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NRT 137 (2015) 201-220 T.-M. Andrevon Lumière des nations et gloire d’Israël. Le programme de Nostra aetate 4 pour le renouvellement de la christologie1 Le paragraphe 4 du texte conciliaire Nostra aetate a marqué un tournant radical dans les relations judéo-chrétiennes. Radical, ce texte l’est au sens littéral du terme, car c’est en scrutant son propre mystère que l’Église rencontre le peuple juif2. Renouant ainsi avec ses racines, l’Église a été mise au défi de retravailler sa théologie, non en opposition, mais en partenariat avec le judaïsme. Nostra aetate 4 constitue l’acte de naissance d’une authentique théologie catholique du judaïsme, laquelle réfléchit sur le lien spirituel qui unit juifs et chrétiens, et cherche à formuler un discours qui concilie la valeur permanente de l’Alliance du Sinaï et la nouvelle Alliance scellée par le Christ. Comme le résume Didier Pollefeyt, il s’agit de «trouver un cadre de pensée théologique où le “oui” à Jésus des chrétiens ne condamne pas les juifs et le “non” des juifs à Jésus ne soit pas un antichristianisme3». De manière globale, dans les années qui ont suivi le Concile, le Magistère et les théologiens ont privilégié le terrain de l’ecclésiologie et de l’exégèse pour construire cette nouvelle théologie du judaïsme. La Bible, qualifiée de «patrimoine commun» par Nostra aetate 4, se présentait comme le terrain de rencontre entre juifs et chrétiens. Mais si la Bible est un patrimoine commun, c’est le Christ qui établit réellement le lien entre juifs et chrétiens, puisque c’est par Lui que les non-juifs ont été greffés sur le peuple de la première Alliance, bénéficiant ainsi des mêmes promesses que 1. Cet article est extrait de notre dissertation doctorale intitulée «Vers une théologie catholique du judaïsme, enjeux et défis générés par Nostra aetate 4», dirigée par L. M. Souletie et M. Lamberigts et soutenue le 19 juin 2014 à l’Institut catholique de Paris. 2. C’est ainsi que s’ouvre ce paragraphe 4 de Nostra aetate: «Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham». 3. D. Pollefeyt, «In search of an alternative for the theology of substitution», dans Jews and Christians: Rivals or Partners for the Kingdom of God, Louvain, Peeters Press, 1997, p. 2. 202 T.-M. ANDREVON celui-ci. La christologie apparait alors comme une discipline majeure pour la théologie chrétienne du judaïsme, d’autant plus que cette discipline s’est élaborée au cours de l’histoire comme une «christologie de la séparation avec Israël», ainsi que l’explique Paul Gerhard Aring: La christologie a été généralement professée à côté d’Israël ou contre Israël (…). La christologie s’est développée sans référence théologique au Dieu de l’alliance avec Israël, ce Dieu qui pourtant avait affirmé dans la Bible qu’il ne pouvait révoquer son alliance avec Israël4. La christologie resta pourtant le parent pauvre du dialogue judéochrétien jusque dans les années 80. Puisque l’identité divinohumaine de Jésus-Christ confessée par les chrétiens était considérée comme inacceptable et totalement étrangère à la pensée juive, chrétiens et juifs pouvaient envisager, tout au plus, de se tendre la main au-dessus de cet abîme dogmatique, mais sans l’aborder directement. Le sujet était d’autant plus sensible que la christologie joua un «rôle décisif pour légitimer la longue histoire des malheurs qui ont résulté de (…) l’antijudaïsme théologique5». En 1982, dans son ouvrage Christ in the light of the ChristianJewish dialogue, John Pawlikowski propose d’aborder la théologie du judaïsme non plus exclusivement sous l’angle de l’ecclésiologie mais sous celui de la christologie6. Nous sommes dans la période de ce qu’il est convenu d’appeler la troisième quête du Jésus de l’histoire, qui s’efforce de replacer Jésus dans le contexte religieux de son temps. Pawlikowski se dit convaincu qu’un renouvellement de la christologie conduirait à corriger les interprétations traditionnelles de l’événement du Christ, du fait de l’approfondissement de la connaissance du milieu juif du Nouveau Testament, dans lequel les premiers chrétiens ont interprété cet événement. Les récentes recherches sur le lent processus de la séparation entre la Synagogue et l’Église semblent lui donner raison. Par exemple, dans son livre Le Christ juif, le rabbin Daniel Boyarin démontre qu’un Messie 4. P. G. Aring, «La christologie dans le dialogue judéo-chrétien aujourd’hui», Istina 31 (1986), p. 373. 5. D. Pollefeyt, «Église et Synagogue après la Shoah», <http://www.rivtsion. org/f/popImprim.php?sujet_id=546_1>, consulté le 10 déc. 2014. 6. J. Pawlikowski, Christ in the light of the Christian-Jewish dialogue, New York, Paulist Press, 1982. L’auteur est prêtre servite, professeur d’éthique sociale et directeur des études sur les relations entre catholiques et juifs, à la Catholic Theological Union de Chicago. Il a été président de l’Amitié internationale judéochrétienne (iccj) jusqu’en juillet 2008. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 203 aux traits divino-humains faisait partie de l’imaginaire de certains courants juifs de la période du second Temple, tout autant que celui d’un Messie souffrant7. Dans cet article, nous proposons de faire une analyse critique de la christologie qui affleure dans Nostra aetate 4, puis dans les deux principaux textes magistériels qui ont été publiés par le conseil pontifical pour les relations avec le judaïsme après le Concile, à savoir les Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra aetate et les Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique8. À travers les apports et les faiblesses de la christologie de ces textes, je voudrais montrer les enjeux qui se dégagent pour la foi chrétienne et pour la théologie catholique du judaïsme. I. — Nostra aetate 4: une christologie de la racine Avant de partir à la recherche des éléments christologiques du texte conciliaire sur les juifs, il faut préciser que cette déclaration ne prétend pas être un traité de théologie, encore moins un traité de christologie. Initié par le pape Jean xxiii suite à sa rencontre avec Jules Isaac en juin 1960, le projet se donnait pour objectif de rendre justice au peuple juif en procédant à la correction de l’enseignement multiséculaire sur lui, résumé par l’historien juif sous les termes «d’enseignement du mépris9». À la faveur des travaux du Concile, de la ténacité et de la compétence du cardinal Bea et des experts dont il s’était entouré, ce qui devint Nostra aetate 4 alla au-delà d’une simple réparation, pour devenir un programme qui contenait en germe la capacité, partielle mais réelle, de produire un discours catholique en rupture avec ce qu’on a eu coutume d’appeler la théologie de la substitution. Le court paragraphe de la déclaration conciliaire dit en substance que l’Église et le peuple juif sont liés au niveau de leur identité, que les juifs ne sont ni rejetés, 7. D. Boyarin, Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, Cerf, 2013. 8. Le premier texte fut publié en décembre 1974 et le second en mai 1985. Par commodité, nous appellerons le premier les Orientations et le second les Notes. On peut les consulter sur internet et notamment dans J. Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif. Un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2004, Annexes xi et xii. En 1998, le conseil pontifical publia un troisième texte officiel intitulé Nous nous souvenons, une réflexion sur la Shoah. Nous délaissons ce texte pour cette étude, car son objet était une démarche de techouva et de réflexion sur le lien entre l’antijudaïsme chrétien et la Shoah. 9. J. Isaac, L’enseignement du mépris, Paris, Fasquelle, 1962. 204 T.-M. ANDREVON ni maudits par Dieu, mais demeurent aimés, que les premiers chrétiens étaient juifs, à commencer par Marie, la mère de Jésus, que l’Église peut revendiquer le titre de «nouveau peuple de Dieu», non parce qu’elle remplace Israël mais parce qu’elle rassemble juifs et païens réconciliés par la croix du Christ. Si l’accusation de déicide n’est pas explicitement condamnée par le texte et l’antisémitisme seulement déploré, cinquante ans après sa promulgation, personne ne met en cause le fait que telle est la position officielle de l’Église catholique. Que dit Nostra aetate 4 sur la personne de Jésus-Christ? Dans le texte, le terme «Christ» figure majoritairement apposé à un autre mot, comme par exemple l’Église du Christ, l’Évangile du Christ, l’esprit du Christ, la croix du Christ. Les noms propres de Jésus, ou Jésus-Christ, n’apparaissent pas et la personne même du Christ n’apparaît qu’une fois: L’Église a toujours devant les yeux les paroles de l’apôtre Paul sur ceux de sa race «à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches, et de qui est né, selon la chair, le Christ» (Rm 9, 4-5)10. Le texte ne dit pas explicitement que Jésus était juif, mais seulement qu’il était issu du peuple juif selon la chair; il insiste sur son ascendance de préférence à son judaïsme. C’est la descendance d’Abraham et son élargissement à toutes les nations qui oriente le discours, et Nostra aetate 4 met l’accent sur la réconciliation entre juifs et païens opérée par la croix du Christ et qui a donné naissance à un nouveau peuple de Dieu: «L’Église croit, en effet, que le Christ, notre paix, a réconcilié les juifs et les Gentils par sa croix et en lui-même des deux a fait un seul11.» En conclusion, on peut dire que Nostra aetate 4 présente ce qu’on peut appeler une «christologie de la racine» en lien avec le rappel des origines juives de l’Église. La Déclaration conciliaire étant principalement ecclésiologique — ce qui fut la note dominante de Vatican ii —, sa christologie est au service de son ecclésiologie12. 10. La fin du texte parle de l’amour du Christ pour les hommes. Toutefois, l’intention du texte n’est pas de fournir un «portrait» de Jésus mais de citer implicitement le concile de Trente rappelant la cause de la mort du Christ, laquelle ne peut être reportée sur l’unique peuple juif. 11. Nostra aetate 4 avec Ep 2,14. 12. Ceci nous renvoie aux premiers mots de la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium, qui met immédiatement l’accent sur le Christ: «Le Christ est la lumière des nations». LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 205 Cette christologie des origines ne permet pas une réflexion sur la judéité de Jésus et ce qu’elle pourrait signifier pour la foi chrétienne contemporaine. Toutefois, le langage n’est pas ecclésio-centré, car dans le texte, c’est bien le Christ en croix, issu du peuple juif, qui est le lieu de la réconciliation entre juifs et Gentils, et non pas l’Église. De plus, bien que le texte conciliaire soit tourné vers les origines, le rappel simultané de l’appartenance de Jésus à la descendance charnelle d’Abraham, et du lien spirituel entre l’Église et cette même descendance, forment une équation où il n’est pas possible d’être descendant d’Abraham par la foi sans rencontrer la descendance d’Abraham par la chair. Le cardinal Bea le dit clairement dans un commentaire de Nostra aetate, qu’il rédigea immédiatement après la promulgation de la déclaration conciliaire: On pourrait objecter, en admettant que nous soyons unis à Abraham et au Christ, sa descendance par excellence, que cela ne démontre pas comment nous pouvons l’être avec le Peuple juif (…). La réponse est qu’on ne peut pas isoler le Christ de l’ensemble de la descendance d’Abraham, donc du Peuple juif13. Sans le dire explicitement, le texte permet de penser qu’il y a deux manières d’être incorporé au Christ: par la chair ou par le baptême, tout comme il y a deux manières d’être membre du peuple de Dieu, par filiation ou par adoption. On voit bien ici que ce n’est donc pas au niveau de la Bible que se noue le lien identitaire entre chrétiens et juifs, mais autour de la personne du Christ. II. — Les Orientations: une christologie axée sur le Jésus de l’histoire Dix années après la promulgation de Nostra aetate, en décembre 1974, le Conseil pontifical pour les Relations avec le judaïsme, fraîchement créé, publiait un document qu’il considéra comme sa charte initiale: Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra aetate14. Texte de quatre pages, il s’en tient à des considérations pastorales en vue de mettre en pratique la déclaration conciliaire sur les juifs. Il ne prétend pas faire un développement théologique, mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas y décrypter la théologie qui le sous-tend. 13. A. Bea, L’Église et le Peuple Juif, Paris, Cerf, 1967, p. 56. 14. Le Conseil pontifical avait été créé au mois d’octobre précédent. 206 T.-M. ANDREVON Les Orientations comportent quatre parties, une introduction et une conclusion. Dans le préambule, elles soulignent les «deux millénaires, marqués trop souvent par une ignorance mutuelle et de fréquents affrontements» entre juifs et chrétiens. Elles rappellent que la rédaction de Nostra aetate 4 «s’est inscrite dans une conjoncture profondément modifiée par le souvenir des persécutions et des massacres de juifs qui se sont déroulés en Europe juste avant et pendant la seconde guerre mondiale»15, et déclarent vouloir promouvoir le dialogue et la connaissance mutuelle entre juifs et chrétiens. Suivent ensuite quatre parties: La première traite des conditions d’un vrai dialogue après des millénaires de monologue. La deuxième partie porte sur la liturgie et la nécessité d’une juste compréhension des textes bibliques, entre autres dans les homélies. La troisième partie fournit des points d’enseignement à partir de Dei Verbum ou de l’ecclésiologie de Nostra aetate 4. Elle se conclut par des recommandations éducatives à différents échelons, encourage la recherche exégétique, théologique et historique, et invite les Instituts catholiques à se doter de chaires d’études juives. La quatrième partie, très courte, convie juifs et chrétiens à collaborer dans les actions sociales au service des hommes. Enfin, la conclusion rappelle que ce texte magistériel concerne l’Église universelle et qu’il a un aspect œcuménique, en conséquence de quoi les évêques devront être attentifs à initier des pastorales opportunes en la matière. Les Orientations apportent quelques éléments christologiques supplémentaires par rapport à Nostra aetate, qui découlent de leur insistance sur le lien entre l’ancienne et la nouvelle Alliance, où la continuité et la nouveauté se conjuguent. Ainsi, la messianité de Jésus et l’enracinement de son enseignement dans l’Ancien Testament et dans le judaïsme de son époque sont les deux contributions du document pour une christologie au service de la théologie du judaïsme: Jésus, tout comme ses apôtres et un grand nombre des premiers disciples, est né du peuple juif. Lui-même, en se révélant comme Messie et Fils de Dieu (cf. Mt 16,16), porteur d’un nouveau message, celui de l’Évangile, s’est présenté comme accomplissant et parachevant la Révélation antérieure. Et, bien que l’enseignement du Christ ait un caractère de profonde nouveauté, il ne s’appuie pas moins, à 15. Ce contexte post-Shoah, si présent durant les débats conciliaires, est absent de la Déclaration Nostra aetate 4. Cf. T.-M. Andrevon, «Les juifs et la préparation du texte conciliaire Nostra aetate», NRT 135/2 (2013), p. 218-238. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 207 maintes reprises, sur l’enseignement de l’Ancien Testament (…). En outre, Jésus fait usage de méthodes d’enseignement analogues à celles des rabbis de son temps16. Ce texte relie Jésus à son peuple et à sa tradition, mais il met aussi en valeur le fait que la nouveauté apportée par le christianisme est la personne de Jésus, avant d’être son enseignement. Jésus est présenté comme le sommet de la Révélation, parachevant la Révélation faite à Israël. La notion d’accomplissement — sujet fondamental pour aborder les rapports entre judaïsme et christianisme — est abordée ici sous l’angle de l’accomplissement de la Révélation, ce qui permet de préserver la validité de l’Alliance avec Israël, bénéficiaire en premier de cette Révélation du Dieu Un. Le Christ n’apporte pas une nouvelle révélation qui annulerait la précédente ou la remplacerait. Un peu plus loin, le document précise que Jésus a accompli les promesses (sans préciser lesquelles), mais ajoute également: Nous croyons que celles-ci ont été accomplies lors du premier avènement du Christ, il n’en est pas moins vrai que nous sommes encore dans l’attente de leur parfait achèvement lors de son retour glorieux à la fin des temps. Cette petite phrase tourne les regards vers l’eschatologie, comme dans Nostra aetate 4, mais de manière plus élaborée. En effet, Nostra aetate 4 renvoie aux temps de la fin l’énigme de la permanence d’Israël au côté de l’Église, tandis que les Orientations donnent une dimension plus dynamique de l’histoire en marche vers la Parousie. Sans relativiser le salut accompli par le Christ, le texte induit que l’accomplissement des promesses connaît un «déjà là» et un «pas encore», que le Christ est encore caché dans l’histoire jusqu’à son second avènement, et que l’accomplissement des Écritures ne nous est pas encore pleinement révélé. En conclusion, les Orientations nous fournissent une christologie axée principalement sur le Jésus de l’histoire, ce qu’on peut appeler une «christologie basse». Elles offrent des pistes intéressantes sur l’accomplissement qu’est, et qu’a apporté le Christ, dans une perspective dynamique et eschatologique, qui ouvre un espace pour la présence du peuple juif en vis-à-vis de l’Église. Cependant, tout comme Nostra aetate 4, les Orientations ne donnent pas vraiment de pistes pour évaluer l’apport de la judéité de Jésus pour la foi chrétienne. Or, comme le précise Michel de Goedt, «la judéité 16. Orientations iii. 208 T.-M. ANDREVON de Jésus n’est pas d’abord une donnée livrée aux investigations de l’historien, mais un élément essentiel de confession de foi17». Par ailleurs, l’identité messianique de Jésus que nous lisons dans la première citation est trop abstraite. Elle se présente comme un attribut de Jésus, tout comme celui de Fils de Dieu. Or le terme Messie seul est vide de sens s’il n’est pas associé au terme «Israël». III. — Les Notes: «Jésus est juif et l’est toujours resté» Le second texte publié par le Conseil pontifical pour les Relations avec le judaïsme, Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique, coïncide avec le vingtième anniversaire de la promulgation de Nostra aetate. Il est à l’évidence le plus élaboré depuis le Concile. Courant sur une dizaine de pages, le document est découpé en sept chapitres, que l’on peut regrouper sous trois rubriques. Les premiers chapitres montrent l’importance et les enjeux du rapport entre le christianisme et le judaïsme; puis les Notes s’attardent longuement sur la période des débuts de l’Église et son contexte juif; enfin, la dernière partie s’intéresse aux rapports liturgiques et historiques entre juifs et chrétiens, et, en conséquence, sur le sens de la permanence d’Israël dans le temps de l’Église. Du point de vue christologique, les Notes vont plus loin que les textes précédents. Jésus-Christ y est décrit comme juif, Messie, envoyé du Père, Rédempteur; il rassemble le troupeau, il le conduit au Père, il reviendra «comme Messie» lors de la consommation des temps. La messianité de Jésus ressort particulièrement dans le document soulignant que Jésus est non simplement le Messie, mais le Messie d’Israël: c’est dire que la notion de Messie ne peut se comprendre en dehors de la tradition juive. Bien que les juifs ne le reconnaissent pas comme tel, Il est le point de convergence avec les chrétiens (ii, 10). La figure du Messie est l’espérance commune des uns et des autres. Si le Messie — «leur» Messie, dit le texte (ii, 8) — est le point de convergence entre juifs et chrétiens, c’est parce qu’il est «juif et l’est toujours resté» (iii, 12). Cette dernière phrase est sans doute la plus importante du texte en termes de réflexion christologique et «la plus lourde de conséquences (…). C’est elle qui met 17. M. De Goedt, «“Toi qui es juif” (Jn 4,9): Questions sur la judéité de Jésus», 12/3 (1979), p. 15. SIDIC LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 209 en lumière le fondement de la relation unique et originale qui unit l’Église au peuple d’Israël18». Le dogme de l’Incarnation et de la double nature de Jésus-Christ prend ici son sens le plus profond. Jésus est vrai homme, non seulement en tant que participant à la nature humaine en général, mais il «s’est incarné dans un peuple particulier et une famille humaine» (iii, 15). Ce peuple particulier, est porteur, depuis son origine, d’une destinée et d’une mission particulières que le père Michel Remaud décrit ainsi: En se révélant à lui, Dieu manifeste du même coup ce qu’il attend de l’homme, dont la vocation est de devenir conforme à l’image de Dieu (…). Le juif, s’il choisit de répondre à l’appel que Dieu lui adresse dans son peuple, est donc quelqu’un qui s’engage à vivre selon la Parole de Dieu et à réaliser ainsi le projet de Dieu sur l’homme. En ce sens, Jésus n’est pas seulement pour nous un juif parmi d’autres. Il est celui en qui se réalise ce que Dieu attend de son peuple19. Ainsi, les Notes invitent à comprendre que la judéité de Jésus n’est pas un emprunt pour le temps de sa présence physique sur la terre, ce qui serait une forme de docétisme, mais qu’elle est constitutive de son être20. C’est la chair juive de Jésus qui est ressuscitée, et le Corps glorieux du Christ reste à jamais aussi celui du juif Jésus, sans confusion, mais sans division21. Si «Jésus est juif et l’est toujours resté», alors Jésus et Israël sont indissociables non seulement dans le passé, au temps de sa vie humaine, mais au présent et jusqu’à la fin des temps. De l’avis de Jean-Marie Lustiger, «(…) bien des choses ne sont compréhensibles que par cette solidarité de Jésus avec les siens, du Messie avec son peuple22». L’archevêque de Paris développe ce thème de la solidarité entre Jésus et les juifs en parlant d’«une personnalité corporative». Jésus récapitule en sa personne la foi et l’espérance d’Israël, «non pas comme un substitut 18. M. Remaud, Catholiques et juifs, un nouveau regard, livret broché publié en 1985 par la coopérative de l’Enseignement religieux de Paris, p. 19. 19. Ibid, p. 19. 20. Le carme M. De Goedt va dans ce sens lorsqu’il écrit en 1979: «il y a une vérité historique de l’Incarnation qui n’est reconnue que si on rappelle et souligne que Jésus était juif. Faute de quoi, une espèce de docétisme commence à contaminer la foi chrétienne» («“Toi qui es juif”…», cité n. 17, p. 15). 21. Voir le Catéchisme de l’Église catholique 999: «Le Christ est ressuscité avec son propre corps: “Regardez mes mains et mes pieds: c’est bien moi” (Lc 24,39); mais Il n’est pas revenu à une vie terrestre. De même, en Lui, “tous ressusciteront avec leur propre corps qu’ils ont maintenant” (concile Latran iv, DZ 801), mais ce corps sera “transfiguré en corps de gloire” (Ph 3,21), en “corps spirituel” (1 Co 15,44).» 22. J-M. Lustiger, La Promesse, Paris, Parole et Silence, 2002, p. 57. 210 T.-M. ANDREVON d’Israël mais comme la réalisation même de la vocation d’Israël23». Toutes les promesses de Dieu, qu’Il a réalisées et qui sont comprises dans le credo, font partie de l’espérance d’Israël: «la sainteté, la vision de Dieu face à face, la résurrection des morts, le rassemblement du peuple dans sa terre et les biens eschatologiques24». À l’instar des deux textes précédents, les Notes pointent du doigt l’avenir eschatologique: En outre, en soulignant la dimension eschatologique du christianisme, on arrivera à une plus grande conscience que, lorsqu’il considère l’avenir, le peuple de Dieu de l’ancienne et de la nouvelle Alliance tend vers des buts analogues: la venue ou le retour du Messie — même si c’est à partir de deux points de vue différents (ii, 10). C’est bien le même Messie que juifs et chrétiens attendent. Juifs et chrétiens sont invités à agir dans le monde selon les valeurs du Royaume instauré par le Christ, qui sont présentes dans la Torah. Le texte autorise à penser que, liés au niveau de leur identité par le Messie caché, juifs et chrétiens cheminent sous le signe de l’Alliance, selon des modalités différentes, mais au service du même projet de Dieu. La christologie n’est pas l’aspect dominant des Notes, mais ce qui est dit de Jésus prend en considération sa judéité et, en cela, le texte fournit une avancée par rapport à Nostra aetate 4 et aux Orientations. La permanence de la judéité de Jésus — «Jésus est juif et l’est toujours resté» — nous sort de ce que nous appelions la christologie de la racine et renvoie de manière positive à la permanence du peuple juif et du judaïsme. Cette permanence de la judéité de Jésus interpelle la christologie mais le texte magistériel, lui, n’en dit pas plus. Les textes que nous avons évoqués rompent avec une «christologie de la discontinuité». Bien que leur apports christologiques soient faibles, ils invitent la théologie à creuser la conception du Messie, à enrichir son regard sur le mystère de l’Incarnation, à travailler à frais nouveaux la notion d’accomplissement. Je voudrais maintenant donner quelques pistes dans ce sens en montrant que la remise en lumière de l’enracinement de Jésus dans son peuple peut être bénéfique non seulement pour les rapports entre juifs et chrétiens, mais aussi pour l’intelligence de la foi chrétienne. 23. Ibid., p. 90. 24. Ibid., p. 91. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 211 IV. — De quel Messie parle-t-on? Chaque année, à l’approche de Noël, nos églises résonnent de ce chant populaire: «Venez divin Messie». Mais au fond, ce mot n’a guère de signification pour le chrétien. Somme toute, il évoque dans l’imaginaire celui que les juifs attendaient autrefois et qui est venu. Dans le tome 2 du manuel Initiation à la pratique de la théologie, Bernard Lauret démontre que la notion de Messie a été éclipsée lors des conciles christologiques, principalement celui de Nicée, au profit de la figure du Christ comme Seigneur. Selon l’auteur, la mésentente entre juifs et chrétiens sur la personne du Christ fut alors accentuée radicalement: De plus en plus dans l’histoire postérieure [au concile de Nicée], on va voir s’opposer une christologie chrétienne non messianique au sens où la christologie se bornera à affirmer abstraitement la divinité de Jésus et n’articulera plus la foi chrétienne à l’histoire, du fait qu’elle négligera le destin humain du juif Jésus et, du côté juif, un messianisme souvent estompé et tiraillé mais résolument a-christologique centré sur le peuple juif hostile à la divinité de Jésus25. Le théologien poursuit par cette question: On peut se demander si l’éclipse du messianisme dans l’Église, ou sa réinterprétation dans un sens purement intérieur ou céleste avec réduction du salut à une théologie de la grâce, n’est pas la contrepartie du refus d’accorder un rôle au peuple juif dans l’histoire du salut après Jésus26. Une autre perspective a été avancée par Hans Hermann Henrix au cours du colloque Christ and the Jewish People, qui se tint en 2009 à Jérusalem. Le théologien allemand fit remarquer qu’une des raisons pour lesquelles la judéité de Jésus n’était pas encore assez prise au sérieux en christologie, est le fait que le concept d’«être humain» est plus élevé que celui de «juif» parce qu’il est plus universel et qu’il correspond mieux au concept de Dieu. La détermination historique perdant ainsi de son importance, l’affirmation de la judéité de Jésus ne semblait pas nécessaire pour la proclamation du kérygme27. 25. B. Lauret, Initiation à la pratique de la théologie, dogmatique 1, T. ii, Paris, Cerf, 1982, p. 421. 26. Ibid. 27. H.H. Henrix, «The Son of God became a Human Being as a Jew. On taking the Jewishness of Jesus seriously for Christology», dans les actes du colloque «Christ and the Jewish People, June 9-12, 2009», édités par P. Cunnigham, Christ Jesus and the Jewish People Today: New Explorations of Theological 212 T.-M. ANDREVON Les textes magistériels que nous avons cités plus haut font émerger peu à peu la figure du Messie comme lieu de rencontre et non de confrontation entre juifs et chrétiens. En premier lieu, JésusMessie nous tourne non pas vers le passé, mais vers l’avenir; Il est l’espérance commune aux juifs et aux chrétiens. Ceci veut dire que l’identité messianique de Jésus demeure pertinente pour la foi chrétienne dans son présent et pour son avenir. Remettre à l’honneur l’attente messianique qui anime juifs et chrétiens, non seulement remet sur le métier la question de l’accomplissement, mais oblige à retrouver le sens de ce mot. Le Messie, que l’Église confesse comme étant le Fils de Dieu, est le Messie d’Israël. Sans cet enracinement historique de Jésus, on risque de faire de lui une figure mythique, un dieu païen. En d’autres termes, maintenir le lien entre Jésus et son identité de Messie d’Israël est une garantie contre le risque de l’idolâtrie. Cette tentation est récurrente dans l’Ancien Testament, et le christianisme n’a pas su toujours y échapper, comme le développe le cardinal Lustiger: Le danger (...) est de ne recevoir le Christ que comme une nouvelle forme des dieux qui habitent le cœur de l’homme; de ne faire du Christ que la forme de son propre désir, ou de donner aux dieux des païens, aux dieux des nations, un nom qui serait le Christ ou le Dieu d’Israël28. Si la foi chrétienne reconnaît en Jésus le Messie, le Fils de Dieu, au sens où la Bible le dit du Messie-Roi et aussi au sens de la Sagesse éternelle (en grec, il faut dire «métaphysique»), c’est sur la base de certains critères, qui ne peuvent venir que du judaïsme. C’est cela seulement qui peut la préserver de toute tentation de s’emparer de Jésus comme un personnage mythique et de l’approprier à toutes les situations et à toutes les cultures. Telle est la condition pour que la foi chrétienne demeure réelle et authentique. Tout au long de l’histoire du christianisme, et actuellement en particulier, a existé la tentation d’accueillir la figure du Christ comme une figure divine que l’on investit de ce dont une culture est porteuse. Mais c’est la Bible qui nous dit que c’est l’élection et c’est cela qui empêche de confondre le Christ avec Apollon ou Dionysos. De cette élection unique les juifs sont les témoins (…). On ne peut rien comprendre à la foi chrétienne si l’on n’accepte pas l’élection du Messie et on ne peut rien comprendre à l’élection du Messie si l’on n’accepte pas et si l’on ne respecte pas l’élection d’Israël29. Interrelationships, Grand Rapids (Mich.), Eerdmans, 2011. Nous avons travaillé sur les actes du colloque avant leur publication. La citation se trouve en p. 4 de la contribution d’Henrix. 28. J.-M. Lustiger, La Promesse (cité n. 22), p. 100. 29. Id., L’Alliance, Paris, Presses de la Renaissance, 2010., p. 50. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 213 V. — Dieu est un Dieu caché Le Messie confessé par l’Église est Sauveur. La christologie est intimement liée à la question du Salut. Selon l’avis de Michel de Goedt, le problème de la théologie de la substitution découle d’une explication de l’accomplissement qui postule «sans le dire ni l’avouer, (qu’)une sorte de mutation ontologique du temps est survenue après le Christ», comme si le monde présent était déjà substantiellement changé. C’est ce qu’il appelle «une sotériologie au dynamisme tronqué»: Selon cette sotériologie, le Salut que le Christ doit apporter aux hommes à la fin des temps consistera en l’accomplissement de la promesse évangélique, non en l’accomplissement des Écritures. Celles-ci ont dit leur dernier mot avec la venue du Christ. Tout au plus peuventelles servir à illustrer, comme de l’extérieur, l’espérance proprement chrétienne30. Pour l’auteur, la résurrection du Christ est la garantie de la future entrée des hommes dans le Royaume des Cieux. Mais le Christ est encore caché, et l’accomplissement des Écritures ne nous est pas encore pleinement révélé. C’est pourquoi il faut faire la distinction entre «le plan de la réalité mystérieuse (l’inauguration de l’entrée dans le Royaume) dont la révélation plénière est encore à venir, et le plan de l’intentionnalité de la foi et de l’espérance qui s’articulent et s’expriment en ce monde31». Ainsi, (…) l’espérance juive et l’espérance chrétienne sont toutes deux attestées par les mêmes Écritures, et ne diffèrent (…) que par le fait de reconnaître ou de ne pas reconnaître la garantie de la Résurrection du Christ32. Le schéma christologique embryonnaire de Nostra aetate 4 reste assez prisonnier du schéma d’accomplissement que critique Michel de Goedt. Pour dégager la christologie traditionnelle de son caractère constitutif où la vie et l’œuvre de Jésus «amènent le Salut d’une manière qui ne peut jamais se faire de quelque autre manière», Didier Pollefeyt propose une interprétation représentative de la vie salvifique de Jésus, qui découle de la question posée par la validité de la première alliance dans le temps de la seconde: 30. M. De Goedt, «Au sujet de la vocation du Peuple juif», Rencontre chrétiens et juifs 40 (1975), p. 84. 31. Ibid., p. 85 (les italiques sont de l’auteur). 32. Ibid. 214 T.-M. ANDREVON Dans une interprétation représentative de la vie salvifique de Jésus, la possibilité reste ouverte de reconnaître la potentialité de Salut avant (et après) la venue de Jésus, une potentialité donnée originairement avec le commencement de la création. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que Jésus n’est pas constitutif au niveau confessionnel pour les chrétiens, mais cela veut dire qu’Il n’est pas ontologiquement constitutif. Tandis qu’une christologie constitutive finira inévitablement en substitution, une christologie représentative ouvre la possibilité de confesser Jésus comme Christ sans répudier la représentation du Salut par l’alliance dans la Première alliance avec les juifs33. Remarquons que l’introduction des mystères lumineux par JeanPaul ii dans la récitation du Rosaire promeut cette dimension salvifique de la vie publique de Jésus. Ce qui est mis en valeur ici est au fond la permanence du Mystère de l’Incarnation. Le chrétien de nos paroisses le fait communément remonter à l’Annonciation pour s’achever à l’Ascension, à partir de laquelle Jésus devient universel, ce qui revêt un aspect assez flou de sa présence au monde. Or l’Incarnation n’est pas une manière nouvelle et accidentelle d’agir de Dieu. Elle est la forme ultime de la kénose de Dieu, que la tradition juive fait remonter à la Création avec la notion de tsimtsoum34 et que le théologien Hans Urs von Balthasar définit comme étant l’essence même de la Trinité35. Le principe de l’élection se loge dans cet agir de Dieu. Pour entrer en dialogue avec l’homme, Dieu se vide en quelque sorte de lui-même, pour laisser de l’espace à un «autre» à qui parler. Cet autre ne peut pas être l’humanité en général, mais seulement un homme ou un groupe particulier. C’est pourquoi Dieu est un «Dieu caché» (Is 45,5) car Il se révèle à certains, qui deviennent ses témoins ou des sacrements de sa présence. Le mystère de l’Incarnation s’inscrit dans cet agir divin, et il se poursuit jusqu’à la fin des temps. L’inauguration de la nouvelle alliance ne modifie pas la manière qu’a Dieu d’être au monde. Jésus-Christ, l’envoyé du Père, demeure présent au monde jusqu’à la fin des temps de manière cachée par les sacrements et le témoignage des disciples qu’il continue à appeler de manière personnelle. Insister sur la particularité 33. D. Pollefeyt, «Église et Synagogue après la Shoah» (cité n. 5), p. 9. 34. Littéralement, la contraction, la rétraction. Ce concept dérive des enseignements d’Isaac Louria, un grand maître cabalistique qui vécut à Safed au xvie siècle, selon lequel Dieu qui remplit tout se serait contracté, ou retiré en lui-même, dans le but de permettre l’existence d’un espace extérieur à lui à partir duquel la Création a été possible. 35. H. U. von Balthasar, La dramatique divine iii, Namur, Culture et Vérité, 1990, p. 299-301. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 215 de Jésus comme juif permet au chrétien de ne pas s’échapper du régime de l’Incarnation, et de vivre selon l’économie d’un Royaume inauguré mais encore à venir. Juifs et chrétiens ont une tâche commune de témoigner de ce Dieu caché et de le révéler au monde. VI. — Pour une redéfinition du désaccord christologique entre juifs et chrétiens À travers les textes magistériels, Jésus est rendu aux siens, comme le titre un ouvrage de Salomon Malka36. Mais il est bien plus qu’un maître qui dispense un enseignement proche de ceux des rabbins de son époque. Les documents romains n’omettent pas de rappeler la divinité du Christ. Cependant, ils ne donnent pas vraiment de pistes pour permettre à la théologie catholique de revisiter le dogme de la double nature de Jésus homme juif et Fils de Dieu, dans le cadre de sa confrontation et de son désaccord avec Israël. Le rabbin Siegman signala cette carence par une mise en garde: Je crains davantage les réactions des libéraux (…), qui s’attendent à ce que les tensions judéo-chrétiennes puissent se résoudre dans un christianisme qui met l’accent sur l’humanité plutôt que sur la divinité de Jésus, que je ne redoute le zèle des traditionalistes37. Or le judaïsme peut être un recours pour penser la christologie, dans le cadre d’un honnête dialogue dépourvu de toute tentation apologétique. Le rapport de continuité entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament peut laisser supposer que certains éléments du dogme christologique ne sont pas étrangers à la pensée sémitique. Dans la préface de l’ouvrage de Clemens Thoma, Théologie chrétienne du judaïsme, David Flüsser fait une remarque étonnante à ce propos: On sait moins l’influence décisive sur la christologie de la théologie juive de l’hypostase divine. Dans le judaïsme rabbinique, il y a la représentation importante de l’immanence de Dieu. On l’appelle 36. S. Malka, Jésus rendu aux siens. Enquête en terre sainte sur une énigme de vingt siècles, Paris, Albin Michel, 2012. 37. H. Siegman, «Dix années de relations judéo-chrétiennes», Rencontre 45 (1976), p. 104. Dans le même article, le rabbin posait la question: «Quel est le genre de dialogue vraiment possible entre juifs et catholiques? Qu’est-ce qui nous pousse au dialogue, et que cherchons-nous, de part et d’autre, à en retirer?» 216 T.-M. ANDREVON parole, esprit, gloire, sagesse ou force. En même temps, ces termes sont des qualitatifs ou attributs de Dieu. Tous ces termes apparaissent dans le Nouveau Testament et se réfèrent à Dieu aussi bien qu’au Christ. Par-là, on ne définit pas seulement le Christ comme reflet de la divinité, mais on proclame aussi l’unité entre le Père et le Fils, puisque ces termes-là sont des qualificatifs de Dieu luimême aussi bien dans le judaïsme rabbinique que dans le Nouveau Testament38. Le professeur israélien continue son raisonnement en évoquant le judaïsme hellénistique et la notion de logos, élaborée par le juif Philon d’Alexandrie, mais il termine en émettant l’avis que «la christologie hypostatique a ses racines plutôt dans le judaïsme rabbinique que dans l’héllenisme juif39». Pour sa part, le docteur Alon Goshen-Gottstein a montré que le dogme de l’Incarnation, qui paraît être le plus étranger à la foi juive, pourrait pourtant rejoindre analogiquement certains points de la pensée juive40. Enfin, dans son dernier ouvrage, Le Christ juif, Daniel Boyarin n’hésite pas à affirmer que «le Messie-Christ existait dans la pensée juive bien avant que Jésus ne naisse à Bethléem. Autrement dit, l’idée d’un second Dieu, vice-roi de Dieu le Père, est une des plus anciennes idées théologiques en Israël41». Il pense ainsi que la question originelle qui s’est posée aux juifs de l’époque de Jésus, n’était pas: «“Un Messie divin doit-il venir?”, mais elle était seulement: “Ce charpentier de Nazareth est-il celui que nous attendons?”42» Si les thèses de cet auteur sont exactes, elles permettraient non seulement de re-contextualiser la séparation entre judaïsme et christianisme dans l’histoire, mais également de reformuler le différend doctrinal qui oppose juifs et chrétiens autour de la personne de Jésus et de repositionner le dialogue autour de la personne du Christ, appartenant en fait aux deux traditions religieuses, sans évacuer du côté chrétien une partie de 38. D. Flüsser, Préface à C. Thoma, Théologie chrétienne du judaïsme, Paris, Parole et Silence, 2005, p. 23. David Flüsser (1917-2000) fut un professeur renommé de l’Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste du judaïsme de la période du second Temple et de ses relations avec le christianisme ancien. 39. Ibid. 40. A. Goshen-Gottstein, «Judaisms and Incarnational Theologies: Mapping out the Parameters of Dialogue», Journal of Ecumenical Studies 39/3-4 (2002). 41. D. Boyarin, Le Christ juif (cité n. 7), p. 55. 42. Ibid. p. 13. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 217 l’identité confessée pour le confort du dialogue. La christologie haute pourrait ainsi servir et non desservir le dialogue avec le Peuple juif43. VII. — Le Christ et son peuple, un lien typologique Toute la christologie de Nostra aetate 4, des Orientations et des Notes est principalement centrée sur la croix. Or, si Jésus n’était que le crucifié, il ne constituerait pas une pomme de discorde entre juifs et chrétiens, mais rejoindrait la liste des prophètes persécutés. C’est avec la résurrection que commence la foi chrétienne en ce Messie Seigneur. L’Église confesse l’événement historique de la résurrection du Crucifié, en qui Dieu scelle la Nouvelle Alliance, et ce Salut ouvre des temps nouveaux. Est-ce le ressuscité ou bien le crucifié qui se dresse entre Israël et l’Église? Il serait sans doute intéressant d’élaborer une théologie catholique du judaïsme qui prenne davantage en compte le mystère de la Résurrection, ou du moins l’ensemble du mystère pascal, en mettant davantage l’accent sur la Résurrection. (…) l’espérance juive et l’espérance chrétienne sont toutes deux attestées par les mêmes Écritures, et ne diffèrent (…) que par le fait de reconnaître ou de ne pas reconnaître la garantie de la Résurrection du Christ. Cette différence se situe sur le plan des signes et diverses lectures qu’ils permettent ou admettent. Or la diversité des lectures est liée au déploiement de la liberté. Un lecteur peut bien contester une lecture autre que la sienne; mais il ne peut juger en dernier recours de la liberté d’un autre lecteur, ni mettre celui-ci hors-jeu44. La révélation est une parole de vie donnée par un Dieu vivant qui aime la vie; on a pu l’oublier en insistant sur les souffrances et la mort du Christ. Le judaïsme est profondément marqué par la vie, dans toutes ses pratiques et dans sa foi; aussi, le dialogue entre christianisme et judaïsme se trouverait enrichi en se tenant 43. Ainsi l’écrit J. Arregui dans sa thèse sur Balthasar: «la confession de la spécificité chrétienne, de l’absolu de Jésus-Christ ne doit pas être pour le dialogue un obstacle à surmonter, mais l’atout principal et le moteur du dialogue. La démesure chrétienne ne consiste pas à confesser l’absolu de Jésus-Christ, mais à ne pas approfondir assez cette confession, à traduire l’amour en système absolu» (J. Arregui, «Sans exclusion ni inclusion. La relation Israël-Église chez Hans Urs von Balthasar comme paradigme du rapport entre le christianisme et les autres religions», thèse de doctorat présentée à l’Institut catholique de Paris en déc. 1990, sous la direction d’Henriette Danet, p. 13). 44. M. De Goedt, «Au sujet de la vocation du Peuple juif» (cité n. 30), p. 85. 218 T.-M. ANDREVON sur ce terrain, non seulement du point de vue éthique ou dans des actions communes, mais sur le terrain de la théologie, et en particulier de la théologie de l’histoire. Une lecture possible serait de faire jouer la typologie comme outil pour travailler la notion d’accomplissement en fonction du passé mais également de l’avenir. Lors d’une conférence au World Congress of Jewish Studies à Jérusalem, en juillet 2013, le philosophe israélien Michael Fagenblat a remarqué que, dès 1957, Emmanuel Levinas qualifie la Shoah de «passion d’Israël, dans le sens où l’on parle de la passion du Christ45». Le conférencier précise que, dans la bouche du philosophe français, l’expression n’est pas métaphorique, et que ce thème traverse son œuvre. Reprenant l’outil exégétique de la typologie, Fagenblat interprétant Levinas montre que ce n’est pas l’histoire d’Israël qui a été typologique pour l’Église, mais la Passion de Jésus, qui préfigurait celle d’Israël dans la Shoah. Il y a là un renversement de perspective intéressant par rapport à celle d’un Jacques Maritain, par exemple, qui voyait dans la Shoah la configuration du Peuple juif à la Passion de Jésus-Christ, le rapprochant de la rédemption. La position de Levinas est que le Peuple juif réalise la passion du Christ, et donc participe à la rédemption du monde. Dans la Shoah se vit la face dramatique du déploiement du Salut, sous le règne de l’Antéchrist. Si Israël réalise ce qui était préfiguré pour lui dans la Passion du Christ, la résurrection de Jésus préfigure aussi la résurrection d’Israël. Pour Levinas, cette résurrection est le retour en terre d’Israël. Si l’on tient compte de la rectification opérée par les textes magistériels sur la typologie décrite comme une lecture dialectique d’annonce et réalisation, dans une histoire qui n’est pas close46, le raisonnement du philosophe israélien est pertinent. Sans refuser à l’Église la valeur typologique de l’histoire d’Israël pour elle, et en faisant jouer la notion de «personnalité corporative» ou de solidarité de Jésus avec son peuple, cette lecture typologique de la Passion de Jésus et de sa résurrection appliquée à l’histoire contemporaine pourrait aider 45. M. Fagenblat, «The Passion of Israel», conférence donnée le 30 juillet 2013 à l’Université Hébraïque de Jérusalem, dans le cadre du 16e World Congress of Jewish Studies. Texte non édité qui m’a été envoyé par le conférencier. La citation de Levinas est extraite de J. Robbins (éd.), Is it Righteous to Be? Interviews with Emmanuel Levinas, Redwood City, Stanford University Press, 2001, p. 92. 46. Voir les Notes iii ainsi que Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, «Lire l’Ancien Testament», Doc. cath. 2163 (6 juillet 1997), p. 626-635. LUMIÈRE DES NATIONS ET GLOIRE D’ISRAËL 219 le discours théologique dans sa difficulté à articuler la validité permanente de l’ancienne Alliance et la nouveauté du Christ. Elle demande de voir dans le retour massif des juifs en terre d’Israël un signe à interpréter, au-delà des problématiques politiques que cela comporte. Il est certain qu’Israël vit une nouvelle étape de son histoire, après deux mille ans d’enfouissement dans l’histoire. Dans ce cas, le rapport entre l’Église et Israël se voit modifié, d’autant que l’Église elle-même vit des mutations profondes avec le concile Vatican ii. Pour ne pas tomber dans la théologie des deux voies, il est nécessaire de combiner l’approche ecclésiologique et christologique pour penser le rapport d’Israël avec l’Église. Le Christ, Messie caché est la Porte (métaphore évangélique) qui se tient entre ces deux parties de l’unique Peuple de Dieu. L’une et l’autre vivent sous le signe de la faiblesse et de l’imperfection, inhérentes à la condition humaine47. Mais toutes deux entraînent le monde vers les temps messianiques. Conclusion Les textes magistériels, en rattachant explicitement Jésus au peuple juif, non seulement dans le passé, mais aussi dans le présent, rompent avec une «christologie de la discontinuité48». J’ai essayé de montrer les conséquences que cela a non seulement pour les relations judéo-chrétiennes mais pour la foi catholique en JésusChrist. Du point de vue historique, on commence à mieux cerner les durcissements qui se sont opérés autour de la personne de Jésus à la faveur des conflits qui opposaient ses disciples et ses détracteurs. Du point de vue théologique, Jésus est redonné aux chrétiens comme la gloire d’Israël et la lumière des nations. Le salut qu’il a apporté au monde a inauguré les temps eschatologiques, mais nous sommes toujours dans le temps de la maturation de la moisson, si bien que l’espérance d’Israël a toute sa place au côté de celle de l’Église. 47. Cf. Lumen gentium 9: «Au milieu des embûches et des tribulations qu’elle rencontre, elle est soutenue, dans sa marche, par le secours de la grâce divine que lui a promise le Seigneur, afin que, dans la condition de l’humaine faiblesse, elle ne laisse pas d’être parfaitement fidèle, mais demeure la digne épouse de son Seigneur». 48. Les expressions «christologie de la discontinuité», et «christologie de la continuité» sont employées par Mc Garry et Eckardt et reprises par D. Pollefeyt dans son article «Église et Synagogue après la Shoah» (cité n. 5). 220 T.-M. ANDREVON Ce qui est donné en Jésus nous est donné, quoiqu’encore en espérance, sous forme d’arrhes. Nous croyons que ce don est déjà accordé par Dieu, qu’il est enfoui dans le secret du temps et que, déjà, nous pouvons y goûter par grâce49. L’abîme qui sépare juifs et chrétiens est peut-être moins profond qu’on l’a toujours affirmé, et en étant rendu aux siens, le Christ est également redonné à l’Église sous des traits plus purs. IS — 90976 Kesalon Kesalon 84 Tsafon Yehoudah therese_andrevon@hotmail.com Thérèse-Martine Andrevon Institut catholique de Paris Katholieke Universiteit Leuven Résumé. — La promulgation de Nostra aetate 4 a profondément modifié la relation de l’Église au peuple juif. Elle met aussi en lumière de nouveaux défis théologiques. Parmi eux, la christologie apparaît comme une discipline majeure pour une théologie chrétienne du judaïsme. Mais quelle incidence la judéité retrouvée de Jésus a-t-elle pour le chrétien du xxie siècle? L’article commence par analyser les traces de christologie que l’on peut trouver dans les principaux textes récents du Magistère qui traitent de la question des juifs et du judaïsme. Puis l’A. propose quelques pistes pour élaborer une christologie, non pas de la séparation avec Israël, mais où le Christ constitue le nœud entre juifs et chrétiens, à la fois leur connexion et leurs désaccords. Mots-clés. — Nostra aetate 4, christologie, judaïsme, incarnation, messianité, accomplissement, eschatologie. T.-M. Andrevon, Light for the nations and glory for Israel. Nostra aetate 4 as a program for the renewal of christology Summary. — The promulgation of Nostra aetate 4, altered profoundly the relation of the Church toward the Jewish people. But it also highlights new theological challenges. Among them Christology appears as a major discipline that must contribute to a Christian theology of Judaism. What significance does the Jewishness of Jesus have for the Christian of the 21st century? The article begins by analyzing the traces of Christology that can be found in the main magisterial texts dealing with the question of Jews and Judaism. The author then proposes some tracks for developing a Christology which is not built on the separation with Israel, but where Christ constitutes the link between Jews and Christians, the source of their connection, as well as of their disagreements. Key words. — Nostra aetate 4, christology, judaism, incarnation, messianity, fulfillment, eschatology. 49. J.-M. Lustiger, La Promesse (cité n. 22), p. 97.