs attribuées à ce que véhiculent les poèmes qui lui sont la plupart du temps attribués, l’Iliade et l’Odyssée. Nous y reviendrons dans la deuxième partie. Voir également un autre passage célèbre où l’un des discutants cicéroniens [Atticus] va affirmer que l’historia est un travail particulièrement approprié pour un orateur : CICÉRON, Traité des lois, I, 5 μ (…) opus (…) oratorium maximeέ Pour ce qui est de la place centrale de l’acte d’écriture dans la définition première de ses énoncés en prose voir cette remarque faite par : PAYEN, 2010, p. 243 : « D’Hérodote et Thucydide à Lucien, faire de l’histoire ne se dit pas autrement, en grec, qu’ « écrire », « rassembler par écrit » ( άφ , φ ). (…) de la même façon l’historien ne s’est pas d’abord appelé ἵ ou ἱ ; il se désigne comme άφ ύ , φ ύ , ou bien recourt aux participes de άφ et de ses composés pour parler de lui-même ou évoquer ses devanciers, y compris en cas de désaccord. » 481 CICÉRON, DeΝl’orateur, 2, 56 : Et post illum Thucydides omnes dicendi artificio mea sententia facile uicit ; qui ita creber est rerum frequentia, ut uerborum prope numerum sententiarum numero consequatur, ita porro uerbis est aptus et pressus, ut nescias utrum res oratione an uerba sententiis inlustrentur. Pour un autre commentaire cicéronien concernant Thucydide, voir L’orateur, 30-32. 482 Ce qui fait en partie écho à l’une des conclusions de Arnaldo Momigliano, dans le cadre de son article consacré à la place d’Hérodote dans l’histoire de l’historiographie, où cet auteur observe : « La légende d’Hérodote le menteur est la conséquence des réussites authentiques d’Hérodote l’historien ». MOMIGLIANO, 1958, p. 178. 480 123 Ceci étant posé, essayons tout de même de revenir sur la question de la (im)possibilité de dégager pour l’Antiquité des traits qui seraient propres à un genre à part μ l’histoire, l’œuvre d’un historien. Ce qui nous conduit à remettre encore une fois en débat des paires d’opposés toujours chères aux Modernes, à savoir ἱ ί et ή , voire ό et ῦ . Cela, nous permettra de vérifier sous quelles formes et dans quels contextes se présentent les rapports (d’opposition) entre ces signifiants dans les écrits des Anciens et quels seraient les critères de jugement auxquels ils faisaient appel pour les construire/soutenir. B- La poiêsis de l’historien Concernant l’Antiquité, nous suggèrons que force est d’admettre l’aporie où nous conduit toute tentative d’opposer ἱ ί et ή , voire ό et ῦ 483 , une opposition qui se fonde sur un critère majeur, celui d’une vérité à prétention universelle484, c’est-à-dire une vérité empirique conçue comme absolument positive et opposée au mensonge485. En effet, en analysant les textes et les fragments qui nous sont parvenus et notamment leurs traductions, la situation s’avère être bien plus complexeέ Ce qui du reste n’est pas seulement valable pour l’ensemble des termes rendus par ceux d’ « histoire » et d’« historien » – comme nous venons de le remarquer486–, mais aussi pour ceux censés placer les énoncés « poétiques », voire « mythiques », du côté de la « fiction »487. SAÏD, Suzanne, « Muthos et historia dans l’historiographie grecque des origines au début de l’Empire », dans AUGER; DELATTRE, 2010, p. 69-96, p. 69 μ “ ‘MYTH’ AσD ‘HISTτRY’…have been perceived as opposites and contradictory ways of looking at the world. We consider ‘history’ to represent objective truth, and ‘myth’ to signify the collective product of a culture’s imagination distilled into paradigmatic narrative scenariosέ” Peut-on établir la même opposition entre muthos et historia ? Les opinions varientέ S’il faut en croire Lέ Pernot, ‘même si les anciens ne placent pas toujours la ligne de partageau même endroit que les modernes et si le mot historia peut s’appliquer à la mythologie, la séparation entre les deux domaines est claire [PERστT, Lέ, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, « Étides augistiniennes », 1993, p. 1098 n. 197]. Pour S. Humphreys en revanche, ‘The topos that ancient historians from Herodotus on made a distinction between myth and history hasΝveryΝlittleΝtextualΝbasis’ [HUMPHREYS, Sέ Cέ, “Fragments, Fetishes and Philosophsέ Towards an History of Greek Historiography after Thucydides”, in MτST, Gέ (dirέ), Collecting Fragments, Fragmente sammeln, Göttingen, Vandenhoeck Τ Ruprecht, “Aporemata” 1, 1λλι, pέ 2ίι-224, p. 218, n. 46]. » 484 CALAME, 1988, p. 9 : « Mythe et histoire, légende et histoire : ce qui est régulièrement et implicitement en cause dans notre utilisation du concept mythe, c’est la valeur de vérité du récit auquel nous destinons cette dénomination. » 485 CALAME, 2011, p. 49 : « Chez les premiers historiens pas plus que chez les premiers poètes ‘moralistes’ de la Grèce le récit n’est jugé selon le critère de sa valeur empiriqueέ τu, plus exactement, le récit rejeté comme fiction ne correspond ni à une catégorie ni à une dénomination spécifique. » 486 Voir supra : « 2.2.1- Comment désigner un « (proto-) historien » en Grèce ancienne ? ». 487 En ce qui concerne la pertinence des conceptions modernes attachés au mot « fiction », appliquées au monde ancien, retenons cette remarque de BRÉCHET, Christophe, « L’Iliade et l’Odyssée relèvent-elles de la fiction ? Mimèsis, muthos et plasma dans l’exégèse homérique », dans AUGER ; DELATTRE, 2010, p. 35-69, p. 37 : « Les traductions d’œuvres antiques riches en vocabulaire de critique littéraire révèlent, à elles seules, les problèmes que pose le concept moderne de fiction. Dans la traduction du Comment écouter les poètes de Plutarque que nous 483 124 Ainsi, si l’on remonte à Xénophane, qui serait « (…) le premier pourfendeur de la tradition légendaire de la Grèce »488, on y trouve une évaluation critique des ῦ ά – et non des – des Anciens489. On sait du reste que ce jugement repose sur des principes utilitaires qui sont à la fois éthiques et religieux, voire politiquesέ Il n’est pas question d’y chercher une vérité positive490. Et, que dire de la célèbre ouverture de l’œuvre d’Hécatée où il s’agit de critiquer les ό des Grecs, désignés comme nombreux et risibles ( l’énoncé à prétention véridique, selon l’avis de l’auteur (ὥ par le verbe ῖ ί ὶ ῖ ) tandis que ῖἀ έ ), est désigné ? 491 En réalité, comme tient à le souligner Suzanne Saïd dans un article récent consacré à une étude du champ sémantique de ῦ dans l’ensemble de ce qu’elle tient à définir comme « historiographie grecque au sens large », Pindare serait le « premier à employer muthos pour condamner des ‘fables mensongères’ qui triomphent de la vérité »492 tandis qu’Hérodote, lui, serait « le premier des historiens à utiliser muthos pour des récits dont il met en doute la véracité »έ σéanmoins, elle s’empresse de souligner que dans ces passages c’est le contexte qui impose ce sens négatif à ῦ 493 έ Par ailleurs, en ce qui concerne l’emploi de ce terme chez Hérodote, ajoutons une remaque de Claude Calame qui nous avertit que « (…) [p]as plus que chez Hécatée, il n’existe chez Hérodote de catégorie réservée au récit fictif ν le terme mûthos n’y trouve donc pas d’emploi régulierέ »494 Ainsi, ce ne serait finalement qu’avec Thucydide que, pour la première fois, on trouverait « un mot formé sur le thème muth- avec un sens devons à A. Philippon, le substantif « fiction » et l’adjectif « fictif » recouvrent, en grec, plusieurs termes qui se ramènent à trois grandes familles sémantiques : le pseudos, le plasma et le muthos – lesquels mots peuvent, dans la même traduction, être rendus différementέ (…) Certes, l’objectif d’une traduction est de rendre un texte accessible à un lectorat donné, et le lecteur moderne est familier de la « fiction ». Mais peut-on restituer fidèlement l’analyse des Anciens en ramenant à un dénominateur commun une série de termes nettement distingués dans leurs textes ? » 488 CALAME, 2011, p. 47 et ss. Pour l’ensemble des fragments de Xénophane qu’on connaît accompagnés d’un commentaire, voir plus recemment LESHER, James (éd.), Xenophanes of Colophon: Fragments, Toronto, University of Toronto Press, 1992. 489 XÉNOPHANE, Fragment 1, 22 : ά ῶ έ . 490 Nul hasard si des siècles plus tard, dans sa République (III, 391d-e), Platon reprend ces critères lorsqu’il évalue négativement certains passages des poètes qui ne seraient « ni religieux ni vrais » ( ὿ ΄ὅ ῦ ὿ ἀ ). 491 Voir BNJ 1 F 1a. Pour un bref commentaire de ce passage, voir : CALAME, 2011, p. 49-50. 492 SAÏD, 2010, p. 72 où elle cite (note 16) : PINDARE, Ire Olympique, 29 : έ ύ ί […] ῦ . VIIe Néméenne, 22-23 : ύ ί […] ύ . 493 SAÏD, 2010, p. 73 (notes 21 et 22), où elle fait référence aux deux seules occurrecnces de ce terme chez HÉRODOTE, Histoires, II, 23, 45. 494 Voir CALAME, 2011, p. 51. 125 nettement négatif », à savoir : la famille de ῦ ώ έ Quoi qu’il en soit, vu le mince recours aux mots de 495 dans les œuvres des auteurs que Suzanne Saïd inclut dans ce qu’elle qualifie d’« historiographie grecque » pour l’époque classique, nous devons considérer aussi, quoique rapidement, la manière dont d’autres pragmatiques anciennes du savoir intègrent le termeέ Revenons tout d’abord à Platonέ Dans ce que nous est parvenu de son œuvre, nous constatons qu’à chaque fois que Platon recourt au terme ῦ et à ses dérivés496 il n’y a pas vraiment de synonymie entre ce que Platon désigne et rattache au domaine du ῦ – et qui serait l’apanage de la ή – et ce que nous entendons par « fiction »497έ En effet, à bien analyser l’ensemble de ses œuvres, on ῦ trouve un état des choses bien plus complexe. Les classe de la catégorie plus englobante des ό peuvent figurer comme une sous- , tout en restant placés du côté des récits 498 mensongers. Lesquels restent malgré tout utiles dans certaines circonstances499. THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 21. SAÏD, 2010, p. 74 : « (…) Dans les remarques programmatiques du livre I, l’adjectif ώ en 21,1 condamne les versions ‘fabuleuses’ que les poètes et les auteurs de récits en prose donnent du passé le plus reculé. » 496 Pour une étude des occurrences et des usages de ce terme (de même que des dérivés et composés dont il constitue le premier terme) chez Platon, voir : BRISSON, Luc, Platon, les mots et les mythes. Comment et pourquoi Platon nomma le mythe ?, Paris, La Découverte, 1994. Et notamment sa conclusion, p. 171 : « Chez Platon, mûthos, qui auparavant était essentiellement un nom de la ‘parole’ n’en vient à désigner un discours invérifiable et non argumentatif que par suite de l’émergence d’un lógos qui se prétend un discours vérifiable et/ou argumentatif. Le mûthos n’est pas un discours vérifiable parce que ses référents habituels : dieux, démons, héros, habitants de l’Hadès et hommes du passé restent inaccessibles aussi bien aux sens qu’à l’intelligence ν et il n’est pas un discours argumentatif, parce que ses référents sont décrits et mis en scène comme il s’agissait d’être sensibles par un recours systématique à l’imitationέ Malgré l’infériorité du statut dont il le dote, Platon reconnaît au mûthos une utilité certaine dans les domaines de l’éthique et de la politique, où il constitue, pour le philosophe et le législateur, un remarquable instrument de persuasion, et cela indépendamment de toute interprétation allégorique. » 497 Ce qui n’empêche pas que ῦ se trouve rendu par « fiction » dans des traductions dont on dispose. Voir, parmi d’autres la traduction du passage suivant faite par Emile Chambry chez CέUέFέ, PLATτσ, La République, III, 391e-392a : ῟ ἕ έ ὺ ύ ύ , ὴἡ ῖ ὴ ὐ έ ἐ ί ῖ έ ί . (Ces raisons nous obligent à mettre un terme à ces fictions de peur qu’elles ne produisent dans notre jeunesse une grande facilité à commettre le crime). (Nous soulignons) 498 Voir à ce propos CALAME, 2011, p. 44-45 : « Platon devrait nous fournir une distinction moins floue, lui à qui l’on attribue traditionnellement le rejet définitif du mythe du côté du fictifέ (…) au moment où dans le Gorgias [η23a], Socrate entend convaincre son locuteur du sort réservé à l’âme dans l’Hadès (…) Le mûthos correspond à un récit fondateur dont la forme poétique semble, paradoxalement, garantir la vérité. / De même, quand dans le Timée [26a], on hésite entre la fiction du mûthos et la vérité du lógos, c’est pour choisir le ‘mythe’, le récit ; asservi comme mythe de l’Atlantide à la démonstration philosophique, le mûthos devient lógos ! / Sans doute, à en croire les protagonistes de la République [378d-379a], les mûthoi représentent un ensemble particulier de récits, mais n’est qu’une sous-classe plus englobante dans la catégorie plus englobante des lógoi. En effet, à côté des discours véridiques, les mûthoi constituent la sous-classe des récits mensongers. Ces récits trouvent néanmoins leur place au sein de la première éducation musicale (…) ». 499 σ’oublions pas que Platon reconnait l’utilité du mensonge quand il est énoncé par le gouverneur dans l’intérêt de l’Étatέ Voir PLATON, La République, III, 389b : ῖ ὴ ό , ὶ , ή ύ ἢ ῶ ἕ ἐ ΄ὠφ ίᾳ ό , ῖ ὲ ὐ ἁ έ ῦ ύ . 495 126 Ainsi, dans un passage de La République, bien que Platon (par l’intermédiaire de son personnage Socrate) et afin de relever la (im)pertinence de certains ό dans la formation des jeunes gens à la tempérance, fasse appel à des nombreux passages de l’Iliade et de l’Odyssée – ce qui sans doute témoigne de la place centrale des épopées homériques dans la ί à son époque500 –, son but véritable était plus largeέ C’est du moins ce qu’il laisse entendre en affirmant s’intéresser à l’examen de ce qui a été dit, en vers ou en prose501, à propos des dieux, des démons, des héros, des habitants de l’Hadès et, enfin, par ce que ί et ont dit des hommes502έ Quoiqu’il soit, il finit par condamner les passages évoqués – qu’à ce moment-là il qualifie de ῦ – pour la raison que n’étant ni religieux ni vrais, ils pourraient pousser la jeunesse à commettre des méfaits503. Ceci dit, commentons brièvement la suite de ces passages du troisième livre de La Républiqueέ Il s’agit du moment où Platon annonce son intérêt pour la nature, voire pour les modes d’expression ( έ produit narratif par le terme commun de d’expression : la pure (ἁ ᾽ἀ φ έ ί et aux ) propres aux ή ή ό , dont il caractérise le . Platon distingue chez eux trois modalités ), la mimétique ( ὰ ή ) et la mixte ( ) fait du mélange des deux premières. Ces modalités correspondent respectivement au discours indirect fait à la troisième personne par l’énonciateur du discours, au discours direct énoncé à la première personne par un personnage qui devient l’énonciateur, et aux énoncés constitués par l’alternance de ces deux modes504. τr, pour illustrer les deux premiers modes d’expressions, Platon n’a recours qu’à certains passages de l’Iliade505 et passe toujours sous silence les discours en prose. Par conséquent, seule l’épopée finit par constituer l’exemple explicite, voire naturel du mode d’expression mixte – 500 Pour une analyse de cette place centrale des poèmes homériques rendue explicite par les critiques de Platon dans sa République, sont toujours pertinentes les analyses faites par HAVELOCK, 1963. JAEGER, Werner, Paideia :ΝlaΝformationΝdeΝl’homme grec, Paris, Gallimard, 1988. MARROU, Henri-Irénée, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Éditions du Seuil, 1948, p. 31-44, 246-247. 501 Voir PLATON, La République, III, 390a μ (…) ὶ ὅ ἐ ό ᾞ ἢ ἐ ή ύ ἰ ῶ ἰ ; 502 PLATON, La République, III, 392a-b : ί ᾂ , ΄ἐ ώ, ἡ ῖ ὸ ό έ ό έ ἵ έ ὶ ή; ὶ ὰ ῶ ὡ ῖ έ , ὶ ὶ ό ὶἡ ώ ὶ ῶ ἐ ῞ . ά ὲ ᾂ . ὐ ῦ ὶ ὶἀ ώ ὸ ὸ ; (…)῞ ἡ ἐ ῖ ὡ ὶ ὶ ὶ ὶ ῶ έ | ὶἀ ώ ὰ έ (…)έ 503 PLATON, La République, III, 391e-392a. Voir aussi le passage III, 391d-391e μ (…) ὅ | ὰ ἐ ῖ ό ἐ έ , ὿ ΄ὅ ῦ ὿ ἀ . 504 PLATON, La République, III, 392c-394c. 505 PLATON, La République, III, 393a- 394b, où il cite Il, I. 15-16, pour ensuite faire référence à Il. I, 22-42. 127 que du reste cet auteur va considérer plus tard comme le type idéal de discours pour l’orateur de sa cité506. Néanmoins, La République de Platon peut nous permettre d’envisager un raprochement entre les épopées d’Homère et d’autres ό en prose. On pense volontiers – et pour rependre un raisonnement récemment présenté dans un article de Pascal Payen consacré à la place du mimétique chez Hérodote – à l’Enquête d’Hérodoteέ Tout d’abord parce que, comme nous l’avons vu, Platon déclarait s’intéresser à ce qui avait été dit, en prose ou en vers, à propos des hommesέ τr, dès l’ouverture de son Enquête Hérodote déclare que ses recherches exposent « les événements suscités par les hommes » ( ὰ comme le met en relief Pascal Payen, le ό ἐ ἐ ἀ ώ )507. En outre, de l’Enquête, comme celui de l’épopée, est autant composé par des discours de personnages à la première personne que des événements rapportés par un énonciateur à la troisième personne508. Autrement dit – et d’après le schéma proposé dans la République – on pourrait dire que la constituée par des modes d’expression purs (ἁ ( ὰ ή ή ή de l’Enquête est autant ) que par des passages mimétiques ). Ces rapprochements se retrouvent de manière un peu plus explicite, quoique différente, dans la Poétique d’Aristoteέ Dans ce traité où, comme son titre le laisse entendre, il est question de parler du texte poétique – et notamment de la tragédie et de l’épopée –, le Stagirite réserve malgré tout une certaine place à « la littérature non fictionnelle en prose »509, voire plus précisement à l’ἱ 506 ί . Et si Hérodote est pris comme référence pour cette modalité PLATON, La République, III, 396e. PAYEN, Pascal, « Historia et intrigueέ Les ressources mimétiques de l’enquête d’Hérodote », Dialogues d’histoireΝ ancienne, v. 4. Supplément n° 4-1, 2010, p. 239-260. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_2108-1433_2010_sup_4_1_3355. Consulté le 11 décembre 2014. En considérant le Prooimion de l’Enquête (I, 1-5), P. Payen, pousse davantage son analyse : « La matière de l’ ‘enquête’ d’Hérodote est constitué par ‘les événements qui surviennent du fait des hommes’ (ou ‘les événements suscités par les hommes’ : ὰ ἐ ἐ ἀ ώ ). Cette assertion liminaire du Prooimion reçoit aussitôt deux précisions en forme de limitation. Dans le continuum événementiel, ne seront retenus que certains faits ( ), notamment les origines des conflits ( ΄ ἰ ί ἐ έ ). Et, seconde précision, ces ‘actions’ devront être ‘grandes et étonnantes’ ( ὶ ά). Dès les premiers mots se trouve posé ce qui deviendra l’un des fondements de la méthode et de l’écriture historique, du moins dans la tradition occidentale, l’écart entre trois ordres de données : les événements tels qu’ils se sont produits, les faits découpés par l’historien, la représentation qu’il choisit d’en donnerέ » 508 Voir PAYEN, 2010, p. 246, où, à la fin de son bref commentaire « Le plan de la diègèsis chez Platon », l’auteur tient à remarquer et à suggérer : « Dans ces distinctions, nulle place en apparence pour Hérodoteέ L’Enquête n’est pas une œuvre poétique (c’est-à-dire) en vers. Peut-on néanmoins envisager, sous le strict rapport du mode d’expression, qu’elle a pu prendre place à côté de l’épopée dans la forme mixte, notamment si l’on songe à l’importance qu’y occupent les discours reconstitués de personnages historiques, à la première personne ς σ’y aurait-il pas, grâce à l’épopée, une voie pour rapprocher l’Enquête du monde mimétique ? » 509 PAYEN, 2010, p. 251. 507 128 ί discursive, cette place sera occupée par Homère et ses épopées pour la . Mais avant 510 de reprendre ce parallèle, faisons un bref point sur certaines notions clés de la Poétique. Commençons donc par relever qu’en ce qui concerne l’œuvre d’Aristote, toute tentative d’y trouver une opposition absolue entre le domaine du ῦ et celui du ό , est absolument vaineέ Tout d’abord parce qu’il faut reconnaître que dans la Poétique « (…) le terme muthos ne désigne pas, comme souvent ailleurs, les récits traditionnels sur les dieux, mais acquiert une ῦ signification très spécifique. »511 En effet, y désigne plutôt une sorte d’ensemble structuré d’actions qui composent une unité organique, voire l’intrigue512. tout cas intimement lié à l’activité du se trouve en ὴ – et notamment du poète tragique513 –, dont la ῖ consiste, à partir de l’imitation d’actions ( ό ῦ dont le façonnage d’une intrigue ( ῦ ἐ ὰ ά ) à produire un ) est l’attribut propre514. Cela dit, n’oublions pas qu’Aristote souligne aussitôt après que rien n’empêche que l’intrigue poétique soit composée à partir de l’ « imitation » d’actions advenues ( ό ῖ ) et dont la nature peut éventuellement être vraisemblable et possible515. Ce que, du reste, il avait déjà fait remarquer dans une séquence précédente de son traitéέ Sauf qu’en cette première occasion, il le faisait par la négative. En effet, il caractérisait le ὴ comme celui dont la tâche ne serait pas de racconter les choses réellement arrivées, mais plutôt celles qui pourraient arriver (ὅ ὐ ὸ ὰ ό έ (…) έ ) ; voire de composer une intrigue dont la dynamique devrait être avant tout régie par la vraisemblance ou par la nécessité (ἢ ά ὰ ὸ ἰ ἢ ὸἀ ῖ ). Et c’est à ce moment là, afin de mieux préciser ce qui conviendrait au ὴ , qu’Aristote fait appel à une figure dont les caractéristiques pourraient lui être opposées μ l’ἱ ό . Des nombreux passages pourraient être citéspour attester cette affirmationέ σous faisons le choix de n’en mentionner qu’un, celui où Homère est pris comme une sorte de précurseur de la comédie et de la tragédie (Poétique, 1448b24 – 1449a1-2) 511 BRÉCHET, 2010, p. 43. 512 Voir BABUT, Daniel, « Sur la notion d’’imitation’ dans les doctrines esthétiques de la Grèce Classique », RevueΝd’études grecques, n° 98, 1985, p. 72-92, p. 77. PAYEN, 2010, p. 244. 513 ARISTOTE, Poétique, 6, 1450 a 38-b 3 : ᾽ ὴ ὲ ᾂ ὶ ήὁ ῦ ᾞ ί …. ῎ ί ά …. 514 ARISTOTE, Poétique, 9, 1451 b 27-29 : ᾂ ἐ ύ ὅ ὸ ὴ ῶ ύ ὴ ἢ ῶ έ ,ὅ ᾞ ὴ ὰ ὴ ί ί ἐ , ῖ ἐ ὰ ά . 515 ARISTOTE, Poétique, 9, 1451 b 29-32 : ἂ ἂ ό ῖ , ὐ ὲ ή ἐ · ῶ ὰ έ ὐ ὲ ύ ῦ ἂ ἰ ὸ έ ὶ ὰ έ , ΄ ἐ ῖ ὐ ῶ ή ἐ . 510 129 Tandis que la fonction de ce dernier serait de raconter les événements qui sont arrivés, en restant ainsi dans le domaine du particulier, la fonction du premier, dont le discours devrait envisager le général, consiterait à parler (aussi) des événements qui pourraient arriverέ D’où le caractère plus philosophique et élevé qu’Aristote va attribuer au domaine du Autrement dit, le Stagirite reconnaît au ὴ . 516 ὴ – dont Homère est la référence – une compétence dans le travail de composition d’un ό , résultat de la création poétique de l’intrigue, dont les actions imitées peuvent ou non renvoyer à des choses advenues517. En revanche, il n’attribue à l’ἱ ό – dont la référence est ici Hérodote – que la tâche de rapporter des choses qui sont déjà arrivées. Il y a ainsi un possible chevauchement du matériau traité par un ὴ avec celui traité par un ἱ ό : ὰ ό (terme qu’on trouve dans le Prooimion de l’Enquête d’Hérodote518). Cette conclusion conduirait « (…) à effacer la distinction largement ressassée entre enquête historique et création poétique »519. Devrait-on pourtant admettre que, dans le texte de la Poétique, le ό de l’ἱ ό se présente a priori comme « (…) dépourvu de ressources mimétiques, de capacités permettant de configurer des actions en une intrigue »520 ς La conséquence ultime à tirer du raisonnement d’Aristote ARISTOTE, Poétique, 9, 1451a 36-b 11 : ὸ ὲἐ ῶ ἰ έ ὶὅ ὐ ὸ ὰ ό έ , ῦ ῦ ἐ ί , ἀ ᾿ έ , ὶ ὰ ὰ ὰ ὸ ἰ ὸ ἢ ὸ ἀ ῖ .῾ ὰ ἱ ὸ ὶὁ ὴ ὐ ῷἢ έ φέ ( ὰ ἂ ὰ῾ ό ἰ έ , ὶ ὐ ὲ ἂ ἱ ί ὰ έ ἢ έ ˙ ἀ ὰ ύ ᾞ φέ , ῷ ὸ ὲ ὰ ό έ , ὸ ὲ ἂ έ . ὸ ὶ φ φώ ὶ ό ί ἱ ί ἐ ί ˙ἡ ὲ ὰ ί ὰ ό , ἡ ᾽ἱ ί ὰ ᾽ έ .῎ ὲ ό έ , ῷ ίᾞ ὰ ῖ᾿ ί έ ἢ ά ὰ ὸ ἰ ἢ ὸἀ ῖ , ᾃ ά ἡ ί ὀ ό ἐ έ ˙ ». Ceci dit, nous soulignons toutefois que, pour mieux saisir ce qu’Aristote comprend comme matière propre au domaine du mythos et de l’historia, il serait opportun non seulement de contextualiser la place que ces extraits cités occupent dans le corpus de la Poétique, mais aussi de les mettre en relation avec l’ensemble des considérations d’Aristote par rapport à l’un et l’autre de ces termes, puisqu’elles s’insèrent dans une démarche dont le but central est de définir ce qu’il comprend comme appartenant au domaine de la « philosophie » qu’il soutienέ À ce propos voir NESCHKE, Ada, « Mythe et histoire d’après Aristote (Poétique, 9) : contribution à une histoire des concepts », dans BOUVIER ; CALAME (éd.), 1998, p. 106-117, p. 110 : « (…) Il s’agit donc de comprendre l’ ‘histoire’ et le ‘mythe’ comme deux étapes de la recherche philosophique dont le rapport n’est pas celui d’une exclusion partielle, puisque dans la recherche aristotélicienne, comme le souligne le Stagirite dans le chapitre θ de l’Histoire des animaux (livre I), l’historia est le fondement de toute connaissance. » 517 BABUT, p. 78 : « (…) si l’historien ou le chroniqueur se contente de rapporter les choses telles qu’elles sont, il appartient au poète, en revanche, de recréer en quelque façon l’événement ( ό ῖ ), en en dégageant par la structure le ῦ , la signification universelleέ Car le poète et l’artiste ne créent pas un monde sorti de leur imagination, ils doivent seulement découvrir ( ὑ ί , 1453 b 25) les relations cachées et significatives qui existent entre les objets représentés. » 518 HÉRODOTE, Histoires, I, 1, 1 : « ό ί ἱ ί ἀ ό ἥ ,ὡ ή ὰ ό ἐ ἀ ώ ῷ ό ᾞἐ ί … ». Remarque faite par PAYEN, 2010, p. 251. 519 CALAME, 2005, p. 32. 520 PAYEN, 2010, p. 241. 516 130 serait-elle que si le ὴ peut prendre part au domaine de l’historique, l’ἱ ό , lui, ne prend jamais part à celui de la poésie ? D’après ce qui a été dit, l’examen de la notion de ή , centrale (aussi521) dans la Poétique d’Aristote, s’imposeέ Cette notion, comme on a déjà eu l’occasion de le remarquer, est étroitement et doublement522 identifiée au domaine de la ή , au moins depuis Platon. En ce qui concerne la Poétique d’Aristote, si elle ne se trouve plus investie d’une dimension ontologique conséquente, elle est néanmoins présentée avec une signification esthétique élargie523έ Surtout, chez Aristote, ce terme ne s’emploie plus – comme c’était le cas dans le texte de La République – que pour caractériser un mode d’expression diégétique : celui du discours direct. Ce mode, du reste, en alternance avec le mode « pur » (voire indirect), serait notamment caractéristique de l’épopée et, d’après ce qui a été suggéré, susceptible d’être étendu au ό historique tel celui de l’Enquête. En effet, dans la Poétique, si la notion de ί étroitement identifiée au domaine de la ή demeure notamment aux genres privilégiés par Aristote tout au long de son traité, à savoir l’épopée et la tragédie –, elle distingue aussi d’autres έ . 524 Par conséquent, malgré ces particularités, on peut identifier un certain accord entre Platon et Aristote en ce qui concerne le domaine de la ί poétique. Pour tous deux, la dimension créatrice de la mimèsis, tout en étant expressément associée à la construction d’une ή Notion dont la présence dans les débats sur la nature de l’art et les conditions de la création artistique de l’Antiquité serait longue, voir BABUT, 1985, p.72. On peut citer comme exemple, parmi ce qui nous est parvenu des écrits attribués à Denys d’Halicarnasse son traité sur L’Imitation (ΠΕΡΙ ΜΙΜΗ΢ΕΟ΢). 522 En ce qui concerne la double acception de la ί ή chez Platon, voir BABUT, 1985, p. 82-84, dont les arguments ont été repris tout récemment par BRÉCHET, 2010, p. 40-41 : « (…) Si Platon est le premier à avoir identifier aussi étroitement la poièsis à une mimèsis, il y a chez lui au moins deux acceptions du terme : celle des livres II et III de la République, où il oppose, du point de vue de l’énonciation, diègesis et mimèsis, et celle du livre X, où il envisage le rapport de l’intelligible et du sensible, du modèle et de l’œuvre d’art, en termes de mimèsis. (…) L’œuvre d’art, de ce fait, n’est que la copie d’une copie, laquelle se caractérise par une forte carence ontologique (…)έ » 523 PAYEN, 2010, p. 246-247 : « Alors que Platon circonscrit la mimèsis par la présence du discours direct, au seul texte théâtralέ Aristote élargit le concept dès le premier chapitre de son traité (…)έ Désormais la mimèsis est le domaine commun à l’épopée et à la tragédie – pour nous en tenir ici aux arts du langage –, à l’intérieur duquel elles s’opposent seulement en termes de ‘mode’ (ὡ ). Sans recouvrir totalement le champ de la diègésis platonicienne, la mimèsis d’Aristote occupe pour le moins la même fonction englobanteέ » 524 ARISTOTE, Poétique, 1, 1447a13-23, où, au-delà de l’épopée, de la poésie tragique, de la comédie et du dithyrambe Aristote caractérise par le terme de ί ή le jeu de la flûte et de la cithare. En effet, il va exposer que l’imitation peut se faire par le moyen du rythme, du langage et de la mélodie, combinés ou non (ἅ ὲ ῦ ὴ ί ἐ ῥ ῷ ὶ ό ᾞ ὶἁ ίᾳ, ύ ΄ἢ ὶ ἢ έ ·) ; pour ensuite présenter deux autres critères μ celui lié à l’objet de l’imitation et celui lié au mode, voire à la manière d’imiter chacun des objets : en racontant, il cite Homère comme exemple ou « en acte ». Voir respectivement : Poétique, 2, 1448 a 1-16 ; 3, 1448 a19-23. 521 131 chez Platon et d’un ῦ 525 chez Aristote, garde toujours une dimension objective526. Dans ce cadre, l’apparition assez tardive de la notion de φ ί dans les textes dont nous disposons527, renforcerait peut-être, non pas l’idée que les Grecs auraient longtemps ignoré la notion d’ « imagination »528, mais plutôt qu’ils concevaient l’imagination artistique comme quelque chose dont l’origine était liée au monde extérieur, lequel précède et nourrit le poète529. Ces considérations faites, il n’en reste pas moins à nous demander si, à la lumière des conceptions aristotéliciennes, nous pouvons effectivement penser que l’ἱ ί se distingue comme un genre à part. Est-ce un genre opposable au domaine de la poétique, puisque/donc étrangère au domaine de la ή et du façonnage d’une intrigue ( ῦ ) ? Est-ce que, au contraire, et en tenant compte de l’association rendue possible à partir de Platon entre le mode diégétique caractéristique de l’épopée (homérique) et celui du ό hérodotéen ainsi que l’utilité de l’oppositionήrapprochement proposé(e) par Aristote entre les domaines de la Voir ARISTOTE, Poétique, 1, 1447a8-1ί, où Aristote lie d’emblée le domaine de la ί à la composition des ῦ : ὶ ὐ ὶ ῶ ἰ ῶ ὐ ,ἥ ύ ἕ , ὶ ῶ ῖ ί ὺ ύ , ἰ έ ῶ ἕ ἡ ί . Voir aussi à ce propos : PAYEN, p., 2010, p. 248 : « (…) la mimèsis n’est ni simple reproduction du réel, ce que laisse entendre à tort la traduction par ‘imitation’, ni strictement représentation, si l’on comprend par là ce qui relève de la poésie dramatiqueέ Étroitement associée à la construction du muthos, définie comme ‘agencement des faits’ [chez Aristote], l’activité mimétique se confond avec l’opération dynamique de création d’une intrigue poétiqueέ » 526 BABUT, 1985, p. 82 : « (…) Platon et Aristote, dont il est traditionnel d’opposer les jugements sur la poésie et les théories esthétiques, à commencer par leurs conceptions de la mimèsis, se révèlent en effet fondamentalement d’accord – quelles que soient par ailleurs leurs divergences – sur deux points essentiels. En premier lieu, la mimèsis du poète, et de l’artiste en général, est profondément différente, pour l’un comme pour l’autre, du simple décalque de l’objet de l’’imitation’έ D’autre part, et conséquemment, la poésie a sa place légitime, à côté des autres arts, parmi les activités de l’esprit humain, à la seule condition qu’elle n’usurpe pas le rôle qui revient au véritable savoir, accessible à la seule philosophie. » 527 On trouve déjà ce terme chez ARISTOTE, DeΝl’Âme, III, 3, 128 b 12-13 (…) ἡ ὲ φ ί ί ί ῖ … ; Rhétorique, I, 11, 1370 a 28-2λέ Voir aussi son emploi dans le sens d’ « image »/ « figuration mentale » plus tard dans le Traité du Sublime, XV, 1-2 : ῎ ὶ ί ὶἀ ῶ ἐ ὶ ύ , … ὶ ἱ φ ί ώ . ὕ ῦ ἰ ΐ ὐ ὰ έ · ῖ ὲ ὰ ῶ φ ί ὸὁ ῦ ἐ ό ὸ ό ά · ΄ἐ ὶ ύ ά ὿ ,ὅ έ ὑ ΄ἐ ῦ ὶ ά έ ὶὑ ’ ῖ ἀ ύ .῾ ΄ἕ ό ἡῥ ὴφ ί ύ ὶἕ ἡ ὰ ῖ , ὐ ἂ ά , ὐ ΄ὅ ὲ ἐ ή έ ἐ ὶ , ΄ἐ ό ἐ ά , ἀ φό ΄ὅ ό ὸ ἐ ῦ ὶ ὸ έ . 528 Voir aussi son occurrence chez PHILOSTRATE, VieΝd’ApolloniosΝdeΝTyane, VI, 19, qui oppose ί à φ ί : (…) φ ί , φ ῦ ἰ ά , φ έ ή ό ί ὲ ὰ ή , ,φ ί ὲ ὶ ὴ ,ὑ ή ὰ ὐ ὸ ὸ ὴ ἀ φ ὰ ῦ , ὶ ί ὲ ά ἐ ύ ,φ ί ὲ ὐ έ , ῖ ὰ ἀ έ ὸ ὐ ὴὑ έ . Cette dernière référence, qui remonte au IIIe siècle, est tenue par BABUT, 1985, p. 73ι4, comme le premier emploi du mot à valeur d’ « imagination créatrice ». 529 BABUT, 1985, p. 78-80 μ « (…) τn sait que pour Aristote, comme pour tous les philosophes grecs, il n’existe pas de création ex-nihiloέ (…) Aussi est-il pratiquemment exclu que l’artiste crée en quelque sorte par ses propres ressources un objet totalement indépendant du réel – et c’est bien pourquoi la langue classique n’a pas de mot correspondant à ce que nous appelons imagination et imaginaire. » 525 132 ή et l’ἱ ί , incarnés respectivement par les paradigmes homériques et hérodotéen, les analyses ne souligneraient pas l’instabilité des frontières entre ces domaines ? Est-ce que cela ne signifierait pas la possibilité que l’histoire puisse, elle aussi et dans une certaine mesure, se mêler au domaine de la ή ς Avançons donc davantage dans l’analyse du texte d’Aristoteέ S’il va de soi de dire que l’épopée et la tragédie sont caractérisées par Aristote comme deux έ έ , dont la qualité est d’être des imitations narratives et en vers ( ᾞ ὶἐ ), il est également nécessaire de les distinguer. Cette distinction peut 530 s’opérer soit sur le plan de leur aspect formel, soit par la définition de leurs modes d’imitationήreprésentation μ l’épopée (homérique) se singularise notamment pour être celle qui imite en racontant ou en faisant raconter par la bouche d’un autre531 – voire pour être un « récit » (ἀ ί )532 –, tandis que la représentation des personnages « en acte » caractérise surtout la tragédie et la comédie533. Or, à la lumière de ce qui a été déjà argumenté sur les critères de classification diégétique de Platon, si l’on considère que le ό hérodotéen, quoiqu’en prose, est notamment marqué par pareille alternance discursive (qualifiée chez Aristote comme un mode mimétique), cela ne nous autoriserait-il pas à rapprocher l’épopée de l’ἱ ί (hérodotéenne) par ce qu’elles auraient en commun – à savoir être, l’une et l’autre, des narrations dotées de vertus mimétiques ?534 530 ARISTOTE, Poétique, 23, 1459a17. ARISTOTE, Poétique, 3, 1448a 19-24 : ῎ ὲ ύ ί φ ά, ὸ ὡ ἕ ύ ή . ὶ ὰ ἐ ῖ ὐ ῖ ὶ ὰ ὐ ὰ ῖ ὁ ὲ ὲ ἀ έ (ἢ ἕ ό ό ,ὥ ῞ ῖ, ἢ ὡ ὸ ὐ ὸ ὶ ὴ ά ), ἢ ά ὡ ά ὶἐ ῦ ὺ έ . 532 ARISTOTE, Poétique, 5, 1449b 9-12 : ΄Η ὲ ᾂ ἐ ί ᾞ ίᾳ έ ὲ ῦ ὰ έ ί ί ἠ ύ · ῷ ὲ ὸ έ ἁ ῦ ὶἀ ί , ύ ῃ φέ . 533 Voir encore une fois ARISTOTE, Poétique, 3, 1448a 27-29, où Aristote compare Sophocle à Aristophane, voire la tragédie à la comédie, du fait que l’une et l’autre imitent des personnages agissantέ Ainsi sont-elles qualifiées de « drames » : ῞ ὶ ά ῖ ί ὐ άφ ,ὅ ῦ ῶ . Voir aussi Poétique, 6, où Aristote tient encore à distinguer les traits propres à la tragédie, où l’imitation, à l’opposé de l’épopée, ne se fait pas par le moyen d’un récit : 1449b 24-27 ῎ ᾂ ᾞ ί ί ά … ώ ὐ ΄ἀ ί . ; 1450 a 12-14. 534 Nous reprenons volontiers PAYEN, 2010, p. 248 : « Dans ce traité où règnent sans partage la tragédie et l’épopée, le lien n’est pas rompu avec l’œuvre du chroniqueur ou de l’enquêteur (ἱ ί ) Hérodote pour trois raisonsέ Tout d’abord (…) dans la mimèsis aristotélicienne la place du réel n’est pas ocultéeέ Ensuite, même rapidement, le récit diégétique rapporté par un narrateur est l’un des deux modes de représentation distingués au chapitre trois ν or n’est-ce pas ce qui se passe dans l’Enquête ? Enfin, les chroniques et les épopées sont toutes les deux diégétiques, les unes en prose, les autres en versέ Certes, Aristote récuse les premières parce qu’elles ne sont pas construites sur le modèle de l’intrique tragique (muthos)έ Cependant, comme d’une part l’épopée est dotée de 531 133 En outre, Aristote relève également les différences entre épopée et tragédie par l’utilisation d’un autre critère qui est leur traitement respectif du temps : tandis que le poète tragique se voit limité à un seul temps, ou bien ne doit qu’à peine dépasser, autant que possible, le temps d’une seule révolution du soleil, l’épopée se caractérise quant à elle par le fait de ne pas être limitée temporellement535. Aristote va mettre davantage encore en relief ce constat lorsqu’il traite du problème de l’unité de l’action dans l’un et l’autre genre. Puisque la tragédie se caractérise comme l’imitation d’une action complète et entière, ayant une certaine étendue – c’est-à-dire une imitation narrative dont l’arc temporel se définit a priori comme limité536, ce sont bien ces traits, et non pas le fait éventuel de ne traiter que des événements concernant la vie d’un seul héros – qui par ailleurs peuvent ne pas constituer une action unique –, qui assurent son unité d’action537έ Sur quels traits repose, d’après Aristote, l’unité d’action d’une épopée dont la restriction à un temps limité n’est pas un attribut propre ? Une première réponse apparaît dans le chapitre κ, à nouveau par l’intermédiaire de l’exemple homériqueέ L’unité propre à l’Odyssée n’est pas attribuée au récit de la vie d’un seul héros mais à l’habilité et au génie d’Homère – dont le choix judicieux des événements traités réussit à assurer l’unité d’action et de l’Odyssée et de l’Iliade538. Puis, dans le chapitre 23, où il reprend cette question de l’unité de l’action de l’épopée pour bien faire remarquer ce qui est propre à celle-ci, Aristote fait cette fois appel non seulement à la tragédie, mais aussi à un autre type de composition : les récits historiques (ἱ ί ὰ έ ). À ce type de composition il attribue la fonction de dire tous les événements arrivés à un seul homme ou à plusieurs au cours d’un temps définiέ Et ceci, ajoute Aristote, sans essayer de reproduire la tragédie, au risque de commettre une faute539. C’est donc seulement après l’introduction de ce deuxième élément comparatif qu’Aristote revient dans ce chapitre à la question de l’unité de l’épopée, ou plus exactement aux épopées dont l’unité lui semble paradigmatique μ l’Iliade et l’τdyssée. Pour le Stagirite, cette unité vertus mimétiques, comme d’autre part, il semble que malgré Aristote, et sans sortir de la Poétique, l’intrigue de l’Enquête ait eu de solides points communs avec celle de l’épopée homérique, ne pourrait-on pour une part rattacher l’œuvre d’Hérodote au registre de la mimèsis ? » 535 ARISTOTE, Poétique, 5, 1449b 12-16 : ῎ ὲ ῷ ή ·ἡ ὲ < ὰ >ὅ ά ὑ ὸ ί ί ἡ ί ἢ ὸ ἐ ά ,ἡ ὲἐ ί ἀό ῷ ό ᾞ, ὶ ύ ᾞ φέ . ί ὸ ῶ ὁ ί ἐ ῖ ᾞ ί ῦ ἐ ί ὶἐ ῖ . 536 ARISTOTE, Poétique 7, 1450b 25-28 : ὴ ᾞ ί ί ὶ ὅ ά ί , ἐ ύ έ · ὰ ὅ ὶ ὲ έ .῞ ΄ἐ ὶ ὸ ἀ ὴ ὶ έ ὶ ή . 537 ARISTOTE, Poétique 8, 1451a 16-21. 538 ARISTOTE, Poétique 8, 1451a 22-39. 539 ARISTOTE, Poétique, 23, 1459a 17-29. 134 tiendrait notamment aux choix judicieux d’un poète « merveilleux entre tous ». En effet, partant d’un événement advenu ( ὰ ό ) avec un début et une fin, la guerre de Troie, Homère choisit de ne traiter que d’une partie déterminée de la guerreέ Cela ne l’empêche pas, pour autant, de réussir à embrasser simultanément d’autres parties de l’action ainsi que d’autres temporalitésέ C’est ce que le poète parvient à faire en parsemant son poème d’épisodes divers, parmi lesquels Aristote mentionne notamment le Catalogue des vaisseaux !540 τn pourrait donc conclure que, d’après Aristote, les épopées, et particulièrement les épopées homériques, se distinguent tout d’abord du fait que l’unité de l’action n’y est pas restreinte comme elle l’est dans la tragédie qui est limitée non seulement par sa temporalité prévue et établie, mais aussi par son « appareil scénique »541 où les acteurs ne peuvent jouer en même temps les différentes parties de l’action qui s’accomplitέ De plus, Aristote constate que dans l’épopée, dont l’imitation se réalise en récit ( ή ), c’est l’habilité dont le poète fait preuve dans son choix de la « bonne » étendue temporelle, qui lui permet d’agencer toute une série d’événements dans leur complexité, qui est précisément la voie dont il dispose pour mener (ou pas) à bien l’unité de son poème542έ C’est pour ces raisons qu’Aristote a choisi de passer sous silence le nom d’Hérodote, tandis qu’auparavant, ayant évoqué l’ἱ ί , son nom – contrastant avec celui d’Homère du côté de la poésie – lui avait paru utile comme exemple. τr, n’oublions pas que le ό hérodotéen se caractérise par un traitement du temps et un agencement des faits advenus qui sont assez proches de ceux qu’Aristote attribue aux épopées homériquesέ Tout d’abord parce que, à l’instar des épopées homériques, l’énonciateur de l’Enquête expose ses choix dès le départέ Ainsi, s’il veut bien rendre compte de ce qui fut la cause de la guerre entre Grecs et Barbares, de même que l’énonciateur de l’Iliade propose d’emblée de chanter la colère d’Achille et ses conséquences 543, son but est néanmoins d’éviter que les exploits grands et merveilleux soient les seuls à ne pas s’effacer de la mémoire avec le ARISTOTE, Poétique, 23, 1459a 30-37 : ί , ὥ , ὶ ύ ῃ έ ἂ φ ί ὰ ὺ , ῷ ὲ ὸ ό , ί ἀ ὴ ὶ έ ,ἐ ῖ ὅ · ί ὰ ἂ έ ὶ ὐ ὐ ύ ὁ ῦ ἢ ῷ έ ά έ ᾳ. ῦ ΄ έ ἀ ὼ ἐ ί έ ὐ ῶ ῖ , ῶ ό ᾞ ὶ ἐ ί , ά ὴ ί . 541 Pour l’explicitation du spectacle comme l’une des six parties constitutives de la tragédie, voir : ARISTOTE, Poétique 6, 1450a 7-14 : ά ᾞ ί έ ἕ , ΄ ά ἐ ὶ ἡ ᾞ ί · ῦ ΄ἐ ὶ ῦ ὶ ὶ έ ὶ ά ὶ ὶ ί . 542 ARISTOTE, Poétique 24, 1450b 17-30. 543 L’Iliade, I, 1-2 : M , ά ᾽ ὐ έ , ί΄᾽ ῖ ΄ . 540 ῞ 135 temps544. Autrement dit, cela ne correspond pas tout à fait à ce qu’Aristote a choisi d’attribuer aux ἱ ί ὰ έ , à ce moment de son traité, à savoir : « dire tous les éléments étant arrivés au cours d’un seul temps, à un seul homme ou à plusieurs ». Par ailleurs, c’est en parsemant son récit de « digressions » qu’Hérodote parvient, lui aussi, à étendre son champ évenementiel et temporel – soit le même recours qu’Aristote avait expressément lié au nom d’Homère, sous le nom d’épisodes545. Tout cela nous suggère – et nous reprenons là encore une fois les conclusions avancées par Pascal Payen – que si Aristote ne se consacre nulle part dans la Poétique à une vraie analyse de la narration mimétique en prose, une analyse plus détaillée du traité du Stagirite comme de certains passages de la République de Platon nous fait pourtant penser que l’ἱ ί (et on peut présumer que ce n’est nullement celle d’Hérodote) pourrait elle aussi être éventuellement perçue comme un récit ( ή champ de la ί ί ) relevant de certains des attributs propres au /ἀ έ De même Hérodote, voire d’autres ἱ ί , pourraient être considérés comme des « poètès en prose »546 puisque leur activité n’échapperait pas à une mise en intrigue ( ῦ ) des faits advenus ( ὰ ό ), caractéristique propre à tout récit547 dont l’ordre est toujours le produit des choix d’un auteur-énonciateur. On comprendra ici ces choix comme des actes motivés par l’entourage social qui structure le hinc et nunc de l’auteurénonciateur à un double niveau : intra et extra-discursif548. C’est du reste dans cette perspective que nous rejoignons la proposition de Claude Calameέ Tout en nous proposant de prendre en compte le po(i)étique dans une perspective plus large – celle d’un poíen classique fondé sur la mímesis fictionelle –, il nous invite à concevoir le HÉRODOTE, Histoires, I, 1, 1 : ό ί ἱ ί ἀ ό ἥ ,ὡ ή ὰ ό ἐ ώ ῷ ό ᾞἐ ί έ , ή ά ὶ ά, ὰ ὲ ῞ , ὰ ὲ ά ἀ έ ,ἀ έ έ , ά ὶ ΄ ἰ ί ἐ έ ἀ ή . 545 Pour un commentaire critique de cette notion de « digressions » pour qualifier certaines parties qui composeraient le ό hérodotéen, voir le point autour de la question dans de JONG, Irène, “σarrative Unity and Units”, in BAKKER, 2ίί2, pέ 2ηη-258. Voir aussi : PAYEN, 2010, p. 253-255. 546 PAYEN, 2010, p. 251. 547 Nous reprenons volontiers certains arguments soutenus par RICŒUR, Paul, Temps et récit, tome I, Paris, 1983 ; __, LaΝmémoire,Νl’histoire,Νl’oubli, Paris 2000. Arguments qui ont été repris en profondeur et de façon critique notamment par CALAME 2005, p. 13-19 ; et aussi plus brièvement par PAYEN, 2010, p. 244 : « (…) Paul Ricœur pose l’hypothèse qu’il existe une unité entre les différents genres narratifs μ tous reconstituent dans l’intrigue du récit la dimension temporelle de l’expérience humaineέ L’intrigue prend ensemble, « configure », les diverses causes, des faits, des hasards, des conséquences, grâce aux ressources de l’art de raconterέ Cette opération de ‘mise en intrigue’ se déroule selon l’ordre du temps du récit qui est aussi celui de la lectureέ La configuration du récit propre trace des intentions de sens de l’auteur (…) et est elle-même un acte de discours. » 548 Voir CALAME 2005, p. 14-16, qui nous exhorte à prendre en compte les dimentions énonciatives, spatiotemporelles et pragmatiques des énoncés. 544 ἀ 136 travail de l’historien (ancien et moderne) comme une « historiopoiésis »549 dont les objets et fondements épistémologiques se construisent et se définissent toujours en liaison-tension avec ceux des diverses autres modalités discursives dont l’objet se rapporte (aussi) aux événements (advenus ou pas) d’un temps du passé, notamment celles relevant de la est confirmé non seulement par une analyse du Thucydide, quand ce dernier reconnaît que les ό ό ή narrative. Ceci hérodotéen mais aussi de celui de rapportés tout au long de son discours ne sont pas restitués tels qu’ils auraient été dits, mais au plus près possible des paroles réellement prononcées550. Dans ce sens, après des exemples de textes anciens témoignant de l’existence d’un certain chevauchement entre les domaines du la ό ή ί , voire du et de l’ἱ ῦ et du , nous pouvons encore faire appel à d’autres exemples, bien plus tardifs et tout aussi intéressantsέ C’est le cas de certains passages qu’on trouve dans l’œuvre de Polybe (IIe siècle av. n.-è) où se trouve un effort de distinction entre ῦ et ἱ ὴ procurer du plaisir et produire de l’étonnement (ἡ ί , le premier étant censé ὶ deuxième aurait pour objectif d’atteindre la « vérité » (ἀ ή opposition n’en laisse pas moins supposer leur liaison puisque le terme ῦ ), tandis que la έ ). Cette sert également à désigner les récits mesongers à la fois chez les historiens551 et également, et surtout, chez Homère552, dont les poèmes sont qualifiés à la fois d’histoire, de rhétorique et de mythe ( έ 549 ἐ ἱ ό ί ὶ έ ὶ ύ ). Voir CALAME 2005, p. 22. CALAME, 2005, p. 32. Voir THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 22, 1 : ὶὅ ὲ ό ᾞ ἕ ἢ έ ή ἢ ἐ ὐ ῷ , ὸ ὴ ἀ ί ὐ ὴ ῶ έ ῦ ἐ ί ᾔ ὐ ὸ ὶ ῖ έ ἐ ὶ ἀ έ · ὡ ΄ἂ ἐ ό ἕ ὶ ῶ ἰ ὶ ό ὰ έ ά ΄ ἰ ῖ , ἐ έ ᾞὅ ἐ ύ ά ώ ῶ ἀ ῶ έ , ὕ . 551 Voir POLYBE, The Histories, XXXIV, 4, 1-4. À propos du champ sémantique de muthos chez Polybe, voir SAÏD, 2010, p. 76 : « Muthos ne sert pas seulement à dénoncer les fictions des poètes. Il désigne aussi dans l’Histoire de Polybe tous les récits mesongers (…)έ Il sert aussi à condammner des ouvrages historiques (…)έ À la différence du récit qui oppose muthos et historia, l’unique occurrence de muthos dans les discours rapportés par Polybe associe étroitement les deux mots, ce qui n’a rien de surprenant quand on connaît les usages des orateurs qui ne distinguent pas le mythe de l’histoire dans leurs exemples. » 552 POLYBE, The Histories, XXXIV, 4, 1-4 : ἰ έ ὴ φ ῖ, ὰ ἰ ῖ ἢ ἢ ὶ ὴ ἐ ί , έ ἐ ἱ ό ί ὶ έ ὶ ύ . ὲ ᾂ ἱ ό ἀ ή έ ,ὡ ἐ ῶ ό ᾞ ὰἑ ά ό ό έ ῦ ῦ, ὴ ὲ ή , ὴ ὲ ἐ ό ό , ὲ ή , ὴ ΄ἀ ί ∙ ὲ έ ἐ έ ὸ έ ,ὡ ὅ έ ἰ ά ῃ, ύ ὲ ἡ ὴ ὶ . ὸ ὲ ά ά ὐ ὸ ὐ ΄Ό ό ∙ ὴ ὰ ἐ ί ί 550 137 On trouve une perspective analogue, plus tard, dans la Géographie de Strabon, au Ie siècle av. n.-è. Si cet auteur affirme certes une distinction entre le domaine du l’ἱ ῦ et celui de ί , il souligne que l’un et l’autre se retrouvent soit dans les discours produits par les ή , soit dans les écrits des ἱ ὶ notamment les premiers553. Par ailleurs, si cet auteur est bien soucieux d’affirmer une distinction entre ή et ἱ ί , il convient de ne pas oublier qu’il se livre, en particulier dans ses « Prolégomènes », à une véritable défense d’Homère, ὁ ή . Il perçoit ce dernier comme le premier promoteur de la connaissance géographique qui, à son avis, est avant tout philosophique (φ όφ ί )554. On ne saurait donc s’étonner que Strabon fasse de l’Iliade et de l’Odyssée ses références majeures et que, tout en commentant certains passages des poèmes homériques, Strabon n’hésite pas non plus à parler de l’acte de mise en œuvre poétique des faits passés comme du résultat d’une enquête (ἱ (ἱ ί έ ό )555, voire de ses poèmesήd’Homère comme un témoignage historique ) qui peut être comparé à celui de Thucydide !556 Soulignons que le terme employé par Strabon est dérivé de celui d’ί et aussi, sous forme verbale (ἱ ί – qu’on trouve notamment chez Hérodote έ ), lié au nom du poète dans la « Vie d’Homère » qui lui est attribuée557. φ ὰ όφ ά ί , ὐ ὡ έ φ ί, ύ ὴ ί ὸ ὴ ά ή ΄ἱ ί ἀ ΄ ὐ ῶ ῖ . 553 STRABON, I, 2, 8 : T ύ ὲ ί ὿ ὶ φ ύ ἰ ὸ ὸ ὶ ὸ ὸ ῦ ί ὶ ὴ ῶ ἱ ί , ἱ ὲ ἀ ῖ ὴ ὴἀ ὴ ἐφύ έ ῶ ί ἡ ῶ , ὶ ὰ ἱ ῶ φ ί ἡ ί ὑ έ . ό ΄ὕ ἡ ἱ ί φὴ ὶ ἡ ῦ φ φί ή ἰ έ · ὕ ὲ ᾂ ὸ ὀ ί ,ἡ ὲ ὴ φ έ ὶ έ ῦ έ ·ἡ ὲ ὴ ῦ ή ὑ ό . ὶ ἱ ῶ ὲἱ ὶ ὶφ ὶ άφ . 554 STRABON, Ι, 1, 2 : ὶ ῶ ὅ ὀ ῶ ὑ ήφ ὶἡ ῖ ὶ ἱ ὸἡ ῶ ,ᾔ ἐ ὶ ῞ , ἀ έ φ ἐ ί ῞ · ὐ ό ἐ ὰ ὴ ί ἀ ά ὑ έ ὺ ά ὶ ὺ ὕ … ; I, 1, 1 : ῦφ όφ ί ί , ά, ὶ ὴ φ ή , ῦ ῃ ή ἐ ῖ . 555 STRABON, I, 2, 36 : ὶ ὲ ῶ ῦὠ ῦ ῶ ὲ ἐ ύ ή · ὶ ὰ ύ ά ῖ ὸ ή . ὸ ὰ ῶ ἀ ώ ὶ ῶ ί ἡ ά ὐ ῷ ύ , ὐ ΄ ὐ ὴ ά ή ά ᾂ , ἀ ΄ἀ ὸ ῶ ἱ έ ὶ ὸ ὸ ὸ έ . I, 2, 40 : ύ ή ὰφ ῖ ὁ ὴ ά ὰ ὲ ὁ ῖ ῖ ἱ έ , ύ ὲ ύ , φ ά ὶ ὸ ὶ . (Nous soulignons). Voir CALAME, 2011, p. 72. 556 STRABON, X, 2, 26 : ὥ ΄ἐ ί ἰ ὰ ὰ ὴ ὴ ἱ ί ό . ί ὲ ὶ (…) φ (…). 557 6 : εαὶ ἐ ά ἀφί ά ὰἐ ώ ὶἱ έ ἐ ά · ἰ ὸ έ ὶ ό ά άφ . 138 En dernier lieu – et pour ne pas terminer sans revenir à la question de la « vérité » (ἀ ί ) comme un (im)possible critère susceptible de distinguer définitivement entre les domaines de l’ἱ ί et de la ή dans l’antiquité grecque et romaine – voyons brièvement certains aspects d’un traité de Lucien de Samosate : le CommentΝ écrireΝ l’histoireΝ ( ). Traité du IIe siècle, son but serait de « proposer aux historiens quelques petites exhortations, quelques recommandations »558 à propos de ce que l’auteur pense être la bonne façon d’écrire l’histoire559έ L’utilité de cette entreprise est justifiée dès le départ par le constat qu’à son époque le nombre d’écrivains qui se seraient consacrés à ce genre s’est multiplié, du simple fait qu’ils considéraient l’écriture de l’histoire comme chose très facileέ Lucien de Samosate, au contraire, l’estime comme un ό toute autre, demande, outre des connaissances techniques ( έ dont la composition, plus que ), une mûre réflexion – du moins si le but est d’écrire une œuvre comparable à celle de Thucydide 560, voire un ἐ ἀ ὶ ί . 561 En effet, ce traité est un pamphlet dirigé contre les historiens de son temps562 qui produisent, d’après Jacques Bompaire, des écrits où la « (…) critique y tourne à la parodie et l’analyse des ouvrages ridicules au raccourci caricatural »563. Ceci doit nous mettre en garde contre toute tentative de lecture littéraleέ En tout cas, le fait que ce texte soit l’un des rares qui nous soit parvenu à être entièrement consacré à un examen des bonnes et des mauvaises façons d’écrire LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 4 : (…) ί έ ὰ ὶὑ ή ύ ὀ ί ή ῖ άφ …. 559 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 63 : (…) ᾃ ό ὼ ὶ ά ἱ ί ί …. 560 Thucydide, et avec lui Hérodote et Xénophon seront mentionnés comme des exemples de bons historiens ( φ ύ ) à plusieurs reprises tout au long du traité. Voir, parmi d’autres LUCIEσ, Comment écrire l’histoire 39, 42, 54. 561 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 5 : ί ὐ ὲ έ ἱ ὶ ῖ φί ἐ ὶ ὸ , ὐ ἢ έ ὸ ἐ ὶ ὸ ί ἢ έ ἢἐ ί ,ἀ ὰ ά ῥ ὶ ό ὶἅ ἱ ί ά , ἑ ῦ ὸἐ ὸ ύ . ὸ ὲ ὶ ὐ ό ,ᾓἑ ῖ ,ὡ ὐ ῶ ὐ ί ὐ ὲ ῥᾳ ύ έ ῦ ΄ἐ ί , ἀ ΄, ἐ ό ὶ , φ ί ό , ,ὡ ὁ ί φ ί ,ἐ ἀ ὶ ί . On retiendra la remarque faite par André Hurst dans sa traduction du traité de Lucien (Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 53, note 33) : « Ktèma es aei est une formule célèbre de Thucydide (1, 22, 4). Elle a dû passer pour un slogan auprès des amateurs d’histoireέ Lucien y reviedra fréquemment (§ 42 ; 61 ; 63). » 562 BRANDÃO, Jacyntho, « Histoire et fiction chez Lucien de Samosate », dans BOUVIER ; CALAME, 1998, p. 120. 563 BOMPAIRE, Jacques, Lucien écrivain, imitation et création, thèse de lettres, Paris, rééd. Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 606. 558 ὑ 139 l’histoire suffit à le considérer comme d’une grande importance564. Le constat relevé par Lucien est sans doute le symptôme d’une absence d’homogéneité concernant cette pratique, encore à cette époque, laquelle pouvait prêter à rire ?! 565 Quoi qu’il en soit, les termes de l’analyse de Lucien font sans doute écho à des notions courantes de la critique, telles qu’on a pu les trouver chez Platon et Aristote mais aussi dans les œuvres d’auteurs tels Cicéron, Denys d’Halicarnasse et Flavius Josèpheέ τn pense notamment au fait que l’ί forme de récit ( ή ί s’y trouve traitée comme un ό 566 dont le développement se fait sous )567. La particularité de cette modalité discursive ne résiderait pas dans le fait que ses éventuels auteurs se trouveraient limités par les recours de leur langue –la même que celle dont diposent les sacrifier à la « vérité » (ἀ ή –, mais dans la contrainte568 qui est la leur de devoir tout ί )569, puisque l’ί pour un instant l’intrusion d’une inexctitude ( ῦ ί n’est pas censée « tolérer ne fût-ce ) »570έ Dans une autre œuvre de Lucien, Voir à ce propos l’ « Introduction » de la traduction de HUST, 2010, p. XVI : « τn s’est demandé si, au moment de critiquer ceux qui s’appuient de manière trop voyante sur des modèles littéraires, Lucien utilisait lui-même un modèleέ Ce modèle supposé serait un traité sur le thème de la manière d’écrire l’histoire, mais datant de l’époque hellénistique (…)έ τr Lucien, pouvait lire des traités aujourd’hui perdus comme ceux de Théophraste ou de Praxiphaneέ τn pourrait même rêver des traités aujourd’hui perdus de Callimaque (…)έ » 565 Voir à ce propos l’article plus récent de BRIAσD, Michel, « La fiction qui pense en riant : avatars et paradoxes du muthos et du pseudos chez Lucien », Cahiers Forell - Formes et Représentations en Linguistique et Littérature, 2014. Disponible : http://09.edel.univ-poitiers.fr/lescahiersforell/index.php?id=243 . Consulté le 14 janvier 2015. 566 σ’oublions pas que chez Hérodote le terme ί ί indique une activité et non le texte qu’en résulteέ 567 LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 55 : ὰ ὲ ὸ ί , ἀ ά ῖ ά ἢ ό ἢ ό , ὐ φὴ ὶ ὐά ἡἐ ὶ ὴ ή ά .ἅ ὰ ἀ ῶ ὸ ὸ ῶ ἱ ί ή άἐ . 568 BRANDÃO, 1998, p. 124, qui croit que la vérité y est évoquée comme une « contrainte mimétique » imposée à l’historien, à l’opposé de la « liberté pure » ( ἐ ί ) caractéristique exclusive de la pratique poétique. Voir ci-dessous. 569 Voir parmi d’autres LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 39 : ῦ ὴ φέ ἕ ὡ ἐ ἰ ῖ . … ἀ ΄ ὐ φῶ ὐ ὸ ή , ί φ ύ , ὐ ὲ ί .ἀ ὰ ἂ ἰ ίᾳ ὺ ἀ ό ἡ ή ὸ ὸ ὶ ὴ ἀ ή ὶ ί ή , ἂ φ ὅ ὐ ἀφέ ἁ ά . 40 ῝ ά ,ὡ φ , ῦ ἱ ί , ὶ ό ῃ έ ἀ ί , ἱ ί ά , ῶ ὲ ἁ ἀ ά ἀ έ ὐ ῷ, ὶὅ ὶ έ ἀ έ ,ἀ έ ὴ ἰ ὺ ῦ ἀ ύ ἀ ΄ ἰ ὺ ὰ ῦ έ ῖ ά . Voir aussi les deux chapitres de conclusion 61 et 62. 570 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 7 μ (…) ἡ ὲ ὐ ῦ ἐ ὸ ἡ ὴ ἱ ί … . Voir à ce propos : BRIAND, 2014, « La pseudologia de Lucien ». Voir aussi : BRANDÃO, 1998, p. 124, pour qui le « mensonge » chez Lucien ne doit pas « (…) être entendu comme un propos contraire à la vérité, mais comme un genre de discours qui a sa propre nature face aux discours vrais (ceux de l’histoire, de la philosophie et de la rhétorique), un discours dont l’origine remonte à Homère ou, plus précisément, aux récits d’Ulysse chez les Phéaciensέ Il s’agit donc d’un pseudos originaire, qui est inspiré par les Muses (…) ». Cet auteur tient par ailleurs à souligner le fait que : « Le problème du pseudos a vivement intéressé Lucien, qui traite de la question dans Les AmisΝduΝmensongeΝouΝl’incrédule (Philopsudeis)έ Il s’interroge sur ‘le motif qui pousse la plupart des hommes à aimer le pseudos – au point qu’ils se plaisent (hêdomenoi) à tenir des discours qui n’ont plus de sens commun et à prêter toute leur attention à ceux qui en débitent de semblables’ [LUCIEσ, Le Menteur, I]. On voit que cette 564 140 )571, nous voyons bien que tel n’était les Narrations véritables ( pas le cas, loin s’en faut, et que, au moins depuis Xénophon, les auteurs anciens n’ont jamais cessé de reprocher à leurs devanciers572, des historiens et d’autres producteurs de ό anciens, le fait que leurs écrits contenaient « beaucoup de prodiges et de fables » ( ά ὶ ώ φό ὰ )573. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dans ce traité, l’écriture de l’ί aussi explicitement liée au domaine des έ plus ί se trouve elle , dont la particularité est de produire un récit rapportant des événéments tels qu’ils se sont produits ( έ )574, de la façon la plus claire, la plus limpide possible575. Ce résultat est censé être obtenu à la condition d’éviter tout excès dans l’application des recours rhétoriques dont on dispose576έ D’où – et dans le dessein de mettre en relief ce qui distingue l’ί ί – l’utilité de faire d’emblée appel à la figure du poète, dont l’activité, ne visant que le plaisir, serait, au contraire, libre de toute contrainte ( ἐ ί )577, soit stylistique, soit en ce qui concerne sa matière, et dont le savoir pourrait être question se pose surtout à propos de la réception du pseudos, qui n’a apparemment aucune utilité, mais qui plaît beaucoup aux hommes. Lucien ne donne pas de solution conceptuelle au problème, car son but principal est la critique ; mais il discerne trois catégories de pseudos. » 571 Pour cette alternative dans la traduction du titre en grec, nous reprenons : BOULOGNE, Jacques, « Narrations véritables : miscellanées de toutes les hybridations imaginables », Uranie 6, Hybrides et hybridités, 1996, p. 81101. 572 BNJ 1 F 1a. 573 LUCIEN, Histoires Vraies A, 2 μ (…) ἀ ΄ὅ ὶ ῶ ἱ έ ἕ ὐ ἀ ᾞ ή ᾔ ό ῶ ῶ ῶ ὶ φέ ὶφ όφ ὰ ά ὶ ώ φό … . Nous avons repris ici la traduction proposée par Jacques BOMPAIRE, Paris, Les Belles Lettres, 2ίί3έ σotons qu’il reprend, notamment ici, le terme « ώ » – ce qu’il fera aussi au cours de son Comment écrireΝl’histoire, 10 ; 40 – qu’on trouvait chez THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, I, 21. 574 LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 38 μ (…) έ ὡ ἐ ά ὐ ὰ ὴ ὐ ῶ ἀ ὰ ὴ . 575 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 51 : ά ὲ ό ᾞἐ ῖ έ ὴ ώ ἀ ό ᾞ ὶ ῷ ὶἀ ῖ ὸ έ ὶὁ ί ἂ έ ὰ φὰ ῶ ῦ ὶ ύ ὐ ά. ά φ ὲἢ ά ἢἑ ό έ , ὐ ὰ ὥ ἱ ῥή άφ ,ἀ ὰ ὰ ὲ ό ὶ ἰ ή · έ ὰ · ῖ ὲ ά ὶ ἰ ῖ ὐ ά. 576 Nous reprenons la traduction de HURST, 2010. LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 43 μ (…) ὴ ὲ φ ὴ ὶ ὴ ἑ ί ἰ ύ , ὴ ὲ φ ὰ ἐ ί ὶ ά ὶ ῖ ό ὶ ἀ ύ ῖ ἐ ή ὶ ὴ ῥ ί ό ὴ έ ἀ έ φ ,ἀ ΄ ἰ ώ ί . ὶὁ ὲ ῦ ύ ὶ ό ,ἡ έ ὲ φὴ ὶ ή, ἵ ἐ ό ῦ ὸὑ ί . 577 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 8 : ἐ ί ἱ ῦ ὡ ὲ ὶ ὑ έ ὶ ό ,ἱ ί ὲ .ἐ ῖ ὲ ἀ ἄ ἡἐ ί ὶ ό ὸ ό ῷ . (Nous soulignons). Ce qui fait écho à l’expression « ῖ ἐ ί », présente dans un passage des Histoires Vraies A, 4. De même que dans son ΙΑΛ Σ Σ ΗΣΙ Ν: ὺ 141 éventuellement qualifié de « vrai » (ἀ ί )578. De ce qui précède, on pourrait dire que Lucien fait de la poésie une sorte de « (…) décor à partir duquel se définit ce que doit être l’ « histoire »579, de même qu’Aristote aurait fait de l’ἱ Ainsi, confondre l’une et l’autre έ ί l’opposé opportun de la ί . serait, d’après Lucien, un « défaut gravissime »580. Et pourtant, si on tient compte de ce que l’auteur déclare dans ses Narrations véritables ainsi que des exemples nombreux qu’il fournit dans son traité581, ce défaut était très partagé à son époque. Dans cette perspective, le choix de l’organisation même du traité, composé de deux parties, se trouve justifié582. La première de ces parties583 indique ce qu’il faut absolument éviter, ί c’est-à-dire ce qui d’après lui est caractéristique des écrits des « mauvais historiens » ( άφ ) de son temps. La première caractéristique évoquée est, sinon la plus grave du moins la plus conséquente μ il s’agirait de faire un discours dont le but immédiat serait de glorifier son public du moment, voire de couvrir d’éloges des dirigeants et des chefs d’armées584. ὲ ὸ έ ᾔ ἀ ῶ ἀφ ἡ έ ὲ ὴ ἐ ί ί …. 578 LUCIEN, ΙΑΛ Σ Σ ΗΣΙ Ν, 3 : έ ὰ ,ὥ ἱ ὶ ὕ ὲ ὶ ὑ ῖ , ῖ φί ὶ ῖ ὐ ῶ , ὰ ά ἀ ί ἐ ὶ ύ ἡ ῖ ὰ ἀ ί . 579 BRANDÃO, 1998, p. 121. 580 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 8 μ (…) έ ί ὲὑ έ ἰ ί ί ὰ ἱ ί ὶ ὰ , ἀ ΄ἐ ά ἱ ώ ὸ ῦ ὶ ὸἐ ώ ὶ ὰ ἐ ύ ὑ ά …. 581 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 14-26. 582 LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 6 : ῦ ὲ ῦ ἱ ῖ , ὰ ὲφ ύ ά , φέ ῶ ἅ φ έ ῷἱ ὶᾔ ά έ , ώ ὐ ἁ ά ὀ ἀ ή ἵ ὐ ῷἀ έ ὶ ά ἥ ῖ ἐφ έ ὶ έ έ ὶ ἐ έ ὶὅ ῖ ὶὅ ἑ ό . ῦ ὲ ὶ ὰ ῦ ὕ . ῦ ὲ ὰ ί φ ύ άφ ῦ . 583 La première partie va du chapitre ι jusqu’au chapitre 33. 584 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 7 : ὶ ῶ ό ἐ ῖ ἡ ί ἁ ά ἀ ή ὰ ἱ ὶ ὐ ῶ ῦ ἱ ῖ ὰ έ ῖ ἐ ί ῶ …. ὶ ὴ ἐ ῷ ῖ ἐ ἐά ῖ ἰ ί , ὶᾔ ῦ ίᾳ ό ὰ ἰ ὴ ἑ έ , ὰ ὲ ὰ ί άφ ἐὐ ὺ ἀ ύ ἑ ά ὶ ῦ ὐ ὰ ὶ , ὁ ό ῖ ἐ ή ἀ ό · ὶ 142 Tandis qu’au contraire, le but majeur d’une ί ί ne serait pas d’être agréable, mais d’être utile585 à l’intérêt commun, notamment à ceux qui viendront après586. En effet, l’historien idéal proposé dans ce traité doit posséder parmi ses qualités principales, « un esprit digne des affaires publiques »587, la maîtrise du style étant l’autre de ses attributs fondamentauxέ Ainsi, du fait que, d’après Lucien, la première de ces qualités ne s’enseigne pas, ce qui reste à faire est de présenter des conseils permettant d’acquérir une virtuosité convenable à l’écriture de l’ί ί 588 . Ce qui est décrit dans la deuxième partie589 où, parmi d’autres aspects, l’auteur aborde des principes qui lui semblent utiles tels que : choisir par où commencer et à quels sujets se consacrer, distinguer parmi les faits ceux qu’il convient de rapporter (selon un bon ordre et une juste longueur) et ceux qu’il faut taire, ne pas s’attendre à mentionner des événements mineurs590έ Les exemples sont issus des œuvres d’Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, mais aussi d’Homère – évoqué notamment comme un exemple d’auteur qui aurait su garder la bonne mesure dans l’étendue des descriptions591. Pour une reprise de cet aspect, voir LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 9 : ῞ ὲ ῶ ῖ ἰ ύ ὴ ἰ ί , ἰ ὸ ὸ ὶ ή , ὶ ὰ ῦ ὶ ὐ ῖ ὸἐ ώ ἐ ὐ ὴ ὡ ὸ ὶ ὐφ ῖ ὺ ἐ ά , ὁ ὅ ἀ ῦ ή ; ῶ ὲ ή ᾞ έ ώ · ὰ ἱ ί ὶ έ , ὸ ή ,ὅ ἐ ῦἀ ῦ ό ά . ὸ ὸ ὲ ὲ ἰ ὶ ὐ ὸ ή ὥ ὶ ά ἀ · 586 Voir parmi d’autres LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 39 : ῦ ὴ φέ ἕ ὡ ἐ ἰ ῖ . … ἀ ΄ ὐ φῶ ὐ ὸ ή , ί φ ύ , ὐ ὲ ί .ἀ ὰ ἂ ἰ ίᾳ ὺ ἀ ό ἡ ή ὸ ὸ ὶ ὴ ἀ ή ὶ ί ή , ἂ φ ὅ ὐ ἀφέ ἁ ά . 40 ῝ ά ,ὡ φ , ῦ ἱ ί , ὶ ό έ ἀ ί , ἱ ί ά , ῶ ὲἁ ἀ ά ἀ έ ὐ ῷ, ὶ ὅ ὶ έ ἀ έ ,ἀ έ ὴ ἰ ὺ ῦ ἀ ύ ἀ ΄ ἰ ὺ ὰ ῦ έ ῖ ά . Voir aussi les deux chapitres de conclusion 61 et 62. 587 Ce que, comme tient à signaler Brandão fait écho aux limites qu’il attache aussi à l’activité du rhéteurέ BRANDÃO, 1998, p. 123 : « (…) La liberté de l’historien est soumise à une exigence de vérité, de même que la liberté du philosophe, d’après Lucien, est soumise à une exigence de cohérence entre ses paroles et ses actions et que la liberté du rhéteur dépend du rapport de son discours avec les affaires de la polis. » 588 LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 34 : ὶ ί ὸ ἱ ί άφ ύ ὲ ῦ φ ό ἥ , ύ ί ὴ ὶ ύ ἑ ή , ὴ ὲ ἀ ί ό φύ ῶ ,ἡ ύ ὲ ἀ ή ὶ ῖ ῷ ό ᾞ ὶ ή ᾞ ῶ ἀ ί έ . 589 Cette deuxième partie va du chapitre 34 jusqu’au chapitre finale du poème (θ3). 590 LUCIEN, Comment écrireΝl’histoire, 6 μ (…) ἀ έ ὶ ά ἥ ῖ ἐφ έ ὶ έ ἑ ά ὶ έ ὶ ἐ έ ὶὅ ῖ ὶὅ ἑ ῦ ὐ ὰ ὶ ό . τù il énonce l’ensemble des aspects qu’on vera traité au cours de la deuxième partie de son traité, plus précisement au long des chapitres 43-60. 591 LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 57 : ά ὲ φ έ ἐ ῖ ῶ ὀ ῶ ἢ ῶ ἢ ῶ ἑ ί … ὁ ὶ῞ ὁ όφ ῖ. 585 143 Homère, bien que poète dont l’œuvre s’appuie « la plupart du temps sur l’invention légendaire ( ώ ) », se voit ainsi accordé du crédit lorsqu’il parle d’un personnage tel qu’Achille ! Car, ne parlant pas d’un vivant, mais de quelqu’un disparu depuis longtemps, il n’y aurait aucune motivation immédiate qui le pousserait à exagérer sa description, voire à mentir dans le but de s’attirer la bienveillance de ses contemporains592. Ce qui, par conséquent, nous permet de penser que, selon Lucien – et malgré tout, en accord avec la tradition –, Homère serait un exemple possible de « bon historien »έ τr, n’oublions pas que cet auteur aurait déjà eu l’occasion, bien sûr fictive, d’interroger Homère sur l’Île des Bienheureux, sans pour autant lui avoir posé des questions concernant la véracité des événements rapportés dans ses œuvres593. Nous reviendrons sur le sujet d’Homère dans la deuxième partie de notre thèse, étant donné que la valeur du passé rapporté dans et par l’Iliade et l’Odyssée pose de nombreuses questions que nous essairons de préciser à propos de la première de ces œuvresέ σous nous arrêterons ensuite plus particulièrement sur la question de la valeur historique de l’ensemble de vers qui composent les Catalogue des vaisseaux. *** De ce qui précède, retenons une conclusion à laquelle est parvenu, parmi d’autres, Claude Calame, à savoir, que même « (…) au IIe siècle aprέ Jέ Cέ, [il n’y a] pas encore de catégorie moderne du mythe, mais une attitude des plus attentistes, sinon respectueuses, vis-à-vis de ces lógoi de la tradition indigène, en dépit des conséquences physiques ou historiques qu’on leur reconnaît », puisque le « (…) critère éthico-religieux prévaut une fois encore sur celui de la valeur de vérité »594. Toutefois on peut en tirer une autre conclusion également importante : au IIe siècle encore, on ne peut pas non plus parler d’une catégorie moderne de l’« histoire », malgré les références faites à certains lógoi comme étant les produits de ce procédé d’enquêteέ LUCIEN, Comment écrireΝ l’histoire, 40 : ῾ ή ᾞ ῦ , ί ὸ ὸ ῶ ὰ ῖ φό ὑ ὲ ῦ᾽ έ , ὶ ύ ὲ ὑ ά , ό ῦ ἰ ἀ ἀ ί έ ή έ ὅ ὴ ὶ ῶ φ · ὐ ὰ ὑ ί ᾃ ἕ ἐ ύ ΄ . (Nous soulignons). 593 LUCIEN, Histoires Vraies B, 2, 20. Voir à ce propos KIM, p. 163 : “(έέέ) The only questions and answers he reveals to his readers are centered on Homer’s biography or the composition of his poetry, and scrupulously avoid any discussion of the content of Homer’s poetry.” Voir aussi : BRIAND, Michel, « Lucien et Homère dans les Histoires Vraies : pratique et théorie de la fiction au temps de la Seconde Sophistique », Lalies 25, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2ίίθ, pέ 12ι-140. 594 CALAME, 2011, p. 58. 592 144 Ceci est rendu encore plus évident si l’on considère le commentaire de Sextus Empiricus dans un texte tel que le Contre les professeurs (IIe-IIIe siècles). Car, concernant les histoires έ racontées (ἱ ί , du ῦ relèveraient de l’ἱ ά ἀ et du ά – la première étant associée aux choses ῶ ), la deuxième aux choses non advenues et au mensonge vraiment advenues (ἀ ( ί, il identifie tout d’abord celles qui ) par les ή ὶ ῶ ), et la troisième rattachée à un entre-deux traitant des choses advenues comme si elles s’étaient produites ( ὁ ί ὲ ῖ έ έ ά ὴ έ ὲ )595. Il renvoie ainsi à une typologie dont les types partagent le même espace discursif, tout en n’en reliant aucun à un typeήgenre d’œuvre bien précisέ De surcroît, il tient à souligner par la suite l’aspect risible ( ), dérivé d’un manque complet de méthode en matière d’histoire chez les grammariens, faute de l’établissement d’un critère de distinction entre le vrai et le faux leur permettant de trancher entre des discours divergentsέ Ce critère, d’après Sextus Empiricus, serait de toute façon inutile, du fait qu’on ne trouve jamais d’histoires vraies chez les grammairiens596. Les termes employés dans ces remarques font écho à ceux déjà présents dans les critiques formulées par Xénophon. Quoi qu’il en soit, ce qui précède rend peut-être plus compréhensible la diversité des qualifications qui ont fini par être attachées au nom d’un auteur tel Hérodote : ἱ ό , άφ , ό , φ ύ . Aucune de ces désignations ne nous semblent en fin de compte plus juste l’une que l’autreέ En revanche, elles semblent devoir être considérées comme ayant été plutôt admissibles et opportunes à des moments et dans des contextes donnés, du moins dans la perspective de celui qui a choisi de les employer – rappelons l’exemple SEXTUS EMPIRICUS, Contre les grammairiens, I, 263-264 : ὸ ύ ἐ ὶ ῶ ἱ έ ὸ ὲ ὲ ἱ ί ὸ ὲ ῦ ὸ ὲ ά ,ᾔ ἡ ὲ ἱ ί ἀ ῶ ῶ ἐ ὶ ό , ὡ ὅ έ ἐ ῶ ΄ἐ ύ φ ὶ ἐ ύ , ά ὲ ά ὴ έ ὲ ὁ ί ὲ ῖ έ έ ,ὡ ἱ ὶὑ έ ὶ ἱ ῖ , ῦ ὲ ά ἀ ή ὶ ῶ ,ὡ ὅ ὸ ὲ ῶ φ ί ὶ φ έ ή ἐ έ ἀφ΄ ἵ ὲ , ὸ ὲ ή ί …. À propos de ce passage voir : CALAME, 2011, p. 39-41. Voir aussi BRÉCHET, p. 36, 52. 596 SEXTUS EMPIRICUS, Contre les grammairiens, I, 266-268 : ῞ ῶ ό ὅ ἰ ὶ ἡ ὕ ἱ ί ἐ ὶ ἀ έ , ἡ έ ί ύ ή ή, ΄ἡ ώ ί ῶ ἱ ό ὶ ίἀ ῶ . ῶ ὲ ὰ ὐ ώ ἡ ῖ ἰ ὶ ἀ ῦ ἱ ί ή ,ἵ ὶἐ ά ό ἀ ή ἐ ὕ ὶ ό ή . ὶ ὿ ἀ ῦ ἱ ί ὰ ῖ ῖ ὐ ὲ ὸ ῦἀ ῦ ή ὑ ό ἐ , ἐ ὶ ῶ ὐ … ό ὰ ῖ ὑ ἐ ῖ φ ῦ ὸ ἀ ύ , ὶ ό ῖ ίἐ · ά ὲἀ ί ὶ ό ὐ ὲ ῷ ὶ ίᾞ ί ά . 595 145 d’Aristote qui désigne Hérodote soit comme « ό », soit comme « ἱ ό ». Ceci, par conséquent et comme on l’a déjà suggéré, nous pousse aussi à les analyser comme une sorte de symptôme etήou d’effet d’un contexte où les découpages des matières narratives qui se (re)produisent ne sont et ne se prétendent pas si précis que cela. Ainsi, autant dire que la reconnaissance même d’une œuvre comme porteuse d’une valeur « mythique » ou bien vraiment « historique », est plutôt un apanage de l’intérêt de celui qui l’évoqueέ Il ne s’agit, ni pour l’une ni pour l’autre, de qualités à valeur absolue597. Ce n’est donc pas un hasard si Hérodote lui-même ne revendique pas le titre d’« historien ». Comme il le précise au début de son oeuvre, il ne souhaite qu’exposer « (…) ses recherches, pour empêcher que ce qu’on fait les hommes, avec le temps, ne s’efface pas de la mémoire (…) »598έ Du reste, s’il fait référence dès le départ à son procédé de travail en utilisant le terme de « ἱ ί », il faut tenir compte du fait que « (…) les Histoires ne se donnent pas pour un discours vrai, quelles que soient les nuances que prend ce mot. Leur cohérence comme leur légitimité proviennent d’une autre source μ l’opinion »599, un domaine réservé aux seuls hommes600. Aussi, à la suite de tout ce que nous avons relevé, il nous semble difficile d’envisager pour l’Antiquité l’existence même de l’idée d’une historiographie conçue comme un type d’énoncéήun genre à part, puisque doté d’une particularité stylistique et d’une valeur propre qui serait incarnées par une idée de « vérité », et qui plus est, serait toujours opposable à n’importe quel énoncé du type « mythique »έ Comme on l’a déjà remarqué, cette opposition se construit au fur et à mesure, sans pour autant jamais recouvrir nos critères contemporains concernant une œuvre historiographique et les attributs censés être propres à l’ « historien », notamment en ce qui concerne le rapport du discours (re)produit et sa véridicité. Nous y insistons : jusqu’au IIe siècle avant notre ère encore, le rapport à la vérité – cette notion dotée d’une histoire propre – se révèle comme quelque chose qui s’authentifie, ou pas, toujours par rapport à une éthique religieuse, voire politique, circonscrite à un moment dicursif et historique donné601. 597 CALAME, 2011, p. 63: « Le mythique est une question de point de vue ». HÉRODOTE, Histoires, I, 1, 1 : ό ί ἱ ί ἀ ό ἥ ,ὡ ή ὰ ό ἐ ἀ ώ ῷ ό ᾞἐ ί …. 599 DARBO-PESCHANSKI, Catherine, LeΝdiscoursΝduΝparticulier.ΝEssaiΝsurΝl’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987, p. 183. 600 Voir CALAME, 2011, p. 50 : « (…) la vérité n’est pas l’apanage de l’historien-enquêteur. Hérodote ne revendique pas l’alétheia, mais la démonstration » ; p. 51 : « La vérité correspond en fait au domaine réservé aux Dieux, seuls omniscients ν l’homme doit quant à lui se contenter de l’opinion et du vraisemblable. » 601 CALAME, 2011, p. 49 : « (…) Le rapport à la vérité est une question d’éthique et, accessoirement poétique, sinon littéraire. » 598 146 Néanmoins, avant de clore cette séquence, faisons encore un petit retour sur le « cas d’Hérodote ». Car si l’Enquête hérodotéenne a bel et bien été remise en question quant à sa place de premier récit mémorial, voire « historiographique », elle a tout de même pu reconquérir son prestige au cours du temps, notamment comme une sorte d’œuvre (proto-)ethnographique tandis que son énonciateur – identifié depuis le début par le nom d’« Hérodote » – a fini par récupérer son autorité comme historien, voire comme le premier à énoncer une voix qu’on pourrait définir comme propre à un enquêteur602. Cela a été rendu posible grâce, notamment, aux perspectives narratologiques reprises par certains hellénistes qui, tout en analysant les actes d’énonciations concrétisés dans le texte qui nous est parvenu de l’Enquête hérodotéenne, ont fini par conclure que si elle ne témoignait pas de la naissance de l’histoire comme un genre, elle contribuait à une autre naissance, celle de l’ « historien comme sujet écrivain », voire de la « figure subjective » de l’historien603. Un tel sujet est, par ailleurs non seulement censé s’occuper d’un passé plus proche, mais aussi se caractériser et se distinguer par le nouveau traitement intellectuel et littéraire qu’il lui donne604. Ainsi, tout en reconnaissant que l’émergence de cette nouvelle figure subjective dans le champ intellectuel grec n’aurait pas mis fin à d’autre productions mémoriales605, les chercheurs soutiennent malgré tout la possibilité d’identifier des traits énonciatifs et de(s) contenu(s) de base censés nous permettre d’établir certains repères pouvant être plus ou moins identifiés à un PAYEN, p. 132-133 : « L’absence de terme générique, jusqu’au IIIe siècle avant notre ère, a conduit à déplacer les analyses vers le statut de celui qui fait entendre sa voix en disant ‘je’ et qui revendique une position dans la configuration des savoirs en plein développement (…)έ Toutes les études rappellent que jamais le terme ἵ ne désigne l’historien ancien, et, à partir de deux scènes de l’Iliade souvent commentées où figurent un histôr, que celui-ci est avant tout un arbitre sollicité pour trancher – alors qu’il n’a pas vu, là est important – ce sur quoi porte le litige. (…) Aucune des trois figures possibles de l’arbitre, du juge et du témoin ne correspond exactement à la place que se construit l’historien ancienέ Comme l’aède épique, l’historien, chez Hérodote, lutte contre le temps pour préserver la mémoire des , mais il s’agit des actions de ‘hommes’, de tous les hommes, Grecs et Barbares, et d’eux seulsέ » 603 HARTOG, 2005, p. 46. Voir aussi : FOWLER, 1996, p. 62-87. Où, bien qu’il souligne la présence de nombre de traits en communs à certaines composantes présentes dans les énoncés des fragments de prosateurs tel Hécatée, et celles présentes dans l’énoncé des Histoires d’Hérodote ; ce chercheur soutient tout de même, constatant qu’Hérodote aurait été le premier à envisager, voire à être conscient du problème des sources, qu’on doit lui reconnaître la primauté en ce qui concerne la manifestation d’une « perception de soi comme un historien »603. Aussi cet auteur, de même que Hartmut Erbse, affirme-t-il qu’on retrouve dans les Histoires d’Hérodote, et pour la première fois, la présence d’ « une pensée proprement historique ». Ainsi, il résulte que, de l’avis de ce chercheur, l’historien d’Halicarnasse, à l’exception de son souci envers les sources, est moins novateur que catalyseur de traits intellectuels existant à son époque. Traits qui, bien que déjà attestés dans l’œuvre d’auteurs (ses devanciers ou même ses contemporains), n’auraient pas pour autant pu ncore se réaliser en tant que tels, notamment dans la démarche d’une vraie enquête sur les événements du passé. Ainsi, et malgré la critique faite au début de son article envers certains aspects des réflexions de Felix Jacoby, il s’avère que c’est l’un des aspects de la pensée de ce dernier qui se trouve être le plus influent, celui qui implique une perspective évolutionniste. 604 JACOB, 1994, p. 200. 605 PAYEN, 2003, p. 131-132. 602 147 genre à part, l’ « histoire ». Mentionnons ceux qui ont été précisés par Pascal Payen de la manière suivante (nous schématisons) 606: 1- L’attachement des auteurs à relier leur œuvre à celles écrites auparavant ; 2- La revendication du recours à l’écriture en prose comme marque distinctive de leur activité ; 3- Le fait que les événements rapportés par la « prose historiographique » ne s’intéressent qu’au temps des hommes, et non plus à celui des dieux, ni à celui des héros. Ces traits caractéristiques listés, nous ne reviendrons plus sur les facteurs pouvant justifier que, progressivement, l’un des moyens les plus efficaces de valider une composition se trouve dans l’évocation des prédécesseursέ Car, une fois que les actes de composition commencent à être mis directement par écrit, et que les compositions traditionnelles commencent à se cristalliser et à se fixer elles aussi sous des formats graphiques, il apparaît que le besoin de relier certaines traditions au nom d’une autorité etήou comme appartenant à un ouvrage donné devient de plus en plus fréquent, voire requisέ En outre, nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’une caractéristique restreinte à des œuvres d’ « histoire ». Enfin, nous ne nous occuperons plus du débat qui place l’écriture (en prose) en tant que technologie (une pratique) rattachée au commencement de l’ « histoire » et d’une pensée historique, voire logiqueέ Ceci a déjà été fait. Néanmoins, pour ce qui est du troisième trait caractéristique listé ci-dessus, nous tenons à insister sur le constat que, à considérer les œuvres de ceux auxquels on attribue habituellement sans hésiter la qualification d’ « historiens », s’il s’avère, certes, que leur but central concerne un passé plus proche, cela n’implique pas du tout une absence d’intérêt pour la passé révolu et notamment celui des héros607. En effet, les références à ce passé éloigné et prétendument « mythique » ( ὰ ί , ὰἀ ῖ , ὰ ό ), loin de ne figurer qu’au début des récits JACOB, 1994, p. 201 : « Le développement d’une histoire du temps des hommes n’a pas mis fin à cette réécriture incessante des traditions sur les origines, et au plaisir durable qu’elles exercèrent sur leurs auditeurs. » 607 JACOB, 1994, p. 201 : « Si l’histoire a conquis son autonomie en s’imposant des limites, en se fixant ses commencements et en s’inscrivant à l’intérieur de la tradition qu’elle a elle-même créée, le monde des dieux, des demi-dieux et des héros, demeure présent dans l’iconographie comme dans la littérature μ poèmes, œuvres dramatiques, allusions de philosophes ou d’orateurs témoignent de sa survivance dans l’imaginaire et le savoir grecs, comme horizons du très ancien, de ce qui a précédé les monde des cités ». Au contraire, nous ne croyons pas vraiment que l’ « histoire » a conquis aussi tôt une autonomie, surtout en ce qui concerne le monde des dieux, des demi-dieux et des hommes, qui y sont également très présents. » 606 148 thucydidéen608 et hérodotéen, se multiplient au cours du ό de l’un et de l’autre à chaque fois qu’ils s’avèrent utiles609. Du reste, prenant en compte deux autres exemples bien plus tardifs qu’on peut trouver dans la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile (Ier siècle av. n.-è.), ainsi que chez Denys d’Halicarnasse, dans ses Antiquités Romaines (Ie siècle avant n.-è.), il se trouve que l’un et l’autre plaident pour une inclusion des récits les plus anciens (ἀ ὶ ί /ἀ ί ί / ) dans leurs écrits610. Ceci répondait sans doute à leurs objectifs respectifs. Il nous semble finalement assez difficile de soutenir que le partage entre spatium mythicum et spatium storicum ait à un moment donné constitué matière à consensus611. Notre étude de cas – les évocations du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade – nous conduit vers une telle conclusion. En effet, le dénombrement des combattants lui-même, tout en rapportant des informations censées renvoyer à des personnages et à un moment de rassemblement des forces guerrières, lui-même lié à un épisode devenu célèbre et censé relever du passé reculé des Grecs, voire appartenir à une sorte de spatium mythicum, trouve néanmoins 608 Voir à ce propos les remarques faites par PAYEN, Pascal, « Archaïsme et époque archaïque en Grèce ancienne. Remarques sur la constitution d’une origine (XVI e-XXe siècles)», Ktema, 31, 2006, p. 17-31, p. 17 : « (…) Thucydide expose, au début de La guerre du Péloponnèse, ce que furent les premiers temps des sociétés grecques, avant Minos et la guerre de Troie jusqu’au conflit contre les Mèdes, mais lui ne désigne jamais ces origines par les termes ἀ ή, ἀ ῖ , ν toujours Thucydide les qualifie de ‘temps d’avant’ ( ό , ὰ ό ) ou, plus souvent, de ‘temps d’autrefois’ ( ὰ ά), s’inscrivant par avance en faux contre l’appellation d’ἀ ό ί par laquelle le scholiaste désigne ce passage et que toute la tradition a adoptée. » 609 En ce qui concerne la présence de ce passé reculé dans l’œuvre d’Hérodote, voir : VISINTIN, M., « La colère de Minos μ à propos d’Hérodote, VII, 1θλ-171 », BOUVIER ; CALAME, 1998, p. 33-42, p. 35 : « (...) certains faits du passé ‘mythique’ remplissent, dans les Histoires, une fonction ‘archéologique’ (à savoir de fondation du savoir ‘historique’) et idéologique à l’intérieur des différentes sections narrativesέ Ils n’acquièrent (…) une réelle valeur sémantique qu’en relation avec un ‘système’ de références et de citations ‘mythologiques’ plus vaste, crée par Hérodote, pour orienter la lecture de l’ensemble de son logos sur la guerre contre les Perses. » En ce qui concerne la place et la valeur des événements et des noms qui renvoient à un ί τu à ρ’ἀ ῖ dans l’œuvre d’Hérodote, voir notamment CALAME, Claude : « La fabrication historiographique d’un passé héroïque en Grèce classique : arkhaîa et palaiá chez Hérodote », Ktema, 31, 2006, p. 39-50. 610 DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, 4, 1-5 : (…) ῶ έ ἱ άφ ἱ ύ ῃ ὲ ἀ ί ί ἀ ὰ ὴ έ , ὰ ὴ έ ά ἀ άφ … ἡ ῖ ὲ ὴ ὲ ί ό ί , ὶ ὸ ὲ ὴ ἀ φ ό ὑ , ὴ ὲ έ ὲ ά ἀ ί (Nous soulignons). DEσYS D’HALICARσASSE, Antiquités Romaine, I, 8, 1-2 : ὴ ᾂ ἱ ί ἀ ὸ ῶ ά ύ , ὾ έ ἱ ὸ ἐ ό φ ῖ ὺ ί ά ἐ (Nous soulignons). Pour un commentaire de ce passage de la Bibliothèque de Diodore, voir entre autres, CALAME, 2011, p. 62. Pour une étude récente du champ sémantique de muthos (aussi) dans l’œuvre de ces deux auteurs, voir SAÏD, 2010, p. 77-82 ; p. 91-95. 611 Concernant le partage du temps, toujours chez Hérodote CALAME, 2006, p. 47 : « Sans qu’il y ait chez Hérodote de véritable périodisation de l’histoire, sans qu’il y ait de distinction tracée entre un hypothétique spatium mythicum et un spatium storicum, tout se passe comme si le partage entre le temps des dieux et celui des hommes était assorti d’une distinction plus floue, mais plus déterminante entre le passé éloigné, qui coïncide avec le temps des figures et des hauts-faits héroïques, et le passé récent (…)έ Ce temps récent qui fait objet principal de l’enquête historico-géographique, c’est le passé dont Hérodote peut voir et entendre les témoignages dans son exploration personnelle, c’est le temps des acteurs politiquesέ » 149 sa place, voire son utilité, dans différents récits dont le but majeur va être de traiter d’un passé récent. Ceci implique que le Catalogue des vaisseaux gagne une place dans des écrits censés s’occuper de ce qui appartient au spatium storicum. Il faudrait ajouter la valeur proprement historique – dans le sens moderne de ce terme – que ce passage va acquérir aux yeux d’une grande partie des hellénistes modernes, nous y reviendrons. Il convient également de ne pas oublier que, si le récit de l’Iliade est censé rendre compte d’un ou de plusieurs épisodes se déroulant au début de la dixième année de combat 612, le Catalogue des vaisseaux lui-même possède une valeur qui recouvre l’un des attributs de ce que nous entendons comme étant propre à l’histoire μ la mise en récit d’épisodes et de références appartenant à un passé antérieur à l’action du poème, voire à un matériel mémorialistiqueέ Les vers du « Catalogue » réactualisent en réalité un rassemblement de forces qui remonte au passé récent, c’est-à-dire à la première année de combat. Du reste, il convient de ne pas oublier que ces vers, notamment les références généalogiques qu’on y trouve, ouvrent de nouvelles fenêtres en direction d’un passé encore plus reculéέ Ceci suffit à justifier que l’on s’intéresse aux questions suivantes : quelle seraient les places et les valeurs possibles des évocations du passé dans l’Iliade et de ce poème, en tant qu’énoncé qui nous parle du passé ς Que dire de la place et de la valeur des vers qui composent cet ensemble connu sous la dénomination de Catalogue des vaisseaux ? Voir GUIEU, 2009, p. 1 : « Dès son second vers l’Iliade se présente comme le récit d’un événement passé : le poète demande à la Muse de chanter ‘la colère du Péléide Achille, colère funeste qui infligea aux Achéens des peines sans nombre (…)’έ τr, l’Iliade n’offre pas seulement à ses auditeurs le récit linéaire de la colère d’Achille et de ses conséquences ; elle intègre également de nombreuses allusions, voire de véritables récits, concernant un passé plus ancien encore que le récit principal : passé récent des neuf ans de guerre qui précèdent le début du conflit entre Agamemnon et Achille, mais aussi passé plus lointain, avec l’évocation de héros des générations antérieures et d’événements du passé divin jusqu’à ‘l’origine de tout’έ » 612 150 151 Deuxième Partie À la recherche de la Grèce homérique Introduction Dans cette deuxième partie nous nous proposons de parcourir, encore une fois sans aucune prétention à l’exhaustivité, quelques questions soulevées par les Modernes autour de la place et de la valeur des événements passés racontés tout au long de l’Iliade. Ceci nous permettra de mieux appréhender les raisons pour lesquelles ceux et celles qui de nos jours ont commenté l’ensemble de vers qui compose le Catalogue dit des vaisseaux l’ont fait dans la perspective de trouver des réponses, voire une sorte d’explication, à la question de sa prétendue valeur historique. En effet, nous observons que ceux et celles qui se sont consacré(e)s au commentaire détaillé des vers qui composent le Catalogue des vaisseaux, et qui d’une façon ou d’une autre ont cherché à mesurer la valeur réelle de leur contenu, n’ont pourtant pas eu recours aux hypothèses et conclusions avancées par les études faites autour de la notion même de verbe έ ά et du duquel il dérive. Nous pensons notamment aux études qui, tout en insistant sur une possible équivalence/rapport entre ce format/mode énonciatif et une volonté de dire/transmettre avec ordre, précision, vérité, auraient pourtant pu gagner à cette mise en relation. Mais nous songeons également aux études de ceux qui ont envisagé que le format liste/catalogue (généalogique) ait été aux origines épistémologiques du ό , lequel aurait servirait de base pour la fondation d’une épistèmè philosophique moderne ainsi que pour la fondation de l’historiographieέ En effet, il ne se trouve aucune allusion au mot et à la notion de catalogue de la part des hellénistes qui ont été si attentifs aux vers du Catalogue des vaisseauxέ Ceci s’explique certes, dans certains cas, par le fait que les études les plus abouties autour de la notion même de ά et du verbe έ remontent aux années 1λιί, tandis qu’un certain nombre d’analyses du Catalogue des vaisseaux, comme celles de Denys Page et d’Adalberto Giovannini 152 leurs sont bien antérieures613. Par conséquent, il faudrait peut-être réfléchir plutôt à l’influence qu’ont pu avoir ces lectures historicisantes d’Homère et des vers du Catalogue sur les études autour de la notion de catalogue. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que les études qui ont enquêté en profondeur au sujet des vers du Catalogue des vaisseaux se sont (trouvées) impliquées – certes de manière variée – dans des débats généraux sur la valeur (historique) du contenu des poèmes homériques. Il va sans dire que ces débats généraux incluaient les polémiques soulevées par l’avancement des fouilles archéologiques du site de Troie. Ces différentes enquêtes, directement ou non, se sont par conséquent trouvées insérées dans les débats modernes piégés par les difficultés à établir une valeur poétique et/ou historique aux contenus des poèmes homériques, voire de reconnaître (ou pas) à Homère la qualité d’être (peut-être à son insu) une sorte d’historienέ À partir du moment où sa production était reconnue comme pouvant constituer une source fiable concernant certains événements du passé, il pouvait l’êtreέ Ce piège, nous y insistons, n’est pourtant propre qu’à nous, les Modernesέ C’est pourquoi nous nous proposons d’examiner, dans un premier temps, certaines des questions soulevées par la problématique de la valeur du passé dans l’Iliade et de ce que l’énoncé de l’Iliade raconte. Nous examinerons ensuite les lectures modernes du Catalogue des vaisseaux. Celles-ci se sont souvent consacrées à une sorte de quête de la Grèce homérique, voire de la Grèce mise en scène par ce catalogue. 613 PAGE, 1966 [1959] ; GIOVANNINI, 1969. 153 Chapitre IV – Le passé dans l’Iliade, le passé de l’Iliade : un argument d’autorité 1- Les évocations du passé dans l’Iliade : à quoi servent-elles ? Commençons par quelques statistiques approximatives μ l’Iliade est un poème qui nous est parvenu en comptant un peu moins de 16000 vers614, dont 1960 environ composent des récits au passé615έ Ce temps antérieur peut aussi bien renvoyer à un passé lointain qu’à des événements ayant eu lieu dans un temps proche ou même assez récent – ce qui est par exemple le cas quand des épisodes qui forment le récit principal du poème sont repris soit dans le discours de personnages, soit dans le texte du narrateur. Ceci dit, on ne saurait trop insister sur une évidence, du reste énoncée dès le début du poème, à savoir, que l’Iliade trouve son noyau dans un événement passé : la colère du Péléide Achille616έ Le narrateur s’empresse d’ailleurs avant tout d’attribuer la connaissance de cet épisode aux Musesέ Il va donc sans dire que notre point de référence temporelle majeur est le moment même où cette colère s’instaureέ Tandis que les événementsήréférences antérieurs à l’existence même de cet état d’âme (y compris bien entendu ses causes) peuvent être identifiés comme appartenant au « passé », de même que la plupart des conséquences déclenchées par cet état d’âmeέ Ces prolongements se trouvent, du reste, eux-mêmes quasiment résumés au cours des sept premiers σul besoin d’insister sur le fait que ce chiffre peut varier en fonction des éditions. Pour un recensement et une présentation exhaustifs de l’ensemble de ces passages, voir les deux tableaux/annexes dans GUIEU, 2009 : « Les évocations du passé antérieurs à l’action de l’Iliade dans le texte du NARRATEUR », p. 859-λ2ι, où se trouvent d’après l’auteur 1θί évocations (pour la plupart très brèves), avec un peu plus de 500 vers; « Les évocations du passé antérieurs à l’action de l’Iliade dans le discours des PERSONNAGES », p. 929-1076, où sont énumérées 215 évocations, réparties dans 175 discours, ce qui fait un peu moins de 1ηίί versέ Remarquons tout de même qu’Aέ Guieu souligne qu’elle prend aussi la parole des personnages comme une « parole prêtée au personnage par le poète ». 616 Il. I, 1. Voir à ce propos ce qui dit GUIEU, 2009, p. 1 : « Dès son second vers, l’Iliade se présente comme le récit d’un événement passé μ le poète demande à la Muse de chanter ‘la colère du Péléide Achille, colère funeste qui infligea aux Achéens des peines sans nombre’έ L’éloignement dans le temps de l’action chantée par le poème n’est jamais précisé, mais le récit concerne des héros plus forts que ‘les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, ῦ ί ἰ ’ (…)έ » Elle fait référence ici à : Il. V, 304 ; XII, 383, 449 ; XX, 287. 614 615 154 vers du poème617, formant un seul fil narratifέ Il n’est pas étonnant, en conséquence, que ce récit ne puisse trouver son dénouement que lorsque la fureur d’Achille arrive à son termeέ De ce qui précède, on comprendra qu’il n’est pas surprenant qu’un assez grand nombre d’études se soit spécifiquement occupé des récits du passé qu’on trouve dans l’Iliade618. Les chercheurs semblent cependant avoir gardé pendant longtemps une attitude assez méprisante face à ces passages, en les désignant comme des « ‘digressions’ inorganiques, signes de l’activité de continuateurs peu inspirésέ »619. Il faut mettre à part le volume Mythologische Exempla in der älteren griechischen Dichtung620 qui, en 1925 et de manière tout à fait isolée, se faisait l’écho de positions qui, selon Ariane Guieu, pourraient déjà se trouver chez les scholiastes ou chez Eustathe. Celle-ci soutenait que ces récits du passé, notamment ceux qui étaient placés dans les discours des personnages, jouaient un rôle important dans le poème, puisqu’ « (…) ils étaient invoqués comme exempla pertinents pour le comportement des personnages. »621. Ces perspectives ne seront néanmoins reprises, et seulement dans une certaine mesure, qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle dans le cadre des travaux des « néo-analystes »622. Il. I, 1-7 : « Chante déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeusέ Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille. » 618 Il va sans dire que de nombreuses études se sont consacrées également à la place du passé dans l’Odyssée. Pour un bref point suivi d’un nombre considérable d’indications bibliographiques, voir GUIEU, 2009, p. 13-15, où cette chercheuse remarque entre autres choses : « (…) Dans l’Odyssée, le passé auquel il est fait référence est presque toujours celui d’Ithaque – avec une opposition systématique entre le bonheur de l’époque où régnait Ulysse et le malheur que les prétendants ont fait fondre sur la communauté en s’installant dans le palais – ou le passé récent de la guerre de Troie et des retours des Achéens. 250 vers à peine sont consacrés au passé antérieur à la génération d’Ulysse (soit à peine plus d’un cinquantième du poème) ; encore ces évocations sont-elles largement concentrées lors de la descente aux Enfers du chapitre 11, les autres concernant surtout le passé des Phéaciensέ (…) Dès le premier abord, l’ensemble du passé mythologique semble donc intéresser beaucoup plus l’Iliade que l’Odyssée qui est beaucoup plus sélective. » 619 Nous avons volontiers repris le point fait récemment autour de ces travaux et présenté par GUIEU, 2009, p. 811 ; p. 675-682. 620 OEHLER, Robert, Mythologische Exempla in der älteren griechischen Dichtung, Diss. Univ. Basel, Aarau, 1925. 621 GUIEU, 2009, p. 8-9. 622 GUIEU, 2009, p. 9-11 : « C’est seulement dans la deuxième moitié du XXe s. que la recherche a sur ce sujet suivi deux nouvelles directions toutes deux initiées par des ‘néo-analystes’ comparant les poèmes homériques à la tradition extérieure, mais avec des résultats singulièrement différents. La première, qui concerne surtout les évocations des épisodes de la guerre de Troie antérieures à l’Iliade (…), a été notamment adoptée par Wέ Schadewaldt et W. Kullmann [respectivement : Iliasstudien, Leipzig, 1938 ; Die Quellen der Ilias, Wiesbaden, 1λθί]έ La conviction que les anime est non seulement que l’Iliade est une épopée inscrite dans une tradition, mais également que les résumés conservés chez Photius des épopées du ‘Cycle épique’ racontant les autres épisodes de la Guerre de Troie (des Cypria à la Télégonie) donnent une image exacte de ces épopées, qui ne sont pas postérieures à l’Iliade, mais lui sont contemporaines ou antérieures : or, certains thèmes de l’Iliade se retrouvant dans ces épopées où ils semblent plus développés, ou plus essentiels, elles doivent être la source de l’Iliadeέ (…) Il me semble que confronter l’Iliade à ce que nous savons par ailleurs de la tradition mythologique archaïque est une démarche importante, voire nécessaire, mais qu’il est plus fructueux de chercher à mettre en lumière l’originalité du poète que de lui chercher d’hypothétiques sourcesέ ήή C’est justement cette démarche qui a été 617 155 σous n’avons certes pas l’intention de traiter ici l’ensemble des arguments présentés dans le cadre de ces travaux modernesέ σéanmoins, nous tenons à souligner ce qu’Ariane Guieu présente comme étant le « double principe », (omni)présent dans ces études plus récentes. Elle n’hésite pas, par ailleurs, à considérer ce double principe comme désormais acquisέ Il s’agit de la reconnaissance de « (…) la pertinence de ces récits à la fois pour les personnages qui les exposent et pour la structuration et l’avancée du récit principal du poème dans son ensemble, et de la liberté du poète par rapport à une tradition extérieure elle-même fluide (…)έ »623. Ce cadre préalable se trouve en grande partie confirmé dans l’analyse d’un important ouvrage de David Bouvier paru en 2002 : LeΝsceptreΝetΝlaΝlyre.ΝL’Iliade ou les héros de la mémoire624. Dans cet ouvrage, la question majeure que l’auteur propose de traiter est celle des conditions culturelles qui auraient motivé, voire permis, l’existence et la transmission à long terme d’un poème comme l’Iliade625. Autrement dit et sous forme de question : (re) produire un récit dont le sujet principal est la colère d’un héros du passé – ses causes et conséquences plus immédiates –, à qui et à quoi cela sert-il ς C’est ainsi que, dans la quête des hypothèses pouvant répondre à cette délicate question, David Bouvier passe en revue les indices – sans compter les débats qui ont déjà eu lieu autour des mêmes questions – qui a priori pourraient le guider pour proposer de bonnes réponses. Les éléments de réponse sont à chercher dans deux directions : (1) autour des manifestations de la voix du locuteur qui peuvent peut-être nous renseigner sur qui parle et quand, sur le lieu de l’élocution, sur sa motivation (par quoiήqui ?). Tout naturellement, David Bouvier va également être amené à récapituler les indices censés nous éclairer sur le public pour lequel l’Iliade aurait pu être et créée, et chantée/écrite/lue. Le résultat de ce premier mouvement de recherche se révèle néanmoins plutôt dissuasif. En effet, David Bouvier remarque que l’aède de l’Iliade non seulement ne se révèle pas au cours adoptée, d’abord par J. Th. Kakridis à propos du récit de Niobé, puis par M. M. Willcock, N. Austin, B.K. Braswell et la plupart des chercheurs suivants [voir respectivement : « Die Niobesage bei Homer », RhM, 79, 1930, p. 113122 ; « Mythological Paradeigma in the Iliad », CQ, 14, 1964, p. 141-154 ; « The function of drigressions in the Iliad », GRBS, 7, 1966, p. 295-312 ; « Mythological Innovation in the Iliad », CQ, 21, 1971, p. 16-26]. (…) Des études de plus grande ampleur se [sont] récemment penchées à nouveau sur ces aspects : une thèse présentée par Sέ Diop en 1λλ1 sur les ‘Mythes,ΝparadigmesΝetΝdigressionsΝdansΝl’Iliade etΝl’Odyssée, un ouvrage consacré par Mέ Jέ Alden aux ‘para-narratives in the Iliad’ [Homer beside himself. Para-narratives in the Iliad, Oxford, 2000] et une étude de Dέ Bouvier sur ‘l’Iliade ou les héros de la mémoire’έ » 623 GUIEU, 2009, p. 9. 624 BOUVIER, David, LeΝSceptreΝetΝlaΝlyre.ΝL’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2002. 625 BOUVIER, 2002, p. 50 : où cet auteur déclare qu’il envisage de « (…) réfléchir aux conditions culturelles qui ont permis l’existence d’un poème comme l’Iliade (…). » Voir aussi : GUIEU, A., « Achille, Patrocle et la poétique de l’Iliade : à propos de D. Bouvier, Le sceptre et la lyre.ΝL’Iliade ou les héros de la mémoire », Gaia, 9, 2005, p. 155-167, p. 155, où au début de son article cette chercheuse résume de la façon suivante la question de base du travail de David Bouvier : « (…) David Bouvier propose une tentative ambitieuse d’expliquer les fondements mêmes de la poétique homérique μ dans quelles conditions et surtout dans quels buts l’Iliade a-t-elle été composée, transmise et fixée ? ». 156 de son poème626 mais ‘oublie’ également d’adresser ne serait-ce qu’une seule interpellation claire627 à ses interlocuteurs humains628 – qu’il ne salue même pas au début de son poème (l’absence de l’une serait-elle la conséquence de l’autre ?629)έ C’est sans doute pour cette raison que David Bouvier choisit de se tourner vers une autre piste, apparemment banale, à savoir le fait que le sujet même du récit de l’Iliade concerne un événement principal, du passé, qui finit par renvoyer à maints autresέ La colère d’Achille est elle-même à la fois l’un des effets désastreux causés par un déjà assez long état de guerre, et le déclencheur de nombreuses autres souffrances et malheurs630. En soulignant ce fait, David Bouvier tient également à mettre en lumière l’étonnement que cela pourrait légitimement soulever dès lors que l’on s’interroge sur les motivations de la composition de ce poèmeέ Il faudrait comprendre l’intérêt que les auditeurs/lecteurs631 anciens pouvaient porter au récit des souffrances et des morts des héros du passé dont parle l’Iliade632. Pour un bref point autour de cette question voir : BOUVIER, 2002, p. 22-2κ, où l’auteur donne aussi son avis, p. 27 : « Si l’aède ne revendique pas la création de son chant, ce n’est pas parce qu’il se situe dans un âge premier où il serait encore ignorant de son propre pouvoir de créateur, mais plutôt parce qu’il est détenteur d’un savoir de toujours qui ne peut être diffusé que selon des règles précises : le savoir sur le passé des héros est un savoir qui doit bénéficier d’un garantie divine (…)έή Le chant de l’aède doit apparaître comme l’inaccessible parole d’une immortelle mémoire et non comme la création éphémère d’un homme mortelέ » 627 Il y a tout de même certains passages où le locuteur de l’Iliade s’adresse à un tu anonyme susceptible de renvoyer à l’auditeurέ Voir : Il., IV, 223-225 ; IV, 429-431 ; V, 85-86 ; XV, 696-698 ; XVII, 366-367. Passages qui ont été notamment analysés par DE JONG, Irène dans Narrators and Focalizers. The Presentation of the Story in the Iliad, Amsterdam, B. R. Grüner, 1987. Dans cet ouvrage cette chercheuse reprend la question de la place de l’auditeur dans l’Iliade, et certains arguments sont repris par BOUVIER, 2002, p. 43-49. 628 David Bouvier met notamment en question les efforts faits pour reconnaître, voire prouver qu’il était possible d’accorder au tableau de la fin du chant I de l’Iliade – la première description d’une récitation musicale du poème – une, voire la seule allusion offerte à ses auditeurs par le locuteur comme lieu d’identificationέ Il soutient plutôt sur tout auditeur de l’Iliade l’hypothèse suivante : « Faute d’être directement apostrophé à tel ou tel titre, il reste encore entièrement libre d’entendre l’histoire d’Achille comme il le veut, libre d’oublier son statut pour mieux s’identifier à qui il souhaiteέ » BOUVIER, 2002, p. 28, voir aussi, p. 29-31. 629 BOUVIER, 2002, p. 22-23 : « (…) l’aède homérique n’interpelle pas son auditoire au début de son chant (…). Il y aurait ici détournement des procédures usuelles de communication. Dans un dialogue ordinaire, les pronoms personnels de la 1ère et de la 2e personne sont normalement employés pour renvoyer aux personnes impliquées par la communicationέ Dans l’Iliade ce n’est pas le casέ (…) Remarquons qu’à cet oubli ou occultation du public correspond, par ailleurs, un effacement plus général de toute allusion au contexte d’énonciation μ l’Iliade ne nous dit rien sur la situation réelle qui a pu justifier son improvisation ou sa récitationέ Quant au ‘je’ qui invoque la Muse, on ne l’entendra nulle part faire une quelconque allusion à son identité ou à sa biographie personnelleέ Ce ‘je’ peut être le ‘je’ de n’importe quel aèdeέ τn pourrait alors être tenté d’expliquer l’occultation du public dans le poème comme une simple conséquence de ce refus plus large des références précises au contexte d’énonciationέ Cela a été observé mais d’une manière générale, les critiques se sont beaucoup plus intéressés à la discrétion de l’aède qu’à l’occultation du destinataireέ » 630 BOUVIER, 2002, p. 29 : « L’histoire de la colère d’Achille est aussi une histoire de souffrances et de mort ». 631 BOUVIER, 2002, p. 19 : « τn sait, de façon certaine, que jusqu’au Ve siècle au moins, la diffusion des poèmes homériques a été essentiellement oraleέ L’Iliade n’était pas un texte qu’on lisait dans le silence des bibliothèques, mais un chant qu’on écoutait. » 632 BOUVIER, 2002, Voir aussi, p. 133 : « (…) quelle raison l’auditeur du poème a-t-il de s’intéresser à l’histoire de ces héros ? » ; p. 42 : « Entre les dieux et les héros, l’auditeur de l’Iliade (…) sans doute, partage-t-il avec les immortels le droit d’écouter un chant qui vient des Muses, mais le contenu même de ce chant l’éloigne des dieux pour le rapprocher des hérosέ C’est tout le poème qui va lui faire découvrir la distance qui le sépare des dieux et la parenté qui l’associe aux héros, condamnés comme lui aux souffrances d’une existence mortelle. » 626 157 Pareille problématique pourrait être facilement et même intuitivement traitée à partir de l’adoption d’une perspective esthétiqueέ Celle-ci pourrait remonter très loin dans le temps, depuis Hésiode633, en passant par Aristote634 et continuant bien au-delà635. Une conception soutient et « (…) justifie la pratique et l’existence de la poésie au nom d’une finalité esthétique qui voudrait que l’art ait le pouvoir de transformer le spectacle des douleurs humaines en une musique agréable à entendre et propre à dissiper les peines de ceux qui l’écoutentέ »636. Cette perspective est cependant non seulement mise en question mais également rejetée par David Bouvierέ Elle ne saurait fournir une clé interprétative appropriée, notamment en parce qu’elle risque, à son avis, de réduire la valeur de la poésie à une fonction purement distractive637. Cette fonction d’ailleurs, et toujours d’après David Bouvier, ne se trouve nulle part illustrée dans l’Iliade638. Face à cela et compte tenu de ce que nous avons déjà précisé, c’est-à-dire qu’il faut bien admettre que l’Iliade ne nous apprend directement que très peu, voire rien, en ce qui concerne son locuteur, ses interlocuteurs et leurs rapports, tout comme elle ne nous dit rien des formes de sa poétique639, David Bouvier propose une étude des quelques passages où les héros du 633 HÉSIODE, Théogonie, 53-55 ; 96-103. BOUVIER, 2002, p. 37 : « Dans la poésie hésiodique, les choses sont très clairesέ Serviteur des Muses, l’aède d’Hésiode revendique haut et fort un pouvoir qui lui serait propreέ Serviteur des Muses, il peut, par son chant, apporter aux hommes l’oubli des mauxέ La poésie se dit investie d’une fonction consolatriceέ Si elle n’explique pas le pourquoi du malheur humain, elle contribue, au moins, à soulager l’homme de ses peinesέ » 634 Parmi d’autres passages liant la production poétique, notamment la tragédie, au plaisir ( ί ) et l’épuration des émotions ( ά ), voirARISTOTE, Poétique, 1448 b 5-12 ; 1449 b 26-27 ; 1453 b 11-13. Voir également la critique avancée par BOUVIER, 2002, p. 48 : « σ’a-t-on pas, trop souvent, sur interprété la théorie aristotélicienne de la mimésis pour faire de l’Iliade une ‘œuvre d’art’, et justifier une poésie de la guerre et de la souffrance au nom d’un topos réduisant la poésie à sa seule fonction esthétique ς L’intention d’Aristote était autre mais sa position a bien servi à étayer cette conception finalement réductriceέ L’Iliade ne dit rien du plaisir paradoxal de la contemplation esthétique ν elle n’invoque pas cet argument pour impliquer son auditeur. » σous pouvons trouver d’autres indications chez BτUVIER, 2ίί2, pέ 3κ, note ι3 . BOUVIER, 2002, p. 36. 637 BOUVIER, 2002, p. 43 : « (…) Le postulat d’une musique apaisant les maux est par trop simplisteέ τn peut pleurer à l’écoute d’un poème comme l’Iliade, le comprendre parfaitement, sans que cela implique une forme de plaisir. » 638 BOUVIER, 2002, p. 42 : « (…) La poétique de l’Iliade est difficile à définir. (…) s’il est donné aux dieux de l’Iliade le pouvoir de se distraire de leurs soucis en écoutant le chant d’Apollon et des Muses, jamais on ne voit les héros iliadiques chercher dans la musique quelque consolation à leurs malheurs ou à leurs deuils. Dira-t-on que la musique consolatrice est dans l’Iliade un privilège réservé aux dieux ? Le héros iliadique se préoccupe d’accomplir l’exploit qui lui vaudra d’être chanté par les poètes futurs, mais il semble bien ignorer, en revanche, l’existence d’une musique qui pourrait le distraire de ses peinesέ » ; p. 48 : « σulle part (…), l’aède ne laisse entendre que son chant vise à réjouir ses auditeurs. ». Mais au contraire, voir Il. XIII, 339-344 (passages cités aussi par de JτσG, 1λκι, pέ ηλ) ν pour un bref commentaire à propos de la poétique de l’Odyssée, voir dans cet ouvrage même les p. 38-41. 639 BOUVIER, 2002, p. 41 : « L’aède de l’Iliade chante sans faire aucune allusion au pourquoi de son chant, sans l’inscrire ni non plus le rattacher à aucun contexte particulierέ Contrairement à la poésie hésiodique, la poésie iliadique ne promet rien à son destinataire : nulle part, elle ne prétend apaiser quelque chagrin ou résoudre quelque querelleέ Contrairement à l’Odyssée, l’Iliade ne dit rien sur l’éventuel pouvoir de la poésie, sur sa possible efficacité. » 635 636 158 poème font référence à la valeur espérée/redoutée que leurs vécus finiront par acquérir au regard des générations futures. Il passe aussi en revue des passages où les personnages évoquent des expériences vécues par leurs ancêtresέ L’idée est qu’en analysant en détail laήles fonctions que le έ (la gloire)640 est censé avoir dans le monde iliadique – par le moyen de cette analyse des évocations du passé et de la valeur prêtée par le poète à ses personnages –, il serait possible de tirer des conclusions à la fois sur la valeur des références au passé dans l’Iliade, et sur la société dans et pour laquelle ce poème aurait été composé. Il va sans dire qu’on ne soulève ici que quelques-uns des points travaillés tout au long de cette vaste recherche menée par David Bouvier μ il s’agit, d’une part, des points que nous estimons être les plus fondamentaux et, d’autre part, ceux que nous envisageons comme étant les plus pertinents dans le cadre du présent travail641. Ceci mis en place, nous voilà face aux conclusions auxquelles cet auteur est parvenu et qui rejoignent celles que nous avons déjà plus ou moins déjà avancées. L’analyse par David Bouvier des paroles prêtées par le poète à ses personnages attestent la valeur paradigmatique et proprement éthique que ces derniers attachent aux actions/paroles, voire au έ des ancêtres. Cette valeur fait que les personnages deviennent, à leur tour, soucieux d’accomplir des actions qui pourront, elles aussi, devenir exemplaires et dont les générations futures auront peut-être à se servirέ C’est du reste ce constat qui conduit David Bouvier à identifier le destinataire qui semblait absent mais qui, en fait, se révèle tout simplement être « (…) le destinataire privilégié d’une histoire où les héros meurent en pensant à lui. »642. L’analyse de ces passages met également en évidence la manière dont le poète donne à ses héros la liberté de choisir, voire de (re)produire des actions passées, de façon à ce qu’elles soient parfaitement adéquates et efficaces dans les contextes précis qui, à chaque fois, motivent 640 BOUVIER, 2002, p. 89-122. Pour des lectures beaucoup plus détaillées de cette œuvre, voir : GUIEU, 2005 ; voir aussi : SCHNAPPGOURBEILLON, Annie, « David Bouvier, LeΝsceptreΝetΝlaΝlyre.ΝL’Iliade ou les héros de la mémoire », Revue de l’histoireΝdesΝreligions, 3, 2005, p. 365-368. 642 BOUVIER, 2002, p. 64 : « Ignoré dans l’invocation initiale du poème, pratiquement oublié dans les parties narratives, l’auditeur de l’Iliade reconnaît enfin, dans le chant qu’il écoute, un discours qui l’implique directementέ Il découvre qu’il est le destinataire privilégié d’une histoire où les héros meurent en pensant à luiέ L’attention de l’auditeur apparaît ici comme la motivation ultime de l’acte héroïqueέ Plus encore que l’opinion publique c’est le jugement des générations à venir qui semblent constituer, pour les héros, la plus importante obligation morale. En fin de compte, l’attention de l’auditeur se révèle être l’enjeu même de l’éthique héroïqueέ Voilà le destinataire de l’Iliade responsabilisé au plus haut point. (…) En évitant une forme d’interpellation qui confirmerait son destinataire dans son statut premier de simple auditeur, l’aède de l’Iliade donne toute leur force aux paroles de ces héros qui dédient leur histoire aux générations futures. On touche ici à la fonction sociale de la poésie μ c’est parce qu’elle n’est pas seulement une parole qu’il faut écouter pour le plaisir, mais qu’elle s’inscrit dans un contexte social où elle remplit une fonction spécifique, que l’Iliade interpelle son auditeur avec un procédé qui lui est propre. » 641 159 leurs évocations643. Ceci explique que David Bouvier en vienne à affirmer que les héros de l’Iliade n’ont, en fait, aucune conscience historique644έ Précisons l’expression : les héros de l’Iliade n’ont aucune conscience historique dans le sens que les Modernes ont attaché au qualificatif « historique », c'est-à-dire comme se rapportant à une valeur liée à l’engagement de parler d’un événement révolu « tel qu’il s’est véritablement passé »645. En effet, lorsque les héros iliadiques évoquent des événements passés, il importe surtout que la valeur de vérité soit validée (ou pas) dans le rapport qui s’établit entre celui qui parle et celui qui écouteέ Il va donc sans dire que c’est bien cette double validation qui sert de garantie pour que n’importe quel passé devienne « paradigmatique »646. De ce qui précède, quelles conclusions David Bouvier finit-il par tirer quant au(x) but(s) qui aurai(en)t pu motiver les (re)productions de l’Iliade – cette immense évocation des différents événements passés durant la période dite archaïque, sinon ceux-là seuls que son locuteur met en scène à maintes reprises au cours de son poème par le moyen de ses personnages647 ? Quelles sont les motivations à centrer le récit autour du motif structurant de la colère d’Achille, dont seule la réconciliation avec le souvenir de son père, à la fin du poème, permet au récit de l’Iliade de trouver son terme648 ς Rappelons qu’Achille lui-même n’utilise à son gré les épisodes du BOUVIER, 2002, p. 435 : « (…) Dans le monde héroïque, le passé peut avoir une dimension éthiqueέ Lorsque les règles coutumières (themistes) fixées par la tradition se révèlent insuffisantes à régler une querelle, l’histoire des ancêtres peut fournir un point de repère d’autant plus pertinent qu’elle peut être adaptée au contexte de la situation beaucoup plus facilement que les themistes codifiées par l’usageέ Là où l’usage rendait difficile de changer des préceptes, ou encore là où les préceptes ne suffisaient pas à régler un litige nouveau, la référence à un passé qu’on pouvait réinventer avait une valeur fondamentaleέ La force éthique des histoires traditionnelles était indissociable de leur réinventionέ Je serais amené à dire que c’est là où elle réinvente le plus la tradition que l’Iliade est le plus éthique. » 644 BOUVIER, 2002, p. 351 : « La mémoire du passé, l’évocation des hauts faits héroïques est motivée par un souci éthiqueέ Le héros homérique ne s’intéresse pas au passé parce qu’il est le passéέ La reconstruction chronologique, la datation des événements passés ne le préoccupent pas. Sa mémoire enregistre des faits exemplaires. Dans ces conditions, on peut dire que le héros n’a pas de conscience historique. » 645 On fait volontiers référence à la célèbre formule énoncé par l’historien allemand Leopold von Hank : « wie es eiglentlich gewesen ». RANK, Leopold von, Geschichte der romanischen und germanischen, Berlin, 1824. 646 BOUVIER, 2002, p. 353 : « Remarquons que les histoires des exploits ancestraux n’avaient rien d’absolu et ne contenaient, en elles-mêmes, aucune vérité particulière ou définitiveέ Leur valeur paradigmatique n’est pas liée à une vérité qui leur serait intrinsèqueέ Ce n’est que parce qu’elles sont dites d’une certaine façon, insérées dans un certain contexte et adaptées à une certaine situation, qu’elles peuvent se trouver investies d’une valeur exemplaire et fonctionner comme ‘norme sociale’έ » 647 BOUVIER, 2002, p. 64 : « (…) En évitant une forme d’interpellation qui confirmerait son destinataire dans son statut premier de simple auditeur, l’aède de l’Iliade donne toute leur force aux paroles de ces héros qui dédient leur histoire aux générations futures. On touche ici à la fonction sociale de la poésie μ c’est parce qu’elle n’est pas seulement une parole qu’il faut écouter pour le plaisir, mais qu’elle s’inscrit dans un contexte social où elle remplit une fonction spécifique, que l’Iliade interpelle son auditeur avec un procédé qui lui est propre. » 648 BOUVIER, 2002, p. 431 : « Durant des siècles, la fonction du chant des aèdes a été d’établir un lien entre les générations, de transmettre un savoir qui permettait à la société de rester elle-mêmeέ L’ambition des héros d’accomplir quelque haut fait inoubliable n’est jamais que la projection dans le monde héroïque d’une société soucieuse de rester elle-même en perpétuant une poésie fondatrice de son identité. La poésie des aèdes était marquée d’une condition μ l’exigence pour les nouvelles générations d’écouter l’histoire des ancêtresέ Est-ce une simple coïncidence si l’on retrouve, au terme de cette tradition, au dernier chant de l’Iliade, la remarquable 643 160 passé649 que dans le dessein de permettre à Priam – l’interlocuteur qui le reconduit vers la mémoire de son père650 – de retrouver, lui aussi, une sorte de réconciliation avec la mémoire651. Ceci permet à David Bouvier d’avancer son hypothèse conclusive selon laquelle : « (…) Moins qu’une mémoire à même de conserver immuablement l’histoire uniforme d’un passé unique, l’aède de l’Iliade semble vouloir faire la publicité d’une tradition capable de réinventer jusqu’au bout le passéέ »652 La mémoire est donc « (…) moins un pari sur le futur qu’un outil pour réinventer le passé »653έ L’on saisit donc mieux la vivacité de son intérêt social, qui ne doit alors jamais se réduire à une intention d’auteur654, laquelle serait incompatible avec l’histoire de la création et de la transmission de l’Iliade telle que David Bouvier la rappelle655. Les débats autour des valeurs du passé se placent tout autant au cœur de la poétique de l’Iliade que des motivations socio-politiques et culturelles des sociétés qui ont donné lieu à sa naissance et à ses (re)productions. expression de l’exigence sur laquelle est fondée toute la tradition orale : se souvenir des pères. Si Achille accepte d’obéir à ce mot d’ordre, le poème pourra trouver sa conclusion ; entre Achille, invité à se souvenir de son père, et l’auditeur de l’Iliade qui a su écouter jusqu’ici l’histoire des ancêtres, l’analogie est intéressanteέ Au terme de l’Iliade, l’exploit du héros serait comparable à cette action de mémoire et d’écoute exigée de l’auditeur du poèmeέ Dans un cas, comme dans l’autre, le refus d’écouter la voix des ancêtres signifierait la fin de la tradition poétique fondée sur le respect des ancêtres. Nous trouverions enfin – mais tout n’est pas fini – une analogie qui permettrait à l’auditeur de se reconnaître, un instant, dans celui qui fut le plus terrible de tous les héros : pour un instant, écoutant la voix des pères, il serait comme Achille et Achille serait comme lui. » 649 Nous faisons bien entendu référence à la « parabole des deux jarres » (Il. XXIV, 529-η42), ainsi qu’à l’épisode de Niobé (Il. XXIV, 602-θ2ί) tous deux racontés par Achille, qui n’hésite pas à les transformer afin de leur assurer une dimension exemplaire. Voir BOUVIER, 2002, p. 434. 650 Pour autant, d’après David Bouvier, cette retrouvaille d’Achille avec la mémoire de son père est anticipée par Patrocle – ce que le nom parlant de ce personnage, « la gloire des ancêtres », laisse deviner –, passant notamment par sa mort. 651 À propos de « La rencontre manquée » de la fin de l’Iliade, mise en scène par Priam – ce père qui retrouve son fils mort par l’intermédiaire de son meurtrier – et Achille, qui à son tour par l’intermédiaire de ce père, qui n’est pas le sien, va pouvoir rejoindre la mémoire de son père qu’il ne reverra plus jamais, voir notamment les remarques de BOUVIER, 2002, p. 432-433. 652 BOUVIER, 2002, p. 434-435. 653 BOUVIER, 2002, p. 434. 654 BOUVIER, 2002, p.82-82, 132 : « Accomplir un exploit pour que les hommes de demain en tirent leçon: l’ambition des héros homériques de devenir des figures de mémoire répond à une double exigence, éthique et métaphysique tout à la fois. La poésie des aèdes trouverait ici sa meilleure justification, à tel point que certains ont été tentés de reconnaître, dans un tel système, la création même d’une poésie en quête d’autojustificationέ Le danger d’une telle tentation est qu’elle est sous-tendue par une conception qui recherche dans le texte une intention d’auteur (…)έ τn l’a vu μ l’Iliade est moins l’œuvre d’un auteur particulier qu’une création collectiveέ Les aèdes n’ont pas à chanter une poésie qui s’autojustifie mais une poésie qui répond à l’exigence d’une culture dont ils sont les porte-parole. » 655 Voir, BOUVIER, 2002, p. 436-452, p. 450 : « (…) S’il est indéniable qu’entre le VIII e et le Ve siècles (pour choisir une grande fourchette) la mémoire des aèdes a évolué vers une mémoire fixe, je reste convaincu qu’un poème comme l’Iliade – qui peut être issu d’une progressive fixation de l’histoire de la colère d’Achille – n’est pas moins, au sein de la tradition orale, un poème neuf ou récent, composé par un ou des aèdes, conscients des limites de leur langue et des potentialités de l’écriture ». Voir aussi, p. 451 : « (…) Cela implique également que la composition de l’Iliade s’inscrit dans un contexte et à un moment précisέ Je suivrais alors volontiers l’hypothèse de W. Burkert pour situer dans la deuxième moitié du VI e siècle seulement la mise par écrit des deux poèmes. » 161 Les conclusions tirées par David Bouvier sont, dans leurs grandes lignes, confirmées dans la thèse de doctorat d’Ariane Guieu, intitulée L’évocationΝduΝpasséΝdansΝl’Iliade656. Cette thèse a été soutenue sept ans après la parution de l’ouvrage de David Bouvierέ σous tenons à intégrer le travail d’Ariane Guieu dans notre analyse notamment parce qu’il se donne pour objectif de se consacrer à l’étude non seulement de quelques-unes mais de toutes les évocations du passé qui composent l’Iliade657έ Le but majeur de l’entreprise est de « (…) déterminer ce que l’évocation du passé dans l’Iliade nous révèle du rapport au temps, à la tradition et au passé du poète et de son auditoire. »658. Autrement dit : quel intérêt « le poète »659 (qu’Ariane Guieu identifie au narrateur du poème) et ses auditeurs portent-ils au passé ? C’est dans le dessein de mieux accomplir sa tâche ambitieuse que cette chercheuse divise son étude en trois grandes parties. Dans la première, elle se propose de procéder au « Recensement et analyse des événements antérieurs à l’Iliade évoqués dans le poème »660 – elle intègre alors des références faites soit par le narrateur, soit par les personnages mis en scène au cours du poème661. La conclusion de cette analyse peut être résumée par l’affirmation suivante : « (…) du passé des héros comme des dieux le poète présente une vision à la fois vaste et déterminée par le présent de son poème. »662 656 GUIEU, 2009. GUIEU, 2009, p. 8 : « La présente étude est en effet née de la conviction que, malgré le grand nombre d’études sur Homère et même spécifiquement sur les récits du passé, la question de l’évocation du passé dans l’Iliade méritait d’être reprise à nouveaux frais » ; p. 11 : « (…) En effet, aucune étude n’a jusqu’ici, à ma connaissance, envisagé dans leur ensemble les évocations du passé dans l’Iliade ». Voir aussi, p. 12 : « Mon but sera donc de rassembler les disjecta membra de l’étude du passé dans l’Iliade, et pour cela de prendre en compte toutes les évocations du passé antérieur au début du récit principal, ainsi que les réévocations par les personnages ou le narrateur d’éléments déjà racontés dans le récit principalέ » 658 GUIEU, 2009, p. 2. 659 En tenant compte de cette affirmation d’Ariane Guieu à propos de ce qui serait fondamental dans son étude, GUIEU, 2009, p. 15 : « La question fondamentale qui guidera mon étude est celle de la valeur du passé pour le poèteέ Pourquoi l’évoque-t-il ? Quelles fonctions remplissent les évocations du passé dans le poème ? On tient alors à expliciter ce que cette chercheuse veut dire quand elle fait référence au « poète » de l’Iliade, voir p. 5 : « (…) il semble également indéniable que l’Iliade n’est pas un lambeau arraché à cette tradition, mais l’œuvre cohérente d’un esprit uniqueέ L’unicité de son sujet, associée à l’intégration d’éléments qui ne sont pas simplement juxtaposés mais assimilés (…) ν l’unité de sa structure, marquée par des effets de reprise et d’écho (…) rendent en effet très fragile l’hypothèse d’une élaboration progressive, par accrétion lors de représentations (performances) variées au long des siècles. » (Nous soulignons) 660 GUIEU, 2009, p. 21-532. Partie qui se trouve organisée en cinq chapitres : I- La Guerre de Troie avant l’Iliade ; II- La vie des héros avant la guerre ; III – Les générations précédentes ; IV- Le passé des dieux ; V- Bilan : Le monde passé : les caractéristiques du passé des héros. 661 GUIEU, 2009, p. 16 : « (…) on peut en effet penser que le poète, qui construit une société cohérente, projette sur la manière dont ses personnages évoquent le passé les fonctions que celui-ci a pour lui ou dans la société dont il fait partie Les contextes dans lesquels les personnages rappellent le passé et leurs buts méritent donc d’être analysés de leur propre point de vueέ D’autre part, comme les personnages ne sont en fait que des fictions créées par le poète dans le cadre d’une œuvre signifiante, ce sont les buts du poète lui-même qu’il faut envisager à travers ceux des personnages : pourquoi leur fait-il évoquer tel événement passé de telle manière, quelle véracité et quelle efficacité prête-t-il à ces paroles sur le passé ? Pourquoi, enfin, place-t-il également des évocations du passé (parfois des mêmes faits) dans le texte du narrateur ? » 662 GUIEU, 2009, p. 532. 657 162 Ensuite, Ariane Guieu ouvre une deuxième partie au cours de laquelle elle se consacre à une étude de « La structuration du passé dans l’Iliade »663. De cette étude très fine, elle parvient à deux conclusions majeures μ d’une part elle n’hésite pas à assurer que « (…) l’organisation chronologique du passé des héros (et des dieux) n’est pas une préoccupation du poèteέ »664 ; d’autre part elle attire notre l’attention sur le constat que l’action du poème lui-même « (…) est fortement structurée chronologiquement, notamment grâce à l’évocation fréquente de quelques événements clés, souvent rappelés sous formes de subordonnées temporelles qui les présentent explicitement comme des jalons structurants (…)έ »665 Ceci dit, on arrive à la troisième et dernière partie de cette thèse : « Valeurs et usages du passé »666, dont les conclusions nous intéressent davantage. Dans cette section, Ariane Guieu précise à la fois les contextes et les divers objectifs des évocations du passé qu’elle a pu déduire à partir des analyses des usages faits directement par le poète/narrateur ou indirectement par (l’intermédiaire) des personnages qu’il met en scèneέ L’intention d’Ariane Guieu est de pouvoir tirer des conclusions concernant la conception du passé, et surtout de ses fonctions, qui seraient éventuellement partagées par les auditeurs, voire par la société de la période dite archaïque667. Reprenons rapidement l’ensemble des fonctions des évocations du passé, d’après les personnages et le narrateur, tel qu’elles ont été relevées par Ariane Guieu : A- Les personnages mis en scène font référence au passé dans le but d’informer, d’influencer, de réfléchir et de se lamenterέ Le passé constitue donc une sorte d’outil discursif rhétorique qui leur permet d’établir un contraste entre le passé et le présent. Le passé devient un précédent peut-être exemplaire et/ou un devancier éventuellement créateur de liens d’obligation668; 663 GUIEU, 2009, p. 533-674. Ariane Guieu va diviser cette deuxième partie en deux chapitres : VI- Mesurer le temps passé. Dans ce chapitre la chercheuse va faire un point à propos de tous les outils linguistiques (verbes, adverbes, adjectifs, prépositions, conjonctions de subordination temporelles, etc.) dont la « langue homérique » qu’on trouve dans l’Iliade dispose pour mesurer la progression du temps du récit. VII- Une structuration chronologique plus large ? Chapitre dont le but est de vérifier si la succession des générations peut être vue comme un principe d’organisation plus large du poèmeέ σous faisons référence aux arguments présents dans cette partie à la fin de notre deuxième chapitre (II.2- Excursus sur la place des renseignements d’ordre généalogique dans les épopées homériques). 664 GUIEU, 2009, p. 621. 665 GUIEU, 2009, p. 621 666 GUIEU, 2009, p. 675-801. Cette dernière partie est subdivisée en trois chapitres : VIII- Contextes et buts de l’évocation du passé par les personnages ; IX- La valeur du passé ; X- Aboutissement μ Les fonctions de l’évocation du passé pour le poète. 667 Il faut savoir ici que la deuxième moitié du VIIIe siècle est la période admise par cette chercheuse, comme son hypothèse de travail, pour la « composition monumentale » de l’Iliade. Voir GUIEU, 2009, p. 6. 668 À propos de chacune de ces fonctions du passé dont témoignent les personnages par les usages qu’ils en font voir : GUIEU, 2009, p. 699-734. 163 B- Le poète/narrateur, à son tour, se sert des évocations du passé pour constituer un arrière-plan à l’action de son poème, tout en soulignant la structure de son récit principalέ Ceci lui permet également de refléter et d’approfondir les enjeux fondamentaux du récit669, comme d’émouvoir l’auditeurέ De ce bref résumé, nous pouvons déjà déduire quelques traits caractéristiques constitutifs de la valeur du passé tels que mis en évidence dans le travail d’Ariane Guieuέ Si ces éléments ne s’opposent pas à la plupart des conclusions apportées par David Bouvier, ils ont néanmoins comme effet de les diversifier. David Bouvier tenait à insister sur la portée éthique du passé présenté dans l’Iliade, que ce soit pour son locuteur, ses personnages, ou – on le présume – pour les auditeursέ Cette valeur éthique majeure venait expliquer l’étonnant plaisir esthétique qui aurait éventuellement pu être lié à l’écoute d’une épopée qui met en scène les souffrances endurées par les mortels. Ariane Guieu de son côté, se montre tout à fait convaincue de la valeur de justification éthique attachée aux actes de remémoration des actions des héros. Elle reçoit tout à fait positivement les critiques que David Bouvier a apporté à la théorie aristotélicienne de la beauté tout en soulignant les occasions où la guerre ou son évocation font pleurer ou glorifientέ Cependant, elle n’est pas tout à fait convaincue par cette dissociation totale entre le plaisir, voire l’enchantement, et l’acte d’écouter un chant de guerre670. En outre, soulignons le fait que Ariane Guieu touche à d’autres aspects assez sensibles, et qui néanmoins pouvaient sembler aller de soi dans bien des travaux antérieurs ayant déjà traité la question de la fonction des évocations du passé dans l’Iliade. Ainsi, elle se trouve, entre autres, d’accord avec David Bouvier quant aux implications morales671, sans doute produites par un récit tel que l’Iliade qui, tout en perpétuant le souvenir des exploits des héros passés, serait peut-être, dans le même temps, en train d’inciter ses auditeurs à faire de même 672. Mais 669 À ce propos, voir : GUIEU, 2009, p. 675, 769-801. Voir notamment : GUIEU, 2005, p. 166 : « Plus généralement, on peut être tenté d'accorder plus de crédit que ne fait lΥauteur aux passages où l’Iliade évoque le plaisir des auditeurs des chants (…)έ Surtout, les remarques de l'auteur qui remet en cause la théorie aristotélicienne de la beauté, souligne les occasions où la guerre ou son évocation font pleurer ou horrifient, et en tire la nécessité d'une justification éthique de la remémoration des actions des héros, semblent entièrement convaincantes, et fondent en raison, de manière remarquable, le fonctionnement paradigmatique souvent observé pour les récits du passé dans les poèmes homériques; cependant, peut-être cette interprétation n'est-elle pas contradictoire avec une prise en compte des évocations de la terpsis que les chants provoquent chez leurs auditeurs (…)έ » 671 Ce qui, toujours d’après GUIEU, 2ίίλ, pέ ι4ί, n’implique pas pour autant que « (…) le passé lui-même soit supérieur au présent, ni même qu’il soit nécessairement envisagé positivement : le connaître est indispensable pour en déduire, par analogie, les conséquences probables des décisions qui s’imposent dans le présent ; il est utile en tant que précédent, et constitue un outil d’analyse de la situation présente, mais n’est pas nécessairement un modèle. » 672 GUIEU, 2009, p. 806. 670 164 elle met en garde contre une perspective qui consisterait à identifier trop vite les discours du poème dans lesquels les personnages incitent leurs interlocuteurs à imiter les héros du passé avec une mise en abîme intentionnelle du genre épique, telle que suggérée par l’aède de l’Iliade lorsqu’il évoque la tâche qu’il aimerait accomplir par son chantέ Elle admet qu’une telle identification puisse être séduisante mais la juge périlleuse parce que, dit-elle, « (…) l’Iliade ne contient pas de représentation d’aède en acte dans laquelle on pourrait raisonnablement chercher le reflet d’une représentation réelleέ »673 Elle ajoute également que, face à ce qu’on trouve dans le poème – à savoir, des personnages qui incitent, certes, les interlocuteurs à faire du passé un paradigme, mais sans que ces évocations prennent jamais la forme d’un chant épique – il serait plus logique de renverser cette perspective, c’est-à-dire ne considérer le chant épique que comme manifestation parmi d’autres de la parole qui peut jouer le rôle de perpétuation des souvenirs du passé et d’exhortations au maintien de certains modèles d’excellence674. En tout cas, et comme du reste nous l’avons déjà suffisamment relevé, Ariane Guieu parvient tout même à des conclusions générales assez proches de celles qui avaient déjà été dégagées par David Bouvierέ Car, à partir de son étude de l’ensemble des usages du passé trouvés dans l’Iliade – et prenant en compte leurs particularités contextuelles liées à la fois aux moments précis où ces évocations sont faites et à leur rôle pour la compréhension plus globale du récit – , elle met aussi l’accent sur un « rapport ambigu » qui s’avère être entretenu par rapport au passé. Dans l’Iliade, est évoqué d’un côté un passé qui fait autorité, « (…) un passé qui oblige, sur lequel les comportements présents et à venir doivent se modeler ; un idéal de reproduction infinie à l’identique »675. Mais également, dans l’autre côté, l’image d’un « (…) passé qui se révèle mouvant μ il importe d’y faire référence, mais on peut choisir le passé auquel on se réfère. »676 GUIEU, 2009, p. 2-3. Voir note au bas de la page 5 : « L’Iliade mentionne un aède du passé (II 594-600), présente Apollon en train de chanter pour les dieux (I 603-θί4) mais on ne sait pas ce qu’il chante, et Achille en train de chanter les ‘actes glorieux, έ ῶ ’ (IX 1κλ), comme la poésie épique elle-même, mais il chante seul dans sa tente, en compagnie du seul Patrocle, et le contenu de son chant n’est pas précisé (…)έ ». Pour cette question concernant les représentations du chant et de l’aède dans l’Iliade et dans l’Odyssée voir notamment : GRANDOLINI, Simonetta, Canti e aedi nei poemi omerici. Edizione e commento, Pisa-Roma, Instituti editoriali e poligrafici internationali, 1996. 674 Voir notamment : GUIEU, 2009, p. 806-807 : « (…) Il semble naturel d’imaginer que, sur le champ de bataille aussi bien que dans les débats ou les banquets, les membres de la société aristocratique pour laquelle le poète composait devaient, comme les héros qu’il chante, s’exhorter mutuellement en utilisant le souvenir des exploits de leurs ancêtresέ Cette remarque toute simple mérite d’être faite, car très souvent cet aspect est négligé au profit d’une exaltation du rôle du chant épique. Ce dernier joue certes un rôle majeur dans la perpétuation du souvenir des temps passés, mais il convient de ne pas figer l’image des interactions sociales de l’époque archaïque en faisant du chat épique la clé de voûte de cette société et de sa capacité à se donner des modèles. » 675 GUIEU, 2009, p. 811. 676 GUIEU, 2009, p. 811. 673 165 Ceci admis, nous pensons possible de pousser un plus peu loin l’affirmation de David Bouvier quant à l’absence d’une « conscience historique » de la part des héros iliadiques. Car, étant donné ce « rapport ambigu » au passé que le poète de l’Iliade aurait choisi de mettre en scène tout au long de son poème, et qui dévoile peut-être la façon dont lui et ses auditeurs faisaient usage des évocations du passé dans leur présent, la conclusion implicite à laquelle Ariane Guieu parvient est que, si le poète/narrateur de l’Iliade est peut-être détenteur d’une quelconque « conscience historique » (au sens moderne), il ne semble pourtant pas s’en soucier vraimentέ En tout cas, il ne s’en soucie pas autant qu’il n’est concerné par l’efficacité du récit qu’il est en train de raconter. Ces conclusions nous intéressent particulièrement dans la mesure où elles viennent, en partie et bien entendu dans notre perspective, à la rencontre des significations du discours en catalogue tel qu’il est présenté notamment par Sylvie Perceau677. Si « dire en catalogue » signifie énoncer un discours dont l’intérêt majeur est d’être tout à fait adapté et complet, voire vrai, une fois qu’il a été validé auprès de la personne avec qui on parle dans une situation de communication bien précise, il semble que toute l’épistémologie qui régit les évocations du passé au cours de l’Iliade – qu’elles soient énoncées par le narrateur ou par les personnages – pourrait être ellemême considérée comme du type « catalogal ». En ce sens, on pourrait dire que le passé référencé tout au long de l’Iliade serait anhistorique. Une telle conclusion permettrait de rendre compte de la transmission des variations dans le passé des héros et des dieux et, bien-entendu, des épisodes concernant la guerre de Troie ellemême. En effet, Ariane Guieu est tout à fait convaincue que les choix concernant les moments comme les contenus des évocations du passé qu’on trouve dans notre Iliade sont les produits des choix effectués par un poète délibérément innovateur678. Celui-ci est innovateur à la fois dans le but de bien structurer son récit et dans le dessein d’augmenter le plaisir du public à l’écoute de son chant679. À en juger par l’immense popularité que l’Iliade a acquise au cours de Voir dans le cadre de ce travail : « 2.1 - Aperçu des débats autour du verbe έ dans les poèmes homériques ». 678 GUIEU, 2009, p. 807 : « (…) Plusieurs facteurs plaident en faveur d’une originalité volontaire de la version iliadiqueέ Tout d’abord, la fréquence des déviations constatées (…)έ Ensuite et surtout, la pertinence des mythes pour l’Iliade est nettement plus grande dans la version iliadique que dans la version conservée par le reste de la traditionέ Ces deux faits arguent en faveur des choix délibérés faits par le poèteέ Reste à savoir si on considère qu’il innove en inventant ou qu’il se contente d’omettre des éléments de la tradition, ou choisir entre des variantes disponiblesέ L’image qui se dessine est donc celle d’un poète bénéficiant de larges libertés dans le cadre d’une tradition fluide. » 679 GUIEU, 2009, p. 807, où cette chercheuse nous rappelle que nombreuses sont les études consacrées aux questions concernant le rapport entre le poète et son public : « (…) dans quelle mesure celui-ci était-il sensible au caractère innovant des versions des mythes évoqués dans l’Iliade ? Le poète modifie en effet la tradition pour mieux adapter les récits au cadre dans lequel il les insère, et donc produire des effets de sens qui doivent être sensibles à son auditoireέ Mais jusqu’où ce dernier les appréciait-il ? Pouvait-il percevoir l’innovation comme telle, 677 166 l’Antiquité, cela a été une vraie réussite. Il résulte de ces considérations que les évocations du passé dans l’Iliade gardent toutes un lien très étroit, voire « organique », avec son contexte même. La conséquence majeure est que le passé qui se dessine au cours de l’Iliade va finir par être très difficilement détachable du récit. Selon Ariane Guieu, ceci expliquerait que bien que l’Iliade jouisse « (…) d’une autorité très ancienne et jamais démentie dans la culture grecque (…) »680, toute la littérature postérieure qui nous est parvenue reprend davantage les évocations des événements passés telles qu’on les trouve dans les poèmes attribués à Hésiode681 plutôt que dans l’Iliade. En dernier lieu, nous voudrions mettre en évidence le constat fait par Ariane Guieu à la fin de sa thèse, lorsqu’elle plaide pour voir en l’Iliade un poème politique où les images du passé ouvriraient des pistes censées nous permettre de comprendre les manières dont les hommes politiques des époques archaïque et classique utilisaient le passé afin de justifier leurs actions et de légitimer leur propre pouvoir682έ τr, si elle ne va pas l’affirmer directement, cette affirmation conduit néanmoins à avancer une hypothèse, qui serait (peut-être à son insu) sousentendue ou même un simple effet dû au sujet privilégié dans sa thèse : exceptées des informations concernant le rapport complexe au passé entretenu par les sociétés archaïques et classiques qui auraient motivée les (re)productions et transmissions continues de l’Iliade, on ne peut véritablement avoir de certitudes concernant les valeurs historiques des données (sociales, géographiques, etc.) (re)présentées dans ce poème, que ce soit pour les événements plutôt et cela ajoutait-il au plaisir intellectuel qu’il ressentait à écouter l’épopée (…) et enrichissait-il sa compréhension des buts du poète (…) ς Plus largement d’ailleurs, comprenait-il les allusions mythiques quand, comme souvent dans le poème, il s’agissait de brèves références ? » 680 Voir notamment : GUIEU, 2009, p. 809. 681 GUIEU, 2009, p. 809-810 : « (…) La littérature postérieure et notamment tardive dépend en effet en majorité (…) d’une tradition issue d’Hésiodeέ La cause de ce phénomène tient sans doute justement au type d’usage que fait l’Iliade des mythes, et au lien très étroit créé entre l’évocation du passé et son contexteέ Le poète a effectué un choix, des modifications, des innovations, en ce qui concerne les événements racontés ou mentionnésέ Il s’écartait ainsi des versions qui devaient déjà être plus ‘traditionnelles’, plus répandues et plus populairesέ Et, si la version des mythes choisie ou élaborée par le poète n’a pas ensuite supplanté les autres, c’est sans doute en raison même de son adaptation à un contexte donné, avec lequel elle entrait en résonance mais hors duquel elle perdait tout intérêtέ L’Iliade, en effet, n’évoque le plus souvent qu’un élément particulier du mythe, un fragment qui ne se comprend que dans un arrière-plan plus large et ne peut pas suffire à constituer une tradition. Au contraire, la Théogonie et les Catalogues pseudo-hésiodiques ont justement vocation à être des explications d’ensemble de la génération de l’ordre cosmique pour la Théogonie, puis de l’organisation généalogique du monde des héros pour les Catalogues : en créant un cadre général, solidement organisé par la succession des générations dans lesquelles viennent s’intégrer les évocations de grands événements, ils acquièrent naturellement une autorité culturelle et contribuent à unifier autour d’eux la traditionέ » 682 Voir notamment : GUIEU, 2009, p. 811 : « Poème épique, l’Iliade est aussi un poème politique, le récit d’un conflit de pouvoir, de ses conséquences et de sa résolution ν en cela, l’image des usages du passé qu’elle donne ouvre des pistes pour comprendre les tensions et les évolutions de la société pour laquelle elle est produite, et pour mettre en perspective la manière dont les hommes politiques des époques archaïque et classique utiliseront le passé pour justifier leurs actions et légitimer leur pouvoir. » 167 récents liés à la guerre de Troie dans sa dixième année (c’est-à-dire au temps présent de la narration) ou pour d’autres événements prenant place dans un passé encore plus reculé. Ce doute, du reste, se trouve à la base des nombreux travaux qui ont débattu de la question de l’historicité des « sociétés homériques » et de la guerre de Troie telles qu’elles apparaissent dans l’Iliade etήou dans l’Odyssée683, et notamment dans les vers qui composent le Catalogue des vaisseaux du chant II. Ainsi, avant de poursuivre et pour ne pas perdre de vue notre « objet privilégié », nous tenons juste à souligner le rôle argumentatif éminent que les vers qui composent le Catalogue des vaisseaux ont fini par jouer dans le cadre des débats modernes autour de la valeur historique de l’énoncé de l’Iliade, et de son épisode fondateur : la guerre de Troie. Ces débats se sont surtout intensifiés à partir des découvertes archéologiques réalisées sur le site de Troie, et ailleurs, au XIXe siècle. Du débat nourri, témoigne, entre autres, et dès le début du XXe siècle, les prises de positions de Walter Leaf684, défenseur de la réalité factuelle de l’épisode de la guerre de Troie dont l’auteur de l’Iliade aurait dû s’inspirerέ En témoigne également l’œuvre de Moses Finley qui, presque un demi-siècle après, se trouve non seulement prêt à mettre en question l’identité des ό , mais doute également de la réalité de leur participation en tant que protagonistes à la destruction de la ville de Troie685. Autrement dit, Moses Finley, confronté aux données archéologiques dont il disposait alors, ne peut autrement conclure qu’en affirmant que l’épisode de la guerre de Troie tel qu’il se laisse voir dans les poèmes homériques a été complétement fabriqué. Afin d’attester la valeur historiographique de l’ensemble de l’Iliade, Walter Leaf, de son côté, se montrait prêt à athétiser le « Catalogue achéen », dont il ne niait néanmoins pas la valeur historiographique. En effet, ce morceau aurait été, selon lui, rajouté tardivement au poèmeέ Cette affirmation lui permettait, d’une part, de défendre la thèse qu’Homère, et notamment l’Iliade, aurait été un témoin fiable de l’époque mycénienne – tout en prenant appui sur l’ouvrage The Heroic Age de Hector Chadwick686 – et, d’autre part, de reprendre la thèse Voir notamment : FINLEY, Moses; CASKEY, John; KIRK, Geoffrey; PAGE, Denys, “The Trojan War”, Journal of Hellenic Studies, 84, 1964, p. 1-20. Disponible sur : http://www.jstor.org/stable/627688. 684 LEAF, 1915, p. 5: “It is high time, in fact, to invert the general principle on which the problem of history in Homer has generally been approached. The assumption has been that Homer is to be explained by mythology, or by folk-lore, or by Sagenverschiebund; and that any residuum that can be spared may be grudgingly left to history. That method has led only to disappointment and failure. Let us try to give history the first mortgage on the estate, and then we can see what is left for mythology and folk-tale.” 685 FINLEY, 1964, p. 6: “σeither kind of explanation excludes the possibility of an Achaean share in the operation (as distinct of an Achaean initiative or monopoly)έ (…) We do not know who those Achaeans were or where they came from (…) They could have come from Asia, from the Aegean or from the Greek mainlandέ” 686 Soulignons l’importance que Wέ Leaf donne à l’ouvrage The Heroic Age de Hector Chadwick, paru en 1912. LEAF, 1915, p. xi : “That I should have been possible to recur to a faith so long held, and restate the old theme 683 168 soutenue par Benedikt Niese dans son Der Homerische Schiffskatalog, qui affirmait que le « Catalogue achéen » représentait la Grèce de l’époque archaïque – plus précisément celle du VIIe siècle av. n.-è.687. En outre, dans le but de soutenir le statut historiographique des poèmes homériques, et particulièrement l’historicité de la guerre de Troie, Walter Leaf soutenait que c’était une analyse de la géographie politique du « Catalogue troyen » qui pouvait en constituer la preuve irréfutable. Cette entreprise, il l’avait déjà menée à bien en 1λ12 avec son Troy: a Study in Homeric Geography688. Dans cet ouvrage, Walter Leaf soutenait que le « Catalogue troyen » était « un véritable registre des peuples de l’Asie Mineure et de la Thrace connus des Grecs mycéniens à l’époque de la guerre de Troie »689έ Ceci était censé lui permettre d’attester de la factualité de la guerre de Troie, dans la mesure où les causes de la guerre se trouvaient liées à la puissance de la ville de Troie, ce dont témoignait précisément le « Catalogue Troyen » qui représentait Troie à la tête d’une coalitionέ Du fait de sa position stratégique, cette ville aurait du reste été un important centre de communication (notamment commerciale) ainsi qu’un objet de convoitise pour les Grecs690. with fresh conviction, is largely due to the appearance of a single book, professor H. M. Chadwick’s The Heroic Age.” 687 NIESE, 1873. Inspiration que Walter Leaf reconnaît ouvertement dans la préface de son livre. LEAF, 1915, p. xii : “What debt I may owe to Niese, Der Homerische Schiffskatalog, I cannot say.” 688 LEAF, Walter, Troy: a study in Homeric geography, London, Macmillan, 1912. 689 LEAF, 1915, p. 75-76: “The main object of my argument was to show that the Trojan Catalogue was indeed a true record of the peoples of Asia Minor and Thrace as known to the Mycenaean Greeks at the Age of the Trojan War; and that the war itself to be taken as a real historical event, the necessity of which was deducible from the economic position of Achaean Greece./It was proved that the Trojan Catalogue in all respects conformed to what a list of the lands and peoples concerned should have been at a time when Greece was only beginning to struggle for a footing in Asiaέ(…) Troy is the center from which radiate all the lines of communicationν and it holds this dominating position because it commands the entrance to the Euxine, which has been from time immemorial the vital point for Greek trade.” 690 Thèse qui du reste sera reprise dans ses grandes lignes par Manfred Korfmann lorsqu’il défendra cette grandeur de Troie comme la cause probable des conflits qui y eurent lieu et auxquels font probablement écho les récits autour de la guerre de Troie. Nous reprenons le point des arguments de M. Korfmann, tel qu’ils sont résumés par MONTANARI, Franco, « Les poèmes homériques entre réalité et fiction », Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, Numéro 9, 2005, p. 24. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2005_num_9_1_1470. Consulté le 11 février 2015, p. 19 : « Les fouilles de Korfmann ont mis en lumière, dans les environs de la citadelle, une vaste cité basse qui concerne Troie VI (1700-1300 environ) et VII (1300-1000 environ); il attribue une grande signification à cette cité pour montrer que la Troie de l'âge du Bronze tardif était une grande cité florissante. En outre, il soutient que la cité avait alors une importance commerciale considérable, grâce au rôle que sa position lui donnait pour exercer un contrôle sur le parcours des navires se dirigeant vers les Dardanelles : voilà qui lui aurait apporté de la prospérité et donné une importance stratégique, assez pour rendre plausibles des actions de guerre, soit pour motif de pillage soit encore pour l'investissement et le contrôle du lieu. En somme, un centre palatial important dans le panorama politico-économique de l’Anatolie et de lΥEgéeέ La formule de ces ultimes campagnes de fouilles semble se résumer à une idée définitive : à l'âge du Bronze tardif, Troie était une cité plus importante et plus prospère que tout ce que l'on avait cru, la représentation homérique gagne donc en vraisemblance ou, justement, se voit confirméeέ Diverses ‘guerres de Troie’ se seraient succédées et la cité aurait aisément acquis la réputation d'un lieu disputé et objet d'attaques périodiques venant de l'extérieur. Une cité, par ailleurs, étroitement mêlée à la politique anatolienne, en rapport avec le royaume hittite et peut-être objet de disputes entre les Hittites et le royaume Ahhijawa (probablement situé dans les îles méridionales de la mer Egée, celles qui ont le plus subi l'influence mycénienne, en particulier Rhodes). » 169 Quant à Moses Finley, l’analyse des arguments – y compris archéologiques – le poussait au contraire à faire reconnaître définitivement que l’épisode de la guerre de Troie, tel que l’Iliade le racontait, ne pouvait qu’appartenir au domaine du mythe et de la poésie, et en aucune manière à celui de l’histoire691. Moses Finley a néanmoins été amené, lui aussi, à revenir sur la question de la valeur historiographique des Catalogues des combattants – notamment celle du « Catalogue achéen »έ σul besoin de dire qu’il va proposer une supputation qui renforce son hypothèse contre la valeur historiographique des récits homériques concernant son événement majeur. Ainsi, il propose que les (ex-) ό , peut-être au début des « siècles obscurs », auraient inventé l’existence de cette coalition continentale panhellénique et lui auraient donné le rôle de protagoniste dans un combat dont la conséquence majeure fût la destruction de Troie692έ Par ailleurs, Moses Finley va soutenir lui aussi l’hypothèse que les Catalogues du chant II ont dû être composés et rajoutés tardivement à l’ensemble du texte de l’Iliade693. En prenant ces exemples, trouvés dans les travaux de Water Leaf et de Moses Finley, on revient curieusement à une conclusion semblable à celle mise en relief par Ariane Guieu concernant la représentation du passé dans l’énoncé de l’Iliadeέ Soit parce que l’un et l’autre suggèrent que le passé tel qu’on le trouve représenté dans le texte de l’Iliade – plus précisément le portrait géopolitique fourni par le « Catalogue achéen » du chant II –, à défaut de témoigner d’une quelconque réalité historique, parleήrépond plutôt desήaux motivations socio-politiques qui ont poussé les Anciens à composer et à incorporer ce Catalogue dans le texte. Soit, peut-on penser, parce que l’interprétation que ces deux auteurs font du passé tel qu’on le voit dans Voir notamment FINLEY et alli, 1964, p. 1-9, p. 9 : “I believe the narrative we have of the Trojan War had best be removed in toto from the realm of history and returned to the realm of myth and poetryέ” 692 FIσLEY, 1λθ4, pέ κμ “(…) If in the early Dark Age the idea of a mainland coalition were invented, that have been done only by Achaeans (perhaps I should say ‘ex-Achaeans’) who looked to the mainland , and primarily to the Peloponnese, as their original homes( wherever they were now living)έ” 693 En fait Moses Finley reprend en partie les thèses soutenues notamment par Denys Page [1955] 1966. FINLEY, 1964, p. 7-8: “And now finally the Cataloguesέ As part of the Iliad they are a mess on any interpretation. Again I need not go into details (…) since they are all laid out in the fourth chapter of Page’s History and the Homeric Iliad. I agree fully that the Catalogues and the narrative of the Iliad as we have it developed separately in the oral tradition and were eventually joined mechanically at a time when they had acquired their many contradictory and irreconcilable elements. There is only one question to be consider: Does the Achaean Catalogue, for all this distortions and fictions retain a large, hard core of Mycenaean reality which compels us to believe in the existence of a mainland coalition against Troy? Page and others answer in the affirmative, essentially on the single argument that an essential number of the places-names fit known Achaean sites and that a small but still substantial number of were gone in post-Mycenaean times and were unknown to Greeks of the historical period. I accept both statements though I believe they are exaggerated. The fact that the Greeks from the eight or even the ninth century on had lost all trace and memory of Dorion or Aepy or twenty more such places has no relevance to what may have been remembered two or three generations or even two centuries after the destruction of Troy and of the lost placesέ ‘Destruction’ is a dangerous wordέ Few places were ever so destroyed that no life continued or returned there, and anyway people lived on with memories, even if they moved elsewhereέ” 691 170 l’Iliade, avec les Catalogues du Chant II, répond, elle aussi, aux besoins argumentatifs de leurs propres textes. Quoi qu’il en soit, avant d’aborder spécifiquement le vrai débat que les Modernes ont articulé autour de la question de la valeur historiographique des vers qui composent le Catalogue achéen – ce fut moins le cas pour le Catalogue troyen –, nous nous proposons de faire un bref survol de quelques questionsέ Il s’agit des questions soulevées par les nombreuses études qui se sont penchées, ou plutôt focalisées, sur d’autres aspects qui touchent la valeur historiographique, sinon de l’ensemble, du moins du « côté humain »694, de ce que le locuteur de l’Iliade raconte au cours du récit qui nous est parvenu. 2- Homère historien ? Autour de la valeur historiographique des événements rapportés par l’Iliade Le nombre d’auteurs modernes qui se sont confronté(e)s aux questions de la valeur historiographique de ce qu’on trouve représenté dans l’Iliade et dans l’Odyssée est loin d’être négligeable695. Cet ensemble pris en compte, on trouve, certes, de nombreux types d’approches dont les divergences ont un rapport très étroit avec les partis pris respectifs concernant les « questions homériques ». En effet, ce ne serait sans doute pas trop dire que le noyau de ces débats tourne autour de deux axes majeurs : les études sur la vraisemblance historique des divers aspects sociétaux des groupes représentés dans l’Iliade et dans l’Odyssée et les « questions troyennes ». Ces dernières concernent fondamentalement la confiance ou la méfiance accordée à la factualité de ce qui 694 Nous faisons volontiers écho à la façon dont Moses Finley a élaboré ces questions : FINLEY, 1964, p. 1-2: “Everyone is agreed that the Iliad as we have is full of exaggerations, distortions, pure fictions and flagrant contradictionsέ By what tests do we distinguish, and, in particular do we decide that A is a fiction, B is not (…)ς (…) There is of course a first test that we all applyμ we eliminate as pure fiction the scenes on τlympus, the divine interventions and all the rest of that side of the storyέ (…) We treat the human side of the tales as possible fact, the supernatural as certain fictionέ But did the bards and their audiences (and many Greeks in later times) (…) draw this distinction? The operational analyses must work with their conceptions in these matters, not with ours; that is why a suggest that the human-supernatural test is a misleading one./ How much latitude of divergence we allow is the decisive question. Everyone allows a good deal, but nearly everyone than stops short and agrees that the ‘tradition of the expedition against Troy must have a basis of historical fact’έ” 695 Voir parmi de nombreux autres : LEAF, 1915. FINLEY, Moses, The World of Odysseus, United States 1954 rééd. London 1956. PAGE, [1959] 1966. SNODGRASS, Anthony, “An Historical Homeric Societyς”, The Journal of Hellenic Studies, 94, 1974, p. 114-125. Disponible: http://www.jstor.org/stable/630424. Consulté le 13 août 2ί14έ KIRK, Geoffrey, “The Homeric Poems as History”, The Cambridge Ancient History, II.2, 1975, p. 820-850. PATZEK, Barbara, Homer und seine Zeit, München, C. H. Beck, 2003. RAAFLAUB, Kurt, “Epic and History”, FOLEY, John (ed.), A Companion to Ancient Epic, Blackwell, 2009, p. 55-70. 171 serait l’événement guerrier majeur ayant eu lieu a priori à et ί / 696 , opposant ό ῶ έ L’impact d’un tel épisode fût si puissant qu’il devint la matière fondatrice et inépuisable d’un « cycle troyen » – les chants homériques n’étant que les énoncés sinon les plus achevés, du moins les plus célèbres697. Il va sans dire qu’au cœur de ce débat se trouve notamment l’ensemble des interprétations autour des résultats des fouilles archéologiques menées sur l’ancienne Troade, et plus particulièrement à Hissarlik – nom du site archéologique de Troie698έ En fin de compte, qu’estce qui aurait motivé l’engagement pionnier aboutissant aux fouilles menées par Heinrich Schliemann, si ce n’est le désir de vérifier la réalité de ce grand conflit ? Ainsi, concernant les fouilles qui se sont déroulées de la fin du XIXe siècle699 jusqu’à nos jours700 un accord quasi complet existe de nos jours parmi les divers spécialistes. Le site d’Hissarlik a effectivement permis d’identifier, entre autres, les couches censées correspondre à un emplacement devenu célèbre grâce à son évocation, voire sa représentation, notamment Car il ne serait pas sans intérêt de rappeler que certains chercheurs n’ont pas hésité à supposer que la « guerre de Troie », évoquéeήreprésentée dans l’Iliade, trouvait peut-être son inspiration historique dans une guerre qui aurait pu se passer ailleurs. Ce que nous précise Leaf, 1915, p. 6 : “(…) Drέ Dümmler and Drέ Bethe tell us that ‘the legends have been transplanted’ν the wars of which the Iliad is a reflex were not really fought in the Troad, but in Central Greece; they were mere intertribal quarrels among the hills which divided Locrians from Boeotians.” 697 Voir à ce propos, parmi d’autres, l’avis de MONTANARI, 2005, p. 21-22 : « (…) Il semble établi que les formes de l'expression et les contenus narratifs de l'épopée grecque archaïque avaient une longue histoire qui a précédé ‘Homère’ : il est difficile de nier que les histoires racontées par la poésie grecque la plus ancienne qui nous soit conservée remontent à lΥâge mycénienέ L’Iliade et l’Odyssée représentent, plutôt qu'un début, une phase finale : il y a eu de nombreux poètes avant Homère, comme le disaient Aristote et Cicéron. La tradition qui a précédé, celle des aèdes qui chantaient, avait donné une solidité essentielle à la structure des histoires des dieux et des héros et avait amené à sa perfection l'instrument stylistique et expressif pour les raconter : les étapes du processus traditionnel sont perdues, nous reste son achèvement monumental. » 698 Remarquons que ce site d’Hissarlik (nom d’une colline située dans l’actuelle province de Çanakkale, en Turquie) se trouve inscrit sur la liste des Patrimoines mondiaux de l’UσESCτ dès 1λλκ, sous le nom de « Site archéologique de Troie ». Voir aussi ces remarques faites par : BRYCE, Trevor, “The Trojan Warμ Myth or Realityς”, The Kingdom of the Hittites, New York, Oxford University Press, 1998, p. 393: “The citadel with which the name of Troy is associated lies in the north-west corner of Anatolia in the region called the Troad, so named Graeco-Roman writers who believed that the whole area was controlled by Troy. The Troad forms a fairly clearly definable geographical unit. It is bounded on three sides by sea-the Hellespont (modern Dardanelles) to the north, and the Aegean Sea to west and south. The whole area is mountainous and dominated in the south by the Mount Ida massif. It has two major rivers, the Simois and the Scamander. At the confluence of these rivers lies the site of Troy itself, on a mound called Hissarlik, the modern Turkish fortress.” 699 À propos des premières fouilles menées par Heinrich Schliemann à la fin du XIXe siècle, et ensuite par Wilhelm Dörpfeld, et de certains de leurs résultats respectifs voir, parmi d’autres, SCHLIEMAσσ, Heinrich, Troy and its Remains : A Narrative of Researches and Discoveries Made on the Site of Ilium, and in the Trojan Plain, New York, Benjamin Blom, 1875. DÖPERFELD, Wilhelm, Troja und Ilium. Ergebnisse der Ausgrabungenin den vorhistorischen und historischen Schichten von Ilium (1870-1894), Athen, Beck und Barth, 1902. 700 En effet, après les travaux conduits par H. Schliemann et W. Dörpfeld à la fin du XIX e siècle, et ceux menés sous la direction de Carl W. Blengen (University of Cincinnati), entre 1932 et 1938, on a connu un hiatus de 50 ans pour une reprise des travauxέ Des fouilles seront menées dès l’année 1λκκ sous la direction de l’archéologue allemand M. Korfmann (Universität Tübingen). Pour un bref et très récent bilan de ces fouilles, voir CLINE, Eric, Troy: A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 71-102. 696 172 dans l’Iliade ainsi que dans l’τdyssée, à savoir / ί 701 . Néanmoins, les débats se font sensiblement moins paisibles lorsqu’il s’agit de préciser dans quelle mesure ces sites fouillés laissent entrevoir des indices de scénarios qui auraient pu accueillir un long conflit au cours duquel le peuple qui occupait la place – peut-être allié à d’autres groupes voisins (les ῶ ?702) – se serait battu contre une coalition composée d’un groupe désigné la plupart du temps dans l’Iliade par le terme d’ ό 703 . Le débat touche à la fois à des questions de structure spatiale et politique, ou plus précisément d’amplitude du pouvoir, et à l’organisation des sociétés que ces emplacements fouillés laissent deviner particulièrement lorsque l’on considère les couches correspondant à l’âge dit du Bronze – c’est-à-dire la période qui correspondrait à l’époque où la « guerre de Troie » évoquée, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, est censée se dérouler704. Nous allons revenir sur certains des points évoqués précédemment, afin de préciser ceux qui nous semblent être les plus sensibles. Nous choisissons de commencer par la question des rapports entre ί / mentionnés, voire représentés, dans l’Iliade ainsi que dans l’Odyssée, par la question des différentes Troies identifiées sur le site fouillé par les archéologues dès la fin du XIXe siècle705 et par la question de Wiluša/Taruiša qu’on trouve dans certains écrits hittitesέ Ensuite, nous passerons en revue certains aspects d’une question toujours omniprésente : celle de la fiabilité de la « version homérique » de la guerre de Troie, ou de la version esquissée à partir des épisodes racontés au cours de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous reviendrons aussi sur celle, plus générale, de la valeur historique des différents passés (re)présentés dans ces deux poèmes aux yeux des Anciens puis des Modernes. 701 Double dénomination qui ne faisait que répondre aux besoins du vers épique. Pour la forme on a un total de 1ίι occurrences dans l’Iliade et de 1λ dans l’Odyssée. Tandis que pour ί on a un total de 52 occurrences dans l’Iliade et de 32 dans l’Odyssée. 702 Remarquons qu’au cours de l’Iliade le terme ῶ a du moins trois sens μ on l’utilise pour faire référence aux habitants de Troie (II, 123 ν XVII, 224) ν on l’emploie pour désigner et les Troyens et les Dardaniens (XI, 2κη ; XV, 286) ν et encore on l’utilise bien probablement pour désigner les Troyens et l’ensemble de leurs alliés (IV, 436). Voir à ce propos les remarques de CRESPO, Emilio, “Los nombres de persona de los troyanos y de los griegos en la Iliada”, Classica, v. 17/18, n. 17/18, 2004/2005 p. 32-47, p. 34-35. 703 Ce terme a un total de 608 occurrences dans l’Iliade. On utilise aussi les termes : ῖ et ί dont on trouve respectivement 187 et 146 occurrences au cours de ce poème. Pour un point récent à propos des valeurs historiques de ces termes voir : LATACZ, 2001, p. 150-168. 704 En fait les textes grecs dont on dispose conjecturent différentes dates, entre le XIVe et le XIIe siècles, pour la guerre de Troieέ Pour une analyse d’ensemble de ces textes voir FτRSDYKE, John, Greece Before Homer, Ancient Chronology and Mhytology, London, M. Parrish, 1956, p. 62-86. 705 Pour un état des lieux à propos de cette question depuis les premières fouilles jusqu’à celles d’aujourd’hui, voir l’article : COBET, Justus, « Vom Text zur Ruine. Die Geschichte der Troia-Diskussion », ULF, Christoph (éd.), Der neue Streit um Troia. Eine Bilanz, München, C. H. Beck, 2003, p. 19-38. 173 2.1- Τ ί /Ἱ = VIh/i/VIIa = Wiluša/Taruiša ? Les sites dites de Troie VIh/i et VIIa, identifiés à Hissarlik grâce aux fouilles menées par Wilhelm Dörpfeld puis celles conduites par Carl Blengen et par Manfred Korfmann correspondent aux couches censées renvoyer à peu près aux années 1750-1200 avant notre ère706, c’est-à-dire à l’âge du Bronze tardifέ Autrement dit, il s’agit des couches que les archéologues, dont les travaux ont succédés à ceux d’Heinrich Schliemann707, proposent d’identifier à la ville ou au territoire ayant (tout d’abord) chronologiquement accueilli la guerre dont nous parle notamment les récits de l’Iliade et de l’Odyssée708. Pour la première des couches fouillées, c’est-à-dire la Troie VIi/h, les archéologues ont fini par conclure que la cause de sa destruction aurait été non un acte belliqueux, mais un événement d’ordre naturel (un tremblement de terre étant l’incident le plus probable)709. En ce qui concerne ladite Troie VIIa, les signes de destruction sont imputés à un ou des combats suivi(s) d’un incendie710. Le(s) conflit(s) ne serai(en)t certes pas forcément « la guerre de Troie » telle que décrite dans le récit de l’Iliade, mais il(s) aurai(en)t dû néanmoins se dérouler précisément dans la période dite de l’âge du Bronze tardif, c’est-à-dire pendant la période à laquelle la tradition renvoie ce conflit711. 706 Nous adoptons ici la datation indiquée par Manfred Korfmann. Comme l’observe parmi d’autres, CLINE, 2013, p. 75: “Schliemann was convinced that the ‘Burnt City’, as he called it, was Priam’s Troyέ It was the second city built at the site – Troy II as it now known - or the third city.” 708 MONTANARI, 2005, p. 19: « Depuis Schliemann, on s'est toujours demandé quel était, des dix cités que le site contient, le niveau avec lequel identifier la Troie ‘homérique’, sur la base du fait que la saga troyenne raconte ou, d'une façon ou d'une autre, fait en quelque manière référence (à travers ses filtres) à des événements et des situations qui remontent à l'âge de bronze, qui, sur ce périmètre, s'achève aux environs de l'an 1000. Les candidats les plus heureux ont été le niveau VIh (l'ultime phase de Troie VI) et le niveau VIa (la première phase de Troie VII). » 709 RAPP, George; GIFFORD, John, “Earthquakes in the Troad”, Troy, the Archaeological Geology, Princeton, Princeton University Press, 1982, p. 43-58. Hypothèse qui aurait été encore tout récemment confirmée par les analyses des céramiques trouvées sur ce site faites par : MOUNTJOY, Penelope, “The destruction of Troia VIh”, Studia Troica, 1999, p. 253-293. 710 MONTANARI, 2005, p. 18 : « Le niveau Vlh est celui d'une cité bien plus florissante, grande et prospère (ce que confirment et corroborent les dernières fouilles) ; elle a été construite aux environs de 1700 et est passée par différentes phases. Blegen et d'autres ont soutenu l'hypothèse selon laquelle, aux environs de 1300, elle aurait été détruite par un tremblement de terre, mais d'autres savants préfèrent au contraire se référer à l'idée de Dörpfeld, celle d'une destruction par un incendie également, provoqué par des attaquants venus de l'extérieur qui auraient effectué des travaux de démolition, pour les déplacer, de parties des murailles. /D'autres ont identifié la Troie « homérique » avec le niveau Vll b 2, daté de 1120-1020, par conséquent d'une époque postérieure à la chute des royaumes mycéniens : ce niveau a également été détruit par un incendie. S. Hood, qui soutient cette thèse, le fait pour les raisons que l'on synthétisera de la façon suivante : le monde homérique n'est pas un reflet du monde mycénien, mais plutôt du monde qui a suivi ; rien du monde représenté dans les poèmes n'est nécessairement antérieur à la fin du XIIIe siècle ; il n'y a aucun renvoi à une guerre de Troie dans les documents hittites qui entrent en cause. » 711 KORFMANN, Manfred, “Was there a Trojan Warς Troy Between Fiction and Archaeological Evidence”, WINKLER, Martin (ed.), Troy:ΝFromΝHomer’sΝIliadΝtoΝHollywoodΝEpic, Oxford, Blackwell, 2007, p. 20-26, p. 25: 707 174 Ceci dit, il faut mentionner d’autres éléments qui viennent s’ajouter à ce débat autour de la possibilité de caractérisation de ces sites comme un territoire, voire comme une ville historique où se serait déroulée une importante et longue guerre à la fin de l’âge du Bronze. Ces éléments proviennent d’autres sources que les poèmes homériquesέ σous faisons bien entendu référence à une ville/territoire nommé(e) Wiluša/Taruiša, qui se trouverait, selon certains écrits hittites712dont on dispose, remonter aux XVIIIe- XIVe siècles avant notre ère, et dont une liaison d’ordre linguistique avec les noms ί / Le lien entre Wiluša/Taruiša et pourrait être avérée713. ί / pourrait également être renforcé par une correspondance possible, parmi d’autres714, entre le nom du roi de Wiluša mentionné dans l’un de ces écrits, et celui mentionné dans l’Iliade pour désigner un des membres plus éminents de / ά la famille royale troyenneέ Il s’agit respectivement de Alaksandu, 715 , soit rien de moins que le prince troyen responsable de l’enlèvement d’Hélène, la compagne de Ménélas, voire le responsable de l’incident reconnu au cours de l’Iliade comme étant la cause ( ) immédiate du déclenchement (ἀ ή) du conflit qui oppose ό et ῶ 716 . Ces corrélations sont l’une et l’autre défendues par une grande partie des spécialistes de différents domaines, notamment les hittitologues717 et les philologues718 associés au « Projekt “According to most recent archaeological evidence, Troy VIIa came to its end around 11κί BέCέ (…)έ This does not mean that the war in question must have been the Trojan War of legend, although tradition places it at this time.” 712 « Hittites » est lié au nom du peuple ayant vécu et dominé la plus grande partie de l’Anatolie au IIe millénaire avant notre ère. 713 Voir parmi d’autres, FτRRER, Emil, „Voromerische Griechen in den Keilschrifttexten von Boghazköi“, MDOG, 63, 1924, p. 1-22. GÜTERBτCK, Hans, “Troy in Hittite textsς Wilusa, Ahhiyawa, and Hittite History”, MELLINK, Machteld, Troy and the Trojan War, Bry Mawr, 1986 p. 33-44. 714 Par exemple : la possible correspondance entre le nom du roi troyen ί avec Pariya-muwa ou même Piyamaradu. Voir à ce propos les remarques faites par BRYCE, 1998, p. 395. 715 En fait la forme n’apparaît en alternance avec ά que dans l’Iliade, où on trouve un total de 45 occurrences pour la première et un total de 11 pour la deuxième. 716 Pour l’évocation de l’enlèvement d’Hélène par Paris voir Il. III, 39-57 ; 171-180; 443-444. Pour une étude des allusions à cet épisode et de la question de l’attribution de la responsabilité de la guerre, voir GUIEU, 2009, p. 3134, p. 34, qui remarque que : « (…) les évocations de l’enlèvement d’Hélène sont brèves et les plus souvent allusivesέ Leur but n’est jamais de relater l’événement pour le porter à la connaissance de quelqu’un qui l’ignore, mais de faire référence à l’événement fondateur de la guerre dans laquelle s’insère l’action du poème (d’où l’insistance sur la notion de ), de déterminer les causes de l’événement (d’où la fréquence du terme ἀ ή), et de désigner un coupable, qui le plus souvent est Pâris ». En effet, A. Guieu avait déjà fait remarqué que (p. 31): « (…) Les termes et ἀ ή sont les plus souvent associés à Pâris, qui apparaît comme la cause des malheurs de son peuple ainsi que des Achéens. » 717 Voir notamment : BRYCE, 1998, p. 392-404. 718 À la faveur de cette correspondance voir : LATACZ, Joachim, 2001, p. 55 : „DasΝResultat:ΝTroiaΝVI/ΝVIIaΝistΝ eineΝanatolischeΝResidenzΝundΝHandelsstadt“), p. 129: „(…)ΝHisarlik hieß zur Bronzezeit bei den Hethitern Wilusa un bei den Griechen Wilios. Die Hethiter kannten darüber hinaus gegen Ende des 15. Jahrhunderts v. Chr. im Lande Wilusa ein Gebiet Taruwisa oder Tru(w)isa, das vom griechischen Troia wohl kaum zu trennen ist. Die Stadt, um die es in Homers Ilias geht, ist also in jedem Fall historisch. Und sie lag zur Bronzezeit in eben dem GebietΝ Nordwestkleinasiens,Ν inΝ demΝ sieΝ inΝ derΝ IliasΝ HomersΝ erscheint“. À l’opposé voir, parmi d’autres : 175 Troia » lancé par l’archéologue Manfred Korfmann, qui a été dès la fin des années 1980 le directeur des fouilles719 d’Hissarlik (aussi)720έ Ainsi, ce dernier n’hésite pas à admettre que c’est à la fois par le croisement des résultats les plus récents des fouilles et par les apports des études réalisées par les spécialistes du monde hittite, que l’on peut démontrer que Wiluša/Taruiša fût effectivement une région ou une ville commerciale assez importante721. Elle était, dit-il, importante au point d’être mentionnée par les Égyptiens722 et d’être l’objet d’intérêt, voire de dispute(s), pour les Hittites ainsi que pour un troisième peuple que l’on trouve mentionné dans leurs écrits, les Aḫḫiyawa. Nous finissons ainsi par toucher à la troisième question assez sensible soulevée autour des écrits hittites μ celle de la possibilité d’identifier ces Aḫḫiyawa à ceux désignés dans les épopées homériques comme les Ἀχαδόδ. Le rapprochement serait pourtant bien douteux du point de vue de certains spécialistes, cela va sans dire723. Quoi qu’il en soit, dans le cadre des écrits hittites KULLMANN, Wolfgang, « Homer und Kleinasien », KAZAZIS, John. ; RENGAKOS, Antonios (eds.), Euphrosyne: Studies in Ancient Epic and its Legacy in Honor of Dimitris N. Maronitis, Stuttgart : F. Steiner, 1999, p. 189-201, p. 196 : „Ein weiteres Problem ist der in hethitischen Urkunden überlieferte Vertrag zwischen Muwattali II. von Hattusa und dem König von Wilusa namens Alaksandu im 13. Jahr-hundert v. Chr., durch den sich der Hethiterkönig die Oberherrschaft über das Land Wilusa sichert und Alaksandu seines Beistandes versichert. Ob das Land Wilusa mit der Stadt Ilion gleichzusetzen ist (der Name ist nur zu einem Teil identisch), ist nach wir vor umstritten. Aber auch wenn ein alter Name einer Region in verballhornter Form in einem Städtenamen wiederaufgelebt sein sollte, deutet dies eher auf einen zeitlichen Abstand als auf eine zeitliche Nähe. Wenn die Zweifellos ist Alaksandu mit dem griechischen Namen Alexandros identisch. Es gab immer verstreut Griechen in Anatolien. Die Namensgleichheit mit dem Priamossohn Alexandros-Paris wird aber wohl auf Zufall beruhen. Immerhin war Paris niemals Herrscher von Troia, und er war von seiner Mutter her ein halber Phryger, von seinen väterlichen Ahnen her illyrisch-thrakisch“. 719 Après sa disparition, en 2005, toujours dans le cadre du Projekt Troia – créé en partenariat par l’Institut für Urund Frühgeschichte und Archäologie des Mittelalters, Universität Tübingen, DEU et le Department of Classics, University of Cincinnati, USA, dont il est l’un des fondateurs – les travaux réalisés par une équipe pluridisciplinaire continuent sous la direction de Ernst Pernicka (Universität Türbigen). Pour les résultats des travaux menés par ce groupe voir surtout les articles publiés dans sa revue Studia Troica : http://www.unituebingen.de/troia/eng/sttroica.htmlέ Pour l’ensemble des publications μ http://www.unituebingen.de/troia/eng/publikationen.html. 720 Il convient de ne pas oublier que les travaux de fouilles menées par ce groupe englobent une vaste période de temps qui s’étend de l’âge du Bronze à la ‘Troade’ de l’époque hellénistique et romaine, c’est-à-dire ils ne sont pas restreints au territoire/ville de Troie. 721 Pour une mise en question du statut de Troia comme une ville de commerce importante à la fin de l’âge du Bronze, voir KOLB, Frank, „Was Troia ein Stadt ς“, in ULF, 2003, 120-145. Cet auteur, qui est également professeur à l’Universität Tübingen, va notamment à l’encontre des interprétations soutenues par l’équipe dirigée par M. Korfmann. Voir le dossier de ce débat paru récemment dans la presse allemande et disponible sur le site internet du Projekt Troia : http://www.uni-tuebingen.de/troia/eng/kontroverse.html (Consulté le 18 août 2014). Débat qui sera repris l’année suivante (2ίί2) dans le cadre d’un séminaire intitulé : « The Importance of Troia in the Late Bronze Age » (http://www.uni-tuebingen.de/troia/eng/symposium.html ). 722 KORFMANN, 2007, p. 25: “That even the Egyptians seem to have known of it under the name of Dardanya tells us that Troy was by no means an unimportant settlement.”έ Il va sans dire que ά μ, un autre terme pour désigner soit un groupe allié des Troyens, soit l’ensemble des alliés, est peu utilisé au cours de l’Iliade, avec seulement quatre occurrences : II, 819 ; V, 789 ; XXII, 194, 413. 723 Pour une remarque critique à propos de cette identification, voir le point fait par D. Page à la fin des années 1950 : PAGE, 1959 [1966], p. 18-19 ν pέ 4ί (note θ3)έ Voir entre autres et plus récemment les remarques qu’on trouve aussi dans HEINHOLD-KRAHMER, Susanne, « Der Gleichsetzung der Namen Ilios-Wiluša und TroiaTaruiša », in ULF, 2003 p. 146-168. 176 dont on dispose, la majeure partie des spécialistes sont d’accord pour préciser qu’on trouve tantôt des références à des tensions concernant les Hittites et les Aḫḫiyawa au sujet de Milawata (Miletus)724, tantôt des indications de conflits opposant les Aḫḫiyawa et les Hittites contre les intérêts de Wiluša/Taruiša725. Ceci entendu, pourrait-on dire que c’est dans ces rapports conflictuels, ayant eu lieu vers la fin de l’âge du Bronze, que l’on doit chercher les repères, voire l’origine événementielle de la grande « guerre de Troie » dont nous parle notamment l’Iliade ?726 Serait ces combats qui constitueraient en quelque sorte l’événement de base, voire le décor historique majeur dans lequel situer les actions qui se déroulent au cours d’une narration dont l’épisode central est pourtant la colère d’Achille727? De tout ce qui précède, on ne saurait être surpris si pour ceux qui acceptent l’équation ί / = VIh/i/VIIa = Wiluša/Taruiša, de même que l’équation ό =ΝAḫḫiyawa, la réponse à ces questions est sans aucun doute positiveέ Car, en prenant en compte l’ensemble des résultats des études avancées dans les différents domaines, s’il ne se trouve peut-être pas assez de preuves en faveur de la factualité de la « guerre de Troie » telle qu’elle se laisse entrevoir au cours de l’Iliade, on découvre néanmoins encore moins de contre-preuves qui BRYCE, 1λλκ, pέ 3λθμ “(…) Both documentary and archaeological evidence indicate that Milawata (Miletos) became the most important base for Mycenaean activity in western Anatoliaέ (…) regions which in some cases at least were subject to the overlordship of the Hittite king.” 725 BRYCE, 1998, p. 395-396 μ (…) it is clear from Hittite texts that Wilusa suffered a number of attacks during the thirteenth century, attacks wich may well have involved or been supported by the king of Ahhiyawa, and which in the reign of Hattusili III or Tudhaliya IV resulted in the overthrow of the Wilusan king Walmu. If we accept that the Ahhiyawans of the Hittite texts were Mycenaean Greeks, it is possible that the conflicts, or one of the conflicts, in which Wilusa was involved in the thirteenth century provided at least part of the historical foundation for the tradition of a Trojan Warέ” 726 Voir ce qu’écrivait déjà à son époque PAGE, [1959] 1966, p. 18-19 : “I was looking for the historical background to the Iliad, and soon discovered that the Hittite documents afford one,– provided that Ahhijawans are the Achaean Greeks. Nothing further could be done until that question was answered. Most scholars nowadays take the equation for granted: but a study of the Hittite documents in the light of Sommer’s commentary undermines and overthrows all easy confidence. If the argument which I have founded on the Tawagalawas letter be not acceptable, I do not know where to turn for anything worthy of the name of evidence I favour of the equation of Ahhijawa with an Achaean state. The question is the more important since we have learnt that there are points of close contact between Hittite and Greek mythology and theogony (…)έή We are now confident that Achaeans and Hitites were in contact for a hundred and fifty years (more or less) preceding the sack of Troy VII a. We must proceed to ask whether there is any evidence in the Hittite documents of contact between Hittites and Trojans, and between Achaeans and Trojans, towards the end of our period (…).” Voir à propos de vases mycéniens trouvés sur le site de Troie VI μ MEE, Christopher, “Aegean trade and Settlement in Anatolia in the Second Millennium B.C.”, Anatolian Studies, 28, p. 121-156. 727 KORFMANN, 2007, p. 23-24: “That the Trojan War did take place is something Homer assumes his audience to have known. His main topic was the anger of Achilles and its consequences. Homer used Troy and the war only as poetic background for a tale about the conflict between and among humans and gods. Homer and those from whom he may have derived some of his information are witnesses of what the topographical setting and life in the late eighth century B.C. were like. On the whole, his descriptions of the place and its surroundings must have been accurate for the time around 700 B.C., when the Iliad was by and large composed. This means that what Homer said about Troy and its environs could not openly contradict the reality of that timeέ” 724 177 justifieraient le rejet, pourtant encore persistant, de toute valeur historiographique à ce qu’on retrouve dans des poèmes homériques, et notamment dans l’Iliade, au sujet d’une guerre opposant ό et ῶ 728 . Et c’est bien cette perspective-là, disons favorable à la valeur historiographique des poèmes homériques concernant VIIa/VIi = Wiluša/Taruiša et la guerre s’y étant déroulée, qui sans aucun doute trouve place dans les travaux assez récents de spécialistes aussi renommées que Joachim Latacz et l’archéologue Manfred Korfmann, qui a dirigé les fouilles sur le « site de Troie » entre les années 1λκί et 2ίίίέ L’un et l’autre reconnaissent que la question troyenne, autrement dit la factualité de la guerre de Troie homérique, est devenue l’une des questions les plus énigmatiques de notre identité culturelle. Cependant, il convient de le souligner, à la différence de ce qui caractérisait les travaux de leurs prédécesseurs, à savoir cette motivation essentielle que fut chez eux la défense et la volonté d’avérer ou de réfuter une factualité fondatrice qui aurait été à la base de cet événement, « fait majeur » dans un poème comme l’Iliade, la quête d’une réponse définitive à cette question n’est plus la motivation de leurs travaux scientifiquesέ C’est d’ailleurs pourquoi Manfred Korfmann tient à mettre en évidence l’extension territoriale des fouilles qu’il a dirigées et l’étendue de l’arc temporel concerné729. Pour autant, ce même auteur n’hésite pas à conjecturer qu’Homère et ses informateurs, ayant vécu au VIIIe siècle av. n.-èέ, ont dû s’inspirer de ce qu’ils connaissaient de la Troade de cette époqueέ Autrement dit, si l’auteur de l’Iliade etήou de l’Odyssée a choisi comme référence majeure un événement passé et un épisode belliqueux renvoyant à la fin de l’âge du Bronze, le décor qu’il finit par laisser entrevoir nous renseigne aussi, et notamment, sur la Troade du VIIIe KORFMANN, Manfred; LATACZ, Joachim; HAWKINS, David, “Was there a Trojan War”, Archaeology, 57, 3, 2004 (May-June), p. 36-41. KORFMANN, M., 2007, p. 25-26: “(…) when modern Homeric scholars present us with a scenario in which details contained in the Iliad point to the late Bronze Age for the poem’s plot, when scholars of Hittitology tell us that during the thirteenth and early twelfth centuries political and military tensions existed around the area of Wilusa or Ilios-Wilios, and when, in addition, recent years have brought to light evidence of an explosive political situation in western Asia Minor and the Troas around 1200 B.C., then archaeologists have no reason to deny the importance of such non-archaeological finds. Indeed, the archaeologist now working at Troy do not agree with a few traditional scholars who insist that nothing in the archaeological evidence about Troy is connected with Homer at all. These scholars maintain, for instance that Troy was an insignificant settlement of a size that would not fit a city as large and powerful as Homer describes it. But they fail on take into account recent archaeological discoveries and the new conclusions to which these discoveries lead us.” 729 KORFMANN, 2007, p. 23: “Archaeological research includes the entire history of Troy from its two millennia in the Bronze Age to its Hellenistic-Roman Era. This means that archaeology at Troy has never aimed at contributing answers to questions about the Iliad or the Trojan War, although many people hold that assumption. As a matter of principle is better to keep these two areas separate. On the other hand, Homer studies, too, have greatly advanced in recent years, and archaeologists are justified to consider or use those pieces or ‘splinters’ of information contained in the Iliad which modern scholarship is debating as deriving from the past: the late Bronze Age. Such information primarily concerns the place in which the story of the Iliad is set; that is to say it concerns the ruins of Troy VI-VIIa, which at the time of Homer and for centuries after must have been highly impressive in their appearanceέ This is true for the fortified citadel and for the area of the settlement below itέ” 728 178 siècle av. n.-è. Cette perspective est du reste reprise en grande partie par un savant comme Kurt Raaflaub qui, de son côté, suppose que les aèdes qui ont précédé Homère ont été inspirés pour composer leurs chants par les imposantes ruines de Troie et de la Grèce de l’époque mycénienne730έ Quoi qu’il en soit, il nous incombe désormais la tâche d’essayer d’identifier le ‘fond historique’ présenté, et bien entendu, d’expliciter ce qu’on entend dans l’emploi d’une telle expression731. Dans les considérations rappelées plus haut, on voit également percer l’un des présupposés fondamentaux, accepté de fait par Manfred Korfmann, à savoir que les poèmes dits homériques sont des œuvres que l’on peut sans aucun doute attribuer à la responsabilité d’un auteur. Celuici, ayant vécu et composé pour un public donné et à un moment donné, et bien qu’ayant choisi de centrer son récit de l’Iliade sur l’épisode de la colère d’Achille et sur ses conséquences – et non pas sur la « guerre de Troie » –, a aussi pris le parti de faire de cet épisode l’élément central de sa toile de fond historiqueέ L’événement est censé avoir été assez familier du public de l’Iliade, ceci grâce à la transmission de récits appartenant à une tradition dont l’auteur de l’Iliade ne serait qu’un héritier, et non pas l’héritier par excellenceέ Le choix de (re)produire un récit dont les racines se trouvaient ancrées dans une tradition commune déjà ancienne aurait sans doute imposé, selon cette interprétation, comme une contrainte de véridicité qui devrait nous assurer, au minimum, de la valeur historiographique de certains événements et de certains traits de la société passée évoquée au cours de son, voire de ses récits732. Il va sans dire qu’une telle interprétation ne se trouve que chez des auteurs qui ne prennent pas en compte les conclusions tirées des études consacrées à l’analyse de la place du passé dans l’épopée homériqueέ Parmi les conclusions de ces analyses que nous avons déjà eu l’occasion de souligner733, il y a le fait qu’Homère, et plus généralement l’auteur de l’Iliade, pourrait être considéré comme quelqu’un dénué de « conscience historique », dans la mesure où l’ensemble RAAFLAUB, 2009, p. 60 : “τverall, then, it would not seem implausible, whatever traditions survived from the Bronze Age and however old Greek epic song may have been, that the great war celebrated by the singers became precisely a war between Troy and Greeks under Mycenaean leadership for no other reason than that the giant ruins of Troy and Greeks under Mycenae were the most magnificent remains of a heroic age for which only Homer’s recent ancestors had developed a fascinationέ” 731 KORFMANN, 2007, p. 26: “(…) According to the current state of our knowledge, the story told in the Iliad most likely contains a kernel of historical truth or, to put it differently, a historical substrate. Any future discussions about the historicity of the Trojan War only make sense if they ask what exactly we understand this kernel or substrate to beέ” 732 En soutien à une telle perspective, voir notamment : GOMME, Arnold, The Greek Attitude to Poetry and History, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1954, p. 5, 19, où cet auteur n’hésite pas à affirmer qu’Homère, comme n’importe quel Grec à son époque, prenaient l’épisode de la guerre de Troie comme un fait indiscutablement historique. Donc, bien que le poète soit le maître de son récit, il se sent néanmoins, dans une mesure ou une autre, contraint par cette connaissance des « faits historiques » – c’est-à-dire ce que lui, ainsi que son public, connaissaient comme tels. 733 Voir ci-dessus la séquence : « Les évocations du passé dans l’Iliade : à quoi ça sert ? ». 730 179 du passé qu’on trouve mentionné dans ce poème répond surtout aux besoins du récit et ne finit donc par faire véritablement sens que dans le cadre de la narration elle-même ! Pour finir cette séquence, nous voudrions surtout mettre en évidence le fait que, pour répondre à la question « La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? »734, Manfred Korfmann suggère d’interroger plutôt ceux qui insistent pour dénier tout degré d’historicité à la « guerre de Troie », en leur/nous proposant les deux questions suivantes : « Pourquoi une Guerre de Troie ne devrait-elle ou ne pourrait-elle pas avoir eu lieu ? » et : « Pourquoi ceux qui défendent un certain degré d’historicité concernant les faits tels qu’ils apparaissent dans l’Iliade doivent-il se justifier auprès de ceux qui ne le croient pas ? »735. Afin de rebondir sur ces questions, nous allons passer brièvement en revue certains aspects du débat concernant précisément la question de la vraisemblance de la « guerre de Troie » dans sa version homérique, ainsi que la question plus générale de la crédibilité, voire de la valeur historiographique des énoncés des deux épopées attribuées à Homère. Dans ces débats, la question de la valeur (historiographique) des Catalogues du chant II de l’Iliade intervient assez fréquemment, ce qui, du reste, nous permet encore une fois d’insister sur la question des écarts qui, à notre avis distinguent les Anciens des Modernes, notamment quand il s’agit d’évaluer la valeur d‘un énoncé donné et particulièrement de celui des poèmes homériques. 2.2- Comment et pourquoi se fier à Homère ? De ce qui précède, nous observons que les débats autour de la factualité de la « guerre de Troie » – ou plutôt d’un combat, voire des combats, qui se serait déroulé a priori sur le territoire de l’actuel « site archéologique de Troie » et qui aurait opposé des groupes dont les intérêts étaient devenus conflictuels – dépassent largement les débats concernant la justesse historiographique de ce qui est raconté, en fragments dispersés736 puis cristallisés sous la forme Voir, par exemple, VIDAL-NAQUET, Pierre, LeΝ mondeΝ d’Homère, Paris, Perrin, 2000, p. 29. Voir plus récemment : DAVIES, John; FOXHALL, Lin (eds.), The Trojan War: Its Historicity and Context. (Papers of the First Greenbank Colloquium, Liverpool, 1981), Bristol, Bristol Classical Press, 1984. 735 KORFMANN, 2007, p. 26: “So where does all this take us regarding the question about the Trojan Warς The answer is best expressed in two counter-questionsμ ‘Why should or could there not have been a Trojan Warς’ Andμ ‘Why do those who see a measure of historicity in the Iliad have to justify their views against any doubtersς’ Given today’s level of knowledge, the burden of proof that there was no such war must rest on the doubters’ shouldersέ” 736 Nous tenons à concevoir la présence de la guerre de Troie dans ces deux épopées comme fragmentaire, étant donné que ni l’une ni l’autre ne se proposent de raconter le combat dans sa durée, mais sont néanmoins parsemées des narrations renvoyant à des événements censés s’être déroulés durant et même avant le combat. Nul besoin d’insister sur le fait que l’Odyssée ne s’occupe principalement que des épisodes ayant lieu après la guerre. 734 180 de matériau narratif (aussi)737 dans les deux récits qui, au fur et à mesure, se sont imposés comme les œuvres homériques par excellence, c’est-à-dire l’Iliade et l’Odyssée. Pour autant, ce processus s’est réalisé sans qu’aucun des deux débats ne se soit jamais tout à fait détaché de l’autreέ Cette interdépendance a, du reste, largement sa raison d’être, si on suppose que dès l’Antiquité il y avait peut-être déjà consensus autour de ce qu’affirmait Dion de Pruse au Ier siècle μ Homère, malgré le fait d’être né bien après cette guerre, était reconnu comme le premier à avoir entrepris d’écrire ( (φή άφ ) sur ce sujet, en prenant pour base narrative ce qui était dit ) à propos de l’événements, déjà si ancien738. Par ailleurs, si on revient au témoignage (déjà évoqué) de son contemporain Flavius Josèphe, qui considérait le poète non seulement comme le premier à avoir rapporté les événements concernant la guerre de Troie, mais plus encore, comme le premier à avoir sinon écrit, du moins composé un récit concernant les faits passés des Grecs739, que dire de plus sur la place fondamentale occupée dans l’Antiquité par Homère, par ses poèmes et par l’événement de la guerre de Troie ?740 On peut penser que les Anciens auraient difficilement pu mettre en question soit l’existence d’Homère, soit celle de la factualité de la Guerre de Troie, sans risquer de remettre en cause leurs propres fondements identitaires741. Pourtant – on le verra plus en détail par la suite – la conviction énoncée plus haut ne les a pas du tout empêchés de mettre en question certains aspects de la guerre tels qu’ils ont été racontés ou tels qu’ils étaient représentés dans l’Iliade ou dans l’Odysséeέ Cela au point que, malgré le risque d’être accusé d’impiété (ἀ έ )742, Dion, Pour d’autres fragments de récits épiques qui ont eu la « guerre de Troie » comme l’événement de base voir : WEST, Martin, Greek Epic Fragments, Cambridge (Mass.) - Londres, Harvard University Press, 2003. Il va sans dire que ce combat devient très tôt une sorte de sujet omniprésent dans tous les types de production en Grèce ancienne. 738 DION DE PRUSE, IlionΝ n’aΝ pasΝ étéΝ prise, 92 : (…) ἀ ΄ ὐ ὸ ῶ ἐ έ ὑ ὲ ύ άφ , ῖ ὲὕ ὶ ῖ , ῶ ἰ ό ὐ ὰ ἠφ έ ὶ ῶ ἐ ἐ ί , ἀ ὲ ὶἀ ῦ φή ἀ έ ,ὡ ἰ ὸ ὶ ῶ φό ῶ …. (Nous soulignons) 739 FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 12. 740 THOMPSON, Diane, The Trojan War: Literature and Legends from the Bronze Age to the Present, Jefferson, North Carolina and London, McFarland, 2004, p. 35: “Homer is the reason we still know about the war at Troyέ (…) τne reason that the Trojan War became so important to later Greeks such as Homer was that they considered the Greeks victors their ancestors. Another reason was that the Trojan War, if indeed it occurred, coincided with the collapse of the Mycenaean Bronze Age.” 741 FINLEY, [1954] 1956, p. 13: “σo other poet, no other literary figure in all history, for that matter, occupied a place in the life of his people such as Homer’sέ He was their pre-eminent symbol of nation hood, the unimpeachable authority on their earliest history, and a decisive figure in the creation of their pantheon, as well as their most beloved and most widely quoted poetέ” 742 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 14 : ἀ ΄ὅ ὑ ὲ ύ ῦ ό ὲ ῶ φ ῶ ἀ ῖ φή ῾ ή ᾞ ἀ έ ὶ ἐ ή ά ὸ ὰ ύ ά ,ᾔ ἐ ὶἐ ά ό ἐ ὶ ἢ ή . Il convient néanmoins de suggérer qu’il y a sans doute ici une petite touche d’ironie étant donné qu’on trouvait dans de nombreux textes anciens le nom 737 181 dans son Discours Troyen – dont le contenu reprend et élabore des matériaux qui étaient déjà présents dans les textes consacrés à la critique homérique, entre autres 743 – n’hésite pas à qualifier Homère de menteur et de menteur délibéré744 ! La thèse centrale de Dion était de dire qu’Ilion n’avait pas été prise ainsi que l’indique le sous-titre qui apparaît dans les manuscrits. Il va sans dire que le destin de ce territoire après la guerre de Troie avait donné, bien avant Dion, matière à une longue controverse745. D’après Walter Leaf la controverse ne saurait qu’être tout à fait logique si on suppose que, pour les Anciens, douter soit de l’existence d’Homère, soit de celle de la factualité de la guerre de Troie, pouvait signifier mettre en doute l’un des événements, voire l’événement de référence qui dans la durée des siècles, se trouvait au cœur de la foisonnante re(production) des récits du passé746έ Et c’est précisément cette remise en cause globale du passé que Walter Leaf semblait redouter au moment même où le XXe siècle s’ouvrait, déjà bouleversé par une grande guerreέ Du moins c’est ce qu’il nous semble exprimer dans la préface de son ouvrage, Homer and History, parue en 1915. La lecture de la préface laisse entrevoir sa crainte que les OccidentauxήEuropéens de son temps risquent de faire ce que les Anciens n’ont jamais osé mener à terme, la mise en question – et au-delà d’Homère – de la réalité de l’un des repères historiques fondamentaux de leur propre civilisation747. d’Homère associé à l’adjectif « divin » – ce que du reste tient à nous rappeler ce discours de Dion, 4 μ (…) ῞ ῖ ὶ φό . 743 Pour un point autour de la question des sources de Dion, où l’auteur lance en outre l’hypothèse d’une source tragique (le Philoctète d’Euripide), voir : JOUAN, François, « Mensonges d’Ulysse, mensonges d’Homèreμ une source tragique du Discours troyen de Dion Chrysostome », Revue des Études Grecques, vol. 115, janvier-juin 2002, p. 409-416. Disponible : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_00352039_2002_num_115_1_4488. Consulté le 20 septembre 2014, p. 412-413 : « (…) c'est surtout dans les travaux de la critique homérique que Dion a puisé la matière de ses attaques. Ébauchée par la première génération des sophistes, celle-ci avait été développée au cours des siècles suivants, notamment dans l'école péripatéticienne. Aristote lui-même était lΥauteur d’ὓ τυή ' ά (…)έ Mais je voudrais ici signaler une autre de ces sources, tragique celle-ci, qui m'est apparue alors que je travaillais à l'édition des fragments du Philoctète d'Euripide. » 744 Voir entre autres passages : DION DE PRUSE, IlionΝ n’aΝpasΝ été prise, 19 μ (…) ΄ έ (…) ὅ ὲ ὸ ῦ ὐ ᾐ ά ά ὐ ὲ ἰ ὸ ἐ ό , ῦ έ · (Nous soulignons) 745 Voir à ce propos : JOUAN, 2002, p. 411-412, qui du reste insiste sur le fait que : « (…) les accusations de mensonge portées ici contre Homère ont sûrement paru moins blasphématoires aux auditeurs de Dion qu’aux philologues du XVI ou du XVIIe siècle. » 746 LEAF, 1915, p. 4: “(…) the discovery of Mycenaean Troy has wholly altered the positionέ From is follows, as I have at least convinced myself, and I hope others go with me, the historical reality of the Trojan Warέ (…) It is no longer possible to dismiss Greek tradition without consideration. That tradition is wholly based on the Trojan War as a fixed datum. If the Trojan War did not take place, or even if it took place under other circumstances than those given in the Iliad, then the whole of Greek tradition goes by the board without more ado. But the recognition of the reality of the war confirms the tradition in its most vital point, and justifies us in using it as a guide.” 747 LEAF, 1915, p. x-xi : “(…) The σorman Wait Harris Lecture Committee have most generously given their permission to the publication of this book (…)έ It may at least serve as a protest, faint and feeble enough against the extinction of intellectual interest and the flood of barbarous materialism which has been let loose upon Europe. That such work as this should receive attention or encouragement at such a time seems to be past hope; it can at 182 C’est pour cette raison que Walter Leaf amorçait son premier chapitre par la mise en relief d’une disposition interprétative qu’il entendait bien combattre, et à laquelle, d’après lui, les spécialistes auraient eu une notable propension à adhérer jusque dans les années 1870 : ne lire les poèmes homériques que comme des fictions poétiques. Cette disposition interprétative était liée, selon lui, à l’idée erronée partagée par la plupart selon laquelle un événement d’une telle importance que la guerre de Troie ne pouvait être autre chose qu’une impossibilité historique, parce qu’incompatible avec une Grèce primitive et faible748. Selon Walter Leaf, cette interprétation ne pouvait s’appuyer sur rienέ Après les résultats des campagnes de fouilles menées par Heinrich Schliemann, celles conduites par Wilhelm Dörpfeld à Hissarlik ainsi que celles menées à Mycènes, à Tirynthe et en Crète, la méfiance générale envers la valeur historique des poèmes d’Homère, et notamment de son épisode central, la Guerre de Troie, ne pouvait plus avoir aucun fondement749. Pourtant, au vu des points soulevés dans la séquence précédente concernant notamment les débats conduits à la lumière des campagnes de fouilles archéologiques les plus récentes, il s’avère raisonnable de conclure que la polémique autour de la question de la factualité de la guerre de Troie n’a jamais cesséέ Franco Montanari rappelle que la polémique a été si intense qu’on a même voulu parler d’une sorte de « nouvelle guerre de Troie »750. Celle-ci s’est souvent jouée, durant toute cette période, entre les défenseurs d’un Homère « poète »751 et les partisans d’un Homère quasi « historien » – sans que personne ne parvienne à se mettre d’accord sur l’époque exacte de référence pour Homère752. Les débats autour de la valeur historique des vers best be a memento of days when research was not wholly concentrated explosives and poison gas. Let us hope that America at least will pass on the torch of learning to the next generationέ” 748 LEAF, 1915, p. 2: “Until the seventies of that century were reached, it seemed to be a matter of course that primitive Greece was isolated in darkness (…)έ The land was apparently inhabited by rude and savage tribes of Pelasgians (…)έ In these primitive conditions any great oversea expedition seemed a priori impossible, and there could be no tangible foundation for the War of Troy.” 749 LEAF, 1915, p. 4: “(…) the discovery of Mycenaean Troy has wholly altered the positionέ From is follows, as I have at least convinced myself, and I hope others go with me, the historical reality of the Trojan Warέ (…) It is no longer possible to dismiss Greek tradition without consideration. That tradition is wholly based on the Trojan War as a fixed datum. If the Trojan War did not take place, or even if it took place under other circumstances than those given in the Iliad, then the whole of Greek tradition goes by the board without more ado. But the recognition of the reality of the war confirms the tradition in its most vital point, and justifies us in using it as a guide.” 750 MONTANARI, 2005, p. 18 : « Les campagnes de fouilles de Manfred Korfmann dans le site de Troie/Hissarlik (…) ont apporté des résultats importants, autour desquels de nouvelles hypothèses ont été construites et (comme toujours) ont jailli des polémiques féroces, au point de faire parler d’une ‘novelle guerre de Troie’έ » 751 Pour une défense d’Homère poète et de l’Iliade et de l’Odyssée comme des œuvres poétiques avant tout, voir CHADWICK, p. 16 : « Homère était un poète et (…) on doit le juger d’après les critères qui conviennent à la poésie. ». MONTANARI, 2005, p. 17 : « l’Iliade et l’Odyssée sont des œuvres poétiques μ faire appel à elles en tant que sources historiques, archéologiques et géographiques, n'est possible qu'à condition d'être extrêmement attentif aux filtres formels qui marquent leur éloignement d'une vérité relative à d'autres sphères de la connaissance. » 752 Dans ce sens, voir entre d’autres Mέ Finley qui, bien qu’il considère que ce que racontent tant l’Iliade que l’Odyssée sur cet épisode majeur qu’est la guerre de Troie n’a aucune valeur historique, pense néanmoins que les 183 du « Catalogue achéen » en sont peut-être l’exemple le plus achevé (voir ci-dessous chapitre V). S’il est évident qu’aux yeux des Modernes la question des rapports entre Homère et l’histoire n’a jamais pu se résoudre, cela est notamment lié au fait, à notre avis, que les chercheurs se sont toujours laissé plus ou moins piéger par le découpage créé entre « poésie » et « histoire », voire entre ῦ et ό έ σous avons pourtant essayé de montrer qu’un tel partage ne faisait pas vraiment sens pour les Anciens. En effet, pour ces derniers, Homère est sans équivoque un poète, voire ὁ ή par excellenceέ Cela n’a jamais empêché qu’il puisse être reconnu comme l’un des seuls témoins des temps anciens (et même le premier), comme un voyageur entrepreneur d’enquêtes concernant les sujets traités dans ses poèmes, voire comme le premier qui a eu l’audace de s’attaquer à la géographie753. Ceci explique du reste qu’à chaque fois que cela leur convenait, les auteurs anciens n’ont jamais hésité à se servir du contenu de ces ό , soit pour l’approuver, soit pour le désapprouverέ Ainsi ce sont les stratégies des Modernes pour re/méconnaître à Homère et ses poèmes une valeur qui se partage entre historiographie et poésie que nous souhaitons examiner. Nous voudrions ensuite étudier de quelle façon les Anciens ont, quant à eux, été capables de faire sans cesse usage d’Homère et de ses poèmes sans pour autant avoir forcément besoin de passer par ce même partage – y compris dans leurs usages des discours en catalogue que nous examinerons dans la troisième partie de ce travail. deux poèmes représentent bien des aspects de sociétés plus ou moins anciennes. FINLEY, 1964, p. 9 : “The Iliad and Odyssey (…) tell us much about the society in the centuries after the fall of Troy and scattered bits about the society earlier (and also later, in the time of the monumental composers), but not of any value about the war itself in the narrative sense, its causes, conduct or even the peoples who took part in it.”. Voir aussi son ouvrage The World of Odysseus, United States 1954 rééd. London 1956, où il est notamment question de prend l’Odyssée comme une sorte de source qui nous permettrait d’écrire une histoire de la société qu’elle représenteέ C’est du reste ce qui est affirmé par Maurice Bowra dans sa préface à cet ouvrage, p. 9-10 : “τdyssey is seen to be a living record of social conditions at the time when it was composed, and to tell us more about early Greek society than any other documents in our possession. It comes from the last stage of a period when Greece was governed by petty kings, and it shows what in practice this meantέ (…) Mr. Finley’s first task is to recover a lost chapter of social history (…)έ” 753 STRABON, Géographie, I, 1, 1-8 : ῦφ όφ ί ί , ά, ὶ ὴ φ ή , ῦ ῃ ή ἐ ῖ . ῞ ΄ ὐ φ ύ ί , ἐ ῶ . ἵ ὰ ῶ ή ὐ ἅ ῦ ί ὑ ·῞ ό …. 184 2.2.1- La valeur historique des poèmes homériques : lectures modernes Il n’est pas besoin de trop insister sur le fait que l’un des présupposés fondamentaux qui se trouve à la base de la plupart des recherches voulant attester la valeur historique du passé raconté dans les « poèmes homériques » est celui de l’existence d’un poète qui serait « le » compositeur magistral de l’Iliade, voire de l’Odyssée. La vie et les activités de ce poète sont habituellement placées entre le IXe et le VIIIe siècle avant notre ère. En outre, à cet auteur présumé, auquel on peut à la fois attribuer (ou non) la composition monumentale et de l’Iliade et de l’Odyssée, on n’hésite pas à attribuer aussi une conviction – que du reste cet auteur aurait partagé avec n’importe lequel des Anciens – celle de la factualité historique d’un grand et long conflit ayant eu lieu dans le passé, la guerre de Troie qui opposa ό et ῶ 754 . La quasi- totalité des chercheurs ont d’ailleurs daté ce conflit du XIIIe siècle avant notre ère755. Si des écarts entre les événements racontés dans l’un etήou l’autre poème et ce qui serait vraiment passé sont identifiés depuis l’Antiquité, ils sont la plupart du temps attribués au choix esthétique du poète dont le but aurait été de composer une narration procurant avant tout du plaisir à ses auditeurs. Nous reviendrons sur le point de vue des Anciens dans la séquence suivanteέ Du côté des Modernes, il n’y a rien d’étonnant de voir repris ce même argument : les motivations internes qui seraient propres au récit du poète de l’Iliadeήou de l’Odyssée ainsi que la distance temporelle qui sépare ce poète des « événements » passés, sont jugées comme des arguments suffisants pour expliquer pareils écarts756. À ces facteurs, Arnold Gomme n’hésite pas, par ailleurs, à ajouter la condition humaine d’Homère, une condition qui rendrait naturelle certaine « faiblesse » du récit ou certaines étrangetés, par exemple le fait de décrire les ennemis des Grecs comme des guerriers valeureux757. Notons toutefois que cet auteur pense que ces On trouve une défense de cette idée notamment dans GOMME, 1954, p. 3: “(…) it matters not a whit that we in our wisdom may doubt the historical truth of the Trojan War, whether altogether or only in its details; what matters is that Homer believed is to be historical (…).” ; p. 7 μ “We know that latter Greeks believed in the historical truth of the Trojan War, in its main outlines (…).”έ Voir aussi plus récemment à ce propos : RAAFLAUB, Kurt, “Die Bedeutung der Dark Agesμ Mykene, Troja und die Griechen“, in ULF (éd.), 2003, p. 309-329. 755 PAGE, [1959] 1966 ; KIRK, 1975. 756 GOMME, 1954, p. 40 : “(…) like Shakespeare, Homer had the historical material of the past as his ‘source’ that manners has changed between the times when those sources were composed and his own, that indeed, if we like, he was ignorant of war and no historian of the past, and no concerned to avoid anachronisms and this kind of confusion or inconsistency: the kind of error which, as Aristotle well observed, is concerned with another skill ( ὸ ΄ἰ ὴ ἢ έ ) and not his own. Unlike writers of historical novels as we now known them, Homer was not concerned to show his contemporaries what a period strange to them was like.” 757 GOMME, 1954, p. 42: “Yet Homer was a human and there are weaknesses in him tooέ” pέ 4ημ “(…) we do not feel surprise that in him the enemy is not ‘wicked’ (…).” 754 185 écarts sont en grande partie minorés par la force des souvenirs historiques qui ont précédé, des souvenirs transmis par la mémoire et connus et du poète et de son auditoire758. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve l’argument sur la condition particulière du poète lorsqu’il s’agit de défendre Homère à la suite de la mise en lumière du « monde mycénien ». La décennie qui a suivi a été celle des comparaisons entre ce qui était découvert et déchiffré à l’occasion de fouilles et les « mondes d’Homère »έ Ces recherches ont plutôt répandu l’image d’un Homère (mauvais) historien, voire d’un « Homère menteur » – pour reprendre le titre provocateur d’un article écrit par John Chadwick dans les années 1λιί 759. John Chadwick y affirmait qu’« Homère »760 était « (…) un témoin auquel on ne peut accorder aucune confiance lorsqu’il nous parle de l’époque mycénienne »761 puisqu’il « (…) était un poète et qu’on doit le juger d’après les critères qui conviennent à la poésie ». Par ailleurs, ayant vécu au moins quatre siècles après les événements dont leur poésie est censée s’inspirer, ce(s) poète(s) fini(ssen)t tout de même par être plutôt influencé(s) par sonήleur propre entourage historique, celui de l’époque dite archaïque, qu’il(s) éclaire(nt) ainsiέ Une telle perspective a été récemment reprise, comme nous l’avons déjà mentionné, par des chercheurs tels que Manfred Korfmann et Joachim Latacz ou d’autres encore, tel Kurt Raaflaub762. Ces chercheurs tiennent à mettre en avant la possibilité d’une lecture historicisante des « événements » de fond qui structurent les poèmes homériques763έ Kurt Raaflaub n’hésite d’ailleurs pas à proposer une sorte de méthode du pas à GOMME, 1954, où cet auteur tient à souligner à maintes reprises l’importance du poids régulateur exercé par la mémoire – conservée entre les générations – des faits tels qu’ils se seraient véritablement produits, et à laquelle Homère (et n’importe quel auteur) et ses auditeurs ne pouvaient pas échapper. Voir p. 5 : “(…) the poet is in one way or another influenced by historical fact (that is, what he and his audience believe to be historical fact) : his attitude to it will affect his historyέ” ν pέ θμ “(…) consciously or unconsciously, the poet himself is (…) inhibited from altering the facts”ν pέ 11μ “(…) it seems to me, Homer may have been influenced, may have be inhibited, by what he regarded as historical factsέ” 759 CHADWICK, 1972, p. 3 : « Voici un titre destiné à faire bondir le lecteur, titre choisi dans un de ces moments où il vous prend des envies de déboulonner les idoles, alors que je venais de perdre patience à la lecture du niemme commentateur d’Homère où je vois l’auteur se prosterner sans la moindre pudeur devant l’autel d’Homère Historien ! Le culte de ces faux dieux atteint des proportions telles que chaque nouveau chercheur qui explore la Grèce mycénienne se croit obligé de consacrer des pages et des pages à ce qui dit Homère, puis autant d’espace à essayer de concilier ce qu’il a dit avec des données actuelles de l’archéologieέ » 760 Nour mettons les guillemets puisque pour CHADWICK, 1972, p. 7 : « Savoir si l’auteur des deux poèmes épiques s’appelait ou pas Homère n’a pas après tout grande importanceέ Ce qui importe davantage, c’est de savoir si le même auteur a pu écrire les deux poèmes, ou si la totalité d’un seul de ces poèmes peut être l’ouvrage d’un même auteur (…)έ Les critiques littéraires pensent avoir des bonnes raisons de séparer les deux poèmes ; mais Homère I, auteur présumé de l’Iliade, ne peut pas se situer dans le temps bien loin d’Homère II, auteur présumé de l’Odyssée. » 761 CHADWICK, 1972, p. 17. 762 Voir, parmi d’autres, RAAFLAUB, Kurt, “Homer, the Trojan War, and History”, BOEDEKER, Deborah (ed.), The World of Troy: Homer, Schliemann, and the Treasures of Priam, Whashington DC, Society for the Preservation for the Greek Heritagen, p. 74-97, 1997. ____“A historian’s headacheμ how to read ‘Homeric Society’ς”, FISHER, Nick ; VAN WEES, Hans, (eds.), Archaic Greece: New Approaches and New Evidence, London, The Classical Press of Wales, p. 169-93, 1998. 763 Nul besoin de dire que ce chercheur établit un dialogue avec un assez grand nombre d’autres spécialistes qui sont contre cette position. Voir RAAFLAUB, 2009, p. 59: “The main question that has fascinated laymen and 758 186 pas afin d’accéder aux contenus vraiment historiques qui seraient intrinsèques à ces compositions764. En effet, une fois postulée une historicité de fond dans les poèmes homériques, la question immédiate est de savoir à quelle période et en quel lieu cette historicité renverrait. Les études et les réponses ont été aussi nombreuses que les partis pris concernant les « questions homériques » et les chemins d’analyse choisisέ Celles consacrées aux institutions et aux coutumes chez Homère, comme celles consacrées à l’analyse des matériaux dont l’usage est mentionné dans les poèmes homériques méritent toute notre attention en raison de leur ampleur et de la place qu’elles ont occupées dans l’univers des études homériques765έ Quoi qu’il en soit et malgré leurs divergences, on peut dire que la plupart des recherches ont fini par admettre qu’une étude détaillée et comparative des textes de l’Iliade et de l’Odyssée ainsi que des découvertes archéologiques permettaient de voir « trois temps » interférer dans la (re)production et transmission progressive des poèmesέ Il s’agit de l’époque mycénienne, des « siècles obscurs » et de la période archaïque766έ L’absence d’unité du référent chronologique a scholars alike is whether this story originated in a real, historical war in which Troy was destroyed by Mycenaean Greeks. A direct answer to this question is impossible because conclusive evidence that is at least nearcontemporaneous with the supposed event is lacking. Still, Manfred Korfmann, whose new excavations in and near Troy have yielded impressive results, and Joachim Latacz, an eminent Homerist collaborating with Korfmann, claim that sufficient circumstantial evidence now exists to allow a positive answer. They have presented their arguments (based on archaeological finds in Troy and elsewhere, Egyptian end Hittite sources mentioning names of persons, places, and peoples perhaps identical with those mentioned in the Iliad, new Linear B tablets found in Thebes, the Bronze Age origin of Greek epic, and the specific nature of hexametric song, among others) in articles (including Korfmann 1998, 2002), a book (Latacz 2001), and an exhibition (Troia 2001; Behr et al. 2003). /Although Korfmann and Latacz are not alone (see, e.g., Starke 1997; Niemeier 1999), some of their claims have prompted and intense, at times heated, public debate and met with serious opposition (for summaries, see Cobet and Gehrke 2002; Heimlich 2002; for detailed discussion, Ulf 2003a). Upon close inspection, the arguments supporting the historicity of the Iliadic Trojan War still prove far from conclusive (…).” 764 RAAFLAUB, 2009, p. 61: “τne principle is to realize that the picture does contain heterogeneous elements and to understand their function. Bronze Age, Dark Age, and non-Greek items are undeniable but scattered and easily recognizableέ Together they all serve the purpose of “epic distancing” and creating the impression of a longpast heroic society. A second principle is to pay attention to issues that are not emphasized but mentioned in passing or in etiological stories. Such issues throw light on what poet and audience took for granted. A third principle is to understand and respect the singer’s narrative technique and to try sense how the audience have would reacted to the story they were told. A fourth principle is to apply, with all due caution, anthropological models that may elucidate specific issues that are no longer understandable to usέ Such principles help us “lift off” heroic elements that are important to the poet’s concept of a heroic society but do not otherwise distort the social picture, and to reconstruct much that is crucial in and for epic societyέ” 765 Voir dans ce sens SNODGRASS, 1974, p. 114-115. Voir aussi : CHADWICK, 1972, p. 3-4 : « On ne compte plus les études consacrées aux institutions et aux coutumes chez Homère μ la royauté, l’esclavage, l’agriculture, la navigation – tous les sujets abordés dans les deux grandes épopées figurent à ce catalogue. Elles ont une valeur positive, quoique limitée, à condition qu’on les traite pour ce qu’elles sontέ Elles nous restituent la toile de fond brossée par les Grecs de l’époque ‘archaïque’ pour des récits d’une antiquité légendaireέ » 766 KIRK, p. 1975, p. 820-821: “The Iliad and the Odyssey provide a more graphic and more detailed account of life around the end of the Bronze Age than exists for any other period in Greece until the late fifth century B.C. (…) Yet the picture is indistinct, the taste blurred, and the historian must ruthlessly resist their vague and merely aesthetic blandishmentsέ (…) The historian must seek to identify and release the valid evidence of these poems – evidence, therefore, for nothing so vague as ‘the early age of Greece’ or ‘the Heroic Age’έ The factual framework needs to be more precisely fixed than that. The poems must be scrutinized for evidence applicable to three distinct 187 conduit Anthony Snodgrass, dans un article écrit aussi au début des années 1970, à mettre en question la pertinence des poèmes homériques comme documents historiques qui nous renseigneraient sur les systèmes sociaux de la Grèce antique. Ceci dit, il convient de mettre en relief ce que cet auteur entendait par « historical »767. Pour lui, l’adjectif doit qualifier une représentation « dérivée d’une seule période de l’histoire ». Quant à sa réponse négative, si elle va à l’encontre de celle de nombre de ses contemporains et des Anciens768, elle va néanmoins également à l’encontre des conclusions de ceux qui ont eu tendance à voir la société homérique comme dénuée de toute réalité769. En effet, selon Anthony Snodgrass – qui, dans son article, passe en revue à la fois certains aspects d’ordre institutionnel et coutumier chez Homère (le mariage, l’oikos, les pratiques funéraires) et d’autres relevant de la technologie et des matériaux d’usage (les différents métaux évoqués au cours des poèmes) – , Homère, en prenant appui sur diverses sources historiques, a choisi de réaliser une sorte de bricolage de diverses époques, auxquelles étaient éventuellement ajoutés des éléments fictifs. En ce sens et seulement en ce sens, on pourrait dire que les systèmes sociaux homériques seraient anhistoriques770. periodsμ first, the late Bronze Age, The Period of the Trojan War and the last generations of Mycenae’s greatnessν second, the early Iron Age, the so-called Dark Age of the eleventh end tenth centuries, the time of the Submycenaean and Protogeometric pottery styles; and third, the age of large-scale composition of the poems in Ionia, probably the eight centuryέ (…) The Iliad and the Odyssey were created progressively, up to the point of large-scale composition itself, and each of the three periods contributed its shareέ” 767 SNODGRASS, 1974, p. 115, note 10 : “By ‘historical’, throughout this paper I mean ‘derived from one single period of history’ν a conflation of features from a diversity of historical periods I prefer to call ‘composite’έ” 768 Voir SNODGRASS, 1974, p. 114, qui dès le début de son article constate : “(…) a powerful revival of the belief that the social system portrayed in the Homeric poems, and with it such attendant features as the ethical code and the political structure, are in large measure both unitary and historical. One good reason for the vitality of this belief is the simple fact that it has been alive since Classical times. Another is that is has received support from several influential recent works: if pride of place should be given to M.I. Finley The World of Odysseus (…) a number of others should be acknowledge alsoέ” Au-delà de l’ouvrage de Finley, Snodgrass mentionne aussi l’article : ADKINS, Arthur, “Homeric Values and Homeric Society”, Journal of Hellenic Studies, 91, 1971, p. 114. 769 Il fait notamment allusion aux arguments présents dans MACINTYRE, Alasdair, A Short History of Ethics, 1968, p. 8. Et LONG, A. A., “Moral and values in Homer”, Journal of Hellenic Studies, 91, 1971, p. 121-139, p; 122. SNODGRASS, 1974, p. 115: “(…) At least on scholar has pursued this line of argument and arrive at the opposite conclusion of that of Adkins: Homer society is idealized, and cannot represent any single historical society because it is too cohesive and unmixed. Another approach is that of A. A. Long, who has both expressed doubt about Adkin’s conclusion and challenged the basis for itν ‘The plain fact is’, he writes, ‘that a consistent pattern of society dos not emerge from Homer’έ This and other arguments lead him to doubt Adkin’s assumptions that Homeric society has ‘some autonomous existence, outside the poems’, or that Homer is concerned to represent ‘the life and values of any actual society’.” 770 SNODGRASS, 1974, p. 125 : “(…) a poet who is also traditional, and ultimately just as indebted to predecessors, but who depends on predecessors of many periods, and admits elements from his own experience and imagination, into the bargain is far free. He can select, he can conflate, he can idealize. Unless he is pedantically careful, minor inconsistencies will creep in (…) his scope for creativity even though the picture he paints is not truly fictional, will be greater. (…) the fact that Homeric poems are attached to a name, and that even if we doubt the existence of an eighth-century poet called Homer, we are nevertheless aware, in reading the Iliad and Odyssey, in being at least intermittently in the presence of a poetic genius (…).” 188 Tout ce qui précède fait, en tout cas, curieusement écho aux conclusions sur la valeur du passé dans l’Iliade avancées dans la thèse d’Ariane Guieuέ Celle-ci suggérait que, si l’énoncé homérique nous renseigne à peine sur les faits réellement passés, il nous renseigne en revanche très justement sur les usages courants qui étaient faits du passé aux époques archaïque, voire classiques. Ainsi, malgré toutes les réticences que l’on peut conserver concernant les évocations du passé dans les poèmes homériques – notamment dues au fait que les protagonistes principaux sont des héros et des héroïnes ainsi que des dieux et des déesses, sans parler d’autres figures animées –, on retrouve ici une véritable défense de la valeur historique et positive des poèmes homériques. En effet, la majorité des spécialistes pensent que cette valeur peut être attachée, sinon à l’ensemble, du moins à certains aspects de l’Iliade et de l’Odysséeέ Dans ce sens, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette perspective s’avère également valable lorsqu’il s’agit de la valeur historique de l’événement de la guerre de Troie et des ‘données’ trouvées dans les vers qui composent le Catalogue des vaisseauxέ D’ailleurs, la plupart des spécialistes sont prêts à qualifier le Catalogue achéen, davantage qu’aucun autre extrait de l’Iliade, comme un document historiqueέ D’après Adalberto Giovannini, ceci est dû au fait que même les Anciens étaient déjà d’accord pour attribuer une qualité « historique » aux catalogues du chant II de l’Iliade771. Nous traiterons ce point plus loin. À la lumière de tout ce qui précède, il s’agit également de (re)mettre en relief un écart qui est peut-être le plus remarquable, et au demeurant presque le plus subtil, entre les Anciens et les Modernes. Alors que les Modernes allaient non seulement jusqu’à mettre en doute toute possibilité de reconnaître une valeur historiographique à l’Iliade etήou à l’Odyssée772 mais aussi jusqu’à récuser l’existence d’une guerre entre ό et ῶ 773 , les Anciens – du moins selon le matériau que nous est parvenu – se sont plutôt limités à une mise en question de la version homérique de cette guerre. Pour eux, la factualité du conflit lui-même n’a jamais été remise en questionέ Cet écart nous semble important puisque qu’il nous entraîne dans tout un débat concernant le statut d’Homère (poète ou historien ?), lequel – nous prenons le risque de le suggérer – ne fait sens que pour nousέ Autrement dit, nous pensons que c’est seulement à partir du moment où nous, Modernes, nous lançons dans un effort de fondation et d’affirmation de l’Histoire comme discipline – une activité dont la valeur de ce qu’elle produit comme discours est ancrée dans une idée de vérité positive –, que nous nous mettons à revisiter certains 771 GIOVANNINI, 1969, p. 7, note de bas de page. Voir supra : « À propos des évocations du passé dans l’Iliade : à quoi cela sert-il ? » 773 Voir notamment FINLEY, 1964, p. 6-8. 772 189 textes qui faisaient déjà partie d’une tradition culturelle « occidentale » avec, cette fois, l’objectif de mesurer (aussi) leur historicitéέ Pour les Anciens, nous allons y insister dans la sous-partie suivante, Homère a toujours été, et sans équivoque, reconnu comme un ή έ Ce statut n’a néanmoins jamais empêché sa poésie d’être également reconnue comme un ό qui, comme tel, a été, peut-être plus que tout autre, sujet à controverses autour de sa valeur. Ces polémiques font certes écho aux autres découpages que les Anciens ont attribué à leurs matières narratives ainsi qu’aux usages qui, à notre avis, ont toujours joué un rôle très actif dès lors qu’il s’agissait de juger de la valeur de n’importe quelle œuvre et notamment de celles attribuées à Homèreέ 2.2.2- Comment les Anciens ont-ils perçu Homère ? Insistons encore une fois μ si, d’une part, la place d’autorité acquise par les poèmes homériques et la figure d’auteur d’Homère est évidente pour quiconque s’intéresse à l’ensemble des productions culturelles de l’Antiquité telles qu’elles nous sont parvenues774 – ce qui aurait permis d’ailleurs à cette autorité de perdurer –, d’autre part, les scepticismes rencontrés sur ce terrain sont tout aussi flagrantsέ Et pour l’attester, considérons les hésitations qui apparaissent concernant le nom d’Homère ou n’importe quel aspect biographique lié à cette figure d’auteur775. Ajoutons que le corpus lui-même est l’objet de débats explicites depuis Hérodote776 – voire, si on fait confiance au témoignage de Pausanias, depuis Callinos au VIIe siècle777. Il en est de même des nombreux éléments qui composent la matière des deux principaux récits attachés à son nom, l’Iliade et l’Odyssée, y compris les allusions aux événements et aux aspects passés (par rapport au moment sur lequel se centreήfonde l’énoncé) les plus divers et qui foisonnent dans ces épopées778. Ainsi, mise à part la question complexe de l’omniprésence d’une matière poétique (mots, rythmes et vers) « homérique » dans le corpus poétique mélique des VIIe et VIe siècles avant 774 Voir parmi d’autresμ LAMBERTON, 1997. HUNTER, 2004. Voir notamment l’ensemble des « Vies d’Homère », dans ALLEN, 1912. Voir aussi : GRAZIOSI, 2000 ; MOST, 2002 ; NAGY, 2004. 776 HÉRODOTE, Histoires, II, 117, 1-7. MOST, 2002. 777 PAUSANIAS, Périégèse, IX, 9, 5. 778 BUFFIÈRE, 1956. BRILLANTE, 1990. KIM, 2010. ZEITLIN, 2001. 775 190 notre ère779, c’est pourtant à ce dernier qu’il faut remonter – ce siècle où du reste le processus de cristallisation du contenu poétique de l’Iliade et de l’Odyssée se trouvait déjà assez avancé – pour rencontrer les premiers auteurs participant à des débats poussés autour des origines d’Homère et de sa poésie780έ C’est en tout cas ce qu’un auteur tel Tatien le Syrien soutenait déjà au IIe siècle781, ce qui, fait de hasard ou non, n’infirme pas le matériau qui nous est parvenuέ σul hasard donc si c’est à cette époque-là que remontent également les premiers indices d’une mise en cause de la valeur accordée à certaines des données (plus ou moins) fixées comme contenu poétique associé à ce nom d’auteurέ Autant dire que l’existence de telles réflexions au VIe siècle avant notre ère présuppose, au minimum, la reconnaissance déjà établie d’une place référentielle d’Homère et de son œuvre qui remonterait donc au(x) siècle(s) précédent(s)782έ Quoi qu’il en soit, c’est dans les fragments qui nous sont parvenus des œuvres des philosophes ioniens du VIe siècle avant notre ère que nous trouvons les premiers exemples explicites attestant à la fois une reconnaissance attachée à Homère et à son œuvre et l’existence d’un débat autour des valeurs morales et religieuses des contenus qu’elle véhiculait783έ C’est notamment le cas dans l’œuvre de Xénophane de Colophon. Il y a parmi ces quelques fragments des exemples assez significatifs 784 et nous en mentionnerons deux. Le premier est le constat, formulé apparemment non sans souci, qui Question complexe notamment parce que cela implique qu’un corpus, une matière poétique donnée serait déjà à cette époque identifiée comme une sorte de matière homogène, voire comme la propriété d’un auteur, dont le nom n’est pour autant (certes d’après ce qui nous est parvenu) jamais mentionnéέ LAMBERTON, 1997, p. 39 : “Though Homer’s name is generally evoked only by critics and competitors, echoes and adaptations of Homeric words, phrases, and lines are frequent in the surviving Greek lyric poetry of the seventh and sixth centuries.” Voir par exemple la présence homérique dans l’œuvre de Pindare étudiée en détail par NAGY, 1994. 780 σ’oublions pas que dans l’Antiquité ces deux débats se trouvaient souvent liés. GRAZIOSI, 2002, p. 13: “Traditionally, the life of Homer has been studied in conjunction with the so-called Homeric Question, that is, the attempt to establish how and by whom the Homeric poems were actually composed. In fact, the scholars who are now considered the founders of modern Homeric scholarship presented their work as a reaction to the ancient biographical tradition. Friedrich August Wolf, for example, maintained that the biographical tradition had not to contribute to his inquiry about the authorship of the Homeric poems [WOLF, Friedrich, Vorlesungen über die Altertumswissenschaft, volέ II, Leipzig, JέDέ Gürtler, 1λ31, pέ 14η]έ” 781 ὶ ὰ ή ή έ ὐ ῦ ὶ ό ’ TATIEN, Discours aux Grecs, 31: ύ ύ ὲ έ ὁῬ ῖ ὰ ύ ὼ ὶ ί ὁ ά ὶ ί ὁ φώ ό ό ὁ ὺ ὶ ύ ὁ ύ (...). 782 LAMBERTON, 1997, p. 35 : “The history of the Greek reception of Homer starts with the beginnings of Greek philosophy in sixty-century Ionia, and the first mention of Homer in preserved literature is hostile.” 783 BUFFIÈRE, 1956, p. 13-14 : « Si intime à l’âme grecque, si familier à tous ces écrivains dont il hante les mémoires, Homère, fatalement, se trouva mêlé aux querelles religieuses ou philosophiques et reçut maintes éclaboussures. Les philosophes ont ouvert le feu de très bonne heure contre ces dieux de toutes les passions, de toutes les faiblesses humainesέ (…) la pensée philosophique grecque, dès qu’elle prend conscience, condamne sans ambages les dieux de la mythologie et mesure l’écart que les sépare de ses propres conceptionsέ » 784 Voir les fragments 14, 15 et 16 dans LESHER, 1992. 779 191 indique que : « leur savoir, depuis le début, les Grecs le tiennent d’Homèreέ »785. Le second est une référence ouvertement critique qui cible l’œuvre d’Homère (et celle d’Hésiode) – quoique sans aucune spécification concernant leurs corpus respectifs – où l’un et l’autre sont blâmés en raison de leur manière de représenter les dieux786. Comme on le sait, cette reconnaissanceήméfiance envers Homère et son œuvre s’est prolongée pendant des siècles et dépasse largement les questions d’ordre éthique et religieuxέ Jamais, pourtant, personne n’est parvenu à trouver un accord concernant les termes de ce débat787. Ces difficultés font sans aucun doute écho aux rapports assez complexes que les Anciens ont pu identifier entre les termes d’ἱ ί , de ή , de ῦ et de ό . Les analyses menées récemment par Christophe Bréchet le montrent d’une façon assez consistanteέ En effet, tout en partant d’une question apparemment simple et qui donne son titre à l’article de Christophe Bréchet, « L’Iliade et l’Odyssée relèvent-elles de la ‘fiction’ ? », et ancrant ses considérations autour des trois signifiants les plus récurrents pour qualifier le contenu des poèmes homériques de l’époque classique à l’époque impériale, ί , ῦ et ά , l’auteur nous montre à quel point l’échelle d’analyse est très variableέ Elle l’est d’un point de vue temporel, même si l’on prend en compte l’ensemble de l’œuvre d’un auteur, puisqu’il s’agit de rendre pertinent, à chaque occasion, un aspect particulier concernant les poèmes homériques788. XÉNOPHANE, Fragment. 10 (= HERODIAN, On Doubtful Syllables 296.6) : ἐ ἀ ΄῞ ἐ ὶ ή ά . Commenté par LESCHER, 1992, p. 81-82, qui ne laisse pas de remarquer, notamment à propos de la valeur de « ἐ ἀ » : “It is not clear whether ἐ ἀ , ‘from the beginning’, refers to the beginning of the whole of Greek culture or to the beginning of an individual educationέ (…) When, therefore, Xenophanes says that ‘all according ή to Homer’ he is probably best understood as complaining (in a Platonic vein) about the extent of Homer’s influence on customary thought and conduct as well as about his status as authority on the behavior, epithets and other attributes of the gods. Understood in this way it would be entirely natural (though not quite mandatory) for us to understand the archē under discussion as the earliest stage of an individual’s life, the critical formative period for values and attitudes toward othersέ” 786 XÉNOPHANE, Fragment 11 (= SEXTUS EMPIRICUS, ΠΡΟ΢ ΜΑΘΗΜΑΣΙΚΟΤ΢, 9. 193) : ά ῖ ἀ έ ῞ ό ΄ ί ό , ὅ ΄ἀ ώ ὀ ί ὶ ό ἐ ί , έ ύ ὶἀ ή ἀ ύ . 787 Voir le point fait par PRATT, 1993, p. 131-1ηθ (“Lying σot Wellμ τther Critiques of the Tradition”)έ 788 BRÉCHET, 2010, p. 66-67 : « Pour suivre les métamorphoses de la ‘fiction’ homérique, on ne peut suivre un seul terme μ le vocabulaire avec lequel se dit la ‘fiction’ dépend de l’approche globale qui est faite de la poésie homérique, et du point de vue adoptéέ La ‘fiction’ peut ainsi se dire en termes de mimèsis, de muthos et de plasma. À l’époque classique, c’est sans doute le substantif mimèsis qui permet le mieux de dire que les poètes font œuvre de fiction, en représentant des hommes en actionέ Et c’est sans doute le seul terme que permet de concevoir synthétiquement la poésie comme fictive (…). Enfin, à partir du moment où on cherche à faire la part entre ce qui est historique et ce qui est inventé, dans les épopées, et notamment entre les inventions vraisemblables et les inventions invraisemblables, le mot plasma va jouer un rôle important (…)έ » 785 192 Il va sans dire que cette analyse part d’un présupposé qui nous semble central et assez conséquent, c’est le constat que les épopées homériques se sont progressivement constituées comme « terre d’élection pour la critique littéraire ancienne »789. Cette qualité a justifié, à son tour, le besoin de plus en plus affirmé de passer par Homère et par ses œuvres dès lors qu’il s’agissait d’(in)valider un ό parmi tant d’autres, lesquels ne cessaient pas d’être considérés comme des (re)productions. Il ne faut surtout pas oublier que les poèmes homériques étaient eux-aussi perçus comme des ό auxquels les Anciens ont attaché divers qualificatifs, selon les contextes. τr, comme tient à l’observer Christophe Bréchet, les Anciens ont eu recours à plusieurs termes lorsqu’ils se consacraient à la critique des énoncés homériques et ils auraient eu bien du mal à leur attribuer une seule étiquetteέ En ce sens et à titre d’exemple, Christophe Bréchet remarque qu’une œuvre telle que l’Iliade a toujours vu son statut osciller entre « (…) l’histoire – la guerre de Troie a bien eu lieu – et le mythe – nombre d’épisodes sont incroyables (…) »790. Cela équivalait-il à admettre que le partage qu’on trouve encore chez les Modernes entre « mythe » et « histoire », Homère « poète » ou « historien », remontait bel et bien à l’Antiquité ? Nous argumenterons pour dire que la réponse la plus correcte serait sans doute que non. Tout d’abord puisque, comme on a déjà fait l’effort de le faire remarquer, ces découpages entre genre discursifs sont bien loin d’être valables chez les Anciens791. Ainsi, si ceux-ci ont toujours et sans équivoque reconnu à Homère le statut de ή , voire celui de ὁ ή , cela n’a pour autant jamais empêché ses compositions d’être incluses dans la catégorie générale de ό , avec laquelle des ό plus récents tenaient de plus en plus à dialoguer pour se faire valider. Du reste, il va sans dire qu’Homère n’était pas le seul ή à voir ses ό revisités, bien qu’avec beaucoup de méfiance, par des auteurs des VIe-Ve siècles avant notre ère que nous avons pris l’habitude d’identifier comme des « (proto-)historiens ». Nul hasard si, un bon exemple parmi d’autres, de cet usage que l’on pense courant est attesté dans l’Enquête d’Hérodote792. 789 BRÉCHET, 2010, p. 35. BRÉCHET, 2010, p. 36. 791 Voir : « ἱ ί , ή , ῦ et ό : des liaisons dangereuses ? ». 792 À propos d’Hérodote voir par exemple ce que dit VERDIN, Herman, « Les remarques critiques d’Hérodote et de Thucydide sur la poésie en tant que source historique », Historiographia antiqua. Commentationes Lovanienses in honorem W. Peremans septuagenarii editae, Leuven 1977, p. 53-76, p. 55: « (…) Il mentionne effectivement un nombre d’auteurs qui représentent différents genres poétiques. Ainsi, en plus des citations directes, il fait encore référence (…) également à des poètes (…) comme Alcée (Vέ λη), Archiloque (I, 132), Sappho (2έ 13η), Simonides de Céos (Vέ 1ί2), Solon (Vέ 133), ainsi qu’à des auteurs dont la personnalité et l’œuvre restent mal connus (…)έ » 790 193 En effet, à la lecture des œuvres d’Hérodote et de Thucydide, il est évident que le statut d’Homère est sans équivoque celui d’un terme ποδβ άμ qu’au verbe έ 793 ή – son nom se trouve sans cesse lié autant au . Pour le reste, tout en tenant compte des particularités de l’un et de l’autre, Hérodote794 autant que Thucydide795 n’hésitent pas à mettre en doute certains ό poétiques ainsi que plusieurs aspects de ce qu’ils rencontrent dans l’Iliade et dans l’Odysséeέ Ils ne se privent pas néanmoins de s’inspirer, d’évoquer, voire de citer des extraits des poèmes homériques au cours de leurs ouvrages respectifs d’« histoire ». Nous attribuons cela au fait que, comme on vient de le dire, tout en étant reconnu comme un « poète », voire comme ὁ ή , les énoncés d’Homère sont avant tout des ό – de plus devenus déjà à cette époque des incontournablesέ Par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à ce que, en tant que tels – et dans ce sens comme n’importe quel autre ό – il arrive que certains discours d’Homère se trouvent parfois discrédités alors que d’autres, au contraire, sont validésέ Dans ce dernier cas le logos est validé en qualité de « témoin » ( ά ( ή ) et/ou de « preuve » )796. Quoi qu’il en soit, chez Hérodote et Thucydide, le nom d’Homère ou celui de ses œuvres ne se trouvent jamais qualifiés par des vocables équivalents à nos termes « historien » et « œuvre d’histoire »έ Cela, certes, ne doit guère nous étonner, dans la mesure où ces auteurs ne s’autodésignaient pas eux-mêmes par des termes équivalentsέ Enfin, et ce n’est pas le moins important, il convient pour autant de ne pas oublier que la qualification de ή , habituellement attachée au nom d’Homère, trouve (aussi) une signification assez complexe dans l’œuvre de ces auteursέ En effet, si d’une part cette fonction conditionne des choix délibérément trompeurs de sa part (et de ceux qui sont ainsi qualifiés) – des choix faits en fonction de ses Voir parmi d’autres HÉRODOTE, II 23, 53, 116. THUCYDIDE I, 10, 3 11, 3; VERDIN, 1977, p. 55-56, à propos des usages qu’Hérodote fait des œuvres poétiques, y compris des épopées homériques μ « Les citations proprement dites sont raresέ Elles se limitent à quatre vers de l’Iliade (II. 116 = Iliade, VI.289-2λ2), sept vers de l’Odyssée (II. 116 = Od., IV.227-230 et IV.351-3η2), (…)έ Ce nombre très restreint de citations directes ne nous donne cependant qu’une idée très partielle des connaissances d’Hérodote dans le domaine de la littérature poétiqueέ (…) σon moins importantes pour estimer l’étendue des connaissances d’Hérodote dans ce domaine nous paraissent quelques remarques occasionnelles dans lesquelles il se réfère à la littérature poétique en général. » Pour une analyse plus récente de cette omniprésence homérique chez Hérodote, voir : BOEDEKER, 2002, p. 97-109. 795 VERDIN, 1977, p. 68: « (…) Thucydide ait invoqué le témoignage de la poésie pour étayer sa démonstration, non seulement dans des questions d’ordre secondaire, mais en quelques endroits qui constituent des vrais charnières dans son raisonnement. » 796 HÉRODOTE, IV, 29 : έ έ ώ ῃ ὶ ῞Ο ἔ ἐ ᾿Ο ίῃ ᾔ ΄ ὶ ύ ὅ ΄ φ ὶ έ . THUCYDIDE, I, 20 : Σὰ ὲ ᾂ ὰ ῦ ᾃ , ὰ ὶἑ ίῳ ῦ . (Nous soulignons) ; I, 9 : ῞ ῦ ή , ᾞἱ ὸ ῶ . 793 794 194 énoncés dont le but majeur est de faire plaisir –, c’est d’autre part cette condition même qui permet à ses éventuels mauvais choix d’être excusés pour leurs invraisemblances et leurs hyperboles. Dans un passage de son Enquête, Hérodote s’oppose ouvertement à la version iliadique des faits concernant l’un des épisodes censés composer la chaîne des événements qui auraient déclenché la guerre de Troieέ Il s’agit de l’enlèvement d’Hélène par Paris 797, un épisode sur lequel on ne trouve pourtant que de brèves évocations, le plus souvent allusives, dans l’Iliade. Mais la critique d’Hérodote va jusqu’au point de nous offrir ce qu’il juge être la bonne version des événementsέ Pour autant, il tient à justifier le choix d’Homère : le poète, bien que connaisseur des faits (ce qu’il prouve en évoquant des passages de l’Odyssée), aurait choisi de les raconter autrement dans son Iliade dans le dessein de privilégier une version convenable pour son épopée798. On voit ainsi que, dans son Enquête, Hérodote n’hésite pas à mettre en doute ce qui était raconté sous forme d’épopée799, ni à suggérer que ce que disaient les Grecs quand ils parlaient du combat de Troie pouvait être perçu comme des sottises800. Il n’est pas du tout anodin que Hérodote dit avoir appris la bonne version des faits auprès de prêtres égyptiens censés avoir eu accès à des informations (ἱ ίῃ ) apprises de Ménélas lui-même801. Ces renseignements – nous le suggérons – sont aux yeux d’Hérodote plus plausibles que ceux rapportés dans l’Iliade802. Hérodote croyait en effet – c’est ce qu’il tient à démontrer depuis le début de son livre – que les Égyptiens étaient les devanciers des Grecs dans plusieurs domaines culturels, dont l’attachement à la conservation des souvenirs du passé Pour une analyse de ces allusions qu’on peut trouver au cours du chant III de notre Iliade, 39-57 ; 179-80 ; 443444, voir GUIEU, 2009, p. 31-34, où elle tient à préciser : « (…) Leur but n’est jamais de relater l’événement pour le porter à la connaissance de quelqu’un qui l’ignore, mais de faire référence à l’évènement fondateur de la guerre dans laquelle s’insère l’action du poème (d’où l’insistance sur la notion d’ἀ ή), de déterminer les causes des événements (d’où la fréquence du terme ), et de désigner un coupable , qui le plus souvent est Pâris. » 798 HÉRODOTE, II, 113-117 : έ έ ὶ῞ ὸ ό ῦ έ · ἀ ΄, ὐ ὰ ὁ ί ἐ ὴ ἐ ί ὐ ὴ ῷἑ έ ᾞ ῷ ἐ ή , [ἐ ΄] ὐ ό , ώ ὡ ὶ ῦ ἑ ὸ ό . έ, ά ἐ ί ἐ ά …. 799 HÉRODOTE, II, 120, 13-14: (…) ἰ ή ῖ ἐ ῖ ώ έ . 800 HÉRODOTE, II, 118, 1-2: (…) ἰ έ έ ὺ ἱ έ ἰ ά ό έ ἱ῞ ὰ ὶ῎ έ ὿. 801 HÉRODOTE, II, 120, 1-8 : ῦ ὲ ἰ ί ἱἱ έ .᾿ ὼ ὲ ῷ ό ᾞ ῷ ὶ῾ έ έ ὶ ὐ ὸ ί , ά ἐ ό · ἰ ῾ έ ἐ ᾿ ίᾞ, ἀ ἂ ὐ ὴ ῖ ῞ ἑ ό ἢ ἀέ ᾿ ά . ὐ ὰ ὴ ὕ φ ὴ ὁ ί ὐ ὲ ἱ ή ὐ ῷ, ὥ ῖ φ έ ώ ὶ ῖ έ ὶ ό ύ [ἐ ύ ], ὅ ᾿ έ ῾ έ ῃ έῃ. 802 HÉRODOTE, II, 120, 13-14 : (…) ἰ ή ῖ ἐ ῖ ώ έ . 797 195 ( ή )803. En outre, la source des informations des Égyptiens était une personne ayant directement pris part aux événements racontés, ce qui n’aurait pas été le cas d’Homère qui, selon Hérodote, aurait vécu bien après les événements qu’il relate dans ses épopées804. Dans cette perspective, on pourrait penser que le « cas d’Homère » contribue aussi à renforcer les arguments généraux présentés par Hérodoteέ C’est pourquoi nous suggérons que, plus peut-être que d’éprouver le besoin de défendre Homère et un quelconque bon ou mauvais fondement « historique » de ses épopées, Hérodote était plutôt motivé, dans son usage des vers d’Homère, par le souci de cautionner ses propres argumentsέ Une telle démarche se reproduit du reste, un peu plus tard et dans les grandes lignes, chez Thucydide. Si celui-ci tient à mettre en relief le fait qu’il faut a priori se méfier de ce que disent les poètes et notamment Homère, il n’hésite pas, néanmoins et comme nous le verrons plus loin, à faire usage des énoncés homériques dès lors que ceux-ci se montrent utiles pour les arguments qu’il avance dans son discours805. Cette hypothèse nous semble très recevable parce que, tout en nous permettant d’évaluer autrement la question du statut d’Homère chez Hérodote et chez Thucydide – un statut qui, pour une grande partie des spécialistes, reste partagé entre celui du « poète » et celui de l’« historien »806 –, elle permet également de revenir à la question plus générale qui nous occupe, celle du statut d’Homère et de ses œuvres pour les Anciensέ Ce statut nous semble assez éloigné du clivage « poète/historien » qui est tant présent dans la critique moderne. Ceci dit, précisons à la suite de Christophe Bréchet, que ce sera seulement bien plus tard, à partir de l’époque hellénistique avec le travail des Alexandrins, que se serait manifesté un « (…) intérêt grandissant pour l’analyse de détail et l’appréciation circonstanciée du rapport à la réalité (…) »807 en ce qui concerne les épopées homériquesέ Il ne s’agit plus alors de se satisfaire d’exprimer synthétiquement le rapport de l’œuvre d’art au réel, par le seul concept de 803 Par rapport aux Égyptiens et leur attachement avant la lettre à « conserver le souvenir du passé », nous avons déjà mentionné HÉRODOTE, II, 77, 1-4 et aussi FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, I, 2, 9. 804 Pour cette datation on a déjà cité HÉRODOTE, II, 53, 4-9. 805 THUCYDIDE, I, 9-11. 806 Voir : VERDIN, 1977, qui allait déjà dans ce sens-là, notamment parce qu’il croit que Hérodote et par la suite Thucydide auraient relevé des traits qui seraient propres au domaine du « genre poétique », en contrepoint de ce qui caractérisait leur domaine, celui de « l’histoire ». Voir p. 75 : « Hérodote et Thucydide en relevaient surtout deux : le fait que le poète ne fournit pas de preuves de ce qu’il raconte (voir ,ἀ έ ) et l’élément ‘fiction’, qui tantôt se présente sous la forme de l’invention, tantôt sous celle d’embellissementέ Ces caractéristiques obligent l’historien à interpréter soigneusement les données fournies par la poésie, s’il veut les incorporer dans son exposé historique. ». Et plus récemment: KIM, p. 22- 46 (Chap. 2: “Homer, poet and historianμ Herodotus and Thucydides”). 807 BRÉCHET, 2010, p. 46. 196 mimèsis808, même s’il est encore utilisé. La nouvelle approche entraîne une adaptation des termes de la critique au nouvel échelon d’analyse809, et notamment le recours éventuel au terme ἱ ολδα lorsqu’on aura la prétention de déterminer les rapports qu’entretiennent les contenus des épopées homériques avec des faits advenus810. Notre évocation, dans la première partie de ce travail, d’un extrait d’un auteur comme Polybe a pu déjà le montrer811. En outre, on pourrait également reconsidérer l’inscription où Hérodote est décrit comme « ὸ ἱ ί Ὅ ὸ ἐ », en y voyant un écho à cette nouvelle approche. Effectivement, non contents de découper le texte de l’Iliade et de l’Odyssée dont on dispose afin de mieux saisir ce qui y serait crédible ( ό )812 ou pas, les auteurs tenaient également et de plus en plus à vérifier l’étendue des connaissances du poète lorsqu’il rapportait les événements concernant la guerre de Troie. Cette enquête portait aussi sur les événements censés s’inscrire dans la chaîne des causes de la guerre, c’est-à-dire ceux advenus dans un passé antérieur à celui dont s’occupent substantiellement les récits de l’Iliade et de l’Odyssée. Certes, les premières traces de ce type d’exercice se trouvent déjà chez Hérodoteέ Désormais, la pratique est bien plus poussée, allant plus loin que la seule attribution à Homère d’une ignorance « historique ». Une telle pratique a pu avoir des conséquences textuelles assez concrètes (et on peut penser que ce fut le cas pour ce type de travail). Pensons ainsi et tout d’abord au célèbre exemple d’Aristarque qui a voulu athétiser cinq vers du vingt-quatrième chant du poème en alléguant qu’Homère ignorait particulièrement l’un des épisodes censés être l’une des causes anciennes de la guerre, autrement dit le jugement de Idem, où l’auteur précise par la suite : « (…) peut-on encore parler indistinctement de la mimèsis ? On le peut, à condition d’infléchir la signification du concept et d’insister davantage sur la dimension reproductrice, en réservant le terme aux passages les plus ‘réalistes’ (…)έ » 809 BRÉCHET, 2010, p. 47. Voir aussi p. 51, note 57 : « De façon générale, muthos et plasma interviennent respectivement quand il s’agit d’apprécier la part de la tradition ou d’innovation dans la création homériqueέ Le muthos apparaît comme un récit ancré dans la tradition, indissociable d’un processus de transmission (…)έ Le substantif plasma est très peu employé, mais si on procède à des recoupements avec les mots de la famille de plattein, on peut dégager quelques constantes : le plasma désigne notamment une création par rapport à ce qui a été transmis. » 810 BRÉCHET, 2010, p. 46-47 : « (…) en admettant qu’on veuille déterminer le rapport qu’entretiennent les épopées homériques avec une réalité passée, c’est-à-dire, avec l’histoire, le concept ne peut subir la concurrence d’histoireέ C’est en effet ce mot qui s’impose à ceux qui relèvent, dans les poèmes, ce qui est le plus proche de la réalité historique. » 811 POLYBE, The Histories, XXXIV, 4, 1-4. 812 L’adjectif ό est utilisé dans les textes des scholies homériques qui nous sont parvenues quand il est question d’évaluer la crédibilité de tel ou de tel détailέ Οn reprend dans ce sens la remarque faite par BRÉCHET, 2010, p. 36, note 3 : « ERBSE, H., Scholia Graeca in Homeri Iliadem (Scholia vetera), Indices I_IV, Berlin, de Gruyter, 1983, p. 450, s.v. ό (plus de 1ιί références)έ τn peut se demander si l’adjectif ό et l’adverbe ῶ à eux seuls n’ont pas été un frein à la théorisation de la notion de ‘fiction’ sous forme nominale. » 808 197 Pâris813. Par ailleurs ces vers, selon certains commentateurs modernes, seraient les seuls à évoquer éventuellement cet événement et par conséquent à prouver qu’ils étaient connus du poète814έ τn peut également songer à Ératosthène qui, d’après Strabon, nous invitait tout simplement à ne pas chercher d’informations (ἱ ί ) dans les poèmes d’Homère815. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des textes grecs produits sous l’Empire romain sont sans doute ceux qui fournissent le cadre d’analyse le plus foisonnant lorsque l’on veut essayer de « saisir » comment les Anciens ont perçu Homère ou, plus précisément, quelles furent les stratégies mises en place afin de méconnaître et/ou de reconnaître la valeur « historique » de ce que disait Homère, sans que cela, à notre avis, n’ait pourtant jamais pu se réduire à une opposition du genre « poésie » versus « histoire ». Ce dont, par ailleurs, ont pu déjà attester nos évocations des extraits des œuvres d’un auteur comme Strabon816. En tout cas, afin de renforcer notre hypothèse, nous tenons à présenter d’autres élémentsέ Tout d’abord nous allons brièvement commenter un autre passage de la Géographie de Strabon. Ensuite nous proposons de passer en revue certains aspects d’un des discours déjà mentionnés de Dion de Pruse, le Discours Troyen. Pour finir, nous considérerons rapidement quelques éléments issus d’une analyse de la présence d’Homère chez Plutarqueέ Dans l’un des nombreux passages de sa Géographie où il évoque Homère, Strabon se montre catégorique lorsqu’il reconnaît que le but du poète peut être autant comparable à celui des ή – faire plaisir à son public par l’intermédiaire à la fois d’éléments fabuleux et de choix stylistiques – qu’à celui des ἱ ό – parler de faits advenus. Ce que Strabon veut attester tout d’abord par ce qu’il mentionne comme une évidence, c’est la factualité de la guerre de Voir à ce propos μ GUIEU, 2ίίλ, pέ 2ι, qui évoque l’article de WALCτT, Pέ, « The Judgement of Paris », G&R 24 (1977), p. 31-39 : « ‘τù devons-nous faire commencer l’histoire de la Guerre de Troie ς’ », se demandait P. Walcot au début d’un article consacré au jugement de Pârisέ L’Iliade fait en effet de nombreuses références à l’enlèvement d’Hélène, mais ne semble pas se préoccuper de causes plus anciennesέ Alors que la tradition extérieure, dès le Catalogue des femmes pseudo-hésiodique, évoque le serment qui lie les anciens prétendants d’Hélène et les oblige à venir à l’aide de Ménélas si Hélène est enlevée [frέ 1λθ-204 MW, avec évocation de leur serment fr. 204 MW, v. 78-κη], l’Iliade n’y fait pas allusion, pas plus qu’au désir de Zeus de libérer la terre du poids accablant de l’humanité – qui d’après un scholiaste à l’Iliade, ouvrait les Cypria. Quant au jugement de Pâris, il n’est mentionné qu’une fois, dans un passage suspecté d’inauthenticité depuis l’Antiquité. » 814 Nous faisons référence à Il. XXIV, 25-3ίέ Pour un bref bilan de ce débat d’Aristarque à nos jours, voir GUIEU, 2009, p. 27-31, p. 31, qui va conclure que « (…) la thèse selon laquelle le jugement de Pâris n’était pas connu d’Homère et est une interpolation (d’époque et d’occasion d’ailleurs non précisées) ne trouve pas d’arguments solidesέ Le jugement de Pâris doit être considéré comme faisant partie intégrante de la vision du passé qu’avaient le poète et ses auditeurs (…)έ » 815 STRABON, Géographie, I, 2, 17 : ὸ ὲ ά ά ὐ ό , ὐ ΄῾ ό · ὴ ὰ ἐ ί ί φ όφ ά ί , ὐ ὡ ᾽ έ φ ί, ύ ὴ ί ὸ ὴ ά ὰ ή , ΄ἱ ί ἀ ΄ ὐ ῶ ῖ . Voir à propos d’Ératosthène : PFEIFFER, Rudolph, “Science and Scholarshipμ Eratosthenes”, History of Classical Scholarship. From the Beginning to the End of the Hellenistic Age, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 152-170. 816 STRABON, I, 2, 36. 813 198 Troie – un fait réel qu’Homère aurait simplement paré des ornements de la fable (ἐ ό ῖ ί ) – ainsi que des aventures d’Ulysse, qu’il pense également appartenir à l’ordre des faits advenus, bien que différemment de ce que raconte Homère au cours de ses épopées817. En effet, Strabon admet qu’Homère était éventuellement un menteur, mais un menteur plausible, puisque ce qu’il disait s’appuyait toujours sur des péripéties véridiques et sur des ί recherches (ἱ )818. Mais, comme Strabon tient à le rappeler, il convient de ne pas oublier qu’à des époques plus anciennes, bien avant d’être recueillie par les ποδβ Ϋμ819 et avant la floraison des ὶ φἡ et de la φ φί , ce qu’il nomme la création de ύ ί ( ί ) avait une grande place, voire une fonction éminente dans la vie sociale et politique. Elle prenait également part à la recherche de ce qui était d’actualité ( ῶ ἱ ί )έ C’est d’ailleurs pourquoi cette pratique aurait été conservée par les Anciens comme un moyen de former les hommes depuis l’enfanceέ Ceci explique sa présence chez les premiers historiens et physiologues qui, tous, ont délibérément fait usage de l’écriture mythologique ( άφ )820. Ainsi Homère, dans le dessein de « séduire la foule et [de] la diriger » ( ῷ ὲ ὶ ῶ ὰ ή ), a choisi de mêler la vérité au mensonge ( ῦ ῶ ). Précisons toutefois que Strabon avait tout intérêt à défendre le bien-fondé factuel des poèmes d’Homère étant donné que sa Géographie était truffée d’invocations à l’lliade et à l’Odyssée (nous y reviendrons dans la troisième partie)έ σous suggérons, pourtant, que ceci n’implique pas que Strabon ait perçu Homère comme une sorte d’ideal historian (« historien idéal »)821. Homère y STRABON, I, 2, 9 : … ὕ ἐ ῖ ῖ ἀ έ ί ί ῦ ,ἡ ύ ὶ ῶ ὴ φ ά · ὸ ὲ ὸ ὐ ὸ έ ῦἱ ῦ ὶ ῦ ὰ ὴ ὸ έ έ . ὕ ὴ ό ὸ ό ό ὼ ἐ ό ῖ ί , ὶ ὴ ΄ έ ά ὡ ύ ·ἐ ὸ ὲἀ ῦ ἀ ά ὴ ί ὐ ῾ ό . (Nous soulignons) 818 STRABON, I, 2, 9, 16-18 : ὅ ὶ ύ ό φ ὶ ᾿ έ ά ἐ ῶ · ῦ ΄ἐ ὶ ὶ ὸ ύ ὰ, έ ἐ ύ ῖ · ὐ ὰ ά ,ἀ ὰ ά, ἐ ὶ ὐ ΄ἂ ἐ ύ ὁ ῖ ῎ ᾂ ὰ ἰ ί ὰ ἀ ά . 819 STRABON, I, 2, 8 : ὶ ῶ ὅ ὺ ύ ἀ έ ὐ ἱ ὶ ό , |ἀ ὰ ὶ ἱ ό ὺ ό ὶ ἱ έ ῦ ί ά , ἰ ὸφ ὸ ά ῦ ῦ ᾟ . 820 STRABON, I, 2, 8, 16-25 : T ύ ὲ ὿ ί ὿ ὶ φ ύ ἰ ὸ ὸ ὶ ὸ ὸ ῦ ί ὶ ὴ ῶ ἱ ί , ἱ ὲ ἀ ῖ ὴ ὴ ἀ ὴ ἐφύ έ ῶ ί ἡ ῶ , ὶ ὰ ἱ ῶ φ ί ἡ ί ὑ έ · ό ΄ὕ ἡ ὶ ί φὴ ὶ ἡ ῦ φ φί ή ἰ · ῦ ὲ ᾂ ὸ ὀ ί ,ἡ ὲ ὴ φ έ ὶ έ ῦ έ ·ἡ ὲ ὴ ῦ῾ ὑ ό . ὶ ἱ ῶ ὲἱ ὶ ὶφ ὶ άφ . 821 Voir KIM, 2007 ; 2010, p. 47-84 (Chap. 3: “Homer the Ideal Historian. Strabo’s Geography”). 817 199 ή , dont la place de référence culturelle est plus que jamais utile demeure bel et bien un dans le contexte où Strabon rédige les livres qui composent sa Géographie, et c’est peut-être plutôt pour cette raison qu’il est repris et soutenu en tant que telέ Passons à présent à une brève analyse du Discours Troyen écrit un peu plus tard par Dion Chrysostome, au Ier siècle. Selon certains de ses lecteurs, Dion y prenait justement la posture critique d’un « historien » dans le dessein (au contraire de Strabon822) d’accuser Homère d’être un bad historian (« mauvais historien »)823. Cette démarche, du reste, justifierait le fait que son approche était centrée sur la tâche de démêler le vrai du faux – d’où la surreprésentation des mots de la famille de ά 824 ῦ , par rapport à ceux de la famille de ί , ῦ , et de έ Cette lecture, bien que d’autres chercheurs, comme Lawrence Kim, tiennent à la minorer en soulignant le fait que Dion s’emparait de toute une tradition de critiques d’Homère, de modèles rhétoriques et aussi d’une bonne dose d’audace825, reste néanmoins toujours valable826έ Dans le texte de Dion, le nom d’Homère et la qualification de ses poèmes sont toujours désignés respectivement par le terme de La seule attestation du terme ἱ ί 828 ή et par le terme général de ό 827 . que l’on trouve chez Dion n’est associée ni au poète ni à ses compositions. En effet, le texte de Dion a été composé sur le modèle des exercices de rhétorique829 où tout en analysant l’énoncé même de l’Iliade830 l’auteur se propose de « (…) dénoncer les mensonges KIM, 2010, p. 87 : “Dion caricatures the idea of Homer as a historian advocated by Straboέ” Voir encore à ce propos KIM, 2010, p. 96-97 : “Some scholars, like Kindstrand [Homer in der zweiten Sophistik, 1973] and more recently Sotera Fornaro [“τmero cattivo storicoμ l’τrazione undicesima di Dione Crisostomo”, Eikasmos II, p. 249-265, 2002], have argued that Dio is basically portraying Homer as a bad historian (…), but that is only partially accurate. Dio does, it is true, deploy criticism frequently used in historiographical attacks on colleagues – poor use of sources, clumsy narrative arrangement – but he combines these with arguments reminiscent of those deployed to subvert the credibility of witnesses in forensic oratory. Dio is not only trying to show that Homer is a bas historian, but also constructing an image of Homer as an improvising witness.” 824 Nous reprenons BRÉCHET, 2010, p. 58. 825 Voir aussi dans ce sens, « Introduction » de DION DE PRUSE, IlionΝn’a pas été prise. Discours « Troyen » 11, trad. par MINON, Sophie et alli. Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. XXXV-L (« Un exercice au carrefour de plusieurs traditions »). 826 Voir KIM, 2010, p. 100 : “(…) Dio exposes the inherent ridiculousness of the idea that Homer was a historian, or even a reliable source, by taking it ‘seriously’ and submitting the poet to the same sort of scrutiny awarded to that of historians or witnesses in courtέ” 827 Voir par exemple DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 54. Voir aussi, DION, 55 où on trouve aussi le nom d’Homère associé au verbe έ . 828 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 38. 829 Pour un point récent sur l’influence de la tradition rhétorique chez Dion, voir : « Introduction » de DION DE PRUSE, 2012, p. XLI-XLVI (« La tradition rhétorique : gr. Kataskeuè vs anaskeuè (lat. confirmatio vs refutatio) »). 830 À propos de la méthode d’analyse interne de l’Iliade choisie par Dion voir aussi : DION DE PRUSE, Les Belles Lettres, 2012, p. 64-65, note 16 : « Dion parodie ici le grand principe des Alexandrins consistant à ‘expliquer Homère par Homère’έ » 822 823 200 d'Homère » afin d’affirmer « (…) qu’Ilion n'a pas été prise et qu'en définitive ce sont les Troyens qui sont sortis vainqueurs de la guerre et non les Grecs »831. Pour bien soutenir sa thèse, Dion va passer en revue toutes sortes de procédures et d’arguments courants à son époque – ce que du reste une bonne analyse du lexique employé atteste amplement832. Nous ne mentionnerons que quelques exemplesέ Dion révise l’argument qui disqualifie Homère comme témoin ( ά ) et qui se fonde sur la supposition qu’Homère fut un mendiant dont les compositions auraient été réalisées pour agréer ses bienfaiteurs, ou pire, un fou qui n’aurait rien dit de sensé. Dion refuse néanmoins ce raisonnement833. Il revient également sur la problématique de l’ignoranceήl’impiété d’Homère à propos de ce qu’il dit des dieux – et sur ce terrain l’auteur refuse toutes les sortes d’interprétation allégorique qui pourraient servir à défendre Homère834 – tout en insistant sur ce qu’il considère comme une évidence : si le poète n’hésitait pas à dire les pires mensonges sur les dieux, qu’est-ce qui l’empêchait d’en faire autant à propos des hommes ?835 Ceci permet ensuite à Dion d’avancer sa critique sur un autre sujet μ celui du manque prémédité d’ordre dans la narration d’Homèreέ Le poète n’a pas commencé son Iliade par le début de la guerre de Troie mais par un épisode choisi au hasard836 – selon un procédé qui serait commun, d’après Dion, aux tribunaux où (comme Homère) on ment avec art ( 831 ὰ έ ύ )έ Cet argument autorise Dion, d’une façon JOUAN, 2002, p. 409. Pour une analyse assez récente autour de ce discours et les critiques concernant Homère, voir notamment, KIM, 2002, p. 85-139 (ch. 4 “Homer the liar”). 832 σous trouvons chez Dion par exemple l’emploi de termes tels que ό y compris pour désigner l’énoncé qui est en train de se dérouler (DION, 11, ῖ) et qui se trouvait aussi chez Hérodote. Voir notamment le prologue du Discours, 1-14 ; voir aussi à ce propos les remarques faites par KIM, 2010 p. 90-94, p. 91 : “The prologue’s basic stance accords well with Dionian Cynic-Stoic moralizing boilerplate : the polemic against doxa, the assumption that of a unpopular position, the passionate denunciation of pleasure and falsehood. But it also situates Dio firmly in the tradition of paradoxical rhetorical speeches on Trojan topics, particularly Gorgias’ Helen, a work which similarly opposes received opinion and is interested in the relation of deception, belief and doxaέ”. Nous soulignons aussi la récurrence d’autres termes comme ἰ ό , ό . Voir DION, 68. Pour l’analyse de l’utilisation de ces termes (notamment dans ce passage) voir encore le point plus récent offert par KIM, 2010, p. 114-115, qui observe (p. 115) : “The incessant insistence on probability on display here recalls both the eikosarguments of the historians, like Herodotus, Thucydides, and their descendants, but also the literary-critical dictates of Aristotle’s Poetics and the carping complaints concerning Homeric poetry’s lack of verisimilitude attributed to anti-Homeric critics like the notorious Zoïlus of Amphipolisέ” 833 Cette figure d’Homère mendiant se trouve effectivement dans certains textes de Vies. DION DE PRUSE, Ilion n’aΝpasΝétéΝprise, 15-16. 834 Voir notamment HÉRACLITE, AllégoriesΝd’Homère. 835 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 17-18. 836 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 24-2θέ Cette question du commencement de l’Iliade on l’a trouvait déjà, parmi d’autres, chez LUCIEN, Histoires Vraies B, 2, 20 μ (…) ὶ ὲ ῦ ἱ ῶ ἀ έ , ά ὐ ὸ ἠ ώ ί ή ἀ ὸ ή ὴ ἀ ὴ ἐ ή · ὶ ὕ ἐ ῖ ὑ ῷ ὲ ἐ ύ . Voir encore les remarques faites par KIM, 2010, p. 103 : “Dio was not the only to wonder at Homer’s choice of starting point, compare the very first scholium to the Iliad – ‘it is asked ( ῖ ) why the poet began from the final events (…) and not for the firstς’ – which offers the standard explanation that nothing worth recounting occurred during the first nine years of the warέ” 201 « détournée », non seulement à (re)mettre en question un aspect stylistique pourtant loué par d’autres837, mais également à (ré)affirmer sa reconnaissance inconditionnelle de la έ d’Homèreέ Ceci dit, nous tenons également à mentionner que, par la suite, en prolongeant un exercice pratiqué auparavant notamment par les Alexandrins, Dion se livre à l’analyse des choix d’Homère, ou plutôt à l’analyse de ses omissions volontaires d’épisodes qui, pourtant, et selon Dion, sont essentiels μ l’enlèvement d’Hélène, le jugement de Pâris et surtout la prise de Troie838. Cette analyse autorise Dion à proposer à ses lecteurs une version des faits censée être plus crédible ( ό )839, une version qu’il tiendrait d’un prêtre d’Égypte fort âgé qui aurait lui-même été renseigné par Ménélas840. Et si Dion reprend ici sans aucun doute, et ouvertement, un argument déjà utilisé par Hérodote dans son Enquête pour contredire la version des faits racontés par Homère841, cette reprise est néanmoins détournée par Dion qui soutient, qu’en fait, Hélène n’a jamais été enlevée mais donnée en mariage à Pârisέ Cet argument lui permet, par ailleurs, d’affaiblir l’argument selon lequel les Grecs auraient mené une guerre motivée par une juste raison842έ Mais cela n’est pas toutέ De fait, la reprise du passage hérodotéen permet à Dion non seulement de renforcer l’idée apparemment répandue selon laquelle les Égyptiens étaient plus avancés dans la conservation des « histoires antérieures » ( ὴ ό ἱ ί ) que les Grecs, mais également de souligner que dans la perspective des Égyptiens, les Grecs étaient tenus pour des hâbleurs et Ici il est fait volontiers écho à un aspect évoqué au moins dès Aristote – qui dans sa Poétique (23, 1459a 3037), afin de prouver l’excellente technique poétique d’Homère, louait sa capacité à dire non pas tout, mais de choisir l’essentielέ Aspect que, par ailleurs, on retrouvera plus tard aussi dans le CommentΝ écrireΝ l’histoireΝ de Lucien (Chap. 6), comme ce qui caractérise le « bon historien », à qui il conviendrait de savoir par où commencer et à quels sujets se consacrer, de savoir faire un bon choix des faits qu’il convient de rapporter (selon un bon ordre et une bonne étendue) et ceux qu’il faut taire, ne s’attendre qu’à mentionner des événements mineurs. 838 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 24-32. 839 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 37-68. 840 DION DE PRUSE, IlionΝ n’aΝ pasΝ étéΝ prise, 38 : ῎ φ ὲ ὴ ό ἱ ί άφ ΄ ὐ ῖ , ὴ ὲ ἐ ῖ ἱ ῖ , ὴ ΄ἐ ή ί, ὰ ὲ ύ ό ὑ ΄ὀ ί , ῶ ῶ φ ῶ , ὰ ὲ ὶἀ ῖ ῶ ἐ ῖ ή έ ὰ ὴ ἀ ὶἀ έ ῶ ἐ έ · ὲ ὶ ῦ ἐ ῖ ά ὰ ὶ ὴ ί · ὸ ὰ έ ἀφ έ ΄ ὐ ὺ ὶ ή ἅ ὡ ἐ έ . On trouvera un autre héros jouant le rôle d’informateur sur les événements de la guerre de Troie dans l’entretien avec le fantôme de Protésilas, rapporté chez PHILOSTRATE, Heroïcus. Pour une analyse plus récente de ce texte, voir KIM, 2010, p. 140-174 (« Chapter 6 : Ghosts at Troy : Philostratus Heroicus »). 841 HÉRODOTE, Histoires, II, 113-120. 842 Voir à ce propos ce que dit KIM, 2010, p. 122 : “Dio’s new vision of Helen and the causes of the Trojan War is quite original – his Helen goes to Troy but the trip is fully justified , the Greeks attacks Troy on account of her, but are in the wrong – but its heterodoxy sets in a long tradition, linked to Gorgias and Isocrates Helen, which deflected culpability away from Helen, or to Stesichorus’ Palinode, Herodotus’ Histories, and Euripides’ Helen, which offered a radical departure from Homer’s story by contending that Helen never went to Troy at all. Of these, however, Dio’s debt to Herodotus is the most considerableέ” 837 202 des ignorants843. Ainsi, même si plus loin dans son discours, Dion admet qu’Homère aurait été le premier – certes, plusieurs générations après le déroulement des événements – à écrire à propos de la guerre de Troie844, c’était néanmoins les Égyptiens qui gardaient, encore sous forme orale, la bonne version des faits845. Dion reprend cette variante, se figurant meilleur juge grâce à l’écart temporel entre les événements, un écart pourtant encore plus ample que ce ne fut le cas pour Homère846. Il va sans dire que c’est dans ce passage, où Dion livre la version des faits transmise par le prêtre égyptien, que se trouve l’emploi du terme ἱ ί . Dans cette perspective, il convient de souligner que Dion affirme, qu’au contraire des Grecs, les Égyptiens n’ont jamais eu « la liberté d’exprimer quoi que ce soit en vers ν la poésie d’ailleurs, n’existe pas du tout ». Ce qui fait que Dion reprend ainsi la critique traditionnelle concernant la poésie, ou plutôt la critique de ceux qui, tout en reconnaissant son vrai but – celui de faire plaisir à ceux qui l’écoutent –, insistaient malgré tout sur le fait que certains vers devaient (re)produire, comme des témoins ( ά ), le passé tout en en faisant un usage convenable sur le moment847. Est ici reprise, bien entendu, la critique d’une attitude bien répandue parmi les Anciens (voire les Modernes) de la poésie d’Homère et d’autres poètes encoreέ Or, selon son énonciateur – dont le discours au présent848 s’adresse aux citoyens d’Ilion –, son propre ό se réalise en faveur de leurs ancêtres ( ό )849. Cette motivation, dans une certaine mesure (vu qu’il n’est pas d’origine troyenne), anticipe la thèse qu’il va développer à la fin de son texte sous le prétexte de défendre Homère : tout en étant lui-même Grec, le poète aurait menti par considération pour ses auditeurs comme pour ses compatriotes, lesquels se trouvaient à son époque menacés par un conflit imminent avec les peuples d’Asieέ Il va sans DION DE PRUSE, IlionΝ n’a pas été prise, 39 : έ έ ή , ὲ ῶ ὐ , έ ὅ ἀ ό ἰ ὶ ἱ῞ ὶἀ έ ά ἑ ὺ ί · 844 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 92. 845 HÉRODOTE, II, 113-120. 846 DION DE PRUSE, IlionΝn’a pas été prise, 4-5 : (…) ύ ὐ ἀ ῖ ,ἐ ῦ ὲ ὴἀ έ ὰ ὶ ό έ ,ὅ ῖ ὕ ῾ ή έ . ί φ ὶ ὲ ἱ ὶ ὸ ό ῶ ά ὶ ὴ ,ὅ ΄ἀ ύ ὰ ὺ ό …. 847 DION DE PRUSE, IlionΝn’asΝpasΝétéΝprise, 42 : (…) ύ ὲ φ ὅ φ ή ί ἰ ἱ ῞ · ΄ ἀ ύ ἡ έ ὸ έ , ῦ ὶ ἀ ί , ὶ ῖ ὲ ῖ ἐ έ ὅ ἂ έ ύ ίφ ἐ ῖ ὐ ῖ ,ὅ ὲ ύ ἂ ἐ ῖ έ ὶ ά ὺ ὺ ἐ ά ἐ ί ὶ ᾔ ἀ φ ῦ · ὰ ὲ ἰ ί ὴἐ ῖ ὲ ἐ έ έ ὲ ί ὸ ά ·ἐ ί ὰ ὅ φά ῦ ἡ ἐ ὸ ὴ ἀ ή . 848 Voir DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝ prise, θ, où l’auteur tient à souligner le fait que ce discours sera présenté à d’autres auditeursέ 849 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 4-5. 843 ἐ 203 dire que Dion insiste encore sur son argument, même s’il en doute, en affirmant que, selon un Mède, les Grecs (nous pouvons vouloir lire Hérodote) auraient fait à peu près la même chose dans le récit de la guerre entre les Grecs et les Perses, c’est-à-dire, qu’ils auraient composé et transmis des mémoires faussées car favorables aux Grecs. Pour le dire brièvement, Dion reconnaît que la défense d’un intérêt politique contemporain est un stratagème courant 850 auquel – il nous permet de le penser – lui-même ne saurait échapperέ Pourtant, Dion admet qu’Homère dit aussi des choses vraies (mais pas vraiment à dessein) mais uniquement lorsque cela va dans le sens de la thèse qu’il a choisie de soutenir851. Rappelons aussi, sans pour autant vouloir déborder de notre sujet, que d’autres lectures d’Homère se rencontrent dans d’autres discours de Dion, quand celui-ci en éprouve la nécessité852. À la lumière de cette brève mise au point, nous estimons qu’en entreprenant son discours Dion n’y prend pas la posture de l’historien, pour ensuite juger Homère et ses poèmes à partir de critères appartenant aussi à ce genre. En tout cas nous sommes là bien éloignés de notre discipline contemporaine. Dans son Discours troyen, Dion entreprend plutôt une sorte de « saturation de signes »853 qui appartiennent à la fois à l’univers de la critique rhétorique, plus particulièrement poétique et homérique, pour construire un discours truffé d’ironie et de clins d’œilέ Le résultat met en relief les arbitraires poétiques et politiques qui expliquent que certains ό du et sur le passé demeurent dans le domaine de la ό , par simple transmission au cours des générations, indépendamment de leur fausseté réelle, et grâce au plaisir censé être lié au faux ( ῦ ) à l’opposé de ce qui est vrai (ἀ ὲ ) et, parfois, plus difficile à apprendre854. Cela nous permet, curieusement, de rapprocher les « leçons » sur les usages et les valeurs poétiques et politiques du passé, tirées de cette brève analyse du Discours de Dion, de DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 80 μ (…) ὁ ῖ ὲ ῦ ὶ῞ · ὐ ὲ ὰ ἐ ύ ά ἀ ἀ ύ · 851 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 4-5. 852 Voir surtout les Discours 2, 11, 12, 36, 53, 55, 56, 57, 61. Pour un point en langue française sur la place d’Homère dans les Discours de Dion, voir notamment et plus récemment : DRULE, Pierre-Alain, « Dion de Pruse lecteur d’Homère », Gaia, 1998, v. 3, n° 3, 59-79. Disponible : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_1998_num_3_1_1340#. Consulté le 17 novembre 2014, p. 59 : « (…) il n'y a pas chez Dion une façon de lire Homère, mais plusieurs. Selon que l'orateur voit en lui un poète, un artiste, un éducateur ou un sage – et Homère peut être à ses yeux tous ces personnages-là - on verra apparaître des différences sensibles de l'un à l'autre des jugements portés. » 853 σous reprenons volontiers cette expression de l’analyse du dialogue η de Lucien (Dialogues des courtisanes) faite par BOEHRINGER, Sandra, L’homosexualitéΝféminineΝdansΝl’AntiquitéΝgrecqueΝetΝromaine, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 349-356 (« Épilogue : Lucien et la saturation des signes »). 854 DION DE PRUSE, IlionΝn’aΝpasΝétéΝprise, 1 : ὲ ὸ ὅ ά ὲ ἀ ώ ἅ ό ἐ ,ἐ ὲῥ . (…) ὸ ὲ ὰ ἀ ὲ ό ἐ ὶἀ ὲ ῖ ἀ ή , ὸ ὲ ὲῦ ὺ ὶ έ . 850 204 celles données par la lecture des usages et des valeurs du passé dans l’Iliade faite, en particulier, par Ariane Guieu. Pour finir, nous donnerons un dernier exemple, plus tardif, qui à notre avis atteste encore notre hypothèse selon laquelle, quoiqu’étant toujours considéré comme un ποδβ άμ par les Anciens, ce statut d’Homère n’a pourtant jamais empêché ses énoncés poétiques d’être aussi qualifiés par d’autres attributs lorsque cela s’avérait utileέ Ainsi, nous emprunterons quelques remarques aux analyses des références homériques dans les ŒuvresΝmorales de Plutarque faites par Christophe Bréchet855 dans sa thèse. Tout d’abord, insistons sur le fait que dans ces Œuvres les poèmes et la figure d’Homère se trouvent sans équivoque mis en scène comme de véritables incarnations de l’hellénisme856. Plutarque ne se voit pas pour autant obligé de renoncer à l’influence des œuvres de Platon dont la célébrité est pourtant due en partie à ses critiques implacables à l’encontre des représentations homériques des dieuxέ Ceci explique que, d’emblée, Plutarque ne s’intéresse pas à un Homère (mauvais) « théologien » mais à sa qualité d’excellent poète à qui le talent d’écrivain, et notamment l’expérience857, aurait permis de composer des imitations poétiques ( ί )858 de qualité irréprochable. Cette compétence se révèlerait surtout dans son aptitude à représenter dans toute sa complexité la réalité du monde et la psychologie des hommes 859, les seuls objets qui pouvaient exister à ses yeux, et qui donc ne pouvaient être que les seuls sujets de la représentation poétiqueέ Les dieux étant hors du monde matériel, rien d’étonnant, d’après l’échelle d’évaluation plutarquienne, à ce qu’ils soient susceptibles d’être représentés par le poète soit par des propos volontairement mensongers ( ῦ 855 / ά )860 – ce que le poète BRÉCHET, 2003. Voir aussi : BRÉCHET, 2010, p. 59-63. BRÉCHET, 2003, p. 359 : « En tant qu’incarnation de l’hellénisme, Homère n’a cessé d’être utilisé comme caution au cours des siècles, se moulant ainsi en quelque sorte sur les préoccupations des auteurs et des époques. C’est ainsi que la variété des intérêts de Plutarque fait qu’on trouve chez lui différentes figures d’Homèreέ » 857 BRÉCHET, 2003, p. 458 : « (…) là où les auteurs de la Seconde Sophistique hésitaient entre ὲ ό et ὲ ί , il place résolument l’origine du savoir d’Homère dans l’expérienceέ » 858 À propos de la valeur de cette notion chez Plutarque, voir : BRÉCHET, 2010. p. 62 μ (…) la mimèsis reste, pour Plutarque, la base stable pour appréhender la poésie, (…) il conçoit en définitive le poème sur le modèle d’une stratification – la première strate, ou la strate la plus importante, étant la mimèsis d’hommes en actionέ Tout ce qui n’est pas de l’ordre de la mimèsis est présenté comme un ajout. » 859 BRÉCHET, 2003, p. 359 : « (…) la figure du Poète, qui est la plus partagée dans l’Antiquité (…) la seule figure qui ne pose pas véritablement de problème pour le Platonicien qu’il estέ (…) Plutarque peut difficilement reconnaître à Homère une quelconque ἐ ή , Platon ayant montré que les poètes n’ont pas la science de ce qui est vraiment (…) une des caractéristiques de Plutarque est qu’il insiste constamment sur l’ὲ ί du Poète et qu’il en tire le meilleur partiέ Homère n’est pas pour Plutarque le Théologien (…) il insiste plutôt sur la façon dont ses œuvres témoignent d’une profonde compréhension de la psychologie humaineέ Ainsi, si on voulait définir ‘l’Homère de Plutarque’ on garderait avant tout la figure du fin psychologueέ » 860 BRÉCHET, 2010, p. 62 μ (…) la divinité, au moins dans les illustrations, est exclue de la poésie mimétique » ; p. 63 : « (…) le poète est un imitateur si ce qu’il crée pouvait être sous ses yeux, dans la réalité ; il invente dès lors que son objet n’est pas de ce monde ou qu’il matérialise le supra-sensible. » 856 205 va faire dans le dessein de charmer ou de frapper son public 861 –, soit par l’intermédiaire d’opinions partagées par tous et bien des fois reproduites par contagion par les poètes, alors même qu’elles pouvaient relever aussi bien de contresens ( ό saines et justes » ( ό ἀ ή ) que d’« opinions ή )862. Ce système d’évaluation permet à l’ensemble de l’œuvre de Plutarque de conserver à Homère, comme à Hésiode, le statut de paramètre du ή 863 par excellence, voire ή , et cela malgré les contresens présents dans ses d’illustrer la « quintessence » du poèmesέ Par conséquent, si l’on suit l’hypothèse de Christophe Bréchet, cette position explique pourquoi Homère n’est jamais associé, c’est-à-dire restreint, au genre épique, comme c’est le cas des autres auteurs qui sont toujours associés à des genres précis864. Cette réflexion nous semble intéressante dans la mesure où elle peut expliquer pourquoi les poèmes homériques se trouvent parfois rapprochés d’œuvres « historiques »865 et d’autres encore, au point d’être qualifiés par le terme d’ἱ ί 866 . Voir l’extrait cité par BRÉCHET, 2ί1ί, pέ θ1, note de bas de page κκ, où Plutarque commente un passage de l’Iliade, XXIV, 525 sq. PLUTARQUE, Comment écouter les poètes, 17A μ (…) ί ὶ ά ὸ ἡ ὴ ἢ ἀ ῦ. 862 BRÉCHET, 2010, p. 61 : « À côté des inventions volontaires, ‘il en est nombreuses qu’ils n’inventent pas euxmêmes, mais qu’ils ont dans l’esprit et qu’ils croient vraies ; ils nous communiquent alors ces erreurs par contagion’ [PLUTARQUE, Comment écouter les poètes, 16 F : (…) ί ΄ ὴ ά ἀ ΄ ἰό ὶ ά ὐ ὶ ώ ὸ ῦ ἡ ῖ ]. Nous sommes dans le domaine de la ό ή (…)έ D’autres passages relèvent de la ό ἀ ή Quand nous entendons que ‘là, les dieux bienheureux passent dans la joie tous les jours’ (Odέ, VI, 4θ), nous sommes dans le domaine des ‘opinions saines et justes’ [PLUTARQUE, Comment écouter les poètes, 20F : ᾃ ά ἰ ό ὶ ῶ ὑ ί ὶἀ ῖ ]. » 863 BRÉCHET, 2003, p. 364 : « L’expression ὁ ή , très fréquente chez Plutarque, désigne presque toujours Homère, le poète par excellence. » ; p. 368 : « (…) les œuvres homériques et hésiodiques sont à l’aune à laquelle se juge tout ce qui a prétention à une quelconque perfection. » 864 BRÉCHET, 2003, p. 367 : « Homère (…) ne saurait être associé à l’épopée comme Euripide est associé à la tragédie μ il représente la quintessence de la poésie, et défie la loi des genres (…)έ » 865 Voir encore à propos des passages cités ci-dessus : BRÉCHET, 2003, p. 172 : « Ces passages montrent que Plutarque rapproche volontiers épopée et histoireέ Le rapprochement est sans doute facilité par l’infléchissement du concept de mimèsis dans ses œuvres, et par le fait que la poésie et l’histoire ont en commun d’être imitativesέ » 866 PLUTARQUE, DeΝl’impossibilitéΝdeΝvivreΝagréablementΝenΝsuivantΝlesΝpréceptesΝd’Épicure’, 1093 B-C : ὅ ὲ ὲ ὸ ἢ ὸ ἱ ί ὶ ή ἐ ὶ ά ῖ ὶ ά ά ῃ ό ύ ὶ ά ,ὡ ὸ ῾ ό ὰ῾ ὰ ὶ ὰ ὰ ὸ φῶ , ὅ ῞ ἐ έ έ ἰ ώ ἢ ό ὿ ἢ ί ὶ ί ᾽ έ . 1094 E : ὶ ὲ ἱ ί ,ἵ ὴ ἀ ΐ ἐὰ , ή ἐ ῖ ὶ ά · ὅ ὲ ἰ έ φά ΄ὁ έ ὁ ῞ , ἢ ὺ ώ ί ῾ ή ή ,ἢ ά ὰ ἐ έ ᾞ, ὴ ή ῃ . (Nous soulignons) Voir les commentaires faits par Christophe Bréchet concernant ces passages : BRÉCHET, 2003, p. 372 : « Les œuvres d’Homère sont donc rapprochées d’œuvres historiques ou politiques, avec lesquelles elles ont en commun de procurer un plaisir purέ (…) c’est également l’ἱ qu’Homère illustreέ » 861 206 De tout ce qui précède, la réponse que nous proposons à la fin de ce bref survol – dont la question de départ a été : « Comment les Anciens ont-ils perçu Homère ? » – est radicale : les Anciens ont perçu Homère comme un ή et les critères d’évaluation de la valeur de ses œuvres se définissaient en fonction de ce qui paraissait convenir à chaque occasionέ C’est pourquoi, nous suggérons que plus peut-être que dans tout autre cas, celui des usages d’Homère – et notamment celles des vers du Catalogue des vaisseaux – nous renseigne sur la complexité des motivations qu’informent les valeurs reconnues ou méconnues aux énoncés du passéέ C’est ce sur quoi nous allons revenir dans la troisième partie de ce travail. Nous proposons de faire par la suite un point sur les lectures, voire les usages modernes du dit Catalogue des vaisseaux. Puisque – comme nous l’avons déjà remarqué à plusieurs reprises – ce cas nous semble être, dans l’univers des études homériques, sinon le plus, du moins l’un des plus symptomatiques des « pièges » qu’impliquent certains présupposés modernes, tels les concepts d’auteur, de vérité et l’idée d’un partage net entre « mythe » et « histoire ». 207 Chapitre V- À la recherche de la Grèce homérique : les fonctions du Catalogue des vaisseaux du point de vue des Modernes Dans la première partie de ce travail, nous avons fait le point sur les débats soulevés autour de la notion de ά . Celle-ci peut être conçue comme une liste (élaborée), voire comme une chose, le résultat plus ou moins achevé d’une sorte de (mnémo)technique discursive, peutêtre primitive, de la poésie orale, qu’une efficacité distinguée en matière de transmission de données aurait transformée en une sorte d’archétype d’archivage867. Nous avons également fait le point sur les débats suscités par les analyses du verbe έ chez Homère – un mode de discours auquel, d’après certains auteurs et dans différentes mesures, on pourrait faire remonter la recherche des origines d’un ordre discursif fortement associé à une volonté de dire la vérité, et qui se trouverait à la base épistémologique de nos discours philosophiques et historiques868έ Si d’après la plupart des recherches que nous avons mobilisées cette perspective serait également valable pour les énoncés en catalogue qu’on trouve dans les poèmes homériques, cela ne serait cependant point le cas si l’on suit les analyses de Sylvie Perceau et il faut attendre les catalogues d’Hésiode pour trouver notamment ce « principe taxinomique » et épistémologique revendiqué par une philosophie moderne869. En effet, concernant les énoncés en catalogues de la poésie homérique, Sylvie Perceau suggère que, s’il s’agit bien là d’un protocole d’interlocution porteur de traits stylistiques propres et qui, surtout dans l’Iliade, se manifeste dans des circonstances toujours présentées comme exceptionnelles, ces énoncés se composent néanmoins d’une matière organisée d’une manière propre « à exprimer avec précision une perception focalisée, non monolithique du vrai, informée dans l’interlocution »870. Aussi reconnaît-elle le défi représenté par la question de la 867 Chapitre I, « 1 - Le catalogue comme une liste élaborée ». Chapitre I, « 2- Les catalogues ne sont pas une chose ». 869 PERCEAU, 2002, p. 266. 870 PERCEAU, 2002, p. 286 : « Dans la parole en catalogue, le sujet de l’énonciation n’est, en effet, ni la conscience pure et objective, ni le moi enfermé fantasmatiquement dans une représentation personnelle dite « subjective », mais il met en évidence le fonctionnement paradoxal d’une perception focalisée ou partiale, qui s’efforce cependant de rendre avec authenticité et loyauté le tableau précis et détaillé de sa visionέ L’individu se fait le témoin ou le messager de sa perception, à laquelle il ne veut rien ajouter ni retrancher, ou d’en contaminer l’authenticité par l’interprétation rétrospectiveέ C’est en ce sens qu’on peut qualifier de phénoménologique la conscience homérique telle qu’elle se révèle dans l’énonciation catalogale. » 868 208 valeur historique, voire historiographique, des contenus énoncés sous ce mode énonciatif871. Les recherches menées autour des vers du Catalogue des vaisseaux, notamment celles qui ont cherché à résoudre la question de l’historicité de la géographie politique de la Grèce, que le contenu du Catalogue a permis de dessiner, n’ont jamais démenti cette valeurέ Cependant – comme nous l’avons déjà signalé dans l’introduction de cette partie – ces dernières études n’ont jamais entretenu de dialogue avec les hypothèses et conclusions avancées par les analyses faites sur la notion de ά et/ou autour du verbe έ –, en tout cas jamais de façon expliciteέ En fait, comme nous l’avons également suggéré, nous pourrions plutôt souligner le fait qu’une partie de ces études conçoit ce morceau d’épopée comme étant pourvu d’un ordre discursif particulièrement favorable à une énonciation précise du vrai872, faisant ainsi écho aux études où la question de la valeur historiographique de l’Iliade et de la géographie politique du Catalogue ont pris une place centrale. Certains auteurs ont même voulu faire du Catalogue des vaisseaux, voire des catalogues des combattants achéens et troyens, l’argument clé censé attester deήcontredire la valeur factuelle de la guerre de Troie, ou plutôt la valeur historiographique de l’événement de fonds qui aurait inspiré la composition de l’Iliade873έ σous nous défendons ici de revenir sur d’autres aspects qu’une analyse approfondie du Catalogue des vaisseaux est occasionnellement censée pouvoir éclairer, soit ceux concernant le processus de composition et de fixation du texte tel qu’il nous est parvenu, soit d’autres problématiques plus spécifiques de datation du texte même de l’Iliade ou de l’ensemble des compositions attribuées à Homère relativement à celles attribuées à Hésiode874. C’est pourquoi nous nous proposons uniquement de faire un point non exhaustif des arguments proposés dans le cadre des études qui, en présupposant une certaine valeur historique aux événements rapportés par l’Iliade, se sont (aussi) consacrées à affronter la question de la valeur du portrait géopolitique fixé sous la forme du Catalogue des vaisseauxέ Il s’agit de travaux qui se sont attelés à résoudre la question suivante μ l’image donnée par le Catalogue des vaisseaux serait-elle le miroir, ou presque, d’un tableau authentique de la Grèce mycénienne ou bien de la Grèce de la période archaïque ? Cette interrogation va, certes, de pair avec leur façon de concevoir l’ensemble des « Questions homériques » et qui, en tous les cas, présupposent invariablement l’idée que le Catalogue est une choseέ Jamais ils n’envisagent le Catalogue comme une forme énonciative qui tient à une complétude, laquelle ne se réalise qu’en étant 871 PERCEAU, 2002, p. 11 (note de bas-de-page). Première Partie : « 2.2 – έ , ordre et vérité ». 873 Nous avons déjà évoqué dans ce sens : ALLEN, 1912 ; 1921 ; FINLEY, 1964. 874 Voir notamment : « 1.2 Catalogues et généalogies : des bons arbitres pour des « Questions » hésiodiques et homériques ? ». 872 209 adaptée à des contextes précis – ce que, pourtant, les analyses de Sylvie Perceau des énoncés en catalogue de l’Iliade sont parvenues à dégager. σous suggérons que c’est bien cette non prise en compte du statut discursif du Catalogue qui peut expliquer le fait que ces spécialistes finissent toujours par se retrouver « en échec » à chaque fois qu’ils cherchent à préciser, en définitive, l’origine historique de la composition de cet ensemble de vers, voire à discerner la vraie « Grèce » dont les vers qui forment notre Catalogue offriraient une image, peut-être troubléeέ Cette question est, d’après Adalberto Giovannini, précisément la plus fondamentale pour les historiens875. Effectivement, les résultats produits jusqu’à présent n’ont eu pour effet que d’aggraver les débatsέ Dans un article récent Birgitta Eder a du reste tenu à rappeler ce fait, en soulignant que la question de l’historicité du Catalogue des vaisseaux demeure, encore de nos jours, une question à laquelle aucune réponse définitive n’a pu être apportée876. Par conséquent, nous ne reprendrons pas ces débats en prétendant résoudre la controverse, mais plutôt dans un effort pour en préciser les présupposés de fond, ces présupposés qui ont fini par propulser tant de chercheurs dans ce que l’on pourrait appeler une véritable croisade historiographique. Nous tenons encore une fois à rappeler que cette enquête historiographique autour du Catalogue n’a de sens que pour les Modernesέ De fait, en étudiant le cas du Catalogue des vaisseaux, nous tenons également à souligner les écarts qui nous séparent des Anciens. Nous allons chercher à mettre en évidence ces écarts dans les analyses que nous produirons au cours de la troisième partie, partie dans laquelle notre but sera de soutenir l’hypothèse que, à la différence de nous, les Anciens n’ont peut-être jamais cherché à répondre à cette question dans leurs lectures et (aussi) usages de ce Catalogue – leurs usages étant à la fois motivés par et connectés avec le (con)texte où ils s’inséraient et, dans une certaine mesure, dans le contexte d’une identité (pan)-hellénique toujours en (re)construction. 875 GIOVANNINI, Adalberto, Étude historique sur les origines du Catalogue des Vaisseaux, Berne, Éditions Francke, 1969, p. 7, note de bas de page. 876 Nous faisons volontairement écho au titre de l’article μ EDER, Birgitta, “σoch einmalμ der homerische Schiffskatalog“, in ULF, 2003, p. 306-307: „Die Frage, ob der homerische Schiffskatalog in seinem Ursprung mykenische Wurzeln hat oder erst in einer späteren Zeit ist, läßt sich nicht eindeutig beantworten“. 210 1Le Catalogue des Vaisseaux et les réceptions modernes : à la recherche de la Grèce perdue Comme nous l’avons déjà remarqué, il suffit de regarder l’ensemble des travaux modernes (devenus) des travaux de référence877 et consacrés à l’étude du Catalogue des vaisseaux – et éventuellement du Catalogue troyen – de l’Iliade, pour se rendre compte du fait qu’ils s’insèrent dans un débat majeur : celui de reconnaître ou, au contraire, de méconnaître une valeur historiographique aux événements (humains) rapportés au cours de l’Iliade – et notamment celui de la factualité de la guerre de Troie dont le(s) Catalogue(s), tout y en étant historiquement liée(s), recensai(en)t les membres878. Nul hasard si le but majeur de ces travaux a fini par être de mesurer la valeur historique, sinon de toutes, du moins de la plupart des données qu’on y trouvait879. Pour ces chercheurs eux-mêmes, une telle quête était une sorte d’héritage, dans la mesure où cette question « (…) tourmentait déjà la sagacité des commentateurs antiques qui, comme Apollodore et Démétrius de Scepsis, essayaient d'identifier les localités qu'il énumérait et qu'ils ne retrouvaient plus »880. Nous y reviendrons dans la troisième partie. Autant dire que, tout en partageant certaines prémisses et cet objectif historiographique majeur, les arguments et les hypothèses présentés au cours de chacune de ces études ont été diversέ C’est pourquoi nous n’avons pas la prétention de les reprendre avec leurs nuances Nous en listons quelques-uns selon leur ordre de parution : NIESE, 1873. LEAF, 1915. ALLEN, Thomas, “The Homeric Catalogue”, The Journal of Hellenic Studies, 30, 1910, p. 292-322. ___, 1921. BURR, Victor, ΝΕΩΝ ΚΑΣΑΛΟΓΟ΢. Untersuchungen zum homerischen Schiffskatalog, Leipzig, Dietrich, 1944. JACHMANN, Günther, Der homerische Schiffskatalog und die Ilias, Köln, Sestdeutscher Verlag, 1958. PAGE, 1959. GIOVANNINI, 1969. HOPE SIMPSON, Richard; LAZENBY, John, TheΝ CatalogueΝ ofΝShipsΝ inΝ Homer’sΝ Iliad, Oxford, 1970. MARCOZZI; SINATRA, 1984. KULLMANN, Wolfgang, „Festgehaltene Kenntnisse im Schiffskatalog und im Troerkatalog des Ilias“, KULMANN, Wolfgang; ALTHOFF, Jochen, Vermittlung und Tradierung von Wissen in der griechischen Kultur, ScriptOralia Bd. 61, Tübingen, 1993, 129-147. VISSER, Edzard, Homers Katalog der Schiffe, Stuttgart & Leipzig, Teubner, 1997. EDER, 2003. 878 Voir, entre autres les analyses des Catalogues faites par : PAGE, 1963 [1959], p. 118-154 (“TheΝ HomericΝ DescriptionΝofΝGreece”), qui conclut, p. 154 : “(…) both Catalogues are, and so far as we can tell have always been, Orders of Battle; and that their connexion with an overseas expedition [(p. 137) a war of Greeks against Trojans in the Mycenaean period] must be historically trueν” 879 Ce qui s’exprime assez clairement dans l’extrait suivant μ THOMAS, Helen; STUBBINGS, Frank, “Lands and Peoples in Homer”, WACE, Alanέν STUBBIσGS, Frank (eds.), A Companion to Homer, London and Toronto 1962, p. 283-309, p. 285: “Fierce controversy has raged over the date of the Catalogue, some scholars holding it to be later, some earlier, than the rest of the Iliad. The view adopted here is that it is a factual record of greater antiquity, an integral part of the traditional tale of Troy, incorporated (perhaps in parts verbatim) into the Iliad to serve as a list of dramatis personae.” 880 PÉDECH, Paul, « Giovannini, A. Étude historique sur les origines du Catalogue des Vaisseaux », Revue des études grecques, vol. 83, Numéro 394, 1970, p. 211-212, p. 211. url: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_00352039_1970_num_83_394_1122_t1_0211_0000 _3 . Consulté le 22 juillet 2014. À propos des Anciens qui se sont consacrés à des études des catalogues, voir aussi les remarques faites par : ALLEN, 1921, p. 31-33. 877 211 respectives – une tâche qui, du reste, a fini par être accomplie, dans différentes mesures 881, à chaque fois que quelqu’un s’engageait (aussi) à faire un nouveau commentaire détaillé des vers qui composent le(s) catalogue(s) du chant II. Après tout, ce qui nous intéresse, c’est de faire ressortir les présupposés qui motivent encore maintenant la possibilité de création d’une querelle particulière autour du Catalogue des vaisseaux – qui n’est en grande partie qu’un des déploiements des « questions homériques ». Notre dessein sera donc de souligner ce qui finit (ou presque) par rassembler les contestataires, malgré leurs discordances, voire de préciser par ces traits généraux la matière qui compose les questions-réponses les plus controversées et les plus fondamentales de ce débat. Partons donc de la problématique devenue, sans aucun doute, celle qui a davantage occupée et opposée ceux qui se sont consacrés à l’étude du Catalogue des vaisseauxέ Il s’agit de définir la période historique à laquelle, en substance, renverrait la carte géographique et politique de la « Grèce » esquissée par les vers du Catalogue achéenέ Les spécialistes qui s’y sont engagés peuvent être partagés en deux grands groupesέ τn trouve d’une part ceux qui argumentent que le Catalogue représente essentiellement la géographie politique de la Grèce de l’époque dite archaïque – voire celle pendant laquelle le poète de l’Iliade [Homère] aurait vécu882. On trouve, d’autre part, la majorité qui soutient que le Catalogue est une pièce constituant, dans l’ensemble et à la base, une sorte de réminiscence de l’organisation géopolitique de la Grèce de la fin de l’âge du Bronze, voire de l’époque mycénienne (XIIIe - XIIe av. n.-è)883. Les uns et les autres, tout en cherchant à s’emparer à la fois des résultats des campagnes de fouilles de leur époque, et des hypothèses avancées par certaines études consacrées aux aspects liés au caractère oral du chant épique, tendent en tout cas tous à admettre qu’on aurait affaire, avec ce Catalogue, à une sorte de document dont les origines remonteraient à une source plus ancienne884έ C’est ainsi qu’a fini par s’imposer, dans ces études, une sorte de sous-question Voir parmi d’autres les commentaires faits par : KIRK, Geoffrey (éd.), The Iliad: A Commentary. Volume I: Books 1-4, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 168-263. LATACZ, Joachim, Homers Ilias : Gesamtkommentar, München ; Leipzig, K. J. Saur, 2002. 882 NIESE, 1873 ; GIOVANNINI, 1969. En ce qui concerne le premier, il faut pourtant prendre en compte son apparent changement d’avis, suivant les résultats des premiers travaux archéologiques, tel que tient à souligner ALLEN, 1921, p. 19 : “In 1904 Albert Gemoll, Der homerische Schiffskatalog, Striegau, in a programme of seven pages, noted that in his later Homeric works Niese gave up several of his views. Various general remarks were offered which is a pity were not continuedέ” 883 Par ordre de parution : ALLEN, 1910 ; 1921. BURR, 1944. JACHMANN, 1958. PAGE, 1959 [1963]. HOPE SIMPSON; LAZENBY, 1970. KULLMANN, 1993. VISSER, 1997. LATACZ, 2001. 884 Pour soutenir ses thèses, Denys Page, au-delà de chercher à prendre en compte les résultats des campagnes de fouilles archéologiques, prend notamment appui sur certaines conclusions des études sur les noms + épithètes qu’on trouve au long du Catalogueέ Voir PAGE, 1959 [1963], p. 123-124 : “Even the evidence of the place names alone had not proved that that Catalogue is truthfully descriptive of Mycenaean Greece, the evidence of the epithets would have suggested and indeed insisted on that conclusionέ” Voir aussi : GIOVANNINI, 1969, p. 41 : « (…) 881 212 assez controversée885: celle de la « source » dont l’auteur de l’Iliade, ou peut-être l’auteur des vers du ou des catalogue(s), aurait dû se servir ou s’inspirer lorsqu’il le(s) composaitέ σous nous limitons ici à donner deux exemples opposés, tout en sachant qu’il y en a d’autres886. Denys Page, par exemple, à défaut de trouver suffisamment d’indices qui attesteraient que cette source remontait aux listes qui nous sont parvenues sur les tablettes mycéniennes 887, a soutenu que le Catalogue achéen (autant que le Catalogue troyen) devai(en)t trouver son origine dans la description d’un ordre de bataille qui remonterait à un conflit de l’époque dite mycénienne, voire à l’affrontement militaire ayant eu lieu sur le site de Troie VIIa 888 entre Grecs et Troyensέ Pour avancer son hypothèse, il s’appuie sur deux genres d’arguments : le constat – auparavant mis en avant par Thomas Allen et plus tard renforcé par Viktor Burr889 – que pour l’ensemble des 1θ4 lieux nommés dans le Catalogue des vaisseaux, λθ environ qu’on fasse de la source du Catalogue un document mycénien ou qu’on y voie une liste du VIIe siècle, on doit admettre que la source originale a été remaniée. » (Nous soulignons) 885 Nous en avons déjà fait mention, lorsque nous avons commenté les hypothèses de MAZON 2002 [1943], dans la première partie. Si d’une part cet auteur admet l’impossibilité de dater le catalogue et, par conséquent, d’apprécier sa valeur historique, il avance d’autre part comme une certitude le postulat que ce morceau aurait été composé et ensuite adapté à notre Iliade. Autrement dit μ si Paul Mazon soutient que l’origine de notre Catalogue reste toujours incertaine – et par conséquent sa datation aussi –, en revanche, il ne doute pas du fait que le document qui lui aurait servi de modèle ne peut pas être très récent. 886 Denys Page soulignait déjà cette variété d’hypothèses concernant la source, voire les origines, des catalogues, PAGE, 1959, p. 168, note de bas de page 54 : “Leaf, Allen and Burr all think that the Catalogue is based on a kind of trader’s guide (a ‘list of trade-routes’ν a ‘portulan’ν a ‘Streckenverzeichniss’)ν and ‘Abschnitt eines ά ’ (…).”έ Pour une autre hypothèse un peu plus tardive, voir HOPE SIMPSON ; LAZENBY, 1970, concernant les origines du Catalogue des vaisseaux, p. 165-167, et aussi celle du Catalogue troyen p.181 μ “We have argued that the Achaean Catalogue could have been made up out of ‘little catalogues’ originally quite unconnected with the Trojan War, and its possible that the Trojan Catalogue was constructed in a similar way.” 887 PAGE, [1969] 1963, p. 178-21ι (“The Documents from Pylos and Cnossos”)έ Sa conclusion étant finalement que, en admettant un écart de trois ou quatre cents années entre l’un et l’autre, en ce qui concerne l’Iliade dans son ensemble, on peut affirmer, p. 192 μ “The contact between the Epic and the Tablet is superficial merely : below the surface the Tablets at once disclose a world of which the Homeric poems are unaware. What we observe, however, is no inconsistency, but simply difference”έ En ce qui concerne la comparaison du Catalogue avec les “lists of τarsmen and Troops”, ce lien serait d’une part parce que, p. 195: « Mutatis mutandis this is in form and substance very much like what the Homeric Catalogue of Ships must have been in its Mycenaean phase” ν d’autre part il ne faut pas oublier que malgré le fait que le Catalogue achéen “(…) is substantially as inheritance from the Mycenaean era ; that it has survived independently of that version of the story which culminates in the Iliad; and that it has been rather carelessly inserted into the Iliad after the composition of the Iliad in something like its present form”έ Pέ 1η2μ I take it as certainly that that Catalogue was originally composed in Boeotiaέ” 888 PAGE, [1959] 1963, p. 144-145: “It is now established that the Trojan Catalogue includes heirlooms from the Mycenaean pastέ (…) The Trojan Catalogue as a whole is so uninformative and old-fashioned that we should be very unwilling to ascribe its making to the Ionian settlers in Asia Minor. We should find it impossible to explain why a Trojan Catalogue, composed in connection with the Ionian Iliad, ignores the Iliad and is ignored by it; and why no part of it takes any notice of the Ionians or of anything which might interest them. Some parts of them are certainly of Mycenaean origin, and all may be: that is as far as we can go; and it is far enough, for it tells us what we wanted to know, – whether the Greek Catalogue was originally connected with the expedition to Troy. The Mycenaeans must have had a special motive for composing a catalogue in verse of places in the far northeast; and it is hard to conceive any motive but one connected with, or even directly inspired by, an expedition to that area. If so, there is no longer any reason to doubt that the Mycenaean catalogue of Greeks was originally connected with the same event; and we must constantly bear in mind that the catalogue of Greeks is in fact an Order of Battle, and so far as we can tell has never been anything else.” 889 ALLEN, 1921; BURR, 1944. 213 auraient été plus ou moins identifiés par les campagnes de fouilles archéologiques, dont une occupation dès l’époque mycénienne attestée pour à peu près 4κ d’entre eux890. Il ajoute que les conclusions avancées par certaines études sur les épithètes de description attachées à une cinquantaine de lieux nommés dans le Catalogue, conduisent à affirmer que, dérivés d’une réalité géographique qui remontait à l’époque d’occupation mycénienne de ces sites, ces qualificatifs auraient été fixés dans le cadre d’une pratique poétique formulaire héritée par les poètes ioniens891. À l’opposé, Adalberto Giovannini va refuser l’hypothèse selon laquelle le Catalogue achéen (et même celui des Troyens892) a (ont) une origine mycénienne. Il préfère revenir à celle proposée notamment par Benedikt Niese à la fin du XIXe siècle, à savoir que le Cataloguiste représentait la Grèce telle qu’il la connaissait lui-même, c’est-à-dire à l’époque archaïque – il s’agit plus précisément de la Grèce du VIIe siècle av. n.-è.893. Du fait qu’il pense que le Catalogue n’est pas vraiment un ensemble de vers composé par un « aède ambulant féru de géographie », mais qu’il s’agirait plutôt d’une liste composée dans une intention différente et qui aurait dû être ensuite plus ou moins adaptée aux besoins poétiques de l’Iliade, Adalberto PAGE, [1959] 1963, p. 120 : “(…)The first long stride was taken in 1λ21 by TέWέ Allen, who observed that the majority of the identifiable places – indeed nearly all of those which had been excavated – were in fact occupied by the Mycenaeansέ (…) The evidence was fully reviewed and brought up to date by Viktor Burr in 1λ44μ much of the detail is disputable, but the general conclusion is now established beyond reasonable doubt. There is indeed a fairly extensive limbo of conjectural identifications; but the most cautions critic will have to admit that of the 164 places named in the Catalogue some 96 have been more or less certainly identified; and that archeology has already proved the Mycenaean occupation of at least 48 of these λθέ” 891 PAGE, [1959] 1963, p. 124 : “(…)Distinctive epithets must originally have been applied to their place names for only one reason,-because they were true. But it is certain that nobody living after the Dorian occupation of Greece would have known how to describe so many places as are distinctively described in the Catalogue-unless the description has been handed down from the Mycenaean era, attached to their place names in ready-formulas. Even if the evidence of the place names alone had not proved that the Catalogue is truthfully descriptive of Mycenaean Greece, the evidence of the epithets would have suggested and indeed insisted on that conclusionέ” (Nous soulignons) 892 En ce qui concerne le Catalogue troyen, il remarque en tout cas que, du fait qu’il soit si « (…) pauvre et imprécis (…), il « (…) présente un intérêt médiocre : son auteur (peu importe qu’il soit celui du Catalogue des Achéens ou non), semble avoir eu de la géographie de l’Asie Mineure des notions extrêmement vagues. ». Par conséquent, il ne serait même pas la peine de chercher à l’étudier en profondeurέ Voir respectivement, GIOVANNINI, p. 32, p. 51. 893 Parmi d’autres extraits où il explicite cette reprise de la thèse de Benedikt Niese, ainsi que le refus de la thèse du Catalogue comme une représentation du monde mycénien, voir GIOVANNINI, 1969, p. 47-48 : « B. Niese avait vu juste μ le Catalogue est bien le reflet, déformé dans certaines régions, incomplet dans d’autres, de la géographie politique du monde grec du VIIe sέ Il n’invente aucune des cités ni aucun des peuples qu’il nommeέ La seule fiction, ce sont les royaumes qu’il prête aux principaux héros de l’Iliade. / Les arguments avancés depuis lors contre la conception de Niese tendaient plus à prouver que le Catalogue ne pouvait pas représenter le monde grec du VIIe sέ qu’à prouver positivement que le Catalogue représente effectivement le monde mycénienέ Mais ces arguments étaient faux, les uns parce qu’ils ne tenaient pas compte de l’évolution de la géographie politique de la Grèce historique, les autres parce qu’ils se réclamaient de faits archéologiques dont l’interprétation repose précisément sur l’’hypothèse qu’il s’agissait de démontrerέ » 890 214 Giovannini s’impose la tâche de chercher, voire de préciser, cette prétendue listeήsource originelle894. Ainsi, à défaut de périégèses en vers ou en prose et à défaut de périples décrivant les cités de l’intérieur durant l’époque qui, selon lui, a produit la source et le Catalogue achéen luimême, c’est-à-dire l’époque archaïque, ce chercheur proposer d’entreprendre une enquête auprès des listes plus tardives, des listes qui nous sont parvenues sous forme d’inscription : il s’agit des listes du tribut attique et celles des théarodoques895έ Le résultat est que, malgré l’écart temporel entre celles-ci et le Catalogue, Adalberto Giovannini parvient à tirer de ces analyses des éléments censés soutenir son hypothèse centrale, à savoir que le Catalogue est un document essentiellement archaïque, ceci dès ses origines. Cette thèse est, du reste, renforcée par le biais de l’une des caractéristiques les plus déconcertantes du Catalogue des vaisseaux, aux yeux des chercheurs, à savoir l’ordonnancement des peuples qui y figurentέ Effectivement, partant notamment du constat qu’au-delà d’autres caractéristiques, l’énigmatique ordre du Catalogue ‘coïncide’ avec celui de la liste qui nous est parvenue des théarodoques de Delphes du IIIe siècle, ce chercheur pense avoir trouvé dans les listes des théores dont nous disposons, rien de moins qu’un signe tardif du modèle ancestral dont le Cataloguiste se serait servi à l’époque archaïque896. Du reste, tout en ajoutant que le style du GIOVANNINI, 1969, p. 51- 71 (« Le problème de la source du Catalogue »), ce qu’il éprouve le besoin de justifier d’emblée, pέ η1 : « Remarquablement complètes et précises, les données géographiques du Catalogue posent le problème difficile de leur origine et de l’intention de celui qui les rassemblaέ S’il faut voir dans le Cataloguiste un aède ambulant féru de géographie, la question se résout d’elle-même μ c’est directement dans l’intention d’énumérer les participants à la guerre de Troie que les noms des cités de la Grèce ont été rassemblés, dans un travail qui dut coûter à son auteur un temps appréciable et surtout une persévérance considérable./ Mais tout porte à croire que le Cataloguiste n’a pas réuni ses données géographiques lui-même, mais qu’il s’est servi d’une liste établie dans une intention différente et qu’il n’a fait qu’adapter cette source aux nécessités de son poème. Aussi faut-il se demander, quel type de document le Cataloguiste a bien pu utiliser, dans quel but et où il avait été composé. » (Nous soulignons) 895 GIOVANNINI, 1969, p. 52 : « Il est très peu vraisemblable que le Cataloguiste ait pu disposer d’une périégèse en vers ou en prose μ ce genre littéraire n’a pas été pratiqué, pour autant que nous sachions, avant le II e sέ (…) Les périples étaient au contraire très en faveur dès l’époque archaïque et seraient une source très plausible pour les cités établies sur la côte (…), mais ils n’entrent pas en ligne de compte pour les cités de l’intérieurέή En cherchant la source du Catalogue, on s’est guère intéressé jusqu’ici aux listes qui nous sont parvenues sous la forme d’inscriptionsέ Elles présentent pourtant un intérêt certain (…) ces listes ont bel et bien existé et répondaient toutes à des nécessités pratiques qui en déterminaient la forme et le caractère de sorte qu’en examinant les différents types de liste et l’utilisation qu’on en faisait, il est possible de déterminer lesquelles de ces listes peuvent entrer en considération dans le problème qui nous occupe. » 896 GIOVANNINI, 1969, p. 57 : « Il est (…) très possible que le Cataloguiste se soit servi d’une liste de théores (…) le hasard veut que la liste la plus complète qui nous soit parvenu, celle des théarodoques de Delphes, correspondent au Catalogue des Vaisseaux dans une mesure qui dépasse de beaucoup la simple analogieέ (…) Les itinéraires eux-mêmes correspondent presque aussi bien que les points de départ ». p. 58 : « (…) Sur l’essentiel, les deux listes concordent μ les modifications constatées sont toutes marginales (…)έ La ressemblance entre les itinéraires respectifs est de plus si évidente, qu’on a toutes les raisons de penser que le Cataloguiste ne fit que mettre en vers ‘l’ancêtre’ de la liste des théarodoques de Delphes du III e siècle. » 894 215 Catalogue se rapproche de celui qu’on trouve dans les oracles de la Pythie897 – y compris l’usage d’épithètes rares898 –, Adalberto Giovannini va jusqu’à affirmer que le Cataloguiste qui serait intervenu pour introduire dans l’Iliade le Catalogue des vaisseaux, même si à cette époque ce poème avait déjà reçu sa forme presque définitive899, a sans doute appartenu au clergé delphique900. Il ne faut pas oublier de remarquer l’effort entrepris par cet auteur pour prendre lui aussi en compte les arguments d’ordre archéologique, souvent utilisés à la faveur d’une datation du Catalogue – ou plutôt de sa source – de l’époque mycénienne, grâce à l’attestation de l’occupation de nombreux sites dès cette époque901. Adalberto Giovannini considère néanmoins cette méthode comme trompeuse, quoiqu’archéologiquement concevableέ À son avis, il conviendrait tout d’abord de chercher à dater le Catalogue et, une fois cela fait, il serait alors temps de chercher à sanctionner archéologiquement cette datation, au lieu de faire le contraire comme le font, dit-il, les défenseurs de la « théorie mycénienne »902. Quoi qu’il en soit, et comme il a déjà été précisé, l’intérêt consiste ici à faire remarquer que, malgré les conclusions opposées que Denys Page et Adalberto Giovannini établissent, voire parviennent plus ou moins à prouver, tous deux se rapprochent pourtant sensiblement dans leur manière de considérer le Catalogue des vaisseaux de l’Iliade. Cette commune approche justifie du reste le fait de les avoir choisis comme les deux exemples paradigmatiques de ce que nous considérons comme un type d’approche devenu dominant, à savoir considérer le Catalogue des GIOVANNINI, 1969, p. 61-62 : « (…) on sait en effet que dans les premiers temps et jusqu’à l’époque classique, les oracles de la Pythie étaient remis aux consultants sous la forme de vers hexamètresέ (…) des poètes travaillant sous les ordres du prophète, et à plus forte raison le prophète lui-même, ces auteurs dont le style montre qu’ils étaient familiers avec la poésie épique étaient admirablement placés pour faire d’une liste des cités grecques déposée dans les archives de la cité ou du sanctuaire un Catalogue des participants à la guerre de Troie. » 898 Il reprend l’argument présenté auparavant d’une autre façon par Denys Page et en faveur de sa thèse. GIOVANNINI, 1969, p. 62-63 : « (…) Dέ Page a relevé que le Catalogue contient une cinquantaine de ces épithètes, dont un bon nombre ne reviennent jamais ou très rarement dans le reste des poèmes homériquesέ (…) Or, cette particularité du Catalogue, où Dέ Page voulait voir une preuve que ce document devait être d’origine mycénienne, c’est exactement celle qui caractérise aussi le style des oracles (…)έ » 899 GIOVANNINI, 1969, p. 70. 900 GIOVANNINI, 1969, p. 61 : « (…) Il faudrait admettre qu’un poète connaissant l’Iliade ait été en relations étroites avec Delphes, ou même qu’il ait été lui-même un Delphien. » 901 GIOVANNINI, 1969, p. 18, qui est prêt à reconnaître que, si d’après les recherches archéologiques « (…) on a pu établir qu’une grande partie des sites du Catalogue étaient déjà habités à l’époque mycénienne, nombre de sites mycéniens furent définitivement abandonnés après l’invasion dorienne » ; mais pense cependant que concernant la date de conception du Catalogue cela « (…) ne prouve évidemment rienέ » 902 GIOVANNINI, 1969, p. 22 : « (…) τn ne saurait faire grief à Vέ Burr d’avoir tenté d’identifier les sites du Catalogue partant de l’hypothèse que ce document représentait la géographie du monde mycénien : cette démarche se justifiait entièrement ; elle a montré que les découvertes archéologiques sont compatibles avec cette hypothèse. Ses recherches ont montré que la théorie mycénienne était archéologiquement possible. MaisΝ c’estΝ tout : les identifications proposées par Vέ Burr ne sont justes que si l’hypothèse de travail l’est aussi, aussi est-il méthodiquement faux d’utiliser les identifications obtenues de cette manière pour prouver que l’hypothèse de départ était correcteέ (…) C’est au contraire lorsqu’on aura daté le Catalogue indépendamment des faits archéologiques qu’on pourra dire si les identifications proposées par Vέ Burr étaient correctes ou nonέ » 897 216 vaisseaux comme une sorte de document qu’il convient d’étudier en tant que telέ Ce rapprochement s’explique à notre avis par le constat que, dans l’ensemble, les deux savants cultivent les mêmes positionnements concernant les « questions homériques ». Ainsi, nul hasard si les méthodes d’investigation qui vont finir par guider leurs études respectives des vers qui forment les catalogues du chant II se trouvent être semblables. En outre, nous soutenons que cela s’explique particulièrement par leur confiance en une certaine valeur historiographique des événements rapportés (notamment) par l’Iliade en ce qui concerne la guerre de Troie. Citons donc quelques-uns de ces prétendus parallélismes. Tout d’abord, et d’après ces brèves remarques sur les travaux de l’un et de l’autre, personne ne saurait nier qu’ils conçoivent tous deux le Catalogue comme une chose, voire une liste contenant des données plus ou moins fixes903, qui aurait été composée à part et rajoutée a posteriori à la version plutôt définitive de notre Iliadeέ Ainsi, n’est-il pas étonnant de remarquer qu’ils soulèvent et discutent les mêmes points concernant des (in)cohérences supposées, d’une part entre les informations trouvées dans les catalogues et une supposée réalité géopolitique des périodes historiques respectives auxquelles ils veulent les rattacher904, d’autre part en comparaison avec celles qu’on trouve ailleurs dans le corps de l’Iliade905έ C’est du reste pourquoi tous les deux vont vouloir faire appel aux résultats les plus récents des fouilles archéologiques de leur époque, ainsi qu’à des événements censés avoir été cruciaux dans la formation de l’espace géopolitique de la Grèce ancienne – ce qui est notamment le cas des Voir à ce propos PAGE, 1963 [1959], p. 147 : “Let us now consider the question, how far the Catalogues have been preserved intact from the Mycenaean era into the Iliad. Are they, in their present form, substantially or even wholly Mycenaean compositions? There is a general probability that many or even most of the places, especially those combined with descriptive epithets, have remained unaltered through the Dark Ages. But there is also a general probability that whatever else was susceptible of change has suffered change in the course of centuries of oral transmission; and it soon becomes apparent, from evidence from both external and internal, that additions were made to both Catalogues in the Ionian period and even laterέ” 904 Voir, par exemple, PAGE, 1963 [1959], p. 120: “The Catalogue’s places are real place, and they are coherently grouped into kingdoms which have their centers in capital fortresses such as Mycenae, Tiryns, Orchomenos, and Pylosέ”. Pour l’ensemble des remarques relatives à toutes les entrées et les problèmes centraux posés par le Catalogue achéen, voir GIOVANNINI, 1969, p. 23-51 (« La Géographie politique de la Grèce archaïque »), où l’auteur finit par conclure que concernant le Catalogue achéen et sa thèse qu’il serait un reflet déformé de la géographie politique du monde grec du VIIe siècle, il faut quand même reconnaître que sa seule fiction concerne les royaumes prêtés aux principaux héros de l’Iliade, à savoir : Achille, Agamemnon, Nestor et Ulysse (p. 48). 905 Voir PAGE, 1959, p. 124-126, pour les trois arguments avancés par Dέ Page en faveur d’une indépendance entre un Catalogue achéen d’origine mycénienne et l’ensemble de l’Iliade dont la composition monumentale est censée être plus tardive, ce qui par conséquent expliqueήrend évident certaines divergences entre l’un et l’autreέ Nous schématisons : “First, the Catalogue describes the gathering of the Greek army in Greece at the beginning of the war; and it describes it in imperfect tenses, as being still in progress. This description is inserted into the Iliad, tenses unchanged, at a point where the war is in its tenth yearέ (…)ή Second, the Catalogue begins with an entry which could not possibly have been suggested by the Iliad, and to which the Iliad makes no attempt whatever to adjust itself: pride of place is given in the Catalogue to the Boeotians. / Thirdly, the Catalogue and the Iliad are in most violent disagreement about the nature and extent of the kingdoms of three of the principal heroes – Achilles, Odysseus, and Agamemnon.” 903 217 mouvements migratoires vers l’Asie Mineure, voire de ladite « invasion dorienne »906. Il va sans dire que cette dite invasion ne sera pas mise en question comme un « fait historique »907. Mais à quoi bon s’en étonner si l’historicité même des données des catalogues n’est pas mise en question et si, au contraire, il s’agit surtout de chercher et de justifier, malgré tout, tout ce qui pourrait nous pousser à douter d’une telle valeur positivement historique ? Ceci dit, il est peut-être inutile de faire appel à d’autres positionnements plus récents et nuancés, notamment en ce qui concerne le rapport entre l’ensemble de l’Iliade et le Catalogue achéen. Puisque, malgré le fait que celui-ci est de moins en moins considéré comme une pièce composée à part, dont il faudrait chercher la source originelle908, il continue néanmoins – et notamment grâce aux ‘absences’ qui y sont relevées – à être toujours pris comme une sorte de document attestant, au pire et sans équivoque, les racines mycéniennes auxquelles remonterait la tradition épique909. Cette habitude de prendre et de chercher à interpréter le Catalogue comme une chose et comme un document qui, comme tel, est censé renvoyer à ses sources, demeure manifeste910 dans le positionnement plus nuancé proposé par Geoffrey Kirk. En effet, tout en continuant à soulever les mêmes « problèmes » principaux, déjà exhaustivement étudiés par ses PAGE, 1959, p. 120 : “(…) the Catalogue of Achaeans in the Second Book of the Iliad wholly ignores the Dorian occupation. It knows nothing of Dorian, Corinth or Argolis or Messenia; its map is blank where Megara should be; its Lacedaemon is very different from the later Dorian state; and, in the north, it knows nothing of Thessalians, who occupied their land during the Dark Ages. / Here at least something beyond dispute: the political divisions of Greece described in the Homeric Catalogue are fundamentally different from those which existed after the Dorian occupationέ”έ Voir contre la thèse de Page, et notamment son utilisation de l’argument de l’invasion dorienne pour l’attester, ce que dit GIOVANNINI, 1969, p. 38 : « (…) Si le Catalogue est vraiment un document mycénien, cela signifie que l’invasion égéenne du XIIe s. a laissé en place la majorité des sites en même temps qui elle a provoqué le déplacement d’autres »έ σotamment en ce qui concerne la Thessalie et la région de l’Ithaque – dont les descriptions dans le Catalogue ne correspondent pas à celle de la Grèce archaïque, – si d’un côté il n’hésite pas à suggérer que μ « (…) les contradictions que nous pouvons relever entre la Thessalie historique et celle du Catalogue peuvent être, dans leur ensemble, le résultat (pέ 3η) de l’invasion dorienneέ ». Néanmoins, il pense plutôt qu’il s’agit, comme pour la lacune concernant les îles de l’Égée centrale et les cités d’Asie Mineure, d’un choix délibéré du Cataloguiste (p. 42-45). 907 Pour un bref point à propos de la factualité de l’ « invasion dorienne », voir plus récemment : HALL, 2002, p 73-82 (The Dorian Invasion : Fact or Fiction ?) 908 À ce propos nous renvoyons volontiers aux remarques du récent bilan fait par EDER, 2003, p. 288-289 : „Die ältere Forschung rechnete in diesem Zusammenhang damit, daß der Schiffskatalog au seiner anderen Quelle in das homerische Epos eingefügt sei, doch haben W. Kullmann und zuletzt E. Visser sich nachdrücklich dafür ausgesprochen, daß Sprache, Stil und Technik der Katalog insofern vom Dichter des Ilias stammt. Der Schiffskatalog ist daher ursprünglicher Teil der Ilias, und er ist für die Erzählung von integrativer Bedeutung, da er die Gelegenheit bietet, die Helden und ihre Herkunftsorte dem Publikum der Ilias vorzustellenέ“ 909 LATACZ, 2001, p. 274 ss. Voir aussi dans ce sens : CHADWICK, 1972, p. 14-15, qui est catégorique en affirmant que le Catalogue n’est pas un document mycénien, mais propose que, n’étant certes pas non plus un document du VIIIe siècle, il a dû être composé par un poète vivant au VIIIe siècle, à la fois à partir de la compilation des matériaux transmis par la tradition, et par le remplissage des manques par des noms empruntés à des sources contemporaines. 910 Au cours de son commentaire des vers qui composent le Catalogue achéen, cet auteur emploie les termes « document » et « sources » au moins quatre fois. 906 218 prédécesseurs911, et bien que refusant tant la thèse du Catalogue comme substantiellement mycénien que celle le supposant être un document archaïque912, ce chercheur finit néanmoins par suggérer à son tour une sorte de solution alternative aux querelles concernant la datation des catalogues du chant II, voire de leurs sources, qui continuerait à assurer sa valeur mémorielleέ À savoir que lorsqu’on étudie le(s) catalogue(s) on ne saurait, dit-il, qu’être toujours devant un texte composé par des parties qui évoquent des réminiscences historiques aux origines variées, pouvant aller de l’époque mycénienne jusqu’à l’époque classique913. Cette manière de voir va du reste de pair avec la conception des « trois temps » que Geoffrey Kirk pense informer la pluralité des mémoires qui composeraient la matière des poèmes homériques. Nous avons mentionné cet aspect au cours de la deuxième partie du chapitre précédent914. Quoi qu’il en soit – et comme nous l’avons déjà avancé dès l’introduction de cette partie – il apparaît comme une évidence qu’aucun des travaux consacrés à une étude de(s) Catalogues (s) du chant II n’a pris en compte les hypothèses avancées dans le cadre des analyses faites sur la notion de ά et/ou autour du verbe έ . Ce qui pourtant, nous le suggérons, aurait pu offrir des voies d’analyses intéressantesέ σous envisageons notamment celles qui, d’une façon ou d’une autre, ont fini par mettre en relief que le Catalogue n’est que le produit, disons achevé, de ce qui était à l’origine une façon spécifique de dire. Cet acte de discours se caractérise par certains traits stylistiques qui – d’après les analyses de Sylvie Perceau –, surtout dans l’Iliade, s’inscrivaient toujours dans un « protocole d’interlocution directe » et qui, dans le cas du Catalogue des vaisseaux, s’établissait entre le poète et les Muses, et entre le poète et son auditoire du momentέ L’un des indices, voire des vestiges de cette dernière interlocution directe pouvait se trouver, par exemple, dans un trait qui a pourtant toujours plus ou moins troublé les commentateurs du Catalogue, son ouverture sur le contingent 911 KIRK, 1985, p. 178 qui parmi les points les plus polémiques posés par une étude du Catalogue achéen liste les question suivantes : “(i) the special prominence given to the Boeotians and their neighbors ; (ii) the status of the Athenians and their relation to Salaminian Aias ; (iii) the kingdoms of Diomedes and Agamemnon; (iv) the extent of σestor’s domainν (v) the relation of Mege’s kingdom to that of τdysseusν (vi) the switches, first to Crete and the south-eastern islands, then to central and northern Greece; (vii) the kingdom of Akhilleus and the plausibility or otherwise of the other northern contingentέ” 912 Voir KIRK, 1985, p. 237-238, où il expose ce refus sans équivoque: “The commentary on the detailed catalogue-entries has been written as far as possible without prejudice, except perhaps against the extreme forms of the ‘Mycenaean origin’ theory (as exemplified in places by Vέ Burr and by Dέ Lέ Page (…))έ It has also tried to avoid the temptation, exemplified here and there (…) of looking Mycenaean sites (…) to identify at almost all coasts with otherwise speculative place-names in the catalogue. It has likewise been unsympathetic to the idea (most seriously advanced by B. Niese and A. Giovannini) that the main content of the catalogue derives from the state of Greece in the eight or even the seventh century B.C.” 913 KIRK, 1985, p. 238: “A detailed survey of the catalogue suggests different stages of origin for various pieces of information over the long span of the heroic oral tradition, from the time of the historical siege of Troy or even earlier down to the latest stage of monumental composition.”, p. 240: “(…) a more gradual and a more complex progression of information and memories through a long and diverse oral tradition.” 914 KIRK, p. 1975, p. 820-821 (supra 2.2.1 - La valeur historique des poèmes homériques : lectures modernes). 219 béotienέ Sylvie Perceau nous propose tout simplement d’y lire une allusion au destinataire direct et original du discours dans la forme où il a fini par nous parvenir, l’auditoire béotien915. Suivant cette idée, et en l’associant à la perspective plus ample qui conçoit l’ « état » de notre texte actuel de l’Iliade non pas comme une sorte de transcription d’une seule performance réelle qui aurait fini par s’imposer et donc par se fixer à un moment donné, mais comme une composition, voire comme un texte qui n’a en fait jamais cessé d’être refaitήtranscrit – tout d’abord lors de chaque performance, puis au fur et à mesure de chaque (re)productionήédition et traduction –, nous proposons de repenser les questions autour de la valeur (historiographique) du Catalogue des vaisseaux tel qu’il nous est parvenuέ Plutôt que nous permettre d’accéder à un portrait (troublé) de la carte géopolitique d’une « Grèce » qu’en fin de compte personne n’est jamais parvenu à retrouver, le Catalogue témoignerait de façon excellente, à notre avis – comme à celui de Birgitta Eder916 – du rôle joué par l’Iliade et l’Odyssée – et particulièrement, par les vers du « Catalogue des vaisseaux » –, dans le processus de construction de la notion d’une identité grecque et, nous ajoutons, de la notion de « Grèce » elle-mêmeέ Mais cela n’est pas toutέ En effet, nous proposons de penser, en retour, à l’intervention de ce processus d’une « Greece/Greeks in the making »917 dans le processus de la transmission/cristallisation des vers du « Catalogue des vaisseaux » (et de l’ensemble des contenus des poèmes homériques) tels qu’ils nous sont parvenusέ Autrement dit, ce que nous suggérons est que l’étude du cas du Catalogue, en plus de nous offrir la possibilité de résoudre éventuellement, et entre autres, la question de la valeur (historique et/ou poétique) des énoncés des poèmes homériques, offre des éléments qui nous donnent la possibilité de mettre autrement en perspective la question des motivations poétiques et surtout politiques (pragmatiques) qui ont fait que, dans le cadre d’une sociétéήdes sociétés qui ont eu un rôle plus ou moins actif dans la (re)production des récits traditionnels pluriels, ont pu émerger deux sortes de textes majeurs – l’Iliade et l’Odyssée. Les contenus de ces poèmes, malgré leurs variations et les raisons (con)textuelles qui les ont motivés, ont en gros fini par se cristalliser sous une forme et une substance données, incluant le-dit Catalogue des vaisseaux918. 915 PERCEAU, 2008, p. 164-171. EDER, 2003, p. 308 : „Der Schiffskatalog ist aber auch ein Beispiel dafür, welche Bedeutung dem Epos für die Identität des Griechen des ausgehenden 8. Bzw. des 7. Jhs. zukam. Er reflektiert einerseits die politische Geographie des Gegenwart und bestätig sie andererseits, indem er aktuelle Verhältnisse in eine mythische Vergangenheit einbettet und ihnen dadurch Legitimation verschaffte.“ 917 σous paraphrasons volontiers le titre de l’ouvrage de Robin Orborne : OSBORNE, Robin, Greece in the Making, 1200-479 B.C., London, Routledge, 2009. 918 Nous tenons à reprendre les remarques faites par ALLEN, 1921, p. 33, qui considère que malgré le peu d’informations sur le processus de transmission du Catalogue, néanmoins, si on prend en compte les papyrus et les manuscrits qui nous sont parvenus, force est de reconnaître sa présence dans la plupart de ces textes. 916 220 C’est-à-dire que nous suggérons que la cristallisation de l’Iliade et de l’Odyssée tels qu’ils nous sont parvenus se trouve intrinsèquement liée à des enjeux poétiques et politiques qui ont fini par prendre une part active au long processus de leur (re)production919. Par conséquent, en ce qui concerne spécifiquement les vers qui composent le Catalogue, il n’y a pas de raison que cela se soit passé autrementέ En fin de compte, comment Homère, ou tout autre auteur supposé de l’Iliade et de l’Odyssée, pourrait-il représenter vers le VIIIe siècle un conflit qui opposait « Grecs » et « Troyens », voire (pour un éventuel auteur du Catalogue) chanter une carte géopolitique de la « Grèce » mycénienne ou archaïque, par l’intermédiaire des vers du Catalogue, si ni l’une ni l’autre de ces notions – comme l’ont déjà souligné plusieurs travaux – n’existaient ? Ceci dit, nous essaierons de préciser par la suite quelques questions soulevées par ces dernières remarques, de même que nous proposons de discuter les conséquences les plus fructueuses d’un travail qui se propose de discuter le « cas du Catalogue ». 2Grecs » Le Catalogue des vaisseaux et l’invention de « la Grèce » et « des Comme tient à le rappeler Jeremy McInerney, du XIXe siècle jusqu’à plus ou moins la moitié du XXe siècle, on trouvait, dans la plupart des travaux concernant le domaine des Études Classiques, le présupposé que la « Grèce » et les « Grecs » étaient des notions, des réalités qui allaient de soi920. Cette perspective était du reste très utile dans le contexte politique de l’époque durant laquelle elle a été développée et répandue921. À propos des usages des poèmesήdu témoin d’Homère dans certains enjeux politiques de l’Antiquité, et de l’intervention de ces enjeux dans le contenu et dans la transmission des poèmes, voir plus récemment les commentaires faits par GRAZIOZI, 2002, p. 228-232 (“The Poems and the Cities”) où elle reprend notamment des témoins anciensέ Comme celui qu’on trouve chez Aristote, Rhétorique, 1. 15,1375 b 26-30, qui concerne notamment la reprise des vers du « Catalogue des vaisseaux », voire le témoin d’Homère [Ὁ ή ῳ ά ] utilisé par les Athéniens afin de soutenir leur prééminence sur l’île de Salamine ν ou celui qu’on trouve chez Hérodote, V, θι, I, où il est question de l’interdiction de reprendre les poèmes homériques censés louer les Argiens contre lesquels Clisthène menait une guerre. 920 MCINERNEY, Jeremy, « Ethnos and Ethnicity in Early Greece », dans MALKIN, Irad (éds.), Ancient Perceptions of Greek Ethnicity, Cambridge, Massachusetts, and London 2001, p. 51-73, p. 52: “Most nineteenthcentury scholars treated the Greeks as a distinct, discrete people from the beginning. The question to be answered was not what led people to identify themselves as Greek but, rather, when did the characteristic forms of Greek culture first appear and under what circumstances.” 921 Voir à ce propos les remarques faites par MALKIN, Irad ; MULLER, Christel, « Vingt ans d’ethnicité : bilan historiographique et application du concept aux études anciennes, dans CAPDETREY, Laurent et ZURBACH, Julien (dir.), Mobilités grecques. Mouvements,Ν réseaux,Ν contactsΝ enΝ Méditerranée,Ν deΝ l’époqueΝ archaïqueΝ àΝ l’époqueΝhellénistique, Bordeaux 2012, p. 25-37. Voir notamment, p. 26 : « En effet durant tout le XIXe s. et jusqu’à la seconde guerre mondiale la science historique a vécu ce que Jέ-M. Luce [LUCE, Jean-Marc (éd.), 919 221 À l’opposé de cette approche que nous pourrions caractériser comme essentialiste, de nombreux travaux – non moins liés à un contexte politique mondial qui imposait d’autres questions et d’autres réponses analytiques –, portés entre autres par une perspective postcolonialiste, ont au fur et à mesure vu le jour, prônant notamment une approche constructiviste à l’égard de toute idée d’identitéέ L’une des conséquences fut la reprise et la (re)signification du terme ethnicity, tout d’abord par les recherches anglophones sur le sujet des identités (collectives), puis, plus tard, par les recherches portant sur le domaine des études anciennes. Et si dans le champ plus large des études anciennes la place pionnière de cet emprunt est attribuée à l’ouvrage de Koen Gourdriaan, Ethnicity in Ptolemaic Egypt, publié en 1988, dans celui plus spécifique des études grecques cette place est attribuée à la thèse de Jonathan Hall, parue presque dix plus tard sous le titre Ethnic Identity in Greek Antiquity922. L’une des conséquences les plus fructueuses provoquées par l’introduction du concept polysémique d’ethnicity dans le domaine des études anciennes, voire plus particulièrement dans celui de l’histoire grecque, se trouve dans le foisonnement de la perspective constructiviste dans le cadre de travaux consacrés au sujet des identités grecques, voire d’une identité (pan)hellénique, et autour de la notion même d’un territoire identifié comme la « Grèce ». Cependant, malgré son importance et bien que fabriqué à partir du vocable indigène (qui dans l’Antiquité même dénote des significations très diverses, puisque à chaque fois liées au contexte où il était employé923), les difficultés et les limitations liées aux usages du concept comme outil d’analyse ont été beaucoup discutées, et d’autres approches beyond ethnicity sont peu à peu apparues924. Identités ethniques dans le monde grec antique (Actes du Colloque de Toulouse organisé par le CRATA, 09-11 mars 2006), Pallas, 73, 2007] a appelé ‘l’âge de la certitude de soi’, cette attitude étant spécialement ancrée dans l’idée de la pensée allemande selon laquelle ‘les peuples ou les races avaient une essence, Wesen, dont les diverses réalisations n’étaient que les manifestations d’une réalité fixe, immobile’έ C’est du reste au XIX e s., dans ce contexte intellectuel, qu’est introduit l’adjectif ‘ethnique’, au sens de ‘racial’έ Ces théories, qui trouvent leur origine à la fois dans l’idéalisme et le nationalisme germaniques, sont appelées ‘essentialistes’έ Leur manifestation la plus connue a sans doute été, à la fin du XIXe s. et au début du XXe s., la théorie du philologue et préhistorien Gέ Kossinna sur l’association possible entre un peuple (Volk) et une culture matérielle représentée par une série d’artefacts homogènes disposés de manière cohérente sur une aire géographique délimitée. » 922 Nous passerons là-dessus. Pour une mise au point faite récemment autour de ces questions et notamment de l’introduction du concept d’ethnicité dans le domaine des études anciennes voir : MALKIN ; MULLER, 2012, p. 25-37. Article dans lequel les auteurs tiennent à contextualiser l’apparition de la notion d’ethnicity dans un contexte anglo-américain des années 1940, et qui serait resignifiée à la fin des années 1960 ; de même il rend compte de l’introduction tardive de ce concept en territoire français, au début des années 1980, et de son croisement plus récent avec les recherches en archéologie. 923 Voir à ce propos, parmi d’autres : MCINERNEY, 2001, p. 55-61. 924 Voir encore à ce propos MALKIN ; MULLER, 2012, p. 34. Où, en remarquant que « (…) l’ethnicité n’étant qu’une couche parmi d’autres », les auteurs font volontiers référence à : MACSWEENEY, Naoíse, “Beyond Ethnicityμ The τverlooked Diversity of Group Identities”, Journal of Mediterranean Archaeology, 22, 1, 2009, 101-126. De même qu’aux concepts de « transfert culturel », « Web of identities » et à la mise en place d’une « Spatial Turn ». 222 Pour le reste, des analyses s’inscrivant dans une perspective constructiviste ont de toute évidence également précédé l’introduction du concept d’ethnicity dans le domaine des études grecques en France925. Dans ce sens, de bons exemples se trouvent dans les approches adoptées dans les interventions présentées lors d’un colloque qui s’est déroulé à Strasbourg en octobre 1λκλ, et qui ont été publiées plus tardέ L’un des points mis en relief dans l’introduction des Actes de ce colloque était l’intérêt que les réflexions rassemblées étaient censées porter aux « (…) représentations que les Grecs eux-mêmes se sont faites de l’hellénisme ou, à un moindre degré, aux images que les autres, qu’ils soient anciens ou modernes, se sont formée d’eux »926. De même qu’était souligné le souci de mettre en valeur la variabilité de la notion, c’est-à-dire de mettre en avant le fait que « (…) les définitions de l’hellénisme varient fortement, d’abord en fonction des époques, mais aussi, à une époque donnée, en fonction des contextes dans lesquels on choisit de l’étudier, inscription ou texte littéraire, voire même en fonction des différents genres littéraires (…) »927. Il est ainsi possible qu’en parlant d’ « hellénisme » nous risquons de donner l’impression de faire une sorte de glissement dans notre problématique. Voyons donc quelques remarques faites par Edmond Lévy au tout début de son article consacré à l’étude de l’ « Apparition des notions de Grèce et des Grecs », inclus dans ces Actes de Strasbourg, pour revenir ensuite à ce qui nous intéresse : « La Grèce antique ne se laisse aisément délimiter ni par un critère politique comme un Étatnation moderne, ni par un critère géographique de frontières naturelles comme la péninsule ibérique ou l’Italie, - et le critère linguistique est lui-même incertain, l’unification linguistique ne s’étant faite, et encore de façon incomplète, que dans la koinè hellénistique. Aussi les Grecs eux-mêmes se sont-ils déjà demandé quand et comment étaient apparues les notions de Grèce et de Grecs928. » 925 Voir encore une fois MALKIN ; MULLER, 2012, p. 26-27, où ces auteurs soulignent : [l]a contestation des théories essentialistes a alors [ils font référence au moment qui suit la fin de la seconde guerre mondiale] pour porte-parole précoce, dans l’historiographie française, un historien de l’époque hellénistiqueέ Éέ Will, qui publie en 1956 un ouvrage intitulé Doriens et Ioniens. Essais sur la valeur du critère ethniqueΝappliquéΝàΝl’étude de l’histoireΝetΝdeΝcivilisationΝgrecques. Dans cet ouvrage relativement méconnu, l’auteur remet en cause, de manière vigoureuse, les conceptions qui prévalaient jusque-là sur la nature des peuples ionien et dorien, considérés comme des ‘entités de nature immuable’έ C’est cette même facette d’Edouard Will que l’on retrouve à l’œuvre dans un article cette fois célèbre et beaucoup plus récent puisque paru en 1λκη, intitulé ‘Pour une anthropologie coloniale du monde hellénique’, où l’auteur s’en prend à la vision irénique des phénomènes coloniaux de cette époque et dénonce au contraire la violence. Seconde guerre mondiale, puis décolonisation sont passées par là : on est en plein dans les post-colonial studies. » 926 SAÏD, Suzanne, « Introduction », SAÏD, Suzanne (éd.) ἙΛΛΗΝΙ΢ΜΟ΢.ΝQuelquesΝjalonsΝpourΝuneΝhistoireΝdeΝ l’identitéΝgrecque (Actes du Colloque de Strasbourg 25-27 octobre 1989), Leiden, 1991, p. 4. 927 Idem. 928 LÉVY, Edmund, « Apparition des notions de Grèce et de grecs », dans SAÏD, 1991, p. 49. 223 Nous reviendrons sur certains aspects de cette question, qui remonte aux Anciens euxmêmes dans la troisième partie de ce travail – certes toujours en cherchant à ponctuer le rôle joué par les usages des vers du Catalogue des vaisseauxέ Pour l’instant nous intéresse le constat que, tout en faisant retour à cette question autour de ce qui motive et permet de forger des notions comme la « Grèce » et comme les « Grecs »929, les Modernes se sont toujours donnés la peine de faire retour aux poèmes homériques, et dans ce cas-là, notamment au Catalogue des vaisseaux dont les vers, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, contiennent la plupart des termes indigènes qui, au fur et à la mesure, ont fini par dénoter une identité hellénique collective : , έ et ά 930 . Le fait que nous retrouvons déjà ces vocables dans l’Iliade – et celui d’ ά seulement dans l’Odyssée931 – nous permet de supposer qu’ils étaient peut-être déjà largement employés à l’époque de la composition (monumentale) du poème/des poèmes. Pourtant, les analyses menées, parmi d’autres, par Edmond Lévy, insistent sur le fait que ces termes ont, dans ces épopées, une signification assez restrictive qui ne recouvre pas ce qu’aujourd’hui nous comprenons par « Grèce » et par « Grec »932. Malgré cela, une grande partie des analyses Il ne serait peut-être pas trop de rappeler l’origine de nos termes « Grèce » et « les Grecs », « Greece » and « the Greeks » en anglais, comme le fait, entre autres, HALL, 2002, p. xix : “(…) the terms ‘Greece’ and ‘the Greeks’ are derived not from ancient Greek but from Latin (Graecia ; Graeci), and the most convincing explanation for this nomenclature is that a name originally employed by a population in the northwest Greek region of Epeiros (the Graikoi) was adopted by Italian population on the Adriatic coast opposite and then applied generally to all the people of the Greek peninsula and its offshoots throughout the Mediterraneanέ” 930 Nous récapitulons : le terme (‘Hellenes’) n’a qu’une seule attestation dans les épopées homériques, et qui se trouve justement dans le « Catalogue des vaisseaux » (2.684). Le vocable έ (‘Panhellènes’) (athétisé dans l’Antiquité par un scholiaste) a non seulement sa première occurrence, mais aussi la seule dans l’Iliade, dans ce même ensemble de vers (2.530). Finalement, l’une des cinq attestations du mot ά (‘Hellade’) qu’on trouve dans l’Iliade (2.683, 9.395, 9.477, 16.595), se rencontre aussi parmi les vers qui composent le Catalogue (2.683). Voir à ce propos LÉVY, 1991, p. 49-69. HALL, 2002, p. 127-134. Cet auteur tient à mettre en relief les analyses du linguiste Paul Kretschmer qui soutiennent que l’usage du vocable έ précède celui du terme . Voir p. 31 : “It was apparently the German linguist Paul Kretschmer who observed an interesting peculiarity in the word ‘Hellenes’έ By analogy with other ethnonyms with the suffix –anes/ens, the accent should fall on the penultimate syllable ( ά / ή ). The fact that it falls instead on the first syllable ( / ) indicates that the name was originally preceded by a prefix, and indeed in the Early Archaic poetry it is not Hellenes that we find but Panhellenes. Its first occurrence is in the Catalogue of Ships (…)έ” (Nous soulignons) 931 Voir Od. I, 344 ; IV, 726, 816 ; XI, 496 ; XV, 80. 932 Nous reprenons les conclusions des analyses de LÉVY, 1991, p. 64 : « (…) dans les poèmes homériques l’Hellade apparaît sous deux, voire trois formesέ Dans l’Iliade, elle peut être une région limitrophe de la Phthie et, comme elle, sous la domination de Pélée, région dont les habitants portent le nom d’Hellènes ; comme elle ne forme qu’une fraction des États de Pélée, qui d’après le Catalogue des Vaisseaux, ne paraît régner que sur un État d’importance moyenne, l’Hellade devrait être détendue restreinteέ Mais l’Hellade peut aussi apparaître comme une région plus vaste de la Grèce centrale, au sud de la Phthie, qui comprend la Locride opontienne, va au moins jusqu’à la Béotie incluse et est habitée par les Panhellènesέ Dans l’Odyssée, le premier sens est attesté une fois dans une réminiscence de l’Iliade, mais les autres exemples associent l’Hellade à Argos, c’est-à-dire, au Péloponnèse, pour évoquer l’ensemble de la Grèce et voient donc dans l’Hellade le reste de la Grèce, c’est-à-dire principalement la Grèce centrale. La terminologie des poèmes homériques est donc quelque peu fluctuante, ce qui 929 224 produites relèvent tout de même de ce que certains auteurs soupçonnent être la présence d’un sentiment d’identité collective dans l’Iliade que même l’usage plus fréquent des trois dénominations, Achéens, Argiens et Danaens (à connotations parfois distinctes) – y compris dans le Catalogue933 – ne démentirait pas934. Le choix des vocables particuliers du Catalogue est même parfois interprété comme le résultat d’un choix consciemment fait par le poète pour souligner l’unité des envahisseurs de Troie, dénombrés séparément dans les vers du Catalogue des vaisseaux935. Ce Catalogue – il n’est plus besoin d’y insister – fut tant de fois pris comme une sorte de portrait achevé d’un rassemblement que, par ailleurs et d’après les analyses menées par Ariane Guieu, le poète aurait tenu à remémorer, dans l’Iliade, un processus qui s’était déroulé sans trop de peineέ Pourtant cette hypothèse n’a rien d’une évidence si l’on considère d’autres récits qui font référence à ce processus, voire à ce qui aurait pu pousser à la constitution de pareille alliance936. correspond sans doute à une période où les termes Hellènes et Hellade sont en train de se diffuser ν c’est aussi ce qui explique vraisemblablement la rareté des termes Hellènes et Panhellènes qui sont même totalement absents de l’Odyssée. » 933 LÉVY, 1991, p. 51, note 6 : « L’Iliade présente 14ι exemples de Danaens, 1ιθ exemples d’Argiens (auxquels s’ajoutent 11 exemples au singulier) et θίθ exemples d’Achéens (auxquels s’ajoutent 2 exemples au singulier) ; dans l’Odyssée la prédominance d’Achéens s’accroît encore, puisqu’on en trouve 11ι exemples contre 3ί Argiens (auxquels s’ajoutent 4 exemples au féminin singulier)έ σous rajoutons : dans le proème du « Catalogue des vaisseaux », v. 487, nous trouvons le terme Danaens, de même que dans le v. 674 ν celui d’Achéens vέ η3ί, θκ4, 702, 722 ν et celui d’Argiens vέ ι2ηέ 934 Voir dans ce sens, parmi d’autres, les remarques que nous pouvons trouver plus récemment dans: KONSTAN, David : « To Hellēnikon ethnos : Ethnicity and the Construction of Ancient Greek Identity, dans MALKIN, Irad (éds.), Ancient Perceptions of Greek Ethnicity, Cambridge, Massachusetts, and London 2001, p. 31: “An awareness of a common bond or affiliation among Greeks goes back as far as the Iliad, in which locally autonomous peoples ruled by kings, such as Myrmidons (…), Mycenaeans, or Ithacans, are identified collectively in epic diction as “Argives”, “Achaeans”, or “Danaans”, terms that more or less coincide in extension with the population identified as “Hellenes” in classical Greek (in Homer, “Hellene” designates a restricted ethnic group in Thessaly; cf. Iliad 2. 684). Whether this usage testifies to a Panhellenic ethnic consciousness (…)έ” (σous soulignons). 935 LÉVY, 1991, p. 53 : « (…) en dépit de l’origine géographique différente de leurs contingents, qui vont de l’Étolie à la Crète ou à Rhodes, et de la défection provisoire d’Achille, tout est fait pour souligner l’unité des envahisseursέ Même s’ils sont appelés Achéens, Argiens et Danaens, il ne s’agit jamais d’y distinguer trois populationsέ Bien que certaines expressions s’emploient presque exclusivement avec les Achéens (…), les trois dénominations sont en général interchangeables ». Voir aussi, p. 54-55 : Il paraît ainsi manifeste que le poète a voulu très consciemment montrer que, pour lui, les trois dénominations ne désignaient qu’une seule et même population. » (Nous soulignons). 936 Voir à ce propos les analyses faites par GUIEU, 2009, p. 35-44 (« I.1.3. Le recrutement des guerriers achéens »), qui mènent à la conclusion suivante : « Le poème présente finalement une vision complexe du recrutement de la coalition achéenne, puisqu’il donne généralement l’impression que le recrutement de l’armée s’est passé sans problème, notamment à travers l’évocation récurrente du départ d’Achille, mais fait dans deux passages référence au pouvoir de contrainte d’Agamemnon sur ceux qu’il souhaite recruterέ Cette vision en outre profondément originale par rapport au reste de la tradition : les serments à Tyndare ne semblent pas pouvoir être au fondement de l’alliance dans l’Iliade, alors qu’ils sont l’explication donnée par le reste de la tradition ν l’Iliade ne mentionne pas les ruses plus célèbres de ceux qui auraient voulu éviter le départ (Thétis ou Pélée pour Achille, Ulysse, Cyniras) ν elle mentionne cependant un pouvoir coercitif d’Agamemnon qui peut autoriser ou non les guerriers à partir et leur imposer des ‘pénalités’ que le reste de la tradition ignoreέ » 225 D’après ce qui précède, il va de soi que la plupart des études présupposent une autorité d’auteur manifeste (qu’il soit nommé « Homère » ou « le poète »), et un processus de fixation du texte de l’Iliade qui ne semble pas prendre en compte les effets – l’action – que, outre les choix d’ordre poétique, des affaires (politiques) externes ont pu avoir dans le long processus de fixation d’une écriture, et notamment du contenu a posteriori nommé Catalogue des vaisseaux. Pourtant les Anciens nous signalent que de tels « effets » ont eu lieu, notamment vers le VIe siècle. L’exemple sans doute le plus célèbre concerne le cas du vers 558 du chant II, au sujet du contingent de Salamine qui suit celui des Athéniens dans notre Catalogue. La présence de ce vers a été matière à controverse depuis l’Antiquitéέ En témoigne, de façon explicite et parmi d’autres937, Strabonέ Strabon présente en effet l’existence de deux hypothèses concernant l’introduction de ces vers dans le Catalogue – soit par Solon, soit par Pisistrate –, dans le but d’attester, par l’intermédiaire de l’autorité d’Homère, l’antériorité du pouvoir des Athéniens sur l’île de Salamine, ceci contre les Mégariens qui la contestaient – et qui, du reste, auraient à leur tour inséré d’autres vers en réplique938. Nous pourrions par surcroît mentionner un autre exemple encore plus curieux, trouvé dans l’une des ViesΝd’Homère, qui va jusqu’au point de conjecturer qu’Homère lui-même, dans le but de louer les Athéniens, aurait ajouté ces deux vers qui forment le septième contingent du Catalogue (celui de Salamine), de même que quelques vers qui composent le contingent athénien939. Il nous paraît donc possible que l’une des conséquences de ce que nous venons de remarquer s’explique par le constat suivant μ ce ne serait pas à proprement parler un souci d’archiver sous 937 Voir, par exemple les scholies b ad Il. 2.558 et Schol. A ad Il. 3.230. QUINTILIEN, Institution Oratoire, 5.11. 40 (Ie siècle). DIOGÈNE LAËRCE, Vie de Solon, I, 46-48 (début du IIIe siècle). 938 STRABON, Géographie, IX, 1, 10. Nous y reviendrons dans le Chapitre VII. 939 Nous faisons référence aux vers suivants du chant II : 257-258 ; 247-248 ; 252-254. Vita Herodotea, 378-393 : ή ὲ ὅ ἐ ὲ ῎ ὶ ὶ ά ὐ ί έ , ὲ ὲ ὰ ᾽ ή ὿, ἐ ῖὲ ὴ ί ,ἐ ὲ ᾽ ά ὴ ά ᾽ έ ύ ἐ ῶ ό ᾞ ὰ ά ᾽ ή ,ὅ ΄᾽ ή έ ὸ ά , έ ὲ ί . ὶ ὸ ὸ ὐ ῶ έ ἰ έ ῶ ά ά ὸ ὸ ὶ ἱ ό ,ἐ ῖ ῖ · ῶ ᾂ ΄ἡ ό ΄ ἱὸ ῶ ύ . ῷ ΄ ὿ ώ ὁ ῖ ἐ ό έ ΄ἀ ὴ ἵ ὶἀ έ ἀ ώ . ὲ ὸ ῶ ὶ ί ἐ ῶ ό ᾞ ὸ ᾽ ί , έ ά · ΄ἐ ῖ ί , ΄ ἵ ΄ ί ἵ φά . 226 la forme d’une liste poétique la vérité géopolitique d’un moment historique donné qui aurait déterminé le format et le contenu du Catalogue tel qu’il nous est parvenuέ σotre Catalogue actuel, tel qu’on le trouve dans l’Iliade, est une sorte de résultat final après un long processus de transmission, dans le façonnage duquel certains intérêts d’ordre politique qui étaient alors à l’ordre du jour seraient bel et bien intervenus. Cet argument se trouverait par ailleurs davantage renforcé si nous incluons dans notre l’horizon les conclusions apportées par l’ensemble des études consacrées à la question de la construction d’uneήdes identité(s) hellénique(s) au cours de l’Antiquité940έ Ces travaux, d’une façon ou d’une autre, la /les font remonter à la haute époque archaïque, voire au VIIIe siècle, une période où l’on trouve déjà des catégories telles que les Doriens, les Ioniens et les Éoliensέ Et, plus précisément – si nous suivons, parmi d’autres, le « modèle » proposé par Jonathan Hall – il se trouve qu’au cours du VIe siècle « (…) aurait vu jour une forme agrégative d’identité hellénique (…) formée à partir de l’agrégat de mythes dans des généalogies globalisantes941 ; [tandis que] enfin, à partir des guerres médiques, véritable catalyseur historique, l’identité grecque serait devenue oppositionnelle et au Grec se serait dès lors opposé le Barbare (…)»942. Ceci dit, rappelons que le VIe siècle est assez souvent associé à une période floue concernant la composition de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous pensons, par exemple, au modèle des « Cinq Âges d’Homère » proposé par Gregory Nagy pour concevoir le processus de transmission et de cristallisation des textes homériquesέ D’après cet auteur, la période qui va du milieu du VIIIe siècle au milieu du VIe siècle avant notre ère est « une période de mise en forme plus sensible, ou ‘période panhellénique’, toujours sans textes écritsέ »943 Pour faire bref, ce que nous tenons à suggérer est que le contenu du « Catalogue des vaisseaux » de l’Iliade aurait pu se présenter de nos jours autrementέ Tel est bien le cas d’une autre version du Catalogue des combattants de la guerre de Troie, celle que l’on trouve dans le texte d’Iphigénie à Aulis et, bien plus tard, dans celui de la Bibliothèque d’Apollodoreέ Cela 940 Nous reprenons volontiers le titre de l’ouvrage de Robin Orborne : OSBORNE, Robin, Greece in the making, 1200-479 B.C., London, Routledge, 2009. 941 À propos des rapports entre les généalogies et les catalogues – y compris le Catalogue des vaisseaux, voir nos remarques supra « Chapitre II – Catalogues et généalogies ». Pour une analyse soutenant le rapport les entre généalogies et ethnicity/hellenicity voir notamment : HALL, 1997 ; 2002. Pour une remise en question de ce rapport, voir MALKIN, 2001, p. 9-12 (‘Genealogy and Ethnicity’) : “(…) Jonathan Hall claims that the role of genealogies as a means of articulating aggregative Greek ethnicity was prominent before the Persian Wars. Kinship was a sine qua non for perceiving ethnicity, he claims, and therefore its expression in the Hellenic genealogies is a major issue for the Archaic periodέ (…) τne again we are faced with a source problemμ to what extent did the genealogical genre function, historically, beyond itselfς (…) The relevant question remains how to assess their function and ethnic significanceέ We work with the sources we have, but the sources are not transparentέ” 942 σous reprenons volontiers le résumé présent dans l’article MALKIN ; MULLER, 2012, p. 31. 943 NAGY, 2000, p. 138-139. 227 pris en compte, il serait peut-être plus facile de comprendre certaines des « incohérences » que le Catalogue conserve par rapport à l’ensemble de l’Iliade, et cela permettrait peut-être d’offrir un (autre) élément pour expliquer la différence d’extension du Catalogue des alliés des Troyens944έ C’est pour ne pas avoir été autant sollicité comme argument dans des considérations poétiques et politiques tout au long de son processus de (re)productions, que cet ensemble de vers n’aurait jamais été autant « affecté » et donc autant détaillé que le Catalogue achéen. Cette approche nous permet, de plus, d’envisager une (autre) raison pour expliquer les insurmontables difficultés qui se sont toujours imposées à celles et ceux qui ont essayé de mesurer la valeur historiographique des Catalogues de l’épopéeέ Dans ce sens, en écho aux conclusions présentées par David Bouvier et Ariane Guieu – étudiées dans le premier chapitre de cette deuxième partie –, nous suggérons que la valeur historiographique du « Catalogue des vaisseaux » et de l’Iliade et de l’Odyssée est certes défendable, et se trouve notamment dans le fait qu’ils nous laissent entrevoir la façon poétique et politique d’entretenir des mémoires toujours en interlocution avec le présent. Elle ne se trouve pas en revanche dans le but de fixer des mémoires de façon à savoir, une fois pour toutes, ce qui s’est vraiment passé. Cet aspect est celui que nous envisageons de démontrer dans la troisième et dernière partie, au cours de laquelle seront étudiés certains usages antiques des vers du Catalogue des vaisseaux entre la période classique et l’époque impérialeέ Ces deux moments sont ceux qui apparaissent (distinctement) comme des moments « clés » dans le processus de fixation d’une autorité de l’Iliade et de l’Odyssée sous le nom d’Homère, ainsi que dans le processus de fixation d’une identité hellénique. Voir, parmi d’autres, l’hypothèse soutenue par HτPE SIMPSτσ ν LAZEσBY, 1970, p. 176-177, qui, à l’opposé de Denys PAGE, attribuent cette différence à un manque de connaissance des territoires de l’Asie Mineure de la part du poète du Catalogue troyen : « (…) in contrast to the knowledge of Greece shown in the Achaean Catalogue, the knowledge of Asia Minor shown in the Trojan Catalogue is extremely scanty (…)έ The interior of Asia Minor is thus almost a complete blank (…) and there are significant gaps too, in its knowledge of the coast (…)έ (…) with the exception of the later important towns on the coast of Asia Minor and, although the Asiatic Greeks might have been too faithful to the epic tradition, or too patriotic, to include their cities in a list of Troy’s allies, it would have been an almost irresistible temptation to insert at least some reference to them, unless a list of Troy’s allies already existed which made no mention of them”έ En effet, à leur avis, p. 181, ce catalogue : “(…) seems more likely to represent the efforts of oral poets to list the allies of Troy, drawing upon existing references to Asia Minor in Mycenaean sagas upon more general Mycenaean knowledge of Asia Minor, that a sort of Mycenaean intelligence report on the enemy forcesέ” 944 228 229 Troisième partie : usages antiques du Catalogue des vaisseaux Introduction Le but de cette troisième et dernière partie sera d’analyser quelques usages qui ont été faits dudit Catalogue des vaisseaux de l’Iliade dans les énoncés produits par les Anciens. Comme dans les parties précédentes, notre objectif au cours de cette dernière partie ne sera en aucune mesure d’être exhaustif, c’est-à-dire que nous n’avons pas la prétention de faire un recensement de toutes les citations ou de toute type de mention ou d’allusion antiques au contenu des vers qui composent le Catalogue des vaisseaux iliadique. Ainsi, tout en ayant eu la précaution de faire un relevé plus large, nous avons pris le parti de sélectionner et d’analyser quelques usages qui se trouvent insérés dans des textes dont leurs auteurs respectifs ont eu affaire à une Iliade au contenu déjà plus ou moins fixé. Nous avons également privilégié les usages qui étaient insérés dans des textes où, dans différentes mesures, il était question d’évaluer la valeur du passé transmis par les poèmes homériques et, plus particulièrement parmi eux, des vers qui composent le Catalogue des vaisseaux. Nous ferons une exception pour la tragédie Iphigénie à Aulis d’Euripide, en raison de l’analyse du « catalogue des vaisseaux » qui se trouve dans sa parados. Par conséquent, une délimitation chronologique du corpus s’imposeέ σous allons commencer par discuter des textes produits à partir du Ve siècle avant notre ère. Ce choix se justifie tout d’abord par le fait que cela nous assure un espace de sécurité minimum pour pouvoir déjà parler des compositions homériques en termes de réception textuelle945. En effet, comme nous l’avons remarqué, selon les analyses de Gregory σagy, ce serait entre les VIe et IVe siècles avant notre ère que les contenus de l’Iliade et de l’Odyssée auraient atteint un état de cristallisation assez poussé, marqué par le début de leur mise par écrit. Par ailleurs, et peut-être non par hasard, n’oublions pas que certains spécialistes ont identifié un indice pouvant attester la plus ancienne (d’après ce qui nous est parvenu) tentative d’établissement d’un corpus Pour une discussion autour de la complexité des question qui s’imposent lorsqu’on envisage de considérer des réceptions d’Homère, voir : GRAZIOSI, 2011, p. 26 : “First there is the issue of defining what is ‘Homer’ might mean : the name itself is first attested in the sixth century BCE and, in the ancient sources, describes the author not just of the Iliad and the Odyssey but sometimes also of other poems (…). A second, and related problem, concerns what might count as an act of Homeric reception in ancient Greece and Romeέ (…) Throughout Greek literature (and, indeed, art and culture more generally) it is very difficult to distinguished between specific engagements with the Homeric poems and wider invocations of the epic pastέ” 945 230 homérique ferme et resserré, dans un passage de l’Enquête d’Hérodote946. Dans cette perspective, il parait moins étonnant, que, sans doute pour la première fois, il revienne à Thucydide de parler de ce passage du poème dénombrant les forces achéennes venus combattre à Troie comme d’un « ῶ ό »947έ Comme le propose Simon Hornblower, il s’agit sans doute là d’une expression « académique » qui atteste le fait que, à l’époque de Thucydide, l’Iliade était cette fois devenue un objet dont le contenu était plus ou moins fixé, au point de faire de ce poème une chose susceptible d’être analysée948. Ceci dit, nous allons ensuite passer directement à l’analyse des usages du Catalogue dans une oeuvre produite au cours de la période impériale, la Géographie de Strabon, dont la composition semble devoir remonter au début du Ie siècle après notre ère949. Ceci implique que nous avons choisi de passer « sous silence » l’époque dite hellénistique. Nous nous en expliquons : il faut d’une part tenir compte de la faible présence de commentaires suffisamment éloquents (dans le sens où ils nous permettraient de bien saisir leurs motivations et de pouvoir identifier précisément leurs contextes énonciatifs) sur ce passage dans les textes des scholies que nous sont parvenus ; d’autre part, nous voulons justifier notre choix par le fait que la plupart des ouvrages composés au cours de l’époque hellénistique, où la présence du « Catalogue des vaisseaux » aurait dû être significative – nous songeons surtout aux commentaires consacrés à ce passage – ne nous sont pas parvenus dans leur intégralitéέ L’ouvrage de Strabon est d’ailleurs le texte de référence grâce auquel nous disposons de certains de ces fragments950. HÉRODOTE, 2, 117: ὐ ἀ ύ ἐ ἀ ΄ ί ˙. Voir à ce propos : MOST, 1990, p. 48. 947 THUCYDIDE, I, 10, 4. 948 HORNBLOWER, Simon, A Commentary on Thucydides, vol. 1, Books I-III, Oxford, Clarendon Press, Oxford University Press, 1997, p. 35: “ἐ ῶ ό ᾞ (…) This academic-sounding expression for a part of the work shows that the Iliad was already the object of literary study in Thέ’s timeέ” 949 Pour les débats autour de la question de la date ainsi que du lieu de composition, nous renvoyons à l’introduction écrite par AUJAC, GERMAINE pour les édition des Belles Lettres, 1969, p. XXX-XXXIV. 950 Voir à ce propos AUJAC, GERMAINE, Strabon et la science de son temps, Paris, Belles Lettres, 1966, p. 13 : « Le savoir que Strabon nous présente dans son œuvre est tout entier le fruit de la pensée hellénique, de la pensée hellénistique devrait-on dire plutôt (…)έ » 946 231 Chapitre VI – Usages du Catalogue des vaisseaux à l’époque classique Dans son ouvrage consacré à l’étude du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, Thomas Allen, après avoir fait le point sur les travaux modernes consacrés951, dans différentes mesures, à l’étude de cet ensemble de vers, offre non seulement une brève recension de la présence de « catalogues » – et du Catalogue des Achéens – dans les ouvrages d’autres auteurs anciens952, mais s’essaye aussi à produire la liste des auteurs qui, dès l’Antiquité, se seraient consacrés à un commentaire, voire à une étude de ce catalogue iliadique953έ En effet, d’après Thomas Allen, ces vers auraient attiré l’attention d’ « historiens de toutes les époques » et cet intérêt se serait manifesté dès les ά d’Hellanicos de Lesbos (4ιλήκ-395/4 av. J.-C.), un ouvrage pour lequel les données du Catalogue achéen auraient sans doute servi de source954. Il va de soi que l’intérêt de Thomas Allen pour la présence du Catalogue comme source dans les textes des « historiens » anciens, au moins depuis Hellanicos de Lesbos – donc au Ve siècle955 –, soutient sa perspective générale qui est d’accorder une valeur historique à la géographie dessinée par le Catalogue des vaisseaux. Cette remarque faite par Thomas Allen ALLEN, 1921, p. 12-22, “Literature”. ALLEN, 1921, p. 22-31, “τthers Catalogues”. 953 ALLEN, 1921, p. 31-33, “Ancient Authorities”έ 954 ALLEN, 1921, p. 31 : “The Catalogue occupied historians of all ages. Endless works were written either upon it or upon its subjects, the nations and families that went to Troy. The earliest perhaps is the Σλωέεα of Hellanicus (F. H. G. i. 61) quoted mostly for places and personsέ”έ Pour renforcer l’hypothèse d’un usage du Catalogue par cet auteur, on pourrait aussi prendre en compte l’hypothèse soutenue par certains chercheurs qui affirment que l’origine de la liste la plus complète des rois athéniens à laquelle on ait accès remonterait pour l’essentiel à Hellanicos, dont l’une des « sources » est de toute évidence – puisque la liste y fait référence – le « Catalogue des vaisseaux » de l’Iliade. Pour une traduction de cette liste en français, suivie d’un commentaire, voir CARLIER, Pierre, « Les rois d’Athènesέ Étude sur la tradition », Teseo e Romolo. Le origini di Atene e Roma a confronto (Atti del Convegno Internazionale di Studi), Atene, 2005, p. 125-141, p. 126 : « Le document le plus complet sur les rois athéniens est très tardifέ Il s’agit d’une liste qui figure dans les Chronica d’Eusèbe de Césarée au début du IVème siècle après J.-C. ; le texte grec est perdu, mais nous en avons une traduction arménienne et une traduction latine due à St Jérôme. Eusèbe cite explicitement Castor de Rhodes [Note 1 : Dans son édition des fragments de Castor de Rhodes (FrGrHist II B, n° 250), F. Jacoby cite la traduction allemande par Karst de la version arménienne d’Eusèbeέ La liste des rois est le fragment 4], historien et chronographe du I er siècle avant J.-C. Félix Jacoby a montré que cette liste, peut-être à travers Ératosthène, remonte pour l’essentiel aux Atthidographes, et principalement au premier d‘entre eux, Hellanicos de Lesbos, dont l’œuvre date du Vème siècle avant Jέ-C. Voir notamment le passage « Érichthonios, qui est appelé Érechthée par Homère », ainsi que la présence de Ménesthée, qui dans le Catalogue est le chef du contingent athénien. 955 Les débats autour de la datation de la vie et de la production d’Hellanicos restent sans conclusionέ σous mentionnons notamment Dyonisius Halicarnasse pour lequel il serait un devancier d’Hérodote et aussi, par conséquent, de Thucydide. 951 952 232 nous intéresse néanmoins car elle permet de justifier la pertinence du point de départ chronologique que nous avons choisi dans cette partie consacrée à une étude des usages du Catalogue des vaisseaux par certains auteurs anciens. Néanmoins, du fait que les compositions d’Hellanicos de Lesbos, de même que celles des autres « (proto-)historiens », ne nous soient parvenues que de façon indirecte et dans un état très fragmentaire, il ne nous a pas semblé profitable de vouloir proposer une analyse des prétendus usages du Catalogue par ces auteurs. Ceci explique notre choix qui est de commencer l’étude par une analyse de l’Enquête d’Hérodoteέ Les usages du Catalogue que fait Hérodote nous intéressent particulièrement en raison de la place centrale que l’historien d’Halicarnasse a eu dans les débats autour des origines du genre historique, auquel les énoncés en catalogue et notamment le Catalogue des vaisseaux sont associés de différentes façons. 1- Le Catalogue des vaisseaux et d’autres « catalogues » dans l’Enquête d’Hérodote Considérant le volume de travaux consacré à la question des échos homériques présents dans l’Enquête d’Hérodote, ainsi que le fait que nous avons déjà abordé certains aspects de ce sujet956, il n’est toute évidence pas question de revenir sur ce débat complexe. Quoi qu’il soit, dans la foulée de ces discussions, on ne saurait laisser passer la question de la présence « de listes et de catalogues » dans cet ouvrage, sans que pour autant ce qui est a priori distingué comme « liste » et comme « catalogue » dans la plupart des études intéressées par ce sujet ne soit tout à fait explicité957. Ainsi, dans le cadre de ces recherches, il est parfois question de préciser l’occurrence du verbe έ : apparaissent trente-six occurrences958 dont vingt-huit seraient suivies d’ « un vrai catalogue »959. Nous tenons à reprendre ici certains aspects qui ont attiré notre attention dans le cadre de ces brèves analyses sur la présence d’énoncés en catalogue chez Hérodoteέ En particulier, dans ce contexte, on s’aperçoit que le Catalogue des vaisseaux est précisément le passage homérique pris comme repère paradigmatique. Voir notamment dans la première partie : « Retour sur le cas d’Hérodote, ὸ ὸ ἐ ἱ ί » 957 Voir dans ce sens : PAYEN, 1997, p. 100-105 (« 2έ1έ Listes et catalogues dans l’‘Enquête »). 958 Pour le nombre d’occurrences voir : POWELL, Enoch, Lexicon to Herodotus, 2nd ed., Hildesheim, Georg Olms 1960, s. v. katalegein. 959 Nous reprenons : PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 85, qui de son côté renvoie à PAYEN, 1997, p. 100, note 17. 956 Ὅ 233 σotons tout d’abord que le recours hérodotéen au « catalogue », s’il confirme aux yeux des hellénistes, d’un point de vue narratif, voire générique, la dette qu’Hérodote a envers Homère, affirme également son lien avec tous ceux qui ont déjà eu recours, avant Hérodote, à ce mode énonciatif960. En effet, dans le cadre de deux analyses récentes menées par Pascal Payen et par Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, similitudes et écarts entre les catalogues de l’Enquête et catalogues censés suivre un « modèle épique » sont soulignés961έ Chez les deux auteurs, il s’agit toujours de se référer au plus long et au plus célèbre catalogue hérodotéen, celui qui se trouve dans le septième livre de l’Enquête (VII 59-100), afin de souligner écarts ou similitudes avec le Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, lequel demeure l’exemple paradigmatique de son genre962. Le choix du passage hérodotéen n’est en rien arbitraire, car ce passage, en plus de comprendre un « catalogue des vaisseaux » qui s’étend du paragraphe κλ jusqu’à la fin du dénombrement, se trouve dans la première partie du septième livre de l’Enquête, au sujet de la composition duquel un certain nombre de chercheurs ont déjà attesté que le chant II de l’Iliade a fourni un incontestable modèle963. Pascal Payen et Ioanna Papadopoulou-Belmehdi évoquent par conséquent plusieurs caractéristiques qui rapprochent ou au contraire éloignent ces deux passages. Nous allons reprendre, parmi ces caractéristiques, celles qui nous semblent les plus significatives dans le cadre de notre travailέ Commençons par un trait qui caractérise, selon Pascal Payen, l’ensemble des catalogues de l’Enquête et qui assurerait leur originalité par rapport aux catalogues homériquesέ Selon cet auteur, dans l’Enquête, au lieu de se centrer notamment sur les cités et PAYEN, 1997, p. 101 : « (…) le recours au verbe katalegein confirme, chez Hérodote, la connaissance de ce procédé narratif, mais aussi le refus de se soumettre au modèle épique, à la liste consacrée de guerriers ou de rois. » 961 PAYEN, 1997, p. 100 : « L’Enquête comporte des inventaires dont l’ascendance épique paraît indéniableέ Lors du soulèvement contre l’empire de Darius, les Ioniens décident de défendre Milet par mer. Aussitôt, suit le Catalogue des vaisseaux ioniens rassemblés à Ladé en 494 [HÉRODOTE, VI, 8]; chaque brève notice se compose du nom du peuple, du nombre de vaisseaux, et l’ensemble est résumé in fine par le total des trois cent cinquantetrois trières. Le plus connu et le plus étendu est assurément le long catalogue des forces rassemblées par Xerxès pour envahir la Grèce (…)έ » Voir aussi : PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 4-8. 962 Voir dans ce sens cette remarque faite par LEWIS, David, “Persians in Herodotus”, Selected Papers in Greek and Near Eastern History, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 345-3θ1, pέ 34ι μ “(…) The list of Xerxes’ force is a more complex matter (…)έ The temptation has been felt to treat the whole list as a compilation from an ethnographic base, a literary invention to match the Homeric Catalogue of Ships, carrying the implication, which some have found incredible, that Xerxes was accompanied by men from all his people”έ Article qui a tout d’abord paru dansμ RAUBITSCHEK, The Greek Historians: Literature and History: Papers Presented to A. E. Raubitschek, Saratoga, Calif.: ANMA Libri for Dept of Classics, Stanford University, 1985, p. 101-117. 963 Voir plus récemment μ σICτLAI, Roberto, “Κα ΄ἔγθβ εαὶ εα ὰ πόζεδμ. From Catalogues to Archaeology”, in TSAKMAKIS, Antonis; TAMIOLAKI, Melina (eds.), Thucydides between History and Literature, Berlin, De Gruyter, 2013, p. 139-1η1, pέ 144μ “Herodotus introduces the beginning of the Second Persian war in the first part of Book 7, that clearly has the function of a proem. The presence in Herodotus of two models, Iliad Book 2 and Aeschylus’ Persians is being investigated by Pietro Vannicelli (…)έ As far as the structure is concerned, Herodotus recognizes the function of Iliad 2 and picks up several of its components: the assembly (7.8), the dream, that appears four times in Herodotus (7.12; 7.14; 7.17; 7.19), the lengthy catalogue of troops (7.59-1ίί)έ” 960 234 les héros de la guerre, « (…) Hérodote a imposé une pratique toute différente de la liste qui place désormais au centre du processus narratif les peuples, les pays et les coutumes (nomoi). »964. Une lecture comparative des entrées des catalogues des vaisseaux homérique et hérodotéen mentionnés ci-dessus confirme effectivement la remarque. Dans le cas du catalogue homérique, chacune des 29 entrées se compose fondamentalement des données suivantes μ le(s) nom(s) d’une certaine région dont le peuple est venu au combat ; le(s) nom(s) respectif(s) du/des guides de chacun de ces peuples – à propos de qui nous sera présenté, dans la plupart de cas, quelques données d’ordre généalogique ; ainsi que le nombre des vaisseauxέ Voyons, à titre d’exemple, la sixième et la septième entrée du Catalogue des vaisseaux : ΄ ᾽ ᾽ ή ῖ ,ἐ ί ή ί ΄᾽ ,ὅ ί , ή έφ ὸ ά , έ ὲ , ὰ ΄ἐ ᾽ έ ῃ ῖ , ἑῷ ἐ ί ῷ· έ ύ ὶἀ ῖ ἱ ά ῦ ᾽ ί έ ἐ ῶ · ῶ ᾂ ΄ἡ ό ΄ ἱὸ ῶ ύ · ῷ ΄ ὿ ώ ὁ ῖ ἐ ό έ ΄ἀ ὴ ἵ ὶἀ έ ἀ ώ · έ ῖ ·ὁ ὰ έ · ῷἅ ή έ ἕ . ΄ἐ ΄ ῖ ἵ ΄᾽ ί ί ἵ , φά . Ensuite ceux d’Athènes, la belle cité, peuple d’Érechthée, enfant de la glèbe, qu’Athéné, fille de Zeus, jadis éleva, puis installa à Athènes, dans son riche sanctuaire. Aussi les fils des Athéniens lui offrent-ils là taureaux et agneaux à chaque jour de l’annéeέ À propos de la place centrale et de la signification de nomos dans l’Enquête, voir PAYEN, 1997, p. 103-104 : « (…) nomos désigne avant tout dans l’Enquête l’ensemble de ce qui est normal dans la conduite d’un groupe humain (…)έ Il s’agit (…) de toutes les pratiques sociales dont l’ethnologie moderne a constitué son domaine d’étudeέ Ce terme syncrétique est dans l’Enquête, un gardien de la mémoire des peuplesέ Les synomymes ta nomaia, ta nomima, ta èthea, ou plus rarement ho tropos, sont invariablement suivis, comme nomos, d’un nom de peuple (…)έ ήMais les coutumes ne sont pas isoléesέ Elles appartiennent en propre à un ‘peuple’, inséparable de son ‘territoire’έ Ainsi, les termes ethnos (peuple) et khôré (territoire, pays, terre, région, contré), ou son équivalent plus rare gè, consolident-ils l’unité de ce champ sémantique. » 964 235 Ceux-là obéissent au fils de Pétéôs, Ménésthée, qui n’a point encore trouvé son égal parmi des mortels d’ici-bas pour ranger les chars et les hommes d’armesέ σestor seul, peut lutter avec lui, parce qu’il est son aînéέ Il a sous ses ordres cinquante nefs noires. De Salamine, Ajax amène douze nefs ; Il les a conduites et postées où sont postés déjà les bataillons d’Athènes965. Dans le cas du catalogue de l’armée de Xerxès – et notamment de son « catalogue des vaisseaux » –, outre le nom du peuple (dont le nom du guide n’est néanmoins pas mentionné) et le nombre des vaisseaux, ce sont les costumes des combattants qui sont largement décrits dans chaque entrée, c’est-à-dire des traits qui renvoient à leur nomoi966έ À titre d’exemple nous pouvons évoquer un extrait de ce catalogue où, du fait de la présence côte à côte des peuples venus de Salamine et d’Athènes, nous pensons trouver un écho des deux passages du Catalogue des vaisseaux iliadique que nous venons de citer : (…) ύ ὲ ί έ ή ὶἐ ό ,ἐ έ ᾔ ὲ φ ὰ ἱ ί ί ῃ ἱ έ ὐ ῶ , ἱ ὲ ά ὲ ά · ύ ὲ ά άἐ · ἱ ὲ ἀ ὸ ὶ έ , ἱ ὲἀ ὸ ί , ἱ ὲἀ ὸ ύ , ἱ ὲἀ ὸ ί , ἀ ὸ ἰ ί ,ὡ ὐ ὶ ύ έ . · ὰ , ὰ ῖ ἱ ὲ (…) Les Chypriotes fournissaient cent cinquante vaisseaux, et étaient équipés ainsi : leurs rois avaient la tête enveloppée d’une mitre, les autres étaient coiffés de kitaris ; le reste du costume était celui des Grecs ; Il y a parmi eux des représentants de tous les peuples que voici μ les uns venus de Salamine et d’Athènes, les autres de Kythnos, d’autres de Phénicie, d’autres d’Éthiopie, à ce que disent les Chypriotes eux-mêmes967. Ceci dit, concentrons-nous davantage sur d’autres aspects qui vont nous permettre de dépasser cette perspective comparative entre les structures et les contenus de ces passages. Il 965 Il., II, 546-558. Voir à ce propos LEWIS, [1985], 1997, p. 359-360, où il propose que cela serait probablement dû à l’influence des travaux d’Hécatée μ “I do not think that what stands as Xerxes’ army-list is a unitary document. (…) I am satisfied that there is a strong case, as Armayor indicates, for believing that much of this weaponry came from the ethnographic work of Herodotus’ predecessor Hecateus and not from any official listέ To restate the point more fully that Armayor has yet done in print, it is at least a remarkable coincidence that the two points where we know what Hecateus [FGrH IF2κι] said about people’s costumes find their exact reflection in Herodotusέ” 967 HÉRODOTE, VII, 90. 966 236 s’agit à présent d’aller au-delà des analyses qui ont cherché à souligner les innombrables « gestes intertextuels » de ce dénombrement des forces de Xerxès par Hérodote envers le dénombrement des forces achéennes968. Ce que Ioanna Papadopoulou-Belmehdi a notamment cherché à faire dans son article « Hésiode, Homère, Hérodote : forme catalogique et classifications génériques ». En effet, selon l’helléniste – influencée notamment par les études qui ont cherché à mettre en relief le statut épistémologique propre à cette forme discursive969 –, les « gestes intertextuels » en matière de catalogue que nous trouvons dans l’Enquête doivent être lus non seulement comme une sorte d’héritage énonciatif, mais aussi comme l’écho révélateur d’une ‘philosophie’ catalogale qui remonterait sans équivoque à Homère et dont la caractéristique essentielle est l’absence de toute prétention à l’exhaustivitéέ Dans ce sens, Ioanna Papadopoulou-Belmehdi souligne que, si la perspective critique qui régit la pratique catalogale dans les poèmes d’Homère a eu comme contre-modèle la pratique ‘originaire’ de l’« école hésiodique »970, dans l’Enquête, ce contre-modèle se trouve incarné par la pratique généalogique (envisagée comme une sous-catégorie de la forme catalogique) telle qu’elle aurait été pratiquée, entre autres, par Hécatée971. Pour le reste, si du côté homérique pareille opposition serait liée au fait que l’accès à tout savoir y était conçu comme un attribut dérivé du monde divin, une conception dont nous trouvons un exemple notable dans l’invocation qui précède le Catalogue des vaisseaux de l’Iliade (v. 488 : ὺ ΄ ὐ ἂ ἐ ὼ ή ὐ ΄ὀ ή ), Ioanna Papadopoulou-Belmehdi souligne que, du côté hérodotéen, à défaut d’un témoignage direct de sa part, l’impossibilité d’exhaustivité catalogique est due soit à une reconnaissance des limites PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 86 : « Dans la symbolique de l’Enquête, qui depuis le préambule, se place sous le signe épique, la mise en scène de la progression des forces de Xerxès vers l’Europe renvoie très concrètement à l’affrontement iliadique entre Grecs et Asiatesέ (…) La mise en œuvre visuelle du catalogue des forces, qui se déroule sous le signe du spectacle ( ῶ marquant le début et la fin de ce long récit [VII, 56 ; 100]), constitue une autre trace importante de transposition de la technique homérique, qui consiste à manipuler la forme catalogique pour produire un effet visuel (articuler donc le catalogique au visuel)έ (…) Comme dans le Catalogue des Vaisseaux iliadique un récit de rêves prémonitoires précède l’énumération des forces de Xerxèsέ » 969 Ioanna Papadopoulou-Belmehdi renvoie notamment aux travaux de KRISCHER, 1971 et à ceux de COULOUBARITSIS, 1992, 2006. 970 PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, pέ κ1, note 12, où cette auteure explicite qu’à son avis il est « (…) impossible de dissocier l’étude du katalegein de l’option narrative plus générale de l’école homérique face à celle hésiodique (…)έ » 971 HÉRODOTE, II, 143. Voir à ce propos PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 78-80. En fait, cette perspective est rendue bien évidente dès le résumé de cet article dont l’objectif est de « (…) montrer que la manipulation de la forme catalogique est un critère d’innovation autant de l’école homérique face à l’école hésiodique que d’Hérodote face au style historiographique dominantέ » Pour une approche qui pourtant ne suggère pas une position des pratiques catalogales d’Hérodote et d’Hécatée, voir PAYEσ, 1λλι, pέ λλ : « Énumérer, décrire, raconter, participent donc, dans la poésie épique, d’une même opération, et c’est sur le fond de cette poétique du Catalogue qu’écrivent Hécatée et Hérodoteέ » 968 237 des ό dont Hérodote dispose, soit tout simplement à l’établissement de son absence de pertinence972. Citons, en ce sens, deux exemples hérodotéens liés au texte même du catalogue de l’armée de Xerxès : Ὅ ἀ έ ἕ έ ( ὐ ὰ έ ῖ ὸ ὐ ἐ ἀ ῶ ἀ ώ , ὐ …. ἰ ῖ ὸ À quel nombre d’hommes s’élevait le contingent fourni par chaque nation, je ne puis le dire avec exactitude, car personne ne le dit (…)έ973 ύ ἑ ά ἱ ί ὶ ἐ ό ώ ἡ , ὐ ῖ ἐ ό έ ὸ ὸ έ , ῶ ἐ ώ, ὐ ὰ ἀ · [ ὐ ῶ ] ἐ ίῃ ἐ έ ἐ À la tête de tous ces hommes, comme de ceux qui étaient rangés dans l’armée de terre, comme de ceux qui étaient chez les indigènes, dont je ne m’arrête pas à faire mention, n’y étant pas obligé du point de vue de l’étendu des recherches974. À la lumière de ce qui précède, il n’est pas surprenant que, dans le cas d’une étude des catalogues de l’Enquête, la question de la valeur historique de ces énoncés ne va pas non plus manquer de se poser975έ Rappelons que le passage du catalogue de l’armée de Xerxès a notamment tenu une place privilégiée dans le cadre de certaines études consacrées à la problématique (de la fiabilité) des « sources » qui auraient permis à Hérodote d’écrire son Enquête976. Ces travaux touchent, de toute évidence, une question de fond qui est bien plus large, celle de la vérité des renseignements sur le passé que nous trouvons dans le texte de l’Enquête. Cela inclut, bien entendu, certaines études cherchant à éclairer en particulier les moyens par PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 87-88 μ « (…) Aussi, Hérodote ouvre la partie proprement énumérative de son catalogue par une phrase qui fait écho au vers II, 4κκ de l’Iliade (…)έ De même, ‘qui pourrait nommer tous ceux qui viennent animer le combat’ autour du cadavre de Patrocle (XVII, 260-261) ? Difficile de ‘tout nommer’, l’exhaustivité relève uniquement du divin (XII, 1ιθ : ἀ έ έ ῦ ὸ ᾏ ά ΄ἀ ῦ ) et c’est un point autour duquel est construite la ‘philosophie’ homérique des cataloguesέ (…) Hérodote substitue aux Muses la parole contemporaine des logoi : il ne pourra pas donner les chiffres par contingent (…) puisque son œuvre ne conserve des logoi à ce propos, signifiant ainsi le statut propre à son œuvre, qui ne prétend pas à l’inspiration surnaturelleέ » 973 HÉRODOTE, VII, 60. Nous reprenons le texte et la traduction de l’édition : HÉRODOTE, Histoires, éd. et trad. par LEGRAND, Philippe-Ernest, Paris (Les Belles Lettres), Livre VII (Polymnie), 1951, rééd. Paris 1986. 974 HÉRODOTE, VII, 96. 975 À ce point de notre travail, nul besoin d’insister davantage sur le fait que cela fait bel et bien écho à la perspective présente dans la plupart des études consacrées au « Catalogue des vaisseaux de l’Iliade », donc à l’embarras qu’elle implique. 976 σous n’avons pas l’intention de revenir en détail sur cet aspect. Voir plus récemment à ce propos : HτRσBLτWER, Simon, “Herodotus and his Sources of Information”, in BAKKER (ed.), 2002, p. 373-386. 972 238 lesquels Hérodote aurait pu se renseigner sur le passé des Perses977. À ce propos, mentionnons comme exemple la conclusion présentée dans un article de David Lewis : « Persians in Herodotus », où – sans avoir pourtant la prétention d’apporter une réponse définitive aux questions posées par ce passage – l’auteur n’hésite pas à suggérer que ce catalogue hérodotéen est peut-être le seul passage pour lequel il vaut la peine d’essayer de mesurer la valeur documentaire978. Cette perspective se trouve renforcée autant par Pascal Payen 979 que par Ioanna Papadopoulou-Belmehdi. Cette dernière finit néanmoins par proposer une lecture qui cherche à éviter une opposition trop simpliste entre valeur historique et valeur littéraire980έ C’est pourquoi son analyse du catalogue de l’armée de Xerxès prend le parti d’attester sa fonction polyvalente, voire « historiopoïétique »981, une fonction qui serait du reste extensible à tous les catalogues hérodotéens. Ainsi, le but d’Ioanna Papadopoulou-Belmehdi est-il de mettre en relief une pragmatique catalogale qui serait propre aux catalogues de l’Enquête, qui se trouverait liée à leur fonction narrative éminemment argumentative et qui ferait volontiers écho à celle exercée par les catalogues iliadiques982. L’analyse comparative de la longueur du catalogue de Xerxès et de celle du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade va apparaître encore une fois pertinente pour valider cette hypothèse. Car si la longueur, en termes narratifs et au vu des chiffres affichés par le premier, voire sa ‘démesure’, se prête à annoncer la défaite de cette armée, le niveau remarquable de détails, Voir à ce propos LEWIS, [1985], 1997, p. 345 μ “Historians are not unaware that Herodotus’ truthfulness has been challenged from time to time, but on the whole they take no notice. To speak frankly, they have to ignore such criticisms or be put out of business, particularly when dealing with Persian historyέ” Voir aussi FLτWERέ Michael, “Herodotus and Persia”, in DEWALD, Carolyn; MARINCOLA, John (eds.), The Cambridge Companion to Herodotus, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 274-289, p. 278-279. 978 LEWIS, [1985], 1997, p. 360 : “I concede (…) that there is a good deal in the list of Xerxes’ army which is not documentary, but this is not the same thing as conceding that there is no documentary core at all. In fact, this may be the single case where is legitimate to try unwind Herodotus and disentangle what he gives us into separate strandsέ” Passage évoqué par PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 89 : « (…) ce catalogue est peut-être le seul cas, selon Dέ Lewis, où il vaut la peine d’essayer de départager noyau ‘documentaire’ et ce qui relève de la transformation littéraire. » 979 Voir dans ce sens : PAYEN, 1997, p. 102 : « (…) Même si Hérodote eut peut-être accès à des sources écrites perses, et si cette énumération des forces rassemblées à Doriscos par Xerxès est un document important sur l’état de l’Empire achéménide, sa valeur littéraire ne doit pas être surestiméeέ » 980 Voir dans ce sens PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. 14, note θ1, où l’auteur tient d’ailleurs à souligner sa méfiance envers la notion de ‘document pur’έ 981 Voir PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2006, p. κλ (note θ2), où pour l’emploi du terme « historiopoïétique » elle renvoie à CALAME, 2000, p. 128-130. 982 Voir PAPADOPOULOU-BELMEHDI, 2ίίθ, pέ λί, où du reste l’auteure renvoie, et ce n’est pas un hasard, aux travaux de Sέ Perceau qui, comme nous l’avons vu, a-t-elle aussi cherché à souligner une pragmatique propre aux énoncés en catalogues de l’Iliade : « ‘La situation de communication en catalogue se caractérise constamment dans l’Iliade par une certaine solennité liée à une conjoncture d’urgence ou de crise’έ Le catalogue hérodotéen obéit à cette logique en exprimant la solennité du moment μ son ‘expansion’ narrative augure la mauvaise suite, en bâtissant la longue liste des ‘futurs’ vaincusέ Dans l’ainos, en effet, le sens d’un passage est rendu clair par la suite des événements. » 977 239 voire l’expansion narrative du catalogue des Achéens – qui du reste contraste avec la faiblesse des détails qui caractérise le catalogue des forces alliées troyennes – contribue, en revanche à prédire la victoire de cette grande armée983έ Autrement dit, dans l’un et l’autre cas, bien que les auteurs de ces « catalogues » aient éventuellement pu consulter une liste officielle des combattants, il n’a jamais été question de les transcrire mais, bien plutôt, de les adapter aux besoins propres de leurs textes. Il va sans dire qu’Ioanna Papadopoulou-Belmehdi avait déjà constaté qu’il était possible que, dans l’Enquête, le choix d’effectuer un « parcours » catalogique suive toujours une sorte de logique généalogique qui, en quelque sorte, « met en marche le temps intra-textuel » une fois qu’une telle logique se lie aux besoins de la narrationέ Pour renforcer ses hypothèses Ioanna Papadopoulou-Belmehdi mobilise les conclusions avancées par Irène de Jong dans son article « Narrative Unity and Units ». Dans cet article où Irène de Jong réexamine les débats autour de la question de l’unité narrative de l’Enquête, est souligné le fait que, dans l’Iliade, ce qui semble orienter le choix et l’ordre des faits, voire aussi ceux des « épisodes » évoqués984, se trouve toujours lié aux intérêts présents de la narration qui est en train de se déployer, et non pas à un idéal générique de véritéέ L’une des conséquences les plus remarquables de ces choix narratifs est la production d’une structure chronologique globale qu’Irène de Jong n’hésite pas à qualifier d’anachronique985. Pour le reste, rappelons qu’Ioanna Papadopoulou-Belmehdi a tenu à reprendre également les conclusions plus générales avancées par Oswyn Murray dans son article « Herodotus and Oral History »έ Dans ce texte consacré à l’étude du rapport d’Hérodote à l’histoire orale, τswyn 983 Nous pouvons aussi retrouver une lecture parallèle dans PAYEN, 1997, p. 102-103 : « (…) Hérodote insiste à un point tel sur les processus de dénombrement de cette armada, que nous serions tentés d’y déceler un pastiche de l’Iliadeέ D’ajouts en estimations, toutes aussi précises, il avance le chiffre total de cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt personnes ! Derrière cette précision qui prend pour cible le trait le plus visible du Catalogue homérique, l’invraisemblance est l’arme du pastiche et de l’ironieέ (…) Hérodote dresse un Catalogue de vaincus, non d‘Achéens promis à la victoireέ » 984 Nous faisons volontiers et encore une fois écho à un passage d’Aristote déjà évoqué où il parle du Catalogue des vaisseaux en tant qu’un ἐ ί : ARISTOTE, Poétique, 23, 1459a 30-37. 985 De JONG, Irène, “σarrative Unity and Units”, in BAKKER (ed.), 2002, p. 245-266, p. 253-254 μ “Expanding the suggestion of Waters (Kέ Hέ, “The Purposes of Dramatisation in Herodotus”, Historia 15, 1996, p. 157-171) and Carbonell (C.-τέ “L’espace et le temps dans l’oeuvre d’Hérodote”, Storie del Storiografia ι, 1λκη, pέ 13κ149), I propose to call Herodotus’ structure ‘anachronical’: like Homer, he has restricted the time span of his main history, but has included a much larger period in the form or anachronies : analepses (flashbacks) and prolepses (flashforwards). He has developed this technique by changing its scale and complexity. Thus he includes many more and, above all, much longer anachronies, and complicates them by putting them in the mounts of both narrator and characters (whereas in Homer they tend to be voiced only by the characters). This thesis considerable modifies the idea of Herodotus’ structure being paratacticν the elements of his history do not follow each other like beads on a string but are placed in a temporal perspective, the past and future illuminating the present.” Cela va effectivement tout à fait dans le sens des conclusions relevées par l’analyse de la structuration du passé dans l’Iliade, faite par GUIEU, 2009, p. 533-674. 240 Murray attestait que, loin d’être statique, le rapport qu’Hérodote entretenait avec ses « sources » répondait à un projet dont le but – du reste annoncé depuis le départ – n’était pas de raconter les événements tels qu’ils s’étaient déroulés mais d’exposer, par l’intermédiaire de son ό , les résultats d’une enquête rendue par une écriture qui s’attachait à prendre en compte des aspects d’ordre à la fois esthétique986 et moralisant987. Nous tenons à y ajouter les aspects d’ordre politique, liés notamment au moment où l’Enquête est en plein processus de composition988. Quoi qu’il en soit, toutes ces hypothèses nous semblent d’autant plus intéressantes qu’elles rejoignent quelques-unes des conclusions que nous avons déjà vu apparaître dans les études consacrées à une analyse de la place et de la valeur du passé dans et de l’Iliade. Ces études, audelà de leurs particularités dont nous avons déjà traitées989, attestent que les évocations du passé que nous trouvons dans l’Iliade répondent à un besoin de pertinence et d’efficacité qui est étroitement lié aux contextes intra et extratextuels où elles se trouvent. Cet élément nous semble fondamental, puisqu’il nous paraît justifier l’éternelle aporie dans laquelle se sont toujours trouvés celles et ceux qui se sont imposés la tâche d’attester la valeur historique de l’Iliade, et en particulier du Catalogue des vaisseaux, sans pourtant jamais parvenir à tout à fait départager ce qui relève de ces deux domaines que nos découpages modernes de genre appellent « histoire » et « littérature » / « poésie ». Or il nous semble qu’un auteur comme Hérodote n’a jamais été confronté à une telle aporieέ En effet, Hérodote ne s’est jamais trouvé enfermé dans une place d’ « historien », du reste inexistante à son époque. Par ailleurs, nous voulons souligner une autre raison : au cours de l’Enquête, Homère, comme référence, n’occupe pas non plus la place d’un auteur dont les œuvres auraient une valeur soit « historique » soit « littéraire » / « poétique ». Au contraire, le nom occupe la place d’un auteur dont certains passages tirés de ses œuvres – qui sans aucun doute font déjà autorité à cette époque – interviennent à titre d’argument990 à différents Voir à ce propos les considérations présentes dans le premier chapitre : « 1.1 – Listes et catalogues : une question de forme, de style et de rhétorique ». 987 MURRAY, Oswyn, “Herodotus and Oral History”, in LURAGUI, 2ίί1, pέ 1θ-44, p. 34: “(…) we must recognize that ultimately truth in Herodotus is a question of aesthetics and morality, as much as of factέ” 988 Voir dans ce sens ces remarques faites par KONTAN, 2001 , p. 33-34 : “(…) Herodotus history is not contemporary with the events it describes. It was very likely written down in its final form around the beginning of the Peloponnesian War (431 B.C.), and the vision that informs it is best understood in the context of internecine warfare among the Greek cities themselves. The speech attributed to the Athenians may plausibly be read, accordingly, as constituting an appeal to Greeks generally and to Athens in particular to recognize the traits that united the two sides as opposed to the conflicting interests that had made them enemiesέ” 989 Voir la première partie du quatrième chapitre : « À propos des évocations du passé dans l’Iliade : à quoi ça sert ? » 990 Voir dans ce sens les considérations faites par MARCOZZI, Daria; SINATRA, Marcella; VANNICELLI, Pietro, « Tra epica e storiografia : Il « Catalogo delle navi », Studi Micenei ed Egeo-Anatolici, 33, 1994, p. 163174, p. 166 : “(…) Erodoto avanza serie riserve circa la possibilità di utilizare i dati dell’epos per la propria 986 241 momentsέ C’est d’ailleurs ce qui, à notre avis, se confirme lorsque nous analysons les usages qu’Hérodote fait de passages empruntés au Catalogue des vaisseaux iliadique. τn trouve la même analyse dans l’article « Tra epica e storiografia : Il « Catalogo delle navi »έ Les auteurs se sont précisément consacrés à l’analyse du rapport entre poème épique et « historiographie », par l’intermédiaire d’un examen des usages du Catalogue des vaisseaux dans les ouvrages de deux écrivains qu’ils considèrent comme les deux grands « historiens » du Ve siècle, Hérodote et Thucydide991 – sans pourtant mettre en question la pertinence même des notions d’ « historiographie » et d’« historien » lorsqu’on parle de ces deux auteursέ σous reviendrons par la suite sur la présence d’évocations de passages du Catalogue des vaisseaux chez Thucydideέ Pour l’instant, il nous importe de mettre en relief que, tout en soulignant d’autres passages de l’Enquête où Hérodote atteste d’un usage politique des passages homériques à son époque et durant l’époque précédente, les auteurs remarquent constamment que les évocations des passages du Catalogue des vaisseaux sont particulièrement illustratives992. L’exemple le plus remarquable en ce sens se trouve de nouveau dans le septième livre de l’Enquêteέ Il s’agit de l’évocation d’une « donnée » que l’on trouve dans le Catalogue des vaisseaux – à savoir la référence au chef du contingent athénien, Ménesthée, sans « égal parmi les mortels pour ranger les chars et les hommes d’armes »993. Cette référence est perçue comme un argument qui pourrait être utile pour renforcer le refus des Athéniens, composant l’ambassade des Grecs, d’accepter l’exigence que Gélon de Syracuse voudrait leur imposer : Gélon n’aiderait les Grecs contre les Perses qu’à la condition d’avoir lui-même le commandement et la position de chef de l’ensemble des armées grecques contre les Barbares ou, au minimum, celui de l’armée navale994. Nous reproduisons la réponse en question : ἀ έ L’autorità di τmero è invocata in relazione ad argomenti che sia dal punto di vista geografico (il fiule Oceano; gli Iperborei) sia dal punto di vista cronologico (la guerra di Troia) sono al di fuori dei limiti che Erodoto pone alla propria indagine.” 991 HÉRODOTE, VII, 157-162. 992 MARCOZZI; SINATRA; VANNICELLI, 1994, p. 167 : “(…) Erodoto presenta anche une interessante serie di passi che documentano una funzione politica dell’epica. Mi riferisco in primo luogo alla notizia del divieto delle recitazioni omerische a Sicione da parte del tirano Clistene, perché ‘nei canti omerici Argo e gli Argivi sono quasi continuamente celebrati’ (V, θι, 1)έ (έέέ) Ancora gli Ateniesi, secondo la testimonianza di Erodoto V, λ4, 2, si appellano alla loro partecipazione alla guerra troiana (...) per sostenere contro i Mitilenesi la rivendicazione del possesso del Sigeoέ In conclusione, Erodoto rappresenta un testimone assai importante dell’utilizzazione politica dei poemi omerici tra la fine del VII et l’inizio del V sec. a.C. (e del Catalogo, in particolare, soprattutto nel quadro di rivendicazioni territoriali)έ” 993 Il. II, 552-ηη4 μ “(έέέ) ύ · ῷ ΄ ὿ ώ ὁ ῖ ἐ ό έ ΄ἀ ὴ ἵ ὶἀ έ ἀ ό · 994 Pour une analyse des usages du passé épique dans ce passage d’Hérodote voir : GRETHLEIN, Jonas, “The Manifold Uses of the Epic Past: the Embassy Scene in Herodotus 7. 153-1θ3”, American Journal of Philology, 127, 2006, p. 485-509. 242 Ὅ ἡ ῖ ἁ ά ὁ ά ὴ ά ἐ ἡ φ έ ῖ ὸ ί ἀ ό ἐ ίῃ ὐ ῶ έ ὐ ἀ ὰ ἂ ᾔ έ , ἰ ί ,ἀ ό ά ή ἐ ἀ ῦ ή ῦἐ έ ἡ έ ἡ ί ,ἐ έ ὡ ὁ ὶ ὑ ὲ ἀ φ έ ἀ ό έ , ὕ ὐ ,ἡ ῖ ἐ ή . έ έ ί · ύ ὲ ί , ᾞ ὲ ή ὐ ά ή ὸ ί ἐό ῖ ὲ ό , ῦ · ῶ ὶ Ὅ ὁ ἐ ὸ έ ά ὶ ά . ,ἐ ή ἱ ό ί ὲ · ὐ ΄ἢ ἐ ὕ ἡ έ έ . ά ᾓ ὶ ῖ ή ὲ ἐό ό ὐ . 995 Tant que tu réclamais le commandement de toutes les forces des Grecs, nous nous contentions, nous autres Athéniens, de garder le silence, sachant bien que le Lacédémonien serait capable de défendre en te répondant ses intérêts et les nôtres. Mais maintenant que, te voyant refuser le commandement de toutes les forces, tu demandes celui de la flotte, voici pour toi : même si le Lacédémonien te concède le commandement, nous, nous ne te le concédons pas ; car il nous appartient, si du moins les Lacédémoniens ne veulent pas l’exercer ; à ceux-là, s’ils le veulent, nous ne le disputons pas ν mais nous ne le céderons à personne d’autreέ Ce serait en vain, dans ce cas, que nous posséderions la plus forte marine de la Grèce, si, étant Athéniens, nous abandonnions le commandement à des Syracusains, nous qui représentons le peuple plus ancien de la Grèce et qui sommes les seuls parmi les Grecs à n’avoir pas changé de demeure, alors que l’un de nous, venu au siège d’Ilion, fut, au dire du poète Homère, l’homme le plus habile à ranger et à ordonner une armée. Dans ces conditions, nous pouvons, sans encourir de reproches, parler comme nous parlons. Concluons donc ce bref survol à propos de la présence d’énoncés en catalogue et d’exemples d’évocations de passages du Catalogue des vaisseaux dans l’Enquête. Nous avons souligné leur fonction éminemment argumentative, adaptée aux contextes intra et extratextuels où ils se trouvent. Ainsi, si nous comprenons qu’Hérodote atteste sa reconnaissance de l’autorité des poèmes homériques, cette autorité ne se joue pourtant pas en termes d’un possible partage entre ce qui serait historique, donc utile, et ce qui serait poétique et donc moins opportun. Par conséquent, le passage du Catalogue des vaisseaux ne saurait être un passage à la valeur particulière, voire à la valeur plus historique que d’autresέ 995 HÉRODOTE, VII, 161. 243 Afin de prolonger notre étude des usages du Catalogue des vaisseaux dans l’œuvre des auteurs de l’époque classique, passons maintenant à l’analyse de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide. 2- Les fonctions du ῶ Péloponnèse de Thucydide ό et d’autres « catalogues » dans La Guerre du Quoique moins nombreux que pour l’Enquête d’Hérodote996, il existe cependant un nombre considérable de travaux qui ont déjà été consacrés à la question de la présence d’échos homériques dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide997έ σous n’avons évidemment pas la prétention de reprendre ces débats sous leurs nombreux aspects. Limitons-nous à rappeler qu’outre l’évident point en commun entre l’Iliade, l’Enquête et La Guerre du Péloponnèse qu’est leur sujet central – une guerre entreprise par les « Grecs »998 –, il y également de nombreux aspects d’ordre narratif qui permettent de rapprocher les techniques de composition de ces ouvrages999. Dans cette perspective, on ne saurait donc passer sous silence la présence dans La Guerre du Péloponnèse de listes, voire d’autres « catalogues » – sur lesquels nous allons revenir – et, moins encore les références explicites faites par Thucydide au célèbre Catalogue des vaisseaux de l’Iliade. Ceci est d’autant plus important que Thucydide fut le premier de tous les auteurs MACKIE, Christopher, “Homer and Thucydidesμ Corcyra and Sicily”, The Classical Quarterly, vol. 46, n°. 1, 1996, p. 103-113, pέ 112μ “(…) there is certainly no scholarly unanimity that Homer’s epic exerts a strong direct influence on Thucydides narrative and speeches. Even Hornblower, who is very conscious of Homeric influences is equivocal here. By comparing Herodotus, whose language ‘closer to the surface of Homer’, he points to problems in stablishing direct reminiscences. One aspect of Herodotean dimension is the extent to which Thucydides is influenced by Homer indirectly, through Herodotus, whose epic treatment of historic topics may have found its way into the Historyέ” 997 Dans ce sens nous renvoyons aussi à l’article plus récent – et notamment à ses références bibliographiques – de REσGAKτS, Antonios, “Thucydides σarrativeμ The Epic and Herodotean Heritage”, in REσGAKτS, Antoniosν TSAKMAKIS, Antonis (eds.), Brill’sΝCompanionΝtoΝThucydides, Leiden-Boston, Brill, 2006, p. 279-300. 998 Nous reprenons, NICOLAI, Roberto, “Thucydides Archaeοlogy: Between Epic and Oral Traditions”, in LURAGHI, 2001, p. 263-285, p. 284 : “Beside the many and obvious differences between epic and Thucydides’ works, there is a notable element of continuity. Just as the Iliad tells of one single war – or rather of some moments chosen from the last year of the Trojan War – so does Thucydides limit himself to Peloponnesian Warέ” 999 Nous reprenons RENGAKOS, p. 279 : “In Thucydides’ History of the Peloponnesian War, two important features of the historian’s narrative art point to the double legacy of the Homeric and Herodotus Histories in this work. The first of these features is the use of the third kind of narration mentioned by Plato in a famous passage (Rep. 392c-394b), namely the mixed narrative form that combines plain narration (ἁ ή ) with ί , the reproduction of direct speech. The second is the so-called ‘internal focalization’ (in Genette’s terms), namely the insight into the thoughts and emotions of different individuals that Thucydides offers his readers by means of the constant, almost excessive, use of verbs of ‘internal process’, which describes knowledge, thoughts, and intentions of the individualsέ” 996 244 dont les textes nous sont parvenus, à parler de ce passage en employant les termes que toute une tradition de commentateurs allait au fur et à mesure cristalliser en expression consacrée : « ῶ ό »1000έ Cette expression n’est pas sans conséquence puisque, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir dans la première partie de ce travail, une série impressionnantes de travaux ont été menés à la fois autour du verbe ό έ et du nom . Ceci dit, la première et principale affirmation que nous souhaitons mettre en question est l’idée que chez Thucydide, les usages du Catalogue des vaisseaux fourniraient « (…) un indizio de quello ‘statuto’ partucolare di questo testo, al tentativo di definizione del quale concorre ormai oltre un secolo di filologia omerica ». Autrement dit, nous soutenons que ces usages de passages du Catalogue, plutôt que montrer la valeur particulière, voire « historique », des données du Catalogue, une valeur qu’auraient déjà soupçonnée les Anciens, attestent en réalité que la lecture de ces usages faite par les Modernes a été elle aussi fortement influencée par leur conviction d’une supposée authenticité documentaire de ce passageέ Cette conviction s’est pourtant montrée incompatible avec la fonction même, c’est-à-dire en contexte, des énoncés en catalogue de l’Iliade, telle que les études menées par Sylvie Perceau l’ont préciséeέ Ainsi, afin de considérer avec plus de justesse les passages où Thucydide évoque certains vers du ῶ ό , il convient à notre avis, de préciser tout d’abord ce qui (dans un texte où le sujet est un conflit contemporain) a motivé Thucydide à faire un retour à d’autres conflits et, en particulier, à un conflit aussi éloigné dans le temps que la Guerre de Troie. Ce détour doit d’autant plus être expliqué qu’il imposait à Thucydide d’avoir recours, de manière incontournable, aux ό poétiques et à ceux produits par les concerne la guerre de Troie, à un ό άφ et, en ce qui poétique bien précis, celui d’Homère1001. Rappelons en effet que Thucydide a témoigné à maintes reprises et tout au long de son œuvre de sa méfiance à l’égard des ό qui avaient précédé le sien. Il justifiait sa suspicion par les habitudes des poètes et des logographes d’amplifier les faits qu’ils racontaient et de Voir à ce proposμ MARCτZZIν SIσATRAν VAσσICELLI, 1λλ4, pέ 1ι3μ “ (…) la particolarissima attenzione dedicate da Tucidide al Catalogo delle Navi, che, como abbiamo visto, appare la fonte epica da lui maggiormente utilizzata sia per numero que per qualità di citazioniέSi ha quasi l’impressione che Tucidide, resoso conto delle possibilità offerte dal Catalogo, ricorra frequentemente ad esso con una sorta di entusiasmo intellettuale, e non è forse un caso que nelle sue Storie si trovi la prima attestazione del titilo ‘Catalogo delle σavi’έ” 1001 NICOLAI, 2001, p. 267 : “(…) For the Trojan war the only source is Homer, given that the archaeological evidence is not reliableέ (…)έ” 1000 245 privilégier, plus que le vrai, leur quête d’un agrément auprès de leur public 1002έ Ceci n’a certes pas empêché pour autant leur usage, et notamment (mais pas seulement1003) dans le chapitre d’ouverture de la Guerre du Péloponnèse – dite « ἁ ί »1004. Il y est alors question à φ ύ , à savoir la guerre entre les Péloponnésiens et la fois d’introduire l’objet de ce les Athéniens, et de justifier la pertinence de ce choix : ί ί ῖ έ ὡ ἐ έ ί ῖ ἐ έ ὶἐ ὶ ῖ ἀ ώ . ὰ ὰ ὸ ὐ ῶ ὶ ὰ ἀ ύ ,ἐ ὲ ῦ ί , ὐ έ ὿ ἐ ὰ . ὸ ό ὸ ἀ ή ὶ έ ί ί ά ῶ …. ί ί ὰ ὶ ῶ ά ,ὡ φῶ ὲ ὑ ῖ ᾔ ἐ ὶ ό ί έ ὿ ί ὕ ὲ ἰ ὰ ὶ ὴ ῖ ό ῦ ὰ ί ὺ Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniensέ (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour ainsi dire, la majeure partie de l’humanitéέ De fait, pour la période antérieure et les époques plus anciennes encore, on ne pouvait guère, vu le recul du temps, arriver à une connaissance parfaite, mais, d’après les indices qui, au cours des recherches les plus étendus, m’ont permis d’arriver à une conviction, je tiens que rien n’y prit de grandes proportions, les guerres pas plus que le reste.1005 Pour une caractérisation de traits qui seraient propres aux ὶ et άφ voir, parmi d’autres : THUCYDIDE, I, 21 : « (…) ὶ ὿ ὡ ὶ ὑ ή ὶ ὐ ῶ ἐ ὶ ὸ ῖ ῦ ύ , ὿ ὡ άφ έ ἐ ὶ ὸ ό ἀ ά ἢ ἀ έ (…).» 1003 En effet, Thucydide admet, si besoin, l’usage de ce que disent les ῖ , comme nous pouvons le voir dans l’introduction du livre VI, 2, 1 : « (…) ἀ ί ὲὡ ῖ ὶὡ ἕ ό ῃ ώ ὶ ὐ ῶ . » Nous y reviendrons. 1004 Voir à ce propos : PAYEN, Pascal, « Archaïsme et époque archaïque en Grèce ancienne. Remarques sur la constitution d’une origine (XVIe-XXe siècles) », Ktema, 31, 2006, p. 17-31, p. 17 : « (…) Thucydide expose, au début de La Guerre du Péloponnèse, ce que furent les premiers temps des sociétés grecques avant Minos et la Guerre de Troie jusqu’au conflit contre les Mèdes, mais lui ne désigne jamais ces origines par les termes ἀ ή, ἀ ῖ , ; toujours Thucydide les qualifie « temps d’avant » ( ό , ὰ ό ), ou, plus souvent, de « temps d’autrefois » ( ὰ ά), s’inscrivant par avance en faux contre l’appellation ἁ ί par laquelle le scholiaste désigne ce passage et que toute la tradition a adoptée. » 1005 THUCYDIDE, I, 1. Texte grec et traduction : THUCYDIDE, La Guerre du Péloponnèse, éd. et trad. De ROMILLY, Jacqueline, Paris, Les Belles Lettres, t. I (Livre I) 1983, rééd. Paris 2003. 1002 246 De la lecture de cet extrait il ressort nettement que l’élément mis en évidence par Thucydide pour justifier son choix ne se trouve pas simplement, ni premièrement, dans le fait que, de par sa proximité dans le temps, il serait capable de nous raconter en détail ce qu’il a vu1006, c’est-àdire le déroulement de la guerre du Péloponnèseέ Ce qui justifie son choix c’est, bien plutôt, sa conviction qu’aucun conflit n’a jamais pris, auparavant, les mêmes proportions que celui-là1007. C’est d’ailleurs ce qu’il va, bien entendu, s’engager à démontrer par la suite. À cet effet, Thucydide allègue qu’à l’exception de l’Attique, l’ ὰ n’était pas anciennement, ni depuis longtemps, habitée de façon stable1008. Ce qui vient justifier en grande partie l’absence d’une entreprise collective hellénique aussi imposante que la guerre du Péloponnèse. De fait, poursuit Thucydide, le besoin même des ό d’ vivant dans les différentes de ce territoire commun de revendiquer une désignation collective, à savoir celle , n’est apparu qu’occasionnellement, au moment où ils eurent besoin de « se faire aider » les uns par les autresέ Par conséquent, l’imposition de cette appellation pour tous ne s’est réalisée que de façon progressive et tardive1009. À l’appui de son argumentation, Thucydide va évoquer le témoignage d’Homère, lequel selon lui, quoiqu’ayant vécu « (…) à une époque bien postérieure à la Guerre de Troie, n’a nulle part appliqué le nom [d’ ] à l’ensemble [de ceux qui sont venus en combat contre les alliés des Troyens] »1010. En effet, tient à préciser Thucydide, si Homère a bel et bien utilisé cette qualification, elle « (…) ne s’appliquait qu’aux compagnons d’Achille, venus de Phtiotide, 1006 Voir à ce propos PAYEN, 2003, p. 144 : « Pour mener à bien son entreprise, Thucydide procède non par une « enquête » (…) mais à la mise par écrit (I,1,1) d’un présent qu’il a vu par lui-même, c’est le principe de l’autopsie. Loin de toute visée mémorielle, de tout kleos, Thucydide veut trouver (…) le moyen de comprendre les présents à venir (…) à partir du présent actuel (…). » 1007 Nous ne pouvons du reste pas oublier que, d’après NICOLAI, 2ί13, pέ 14ι μ “(…) Past history is an object of interest not to reconstruct an exact sequence of events, as impossible task, but to evaluate facts according to their importance.” 1008 THUCYDIDE, I, 2. 1009 THUCYDIDE, I, 3, 2 : “ ῖ έ , ὐ ὲ ὿ ῦ ύ ά ,ἀ ὰ ὰ ὲ ὸ ῦ ί ὶ ά ὐ ὲ ἡἐ ί ὕ , ὰ ὲ ὶ ὸ ὸ ἐ ὶ ῖ ἀφ΄ἑ ῶ ὴ ἐ ί έ , ὲ ὶ ῶ ί ὐ ῦ ἐ φ ώ ἰ ά , ὶ ἑ έ ὐ ὺ ἐ ΄ὠφ ίᾳ ἐ ὰ ό , ΄ἑ ά ὲ ὁ ίᾳ ῖ , ὐ έ ῦ ό ἐ ύ ὶἅ ἐ .” Il est d’ailleurs pertinent de ne pas oublier que cet argument attestant la construction d’une identité hellénique moins restrictive comme un processus lent et dont l’accomplissement a pris du tempsέ De même que le territoire « hellénique », jadis synonyme d’une seule région, la Pélasgie, se trouvait déjà présent dans l’Enquête (II, η1, ηθ), quoique Hérodote n’invoque pas Homère comme témoinέ 1010 THUCYDIDE, I, 3, 3 μ “ ῖ ὲ ά Ὅ . ῷ ὰ ὕ ὶ ῶ ῶ ό ὐ ῦ ὺ ύ ὠ ό ὐ ΄ (…)έ” 247 qui furent précisément, les premiers Hellènes ; et il emploie dans ses poèmes les termes de Danaens, d’Argiens, d’Achéensέ »1011 Nous ne trouvons aucun éclaircissement de la part de Thucydide à propos des significations de ces trois derniers termes. Quoi qu’il en soit, ce passage nous intéresse en particulier puisqu’il s’agit sans aucun doute ici de la première évocation directe de vers empruntés à un passage précis de l’Iliade, en l’occurrence ceux qui ouvrent la présentation du contingent commandé par Achilleέ L’unique attestation du terme « » – dans l’Iliade comme dans ά » que nous trouvons dans l’Odyssée –, ainsi que l’une des cinq attestations du mot « l’Iliade, se trouvent à cette entrée. S’y rencontre également l’une des quatre occurrences du ὺ » que nous trouvons dans l’ensemble de ce « catalogue » des combattants vocable « achéens1012 : ῦ ᾂ ἵ ΄ ἵ ΄ ὺ ὅ ἵ ΄ ί ό ῶ ᾂ ὸ ἵ ά ἠ ΄ ὲ ή ὸ ῦ ῶ , ῖ ΄ἐ έ ύ ὶ ἀ , , ὶ ύ ί, . 1013 Voici encore les gens de l’Argos Pélasgique – ceux d’Ale, d’Alope, de Tréchis –, ceux de la Phthie aussi et de l’Hellade aux belles femmesέ On leur donne les noms de Myrmidons, Hellènes, Achéens. Achille commande à leurs cinquante nefs. À partir de ce premier exemple, nous pouvons déjà mettre en relief ce que semblent être les motivations, (doublement) utiles à Thucydide, celles qui requièrent, dès le début de son ouvrage, l’évocation d’Homère et, en particulier celle du Catalogue des vaisseaux. Ces motivations ne sauraient à notre avis se confondre avec une tentative de la part de l’historien THUCYDIDE, I, 3, 3 : (…) ἢ ὺ ὰ έ ἐ ώ , ἵ ὶ ῶ , ὺ ὲἐ ῖ ὶ ί ὶ ὺ ἀ ῖ. (…)έ 1012 Comme nous l’avons déjà souligné dans la deuxième partie de ce travail, l’Iliade présente 606 attestations du terme « Achéens » (auxquelles s’ajoutent 2 exemples au singulier), dont 4 se trouvent dans le « Catalogue des vaisseaux » : v. 530, 684, 702, 722. Rappelons encore que dans le proème de ce même catalogue, v. 487, nous trouvons le terme Danaens, de même que dans le v. 674. Pour une autre attestation du mot Argiens dans le « Catalogue », voir v. 725. 1013 Il., II, 681-685. 1011 248 athénien de départager valeur historique et broderie poétique1014. Nous proposons l’hypothèse que cette évocation de la guerre de Troie chez Homère serait une façon pour Thucydide d’anticiper les objections de ceux qui voient dans cet épisode célèbre le tout premier combat mené en commun par les Hellènes, et dont la grandeur serait comparable à celle de la guerre du Péloponnèse. Cet argument est intenable, tout simplement parce que le sens du terme » a longtemps été beaucoup plus étroit. « Coïncidence ou pas, la seule attestation du mot « » pour l’Iliade et l’Odyssée, nous y insistons, se trouve dans le passage reproduit ci-dessusέ C’est le même passage où, du reste, nous trouvons aussi le vocable « ά », ce dernier désignant une région limitrophe de la Phthie, sous la domination de Pélée, et dont les habitants portent le nom d’Hellènes1015. Cette précision permet, encore une fois, de renforcer l’argument sur lequel Thucydide a tout d’abord insisté μ l’ ὰ , comme territoire, n’est pas habitée de façon stable depuis longtempsέ Une des conséquences de ce constat est que ses habitants ont pris beaucoup de temps pour sentir le besoin de revendiquer leur appartenance à une identité hellénique collective au sens large. Thucydide ne va pas s’arrêter làέ Dans la suite de son texte, il va chercher à présenter d’autres indices destinés à renforcer son argument de base, c’est-à-dire l’incomparable grandeur de l’événement hellénique auquel il se consacre1016. Ceci explique pourquoi il revient, un peu plus tard, sur la question de l’ampleur de la Guerre de Troie et notamment sur le passage de l’Iliade qui nous intéresse, le Catalogue des vaisseauxέ En effet, il semble qu’une fois que Thucydide a clairement réfuté l’existence d’une identité hellénique collective à l’époque archaïque, il lui a néanmoins fallu expliquer ce qui aurait pu justifier une alliance achéenne autour d’Agamemnonέ Cette alliance, qui qu’il en dise, a été capable de résister à un combat de longue durée dont Thucydide ne nie ni la réalité ni l’importance dans le déploiement de l’histoire ancienne. Dans ce sens, l’argument avancé sans hésitation par Thucydide est celui de la puissance supérieure d’Agamemnon par rapport aux autres peuples qui composaient l’allianceέ Il renforce par ailleurs cet argument en réfutant celui qui était pourtant le plus souvent donné par le reste Voir dans ce sens : NICOLAI, 2001, p. 284 μ (…) Thucydides zeal in discussing the epic tradition concerning the Trojan war derives both from the need to belittle that war in comparison with the present conflict and also from his own intention to replace epic as a ‘book of culture’έ Moreover, his choice to single out the Catalogue of Ships as a source from which to make deductions and gain information can be seen as an aspect of the completion in which Thucydides engages with Herodotus. While Herodotus almost parades his refusal to use the epic as a source, Thucydides undertakes to make use of it, trying to distinguish in it what is trustworthy and what is simply poetic embroideryέ” 1015 Nous renvoyons encore aux analyses de LÉVY, 1991, p. 64. Voir supra, dans notre deuxième partie. 1016 THUCYDIDE, I, 4-8. 1014 249 de la tradition afin d’expliquer le fondement même de cette alliance autour d’Agamemnon 1017 – à l’exclusion de l’Iliade1018 –, à savoir les serments prêtés à Tyndare1019. Mais cela ne saurait être sa seule allusion, du reste indirecte, à l’Iliadeέ Remarquons par ailleurs qu’avant d’y revenir, Thucydide va remonter plus loin encore dans le temps afin de justifier cette puissance alléguée d’Agamemnonέ Ceci va encore une fois le pousser à reprendre des récits plus anciens encore, recueillis et transmis par des générations antérieures et qui, si on le suit, remontent aux traditions les plus certaines. C’est donc seulement après ce raisonnement et cette argumentation que Thucydide va évoquer à nouveau quelques passages de l’Iliade, motivé de toute évidence par le fait que quelques-unes de ces « données » attestent encore une fois sa propre thèse : ἰ ή ά ὶ ὸ ὐ έ ὴ . ῶ « ῶ ῖ ύ . ή ί ὸ ὼ ὐ ά ί ὶ ῷ ἅ ἐ ὶ έ ῶ ί ὸ έ ἢ φό ᾞ ὼ ί ὰ ί ὐ ὸ ἀφ ό ὶ ώ , ὡ Ὅ ῦ ή , ᾞ ἱ ὸ ὶ ἐ ῦ ή ἅ ό ὐ ὸ ὶ ϊ ὶἀ ά »· ὐ ἂ ᾂ ή ( ᾃ ὲ ὐ ἂ ὶ )ἠ ώ ὢ ἐ ά , ἰ . ἰ ά ὲ ὴ ὶ ύ ῃ ίᾳ ὰ .1020 À mon avis, c’est à la fois grâce à cet héritage et parce que, dans le domaine maritime également, il avait pris plus de force que les autres qu’Agamemnon put – moins par complaisance que par la crainte – réunir les éléments de son expédition. τn voit, en effet, qu’il vint lui-même avec les navires les plus nombreux et en fournit encore aux Arcadiens μ Homère l’a marqué, si les indices qu’il fournit peuvent paraître valables. Et de même dans la transmission du sceptre, il nous dit qu’Agamemnon « régnait sur des îles nombreuses et sur tout Argos » μ en fait d’îles, sauf celles du voisinage (et celles-ci ne sauraient être « nombreuses »), il n’en aurait pas eu, précisément, des forces maritimes d’une certaine importanceέ τr, cette expédition doit nous donner quelque idée sur ce qui précéda. Agamemnon était le roi de Mycènes, frère de Ménélas – dont l’épouse Hélène a été enlevée par Paris Alexandre –, et dont l’épouse était Clytemnestre, sœur d’Hélèneέ L’une et l’autre étaient filles de Tyndare, l’ancien roi de Sparte. 1018 Voir à ce propos : GUIEU, 2009, p. 35-44. 1019 THUCYDIDE, I, 9, 1 : έ έ ῖ ῖ ῶ ό ά ύ ὶ ὐ ῦ ῖ ά ὅ έ ὺ έ ὸ ό ἀ ῖ . 1020 THUCYDIDE, I, 9, 3. 1017 250 En effet, dans cet extrait, non content de citer directement un vers du deuxième chant de l’Iliade (vέ 1ίκ), Thucydide fait directement référence à d’autres vers de ce même chantέ Viennent tout d’abord des vers qui décrivent l’armée commandée par Agamemnon : ὲ ἀφ ή ό ά ό ΄ἐ έ ὶ ῶ ΄, ὅ ΄ ΄ ἵ ΄Ύ ί ή ΄ ἠ ἰ ό ΄ἀ ὰ ά ῶ ἑ ὸ ῶ ΐ ·ἅ ῷ ὶἕ ΄· ἐ ΄ ὐ ό , ὲ ὕ ΄ , ,ἐ ἐ έ έ ί έ ὶ ἰ ΄ ὶἀ ί ὺ ὸ ἐ ύ έ ὺ ὲ , ά , ὴ ί ΄ἐ ῶ ΄ἐ ὴ ό ἀ φ έ φ΄ ί ὐ έ ῖ ὶ ώ ἡ ώ , ί , ῖ ὸ ύ 1021 . Puis ceux de Mycènes, la belle cité, – de la riche Corinthe, de la belle Cléones ; – les gens d’, τrnées, d’Aréthyrée l’Aimable, – de Sicyone aussi, où, d’abord, Adraste fut roi ; – ceux d’Hypérésie, de la haute Gonoesse ; – ceux de Pellène encore, et les gens d’Égion ; – et ceux de tout le pays d’Égiale, et des alentours de la vaste Héliceέ Leurs cent nefs ont pour chef le roi Agamemnon, fils d’Atréeέ Il a sous ses ordres les guerriers de beaucoup les plus nombreux et les plus braves. Luimême a revêtu le bronze éblouissantέ Il éclate d’orgueil et se fait remarquer, entre tous les héros, à la fois comme le plus brave et comme le meneur du plus grand nombre d’hommesέ Ensuite, Thucydide évoque les vers qui présentent le contingent des Arcadiens : ΄ ί ἰ ύ ὰ ύ ὶ ὸ Ῥί ί ὶ έ ύ φ ό ΄ ῶ ΄ ί ἑ ή ῶ · ά 1021 Il., II, 569-580. ὑ ὸ ή ἰ ύ, , ἵ ΄ἀ έ ἀ ί, ύ ἰἠ ό ί , ὶ έ ἐ ή , ὶ ί ἐ έ , ά , ί ή , έ ΄ἐ ὶἑ ά ῃ ,ἐ ά ί · ό ΄ἐ έ 251 ὐ ὸ ά ἐ ΐ έ ,ἐ φ ῶ ὶ ὿ ά ά ἀ ἐ ὶ ῶ έ ό ή 1022 . Puis les gens d’Arcadie, au pied du haut Cyllène, près du tombeau d’Épyte, pays des hommes experts au corps à corpsέ Ce sont ceux de Phénée, d’τrchomène riche en brebis, – de Rhipé et de Stratié, d’Énispe battue des vents ; – ceux de Tégée et de l’aimable Mantinée ; – ceux de Stymphale et ceux de Parrhasie. Ils ont pour chef de leurs soixante nefs un roi, fils d’Ancée, Agapénor, et, montés nombreux à bord de chacune, sont des gens d’Arcadie instruits à la batailleέ C’est le protecteur de son peuple, Agamemnon, fils d’Atrée, qui leur a lui-même fait don de ces nefs aux bons gaillards, pour traverser la mer aux teintes lie de vin ; car, pour eux, des besognes marines, ils n’avaient cure jusque-là. Ces références homériques, quoique douteuses, lui sont tout de même utiles à ce moment-là de son développement afin de renforcer l’argument selon lequel – à défaut d’une identité hellénique ancienne – Agamemnon, grâce à son pouvoir maritime, serait parvenu à rassembler une expédition achéenne pour aller combattre à Troieέ Soulignons du reste qu’il conclut ce passage en admettant que, même inexacts, les renseignements fournis par Homère doivent « nous donner quelque idée sur ce qui précéda ». Une « idée » qui d’ailleurs lui semble bien utile, au point qu’il va davantage insister par la suite sur le fait que, même en tenant compte de l’habitude qu’ont les poètes d’embellir et de magnifier ce qu’ils racontent, ce que Homère nous apprend sur l’ampleur de la guerre de Troie va tout de même dans le sens de son hypothèse initiale selon laquelle, avant la guerre du Péloponnèse, les Grecs n’auraient jamais entrepris une action collective aussi imposante. Autrement dit, Thucydide accepte de garder et de renforcer la place paradigmatique qu’avait déjà à son époque l’événement de la guerre de Troie et les poèmes homériques, puisqu’il se sert de l’un et de l’autre, y compris de leur caractère suspect, pour fonder et relever l’importance de l’œuvre qu’il est en train de créerέ Ainsi, et étant donné la nature des arguments qu’il invoque, ce sont bien les passages qu’il va lui-même désigner sous le nom de « Catalogue des vaisseaux » qui lui sont le plus utilesέ Autrement dit, encore une fois, rien dans le cours de l’ouvrage de Thucydide ne nous suggère qu’il juge ce passage comme porteur d’une valeur historique particulièreέ Au contraire, quoique douteuses comme n’importe quelles autres données 1022 Il., II, 603-614. 252 appartenant au ό poétique, celles du Catalogue peuvent être éventuellement reprises par Thucydide du fait de leur pertinence pour attester ses arguments. C’est du reste ce qu’à notre avis montre sans équivoque le passage où Thucydide non seulement évoque nominalement l’ensemble des vers du deuxième chant de l’Iliade sous le nom de Catalogue des vaisseaux, mais où il fait également référence aux données numériques présentes dans les vers qui décrivent le premier1023 et le vingt-quatrième contingents1024 de ce dénombrement montre : ὶ ὅ ὲ ὸ , ἢ ῶ ό ό ῦ ὴ ἀ ό ῖ , ὐ ἀ ῖ ίᾞ ώ ἀ ί ὴ έ ὸ ό ῦ ὅ ἵ ὶ ἰ ή ὶὁ ό έ . … ὿ ἀ ῖ ἰ ὸ ὐ ὲ ὰ ῶ ό ῖ ἢ ὰ ά , ί ὲ ὴ ί ἐ ί ί ὲ έ ῶ ὸ ὐ , έ ὲ ῶ ῦ , Ό ή ᾃ ή ὴ ἀ ῦ ύ , ἰ ὸ ἐ ὶ ὸ ῖ ὲ ὴ , ὅ ὲ φ ί ὶ ὕ ἐ έ . ί ὰ ί ὶ ί ῶ ὰ ὲ ῶ ὶἑ ὸ ἀ ῶ , ὰ ὲ ή ή , ῶ ,ὡ ἐ ὶ ῖ, ὰ ί ὶ ἐ ί · ῦ έ έ ἐ ῶ ό ᾞ ὐ ἐ ή . ὐ έ ὲὅ ὶ ά ά ,ἐ ῖ ή ὶ ή · ό ὰ ά ί ὺ ώ . ί ὲ ὐ ἰ ὸ ὺ ῖ ῶ έ ὶ ῶ ά ἐ έ , ὶ έ έ ώ ὰ ῶ ῶ ὐ ΄ ᾂ ὰ ῖ άφ , ἀ ὰ ῷ ῷ ό ᾞ ῃ ώ έ . ὸ ὰ ί ΄ ᾂ ὶ ἐ ί ῦ ὸ έ ῦ ὐ ὶφ ί ἐ ό ,ὡ 1025 ἀ ὸ ά ά ό . 1023 Il., II, 494-510 : ῶ ὲ έ ί ό ὶ ή ή ί , … ῶ ὲ ή έ ί ,ἐ ὲἑ ά ῃ ῦ ῶ ἑ ὸ ὶ ῖ . 1024 Il., II, 716-728: ΄ ώ ὶ ί ἐ έ ὶ ί ὶ ῶ ῖ , ῶ ὲ ή ό ἐὺ ἰ ὼ ἑ ὰ ῶ ·ἐ έ ΄ἑ ἑ ά ῃ ή ἐ έ , ᾂ ἰ ό φ ά . 1025 THUCYDIDE, I, 10, 1, 3-5. 253 Et sans doute, s’il est vrai que Mycènes était petite, ou si telle ou telle place d’alors nous paraît aujourd’hui peu importante, on ne saurait en tirer une indication sûre pour mettre en doute que l’expédition ait eu l’ampleur que lui donnent les poètes et dont la tradition s’est maintenue (…)έ Il ne faut donc pas élever de doutes, ni s’arrêter à l’apparence des villes plutôt qu’à leur puissance ; et il faut considérer que cette expédition fut plus importante que les précédentes, mais inférieure à celles de nos jours, si l’on veut, ici encore, ajouter foi aux poèmes d’Homère μ sans doute est-il vraisemblable qu’étant poète, il l’a embellie pour la grandir, et pourtant même ainsi elle apparaît inférieure. En effet, sur mille deux cents navires, il donne comme chiffre pour ceux des Béotiens cent vingt hommes par navire et pour ceux de Philoctète cinquante, précisant là, je pense, les deux extrêmes ; en tout cas, ce sont les seules unités dont il ait, dans le catalogues des vaisseaux, mentionné l’importance ν d’autre part ils étaient tous rameurs et combattants, il l’indique à propos de navires de Philoctète : il donne, en effet, comme archers tous les hommes maniant la rame ν et en fait des passagers, il est peu probable qu’il y a eu grand nombre à bord, en dehors des rois et des principaux dignitaires, étant donné surtout qu’il s’agissait de traverser la mer avec un attirail de guerre et qu’en outre leurs bateaux n’avaient pas de plats bords continus, mais étaient disposés à l’ancienne mode, plutôt comme ceux des piratesέ Quoi qu’il en soit, si l’on fait une moyenne entre les navires les plus grands et les plus petits, on voit que les troupes n’étaient pas nombreuses, pour une expédition envoyée en commun par la Grèce entière. Ce qui précède nous permet d’attester, sans aucun doute, la fonction éminemment argumentative-introductoire dont les vers du Catalogue des vaisseaux ont été (aussi) investis dans l’ouvrage de Thucydideέ Ce qui, d’une part – et notamment si nous suivons même partiellement les analyses de Roberto Nicolai dans un article paru récemment – ferait écho à la fonction originaire de proemium exercée par ce catalogue homérique1026, et d’autre part, ce qui soulignerait qu’il a peu ou même rien à voir avec une prétention moderne de prouver ou de réfuter une valeur d’authenticité documentaire qui serait particulièrement propre, sinon aux épopées homériques, du moins et/ou surtout aux énoncés en catalogue – un type d’énoncé que serait du reste, selon certains, lié aux origines même du ό (historique et philosophique), voire de l’écriture de l’histoireέ En effet, la qualification de ce passage du deuxième chant de l’Iliade en termes de « ό » se justifie, chez Thucydide, par sa cohérence avec les emplois, tout au long de NICOLAI, Roberto, “ ΄ ὶ ὰ ό . From Catalogues to Archaeology”, in TSAKMAKIS, Antonis; TAMIOLAKI, Melina (eds.), Thucydides between History and Literature, Berlin, De Gruyter, 2013, p. 139-1η1, pέ 14ίμ “The catalogue of the ships is the first example in western literature of a poetic catalogue with a historical and geographical content, organized along spatial coordinates. The proem to the catalogue makes this function explicit, when it discusses its sources of information and the choice of contents. The monumental author wanted to preface to the new beginning of the war of the Greek and Trojan troops, but this inventory, that has a clearly different origin (Kypria?), has also another function in the Homeric encyclopedia: it is a summary of the historical and geographical knowledge on the Greek world at the time of the Trojan War. It is of course a poetical summary, not a periplus or a map (…)έ” 1026 254 La Guerre du Péloponnèse, tant du verbe έ 1027 que du nom ό 1028 . Dans cet ouvrage, l’un et l’autre vocable se trouvent sans équivoque liés à des actes de mobilisation guerrière, associés à des contextes de rassemblements guerriers, voire de dénombrement des forces pour les combats dont parle Thucydideέ Il n’y a rien qui suggère que ces passages se trouvent investis d’une valeur documentaire particulière du fait qu’ils sont qualifiés de catalogues. Dans ce sens, il est du reste intéressant de souligner les cas d’autres passages qui, bien que ne mentionnant ni le verbe έ ni le nom ό , ont tout de même été qualifiés de « catalogues » par les Modernes, ainsi les passages II, 9 ; VI, 1-6 ; VII, 57-58 de Thucydide. En ce qui concerne ces trois passages, cette désignation se justifie sans aucun doute par leur caractère de dénombrement, voire de listes. De plus, dans le cas des passages du livre II et VII, s’ajoute le fait que, tel le Catalogue des vaisseaux, l’un et l’autre passage présentent des recensements de forces guerrièresέ Force est d’admettre que, même dans ce cas, l’idée que l’énoncé en catalogue serait un type de discours particulièrement efficace, c’est-à-dire favorable à une transmission tout à fait méticuleuse des données du passé – dont Thucydide aurait été conscient et dont il aurait éventuellement fait usage –, n’apparaît jamais comme une preuve censée justifier, de la part des Modernes, leurs choix de caractériser ces passages comme « catalogues ». Pour les occurrences de ce verbe, voir THUCYDIDE, III, 75, 3 : ὶὁ ὲ ώ , ἱ ὲ ὺ ἐ ὺ έ ἐ ὰ ῦ . ί ὲἐ ῖ ὴἐ ὰ ή ἀ φ ῶ ί ἐ ὸ ῶ ό ἱ ό . VII, 31, 5 μ (…) ὐ ὶ ὲ ὰ ὶ ὸ ύ ἡ ά , ὐ έ ὲ ἐ ὴ έ ύ ὶ ί ά ῦ ῦ ύ ὐ ὺ ὶ ὁ ί ό (…)έ VIII, 31, 1 : ΄ ύ ὡ ό ίᾞ ὰ ὴ ί ὺ ὁ ή ό , ύ ὲ ἐ έ ,ἐ ὴᾔ ά ὰ έ ῦ ἡ ὶ ὰ ὶ ὴ ί ί , ὼ ὲ ῦ ά ί έ ὶ ί έ ἀ ά (…)έ 1028 Pour les occurrences du nom voir THUCYDIDE, VI, 26, 2 : ὶ ὰ ῦ ἡ ὴἐ ί , ὶ ὺ ά ὶ ὐ ό ό ἐ ῦ ; VI, 31, 4 μ (…) ὸ ὲ ὸ ό ῖ ἐ ὲ ὶὅ ὶ ῶ ὶ ὸ ῶ ῶ ά ῃ ὸ ἀ ή ἁ έ . VI, 43, 1 μ (…) ὁ ί ὲ ῖ ἑ ὸ ὶ ί ὶ ύ ί ὲ ὐ ῶ ό ὲ ὶ ί ἐ ό (…) ; VII, 16,1 : ὰ ὲ ἐ φὶ έ ὶ ὴ ὶ ὴ ί ἐ ό ὶ ῶ ά . VII, 20, 2 : ὶ ὸ έ ἐ ὴ ί , ὥ , ἀ έ ἑ ή ὲ ὶ ί ὶ έ ί ,ὁ ί ὲἐ ό ί ί ὶ ί (…) ; VIII, 24, 2 : ὶ έ ὶ έ ὰ ἐ έ ί ῦ , ἰ ῶ ῶ ὸ ί ή ὶἐ ύ ὶἐ ῦ, ἐ ίᾳ ί , ὶ ἐ έ ὁ ώ ὸ ὸ ὺ ί ό ἀ ὸ ῶ ῶ ἐ ῦ · ΄ἐ ά ῶ ὁ ῶ ἐ ό ἀ ύ . 1027 255 Dans le premier de ces passages susmentionnés, le neuvième chapitre du livre II de Thucydide, nous trouvons de fait deux listes des armées ayant lutté durant la guerre d’Archidamos μ tout d’abord celle des alliés de Sparte et, ensuite, celle des Athéniensέ σotons pourtant que l’une et l’autre liste sont loin d’être appréciées par les commentateurs modernes comme des passages ayant une valeur historique authentique. Bien au contraire. En analysant ce passage, les commentateurs ont plutôt et souvent mis en évidence leurs nombreux problèmes de structure et de contenu, en soi et par rapport au texte de Thucydide. Cela au point que certains ont suggéré que ces listes ne pouvaient être autre chose que l’œuvre d’un interpolateur tardif qui se serait inspiré d’une liste précédente composée par Éphore1029. Cette hypothèse, du reste, nous semble intéressante en ce qu’elle renvoie à un problème maintes fois soulevé par les commentateurs du Catalogue des vaisseaux. Ce dernier fut, en effet, tenu par nombre de ses interprètes comme une interpolation (tardive) dans l’Iliade, dont la source aurait pu, néanmoins, être plus ancienneέ D’où, par ailleurs, l’aporie qui surgit quand il s’agit d’essayer de mesurer sa véritable valeur historique. En ce qui concerne ce passage, reprenons encore le commentaire de Simon Hornblower, parce qu’il implique l’autre extrait, celui du septième livre de La Guerre du Péloponnèse, également désigné comme « catalogue » par les Modernes : There is a fuller and more imposing catalogue of allies at vii. 57-8, before the final sea-battle at Syracuse. On both occasions the effect is more than purely to supply factual informationν like Book ii of Homer’s Iliad (the Catalogue of Ships) or the material in Hdt. vii 61 ff (the rehearsal of the Persian imperial forces before Salamis) these lists have an artistic function: they provide a pause before the conflict proper and they solemnly emphasize the magnitude of the opposing forces.1030 En effet, Simon Hornblower tient ici à souligner qu’au-delà du désir de transmettre une information, celle de l’ensemble des forces en présence, c’est aussi l’importance de ces forces qui serait envisagée par Thucydide lorsqu’il choisit de rendre ces dénombrements en « catalogue ». Cette double envie se manifesterait encore et davantage dans le passage où il est Voir dans ce sens: SMART, Jέ Dέ, “Catalogues in Thucydides and Ephorus”, Greek, Roman and Byzantine Studies, vol. 18, n. 1, 1977, p. 33-42, pέ 3κ μ “τne might (…) suppose Thucydides 2έλ to be the work of an interpolator who took his material from Ephorusέ (…) This view is in fact much to recommend itέ Thucydides 2έλ is deficient (…) in both structure and contentέ Gomme called it (II, pέ 12)μ ‘a meagre and beggarly description … [it] in fact looks like a short note (made at the time) which was never properly worked into the main narrativeέ’ One might add that, as it stands, it constitutes a positive disturbance to the main narrativeέ” 1030 HORNBLOWER, 1997, p. 247. 1029 256 question de présenter les listes des peuples venus participer au combat devant Syracuse1031. Autrement dit, selon ce commentateur, le recours aux listes, voire au « catalogue », par Thucydide, est lié aussi et notamment à une sorte de fonction rhétorique propre à ce type de discours. Simon Hornblower suppose que cette fonction rhétorique est déjà en action, de façon manifeste, dans le « Catalogue des vaisseaux » iliadique, mais aussi dans l’Enquête d’Hérodote lors de la description des forces perses au septième livre. Citons, en dernier point, le cas du passage qui ouvre le sixième livre1032 de La Guerre du Péloponnèse. Sans être un dénombrement des forces de guerre, ni être caractérisé comme tel dans le texte, ce passage se trouve pourtant qualifié de « catalogue » par les Modernes. Encore une fois, cette qualification ne semble pas être liée, dans le cadre des analyses que l’on peut en faire, à sa supposée valeur historique particulièreέ Effectivement, comme Thucydide l’explicite tout d’abord, sa source remonte dans ce cas, et encore une fois, essentiellement aux récits des poètes1033. En plus de le désigner comme « catalogue » en vertu du fait qu’il énumère les divers peuples grecs et barbares ayant colonisé et occupé la Sicile dès l’Antiquité 1034, certaines analyses vont tenir à souligner sa fonction introductoire et son rôle narratif, celui de fournir une sorte de résumé géo-historique des connaissances anciennes pour son lecteur. Ces traits seraient déjà propres au Catalogue des vaisseaux mais également, quoique différemment, aux catalogues hérodotéens. Thucydide, à son tour, s’approprierait à sa façon de ce genre de procédé d’écriture1035. La conclusion des analyses qui précédent est donc que, y compris dans l’ouvrage de Thucydide, c’est l’utilité rhétorique-argumentative – adaptée aux contextes intra et extratextuels où se trouvent les passages analysés – qui justifie le recours aux énoncés en catalogue et l’invocation de passages du Catalogue des vaisseauxέ Jamais n’apparaît le soupçon que ce type de passage, voire ce genre d’énoncé, serait porteur d’une épistémologie propre à rapporter les événements tels qu’ils seraient passésέ THUCYDIDE, VII, 56, 4 : ὰ ῖ ὴἐ ὶ ί ό ύ , ύ ῦἐ ῷ ῷ έ ᾞ ὸ ὴ ί ό ὶ 1: ί ὰ ἑ ά ἐ ὶ ί ὶ ὶ ί , ῖ ὲ ό ἐ ό , ῖ ὲ ώ ,ἐ ὶ ύ ἐ έ …. 1032 THUCYDIDE, VI, 1-3. 1033 THUCYDIDE, VI, 2, 1 : ί ὲ έ ἐ έ ὶ ώ ό ἰ ,ᾔ ἐ ὼ ὿ έ ἰ ῖ ὿ ὁ ό ἐ ἢὅ ἀ ί ὲὡ ῖ ὶὡ ἕ ό ῃ ώ ὶ ὐ ῶ . 1034 THUCYDIDE, VI, 6, 1 : ῦ ή ὶ ά ί ᾤ . 1035 NICOLAI, 2013, p. 147-149. 1031 ή ί ύ ἀ ὴ ῦ . VII, 57, ὴ ώ ώ ὶ · 257 Examinons maintenant le dernier cas que nous avons sélectionné : celui du « catalogue des vaisseaux » dans la parodos d’Iphigénie à Aulis d’Euripideέ 3- Le Catalogue des achéens dans la parodos d’Iphigénie à Aulis d’Euripide Les polémiques autour de l’authenticité des vers qui composent la parados (vv. 164-302)1036 de la tragédie d’Euripide Iphigénie à Aulis1037 – et particulièrement de sa deuxième partie (vv. 231-302) avec la description de la flotte grecque rassemblée à Aulis, une sorte de « Catalogue des vaisseaux » énoncé par les femmes de Chalcis qui composent le chœur – ont fait couler beaucoup d’encre1038έ L’une des motivations de ces polémiques, outre la longueur exceptionnelle de description et la « (…) pauvreté du vocabulaire et du style, de même qu’une faiblesse de la versification et les défaillances de la responsio métrique »1039, était précisément dans le présumé « désaccord » du contenu de ces vers avec ceux du « Catalogue des vaisseaux » de l’Iliadeέ Mis en perspective par rapport à l’ensemble de nos discussions dans ce travail, il va de soi que c’est bien ce rapport au Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, d’ordinaire analysé avec l’intention d’expliquer ce qui aurait motivé l’auteur d’Iphigénie à Aulis à s’écarter du catalogue homérique, que nous allons chercher à analyser nous aussi. Auparavant, nous voudrions faire quelques remarques concernant (les études autour de) cette pièce. 1036 Nous reprenons la description de cette parados faite par IRIGOIN, Jean, « Le prologue et la parados d’Iphigénie à Aulis », Revue des Études Grecques, tome 101, fascicule 482-484, juillet-décembre, 1988, p. 240252, p. 243 : « (…) Elle se divise en deux grandes parties : dans la première (v. 164-230), après une introduction où les femmes exposent les motifs de leur venue à Aulis, sont présenté les héros danaens et leurs activités, sportives ou de divertissement ; la seconde partie (v. 231-302) offre un dénombrement de la flotte, qui s’inspire à l’évidence du Catalogue des Vaisseaux de l’Iliade. » (Nous soulignons) 1037 Notre édition de référence est : EURIPIDE, Iphigénie à Aulis, éd. et trad. par JOUAN, François, Paris (Les Belles Lettres), t. VII 1983. 1038 Ce que tient à nous rappeler encore récemment TORRANCE, Isabelle, Metapoetry in Euripides, Oxford, τxford University Press, 2ί13, pέ κ3, qui renvoie notamment aux références qu’on peut trouver chez Walter Stockert, (éditeur d’une récente édition de la pièce) et qui défend l’authenticité de cette partieέ Dans ce sens évoquons encore le point fait par : JOUAN, François, « La parados d’Iphigénie à Aulis », Euripide et les légendes des Chants Cypriens.ΝDesΝoriginesΝdeΝlaΝGuerreΝdeΝTroieΝàΝl’Iliade, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 293-298. Voir aussi les analyses métriques qu’on trouve dans l’article de : IRIGOIN, 1988. Il convient du reste de remarquer que c’est sans doute la critique faite par PAGE, Denys [Actor’sΝ interpolationsΝ inΝ GreekΝ tragedy,Ν studied with specialΝreferenceΝtoΝEuripides“IphigeneiaΝinΝAulis », Oxford, Clarendon Press, 1934] qui a plaidé le plus fortement pour la thèse selon laquelle cette parados serait une adjonction ultérieure. 1039 JOUAN, p. 293-294, résume ces points de la façon suivante : « (…) En effet, au reproche relatif à la longueur du morceau, on peut répondre que dans ses dernières pièces Euripide s’inspire volontiers d’Eschyle et de ses vastes ensembles lyriquesέ (…) Restent la médiocre qualité poétique et les difficultés métriques (…)έ L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’Euripide lui-même n’a pas mis la dernière main à ce chœurέ Complété par un poète moins habile (Euripide le Jeune ς), il a de plus été transmis jusqu’à nous sous une forme fautiveέ Mais il présente une construction soignée (…)έ » 258 Considérons tout d’abord qu’Iphigénie à Aulis est non seulement la dernière pièce d’Euripide, ou la dernière pièce censée être (en partie) écrite par cet auteur1040, mais aussi sa dernière pièce troyenne1041. Sa représentation posthume n’a jamais cessé de nourrir des débats quant à la nécessité de rejeter certaines parties plus ou moins étendues du texte qui nous est parvenu et qui étaient considérées comme inauthentiques1042έ Ensuite, n’oublions pas que malgré l’évocation de plusieurs épisodes censés être à l’origine de la guerre de Troie et malgré l’évocation d’autres épisodes faisant allusion à la victoire finale des Grecs sur les Troyens, cette pièce se construit autour d’une occurrence particulièreέ Les actions se déroulent bien avant celles dont traite l’Iliade, au point que, pour certains, l’Iliade ne ferait même pas de mention (explicite) de l’événement1043 μ il s’agit bien entendu du sacrifice d’Iphigénie, la fille aînée d’Agamemnon (et de Clytemnestre)έ Ce sacrifice est l’épreuve imposée par la déesse Artémis au chef de l’armée achéenne, comme condition du départ vers Troie de son armée rassemblée à Aulis. D’après un résumé fourni par le texte de la Chrestomathie attribué à Proclus1044, les 1040 Voir encore JOUAN, 1966, p. 274-275, qui remarque à propos de la datation et des questions autour de la composition du texte : « Iphigénie à Aulis, écrite sans doute pendant le séjour d’Euripide en Macédoine, fut représentée à Athènes dans l’année qui suivit la mort du poète, par les soins de son filsέ Le poète avait-il eu le temps de terminer sa pièce ς Sinon, quelle est l’étendue des compléments apportés pour la représentation ? Sommes-nous même sûrs de lire intégralement la pièce de 405 ς (…) A examiner sans préjugés les points controversés, il est certain qu’il y a eu ça et là des remaniements ou des lacunes comblées par une autre main que celle du poète, mais, à notre sens, ces modifications affectent plus la forme que le fondέ La mise en œuvre de la légende et l’agencement ne doivent plus rien qu’au génie d’Euripideέ » 1041 Pour une liste de l’ensemble des pièces troyennes attribuées à Euripide (et aussi à Eschyle et à Sophocle) voir le tableau chez JOUAN, 1966, p. 6. On parvient à un total de vingt pièces, comprenant des titres de pièces conservées, d’autres perdues, de même que des pièces perdues de sujet douteux ou des pièces perdues d’existence ou d’authenticité douteuseέ 1042 Dans ce sens, la critique faite par PAGE, 1934 a peut-être été la plus radicale. Voir encore à ce propos JOUAN, p. 175, note 2 : « L’effort critique pénétrant, mais trop radical dans ses conclusions, de Dέ Lέ Page aboutît à exclure de notre drame plus du tiers des vers (cinq cent quarante-huit sur mille six cent vingt-neuf), considérés comme des interpolations d’origines diverses μ poètes attiques, metteurs en scène, acteurs, écrivains byzantins (…)έ » 1043 Sur le rassemblement à Aulis, et plus particulièrement le sacrifice d’Iphigénie, et leur (possibles) références (non explicites) dans l’Iliade, voir le point récent de ce débat qui remonte à l’Antiquité dans GUIEU, 2ίίλ, pέ 4447, qui conclut : « (…) on ne peut pas déterminer de manière définitive si l’Iliade connaissait le sacrifice d’Iphigénie (…)έ τn a notamment proposé que le poète connaissait la tradition, mais la dissimulait volontairement (…), afin de donner une meilleure image des Achéens et d’Agamemnonέ Cela est possible μ l’Iliade tend à agir de même à propos du recrutement de l’alliance. On se trouverait alors ici face à un cas où le poète opère un choix délibéré entre des traditions qu’il connaît, pour modeler le passé de ses héros tel qu’il le conçoit et souhaite le transmettre. Le déroulement du séjour des Achéens à Aulis ne peut donc être parfaitement reconstitué, malgré l’importance que le poème accorde à celui-ci. » 1044 Pour le résumé des Chants Cypriens, voir le texte de : SEVERYNS, Albert, Recherches sur la « Chrestomathie » de Proclus, IV (1963), 1, 135-146. À propos des polémiques autour de Proclus, voir les remarques faites par JOUAN, 1966, p. 20 : « (…) τn a beaucoup discuté sur l’auteur de ce Sommaire et la valeur de son témoignage. Faut-il identifier ce Proclus avec le grammairien du IIe s. de ce nom ou avec le néo-platonicien du Ve ς Les avis sont partagés et les raisons alléguées dans un sens ou dans l’autre ne sont pas déterminantesέ τn admet communément que Proclus ne lisait plus les poèmes épiques eux-mêmes (…)έ Qu’il y ait beaucoup de lacunes dans son résumé, c’est ce qu’on constate si on examine les fragments subsistants ; que dans de rares cas, la version homérique se substitue à celle des poèmes du cycle, on peut l’admettreέ Mais, dans l’ensemble, pourvu qu’on le contrôle toujours par les autres témoins, le résumé de Proclus forme la base de toute recherche sur les Chants Cypriens comme sur les autres épopées troyennes. » 259 Chants Cypriens auraient déjà abordé cet épisode de même que, plus tard Eschyle et Sophocle, avant Euripide lui-même qui l’aurait déjà traité dans des pièces antérieures à Iphigénie à Aulis1045. En effet, les origines mêmes de cette mésaventure sont d’une façon ou d’une autre liées aux Chants Cypriens, donc aussi bien à l’Iliade qu’au nom d’Homèreέ Elles sont rattachées à ce dernier directement, puisqu’il ne faut pas oublier que ce poème a aussi été, du moins jusqu’au Ve siècle, parfois rattaché au nom d’Homère : celui-ci l’aurait offert à son gendre Stasinos1046 – c’est à ce nom d’auteur que ces chants resteront le plus fortement liés par la suite1047. Certains vont même vouloir attribuer la première création de l’épisode à Stasinos, à partir d’une combinaison d’éléments épiques et de légendes cultuelles, et particulièrement en prenant appui sur des passages de l’Iliade1048. La référence originelle renvoie donc encore à l’Iliade, notamment si on prend en compte le fait que les Chants Cypriens, dont la composition remonterait au VIIe siècle, seraient, selon certains, « (…) assurément tenus comme postérieurs à l’Iliade, dont il reprend et développe tant de thèmes »1049. Voir notamment : JOUAN, 1966, 260-274 (« Le sacrifice d’Iphigénie chez Euripide avant Iphigénie à Aulis »), où l’auteur offre le résumé suivant (p. 264-265): « De l’ensemble des pièces [d’Euripide : Andromaque, Troyennes, Électre, Iphigénie en Tauride] antérieures à Iphigénie à Aulis se dégage (…) une conception cohérente du sacrifice d’Iphigénieέ Résumons-la à grands traits. Agamemnon ayant formulé un vœu imprudent qu’il n’a pas su ou voulu tenir, Artémis se venge en retenant les vents qui doivent pousser vers la Troade la flotte grecque concentrée à Aulisέ Clachas révèle alors que la déesse exige le sacrifice d’Iphigénieέ Agamemnon cède aux prières de Ménélas et des autres Grecs. Ulysse souffle au roi une ruse destinée à provoquer la venue de sa fille à Aulis sans éveiller les soupçons de Clytemnestre, et se charge de la mettre en œuvreέ Achille semble tenu à l’écart du complot. Clytemnestre est trompée. Iphigénie, joyeuse, prend hâtivement congé de sa mère et de son jeune frère et gagne Aulis en char. A son arrivée au camp, elle est conduite à la mort malgré ses supplications. Les Grecs, usant de violence, l’étendent sur l’autel et son père la sacrifie lui-même. Mais au moment où il va la frapper, Artémis lui substitue une biche et la transporte en Tauride. Cependant tous les Grecs la croient morte et Clytemnestre conçoit un ressentiment mortel contre Agamemnon, qu’elle rend responsable de ce meurtre. » 1046 Pour cette version voir parmi d’autres Souda, Vita Hom., 1.36. 1047 Voir à ce propos JOUAN, 1966, p. 22-23 : « Sur l’auteur des Chants Cypriens et la date et les traditions sont incertaines et fuyantesέ A l’origine, nous trouvons une légende déjà connu de Pindare. Homère aurait donné ce poème en guise de dot à son gendre Stasinos de Chypre ‘et à cause de la patrie de celui-ci le poème aurait reçu le nom de Kypria’έ Il n’y a à retenir de cette légende, dont on trouve des parallèles pour d’autres épopées du cycle, que l’attribution populaire des Chants Cypriens à Homère. Celle-ci n’apparaît contestée que dans la deuxième moitié du Ve s., par Hérodote [II, 115-11ι]έ Aristote parle simplement de l’auteur des Chants Cypriens [Poétique, 23, 1459b 1-2], et telle semble bien être encore la tradition alexandrine, qui apparaît dans les scholies et nombre de témoignages tardifsέ Cet anonymat cesse à l’époque romaine, mais l’exemple d’Athénée montre l’incertitude qui régnait à ce sujetέ A un endroit (fragέ IV), il donne pour l’auteur au poème ‘Hégésias, ou Stasinos, ou quelque autre nom qu’on veuille lui donner’ (fragέ VI), ailleurs encore ‘le poète des Chants Cypriens, quel qu’il puisse être’ (fragέ XII)έ Dans les autres sources, c’est le nom de Stasinos qui revient avec plus de fréquenceέ » 1048 JOUAN, 1966, p. 265-266. 1049 Voir à ce propos JOUAN, 1966, p. 24-25 (note 5), soulignant que : « (…) la thèse opposée a été défendue (…) par Wέ Kullmann, qui estime que l’auteur de l’Iliade a travaillé sur des motifs fournis par les Chants Cypriens, l’Éthiopide et la Petite Iliade. » 1045 260 Cependant, les analyses faites par François Jouan, tout en admettant la tradition épique – et notamment les Chants Cypriens1050 – comme l’une des « sources » d’Euripide pour composer son Iphigénie à Aulis, mettent en évidence le constat qu’ « (…) un certain nombre de motifs euripidéens s’ajoutent ou même s’opposent à ceux des Kypria. »1051. Ce constat va pousser François Jouan à rechercher d’autres textes « sources », qu’ils soient épiques, lyriques, ou tragiquesέ Ainsi, le savant va s’attacher à mettre en relief le fait qu’en plus d’avoir été mentionné auparavant par Stésichore, l’épisode aurait été incidemment évoqué dans le Catalogue des femmes attribué à Hésiode ainsi que dans la XIe Pythique de Pindare1052. Dans le même moment, et malgré le peu de renseignements dont on dispose sur les Iphigénies d’Eschyle et de Sophocle – la dernière est supposée avoir suivi « d’assez près les Chants Cypriens »1053 –, François Jouan va tout de même chercher à mettre en lumière en quoi et dans quelle mesure la mise en scène de l’épisode par ses prédécesseurs a pu influencer Euripide au moment de sa composition 1054. En conclusion de son étude comparative des variations autour de cet épisode – et notamment après l’analyse du fait que dans l’ensemble des pièces d’Euripide l’héroïne, tout en étant sauvée par la déesse, est pourtant tenue par les Grecs comme ayant été réellement sacrifiée – il note : (…) qu’Euripide aurait combiné deux traditions : celle des Chants Cypriens [selon laquelle Iphigénie est sauvé par Artémis, transporté en Taures et rendu immortelle], qu’il adopte dans la pièce, et une tradition plus répandue, accepté par Pindare, Sophocle et Eschyle, d’après laquelle Iphigénie avait réellement été sacrifiée à Aulisέ Aussi, tout en développant la donnée épique, Euripide n’a pas voulu éliminer JOUAN, 1966, p. 268 : « (…) bien que notre connaissance de l’épisode du sacrifice d’Iphigénie dans les Chants Cypriens reste incomplète, on voit qu’Euripide a respecté dans ses grandes lignes la tradition épique : faute d’Agamemnon entraînant la colère d’Artémis qui retient les Grecs au port, explication inspirée de Calchas et décision prise par Agamemnon de sacrifier sa fille, subterfuge du mariage destiné à attirer la jeune fille à Aulis sans sa mère, substitution de la biche et transport d’Iphigénie en Taurideέ » 1051 JOUAN, 1966, p. 268. 1052 JOUAN, 1966, p. 268-269 : « Le Catalogue hésiodique mentionnait incidemment le sacrifice d’Iphigénie à propos de la descendance de Lédaέ Un passage récemment rendu par un papyrus confirme et complète ce que l’on savait par ailleurs μ la jeune fille, que l’auteur appelle Iphimédie, avait été immolée sur l’ordre d’Artémis avant le départ de l’expédition qui devait reconquérir Hélèneέ Mais la déesse l’avait sauvée et avait frotté son corps d’ambroisie pour la rendre immortelle [P. Oxy. XXVIII (1962), 2482, v. 11-14]έ (…) D’après le témoignage de Philodème, Stésichore avait suivi la version hésiodique pour la métamorphose d’Iphigénie en Hécateέ Une autre précision vient d’être apportée par un nouveau document papyrologique [Pέ τxyέ XXIX (1λθ3), 2ηίθ] : le prétexte d’un mariage avec Achille, expliquant l’arrivée d’Iphigénie au camp, aurait été emprunté par Euripide au lyrique sicilienέ (…) Par ailleurs, l’idée de faire du sacrifice d’Aulis un des mobiles principaux du meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre a des chances de venir, au moins indirectement, de Stésichore. En effet, dans la XIe Phytique [XI, 22-23b], où le traitement du mythe semble s’inspirer surtout de l’Orestie du poète Himère, Pindare est le premier à envisager le sacrifice d’Iphigénie (…) comme une des causes probables du ‘ressentiment au bras terrible ‘de Clytemnestre. Mais il ne présente cette idée que sous la forme dubitative qui convient à une légende encore mal accréditée. » 1053 JOUAN, 1966, p. 272. 1054 JOUAN, 1966, p. 270-273. 1050 261 la tradition présente chez ses prédécesseurs, d’autant plus qu’elle présentait certains avantages dramatiques1055. Cela pris en compte, revenons sur la parados d’Iphigénie à Aulis et son Catalogue, qui audelà d’autres différences par rapport au Catalogue des vaisseaux, autant par des aspects formels1056 que par son contenu (l’ordre des contingents, le nombre de navires, les noms des chefs des contingents1057), ne compte que douze contingents, c’est-à-dire moins de la moitié des vingt-neuf contingents du catalogue iliadique. Malgré cela, le rapport du catalogue euripidéen au catalogue iliadique est tenu comme une évidence1058, aussi bien que son rattachement à un autre catalogue grec censé avoir été aussi présent dans les Chants Cypriens1059έ L’ensemble du raisonnement aboutit à la suggestion suivante, faite par François Jouan. Cette parodos, dit-il, « (…) elle-même plaide en faveur de l’existence parallèle de deux dénombrements distincts, l’un dans l’Iliade, l’autre dans les Chants Cypriens. »1060 Par ailleurs, ce même auteur remarque qu’admettre ces deux « sources »1061 comme étant à la base de la composition du catalogue d’Iphigénie à Aulis ne rendrait pas compte pour autant de tous les choix faits par Euripide. Les choix du poète – comme les Modernes l’ont bien souligné – auraient impliqué des désaccords notables par rapport au catalogue iliadique et, 1055 JOUAN, 1966, p. 273-274. IRIGOIN, 1988, p. 243. 1057 Pour une brève énumération et analyse des différences entre le Catalogue d’Iphigénie à Aulis et le « Catalogue des vaisseaux » de l’Iliade voir : ALLEN, 1921, p. 23-24. TORRANCE, 2013, p. 83-85. Nous reprenons JOUAN, 1966, p. 295 qui en remarque quelques-unes: « (…) dans l’énumération des contingents grecs, il semble combiner l’ordre géographique du Catalogue avec un ordre tactique indiqué par d’autres passages de l’Iliade (…) il donne pour chef aux Athéniens un fils de Thésée, aux Épéens, Eurytos, aux Phocidiens et aux Locriens, Ajax fils d’τilée ; il attribue aux Argiens cinquante vaisseaux au lieu de quatre-vingts, au Athéniens soixante au lieu de cinquante, aux Énianes douze au lieu de vingt-deux. » 1058 JOUAN, 1966, p. 294 : « L’imitation homérique est évidente dans l’ensemble de ce morceau (…) »έ σous reprenons volontiers IRIGOIN, 1988, p. 243 : « (…) la seconde partie (vέ 231-302) offre un dénombrement de la flotte, qui s’inspire à l’évidence du Catalogue des Vaisseaux de l’Iliade. » Voir encore plus récemment ce rapport interprété en termes d’« intertextualité » par TORRANCE, 2013, p. 83 : « (…) the Euripidean catalogue positions itself self-consciously in an intertextual relationship with Homer. » (Nous soulignons). 1059 Bien que le résumé de Proclus ne fasse mention en toutes lettres que de la présence d’un « Catalogue troyen » 168 : ὶ ά ῶ ῖ ὶ ά , les auteurs tendent à tenir comme certaine la présence d’un catalogue grec dans les Chants Cypriens. JOUAN, 1966, p. 29 : « (…) Stasinos énumérait sans doute les héros assemblés à Aulis et il avait terminé son œuvre par un catalogue des alliés troyens ». Cela au point que certains supposent que le « Catalogues des vaisseaux » de l’Iliade pourrait être lui-même un emprunt fait à celui des Chants Cypriens. Dans ce sens, voir : SCHMID, W., « Der homerische Schiffskatalog und seine Bedeutung für die Datierung des Ilias », Philologus., 80, 1925, p. 67 sqq. MURRAY, Gilbert, The Rise of the Greek Epic, Oxford, the Claredon Press, 1934, p. 179, note 1. ALLEσ, 1λ21, pέ 23, s’il ne songe pas à un emprunt, tient à suggérer une inspiration réciproque entre les deux catalogues : “Reciprocally the Cypria Catalogue may perhaps have influenced the Homeric (…)έ” Nous avions du reste mentionné dans la première partie de ce travail le refus de pareille hypothèse par MAZON, 2002 [1943], p. 152. 1060 JOUAN, 1966, p. 296. 1061 « Source » est bien le terme maintes fois employé par JOUAN, 1966, p. 295. 1056 262 probablement, par rapport à celui censé être présent dans les Chants Cypriens1062. La sélection opérée par Euripide a été interprétée en lien avec le contexte politique précis de l’époque, en particulier des sentiments athénophiles1063. Elle a également été interprétée par des arguments poético-artistiques, ainsi par François Jouan1064 et plus récemment par Froma Zeitlin, puis Isabelle Torrance1065. De tout ce qui précède, il ressort quelques éléments que nous tenons à souligner. Un premier point qui nous semble important, et sur lequel tous les analystes de cette deuxième partie du parados d’Iphigénie à Aulis semblent être d’accord, concerne le rôle joué par les motivations du présent (con)textuel de l’auteur dans ses choix compositionnelsέ Prenons l’exemple des analyses menées par François Jouan qui lit dans cette dernière pièce troyenne d’Euripide – un auteur dont une grande partie de la carrière dramatique coïncida avec la guerre du Péloponnèse – de claires allusions à la vie politique de son temps, voire une sorte d’exhortation à ce que les Grecs « (…) mettent fin à leurs divisions, qu’ils réunissent toutes leurs forces pour marcher contre le Barbare et châtier son orgueil »1066. Dans cette perspective, la description de l’armée panhellénique des Achéens à l’occasion même de sa formation à Aulis est un exemple des plus parlants. Ce moment de rassemblement qui, du reste, serait (explicitement) absent de 1062 JOUAN, 1966, p. 296. ALLEN, 1921, p. 24 : “Clearly the edition was in the Athenian interestέ By far the most important variant is that which sent one of Theseus’ sons to Troy”. JOUAN, 1966, p. 297-298: « H. Grégoire [« Le catalogue des navires dans la parados d’Iphigénie à Aulis », Bull. Ac. Roy. Bel., 34, 1948, p. 16-31] a estimé qu’il fallait chercher dans cette descriptions des intentions politiques précisesέ Le poète se serait proposé d’exalter les cités et les peuples alliés d’Athènes, les lieux qui rappelaient à ses auditeurs des souvenirs glorieux, et aussi de leur suggérer l’idée que la ligue panachéenne formée par Agamemnon préfigurait en quelque sorte la ligue athénienne dont les membres avaient combattu à leur côtés depuis le début de la guerre du Péloponnèse. Sa démonstration est inégalement convaincante. Elle est satisfaisante pour expliquer certains choix (…)έ Elle parait plus forcée dans certains cas (…)έ ». Et plus récemment TORRANCE, 2013, p. 85 : “(…) The Athenians in the IA are now led not by Menestheus (Il. 2.522) but by a son of Theseus. He leads sixty ships (IA 248), then more than his Homeric counterpart (Il. 2.556), and more than any single commander in the Euripidean catalogue. So the importance of Athens is stressed for an Athenian audienceέ” 1064 JOUAN, 1966, p. 298: « (…) les intentions de notre parados sont complexes. Son lyrisme transpose deux genres distincts de la poésie épique, le genre descriptif et le genre catalogal. En puisant les détails à la fois dans l’Iliade et dans les Kypria, Euripide a voulu montrer dans un vivant tableau comment les héros achéens occupaient leurs loisirs forcés sur la plage d’Aulisέ Mais, en même temps, et à partir des mêmes sources, il a cherché à composer à son tour une sorte de Catalogue des Vaisseaux, et, comme l’étendue dont il disposait le forçait à faire un tri parmi les données épiques, sur certains points il a été guidé dans son choix par des raisons de diplomatie et de patriotisme athénien. » 1065 ZEITLIσ, Froma, “The Artful Eyeμ Vision, Ecphrasis and Spectacle in Euripidean Theatre”, GτLDHILL, Simon; OSBORNE, Robin (eds.), Art and Text in Ancient Greek Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 157-171. Apud TORRANCE, 2013, p. 87 : “The catalogue of ships is the second part of a parados, which, as a whole, is remarkably reminiscent of a painted work of art in its ekphrastic composition, as Froma Zeitlin has shown (…)έ The paradigm of deciphering sings at Aulis may also be Homeric”ν pέ λ3 μ “(…) the sēmata are in each case appropriately tied to the tragedy’s central concerns in depicting symbols of marriage reject or courtships marred by violence. The catalogue’s intertextual relationship with Homer anchors the leaders in turn within the epic traditionέ” (Nous soulignons) 1066 JOUAN, 1966, p. 290. 1063 263 notre Iliade, est censé avoir été mentionné dans les Chants Cypriens. Une telle remarque renforce le constat fait par François Jouan μ si le théâtre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, se nourrissait bien, tant sur son fond que dans sa forme, de réminiscences de l’Iliade et de l’Odyssée, les poètes tragiques semblent cependant avoir eu certains scrupules à porter Homère sur scène. En effet, les choix de sujets traités par ces trois auteurs tragiques, qui se rapportent soit à des légendes « Antehomericas », soit à d’autres « Posthomericas », le prouve assez1067. En plus de nous conduire vers le second aspect que nous souhaitons souligner qui concerne la place de « source » primaire invariablement rendue au Catalogue des vaisseaux de l’Iliade par les analystes de cette parados (et éventuellement1068 à celui des Chants Cypriens, un poème qui serait, selon certains, encore davantage doté de « sens historique »1069), le rapport euripidéen au présent ainsi dégagé fait écho aux conclusions d’Ariane Guieu concernant les évocations au passé dans l’Iliade ainsi que leurs valeurs. Les évocations, rappelons-le, seraient liées à des motivations poétiques et politiques diverses – ces dernières étant du reste diachroniquement rattachées au processus complexe de composition et de fixation de ce texte – et non à un souci d’ordre historique proprement dit. Une telle qualification nous permettrait de mettre en question la prétendue valeur historique des vers du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, pourtant si activement recherchée par ceux qui les ont analysés, sans qu’ils aient, du reste, pris en compte la spécificité des énoncés en catalogue de l’Iliade puisqu’un tel aspect n’a été mis en lumière que plus tard, notamment par les analyses de Sylvie Perceau. Ainsi, ce n’est pas l’existence (ou non) d’un rapport entre le catalogue grec énoncé dans l’Iphigénie à Aulis et celui de l’Iliade que nous souhaitons mettre en question, mais la nature de ce rapport. Autrement dit, la question est la suivante : est-ce que nous pourrions dire sans le moindre doute que nous nous trouvons ici devant un cas flagrant d’usage (détourné) d’Homère, et plus précisément du Catalogue de vaisseaux de l’Iliade et/ou de celui des Chant Cypriens ? Nous tenons à mettre cette question en perspective et plaider pour le doute μ n’aurions-nous pas JOUAN, 1966, p. 10 : « (…) Les tragiques semblent même avoir éprouvé quelque scrupule à porter Homère à la scène. Pour Euripide, mis à part le drame satyrique du Cyclope, le seul Rhésos serait à prendre en compte, si l’on avait lieu de mettre en doute son authenticitéέ Il reste alors deux grands groupes de légendes, les unes se rapportant aux Antehomerica, les autres aux Posthomerica. Les seconds ont fourni les sujets de huit sur neuf des pièces troyennes conservées, mais de deux pièces perdues seulement (…)έ Pour les légendes des Antehomerica, c’est-à-dire, en fait celles des Chants Cypriens, la proportion est inversée : une pièce connue, Iphigénie à Aulis, mais six pièces perdues (…)έ » 1068 Par exemple, dans une analyse plus récente de cette parados, faite par TORRANCE, 2013, nous ne trouvons nul mot concernant une possible influence d’un catalogue existant dans les Chants Cypriens. 1069 JOUAN, 1966, p. 28 : « (…) En face de l’intrigue ramassée de l’Iliade et de l’Odyssée, les Kypria offrent un récit qui suit la marche du tempsέ (…) ce procédé de composition traduit chez l’auteur un éveil du sens historique : l’épopée cyclique regarde vers l’avenir en annonçant les récits d’abord mi-fabuleux, mi-historiques des premiers logographesέ D’autre part l’unité formelle est assurée par divers moyensέ » (Nous soulignons) 1067 264 plutôt affaire ici à un usage, de la part de l’auteur d’Iphigénie à Aulis, d’un matériau traditionnel dont le contenu ne fut pourtant jamais fixé ς Dès lors que l’Iliade et l’Odyssée ont déjà une place d’autorité assurée, cet usage peut-il éviter de faire écho à ce contenu, que ce soit du côté du compositeur ou de celui de ses spectateurs, mais sans pour autant forcément s’inscrire dans un rapport où l’un se fait dépendant de l’autre en termes de « source » ? La question de la dépendance nous semble être bien souvent au cœur du raisonnement, ainsi lorsqu’on cherche à interpréter ce rapport par l’intermédiaire de notions telle que celle d’« intertexte », qui nous force à admettre que celui qui vient après dans le temps « diverge » de l’autreέ De plus, même dans le cas où nous ne saurions être disposés à accepter la présupposition d’un rapport différent entre le catalogue d’Euripide et celui d’Homère, il nous semble tout de même que ce qu’on trouve chez Euripide nous permet de dire, au contraire des Modernes, que cet auteur ne semble pas attribuer aux données transmises par le « Catalogue des vaisseaux » iliadique une valeur historique particulièreέ Il s’en inspire certes, et pourtant il n’hésite pas un seul moment, si besoin, à méconnaître l’exactitude de ces « renseignements ». Cette démarche est, du reste, et certes dans différentes mesures, celle que nous suggérons avoir été utilisée chez d’autres auteurs dont nous avons jusqu’ici cherché à analyser les usages du Catalogue des vaisseaux. 265 Chapitre VII - Usages du Catalogue des vaisseaux à l’époque impériale : le cas de la Géographie de Strabon Dans ce chapitre, comme nous l’avons déjà remarqué et justifié brièvement dans l’introduction de cette partie, nous allons nous limiter à commenter les usages du Catalogues des vaisseaux dans la Géographie de Strabon1070έ Du fait à la fois de l’étendue de cet ouvrage, composée de dix-sept livres, et des questions dont nous nous sommes occupées jusqu’ici – notamment celle de la recherche d’une « Grèce homérique » par les Modernes –, nous allons nous consacrer aux usages du Catalogue dans les volumes de la Géographie dédiés aux régions de l’Hellade, c’est-à-dire les livres VIII, IX et X1071. Rappelons encore une fois que le but de notre travail n’est pas de se constituer lui-même en une sorte de catalogue, dans le sens d’un dénombrement prétendument exhaustif de l’ensemble des usages du Catalogue des vaisseaux pour la totalité des textes anciens qui nous sont parvenus. Ce qui, de toute manière, ne serait pas vraiment envisageable dans le cadre de notre travail, eu égard à la quantité d’usages qui ont été faits du Catalogue des vaisseaux : ainsi pour les trois livres de la Géographie cités ci-dessus, nous avons compté respectivement vingt-cinq, vingtquatre et quinze citations, soit un total de soixante-quatre citations de vers du catalogue achéen, cela sans compter les références1072 faites à ces mêmes vers. Autrement dit, un tel catalogue pourrait faire l’objet d’une thèse en soiέ Par conséquent, dans ce chapitre, notre objectif majeur s’inscrit à nouveau dans un effort pour souligner les écarts entre nous « Modernes », et les « Anciens ». Dans le cas des auteurs étudiés jusqu’à présent, et dont les œuvres ont été composées au cours de l’époque classique, nous avons relevé, plutôt qu’un besoin d’attester etήou de refuser l’étendue de la valeur historique des poèmes homériques et de ce passage qualifié de « 1070 ό » en soi, un Pour le texte en grec et pour les traductions nous prenons comme référence : STRABON, Géographie, éd. et trad. par AUJAC, Germaine, Paris, Les Belles Lettres, t. I (Livre I) 1978, 1969. ___, éd. et trad. par BALADIÉ, Raoul, Paris, Les Belles Lettres, t. V (Livre VIII) 1978, t. VI (Livre IX) 1996. ___, Géographie, éd. et trad. LASSERRE, François, Paris, Les Belles Lettres, t. VII (Livre X) 1971.___, The Geography of Strabo, trans. by H. L. JONES, Cambridge (The Loeb Classical Library), Harvard University Press, VI (Books XIII-XIV) 1989, VII (Books XV-XVI) 1983. 1071 Le livre VIII se propose à décrire le Péloponnèse, le golfe de Corinthe, l’Élide, la Messénie, la Laconie, L’Argolide, l’Achaïe et l’Arcadieέ Le livre IX traite de cinq régions μ l’Attique, la Béotie, la Phocide, la Locride et la Thessalieέ Le livre X à son tour s’occupe de l’Eubée, de l’Étolie et de l’Acarnanie avec les îles avoisinantes, de la Crète des Cyclades et des Sporades. Strabon propose un plan initial (VIII, 1, 1 ; I, 3), où il prévoir traiter de la Grèce continentale du sud au nord, mais comme le remarque AUJAC, 1971, p. 5 : « (…) il n’est nullement tenu à ce plan et s’est laissé guider par les frontières historiques des anciens états grecsέ » 1072 Nous avons compté respectivement : six, vingt-trois et quatorze. 266 rapport dialectique qui met en évidence la place d’autorité de ces poèmes et l’utilité du Catalogue des vaisseaux, une utilité qui varie en fonctions des différentes stratégies discursives et des contextes politiques. Toutefois, avec l’analyse de la place d’Homère, ou plutôt des évocations des poèmes homériques dans la Géographie de Strabon, force nous est de reconnaître que la situation a sans aucun doute changé. Pour autant, cela ne revient pas à dire que l’approche du Catalogue que nous identifions dans la Géographie va tout à fait dans le sens de celle que nous avons également identifiée, malgré leurs différences, chez les commentateurs modernes. En effet, ce que nous y trouvons est plutôt un foisonnement assez divers où les citations et les mentions de ce passage chez Strabon revêtent des fonctions variées. Nous trouvons également, à certains moments, une sorte de tentative, de sa part, pour évaluer la valeur historiographique de cette carte homérique, ce qui, quoiqu’autrement, rapproche alors la démarche de Strabon de celles de bien des commentateurs modernes. 1- La place et les fonctions des évocations des poèmes homériques dans la Géographie de Strabon Afin de mieux comprendre les places et les fonctions des citations de vers du Catalogue des vaisseaux ou des allusions faites à son contenu dans les trois livres de la Géographie de Strabon qui traitent de l’Hellade, il est sans doute prudent de commencer par envisager les places et les fonctions des très nombreuses évocations de l’Iliade et de l’Odyssée que l’on trouve au cours des dix-sept livres qui composent cet ouvrage. Cette présence ostensible des épopées homériques – à peu près sept cents citations – a bien entendu déjà fait l’objet de maintes études1073. Parmi ces travaux, le plus complet est sans doute la thèse de doctorat de William Kahles : Strabo and Homer. The Homeric citations in the Geography of Strabo1074. Cette étude nous intéresse pour deux raisonsέ D’une part, son auteur offre un examen de l’ensemble des références homériques de la Géographie tout en étant extrêmement attentif à mettre en évidence 1073 Voir plus récemment les travaux de KIM, 2007, 2010. KAHLES, 1976, p. 207 μ “(…) The preponderance of citations on finding fact behind myth, reconciling the conditions of Homer’s time and before with Strabo’s, correctly interpreting conflicting terms, and identifying places mentioned in Homer with the same supports the contention that Strabo seems obsessed with Homeric studies proving the poet’s accuracyέ” 1074 267 leur lien avec l’ensemble du traité de Strabon1075έ D’autre part, outre ses propres hypothèses, William Kahles fait le point sur les propositions les plus souvent avancées par d’autres chercheurs pour justifier cette place si éminente occupée par les poèmes homériques dans l’ouvrage de Strabon1076. William Kahles commence et justifie sa propre étude en l’intégrant dans le cadre plus large des analyses faites auparavant sur la présence des citations et des mentions homériques chez Strabon. Il nous rappelle ainsi que les commentateurs modernes de la Géographie se sont longtemps et principalement consacrés à l’étude des textes (majoritairement grecs 1077) avec lesquels Strabon a établi un rapport dialectique tout au long de son ouvrage1078. Cette approche se justifiait par leur perception – du reste en partie affirmée par Strabon lui-même1079 – que davantage que d’avoir comme prétention majeure de présenter dans sa Géographie quelque chose de nouveau, Strabon aurait plutôt voulu faire une sorte de compilation1080 des KAHLES, 1976, p. 7-8 μ “It should be clear now that a thorough investigation of the Homeric citations in Strabo is necessary: first to demonstrate once more – this time in regard to Homer – that Strabo was not a blind compiler or editor; second, to describe accurately and completely the ways in which Strabo uses Homer. All the quotations from the Iliad and Odyssey, all references to the epics, and all allusions to Homer by name must be examined. Then the citations must be listed, discussed, and categorized. The body of the paper will require that the contexts in which the citations occur be paraphrasedέ (…) For once citations have been completely gathered, it can be shown that Strabo was not an unthinking compiler, not an editor of older works, but that the geographer used and valued Homer as an authority in various fields because the poet provided information which agreed with Strabo’s philosophy of geographyέ” 1076 Voir dans ce sens : AUJAC, 1966, p. 19 : « Au commencement était Homère, pourrait-on dire chaque fois qu’il s’agit de l’histoire de la littérature ou de la pensée grecquesέ Tel est en tout cas le sentiment profond de Strabon qui, à la suite de tant d’autres, et non des moindres, veut voir dans Homère le fondateur de la science géographique, comme de toute science. » 1077 Voir AUJAC, 1969, p. XIV-XV : « (…) les auteurs que Strabon cite, au cours de sa Géographie, sans pour autant les connaître tous de première main, sont des Grecs (…)έ Sans doute y ajoute-t-il à l’occasion une référence aux Commentaires de César (…), ou une allusion à quelque traité de Cicéron (…), mais cela reste très épisodique, et prouve que, s’il connaissait au moins de nom et de réputation certains auteurs latins, il ne cherchait pas à en tirer grand profit. » 1078 Voir par exemple en France : MARCEL, Dubois, Examen de la Géographie de Strabon : étude critique de la méthode et des sources, Paris, Armand Colin, 1891. 1079 STRABON, I, 2, 1 : ἰ ὲ ῶ ό ἐ ῦ ὶ ὐ ὶ έ ὶ ῶ ὐ ῶ , ὿ έ , ἂ ὴ ὶ ὸ ὐ ὸ ό ῶ ἐ ί ἅ έ . Ὑ ά ΄ ά ὺ έ ῦ ί · ὸ ἂ ὶ ὸ ῖ ῶ ,ἱ ὴ ῖ ί όφ ἐ ή . 1075 1080 STRABτσ, I, 1, 22, où l’auteur qualifie son ouvrage de « ύ ». 268 connaissances géographiques de son temps1081. Les connaissances à synthétiser devraient, selon lui, être vastes, et notamment – telles celles de l’ἱ ί –, utiles et vraisemblables1082. En effet, pour Strabon – qui avait déjà écrit des « Commentaires Historiques » (ὑ ή ἱ ὰ –, il fallait que sa « ύ »1083, telle la philosophie morale et la politique, soit essentiellement utile au monde du gouvernement, autrement dit qu’elle répondît à ses besoins1084. Ainsi, explique-t-il que, dans sa conception très large d’une étude géographique comprenant l’étude de la cosmographie et de la géométrie, ainsi qu’en raison de l’intérêt pour ce qui touche à la vie sur terre et dans le ciel1085, la recherche devait comporter : έ ὶ ὶ ὴ ί ὶφ ὐφ ύ ή , ἡ ί , ὴ ὲ ή (έέέ) toute une part non négligeable de réflexion théorique, soit dans l’ordre de la technique, des mathématiques et de la physique, 1081 À propos de la composition de la Géographie et de son rapport avec les « sciences » de son temps, voir les remarques introductives faites par : AUJAC, 1966, p. 12 μ « Quand, au déclin d’une longue vie, il [Strabon] se décide à composer la Géographie, son propos n’est pas d’apporter du neuf, de livrer le résultat de découvertes positives, de faire avancer la science μ ses voyages qui ne restent qu’occasionnels, ses expériences, limitées et fragmentaires, ses recherches, surtout livresques, ne le prédestinent pas à cela. Simplement, il désire rassembler en un tout aussi cohérent que possible toutes les nouveautés, toutes les acquisitions que les voyages, les expériences, les recherches d’autrui ont fait naître et fructifier jusqu’à ce jourέ Il fait ainsi le point des connaissances que pouvait raisonnablement avoir, dans ce siècle d’Auguste si fertile en bons esprits, un homme ‘éclairé’, soucieux d’efficacité plus que d’érudition pure, mais formé à la lecture intelligente et à la critique des textesέ » 1082 STRABON, I, 1, 19 : … ῷ άφᾞ ύ ἢἐ ί ἐ έ ·ὡ ΄ ὕ ὶ ὶ ἱ ί ὶ ὶ ῶ ά . ὶ ὰ ύ ὸ ή ἀ ὶ έ ὶ ὸ ό . 1083 STRABON, I, 1, 23 : ό ἡ ῖ ό ὑ ή ἱ ὰ ή , ὡ ὑ ά , ἰ ὴ ἠ ὴ ὶ ὴ φ φί , ῖ ὶ ή ἠ ύ · ὁ ὴ ὰ ὶ ὐ ή, ὶ ὸ ὺ ὐ ὺ , ὶ ά ὺ ἐ ῖ ὑ ῖ . ὲ ὸ ὐ ὸ ό ,ὅ ἐ ῖ ὰ ὶ ὺ ἐ φ ῖ ὶ ί ά ή , ὰ ὲ ὰ ὶ ί , ἀ ῦ ῖ ὰ ὰ ὶ ὰ ἀφ έ , ἐ ὲ ῖ ἐ ό ὶ ά ὶἐ ὸ ὸ ὶ ὐ ό ὶἡ ὺ ί . 1084 STRABON, I, 1, 18 : ὸ ὲ ὴ έ ,ὥ , ὶ ὺ ἡ ὺ ί ὶ ὰ ί · ὲ ὶ ἠ φ φί ὶ ὸ έ ὶ ὺ ἡ ὺ ί . Voir aussi, I, 1, 16 : ᾂ ,ὅ ἡ φ ὴ ἐ ὶ ὰ ά ἀ ά ὰ ἡ ά … . Pour un point autour des hypothèses concernant l’intention de l’œuvre de Strabon, voir AUJAC, 1λθλ, pέ XXV-XXIX : « (…) la thèse que soutient Bέ σiese (…) cherche à montrer que Strabon a rédigé son ouvrage à Rome à l’instigation des amis romainsέ (…)έ [Eέ] Pais de son côté soutient une opinion totalement différente. Strabon aurait écrit son traité dans sa ville natale, à l’intention de Pythodoris, reine du Pont, avec laquelle il aurait entretenu d’étroites relations. Auguste lui-même sentait la nécessité de mieux connaître cet ensemble de peuples divers qu’il avait pour mission de dirigerέ (…) C’est ce qui a peut-être incité Wέ Aly à supposer que c’est à l’intention, de l’empereur luimême qu’écrit Strabonέ (…) La position la plus sage parce que la plus prudente, reste pourtant celle de M. Dubois : à son avis, Strabon écrit aussi bien pour le Grecs que pour les Romains, dédiant en esprit son œuvre à tout public suffisamment cultivé pour la comprendre et suffisamment influent pour l’utiliserέ » 1085 STRABON, I, 1, 15 : ᾂ ίᾳ ὶ φ ὸ φί , ὰἐ ί ῖ ὐ ί ά ἰ ἕ ,ὡ ἐ ά ,ἀ ὰ ὴ ῶ ῦ …. 269 Il semblait envisageable à Strabon de se renseigner à la fois : ὴ ὲἐ ἱ ίᾳ ὶ ύ έ (...)1086 (...) à partir de l’information historique et des récits légendaires (...). De cet extrait, il ressort que Strabon reconnaissait une distinction entre « ἱ « ῦ ί » et », même si, nous ne devons pas l’oublier, il ne les concevait pas comme tout à fait comme antinomiques. La meilleure preuve en est – comme nous l’avons déjà souligné dans les première et deuxième parties de ce travail – qu’à divers endroits de son texte Strabon reconnaît que, quoique dans différentes mesures, l’un et l’autre sont des types d’énoncés constitutifs autant des compositions poétiques que des écrits historiques1087. Le cas paradigmatique dans le domaine de la poésie, est celui des épopées homériques. Ainsi, il est évident qu’afin de composer son ouvrage et en plus de ses voyages 1088, Strabon a été surtout nourri par les nombreux travaux de ses prédécesseurs. Ces travaux ont été piochés dans plusieurs domaines, certains plus proches dans le temps1089, d’autres plus éloignés et leurs compositions faisaient partie de ladite « tradition ancienne » ( ή ). Nous y 1090 insistons, Strabon tient à rendre explicite cette dette dès le paragraphe d’ouverture de son ouvrage, lorsqu’il énumère ceux qui furent à son avis les premiers à rendre disponibles des connaissances dans le domaine de la géographie : 1086 STRABON, I, 1, 19. Voir notamment, STRABON, I, 2, 35 μ (…) ὅ ὐ ὲ ῖ άφ ἐ ἱ ί ή έ ὶ ῶ , ἂ ὴἐ ῶ ὴ φί . ί ὰ ὐ ύ , ὅ ύ έ ἑ ό , ὐ ἀ ίᾳ ῶ ,ἀ ὰ ά ῶ ἀ ά ί e ὶ έ ά (…). Voir aussi les considérations de Strabon autour d’Éphore (IV avant notre ère) : STRABON, IX, 3-12, où il parle de deux « genres » pour « ἱ ί » et « ῦ ». Dans ce passage Strabon suggère qu’Éphore, bien que critique de ce chevauchement, court le risque d’y succomber en les mélangeant μ (…) ὴ ἰ ῖ ἐ ύ ό ἱ ί ὶ ὸ ῦ ύ ύ . 1088 STRABON, II, 5,11 : ὐ ὲ ῶ ὲ ὐ ὲ ἂ ὑ ί ῶ φ ά ύ ἡ ῶ ἐ ὼ ῶ έ ά . 1089 STRABON, I, 1, 12 : ὰ ὴ ὅ ῖ ὸ ῦ ί ἰ ή ί. 1090 STRABON, I, 1, 15. 1087 270 Ὅ ό ὶ ὐ ῦ, ὼ ὿ | ὶ ύ , φ ό φ .1091 ί ὁ ὶ ί ὶ έ έ φ ὶ ή φ ί· ὶ ύ ὶ ὶ ῖ , ὁ ό ί · ώ ὶ ί ὲ ὲ ἱ , ὶ ὰ Homère, après lui, Anaximandre de Milet et Hécatée son concitoyen, comme le reconnaît aussi Ératosthène ; puis Démocrite, Eudoxe, Dicéarque, Éphore et bien d’autres ; ou encore, après eux, Ératosthène, Polybe et Posidonius, tous des philosophes. Dès lors et sans aucun doute, Strabon peut mettre en évidence la place éminente que Homère, plus que d’autres poètes1092, va occuper tout au long de son texte, en particulier lorsqu’il est question de renseignements concernant le passé lointain ( ὰ ά, ὰ ἁ ῖ ) et notamment dans le domaine de la géographie1093έ Il justifie tout d’abord ce choix par ses propres affinités intellectuelles avec les analyses d’ordre exégétique des poèmes homériques, des analyses fleurissantes tout au long de l’époque hellénistique (notamment à Alexandrie et à Pergame)1094έ Mais il le justifie également, et plus précisément, par le rôle qu’a joué Ératosthène de Cyrène (IIIe-IIe av. notre ère)1095. Strabon consacre à ce dernier des critiques importantes dans la majeure partie des livres I et II de la Géographie1096 : Eratosthène fut un illustre pourfendeur 1091 STRABON, I, 1, 1. Strabon évoque, entre autres : Hésiode, Antimaque, Archiloque, Tyrtée, Stésichore, Ion, Eschyle, Sophocle, Euripide, Callimaque. À propos de l’usage de la poésie par Strabon voir plus récemment : DUECK, Daniela, “Strabo’s use of poetry”, DUEK, Danielν LIσDSAY, Hughν PτTHECARY, Sarah (edsέ), Strabo’sΝ CulturalΝ Geography. The making of Kolossourgia, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 86-107. 1093 STRABON, I, 2, 20 : ὸ ΄ὅ ὐ ᾂ ὸ ὴ ή ί ἰ ά ῶ ῶ ὶ ὲ ὐ ῷ ῖ ἀ έ ἆ ὶ ἰ ὐ ὰ ὰ ῦ ί , ὰ φί 1094 Voir à ce propos μ PRτσTERA, Francesco, “Sull’esegesi ellenistica della geografia omerica”, Geografia e storia nella Grecia antica, Firenzi, Leo S. Olschki Editore, 2011, p. 3-14. 1095 σ’oublions pas qu’il est censé avoir été pendant longtemps à la tête de la Bibliothèque d’Alexandrieέ Voir à ce propos AUJAC, 1966, p. 50-61. Voir aussi : AUJAC, Germaine, Ératosthène de Cyrène, le pionnier de la géographie, Paris, Éditions du C.T.H.S., 2001. 1096 Voir AUJAC, 1966, p. 2 : « Il n’est que de jeter un coup d’œil sur les Prolégomènes pour s’apercevoir qu’après une brève Introduction sur les intérêts et les servitudes de la géographie, au cours de laquelle il salue Homère comme le fondateur de cette science, Strabon consacre la majeure partie des livres I e II à la critique de l’ouvrage d’Ératosthèneέ » 1092 271 d’Homère, de l’usage de ses poèmes comme une sorte d’ « initiation valable à la science »1097 – une conception particulièrement chère, en revanche, aux Stoïciens et à Strabon lui-même1098. Autrement dit, dans son dessein de fonder solidement et intellectuellement les choix constitutifs de son ouvrage où citations et allusions aux passages des poèmes homériques se font si présents, le besoin de Strabon de veiller à la fois à défendre Homère et à critiquer Ératosthène n’est pas surprenant1099έ Ainsi, outre le recours à d’autres parmi ses illustres prédécesseurs qui ont déjà utilisé les poèmes homériques, Strabon n’hésite pas à surtout s’appuyer sur celui qui avait déjà écrit un commentaire critique contre Ératosthène, Hipparque, dont nous ne connaissons le Contre-Ératosthène1100 que par l’intermédiaire de la Géographie. Compte tenu de tout ce qui précède, nous pouvons sans aucun doute identifier et donc attester le bien-fondé des réponses les plus souvent données par les chercheurs qui ont tenté de justifier la place éminente qu’Homère occupe dans la Géographie. William Kahles a résumé ainsi les conclusions de la recherche : Strabon est identifié avec une pensée stoïcienne qui attribue à Homère la place de précurseur de toutes sortes de savoir ; il doit ceci en particulier à son affinité intellectuelle avec, voire son appartenance à l’école de Pergame dont le vif intérêt pour l’exégèse homérique est connu ν il s’appuie sur le fait que les études géographiques précédant la sienne, auraient – c’est une hypothèse –, et certes de façon différente, déjà fait des poèmes Voir AUJAC, 1966, p. 62 : « (…) Peut-être la verve cruelle d’Ératosthène est-elle alimentée par la tendance alexandrine du moment de mettre en vers les sujets les plus austèresέ (…) Peut-être l’attaque contre Homère estelle surtout une mise en garde, un conseil de prudence adressé à ceux qui risquent de voir dans d’actuelles affabulations poétiques une initiation valable à la science et qui commettent la même erreur que ceux qui veulent voir dans les poèmes d’Homère les premiers résumés des connaissances géographiques, ou plutôt des institutions géographiques du temps. » 1098 Voir STRABON, I, 2, 2 et I 2, 3, où il souligne que les Stoïciens en viennent au point de soutenir que : ό ὴ φ ὸ φό . Voir encore une fois à ce propos AUJAC, 1966, p. 61-62 : « (…) En fait la mauvaise humeur d’Ératosthène n’est jamais dirigée contre le poète, au charme duquel il ne laisse pas d’être sensible, mais contre ses commentateurs, les Stoïciens surtout, qui, par leur admiration imbécile, nuisent inéluctablement à la cause de la science authentique et de la vérité, autant qu’à celle de la poésie, incitant les hommes à se contenter d’à peu près, quand l’exactitude est nécessaire, à s’exprimer au moyen d’images qui contiennent une part de faux, à utiliser mythes et paraboles à la place d’une définition précise et dépourvue d’ambigüité et, par là même, à oublier le vrai message de la poésieέ » 1099 Voir AUJAC, 1966, p. 49 μ « (…) à l’époque où écrit Strabon (…) a paru une œuvre magistrale, qui a semblé pour longtemps avoir fait le point des connaissances, tout en apportant nombre de vues neuves et originales : la Géographie d’Ératosthèneέ (…)έ Aussi, quand Strabon désira à son tour entrer dans la lice, et composer une sorte d’encyclopédie géographique, c’est face à Ératosthène qu’il se posera nécessairement, c’est face à lui qu’il s’opposera, puisque c’est le seul auteur qui ait fourni un traité complet de géographieέ » 1100 STRABON, I, 2, 2 : ό ΄ἐ έ έ , έ ἅ ὶ ὴ ά ὸ ὐ ὸ ἀ ί . À propos d’Hipparque et de son Contre-Ératosthène, voir AUJAC, 1966, p. 65-72. Strabo depends so much upon Homer, and because he does, why he must defend the poet as much as he does. The long-standing answers have been as followsμ τne tenet of Stoic philosophy was total acceptance of Homer’s veracity, and Strabo was a Stoic. Second, Strabo was a member of the school of Pergamum, which had a renewed interest in Homeric studies. Third, all geography before Strabo had been concerned in one way or another with Homer, and Strabo was only following suitέ” 1097 272 homériques leur référence incontournable1101. William Kahles nous rappelle du reste que certains analystes ont même voulu interpréter l’ensemble des citations homériques de la Géographie comme des emprunts faits par Strabon aux œuvres de ses prédécesseurs1102. William Kahles reprend ces conclusions, du reste étroitement liées aux fonctions les plus manifestes que sa propre analyse a trouvé associées aux citations et allusions homériques au cours de la Géographie et qu’il a choisi de classer en deux grandes groupes. Le premier groupe englobe des citations et allusions qui sont des commentaires autour de la question de la valeur des contenus transmis par les poèmes d’Homèreέ Le second groupe concerne les usages qui sont faits des poèmes comme textes de référence pour le passé lointain, et pour fournir des renseignements de nature diverse, y compris en matière de style1103. William Kahles attire également notre attention sur le fait que, s’il ne faut certes pas nier l’importance des prédécesseurs dans la construction du φί ό de Strabon, il est néanmoins temps de considérer le savant grec non plus comme un simple compilateur, mais comme un lecteur et un auteur bien attentif à son époque et, en particulier, aux besoins politiques du présentέ D’où la proposition de William Kahles de mettre en avant une autre fonction des citations et allusions homériques dans la Géographieέ Cette fonction, quoique d’une importance première pour Strabon lui-même, n’a été que peu mise en avant par ses prédécesseurs μ c’est celle de l’utilité politique des contenus (géographiques) transmis par les poèmes homériques et dont Strabon a su largement se servir tout au long de la construction de son texte1104. Celui-ci fut en effet composé à un moment historique précis où, bien que leurs territoires se trouvaient dominés par les Romains, il était néanmoins possible pour les Grecs de sauvegarder une place qui leur semblait propre, et qui pouvait être utile à l’empire naissant1105. 1101 KAHLES, 1976, p. 208. KAHLES, 1976, p. 3 : “This view of Strabo portrays him as a compiler or editor, and detracts from his individual qualities as writer and geographer. It is not surprising that Hugo Bidder attempted to trace all the Homeric quotations in Strabo to the geographer’s predecessors [BIDDER, Hugo. De Strabonis studiis Homericis capita selecta. Berlin, 1889]έ Are we to infer, then, that Homeric influence in Strabo’s Geography is merely a reflection of Strabo’s sources, a kind of residue left by those who had gone before himς I think notέ” 1103 KAHLES, 1976, p. 189 : “(…) first, those citations in which Strabo seems excessively concerned with Homer – passages in which he defends Homer’s knowledge by offering correct interpretations, by explaining terms, by reconciling contradictions in place and name, in short, all those places where the geographer’s attitude approaches blind faith; second, the citations which do not fall into the first category, that is, the passages in which Strabo sees Homer as a genuine authority, a source of history and geography, and as an artist who provides illustrations, ornamentation, and parallels.” Malgré cette division majeure Kahles reconnaît aussi l’existence d’un autre groupe moins expressif. Voir, p. 205-206: “Beside citations in defense of Homer and citations used as sources, there is a group of miscellaneous citations – citations mainly found in other writers or bits of information on Homer’s lifeέ” 1104 KAHLES, 1976, p. 208-212. 1105 Dans ce sens voir AUJAC, 1966, p. 13-14: « (…) Après l’effondrement politique de la Grèce, Rome prenait rang de grande puissance mondiale (dans le ‘monde habité’ d’alors), étendait sans cesse les limites d’un empire (…)έ Strabon, conscient de cette évolution et de son importance, fier d’y participer, se donne pour but avoué de faciliter par une meilleure connaissance de la géographie la mainmise de l’empire romain sur le monde habité 1102 273 En effet, il suffit de considérer le seul extrait du livre I de Strabon (ci-dessous) pour attester le bien-fondé des multiples fonctions des usages des poèmes homériques mises en évidence par les analystes : (…) ὶ ῶ ἐ ὶ Ὅ · ὑ έ ὸ ί ἐ ἐ ύ ἐ ὕ ἐ έ ὶ ὺ ὰ ὅ ὀ ῶ ὑ ήφ ὶἡ ῖ , ἀ έ ὐ ό ἐ ὰ ὴ ί ὺ ά ὶ ὺ ὕ ,ἀ ὰ ίᾳ ὸ ό , ἀφ΄ ὐ ό ῖ , ὅ ὅ ί ί ,ἀ ὰ ὶ ὰ ὶ ὺ ό ύ ὴ ἰ έ , ὶ ὶ ἱ ὸἡ ῶ ,ᾔ φ ἐ ί ἀ ά ό ὶ ὰ ὶ ὰ ά ὶ ώ ῖ ύ ΄ἕ ά .1106 (…) Et d’abord, n’est-il pas parfaitement justifié, comme nous l’avons fait (nous et nos prédécesseurs, dont Hipparque), de considérer Homère comme le promoteur de la connaissance géographique ? La qualité de sa poésie le place nettement au-dessus de tous ses rivaux, passés ou à venir, mais, tout autant, sa connaissance de la vie politique qui lui a permis de s’intéresser non seulement aux exploits des hommes, avec le désir d’en connaître le plus possible et d’en transmettre le souvenir à la postérité ou dans leurs rapports avec l’ensemble du monde habité, terre et merέ Dans ce passage, Strabon nous offre une sorte de résumé qui justifie son abondant usage du poète, dû autant à l’excellence rhétorique qui caractérise le ό poétique d’Homère1107, qu’à l’intérêt des connaissances d’ordre historico-géographique et socio-politique qui s’y trouventέ Celles-ci ont fait d’Homère le modèle inspirateur de Strabon et de tant d’autresέ Un tel éloge rend compte du fait que la fonction d’autorité des poèmes homériques est demeurée inébranlable. Cela n’empêche pas Strabon de reconnaître à maintes reprises les limites intrinsèques aux usages des poèmes homériques – dues à d’éventuelles ignorances etήou à de simples changements survenus au cours du temps, ou même à l’inutilité qu’Homère aurait trouvé à faire référence à des localités n’ayant aucune pertinence pour le sujet de son récit et pour ceux à qui il s’adressait1108έ Ces défauts s’expliquaient par le désir propre aux poètes de produire un effet (de plaisir ou de terreur) sur le public. Mais ces « fautes » ne suffisaient (…)έ »Voir plus récemment KIM, 2ί1ί, pέ κ4 μ “By endowing Homer with the historiographical qualities he holds most dear, and figuring them as particularly Greek values, Strabo fashions a Homer in his own image, as he tries to reinstill a sense of the relevance and importance of Greek culture and the Greek past for the nascent Roman Empireέ” 1106 STRABON, I, 1, 2. 1107 Voir à ce propos : STRABON, I, 2, 4-6. 1108 STRABON, I, 2, 21. 274 pourtant pas à effacer le souci évident qu’aurait eu Homère de transmettre les connaissances véritables qu’il avait (aussi) sur le « monde habité », en gros celui des Achéens et celui des Troyens et de leurs alliés. Ce sont de ceux-ci que Strabon traite respectivement dans ses livres VIII, IX, X, XII et XIII. Ce n’est donc pas un hasard si parmi tant d’autres d’exemples, et d’emblée dès ses « Prolégomènes », Strabon évoque, afin d’attester davantage ce souci de transmission de connaissances (géographiques) diverses d’Homère, les usages des épithètes dans le Catalogue des vaisseaux1109 – du reste déjà interprétés par Ératosthène comme signe des connaissances minutieuses qu’Homère avait des localités dont il parlait1110! Mais, il ne faudrait pas voir dans cet exemple le signe que Strabon attribuait déjà une valeur particulièrement historique à ce passage de l’Iliade. Cela ne saurait être le cas, non parce qu’il ne reconnaissait pas la valeur des informations transmises dans ce passage, mais parce que dès le début de sa Géographie, Strabon évoque des passages du Catalogue – autant que de nombreux autres extraits des poèmes homériques – dans des buts différentsέ Ces buts peuvent d’ailleurs parfois s’additionnerέ Il s’agit d’illustrer un argument1111, de commenter l’étendue des connaissances d’Homère1112, de faire des remarques sur son style1113. Autrement dit, les usages de passages du Catalogues des vaisseaux, de même que l’ensemble des usages des poèmes homériques dans la Géographie, ne se réduisent pas à une seule fonction. De tout ce qui précède, en considérant notamment l’ampleur des évocations des passages du Catalogue des vaisseaux dans la Géographie et le fait que l’analyse de l’ensemble des citations, y compris bien entendu celles des passages du Catalogue, a déjà été menée par William Kahles, notre choix sera de commenter brièvement dans la partie suivante quelques exemples choisis. Ces exemples sont ceux par l’intermédiaire desquels Strabon nous donne l’occasion de considérer les usages politiques, divers eux-aussi, des passages du « Catalogue » faits par les Anciensέ Ces usages montrent, encore une fois, que dans l’Antiquité, loin d’être une cible privilégiée des exégètes souhaitant résoudre des « questions homériques », ce morceau se révélait être un énoncé assez vivant, évoqué à maintes reprises et sujet à des changements dans STRABON, I, 2, 17 : ἰ έ ὴ φ ῖ, ὰ ἰ ῖ ἢ ἐ ί , έ ἐ ἱ ί ὶ έ ὶ ύ . ὲ ᾂ ἱ έ , ὡ ἐ ῶ ό ᾞ ὰἑ ά ό ό έ ή , ὴ ΄ἐ ό ό , ὲ ή , ὴ ΄ἀ ί ἐ έ ὸ έ ,ὡ ὅ έ ἰ ά ῃ· ύ ὲἡ ὴ ὶ ά ὐ ό , ὐ ΄ ό · 1110 STRABON, I, 2, 3. 1111 STRABON, I, 1, 16. 1112 STRABON, I, 2, 16, passage cité supra. Voir aussi, I, 2, 28. 1113 STRABON, I, 2, 23. 1109 ί ῦ · ἢ ὶ ὴ ἀ ή ῦ, ὴ ὲ ὲ έ . ὸ ὲ ά 275 son contenu mêmeέ Ces derniers étaient motivés par certaines contestations d’ordre politique dans lesquelles les Grecs faisaient intervenir le Catalogue des vaisseaux. 2- Le Catalogue des vaisseaux comme argument d’autorité géopolitique Les poèmes homériques, notamment le Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, ainsi que les commentaires autour de ce passage, sont sans aucun doute les principaux textes avec lesquels Strabon dialogue dans les livres VIII, IX et X, c’est-à-dire les trois livres au cours desquels l’auteur se consacre à une étude de la φί 1114 . Pourtant, comme Strabon l’explicite lors de son introduction à cette partie de son étude, puis l’atteste largement au cours de son texte, ils sont loin d’être les seuls1115. En effet, si dans l’introduction du livre qui (ré)inaugure le traitement de cette nouvelle région du monde habité1116 Strabon tient à dénombrer les auteurs ayant abordé ce sujet avant lui – et auxquels il va revenir tout au long de son texte –, c’est encore une fois à Homère qu’est attribuée la première placeέ Homère est le premier à s’être consacré à cette matière1117. Il existe toutefois une différence entre Homère et ses successeurs. Si, selon Strabon, il est normalement facile de se prononcer sur les renseignements fournis par les auteurs dont les ouvrages sont plus proches dans le temps, en ce qui concerne les informations transmises par les poèmes homériques il est Ce que Strabon explicite, par exemple, dans ce passage : IX, 2, 41 : ᾂ ὰ ὴ ύ ὕ ἡ ή ῖ ἱ ὰ ὶ ῶ ῶ ά , ἀ ῦ ,ὅ ἰ ῖ ὸ ὴ ἡ έ ὑ ό . 1115 Voir la notice du livre VIII par Raoul BALADIÉ, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 20-21: « (…) Dans ce cadre, a trouvé place une matière érudite qui prend, en général, la forme d’un commentaire d’Homère et qui procède pour l’essentiel, du Commentaire du Catalogue des Vaisseaux d’Apollodore, secondairement, du Commentaire du Catalogue troyen de Démétrios de Skepsis. C’est à eux, à Apollodore surtout, que Strabon doit tout cet appareil d’érudition qui frappe quand on lit le livre VIII, en particulier ses nombreuses références – plus de soixante-dix pour ce seul livre – à des écrivains qui représentent à peu près tous les genres et toutes les époques da la littérature grecque. » 1116 En fait, comme Strabon lui-même le remarque, il avait déjà commencé à traiter d’une petite partie de la Grèce : la Macédoine, et il va donner là suite à son étude : Strabon, VIII, I, I : ὶ ΄ἐ ό ἀ ὸ ῶ ἑ ί ὐ ώ ῶ , ὅ ά ῃ έ ἐ ὸ ὶ ἐ ό , ά ά ύ ά ἐ ὐ έ ῦ άϊ ὶ ά ὐ ὺ έ , ὴ ί ,ἀ ώ ὶ ὰ ὰ φί . 1117 STRABON, VIII, 1, 1 : Ὅ ὲ ῶ , ὶ ί ἐ ύ , ἱ ὲ ἰ ᾳ έ ἢ ί ἢ ό ῦ ἐ ά ,ἐ ὶ ὰ ὰ έ , ἱ ΄ἐ ἱ ί φ ὶ ἀ ί ὴ ῶ ἠ φί , ά φ ό ἐ ί ὶ ύ , ΄ ἰ ὸ φ ὸ ό ὶ ὸ ὸ έ ό ὶ ῶ ύ , ά ώ ό ὶ · 1114 276 nécessaire de s’imposer un rigoureux devoir d’examenέ Car, en plus de parler d’une époque fort ancienne, Homère nous parle en poète1118. Cela dit, il faut pourtant insister sur le fait que, si Strabon fait usage (cite/mentionne) des extraits d’ouvrages d’autres poètes – certes à moindre échelle, comparé à Homère –, il ne se donne pas autant de/ou aucune peine pour les justifier ou pour les défendre. Nous voyons donc là un élément supplémentaire en faveur de l’hypothèse que si, en écho à l’introduction de son ouvrage et dès le début du premier de ces trois livres traitant de la géographie de l’Hellade, Strabon ressent le besoin de renforcer davantage la place éminente qu’il consacre aux poèmes homériques et de la justifier, cela renforce l’idée de leur statut d’exception. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, les poèmes homériques se constituent en éléments dialectiques et stratégiques essentiels dans la construction de la Géographie de Strabon, une œuvre composée dans le but d’être politiquement utile au gouvernement de son tempsέ Strabon, du reste, ne passe pas sous silence cet objectif lorsqu’il argumente ainsi : (…) ἀ ά ό ὕ ῦ φό ὰ ἀ ὶ ά φί ὴ ὸ ῦ ῖ ῦ ό ὶ ῶ ἡ ἐ ί ό , ,ὅ ᾖ ὐ ῶ ό ·1119 ὰ ὴ ί ὲ ἀ ῦ ῦ ἑ ά ῖ ῖ (…) la réputation du poète, la place qu’il occupe dans notre vie depuis notre enfance nous imposent cette confrontation du présent et du passé. Traite-t-on un sujet, on se croit chaque fois dans la bonne voie, lorsqu’on ne contredit en rien la tradition qu’Homère a sur ce point solidement accréditée. Dans cette perspective, il ne faut pas non plus perdre de vue le moment politique vécu par Strabon, habitant d’un territoire grec devenu province romaineέ C’est à cette situation que certains auteurs ont en grande partie attribué son effort pour composer une étude géographique (de l’Hellade), laquelle devait viser à approfondir les rapports entre le passé et le présent des peuples, des régions et de bien d’autres aspects1120. STRABON, VIII, 1, 1 : (…) ὰ ὲ ᾂ ῶ ὐ ί άἐ , ὰ ΄ ή έ ῖ , ῶ έ ὶ ὐ ὰ ῦ ,ἀ ὰ ὰἀ ῖ ,ᾔ ὁ ό ἠ ύ ὰ ά. 1119 STRABON, VIII, 3, 3. Voir à ce propos BALADIÉ, 1978, p. 11: « (...) La démarche de Strabon comporte les différentes étapes que voici : description de la situation présente d’une région, approchement avec celle que nous fait connaître le texte d’Homère et, si nécessaire, identification des lieux que mentionne celui-ci ; pour terminer, rappel des grands faits de l’histoire intermédiaire ». 1120 AUJAC, 1969, p. XII-XIII : « Si Strabon veut acquérir quelque renommée à son tour et se montrer digne successeur de ses remuants ancêtres, que peut-il faire d’autre que d’offrir ses services aux puissants du jour ? Amasée est désormais province romaine (…) ν l’heure n’est plus à la lutte pour l’indépendance ni au jeu subtil de 1118 277 Ainsi, si la place d’Homère, notamment dans ces trois livres sur l’Hellade, est centrale, il serait néanmoins faux de vouloir réduire ceux-ci à une sorte de commentaire du Catalogue des vaisseaux, voire d’un commentaire sur les commentaires de ce catalogue, notamment celui fait par Apollodore1121έ Tout d’abord parce que ce passage est, à certains moments, plus ou moins évoqué, puisque plus ou moins utile1122. Et par ailleurs, outre le fait qu’Homère soit loin d’être le seul auteur auquel il est fait référence, le Catalogue des vaisseaux n’est pas non plus le seul passage homérique tenu comme repère important par Strabon. En effet, Strabon cite à plusieurs reprises des passages de l’Odyssée ainsi que d’autres passages de l’Iliade. Par conséquent, nous soutenons qu’il serait également compliqué, même dans les moments où Strabon suit et commente de près l’ordre et les lieux listés dans le Catalogue 1123, de vouloir faire de Strabon une sorte de précurseur de nos commentateurs modernes du Catalogue. Strabon ne traite pas le catalogue comme une « chose », un texte à part qu’il commente en tant qu’objet d’analyseέ Ce qui l’intéresse, c’est de parler de la situation présente et, s’il parle et éventuellement essaie de défaire et de justifier certaines ambigüités du catalogue homérique 1124 (voire des catalogues homériques), nous ne devons pas nous laisser abuser car c’est à titre de comparaison qu’il invoque des faits de l’histoire ancienne1125έ Son but est d’éclairer le présent et non le passé1126έ C’est d’ailleurs sans doute pourquoi il n’est jamais question, comme cela a la politiqueέ C’est en mettant à la disposition de Rome sa vaste culture qu’un Grec peut sans doute se montrer un serviteur utile de l’Empire romain, acquérir du renom personnel, et rendre un illustre hommage à ses origines. » 1121 KAHLES, 1λιθ, pέ ιθμ “Strabo’s treatment of the geography of Greece has been attacked as no more than a commentary on the Homeric Catalogue of Shipsέ” Il serait du reste également faux d’envisager les passages du livre XIII où Strabon traite de la Troade comme un commentaire au Catalogue troyen de l’Iliade, puisque comme l’admet l’auteur, Homère ne serait, quoique le premier à son avis, que l’un parmi d’autres à avoir traité de ce sujet, d’où son importanceέ Voir STRABON, XII, 1, 1. 1122 BALADIÉ, 1978, p. 11: « (...) Il n’est pas rare que l’auteur s’en soit écarté, par nécessité quand les réalités géographiques correspondaient mal au texte d’Homère qui servait de référence, parfois aussi sans raison apparente, soit qu’il n’ pas su se plier à des limites et à un classement qu’il avait d’avance fixé ». 1123 Nous pensons notamment au cinquième chapitre du Livre IX, où Strabon traite de la Thessalie. Passage dont BALADIÉ, 1λλθ, dans sa notice qui précède la traduction de l’édition Les Belles Lettres, affirme, p. 11 : « Nulle part, il ne suivra de plus près le Catalogue des Vaisseaux. » 1124 Voir STRABON, X, 2, 9-15, où il est question d’une discussion qui touche les localités du 1η econtingent du « Catalogue des vaisseaux », c’est-à-dire celui commandé Ulysse en personne, d’habitude inclus parmi les passages problématiques, voir « Special Problems of the Achaean Catalogue » (KIRK, 1985, p. 178-179). 1125 Voir aussi l’ouverture du Livre XIII où il est question des poèmes d’Homère comme textes incontournables pour traiter de la Troade : STRABON, XIII, 1, 1 : (...) ὸ ῦ ὲ ώ ῖ ὶ ή ὅ ὴ ἰ ί ῦ ή ὴἡ ῖ ἀ ά ἱἐ ά ἢ ῖ φό ῦ ὴ ῶ ἐ ό ὶ ῶ ῶ · ά ὲ ῷ ή ὶ ὸ ῶ ἐ ά ὴ ώ ή ὶ ά , ὶ ἱ φ ῖ ὐ ὶ ὰ ὐ ὰ άφ ὶ ῶ ὐ ῶ , ὐ ὲ φῶ ά ·ᾔ ἐ ὶ ώ ἐ Ὅ ἰ ά ὶ ῶ ί έ . ῖ ὲ ὶ ὰ ύ ὶ ὰ ῶ (...). 1126 Voir dans ce sens : STRABON, VIII, 3, 3 : έ ὲ ῦ , ά ά ῦ ὶ ὰ ὑφ΄ ή ό · (...) ῖ ὴ ά έ ὶ ὰ ῦ ῦ έ , ἐφ΄ὅ ή , < > ῖ . STRABON, XII, 8, 7 : (...) ὅ ΄ἂ φύ ῃ ἱ ί , ῦ ὲ ἐ έ , ὐ ὰ ἐ ῦ ὸ φί , ὰ ὲ ῦ έ . 278 souvent été dans les cas chez les Modernes – nous l’avons vu dans la deuxième partie –, de chercher le document sur lequel Homère aurait pu s’appuyer pour composer ce catalogue, voire d’essayer de chercher la « Grèce » représentée par Homèreέ Bien entendu, cela ne l’empêche pas de laisser entendre que le poète a représenté des aspects géographiques à la fois de son propre temps et de l’époque dont il parle1127. Ainsi, ce sont les poèmes d’Homère dans leur ensemble, et non pas un passage plus qu’un autre, qui ont une place d’autorité dans la Géographie. Si les passages du Catalogue des vaisseaux sont abondamment évoqués, c’est pour la pertinence de leurs contenus et non pas parce que Strabon identifie un énoncé en catalogue comme un signe quelconque de la valeur particulière de ce passage. Quoi qu’il en soit, faisant lui-même un usage dialectique et politique des poèmes homériques – et notamment des passages du Catalogue des vaisseaux – tout au long de son étude géographique de l’Hellade, l’auteur de la Géographie nous offre des témoignages d’usages de ce catalogue comme des arguments géopolitiques efficacesέ Ces usages ont eu, du reste, des conséquences à la fois dans le processus de cristallisation et dans celui des interprétations du contenu même de ce passage tel quel il nous est parvenu. En témoigne le cas illustre de l’ancienne dispute entre Athéniens et Mégariens concernant l’île de Salamineέ Les usages respectifs du Catalogues des vaisseaux, comme argument d’autorité potentiellement utile en faveur de l’une etήou de l’autre partie, ont eu comme conséquence l’introductionήexclusion d’une entrée entière dans le Catalogueέ Ces interventions, malgré la vivacité des controverses parmi les , n’ont pas empêché la fixation de l’une, au détriment de l’autre, dans le texte plus ou moins cristallisé de l’Iliade tel qu’il est parvenu jusqu’à Strabon – puis jusqu’à nous : Voir à ce propos : STRABON, X, 4, 15 : ὰ ὐ ὲ ὰ ὰ άφ ὁ ὴ ἑ ά ὑ ά ὴ ή ,ἀ ὰ ΄ ὐ ό ,ἐ ὰ ῦἰ ί ώ έ · En fait, Strabon nous laisse entendre à plusieurs reprises qu’il pense qu’Homère aurait vécu après les événements dont il parle. Voir à ce propos l’hypothèse proposée par AUJAC, 1λθλ, pέ 1ικ, note 4 : « (…) Sans doute [Strabon] adopte-t-il la chronologie de Théopompe (F. Gr. Hist., 115 F 205) qui place Homère cinq cents ans après la guerre de Troie, du temps d’Archiloque, ce qui mettait vers θκί l’ἀ ή du Poète si, avec Ératosthène, l’on faisait remonter à 11κί avant J.-Cέ l’expédition contre Troieέ » 1127 279 ὶ ῦ ὑ ὐ ῖ ό ά ΄ἐ ἑ ῦ ῖ ά ί ὐ ἀ (…)1130 ἱ ὲ ῦ ί ὸ ὸ έ , ἱ ὲ ῦ , ί ὰ ὸ ,1128 , ΄ ,ἵ ΄ ί ή ῷ ὑ ά . έ ἐ ῖ ὐ ῖ . ὴ , ἱ ὲ ΄ἐ ΄ ἰ ἅἐ ῖ ὴ , ὸ ὲ ὶ ὐ · ἱφ ἱ ὲ ἐ ῷ ῶ ό ᾞ ῖ ί φά ,1129 ῦ ὴ ἐ ἀ ῦ ΄ ἱ ύ ῖ ἀ ῖ ύ ἵ ὶ ὰ ᾞ έ ί ὰ ὸ ή ὰ ί ὕ ῶ ΄ ἐ ῶ ή · ί , ό ·1131 ά … .1132 L’île de Salamine appartient maintenant aux Athéniensέ Anciennement elle fut un sujet de querelle entre eux et les Mégariens. Pour les uns Pisistrate, pour d’autres Solon, aurait dans le Catalogue des vaisseaux, après le vers : Ajax amenait douze vaisseaux de Salamine, Frauduleusement introduit celui-ci : Il leur fit pendre position à l’endroit où se tenaient les bataillons athéniens, pour prouver en s’appuyant sur le témoignage du poète, que l’île avait appartenu primitivement aux Athéniens. 1128 Il. II, 557. Il. II, 558. 1130 Ils sont cités consécutivement ici : Il. XIII, 681 ; IV, 327-330 ; IV, 273 ; III, 230. 1131 Voir à propos de ces vers, note ι, de l’édition Les Belles Lettres, pέ ηι : « Ces vers devaient être cités dans les ouvrages où les historiens locaux de Mégare, tels que Héréas (F Gr Hist 486) et Dieuchidas (voir Plut. Solon 10 et Thésée 20 ; Diogène Laërce I, 57), répliquaient aux prétentions des Athéniens. » 1132 STRABON, IX, 1, 10. 1129 280 Mais les critiques n’acceptaient pas cette thèse parce que beaucoup d’autres vers prouvaient le contraire. (…) Ainsi, à ce qu’il paraît, les Athéniens auraient faussement prétendu avoir trouvé dans Homère une preuve de ce genre, et les Mégariens, de leur côté, auraient répliqué en interpolant les vers que voici : Ajax amena des vaisseaux de Salamine, De Polichné, d’Aigiroussa, de σisai et de Tripodes. Ce sont là des localités de Salamineέ (…) D’autres exemples offerts par Strabon témoignent des enjeux géopolitiques qui jouaient non sur le contenu de ce passage, mais sur ses lectures. Car les différentes interprétations des poèmes homériques et du Catalogue se montrent intimement associés à des contextes bien précis. Ainsi, il pouvait être utile pour certaines localités d’évoquer leur présence à un moment donné dans le catalogue homérique comme signe d’une gloire passéέ D’après Strabon, ce fut le cas pour les trois Pylos de son époque (une en Messénie, une en Élide et l’autre en Triphylie), qui essaient, toutes les trois, de se faire identifier comme étant la Pylos de Nestor, dont le territoire – d’après la description que nous trouvons dans le Catalogue1133 – serait traversée par l’Alphée1134. Pour d’autres, au contraire, il pouvait se montrer plus avantageux de soutenir leur absence aux côtés des Achéens lors de la guerre de Troie et, par conséquent, leur omission dans le Catalogueέ C’était d’après Strabon le cas des Acarnaniens, dont pourtant la présence dans le Catalogue, à l’opposé d’Éphore, était, selon lui, implicite : 1133 Il. II., 591-602 : ὲ ύ ΄ἐ έ ὶ ή ἐ ὴ ὶ ύ , φ ῖ ό , ἰ ἐύ ἰ ύ, ὶ ή ὶ φ έ ὶ ὸ ὶ ὶ ώ , … ῶ ᾂ ΄ἡ ό ή ἱ ό έ · ῷ ’ἐ ή φ ὶ έ ἐ ό . 1134 Pour ce débat assez long dans la Géographie, voir STRABON VIII, 3, 7 ; 3, 26-29. En effet les débats autour de la « Pylos de Nélée » seront un sujet très controversé de l’Antiquité jusqu’à nos joursέ Pour un point à ce propos voir GUIEU, 2009, p. 310-313. 281 ῖ ὲ ί ᾂ ,ἐ ἵ ΄ ἀ ί ἐ ῷ ό ᾞ ῶ ὶ ό ἵ ὴ «ἀ ὴ » ἰ έ ά ΄ἀ ὿ ΄ἡ « » φ ΄ ὿φ (…) ύ ΄, ὡ ἰ ό , ῖ φί έ Ῥ ἐ ύ , έ ,ὡ ὺ ἐ ί ί · φ ά , ὿ ἰ ίᾳ · ὐ ὲ 1136 . έ ΄ἐ έ ί ὠ ῦ · ό ά ἐ ί ὐ ὶ ά ὿ ὰ ὰ ὅ ῶ ὶ ὺ ἐ ὶ ῦ ὶ .1135 ό , ὿ ΄ἡ « ἀ ή ὐ ὴ» ἱ ὴ ί ό ἐ ὶ ὺ ἐ ῷ < ἰ > ᾞ ὿ ῦ ΄ἐ φέ ά . , ΄ ὐ ῶ ό ό ᾞ ἐ ῖ Nous avons montré aussi, rappelons-le1137, que les Acarnaniens sont évoqués dans les dénombrements du Catalogue des Vaisseaux pour avoir pris part à la Guerre de Troie et qu’on désignait certains d’entre eux comme ceux qui habitaient le « rivage », ou encore ainsi : Et ceux du continent, devenu leur domaine, Qui habitent la côte en face des lieux. Le « continent » n’avait alors pas encore reçu le nom d’Acarnanie, pas plus que le « rivage » celui de Leucadeέ Éphore affirme au contraire qu’ils ne participèrent pas à l’expédition et donne les raisons suivantes. (…) C’est de cette tradition, semble-t-il, qu’ils tirèrent argument dans les négociations qui aboutirent, dit-on, à circonvenir les Romains, car ils auraient obtenu de demeurer autonomes en leur représentant qu’ils avaient été les seuls à ne pas participer à l’expédition menée contre leurs ancêtres, comme le prouvait le fait qu’ils n’étaient mentionnés ni dans le Catalogue étolien, ni à titre séparé, leur nom ne figurant nulle part dans toute l’épopéeέ Ainsi, le cas de la présence massive du Catalogue des vaisseaux dans la Géographie de Strabon, en particulier dans les livres où il traite de l’Hellade, montre d’une façon assez claire le rapport complexe que les Anciens entretenaient avec les poèmes homériques, notamment 1135 Il. 2, 635. STRABON, X, 2, 25. 1137 STRABτσ, X, 2, 1ίέ Voir à propos de ces vers la note 2 de l’édition Les Belles Lettres, 1λι1, pέ ηθ : « (…) c’est Apollodore qui commençait par poser que les Acarnaniens figurent implicitement dans le Catalogue et Strabon oublie ici qu’il avait laissé de côté ce préambule pour traiter seulement le point de géographie historique qui l’intéresseέ » 1136 282 l’Iliade et l’Odyssée. Le Catalogue des vaisseaux était une partie constituante qui pouvait se rendre plus utile que d’autres dans différents passages des textes anciens, mais elle n’était pas pour autant considérée comme un énoncé dont les traits stylistiques et épistémologiques suggéraient qu’il fallait lui donner une valeur particulière et encore moins « historique ». 283 Conclusion Ce parcours au long duquel nous avons chercher à mettre en parallèle les usages anciens et modernes des discours en catalogue, en prenant comme cas privilégié d’analyse celui du Catalogue des vaisseaux de l’Iliade, nous permet sans doute d’avancer quelques réponses aux questions que nous avons soulevées dans notre texte d’introductionέ Commençons par une affirmation de portée générale et disons simplement que s’il existe bien un fil conducteur entre les Anciens et les Modernes, on le trouvera dans les débats continus et toujours controversés autour d’Homère et de ses poèmesέ Ces débats ont, comme nous l’avons vu, mis très tôt en question l’évaluation des valeurs propres aux contenus transmis notamment par l’Iliade et par l’Odyssée. σéanmoins, ce débat intense et continu autour d’Homère et de ses poèmes – y compris autour du Catalogue des vaisseaux – ne se laisse pas « saisir » dans ses nuances si nous nous enfermons dans un partage, voire dans des partages anachroniques. En effet, vouloir distinguer entre ῦ / ό // ή /ἱ ί conduit à une impasse quand nous nous consacrons à l’exercice de lecture et d’analyse de n’importe quel texte ancien. Cela est aussi valable, comme nous l’avons vu, pour un texte aussi tardif que la Géographie de Strabon, composée dans un contexte où les Alexandrins avaient déjà soumis les poèmes homériques à un travail d’analyse de ses détails et à l’appréciation circonstanciée de leurs rapports à la réalité. Ainsi, si les auteurs anciens ont eux aussi sans doute évalué, et à divers niveaux, les différentes valeurs des contenus de l’Iliade et de l’Odyssée, y compris l’appréciation de la valeur de leurs « renseignements » sur le passé concernant, entre autres, l’Hellade et les événements de la « guerre de Troie », ce que nous avons pu remarquer est que se joue bien autre chose dans le rapport à ces textes. La reconnaissance et/ou la méconnaissance de la part des auteurs anciens des contenus des poèmes homériques ne devrait peut-être pas être considérée par les Modernes comme une prétention à dire ou donner une valeur absolue, donc de vérité, sur ces ό . Et si cela avait été le cas, la constatation que les lectures interprétatives de ces 284 poèmes n’ont jamais cessée nous montrent que cette vérité du texte n’a jamais été atteinte, y compris de nos jours. C’est ce que montre d’ailleurs, et à notre avis d’une façon privilégiée, l’analyse des commentaires modernes sur le Catalogue des vaisseaux, notamment ceux qui ont eu la prétention de trouver la « Grèce homérique », ou plutôt de parvenir à résoudre l’énigme sur les rapports de ce passage spécifique – voire de l’Iliade et des poèmes homériques – avec la réalité historique. Celle-ci a pu être identifiée soit avec l’époque durant laquelle ce poète aurait vécu, soit à avec le moment où se serait déroulé le conflit entre Achéens et Troyens, voire encore avec le moment qui aurait immédiatement suivi ce conflit et où aurait débuté l’élaboration de récits sur cet « événement ». Même après de tels commentaires savants, une telle réponse n’a jamais pu s’imposerέ Dans ce sens, il nous a semblé pour le moins significatif que, si nous trouvons dans les textes anciens que nous avons analysés – et particulièrement dans la Géographie – des jugements sur la véracité de tel ou tel donné et/ou passage du Catalogue des vaisseaux, jamais pourtant n’est posée la question sur ses « origines », sur son appartenance légitime ou pas à l’Iliade, ni sur l’exactitude de l’époque historique que cette carte géopolitique est censée représenterέ Les informations cristallisées à la fois dans l’ensemble de l’Iliade et dans ce passage en particulier ont toujours – c’est du moins ce que nous permettent de déduire les multiples récits à ce propos – été conçues à partir d’hypothèses diversesέ Ainsi les récits fixés dans l’Iliade et dans le Catalogue renvoient en majorité à un temps lointain du passé ( ό )έ Ils renvoient éventuellement à telle ou telle adaptation faite par le poète à l’époque (toujours plus ou moins imprécise) durant laquelle il aurait vécu. Ils renvoient éventuellement à des moments d’insertionήsuppression de passages – y compris par Homère – comme ils peuvent même être la conséquence des usages possibles de passages de ce texte dans des conflits d’ordre géopolitiqueέ σous trouvons certes ces hypothèses également dans l’ensemble des études modernes de l’Iliade et du Catalogue. Mais, dans le cas des Anciens, nous les trouvons formulées en grande nombre dans un contexte textuel (et extratextuel) donné où elles se trouvent dans un rapport dialectique éminemment argumentatif et utiles pour faire avancer la thèse principale portée par l’énoncéέ Pour le dire autrement : ces auteurs anciens, plutôt que de répondre à des « questions homériques », cherchent à « résoudre » des questions posées par leur présent (narratif). Nous ne trouvons pas dans ces usages anciens du Catalogue un rapport à ce passage et au texte de l’Iliade comme à une « chose » cristallisée, un objet susceptible d’une interprétation érudite qui 285 s’imposerait comme l’hypothèse la plus raisonnableέ Ce constat est, nous le suggérons, le symptôme de la vivacité du rapport que les Anciens établissaient avec les ό homériques – ce qui est cause et effet de leur place d’autoritéέ Autorité et vivacité ont certes survécu, malgré tout, jusqu’à nousέ Elles ont survécu dans les domaines les plus variés du savoir, non pas parce que l’essor de méthodologies plus raffinées nous aurait permis de mieux évaluer la place et la valeur d’Homère et de ses poèmes, mais – nous prenons le risque de le suggérer – grâce à l’échec dans l’imposition d’une seule interprétation, voire d’un usage unique qui serait le meilleur entre tousέ Loin d’être une proposition d’un relativisme absolu, dont le risque serait de soutenir que n’importe quelle lecture serait valable, cette conclusion est plutôt l’affirmation que, valable ou pas, une interprétation ne peut être comprise qu’à la condition, au minimum, de l’évaluer dans son contexte. *** Une deuxième question que nous avons posée dès l’introduction concernait la possibilité de comprendre de quelles manières les Anciens, du moins certains d’entre eux, avaient conçu la pragmatique d’un « discours en catalogue » et comment ces façons de la concevoir avaient pu les influencer dans leurs usages du Catalogue des vaisseaux et des discours en catalogue en général. À partir des analyses que nous avons faites, il n’est certes pas raisonnable d’affirmer que nous avons trouvé une réponse qui pourrait alimenter une « définition générale » que les Anciens auraient partagée sur la pragmatique propre à ce type d’énonciationέ En tout cas, une fois les usages de ce type de discours pris en compte – par exemple dans les textes d’Hérodote, de Thucydide et d’Euripide –, il est du moins possible de dire que son utilité comme discours repose sur son adaptabilité du point de vue de l’ordonnancement argumentatif et prend le pas sur la prétention de tenir un discours fixé pour toujours. Par ailleurs, les propriétés stylistiques et épistémologiques de ce type d’énonciation lui confèrent une possibilité d’accréditation majeure. C’est dans ce sens, suggérons-nous, que les usages des Anciens que nous avons analysés dans ce travail sont sans doute assez proches de la pragmatique d’une énonciation en catalogue ( έ ), telle que relevée par les analyses de Sylvie Perceau sur les « catalogues » 286 homériques, iliadiques notamment. La conclusion en est que cette pratique discursive nous semble surtout peu compatible avec un discours dont l’ordre se lierait à une vocation : composer des listes qui archivent et transmettent des connaissances, voire des vérités, sur le passé. Une telle conception a, à notre avis, beaucoup influencé et été influencée par les lectures modernes de ce Catalogue – au point que le Catalogue des vaisseaux est devenu une sorte de paradigme catalogal. Ainsi, nous suggérons que si cette logique catalogue originale, telle qu’elle est énoncée dans certains passages de l’Iliade, s’est au fur et à mesure affaiblie au point d’être, comme l’affirme Sylvie Perceau, « progressivement bannie comme recours communicatif efficace », il a peut-être fallu davantage de temps pour que cela advienne. Pour avancer cette hypothèse avec plus de force, il aurait été efficace de prolonger cette étude en y incluant des textes plus tardifs tels que la Périégèse de Pausanias et le « résumé » du Catalogue des vaisseaux dans La Bibliothèque dite d’Apollodore – l’un et l’autre du IIe siècleέ L’analyse de telles œuvres imposerait sans aucun doute d’autres enjeux qu’il appartiendra à des recherches de prolonger. 287 Bibliographie Sources anciennes : ALLEN, Thomas, Opera Homeri V, HYMNOS CYCLVM FRAGMENTA MARGITEN BATRACHOMYOMACHIAN VITAS CONTINENS, Oxford, Oxford University Press, 1912. ARISTOTE, Poétique, éd. et trad. 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ZIELINSKY, Tadeusz, „Die Behandlung gleichzeitiger Ereignisse im antiken Epos“, Philologus Suppl. 8, 1901, p. 407-449. 309 TABLE DES MATIÈRES Introduction Générale 3 Première Partie : Catalogue et écriture de l’histoire 13 Introduction 13 Chapitre I - Qu’est-ce qu’un catalogue ? 16 1- Le catalogue comme une liste élaborée : 1.11.1- 16 Listes et catalogues : une question de forme, de style et de rhétorique Listes et catalogues : à quoi ça sert ? 2- Les catalogues ne sont pas une chose : 16 22 26 2.1- Aperçu des débats autour du verbe poèmes homériques 2.2έ , ordre et vérité έ dans les 26 35 3- Poésie et vérité : un bref aperçu 43 Chapitre II – Catalogues et généalogies : 53 1- Le lien entre catalogue et généalogie : Hésiode 53 1.1- Entre catalogue et généalogie : remarques autour d’Hésiode et des poèmes attachés à son nom 55 1.2- Catalogues et généalogies : des bons arbitres pour les « Questions » hésiodiques et homériques ? 67 2- Les fonctions des références généalogiques dans les épopées homériques Chapitre III - Le catalogue et la question de l’origine de l’historiographie 1 – Écriture, listes et histoire : l’hypothèse de Jack Goody 1.1- Postulats généraux 1.2- La naissance de l’écriture de l’histoire en Grèce antique d’après Jack Goody 2- Catalogue et généalogies : entre ῦ et ἱ ί ? 2.1- Généalogies et essor de l’écriture historique en Grèce antique 2.2- L’ἱ ό est-elle une procédure mémoriale spécifique ? 2.2.1- Comment désigner un « (proto-) historien » en Grèce ancienne ? 75 81 81 81 85 93 93 105 109 310 2.2.2- Qu’est-ce qui est propre à l’histoire et à l’historien de l’Antiquité grecque ? A- Hérodote, ὸ ὸ ἐ ἱ ί Ὅ B- La poiêsis de l’historien 113 116 123 Deuxième Partie : À la recherche de la Grèce homérique 151 Introduction 151 Chapitre IV - Le passé dans l’Iliade, le passé de l’Iliade : un argument d’autorité 153 1- Les évocations du passé dans l’Iliade : à quoi servent-elles ? 153 2- Homère historien ? Autour de la valeur historiographique des événements 170 rapportés par l’Iliade 2.1- Τ ί /Ἱ = VIIa/VIi = Wiluša/Taruiša ? 2.2- Comment et pourquoi se fier à Homère ? 173 179 2.2.1- La valeur historique des poèmes homériques : lectures modernes 2.2.1- Comment les Anciens ont-ils perçu Homère ? 184 189 Chapitre V- À la recherche de la Grèce homérique : les fonctions du Catalogue des vaisseaux du point de vue des Modernes 207 1- Le Catalogue des vaisseaux et les réceptions modernes : à la recherche 210 de la Grèce perdue 2- Le Catalogue des vaisseaux et l’invention de « la Grèce » et « des Grecs » 220 Troisième partie : Usages antiques du « Catalogue des vaisseaux » 229 Introduction 229 Chapitre VI – Usages du Catalogue des vaisseaux à l’époque classique 231 1- Le Catalogue des vaisseaux et d’autres « catalogues » dans l’Enquête d’Hérodote 2- Les fonctions du ῶ ό et d’autres « catalogues » dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide 3- Le Catalogue des achéens dans la parodos d’Iphigénie à Aulis d’Euripide Chapitre VII - Usages du Catalogue des vaisseaux à l’époque impériale : le cas de la Géographie de Strabon 232 243 257 265 311 1- La place et les fonctions des évocations des poèmes homériques dans la Géographie de Strabon 2- Le Catalogue des vaisseaux comme argument d’autorité géopolitique 266 275 Conclusion 283 Bibliographie 287