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patrick hersant « Qu’ici renaisse la poésie morte » : Seamus Heaney, translateur de Dante La traduction occupe dans l’œuvre de Seamus Heaney une place à la fois centrale et singulière. S’il n’est pas rare, en effet, qu’un poète se fasse le traducteur occasionnel d’autres poètes, peu ont entretenu avec l’œuvre étrangère un dialogue si constant, si intime et si fructueux : Heaney a traduit des poèmes, des fragments de poème, des œuvres intégrales ; il a traduit une épopée vieil-anglaise, un long poème comique irlandais, deux tragédies grecques, un cycle de chants tchèques, de longs passages de Dante et de Virgile, des poèmes d’Horace, de Bloem, de Cavafy, de Rilke, de Kochanowski, de Sorescu ; il a glissé ces traductions dans la plupart de ses recueils, et mis d’autres fragments en épigraphe ou dans le corps de ses propres poèmes ; il a traduit des textes écrits dans une langue qu’il maîtrisait, ou, dans le cas contraire, travaillé à partir de traductions en anglais ; il a produit des traductions, des versions libres, des imitations, des variations sur l’original ; enfin, il a consacré à cette pratique quelques entretiens et plusieurs articles. Il se distingue ainsi par la multiplicité des langues abordées, par la versatilité de son approche et par l’évolution de son rapport à la traduction1. Dans une œuvre où sont assimilées des influences poétiques aussi nombreuses que diverses, la traduction apparaît comme une forme d’intertextualité exacerbée – voire comme une technique d’écriture : « Les anciens […] font retour dans cette poésie, et y sont revus. Mais encore la notion de révision comme interprétation avec différence est quasiment élevée au rang de principe d’écriture »2. Si la poésie de Heaney se réclame et se 1 2 Né en Irlande du Nord en 1939, Seamus Heaney a publié treize recueils de poésie, trois livres d’essais et une dizaine de traductions. Lauréat du Prix Nobel de littérature en 1995, il a enseigné à Oxford et à Harvard. Joanny Moulin, Seamus Heaney : l’éblouissement de l’impossible, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 140. 307 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie nourrit de maints auteurs, c’est à Dante qu’elle se réfère avec le plus de constance : sous diverses formes, le poète italien apparaît chez Heaney depuis le premier recueil de la maturité (1979) jusqu’au dernier en date (2011). Au cours de ces trente années, la Divine Comédie a fini par acquérir dans son œuvre le statut multiple d’original, de source ou de catalyseur, les traductions de Heaney établissant avec certains passages choisis des rapports intertextuels d’une savoureuse complexité. Pour peu qu’un poème soit traduit par un poète, le lecteur intuitivement s’attend – ou même s’attache – à y trouver, outre la voix originale de l’un, la voix de l’autre, superposée, sinon surimposée. L’expérience, sans doute, a fait naître et se développer cette intuition : du Poe de Baudelaire au Shakespeare de Jouve, en passant par le Pouchkine de Nabokov, les exemples ne manquent pas d’une prise de possession du poème original par le poète qui s’en est fait le traducteur-auteur3. Le plus souvent, cette appropriation poétique suscite chez les commentateurs une réprobation sévère : Antoine Berman déplore ainsi chez Jouve le plaquage d’une « poétique sur celle de l’original »4, et Henri Meschonnic condamne la traduction de Paul Celan par André du Bouchet, accusé de remplacer « la poésie par la poétisation »5. Ne peut-on imaginer un mouvement inverse ? Constater que, loin d’imposer sa poétique au texte qu’il traduit, le poète-traducteur se laisse parfois influencer, guider ou inspirer par lui ? C’est, dans l’étude qu’elle consacre aux traductions de Philippe Jaccottet, ce que suggère d’emblée Mathilde Vischer : « Cette immersion dans l’œuvre de l’autre influence également l’écriture personnelle du traducteur, laissant des traces ». Ou encore : Si la traduction modifie la façon d’écrire et le rapport à l’écriture de celui qui traduit, l’influence de l’acte de traduire sur l’écriture elle-même devrait donner lieu à la fois à un dialogue entre deux poétiques et entre deux actes – traduire et écrire –, lorsqu’un écrivain traduit un ou plusieurs auteurs pendant de longues années.6 3 4 5 6 Sur ces trois traductions, voir par exemple Léon Lemonnier, Les traducteurs d’Edgar Poe en France, Paris, Presses universitaires de France, 1928 ; Patrick Hersant, « Shakespeare en miroir : Pierre Jean Jouve », Études Épistémè, no 6, 2004 [http://revue.etudes-episteme.org] ; et Isabelle Poulin, Vladimir Nabokov, lecteur de l’autre, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 131-150. Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Idées), 1995, p. 48. Henri Meschonnic, Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture, poétique de la traduction, Paris, Gallimard (Le Chemin), 1973, p. 389. Mathilde Vischer, La traduction, du style vers la poétique : Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla en dialogue, Paris, Éditions Kimé, 2009, p. 9-10. 308 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » Il convient donc d’envisager plusieurs modalités de l’emprise, par le biais de la traduction, d’une œuvre sur une autre : le poète-traducteur impose sa poétique au texte qu’il traduit ; le poème traduit finit par infléchir l’œuvre propre de son traducteur ; enfin, l’activité même du traduire laisse une empreinte stylistique dans l’œuvre du poète-traducteur. De fait, Heaney traduisant Dante nous semble relever de plusieurs types de rapport – d’une œuvre à une autre, d’une traduction à sa source, et même, selon la formule d’Yves Bonnefoy, « de destin à destin »7. De multiples points de convergence ont incité Heaney à se reconnaître dans l’écriture et dans le destin de Dante : l’aversion que lui inspire l’idée d’engagement politique requis, son esprit de loyauté envers les morts, une infatigable réflexion sur l’influence en poésie, une tendance à puiser ses thèmes dans un passé personnel, une détermination à mener une vie exemplaire8. Mais dans le miroir que lui tend, par-delà les siècles, le poète médiéval, Heaney voit surtout le reflet idéal de sa propre poétique en pleine évolution ; Field Work (1979) marque ainsi le début d’une nouvelle période dans sa pratique et témoigne, à l’en croire, d’une « tout autre ambition langagière que celle qui avait inspiré Death of a Naturalist (1966), Wintering Out (1972) ou North (1975) : ces recueils se voulaient tout entiers texture, consonnes, voyelles, objets sonores ; ils reposaient sur la pure matérialité des mots »9. Au moment d’abandonner son premier style, Heaney se tourne vers Dante et sa langue « ordinaire, rapide et mémorable », une langue qui maîtrise son lexique sans plus se laisser subjuguer par lui et avance « d’un pas bien découplé »10. Traduire pour écrire, donc : si Heaney s’empare avec un tel enthousiasme de la langue de Dante, c’est dans l’intention explicite d’épurer la sienne. Quant à sa « pulsion de traduction »11 à son endroit, elle procède « C’est dans un rapport de destin à destin, et non d’une phrase anglaise à une phrase française, que s’élaborent des traductions, avec des prolongements qu’on ne peut prévoir » (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Gallimard, 1990, p. 100). 8 Points exposés, parmi d’autres, par Michael Cavanagh, Professing Poetry : Seamus Heaney’s Poetics, Washington, Catholic University of America Press, 2009, p. 145. 9 Seamus Heaney, « The Art of Poetry lxvv », entretien avec Henri Cole, The Paris Review, automne 1977, no 144, p. 106. 10 Seamus Heaney, « Treely and Rurally », Quarto, août 1980, p. 14, cité dans M. Cavanagh, Professing Poetry, ouvr. cité, p. 155. Cavanagh propose une brève analyse stylistique du second style de Heaney, au moyen d’exemples tirés de sa poésie comme de ses traductions de Dante. 11 « C’est la pulsion-de-traduction qui fait du traducteur un traducteur : ce qui le “pousse” au traduire, ce qui le “pousse” dans l’espace du traduire. Cette pulsion peut surgir d’ellemême, ou être réveillée à elle-même par un tiers. Qu’est-ce que cette pulsion ? Quelle est sa spécificité ? Nous l’ignorons encore, n’ayant pas encore de “théorie” du sujet 7 309 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie d’une double découverte : celle de L’Enfer dans la traduction de Dorothy Sayers, en 197212, et celle des « imitations » de Dante par Robert Lowell13. Il n’est pas indifférent que Heaney renvoie ainsi à deux versions fort différentes de Dante en anglais : la première, publiée en 1949 dans la toute récente collection « Penguin Classics », reste à ce jour ce qu’il est convenu d’appeler une version officielle, si critiquée soit-elle14 ; la seconde est une adaptation très personnelle de Dante par Lowell, poète américain pour lequel Heaney professe une admiration particulière et qui fait l’objet d’une élégie dans Field Work. Or il semble que le Dante de Heaney se situe précisément entre traduction et adaptation, quelque part entre Sayers et Lowell – mais sans doute pas à mi-chemin : « Le chant XV traduit par Lowell est un texte d’une simplicité remarquable […], qui se caractérise par une grande modération dans le choix des figures, un style sobre et dépourvu d’effets rhétoriques […]. À l’évidence, la traduction des trois premiers chants de Dante par Heaney doit plus à Lowell qu’à Sayers »15. On songe ici à la distinction médiévale entre « traduisant » et « translateur » telle que la décrit Philip Hobsbaum : « Le traduisant exprime le sens littéral d’une œuvre ; à l’instar d’un Vladimir Nabokov […] il “sacrifie sans pitié la manière à la matière”. Le translateur, lui, cherche à recréer l’œuvre comme il l’entend, et traite souvent le texte original avec une grande liberté »16. À l’opposé du traduisant. Nous savons uniquement qu’elle est au principe de tous les destins de traduction » (A. Berman, John Donne, ouvr. cité, p. 74-75). À propos de sa traduction de Dante, Heaney s’exprime en des termes assez similaires : « L’idée m’est venue, dans un accès d’enthousiasme, de traduire L’Enfer » (Seamus Heaney, cité dans Maria Cristina Fumagalli, « “Station Island” : Seamus Heaney’s “Divina Commedia” », Irish University Review, no 1, printemps-été 1996, t. xxvi, p. 127). 12 Voir M. Cavanagh, Professing Poetry, ouvr. cité, p. 145-146. 13 « C’est en lisant la version que donne Robert Lowell du chant [XV] que j’ai eu l’idée de traduire l’épisode d’Ugolin » (lettre de Seamus Heaney à Maria Cristina Fumagalli, 19 juillet 1993, citée dans Maria Cristina Fumagalli, The Flight of the Vernacular : Seamus Heaney, Derek Walcott and the Impress of Dante, Amsterdam/New York, Rodopi, 2001, p. xiii). 14 Par exemple : « La tierce rime contrainte de Dorothy Sayers, qui déformait la syntaxe de Dante au prix de contorsions extraordinaires, était certes un tour de force – mais elle était plutôt ratée » (Susan Bassnett, « Writing and Translating », The Translator as Writer, Susan Bassnett et Peter Bush dir., Londres, Continuum, 2006, p. 177). Naturellement, Heaney se montre plus élogieux : « J’aime assez la traduction de Dorothy Sayers, en tierce rime. Elle ne vise pas la majesté. Les rimes semblent provenir [d’une opérette] de Gilbert et Sullivan – elles sont à peine esquissées. Comme si elle nous disait : “Le poème se présente à peu près comme ceci, et rime à peu près comme cela.” Sa vivacité même rend cette traduction très lisible » (Seamus Heaney et Robert Hass, Sounding Lines : The Art of Translating Poetry, Berkeley, Doreen B. Townsend Center for Humanities, 2000, p. 4). 15 M. Cavanagh, Professing Poetry, ouvr. cité, p. 148. 16 Philip Hobsbaum, Robert Lowell, Londres, Thames and Hudson, 1988, p. 97. Philip Hobsbaum (1932-2005) fut le professeur de Heaney à Queen’s University ; il anima le 310 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » littéralisme d’un Nabokov17, donc, Lowell pratique une activité de translateur ; le poème en langue étrangère est conçu comme source d’inspiration, non comme texte-source ; comme point de départ d’un nouveau poème, non comme original sacralisé : « J’ai traité le sens littéral avec désinvolture, m’efforçant de saisir plutôt le ton […]. J’ai pris de nombreuses libertés […]. J’ai ignoré des vers, déplacé des vers et des strophes, modifié des images, altéré le rythme et l’intention »18. De fait, les imitations de Lowell ressemblent fort à des poèmes de Lowell : question d’affinité revendiquée, bien sûr, qui motive en amont le choix initial de tel auteur et se reflète assez naturellement dans la version anglaise. « En l’an trentième de mon âge » (Villon) devient ainsi « I am thirty this year » (Lowell). Cet aplatissement apparent, justifié par un refus de l’archaïsme, est caractéristique : Lowell entend produire, à partir du poème en langue étrangère, le poème en anglais qu’aurait écrit son auteur s’il avait vécu au xxe siècle et en Amérique. Dans cette perspective, « traduire s’assimile à une activité rédactionnelle d’après modèle », à une « écriture seconde » affranchie de la dépendance étroite où la confinerait un rapport mimétique19. Est-ce à dire que Heaney, émulant Lowell, s’est fait le translateur de Dante plutôt que son traducteur ? Sans doute, mais il importe alors de préciser que ces remarques ne sauraient s’appliquer à l’ensemble de son œuvre de traducteur ; son travail sur les tragédies grecques et sur Beowulf, par exemple, est d’un tout autre ordre et témoigne d’un souci de littéralité que l’on retrouve rarement dans ses traductions de Dante20. Heaney propose lui-même une métaphore éclairante21 pour rendre compte des deux versants de son activité de traducteur : J’ai pratiqué plusieurs types de traduction, et je sais que les raisons de traduire varient d’une fois sur l’autre. On peut imaginer par exemple des 17 18 19 20 21 Belfast Group que fréquentèrent notamment – outre Seamus Heaney – Michael Longley, Paul Muldoon et Ciaran Carson. Sur l’origine et l’évolution du terme translation, voir Berman, « De la translation à la traduction », TTR, vol. 1, no 1, 1988, p. 23-40. Nabokov présente en ces termes sa traduction « littérale » – mais il faudrait plutôt dire « mot à mot » – du Dit de la campagne d’Igor : « J’ai sacrifié sans pitié la manière à la matière et proposé une version littérale du texte tel que je le comprends » (The Song of Igor’s campaign, Vladimir Nabokov trad., New York, Vintage Books, 1960, p. 5). Robert Lowell, Imitations, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1961, p. xii. Freddie Plassard, Lire pour traduire, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 151. « Il me semble que le contrat est différent lorsqu’on traduit l’intégralité d’une œuvre » (S. Heaney, Sounding Lines : The Art of Translating, ouvr. cité, p. 4). Le discours sur la traduction est un inépuisable producteur de métaphores – végétales, alimentaires, guerrières, etc. Sur ce point, voir par exemple Michael Hanne, « Metaphors for the Translator », S. Bassnett, The Translator as Writer, ouvr. cité, p. 208-223. 311 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie raisons liées à l’écriture personnelle, des raisons qui relèvent un peu de la prédation. L’auteur entend une phrase dans une langue étrangère et se dit : « Voilà quelque chose qui me plaît, qui sonne bien, dont j’ai besoin ». Je n’ai pas de théorie [de la traduction] à vous proposer, mais une métaphore. Elle s’inspire des divers rapports qu’ont jadis entretenus les Vikings avec ces deux îles que sont l’Irlande et la Grande-Bretagne. Il y a eu la période historique des Raids, puis une période connue sous le nom de Colonisation. Voilà une excellente raison de traduire : le raid. On s’introduit par force – c’est la méthode de Lowell – et on pille l’italien, on pille l’allemand, on pille le grec, et on finit avec un butin que l’on baptise Imitations. Et puis il y a l’autre approche : on entre dans une œuvre, on la colonise, on l’envahit – mais on continue de l’habiter, et on la transforme, et elle vous transforme un peu […]. J’ai habité Beowulf. Mais j’ai aussi pillé Dante […]. J’ai interféré, j’en ai fait une traduction lowellienne. J’ai ajouté quelques images, étoffé la texture de l’italien.22 Les traductions de Heaney seraient ainsi le fruit d’incursions répétées dans l’œuvre étrangère perçue comme terrain de conquête. Si les « raisons liées à l’écriture » varient d’un poème, d’un recueil à l’autre, elles restent le plus souvent perceptibles ; il arrive même que l’auteur s’en explique, comme c’est le cas pour la traduction fort « lowellienne » qui clôt le recueil Field Work. Chez Dante, le passage original chevauche les chants xxxii et xxxiii de L’Enfer et met en scène, sur le Cocyte glacé, le comte Ugolin et l’archevêque Ruggieri, tous deux pris dans la glace jusqu’au cou – comme il sied aux traîtres du neuvième cercle. Sous les yeux horrifiés de Dante, l’infortuné Ugolin dévore pour l’éternité le cerveau de son voisin. Cette vengeance omophage est son châtiment : c’est par la faute de Ruggieri que naguère, enfermé dans une tour avec sa descendance mâle, le comte affamé dut se résoudre à manger ses enfants. Voici, assortis de leur traduction en français, les quatre premiers des trente-cinq tercets traduits par Heaney sous le titre « Ugolino » : We had already left him. I walked the ice And saw two soldered in a frozen hole On top of other, one’s skull capping the other’s, Gnawing at him where the neck and head Are grafted to the sweet fruit of the brain, Like a famine victim at a loaf of bread. So the berserk Tydeus gnashed and fed 22 S. Heaney, Sounding Lines : The Art of Translating, ouvr. cité, p. 1-2. 312 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » Upon the severed head of Menalippus As if it were some spattered carnal melon. “You”, I shouted, “you on top, what hate Makes you so ravenous and insatiable ? What keeps you so monstrously at rut ?” Déjà nous l’avions quitté. M’avançant sur la glace Je vis deux comme soudés dans une fosse gelée L’un par-dessus l’autre, son crâne sur le sien Qu’il mordait où la tête et la nuque Se greffent au doux fruit du cerveau Comme on mord dans le pain par temps de famine. Dans sa rage Tydée mâchait et dévorait de même La tête coupée de Ménalippe Comme il eût fait d’un melon aux chairs broyées. « Toi ! m’écriai-je, toi, en haut, quelle haine Te rend si affamé, si insatiable, Et te maintient dans ce rut monstrueux ? »23 Dans un entretien avec le poète américain Robert Hass, Heaney évoque sa traduction de Dante sous les deux angles qui nous occupent ici : les raisons qui ont présidé au choix de tel passage particulier, d’une part, et d’autre part les opérations poétiques qui ont abouti à la version anglaise – en somme, le pourquoi et le comment de sa traduction. Souvent, dans les traductions de Heaney, « le texte original est utilisé comme un filtre autorisant une prise de position sur la situation politique contemporaine en Irlande du Nord »24. Il semble que ce soit ici le cas : son « raid » en territoire dantesque, déclare Heaney, fut lancé à l’occasion des dirty protests menés à la fin des années soixante-dix par des membres de l’IRA incarcérés dans la région de Belfast25. C’est dans ce contexte politique 23 Seamus Heaney, « Ugolino », Field Work, Londres, Faber, 1979, p. 53 ; notre traduction en regard. Voir notre annexe « A » pour le texte original de Dante, sa traduction en français de Jacqueline Risset et la traduction en anglais de Dorothy Sayers que lisait Heaney au moment d’entreprendre sa propre traduction. 24 Clíona Ní Ríordáin, « Puddling at the Source : Seamus Heaney and the Classical Text », Études anglaises, no 2, 2002, t. lvi, p. 176. Si ce commentaire s’applique à Buile Suibhne (publié sous le titre Sweeney Astray, 1983), à Beowulf (1999) et au Philoctète de Sophocle (publié sous le titre The Cure at Troy, 1990), Ní Ríordáin analyse surtout le poème « Mycenae Lookout », cette « non-traduction » de l’Agamemnon d’Eschyle qui marque selon elle une profonde évolution dans le rapport de Heaney aux classiques : « Heaney n’a pas l’intention de traduire le texte original, [mais il en] utilise des fragments, qu’il enchâsse et développe dans sa traduction-métamorphose » (p. 179). 25 Suite à l’abrogation de leur statut de prisonniers de guerre en 1976, les détenus de la prison de Maze (dite Long Kesh) entamèrent une grève de la propreté – ayant d’abord refusé de se rendre à la douche, ils en vinrent par la suite à étaler leurs excréments (et leur sang menstruel pour les femmes) sur les murs de leur cellule. 313 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie brutal qu’il apparut à Heaney, frappé par l’intimité presque sexuelle qui se dégage de la scène mettant aux prises Ugolino et Ruggieri, que la situation politique en Irlande du Nord était « d’une violence et d’une intimité comparables »26 ; cette situation politique favorisait en outre l’identification avec Dante, contraint à l’exil dans une Florence déchirée entre papistes et antipapistes, puis entre guelfes noirs et blancs. Ayant admis qu’il prélevait ainsi chez le poète italien ce qui lui semblait immédiatement utile à sa propre poésie, Heaney signale que le rythme a changé en passant d’une langue à l’autre : « L’italien donne l’impression de voguer. Ma traduction, elle, se traîne […] ; le rythme de Dante évoque un chianti que l’on verserait dans une coupe, le mien fait entendre une coulée de béton. J’ai épaissi la texture de Dante »27. Dans l’extrait reproduit ci-dessus, l’anglais de Heaney ne semble pourtant guère plus « épais » que l’original italien : on relève dans les deux langues un nombre comparable de lettres et de mots ; le strict hendécasyllabe italien, dont la monotonie est rompue par l’alternance de cellules rythmiques binaires et ternaires, trouve un équivalent dans l’alternance de tétramètres et de pentamètres iambiques ou mixtes ; à la tierce rime de Dante se substitue un système de contre-assonances croisées, formant des rimes assez libres pour justifier l’abandon du tercet graphique28. On ne voit rien là qui donne plus d’épaisseur à l’italien, dont l’anglais préserve et accentue l’extrême fluidité. Plus que le rythme, ce sont les images de Dante que la version anglaise fait évoluer. En Ugolin dévorant l’homme qui l’a contraint à manger ses fils, Heaney reconnaît et condamne le cycle infernal de l’horreur vengeant l’horreur, selon une logique de représailles qui perpétue l’escalade de la violence. De ce passage allégorisant à ses yeux la situation politique en Irlande du Nord, Heaney transpose certains éléments dans un cadre contemporain non moins frappé par « la monstruosité d’une violence auto-entretenue » ; dans sa version de la scène d’Ugolin, Heaney « élargit les contours vagues de l’enfer et sa logique intellectuelle, qu’il adapte à un contexte irlandais aisément 26 S. Heaney, Sounding Lines : The Art of Translating, ouvr. cité, p. 2. Heaney ajoute qu’il comptait dédier cette traduction aux prisonniers de Long Kesh, mais qu’il y renonça quand un membre de Sinn Fein lui eut reproché « de ne jamais rien écrire pour [eux] ». 27 Ibid. 28 « Dans la terza rima, le vers déjà, cet hendécasyllabe dont le dernier pied touche à peine terre, se coupe de diverses façons presque nécessairement dissymétriques – par exemple 6/5 au premier vers du poème, ou même 3/8 au dernier du cinquième chant de l’Enfer – : et la dissymétrie, c’est une expérience du temps. » (Yves Bonnefoy, « Dante et les mots », La Lettre du Collège de France, no 28, avril 2010, p. 31.) 314 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » reconnaissable »29. Ainsi le « bestial segno » de Dante est-il librement développé par Heaney en « monstrously at rut » : l’anthropophagie se double d’une frénésie zoophile tandis que l’étymologie anglo-saxonne (hate et sa rime rut) se joint à la latine (insatiable et ravenous) pour signaler ce que la haine et la violence ont d’universel et de cyclique. Précisons que l’adverbe monstrously, certes ajouté par Heaney, n’est pas tout à fait absent de l’original puisque « monstre » et « montrer » (« tu che mostri » : toi qui montres) ont une étymologie commune, le monstre étant celui que l’on exhibe. Cette irlandisation de Dante se manifeste à nouveau quand la faim (per fame) devient famine30 (« a famine victim »), ou quand Tydée est qualifié de berserk, terme emprunté par l’anglais moderne à l’islandais ancien31. Entendons par là que Tydée dévore la tête de Ménalippe – et Ugolin, celle de Ruggieri – avec la férocité même du guerrier-fauve des sagas islandaises. Ainsi la mythologie nordique vient-elle enrichir la grecque et rappeler l’intemporalité du furor ; ainsi l’image du père dévorant ses enfants finit-elle par symboliser, d’Homère à Heaney en passant par Dante, une Irlande où l’on se déchire en famille : la guerre civile comme acte cannibale32. Ces modifications apportées à l’original opèrent un véritable aggiornamento de l’épisode dantesque ; par de subtils déplacements lexicaux, Heaney tire sa traduction hors du seul contexte florentin pour l’exposer à une actualité plus immédiate qui en fait « l’allégorie d’un génocide irlandais imputable, non pas au perfide oppresseur saxon des années 1840 et des périodes de famine, mais […] aux divisions politiques internes et aux violences des séparatistes »33. Prompt à considérer toute littérature engagée comme une forme de propagande, il évite, grâce au détour par le 29 Joseph Heininger, « Making a Dantean Poetic : Seamus Heaney’s “Ugolino” », New Hibernia Review, no 2, été 2005, t. ix, p. 52-53. 30 Depuis les périodes de pénurie alimentaire liées à de mauvaises récoltes de pommes de terre aux xviiie (Irish Famine) et xixe (Great Famine) siècles, la famine reste en Irlande un spectre redouté. Le poète Patrick Kavanagh en a décrit les lointains effets contemporains dans son deuxième recueil, The Great Hunger (1942) ; Seamus Heaney lui a consacré un poème en quatre parties dans Death of a Naturalist (1966), où l’on voit apparaître un « dieu de la famine ». 31 « Le berserkr est un guerrier-fauve qui, à la faveur de certaines circonstances, guerrières, érotiques, poétiques ou magiques, est susceptible d’entrer en fureur et de fournir des prestations bien au-dessus des forces humaines. C’est un personnage obligé des sagas légendaires » (Saga de Hrolfr sans Terre, Régis Boyer trad., Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 28). 32 C’est une vision comparable qui, à l’époque de la guerre civile espagnole, a inspiré à Salvador Dalí son Cannibalisme d’automne (1936) : « Ces êtres ibériques s’entredévorant en automne expriment le pathos de la guerre civile considérée (par moi) comme un phénomène d’histoire naturelle » (cité dans Robert Descharnes, Dalí de Gala, Paris, Denoël, 1962, p. 163). 33 J. Heininger, « Making a Dantean Poetic », art. cité, p. 60. 315 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie xiiie siècle italien, tout rapport frontal entre la réalité politique et le poème censé la commenter34. Admirant chez Dante « cette manière de concilier le politique et le transcendant », il s’en inspire pour tirer parti de ses propres « pulsions contradictoires : se montrer fidèle aussi bien à l’expérience historique collective qu’aux certitudes du sujet émergeant »35. Field Work se referme ainsi sur une appropriation de Dante qui, projetant sur le recueil entier un éclairage rétrospectif, le politise avec non moins de réticence que d’efficacité. Ce sera, entre Heaney et le poète florentin, le début d’une collaboration fructueuse et protéiforme36. Dans le même recueil, le premier vers de « September Song » reprend et traduit le premier vers de L’Enfer : « In the middle of the way… ». L’incipit de Dante resurgira en italien, une vingtaine d’années plus tard, dans « The School Bag » (Seeing Things, 1991) : « Poet, you were nel mezzo del cammin / when I shouldered it... ». Dans un sonnet du même recueil, « The Journey Back », Heaney insère en italiques deux tercets de Dante traduits et remaniés par ses soins. Surtout, la structure de la Divine Comédie sert de modèle à tout le recueil Station Island (1984), qui voit Heaney se rendre en pèlerinage sur une île lacustre où il médite sur sa vie et dialogue avec quelques fantômes familiers. Dans la sixième section, le poète se remémore son premier amour, sa découverte de la sexualité et de la honte, puis sa première expérience sexuelle réussie : […] Until the night I saw her honey-skinned Shoulder-blades and the wheatlands of her back Through the wide keyhole of her keyhole dress And a window facing the deep south of luck Opened and I inhaled the land of kindness. As little flowers that were all bowed and shut By the night chills rise on their stems and open As soon as they have felt the touch of sunlight, 34 Heaney évoque une semblable réticence à propos de sa traduction de l’Antigone de Sophocle : « Si souvent traduite et adaptée, récupérée par tant de causes politiques ou culturelles, la pièce apparaissait moins comme un texte du répertoire théâtral que comme un prétexte pour débattre – elle semblait plus à sa place dans un amphithéâtre que sur une scène » (Seamus Heaney, « Title Deeds : Translating a Classic », Living Classics : Greece and Rome in Contemporary Poetry in English, S. J. Harrison dir., Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 126.) 35 Seamus Heaney, « Envies and Identifications : Dante and the Modern Poet », Irish University Review, no 1, printemps 1985, t. XV, p. 19. 36 Dans le cadre de cet article, seuls nous intéressent les poèmes où Heaney traduit Dante ; pour une liste (non exhaustive) de simples références à Dante, voir par exemple Conor McCarthy, Seamus Heaney and Medieval Poetry, Cambridge, Brewer, 2008, p. 81-85, et Nick Havely, Dante, Oxford, Blackwell, 2007, p. 254-256. 316 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » So I revived in my own wilting powers And my heart flushed, like somebody set free. Translated, given, under the oak tree. […] Puis un soir j’ai aperçu ses omoplates De miel et les champs de blé de son dos Par le large décolleté de sa robe décolletée Et une fenêtre donnant plein sud sur la chance S’est ouverte et j’ai respiré la terre des bontés. Comme les petites fleurs courbées et refermées Par les gelées nocturnes se dressent sur leur tige Et s’ouvrent aussitôt que le soleil les frôle, De même j’ai ressuscité mes pouvoirs flétris Et mon cœur s’est gorgé de sang, comme un affranchi. Traduit, offert, sous le chêne.37 Avec « Ugolino » Heaney offrait à son lecteur, en guise de viatique, quelques pages traduites de Dante qui signalaient à la fois son appropriation consciente de la langue du poète et sa volonté d’éclairer le présent par un passé mythifié. Rien de tel dans « Station Island vi » : cousus bord à bord avec les vers de Heaney, les vers de Dante ne s’en distinguent que par l’italique. La simplicité du lexique et la tonalité passeraient aisément pour modernes ; la fusion est parfaite. Dans L’Enfer (chant II, l. 127-131), ce passage fait suite au discours de Virgile rapportant l’intercession de Béatrice : ces douces paroles donneront à Dante le courage de parcourir les trois royaumes éternels. Dans « Station Island », parallèlement, c’est grâce à un rapport sexuel enfin réussi, sans honte ni secrets, que le poète trouve la force de poursuivre son pèlerinage. Mais, en insérant sa traduction de Dante dans un poème sexuellement connoté, Heaney lui confère un sens que l’italien ne comportait que de manière diffuse : son ardeur retrouvée prend la forme, subtile mais indubitable, d’une érection. Les rares écarts par rapport à l’original tendent à étoffer cette métaphore enfouie : si Dante fait de l’ardeur une fleur renaissant au soleil, Heaney fait de cette fleur un sexe masculin. En traduisant imbiancare (« blanchir ») par un touch plus sensuel, en contractant « al cor mi corse » (« me courut au cœur ») par un flush évoquant un afflux de sang dans les corps caverneux, Heaney érotise si bien la scène que le « somebody set free » en vient à suggérer une éjaculation, les « wilting powers » rappelant par un jeu opportun sur l’étymologie (« mia virtude stanca », ma vertu [ou] ma virilité fatiguée) 37 Seamus Heaney, « Station Island vi », Station Island, Londres, Faber, 1984, p. 63-64 ; notre traduction en regard. Voir notre annexe « B » pour l’original italien et sa traduction en français. 317 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie que le courage (virtus en latin) est une qualité virile, comme l’on dit du membre. Le passage de L’Enfer, traduit avec une rigueur qui n’exclut pas certains infléchissements, se trouve ainsi plaisamment décontextualisé : en remplaçant un Dante rasséréné par un adolescent frustré de plaisirs, Heaney parvient à enrichir l’intertexte d’une dimension proprement comique. Elle n’est certes pas la seule, et en glissant dans son poème ce vers traduit de Dante : « So I revived in my own wilting powers », il exprime aussi un désir tout personnel de ressourcement. Son pouvoir déclinant (de poète) se régénère grâce à cette activité (de traducteur). En lisant Dante, en le traduisant, puis en mêlant ses vers aux siens, « Heaney, pour ainsi dire, recharge sa propre voix de nouvelles influences, tandis que ses propres constructions mythologiques sont recyclées en de nouveaux avatars »38. Ici une digression d’ordre technique : comment traduire en français Heaney traduisant Dante ? Plus précisément : comment rendre ses fauxsens, ses omissions volontaires ou non, ses jeux avec l’étymologie ? Les divers écarts sémantiques mentionnés jusqu’ici – famine pour « faim », berserk pour « enragé », touch pour « éclairer », etc. – s’imposent au traducteur comme un problème inattendu : non content de travailler à la traduction d’une traduction, avec les risques de contresens propres à cette version scripturale du « téléphone arabe », celui-ci doit en outre se montrer attentif au moindre infléchissement, repérer les écarts signifiants, ne pas prendre des choix de traduction pour des erreurs, en somme résister à la tentation de traduire Dante plutôt que Heaney. Le recueil Seeing Things s’ouvre sur une traduction de Virgile et se clôt sur un nouveau passage tiré de L’Enfer – comme Field Work vingt ans plus tôt. Les poèmes de Heaney lui-même se trouvent pris entre ces deux traductions de Virgile et de Dante – entre le rameau d’or et l’Achéron. Seize tercets, ici intitulés « The Crossing », rapportent la rencontre des deux voyageurs avec le divin nocher, lequel commence par leur refuser le passage : O never hope to see the heavenly skies ! I come to bring you to the other shore To eternal darkness, to the fire and ice. […] Then all together, bitterly weeping, made Their way towards the accursed shore that waits For every man who does not fear his god. As one by one the leaves fall off in autumn… 38 J. Moulin, Seamus Heaney : l’éblouissement de l’impossible, ouvr. cité, p. 12. 318 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » Oh, n’espérez pas voir un jour les cieux Je viens vous mener à l’autre rive, Aux ténèbres éternelles, au feu, à la glace. […] Puis toutes ensemble, pleurant amèrement, se mirent En route vers la rive maudite qui attend Tout humain qui ne craint pas son dieu. Comme les feuilles à l’automne tombent l’une après l’autre…39 Une fois encore, la comparaison avec l’original révèle quelques libertés : pour s’en tenir au lexique, l’interjection O est un ajout ; les skies apparaissent au singulier cielo en italien ; bitterly surtraduit forte ; his God attache un possessif à un simple Dio ; traduire « si levan » par « fall off » est à proprement parler un contresens : les feuilles ne tombent pas, elles se lèvent. Chacun de ces points redouble la tâche du traducteur français, d’autant plus soucieux de ne pas « corriger » Heaney qu’il a pu mesurer ailleurs l’incidence poétique et, souvent, la pertinence de ses choix. Voilà pourquoi les « heavenly skies » deviennent ici des « cieux » au lieu du simple « ciel » de Dante – en dépit ou en raison du lieu commun romantique adopté par Heaney. Fin de digression. De Field Work (1979) à Human Chains (2011), le dialogue avec Dante ne s’est jamais interrompu ; d’une rive à l’autre du fleuve des morts, les deux poètes s’éclairent de reflets réciproques – car, s’il retire de ses traductions une énergie renouvelée (« revived my powers »), Heaney leur insuffle aussi la sienne propre (« translated », « given »). Ce nocher bienveillant rend à Dante la monnaie de sa pièce : il fait certes passer son italien vers l’anglais, mais surtout il l’accueille dans notre siècle, du côté des vivants. Pareil à Dante invoquant les Muses au début du Purgatoire, il peut à son tour déclarer : « Qu’ici renaisse la poésie morte ». En l’invitant dans plusieurs recueils au point d’en faire, pour son lecteur, une ombre familière, en s’inspirant de son exemple pour renouveler sa propre poésie, Heaney le ressuscite et le renouvelle en retour. Modelant explicitement sa poésie sur la langue élaborée dans ses traductions de Dante, il « dantise » ses poèmes en même temps qu’il « heaneyse » ses traductions40. 39 Seamus Heaney, « The Crossing », Seeing Things, Londres, Faber, 1991, p. 111-112 ; et « La traversée », La lucarne, Patrick Hersant trad., Paris, Gallimard, 2005, p. 219-221. Voir notre annexe « C » pour l’original italien et sa traduction en français. 40 Guère euphoniques, il est vrai, ces néologismes s’inspirent d’un article de Heaney qui utilise le verbe « lowelliser » à des fins similaires (Seamus Heaney, « Lowell’s Command », The Government of the Tongue, Londres, Faber, 1988, p. 140). 319 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie On trouve un exemple frappant de ce phénomène dans un poème de Field Work, recueil composé à l’époque même où Heaney traduisait les trois premiers chants de L’Enfer. Il ne s’agit pas cette fois d’une traduction longue, dans la veine d’« Ugolino » ou de « The Crossing », ni d’un tercet glissé dans un poème, comme dans « The Journey Back » ; ce qui se manifeste dans « The Strand at Lough Beg » relève moins de la traduction (fût-elle appropriée) que d’une forme de ventriloquie41 : […] I turn because the sweeping of your feet Has stopped behind me, to find you on your knees With blood and roadside muck in your hair and eyes, Then kneel in front of you in brimming grass And gather up cold handfuls of the dew To wash you, cousin. I dab you clean with moss Fine as the drizzle out of a low cloud. I lift you under the arms and lay you flat. With rushes that shoot green again, I plait Green scapulars to wear over your shroud. […] Je me retourne car derrière moi Je n’entends plus glisser tes pas – et te voici à genoux, Yeux et cheveux couverts de sang, de la boue des talus, Et je m’agenouille parmi les herbes hautes, Recueillant dans mes paumes une rosée glacée Pour te laver, mon cousin. La mousse que j’essuie sur toi Est fine comme la bruine d’un nuage bas. Je te soulève sous les bras pour t’allonger sur le sol. Et je tresse avec des joncs aux repousses vertes Des scapulaires verts pour orner ton linceul.42 Ces vers sont les derniers d’une élégie à la mémoire de Colum McCartney, cousin de Heaney mort dans un attentat perpétré par des séparatistes irlandais. Plusieurs temporalités s’y entrechoquent : à mesure que le poète endeuillé longe un chemin jadis parcouru avec son cousin (présent diégétique), il se remémore leur enfance commune (passé lointain) et l’assassinat (passé récent), évoque la fuite du roi Sweeney (passé mythique) et soudain voit surgir l’ombre de son cousin (présent halluciné). Cette apparition se double d’une autre, démultipliée : Dante est partout. Un tercet 41 Nous empruntons ce terme à Joanny Moulin, qui intitule ainsi un chapitre de sa monographie (Seamus Heaney : l’éblouissement de l’impossible, ouvr. cité). 42 S. Heaney, « The Strand at Lough Beg », Field Work, ouvr. cité, p. 9 ; et « Au lac de Beg, sur la grève », Patrick Hersant trad., dans Jean-Yves Masson éd., Anthologie de la poésie irlandaise du XX e siècle, Lagrasse, Verdier, 1996, p. 549. Voir notre annexe « D » pour l’original italien et sa traduction en français. 320 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » du Purgatoire est cité en exergue ; la plupart des mots composant l’extrait ci-dessus proviennent du chant I, dont les quarante-quatre tercets se retrouvent ainsi compressés en une dizaine de vers43 ; en l’absence de tercets graphiques, la structure des rimes reproduit pour l’oreille la tierce rime de Dante ; la métrique fait alterner décasyllabes et hendécasyllabes ; surtout, le geste de Heaney face au cadavre de son cousin mime celui de Virgile lavant le visage de Dante. Une fois encore, le biais intertextuel permet d’éviter une prise de position politique trop marquée, au profit d’un dialogue apaisé entre « chant et souffrance »44 ; il constitue aussi une stratégie élégiaque classique : usant des artifices de la pastorale, multipliant les références littéraires et s’imposant le carcan d’une métrique rigoureuse, le poète endeuillé contient sa souffrance par son chant45. Dante n’est pas traduit dans ce poème où figurent ses mots, ses rythmes et jusqu’à son visage : il est convoqué par Heaney, « appelé » au sens où Goethe parlait de « couleur appelée » pour désigner ces teintes qui, absentes d’un tableau, y sont pourtant visibles sous tel angle et sous tel éclairage particuliers46. S’il se manifeste avec une intensité particulière dans « The Strand at Lough Beg », ce phénomène est perceptible dans de nombreux poèmes ultérieurs47. C’est ce que Christine Lombez nomme une « citation-écho – celle qui renvoie à un original mais en le formulant ponctuellement de façon plus libre et plus lointaine, souvent sans signe diacritique »48. Dante est chez lui dans 43 Par exemple : « turn »/« torna », « sweeping of your feet »/« segui i miei passi », « roadside muck »/« molle limo », « brimming grass »/« erbetta », « rushes »/« giunchi », « dew »/« rugi ada », « that shoot green again »/« cotal si rinacque ». Il est significatif que la double occurrence du mot green, aux deux derniers vers, n’ait pas de source dans le chant I du Purgatoire ; « to shoot green » signifie certes « reverdir », mais aussi « tirer du vert » comme on tire une balle, c’est-à-dire tuer avec du vert, couleur emblématique des nationalistes catholiques. 44 « L’Art et la Vie sont des termes distants : nommons-les, au risque de l’emphase, le Chant et la Souffrance » (S. Heaney, The Government of the Tongue, ouvr. cité, p. xii). 45 C’est du reste le reproche qu’il s’adressera, par la bouche de son cousin mort, dans le recueil suivant : « Je t’accuse […] / d’avoir voulu camoufler la laideur, d’avoir tiré / les jolis stores du Purgatoire / édulcoré ma mort à la rosée matinale » (S. Heaney, « Station Island viii », Station Island, ouvr. cité, p. 71). 46 « Comme les couleurs “appelées” (die geforderten Farben) apparaissent facilement là où elles ne sont pas encore, […] leur intensité se trouve accrue là où elles se trouvent déjà. Dans une cour pavée de pierres calcaires grises entre lesquelles poussait l’herbe, celle-ci m’apparut d’un vert infiniment beau au moment où le ciel du soir posa sur les pierres un reflet rouge » (J. W. von Goethe, Farbenlehre [1810], § 59, cité dans Éric Alliez, L’œilcerveau : nouvelles histoires de la peinture moderne, Paris, Vrin, 2007, p. 61). 47 Par exemple, dans son dernier recueil, les poèmes « Uncoupled » et « Route 110 » (Seamus Heaney, Human Chain, Londres, Faber, 2011, p. 9-10 et 49-57). 48 Christine Lombez, Transactions secrètes : Philippe Jaccottet poète et traducteur de Rilke et Hölderlin, Arras, Artois Presses Université, 2003, p. 128. 321 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie l’œuvre de son traducteur, dans la mesure où celui-ci multiplie dans sa propre poésie les modalités et les niveaux de sa réénonciation. Dans un article consacré à l’influence de Dante sur la poésie moderne, Heaney cite quelques exemples repérés chez W.B. Yeats, Geoffrey Hill, Wilfrid Owen, Thomas Kinsella et surtout chez T.S. Eliot, dont certains poèmes lui semblent proprement « hantés par son ombre »49. La remarque vaut pour lui, sans doute plus encore. Cité en italien, traduit en anglais, placé en exergue, glissé dans le corps du poème, Dante habite l’œuvre de Heaney sous toutes les formes imaginables. Se muant en Virgile à l’occasion d’une élégie où l’on voit apparaître, telle une ombre du passé, un Dante sous les traits d’un proche assassiné, Heaney lui passe sur les joues une mousse spongieuse : qu’il nous soit permis de reconnaître, dans la patiente douceur de ce geste lustral, l’attention même du traducteur visà-vis d’une œuvre à laquelle son travail offre une vita nuova. Annexes A Dante Alighieri, Inferno, XXXII, 124-135 Noi eravam partiti già da ello, ch’io vidi due ghiacciati in una buca, sì che l’un capo a l’altro era cappello ; e come ‘l pan per fame si manduca, così ‘l sovran li denti a l’altro pose là ‘ve ‘lcervel s’aggiugne con la nuca : non altrimenti Tidëo si rose le tempie a Menalippo per disdegno, che quei faceva il teschio e l’altre cose. « O tu che mostri per sì bestial segno odio sovra colui che tu ti mangi, dimmi ‘l perché, diss’ io. » Traduction Jacqueline Risset (Flammarion, 2010) Nous avions déjà quitté cette ombre quand je vis deux gelés dans un seul trou ; la tête de l’un coiffait la tête de l’autre ; et comme on mange du pain quand on a faim, celui du haut planta ses dents sur le second, là où le cerveau se joint à la nuque : Tydée dans sa fureur ne rongea pas 49 S. Heaney, « Envies and identifications : Dante and the Modern Poet », art. cité, p. 7. 322 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 « Qu’ici renaisse la poésie morte » Les tempes de Ménalippe d’autre façon qu’il mangeait le crâne, avec le reste : « Ô toi, lui dis-je, qui dénonces ta haine pour celui que tu manges par signe si bestial, dis-moi pourquoi. » Traduction Dorothy L. Sayers (Penguin, 1949) And when we’d left him, in that icy bed, I saw two frozen together in one hole So that the one head capped the other head ; And as starved men tear bread, this tore the poll Of the one beneath, chewing with ravenous jaw, Where brain meets marrow, just beneath the skull. With no more furious zest did Tydeus gnaw The scalp of Menalippus, than he ate The brain-pan and the other tissues raw. “O thou that in such bestial wise dost sate Thy rage on him thou munchest, tell me why”. B Dante Alighieri, Inferno, II, 127-131 Quali fioretti dal notturno gelo chinati e chiusi, poi che ‘l sol li ‘mbianca, si drizzan tutti aperti in loro stelo, tal mi fec’io di mia virtude stanca e tanto buono ardire al cor mi corse ch’i’ cominciai come persona franca : « Oh pietosa colei che mi soccorse ! » Traduction Jacqueline Risset Comme fleurette inclinée et fermée Par la gelée nocturne, quand le soleil l’éclaire, Se redresse épanouie sur sa tige, Tel j’émergeai de ma vertu lassée, Et tant de bon courage ressurgit dans mon cœur Que je commençai, en homme libre : « Ô clémente celle qui m’a secouru ! » C Dante Alighieri, Inferno, III, 85-112 Non isperate mai veder lo cielo : i’ vegno per menarvi a l’ altra riva ne le tenebre etterne, in caldo e ‘n gelo. […] Poi si ritrasser tutte quante insieme, forte piangendo, a la riva malvagia 323 Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014 Traduire-écrire. Cultures, poétiques, anthropologie ch’ attende ciascun uom che Dio non teme. Caron dimonio, con occhi di bragia, loro accennando, tutte le raccoglie ; batte col remo qualunque s’adagia. Come d’autunno si levan le foglie […] Traduction Jacqueline Risset N’espérez pas voir un jour le ciel : je viens pour vous mener à l’autre rive dans les ténèbres éternelles, en chaud et gel. […] Puis elles s’amassèrent toutes ensemble, en pleurant fort, sur la rive mauvaise qui attend les humains qui ne craignent pas Dieu. Charon le diable aux yeux de braise les recueille toutes, et leur fait signe, battant avec sa rame celles qui s’attardent. Comme en automne les feuilles s’envolent […] D Dante Alighieri, Purgatorio, I, 100-103 et 124-129 Questa isoletta intorno ad imo ad imo, là giù cola dove la batte l’onda, porta di giunchi sovra ‘l molle limo. […] Ambo le mani su l’erbetta sparte soavamente ‘l mio maestro pose : ond’ io, che fui accorto di sua arte, porsi ver’ lui le guance lagrimose ; ivi mi fece tutto discoverto quel color che l’inferno mi nascose. Traduction Jacqueline Risset Cette petite île, tout autour, tout au bord, là-bas où les vagues la frappent, porte des joncs sur sa vase molle. […] Mon maître posa doucement ses deux mains écartées sur l’herbette : d’où moi, qui compris la raison de son geste, je lui tendis mes joues pleines de larmes ; et là il mit à découvert la couleur que l’enfer avait cachée. Traduire, écrire. Cultures, poétiques, anthropologie, textes réunis et présentés par Arnaud Bernadet et Philippe Payen de la Garanderie, Lyon, ENS EDITIONS, 2014