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Une opportunité pour les villes de demain par Patrice Gourbin et Hervé Rattez Patrice Gourbin est docteur en histoire de l’architecture et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Normandie. Ses domaines de recherche sont le patrimoine urbain et la reconstruction après 1944. Il a notamment publié un ouvrage sur la reconstruction du Calvados, et sur le patrimoine de Caen à l’épreuve de la guerre et de la reconstruction. Hervé Rattez est architecte et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Normandie. Directeur du CAUE du Calvados de 2008 à 2016, il a été confronté à la question du bâti de la reconstruction en tant qu’architecte-conseil de la ville de Lisieux de 1985 à 2008 ainsi que dans sa pratique de maîtrise d’œuvre dont la réhabilitation-restructuration entre 1997 et 2008 des bâtiments du centre-ville édilitaire de Neufchâtelen-Bray réalisée dans les années 1950 par Robert Auzelle. Lors de la Première Guerre mondiale, les combats ont assez peu débordé de la zone de front, le long de la frontière avec l’Allemagne, et les destructions, bien que très importantes, sont restées circonscrites à ce territoire précis. Pendant la Seconde, la stratégie militaire a été totalement transformée par le développement de l’aviation. Il était désormais possible d’opérer en plein cœur des territoires ennemis et d’y cibler des objectifs stratégiques, infrastructures et moyens de production. Les villes, lieux de concentration des richesses et des activités, ont été particulièrement visées, avec parfois l’objectif explicité de terroriser les populations civiles et de peser de cette manière sur l’action des gouvernements. Le front s’est ainsi étendu sur l’ensemble du territoire européen où la totalité des pays engagés, de gré ou de force, ont connu des destructions massives de centres urbains. Après 1945, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Pologne, l’Union soviétique... ont tous été confrontés à la nécessité de reconstruire d’importants centres urbains. Le plus souvent, la reconstruction a été soutenue par une ambitieuse politique d’amélioration esthétique et fonctionnelle des villes disparues. Aujourd’hui, les ensembles reconstruits constituent un héritage commun, largement réparti sur le continent. La question de leur devenir est posée partout : il ne s’agit pas simplement d’un problème normand, ni même français. 128 La dynamique d’échanges et de confrontation sur l’avenir des centres reconstruits qui se met en place à l’échelle européenne constitue un enjeu important. L’enjeu de la remise à niveau du bâti de la reconstruction est, bien sûr, d’abord technique et fonctionnel : les normes actuelles d’accessibilité, de chauffage ou d’isolation thermique sont bien loin de celles des années 1940, sans compter le vieillissement des constructions. Ces difficultés se répercutent sur le peuplement, à la fois qualitativement et quantitativement, avec une vacance de plus en plus prononcée. Mais ce n’est pas le seul aspect, car les ensembles dont il s’agit constituent, en tout ou partie, le cœur des villes. Situés à l’emplacement du centre historique, ils symbolisent la ville tout entière et en réunissent les éléments emblématiques : mairie, théâtres, musées, églises... Pour les innombrables villes qui sont concernées, la reconstruction se situe au cœur de l’identité urbaine. Un enjeu contemporain En France, le projet urbain existe depuis plus de soixante ans, mais avec des préoccupations et des méthodes qui ont profondément évolué. La « rénovation urbaine » des années 1950 et 1960 consistait en une intervention globale sur les centres anciens, dans la continuité de la reconstruction. Le bâti dégradé pouvait être restauré lorsque sa qualité historique était reconnue ou bien, le plus souvent, détruit et (Re)construire la ville sur mesure La dalle des Olympiades à Paris 13e (Michel Holley, architecte, 1969-1977). remplacé par des immeubles neufs. Puis, à partir des années 1970, les quartiers de périphérie où les « grands ensembles » avaient été construits dans les décennies 1950 et 1960 par centaines de milliers de logements ont monopolisé les interventions. Contestés depuis leur construction, ces quartiers périphériques concentraient nombre de problèmes architecturaux, urbains et sociaux. Depuis plus de quarante ans, la « politique de la ville » a expérimenté une assez grande diversité de méthodes d’intervention. Le bâti a bien sûr été un axe prioritaire, mais les questions sociales ont aussi été, dès l’origine, intégrées dans le projet. La boîte à outils de la politique de la ville s’est donc enrichie de mesures en faveur de l’emploi, de l’éducation, du peuplement, de la diversité sociale, de la culture... Pendant ce temps, les centres-villes, où les interventions lourdes n’étaient plus d’actualité, ont été laissés de côté. Simultanément, la périurbanisation a consommé les espaces environnant les villes, qui n’ont désormais plus guère de réserves foncières pour leur développement. La rareté du foncier, alliée à la politique de limitation de la consommation des terres agricoles, a donc entraîné, depuis une dizaine d’années, un retour des investissements et des grands projets dans les centres urbains ou dans leur proximité immédiate. Des terrains pollués, dévalorisés ou difficiles mais à la situation avantageuse sont désormais considérés comme des opportunités et leur rentabilité permet d’envisager les investissements lourds nécessaires à leur remise en valeur. C’est ainsi que de grandes friches industrialo-portuaires ont été investies pour l’extension des centres de Strasbourg, Bordeaux, Rouen, Nantes... De nouvelles méthodes d’intervention y ont été tentées. L’heure n’est plus aux grands projets entièrement prédéfinis, conçus de manière rigide et technocratique, et destinés à être réalisés sans modification. Les grandes interventions actuelles tentent au contraire d’intégrer la possibilité d’une évolution dans le temps. À Nantes par exemple, le plan-guide d’Alexandre Chemetov se présente moins Villes recontruites 129 comme un projet en tant que tel que comme un scénario intégrant l’évolution comme une composante opérationnelle. De ces grandes régénérations de friches, certaines réalisations sont presque achevées et permettent de faire un premier bilan (île de Nantes, les Chartrons à Bordeaux), d’autres sont en cours comme l’espace Seine-rive-droite à Rouen ou la presqu’île de Caen. Les quartiers reconstruits peuvent former la matrice de la prochaine génération de projet urbain, à la suite du processus de réinvestissement des cœurs de ville initié dans ces grandes friches industrielles. Les opportunités foncières y sont moindres, mais elles sont malgré tout bien présentes : ces quartiers encore jeunes, largement ouverts, parfois inachevés, sont bien plus malléables que la ville historique fortement patrimoniale. Des qualités à révéler Résultat d’une pensée urbaine de compromis, à la fois moderne dans son organisation et traditionnelle dans son expression, l’architecture de la reconstruction présente quelques dysfonctionnements. Au point de vue technique, on souligne principalement la mauvaise qualité phonique et le manque d’ascenseurs. Les performances thermiques ne répondent pas aux standards actuels, mais n’ont pas toutefois ce caractère catastrophique qu’on imagine parfois. Du côté des atouts, il faut souligner la rareté des pathologies constructives et la bonne qualité constructive du bâti. L’organisation interne est généreuse et confortable, avec des appartements très majoritairement traversants : outre le confort apporté, cette caractéristique répond assez bien aux critères du développement durable, la double exposition permettant de réguler naturellement l’aération et l’ambiance d’été. Les circulations verticales sont, elles aussi, le plus souvent, éclairées naturellement. L’escalier étant ainsi placé en façade, les appartements desservis à chaque palier sont peu nombreux. Les logements présentent également des dispositifs annexes tels que les loggias ou balcons ouvrant sur la cuisine. Les fonctionnalités offertes par ces équipements sont un peu dépassés – ils comportent parfois des bacs à linge, des séchoirs ou des bacs à charbon –, mais ils peuvent offrir 130 Villers-Bocage (Calvados), le centre reconstruit (Roland Le Sauter, architecte). d’intéressantes réserves d’espace. On note enfin les généreuses dimensions des différentes pièces, qui dépassent assez largement les moyennes actuelles. Le bâti de la reconstruction est aussi qualitatif par son aspect extérieur traditionnel et par son échelle domestique. Dans nombre de villes historiques, le ministère de la Reconstruction a subventionné le surcoût de matériaux de qualité en façade (pierre, brique) afin d’inscrire la ville dans une certaine continuité historique. La volumétrie reprend les codes traditionnels : toits en forte pente dans les régions du Nord, immeubles dépassant rarement les quatre étages. Au point de vue de l’organisation urbaine, la principale référence des urbanistes était la ville classique avec de grands espaces hiérarchisés, places fermées ou avenues avec perspective axiale, et des articulations bien marquées, têtes de pont ou entrées de ville. Cette structure claire et lisible résonne immédiatement avec les schémas culturels collectifs sur la ville européenne. L’apparente absence d’innovation architecturale, le refus des leçons de la Charte d’Athènes en matière d’urbanisme a valu à la ville de la reconstruction une place secondaire dans l’histoire de l’architecture, qui préfère s’intéresser à l’innovation. Mais dans une perspective de renouvellement urbain, son aspect rassurant et domestique constitue un intéressant point d’appui, qui permet d’imaginer une intervention à la fois économe de ses moyens et consensuelle vis-à-vis des usagers. La reconstruction a pourtant été aussi un lieu d’expérimentation et de recherche, (Re)construire la ville sur mesure Condé-sur-Noireau (Calvados), cœur d’îlot du centre reconstruit. Caen, jardin rue Saint-Michel (Georges Dengler, architecte). Isigny (Calvados), voie de desserte de l’îlot D (André Peckre, architecte, 1954). Villes recontruites 131 Saint-Nazaire, avenue de la République (Noël Le Maresquier, architecte en chef de la reconstruction). L’avenue, autrefois entièrement dédiée à la circulation, est réaménagée par le bureau d’étude de la Ville à l’occasion de la mise en place du bus à haut niveau de service (BHNS) sur voie réservée en 2012. L’intervention conserve le stationnement et la circulation automobile. architecturale et urbaine. Si l’innovation constructive des matériaux de construction et du second œuvre est généralement peu perceptible, quelques ensembles isolés témoignent malgré tout d’une volonté d’afficher la modernité par une architecture structurée, tel que le quartier des Quatrans à Caen, l’immeuble Pasteur à Vernon, la Zone verte à Sotteville... Mais l’innovation la plus notable est celle de l’organisation urbaine des îlots et du parcellaire, qui s’applique aussi aux ensembles d’aspect beaucoup plus traditionnel. L’objectif était d’inventer une ville ouverte et aérée d’où les espaces fermés seraient bannis et où les cœurs d’îlots bien dégagés ouvriraient tous les logements à l’air et à la lumière. Nombre de jardins ont ainsi pu être réalisés dans des cours, introduisant la nature au cœur de la ville. Le résultat toutefois n’a pas toujours été à la hauteur des espérances. 132 Le Havre, la maison de la culture Le Volcan (Oscar Niemeyer, architecte, 1978-1982) et la place Gambetta (Auguste Perret architecte en chef). Certains cœurs d’îlots ont été colmatés par des locaux annexes tels que garages, réserves des commerces, petit artisanat. Dans d’autres cas, ils ont été envahis par le stationnement automobile, avec un entretien minimal qui les rend d’autant moins attractifs. La reconquête de ces espaces très visibles est un enjeu prioritaire de la remise à niveau de la reconstruction. L’aspiration à une ville aérée et ouverte a conduit les acteurs de la reconstruction à dessiner une voirie et des espaces publics largement dimensionnés. Les avenues majeures peuvent ainsi comporter jusqu’à quatre voies, doublées de contre-allées. Peu attractifs dans leur aspect d’origine, ces larges espaces sont autant d’opportunités de projet, soit pour des aménagements qualitatifs, soit pour l’insertion de nouvelles fonctionnalités (voies réservées de transports en commun), soit même (Re)construire la ville sur mesure dans certains cas extrêmes comme terrain constructible. De nouvelles méthodes à inventer Les expériences menées sur les friches industrielles ont ouvert la voie à un projet urbain conçu comme un processus de transformation de l’existant plutôt que comme un renouvellement rapide et radical. L’aménagement y est pensé comme une nouvelle strate, qui s’intègre progressivement à la profondeur historique du territoire, en lien avec son site physique. L’objectif préalable n’est donc pas d’obtenir la totale maîtrise de la zone d’intervention en vue de constituer une table rase qui formera le socle de la ville nouvelle. Le projet repose au contraire sur la mise en évidence des opportunités par une approche fragmentaire et dispersée, qui analyse et prend en compte l’ensemble des éléments urbains existants. Ce diagnostic, comme le projet lui-même, est révisable en permanence au gré des opportunités. La valeur attribuée aux éléments urbains peut ainsi évoluer en fonction de critères techniques ou financiers, mais aussi esthétiques ou patrimoniaux. C’était le principe du plan-guide de l’île de Nantes qui visait à conserver la qualité et la diversité du tissu d’origine du quartier tout en permettant son renouvellement. Le plan d’ensemble n’était qu’un document d’orientation et il articulait plusieurs échelles du logement à l’espace public. Cette méthode reconnue et sur laquelle on dispose du recul de l’expérience n’est pas totalement applicable à la ville de la reconstruction. Celle-ci est en effet constituée pour l’essentiel d’un centre-ville homogène, fortement réglé par la pensée technocratique qui l’a engendré. On n’y trouve pas Villes recontruites 133 la diversité sociale, architecturale et fonctionnelle de l’île de Nantes. Une solution de facilité serait de reconduire la réglementation du plan d’urbanisme et de reconstruction de la fin des années 1940, mais avec la certitude d’aboutir à un pastiche. Les quelques expériences menées en ce sens montrent que cette solution n’aboutit pas à un résultat très convaincant, tandis qu’à l’inverse le refus des règles préexistantes a su produire des objets remarquables comme le Volcan d’Oscar Niemeyer au Havre. Par ailleurs, les ensembles urbains reconstruits sont toujours fortement structurés par des avenues et places à l’architecture emphatique comme l’avenue Foch et la place de l’Hôtel-de-Ville du Havre. Identitaires et emblématiques, ces espaces de prestige méritent souvent d’être reconnus comme ensembles patrimoniaux remarquables, c’est-à-dire maintenus, voire reconstitués tels quels dans leur état d’origine. Le projet urbain sur les quartiers de la reconstruction comporte donc deux difficultés majeures : l’intégration de séquences patrimoniales et l’ouverture d’espaces de liberté et de création dans un ensemble homogène et rigoureux. Une autre spécificité de la reconstruction est celle de la complexité domaniale des propriétés. Ces biens privés sont en effet réunis dans des ensembles collectifs intégrant à la fois le bâti et le foncier. Celui-ci n’est pas toujours entièrement privé car les espaces extérieurs sont bien souvent grevés d’une servitude de passage public. Cet enjeu concerne la ville tout entière. Le règlement de copropriété n’est pas toujours clair, pas toujours connu et pas toujours adapté, mais cette interpénétration du public et du privé peut très bien constituer un axe structurant du nouveau projet urbain. En effet, l’ambition de la reconstruction était de faire une ville à la fois perméable aux piétons, avec un sol collectif et accessible au public, et bien adaptée à l’automobile, avec une voirie généreusement dimensionnée. Aujourd’hui, les cœurs d’îlots ne sont pas connectés les uns aux autres. Privés, ils sont mal entretenus et peu attractifs. Un projet global qui aurait pour but leur mise en réseau permettrait aussi, par contrecoup, de maintenir une circulation automobile au cœur de la ville. On éviterait ainsi l’alternative habituelle 134 entre le plateau piétonnier commerçant mais inhabitable et le réseau traditionnel, dévalorisé par les nuisances de la circulation automobile. Cette mixité fonctionnelle pourrait donner à la ville de la Reconstruction une attractivité que ne possède pas la ville historique : moins séduisante d’un point de vue esthétique, elle serait cependant plus confortable au quotidien pour ses habitants. Valoriser l’existant par un projet global traitant à la fois des espaces publics et les cœurs d’îlots accessibles permettrait la mise en place d’une trame révélant les potentialités du tissu reconstruit et sa qualité fondamentale d’espace commun partagé. Réunification du corps urbain La ville de la reconstruction est un atout pour la ville de demain. Fondamentalement adaptée à la vie contemporaine, elle est solide, pratique et accessible. Aujourd’hui perçue comme un peu défraîchie, elle appelle un réinvestissement important de la part des acteurs institutionnels pour la remettre à niveau, tant d’un point de vue fonctionnel que d’un point de vue qualitatif. Il reste enfin, çà et là, quelques opportunités de projet du fait des petits inachèvements ponctuels de la reconstruction. La plupart d’entre eux sont situés à la connexion entre la ville ancienne et les quartiers nouveaux, où la couture entre les deux logiques urbaines, qui n’est pas complétement cicatrisée, appelle l’invention de stratégies de transition. Car l’objectif final du renouvellement urbain des quartiers reconstruits est celui de la réunification du grand corps urbain et l’intégration des quartiers des années 1950 dans le cœur vivant de la ville, et par ricochet une régénération urbaine totale sur l’ensemble de son territoire. (Re)construire la ville sur mesure Saint-Nazaire, les îlots ouverts de l’avenue de la République : réaménagement de l’avenue en 2012 par le bureau d’étude de la Ville, en collaboration avec l’Atelier d’urbanisme de la région nazairienne. Vire (Calvados), la rue Saunerie et le parvis de l’église Notre-Dame : traitement de l’espace public par l’agence Patrice Carudel, 2012. Villes recontruites 135