37-091-A-50
Introduction à la psychiatrie
computationnelle
S. Beaumont, J. Dhôte, F. Vinckier, S. Palminteri, V. Wyart, R. Jardri, P. Domenech
Résumé : La psychiatrie computationnelle est une approche théorique utilisant des modèles mathématiques pour éclairer les liens entre symptômes et anomalies neurobiologiques observées dans les troubles
mentaux. Cette introduction passe en revue trois champs d’application principaux : les modèles issus de
l’apprentissage par renforcement, les modèles issus de la théorie économique de la décision et les modèles
bayésiens. Les premiers ont été principalement utilisés pour l’étude des addictions, les deuxièmes dans
le cadre des troubles de la motivation et de l’impulsivité, et les derniers constituent un apport important
pour la compréhension des symptômes psychotiques. Les perspectives ouvertes par l’approche computationnelle sont larges, allant de l’élucidation des mécanismes physiopathologiques des troubles mentaux
à l’échelle populationnelle à la personnalisation des prises en charge à l’échelle individuelle.
© 2020 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots-clés : Psychiatrie ; Physiopathologie ; Neurosciences ; Sciences cognitives ; Psychiatrie computationnelle
Plan
■
Introduction
1
■
Apprentissage par renforcement
Théorie et modèles
Addictions
1
1
2
■
Neuroéconomie et théorie de la décision
Théorie et modèles
Troubles de la motivation et compromis récompense/effort
3
3
4
■
Modèles bayésiens
Inférence bayésienne
Deux approches de la schizophrénie
4
4
5
■
Conclusion
7
Introduction
L’approche computationnelle en psychiatrie désigne
l’utilisation de modèles mathématiques permettant de décrire
certains processus cognitifs, en rendant explicite l’ensemble des
opérations élémentaires qui sous-tendent ces processus, ainsi que
leurs altérations potentielles à l’origine des symptômes observés
en clinique. La psychiatrie computationnelle hérite des hypothèses issues de la psychopharmacologie et des neurosciences
cognitives, et vise à redéfinir les troubles psychiatriques en termes
de dysfonctions neurobiologiques. Cependant, contrairement
à une approche corrélationnelle décrivant des associations
entre un comportement et un type de molécule ou d’activation
cérébrale, l’élaboration de modèles explicites et formels permet
à la psychiatrie computationnelle de développer des hypothèses
empiriquement testables, c’est-à-dire quantifiables et falsifiables,
sur les liens mécaniques entre les mécanismes neurobiologiques
EMC - Psychiatrie
Volume 0 > n◦ 0 > xxx 2020
http://dx.doi.org/10.1016/S0246-1072(20)69595-5
et les symptômes observés [1] . Concrètement, un modèle computationnel est composé d’algorithmes qui génèrent, à partir d’une
information externe (stimulus), un comportement observable.
Les équations qui constituent ces algorithmes comportent un
certain nombre de constantes, appelées paramètres libres, dont
les valeurs sont propres à chaque individu. Ainsi, l’analyse
du comportement en situation expérimentale permet à la fois
de valider les prédictions théoriques du modèle (le modèle
se comporte de façon comparable à un agent humain), et de
retrouver les valeurs des paramètres libres pour chaque sujet,
correspondant à des variables latentes utilisées pour l’analyse de
données neurophysiologiques, ou pour expliciter les limites entre
normal et pathologique.
L’objectif de cette synthèse est d’illustrer par quelques exemples
comment la psychiatrie computationnelle permet :
• de mettre en évidence les algorithmes biologiques sous-jacents
au comportement normal ;
• l’implémentation neurobiologique de ces algorithmes ; et
• d’identifier les régimes particuliers de dysfonctionnement de
ces algorithmes, à l’origine des comportements pathologiques.
Trois grandes catégories de modèles seront examinées : les
modèles issus de l’apprentissage par renforcement, ceux issus de
la théorie économique de la décision, et les modèles bayésiens.
Apprentissage par renforcement
Théorie et modèles
Imaginez une automobiliste cherchant à trouver le trajet le
plus court jusqu’à son nouveau lieu de travail. Chaque jour elle
peut essayer différents trajets, afin d’optimiser son temps de parcours par essais-erreurs. Ce type d’apprentissage correspond à un
apprentissage par renforcement (Fig. 1A). Les théories contemporaines de l’apprentissage par renforcement sont issues de la
1
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Prédiction
T2 < T3 < T1
Choix
Action
Stimulus
Cortex pré-moteur
Cortex sensoriel
Figure 1. Apprentissage par renforcement.
A.
Représentation
schématique
de
l’apprentissage par renforcement. Chaque
action est associée à une certaine valeur
prédite (ici représentant les temps de
trajet), et l’action sélectionnée maximise
cette valeur. Après l’action, cette valeur est
comparée à la récompense effectivement
reçue (erreur de prédiction) et est corrigée
en intégrant une certaine proportion de
l’erreur de prédiction.
B. Représentation simplifiée des circuits cérébraux impliqués dans l’apprentissage par
renforcement. Le signal d’erreur de prédiction est médié par l’activité dopaminergique
issue du mésencéphale et transmise au
striatum ventral. Les valeurs subjectives des
paires état-action sont encodées au niveau
du cortex préfrontal ventromédian. vmPFC :
cortex préfrontal ventromédian ; EP : erreur
de prédiction ; DA : dopamine ; VTA : aire
tegmentale ventrale ; SNpc : substance
noire pars compacta.
EP
Valeurs
Striatum
ventral VTA, SNpc
vmPFC
Prédiction
T’2 = T’2 + erreur
A
Contexte
formalisation mathématique des théories de l’apprentissage animal [2] , à partir desquelles Robert Rescorla et Allan Wagner ont pu
reformuler le concept de conditionnement pavlovien en termes
de capacité à prédire la survenue d’un événement renforçateur [3] .
Pour cela, les théories d’apprentissage par renforcement reposent
sur des algorithmes simples, capables d’apprendre les associations
entre les stimuli, les actions et leurs conséquences, tout en se servant de ces associations comme règle pour les futures décisions.
Ainsi, ces algorithmes sont capables d’apprendre par essais-erreurs
le comportement le plus adapté à une situation donnée en se fondant sur les conséquences des choix passés. Ces conséquences
peuvent être positives, renforçant ainsi l’association stimuluscomportement ayant permis d’obtenir une récompense, ou
négatives, éteignant l’association stimulus-comportement pour
favoriser la sélection de comportements alternatifs maximisant
les récompenses ou pour éviter de nouvelles pertes ou punitions.
Cet apprentissage d’associations entre stimuli, actions et conséquences ne peut avoir lieu que sous certaines conditions :
• proximité temporelle : l’action ou le stimulus doivent être temporellement proches de l’événement renforçateur devant être
associé ;
• contingence : la probabilité de survenue de l’événement associé
est plus élevée après l’action ou le stimulus ;
• erreur de prédiction : l’action et/ou le stimulus est associé à
un événement si et seulement si cet événement n’est pas déjà
entièrement prédit par une autre action ou stimulus.
Ce dernier point est fondamental : l’apprentissage de
l’association entre le stimulus conditionné et le renforçateur n’est
pas uniquement le fait de la proximité temporelle entre les deux
événements, mais du lien supposé causal, et donc « prédictif », de
l’un par l’autre. Ainsi, un animal ayant déjà appris l’association
entre un stimulus (un coup de sonnette) et une récompense (de la
nourriture) n’associe pas, en règle générale, la même récompense
à un nouveau stimulus (de la lumière) si celui-ci est présenté après
le premier stimulus (la sonnette). On parle alors de blocage [4] .
Le modèle prédictif des conséquences de nos choix (c’est-à-dire
l’ensemble des associations apprises par essais-erreurs entre stimuli, actions et renforçateurs) est mis à jour à chaque essai, en
intégrant cette erreur de prédiction (la différence entre la valeur
2
DA
Récompense
B
prédite d’une action et la valeur effective du renforçateur). Dans le
cas de notre automobiliste, à chaque trajet qu’elle emprunte correspond une prédiction sur son temps de parcours et une erreur
de prédiction, positive (elle arrive plus tôt qu’elle ne l’espérait) ou
négative (elle arrive plus tard), qui permet l’apprentissage progressif du trajet optimal (Fig. 1A). Autrement dit, l’erreur de prédiction
est analogue à un signal de surprise avec un signe : une surprise
positive, quand le résultat est meilleur que ce qui était attendu,
une surprise négative dans le cas opposé.
Ce signal d’apprentissage qu’est l’erreur de prédiction permet
également de rendre compte de l’activité neurale dans certains
circuits, comme ceux impliquant l’activité des neurones dopaminergiques, d’abord identifiée chez le rongeur et le primate non
humain, puis chez l’homme [3, 5] . En effet, l’activité phasique
des neurones dopaminergiques au niveau du striatum ventral
présente tous les attributs d’un signal codant une erreur de prédiction :
• elle augmente lorsque qu’une récompense inattendue est reçue
ou lorsqu’un stimulus prédisant une récompense est perçu (une
erreur de prédiction positive, donc une bonne surprise) ;
• elle reste inchangée lorsqu’une récompense attendue est reçue
(une erreur de prédiction nulle, donc aucune surprise) ;
• elle est diminuée lorsqu’une récompense attendue n’est pas
reçue (une erreur de prédiction négative, donc une mauvaise
surprise).
Addictions
Le trouble addictif constitue un exemple canonique de dysfonctionnement de l’apprentissage par renforcement. En effet, il est
défini par la poursuite, excessive et en dépit de conséquences négatives, d’un comportement spécifique (par exemple : jeux, sport,
alimentation, travail, etc.) ou d’une consommation de substance.
Cette description clinique met en avant la perte d’adaptabilité
du comportement normalement permise par les mécanismes
d’apprentissage décrits précédemment. En formalisant ces mécanismes, l’approche computationnelle permet d’établir des liens
entre le comportement addictif observé et ses processus neurobiologiques sous-jacents.
EMC - Psychiatrie
Introduction à la psychiatrie computationnelle 37-091-A-50
1
Option A
Sous-estimation
Valeur subjective
Utilité
Probabilité perçue
Option B
0,5
Choix 1
Choix 2
x2
Surestimation
0
Pertes
0
Gains
A
1
0,5
Probabilité réelle
0
10
20
Délai (j)
B
C
Figure 2. Résultats classiques de neuroéconomie.
A. Représentation de l’utilité (valeur subjective) en fonction des valeurs objectives. Le biais d’aversion à la perte est caractérisé par une perception des valeurs
en moyenne deux fois plus importante dans le domaine des pertes que dans celui des gains.
B. Perception des probabilités. Les probabilités élevées sont classiquement sous-estimées, tandis que les probabilités faibles sont légèrement surestimées.
C. Décompte temporel et incohérence dynamique. La valeur subjective d’une option décroît avec le délai d’obtention, ce qui explique le biais en faveur des
récompenses immédiates. Par ailleurs, cette décroissance est dite hyperbolique, en raison du phénomène d’incohérence dynamique : dans les deux choix
représentés, la récompense associée à l’option A arrive toujours sept jours après celle associée à l’option B. Cependant, s’il vaut mieux choisir l’option B dans
le premier choix, c’est l’option A qui est la meilleure dans le second.
Une première cause putative de l’addiction réside dans les
propriétés pharmacologiques des substances elles-mêmes et
leurs potentielles interférences avec les circuits dopaminergiques
d’apprentissage par renforcement. Certaines substances addictives, en particulier la cocaïne et les amphétamines, entraînent
une hyperactivité dopaminergique qui pourrait correspondre à un
signal d’erreur de prédiction pathologique, constamment positif,
associé à la substance [5, 6] . Si l’on en croit cette hypothèse, un événement déjà entièrement prédit par un stimulus (avec donc une
erreur de prédiction nulle) pourrait malgré tout être associé à la
consommation de cocaïne (qui générerait une erreur de prédiction
positive uniquement par ses propriétés pharmacologiques). On
parlerait alors d’absence de blocage (voir supra). Or, il a été montré expérimentalement chez le rongeur [7] que le phénomène de
blocage persiste lors d’apprentissages utilisant la cocaïne comme
renforçateur, contrastant avec l’hypothèse d’un signal d’erreur
de prédiction rendu systématiquement positif par la substance.
Notons par ailleurs que ce premier modèle est insuffisant pour
expliquer les propriétés addictives de certaines substances qui
n’impactent pas directement le système dopaminergique (notamment les opioïdes), ou qui agissent sur d’autres neuromodulateurs
(sérotonine, noradrénaline) [8] , pas plus que les addictions comportementales.
D’autres mécanismes existant éventuellement indépendamment des propriétés de la substance sont donc nécessairement
en jeu et pourraient expliquer la vulnérabilité de certains sujets
aux addictions. Dans cette perspective, les modèles computationnels d’apprentissage classiques ont été étendus aux erreurs de
prédiction contrefactuelles, c’est-à-dire correspondant aux actions
alternatives qui n’ont pas eu lieu mais dont le résultat (si elles
avaient été choisies) est connu [9] . Pour reprendre l’exemple de
notre automobiliste, le fait d’arriver plus tard qu’espéré sur son
lieu de travail va générer une erreur de prédiction négative pour
le trajet qu’elle a effectivement choisi, mais également des erreurs
de prédictions contrefactuelles positives pour les trajets alternatifs. Or, une altération de cet apprentissage contrefactuel, sur le
plan comportemental et en imagerie fonctionnelle, a été mise en
évidence dans différents types d’addictions (notamment chez des
fumeurs [10] ).
Il a également été montré qu’il peut exister un déséquilibre
de perception des récompenses selon leur type : par exemple,
les joueurs pathologiques présentent une sensibilité accrue pour
les récompenses monétaires par rapport à d’autres types de
récompense, bien que leur perception subjective des écarts entre
récompense faible ou élevée (quel que soit son type) reste comparable à celle des sujets sains [11] . Ces deux résultats, permis par
la formalisation des mécanismes d’apprentissage et de perception des récompenses, permettent d’éclairer les liens entre des
EMC - Psychiatrie
altérations de la circuiterie neurale et des phénomènes cliniques
tels que la poursuite de la consommation malgré la connaissance d’alternatives pourtant perçues comme bénéfiques (santé,
finances, vie sociale, etc.) et l’extension continue du comportement addictif au détriment d’autres activités.
Neuroéconomie et théorie
de la décision
Théorie et modèles
Les théories neuroéconomiques de la décision s’intéressent aux
déterminants du comportement des individus, soit en termes de
choix (décider de faire une action plutôt qu’une autre), soit en
termes d’allocation de ressources (décider de dépenser plus ou
moins d’énergie pour accomplir une action, ce qui renvoie à
la notion d’effort physique ou mental). Elles font l’hypothèse
que ces choix résultent de la comparaison de valeurs subjectives
propres à chaque sujet, également appelées « utilités » (Fig. 2A),
attribuées aux options possibles. L’estimation de l’utilité d’une
action prend en compte les bénéfices potentiels de cette action
(maximisation des gains), auxquels sont soustraits les coûts liés
à l’action (par exemple l’effort). La décision résulte donc d’un
compromis entre les coûts et les bénéfices : un individu décide
d’effectuer une action si la valeur subjective de cette action est
supérieure à celles des autres actions possibles (incluant le fait de
ne rien faire).
Le terme de « bénéfice » correspond à ce que l’individu peut
gagner (ou éviter de perdre) en faisant une action donnée.
L’observation du comportement montre que la sensibilité à ces
deux composantes (gains et pertes) n’est pas égale. Ainsi, une
grande majorité des individus refuse un pari consistant à gagner
dix euros dans 50 % des cas ou perdre dix euros dans 50 % des
cas (il faut en moyenne que les gains soient deux fois supérieurs
aux pertes pour qu’un individu accepte). Cette asymétrie a été formalisée par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans une théorie
économique appelée théorie des perspectives. Comme le montre
la Figure 2A, la fonction liant la valeur objective (ce que l’on peut
gagner, en abscisse) à l’utilité (la valeur subjective de ce gain, en
ordonnée) n’est pas linéaire mais concave : gagner 20 euros n’est
pas deux fois plus plaisant que gagner dix euros. Cette concavité
rend compte de l’aversion au risque : en moyenne, les individus préfèrent gagner dix euros de façon certaine qu’avoir une
chance sur deux de gagner 20 euros. Ainsi, le terme de bénéfice
fait également intervenir la notion de probabilité. Deux points
sont importants à considérer concernant cette notion. D’une part,
l’observation du comportement montre que nous sous-estimons
3
37-091-A-50 Introduction à la psychiatrie computationnelle
les probabilités proches de 1 tandis que nous surestimons les
faibles probabilités. Cette déformation, illustrée dans la Figure 2B,
pourrait expliquer pourquoi nous jouons au loto par exemple.
Par ailleurs, ce terme de probabilité intervient également lorsque
nous devons estimer nos capacités de succès et il est alors intrinsèquement lié à la notion de confiance et donc de métacognition
(penser sur ses propres pensées ou, dans ce cas, savoir ce que l’on
sait faire).
Enfin, le terme de bénéfice peut également faire intervenir la
notion de délai : nous nous engageons moins dans des actions
lorsque la récompense est différée dans le temps (Fig. 2C). Cet
effet peut être étudié au travers de choix intertemporels, entre une
petite récompense immédiate ou une plus grande récompense différée (« préférez-vous 10 euros maintenant ou bien 20 euros dans
une semaine ? »). L’expérience montre que la valeur décroît de
manière hyperbolique avec le délai (plus fortement entre maintenant et dans une semaine qu’entre dans une semaine et dans deux
semaines). La décroissance des gains espérés est contrôlée par un
paramètre appelé taux de décompte, qui semble différent dans le
domaine des gains et dans celui des pertes.
Le terme de « coût » correspond à l’ensemble des ressources que
l’individu doit dépenser au cours de l’action. Ce coût peut correspondre à un effort physique (grimper à un arbre, courir 200 m)
ou psychique (remplir sa feuille d’impôt, effectuer des calculs
mentaux). Contrairement au risque ou au délai, le terme de coût
peut conduire à une utilité négative (il est toujours « rentable »
d’accepter une probabilité très faible de gagner 10 euros ou une
récompense très différée dans le temps, tandis qu’un effort suffisamment important compense la perspective de récompense).
Deux individus confrontés au même choix ne vont pas nécessairement prendre la même décision. Le poids de chacun de ces
termes dans la décision finale peut donc varier d’un individu à
l’autre, ou même chez un même individu en fonction de son
état. Ces degrés de liberté dans les équations décrivant le comportement sont appelés paramètres libres. On peut ainsi imaginer
qu’un individu va avoir une plus grande sensibilité au délai tandis
qu’un autre sera particulièrement aversif au risque. Des variations
extrêmes de ces paramètres pourraient aboutir à des altérations
pathologiques du comportement.
nir une récompense, monétaire ou non [12] . Dans la dépression,
ce résultat est observé dans la dépression subsyndromique ou
dans l’épisode caractérisé, chez des patients unipolaires ou bipolaires, traités ou non, tandis qu’il se normalise avec la rémission.
Ce déséquilibre de la balance bénéfice/coût semble être corrélé à
des échelles d’apathie mais peu aux échelles de sévérité, ce qui
en ferait une dimension spécifique plutôt qu’une conséquence
générale de la dépression. Dans la schizophrénie, une diminution de la balance bénéfice/coût a également été retrouvée, avec
une corrélation aux signes négatifs. L’impact des traitements antipsychotiques, qui interfèrent par nature avec la transmission
dopaminergique, a été peu étudié.
Dans ces deux pathologies, la majorité des paradigmes utilisés
ne permettait pas de disséquer le mécanisme cognitif sous-tendant
l’anomalie comportementale, et notamment de faire la distinction entre une diminution de la sensibilité à la récompense ou
une augmentation de la sensibilité à l’effort. En revanche, une
approche computationnelle a été utilisée dans la maladie de
Parkinson, comparant les mêmes patients avec et sans traitement dopaminergique. Cette étude a montré que le traitement
médicamentaux augmente la propension à choisir l’option grand
effort/grande récompense plutôt que l’option petit effort/petite
récompense [11] . L’approche computationnelle a permis de mettre
en évidence deux effets indépendants de la lévodopa : un effet
purement moteur (le traitement améliore la vitesse à laquelle les
actions sont réalisées) et un effet motivationnel (augmentation de
la sensibilité à la récompense sans modification de la sensibilité à
l’effort) expliquant la différence de comportement lors des choix.
Ce résultat illustre bien comment l’approche computationnelle
permet d’aller au-delà du simple comportement, en décomposant
les effets cognitifs d’une maladie ou d’une intervention pharmacologique. Dans ce cas, elle peut aider à quantifier et à distinguer
les atteintes motrices et motivationnelles liées à la maladie de Parkinson : ces deux mécanismes cognitifs élémentaires pourraient
être le reflet d’altérations spécifiques des voies dopaminergiques,
et le fait de mieux les caractériser chez les patients pourrait à terme
permettre de guider l’introduction de traitements personnalisés.
Troubles de la motivation et compromis
récompense/effort
Inférence bayésienne
Les troubles de la motivation font partie de la définition même
de nombreux troubles neuropsychiatriques. L’un des deux critères
majeurs de l’épisode dépressif caractérisé est une diminution marquée du plaisir ou de l’intérêt pour les différentes activités, tandis
que les symptômes négatifs de la schizophrénie font directement
référence à la motivation. Les troubles de la motivation sont
également bien décrits dans plusieurs pathologies neurologiques
comme la maladie de Parkinson ou la démence frontotemporale.
Une apathie – ou diminution des comportements dirigés vers un
but – pourrait résulter d’une altération de chacune des sensibilités
précédemment évoquées (baisse de la sensibilité aux récompenses,
diminution marquée de la confiance dans ses propres capacités
conduisant à ne pas initier une action du fait d’une probabilité
subjective de succès trop basse, augmentation de la sensibilité
à l’effort, etc.). Elle a cependant été particulièrement étudiée au
travers de tâches étudiant le compromis effort/récompense. Ces
tâches impliquent de réaliser un effort mental ou physique (par
exemple serrer une pince pour gagner de l’argent) pour obtenir
une récompense et étudient le compromis soit de façon anticipée
(choix entre une petite récompense contre un petit effort ou une
grande récompense contre un grand effort), soit de façon effective, c’est-à-dire au travers de la performance du participant. De
façon cruciale, le bénéfice obtenu à chaque essai dépend alors de
la performance, et donc de la ressource investie. Cette seconde
méthode permet d’observer le compromis effectif (en situation
« réelle ») entre effort et récompense et non juste les intentions
déclarées.
De nombreux travaux ont utilisé plusieurs variantes de ces
tâches dans la dépression et dans la schizophrénie, et ont confirmé
une diminution de la propension à réaliser un effort pour obte-
4
Modèles bayésiens
Les modèles bayésiens offrent un cadre théorique normatif visant à expliquer comment les agents peuvent former des
croyances sur la base de données imprécises (dites « bruitées »).
En effet, les objets de nos perceptions sont produits par des causes
(ou états) qui ne sont pas directement observables. On parle alors
de causes cachées. Le cadre théorique bayésien (ou inférence bayésienne) assimile les croyances à des distributions de probabilités
sur ces états cachés du monde. Dans cette partie, nous examinons
dans un premier temps cette hypothèse du cerveau fonctionnant
sur la base d’inférences bayésiennes, avant de nous pencher sur
deux exemples de modèles computationnels bayésiens des symptômes psychotiques.
L’intuition selon laquelle le cerveau ne se contente pas de traiter passivement les flux d’informations reçus de l’extérieur, mais
génère et prédit de façon active ses perceptions, remonte aux travaux de Hermann von Helmholtz. Selon cette théorie, la fonction
principale du cerveau serait de réaliser des inférences statistiques
sur l’état du monde extérieur sur la base de modèles internes et des
données sensorielles auxquelles il a accès. Un modèle inférentiel
interne correspond ici à un ensemble d’hypothèses concernant
l’origine des perceptions. À la fin du XXe siècle, plusieurs modèles
formels attribuent cette fonction à la hiérarchie corticale [13] .
L’intégration de l’information sensorielle (dite « ascendante »)
est permise par la prédiction d’observations à partir du modèle
interne (information dite « descendante ») ; on parle alors de
codage prédictif. En effet, le cerveau anticipe en permanence les
messages sensoriels, ce qui rapproche les modèles bayésiens des
modèles d’apprentissage par renforcement, où l’erreur de prédiction joue un rôle clé.
Le théorème de Bayes permet de calculer l’intégration optimale
des observations sensorielles pour mettre à jour la probabilité
EMC - Psychiatrie
Introduction à la psychiatrie computationnelle 37-091-A-50
Figure 3. Tâche des urnes et inférence bayésienne.
A. Tâche des urnes. Au début de la tâche, deux urnes (1 et
2) sont présentées au sujet avec des répartitions différentes de
billes de couleur. Au cours de la tâche des billes sont présentées
successivement au sujet qui doit inférer de quelle urne elles proviennent.
B. Inférence bayésienne. Les croyances du sujet sont représentées comme des distributions de probabilités. Initialement, la
croyance a priori ne favorise aucune des deux options (distribution bleue centrée sur 0). Lorsque le sujet observe la séquence
de tirage, il en infère la vraisemblance (distribution verte).
La croyance a posteriori (distribution rose) intègre ces deux
distributions.
Vraisemblance des observations
1
Croyance a posteriori
2
Croyance a priori
?
1
2
noir
A
Croyance
d’une hypothèse sur leur cause (l’état du monde). Illustrons cette
idée avec l’exemple suivant : la probabilité qu’un patient reçoive
un diagnostic de schizophrénie après avoir été examiné (croyance
a posteriori) dépend de la probabilité de ce diagnostic avant tout
examen (croyance a priori – ici la prévalence du trouble en population générale) et de la vraisemblance des symptômes présentés
selon l’hypothèse diagnostique (issue de notre examen et de notre
observation du patient).
En ce qui concerne le fonctionnement de l’esprit/cerveau, les
modèles (ou hypothèses) sont des croyances sur les états (cachés)
du monde et les observations sont les données sensorielles, censées être causées par ces états cachés. Dès lors, une croyance est
caractérisée par sa précision/fiabilité, c’est-à-dire son degré de
dispersion autour de la valeur moyenne. Conceptuellement, la
précision de cette distribution de probabilité correspond au niveau
de confiance (ou certitude) quant à la véracité de la croyance. La
vraisemblance des données observées est elle aussi une distribution de probabilité dont la précision correspond à la confiance sur
ces observations (Fig. 3B).
Les représentations de ces croyances sont organisées de façon
hiérarchique [14] (Fig. 4A) : une croyance de haut niveau (par
exemple « je suis dans une forêt ») détermine des causes de plus
bas niveau (« je vois un arbre », « je vois des feuilles ») qui sont à
l’origine des données sensorielles plus élémentaires (par exemple
la perception de la couleur verte). Ainsi nos perceptions reposent
nécessairement sur la croyance que l’on a de leurs causes. Ces
croyances sont à leur tour mises à jour en fonction de la vraisemblance attribuée à nos perceptions. Ces influences respectives
sont déterminées par la précision des connaissances a priori et des
nouvelles entrées sensorielles : une croyance a priori considérée
comme très précise (ou fiable) est peu modifiée par des informations sensorielles qui la contredisent (peu vraisemblables).
L’hypothèse du cerveau bayésien permet de faire deux prédictions majeures sur la formation de croyances chez les humains :
• les croyances a priori permettent de prédire (et donc de biaiser
le traitement) des observations à venir et sont ajustées selon les
erreurs de prédictions faites, une approche homologue de celle
de l’apprentissage par renforcement que nous avons évoqué
précédemment ;
• la mise à jour des croyances repose sur le niveau d’incertitude ou
de précision relative entre croyances a priori et signal sensoriel.
Un agent optimal doit donc mettre à jour ses croyances en
fonction du degré d’incertitude attribué à chaque observation
perçue [15] . Il est à noter que le biais induit par les croyances a
priori sur les perceptions est crucial pour former des représentations cohérentes du monde, et est par exemple indispensable
pour percevoir une image en trois dimensions sur la base d’un stimulus bidimensionel [16] . Cependant, la notion d’optimalité est
ici à double sens. D’une part, les humains sont rarement optimaux dans le sens où leurs mécanismes biologiques d’intégration
sont bruités, que ce soit au niveau sensoriel, cognitif ou neuronal, et, d’autre part, ils ne parviennent pas à exploiter toute
l’information disponible, même en tenant compte des limites
imposées par ce bruit, contrairement à un observateur idéal [15] .
Plusieurs expériences de psychophysique ont cependant mis à
EMC - Psychiatrie
rouge
B
jour des comportements relevant d’une telle intégration pondérée des croyances a priori et des informations sensorielles : dans
le domaine des illusions visuelles [13] , du contrôle sensorimoteur [15] ou du sens de l’agentivité [17] . Or, la schizophrénie, en
plus des symptômes productifs les plus classiques (hallucination
et délire), s’accompagne de perturbations dans ces trois domaines.
Différentes théories issues de l’inférence bayésienne ont donc
été développées pour expliquer l’ensemble de la phénoménologie psychotique. Dans un premier temps, sont passées en revue
les différentes hypothèses concernant ces symptômes à partir du
codage prédictif classique, avant de discuter un modèle bayésien
alternatif, les inférences circulaires.
Deux approches de la schizophrénie
Codage prédictif
La notion de précision est centrale dans les modèles bayésiens.
Comme nous l’avons vu, elle permet de pondérer l’influence
relative des croyances a priori et des observations sensorielles
pour former une représentation (dite croyance a posteriori).
Cependant, la précision constitue elle-même une croyance d’un
niveau hiérarchique supérieur : c’est une croyance sur le niveau
d’incertitude des a priori ou des entrées sensorielles [13] . Un déséquilibre dans l’encodage de ces précisions est proposé par certains
auteurs pour expliquer les symptômes psychotiques [13] (Fig. 4B),
sur la base d’arguments comportementaux et neurobiologiques.
Deux hypothèses opposées concernant le codage anormal des
précisions dans la schizophrénie ont été avancées :
• la diminution de précision des croyances a priori par rapport
aux perceptions peut rendre les sujets davantage sensibles au
bruit des signaux sensoriels ;
• a contrario, un excès de précision des connaissances a priori
peut conduire à une représentation biaisée et inflexible (c’està-dire insensible aux observations contradictoires) de la réalité.
La première (excès de précision des messages sensoriels) a été
proposée dans le cadre de biais perceptuels et cognitifs, mais
aussi pour expliquer la symptomatologie productive.
En effet, dans ce cas de figure, le bruit des messages sensoriels
n’est plus suffisamment filtré par les croyances a priori, ce qui
peut conduire à des perceptions sans objet (hallucinations). De
même, il existe aussi une insensibilité aux illusions visuelles chez
les patients atteints de schizophrénie, qui pourrait être expliquée
par ce déficit de poids des croyances a priori (comme la vision tridimensionnelle [https://doi.org/10.1167/jov.20.4.12], les illusions
visuelles fonctionnent grâce à nos croyances a priori sur ce que
nous percevons) [13] . Cet exemple montre, contrairement à l’idée
selon laquelle la psychose serait définie par une perte de contact à
la réalité, que des sujets atteints de schizophrénie peuvent percevoir la réalité plus fidèlement que des sujets sains dans certains cas
de figure où les croyances a priori peuvent induire des perceptions
erronées. Par ailleurs, la tendance à tirer des conclusions hâtives
(jumping to conclusion) constitue l’un des traits cognitifs les plus
documentés dans la schizophrénie [18] . Ce phénomène peut être
mis en évidence en utilisant la tâche des urnes (Fig. 3A). Cette
5
37-091-A-50 Introduction à la psychiatrie computationnelle
A priori
Codage prédictif
Prédiction
top-down
Inférence circulaire
descendante
Croyance
Inférence circulaire
ascendante
Δ Erreur de
prédiction
Boucle de
réverbération
Inter neurone
Croyance
Inter neurone
Sens
Observation
bottom-up
A
Boucle de
réverbération
B
C
D
Figure 4. Modèles d’inférence hiérarchique.
A. Inférence bayésienne hiérarchique : les inférences bayésiennes sont organisées de façon hiérarchique, où chaque niveau de croyance intègre des messages
ascendants du niveau inférieur et émet des prédictions descendantes. Les échanges entre niveaux peuvent être formalisés par deux modèles différents.
B. Modèle du codage prédictif : à chaque niveau est associée une erreur de prédiction. La part de l’erreur de prédiction et de la croyance a priori dans le
calcul de la croyance a posteriori est déterminé par leurs précisions respectives (voir Fig. 3B).
C, D. Modèle des inférences circulaires : les messages ascendants (observations) (C) et descendants (prédictions) (D) peuvent être réverbérés, c’est-à-dire
renvoyés dans l’autre direction, de façon excessive lors d’une perturbation du contrôle par un interneurone inhibiteur. Ainsi, une prédiction peut être perçue
comme une observation (« prendre ce que l’on croit pour ce que l’on voit ») ou une observation peut être perçue comme une prédiction (« prendre ce que
l’on voit pour ce que l’on s’attendait à voir »).
tâche consiste à demander aux sujets de tirer des billes de couleur
(par exemple noires ou rouges) pouvant provenir de deux urnes,
contenant soit une majorité de billes noires, soit une majorité de
billes rouges, et d’estimer de quelle urne vient leur tirage. Dans
cette tâche, les patients ont tendance à tirer des conclusions sur
la base de moins d’indices sensoriels (moins de tirages) et avec
une confiance accrue comparativement à des témoins sains. Ce
phénomène pourrait s’expliquer par un poids excessif attribué à
l’information nouvellement reçue (la ou les billes tirées au hasard),
au détriment de la croyance a priori (la connaissance des deux distributions de probabilités possibles) [18] , même si des explications
alternatives ont également pu être formulées [14] . La précision
excessive attribuée aux observations a également été invoquée
pour expliquer la formation de croyances délirantes [19] , et est par
exemple avancée pour rendre compte, chez certains sujets délirants, de l’attribution erronée de l’origine de leurs actions à des
forces extérieures (notamment, défaut d’agentivité, automatisme
mental, idées de références) [17] . Cependant, ces résultats tendent
à montrer la formation d’idées bizarres ou peu justifiées (conclusions hâtives), mais pas d’idées inflexibles et monothématiques.
À l’inverse, un déséquilibre en faveur des croyances a
priori pourrait correspondre plus naturellement à la définition
des croyances délirantes comme croyances rigides et maintenues en dépit d’évidences contradictoires. Il a cependant été
principalement attribué à l’émergence de phénomènes hallucinatoires [20, 21] : la précision excessive attribuée aux croyances a
priori pourrait « déformer » les informations sensorielles dans le
sens de ce qui est attendu. Le modèle du codage prédictif appliqué
à la schizophrénie ne permet donc pas de trancher entre les deux
hypothèses contradictoires sur le sens du déséquilibre. Comme
cela est décrit infra, un modèle alternatif au codage prédictif a également été proposé, permettant de dépasser ces contradictions [22] .
Sur le plan neurobiologique, la précision pourrait être encodée par le gain postsynaptique des cellules corticales rapportant
l’erreur de prédiction. Cette hypothèse rejoint la théorie de la
saillance aberrante dans la schizophrénie [23] : l’hyperactivité
dopaminergique striatale retrouvée dans cette pathologie conduirait à des perceptions anormalement saillantes, qui attirent
l’attention du sujet, et le conduiraient à former des explications
délirantes. Ce n’est que secondairement que cette hypothèse a été
6
reformulée comme une anomalie de pondération de l’inférence
bayésienne [19] . Par ailleurs, la neuromodulation du signal au
niveau postsynaptique implique en premier lieu les récepteurs
glutamatergiques NMDA (N-méthyl-D-aspartate) au niveau des
cellules pyramidales [13] . Une réduction de l’activité de ces récepteurs a été retrouvée chez des patients souffrant de schizophrénie
et pourrait se traduire par une diminution de la précision au
niveau cortical [13] . Aussi, chez des sujets sains, l’administration de
kétamine, un agent antagoniste des récepteurs NMDA connu pour
ses propriétés psychotomimétiques, est associée à une plus grande
sensibilité aux erreurs de prédiction (autrement dit une surprise
ou saillance des événements plus élevée) dans l’apprentissage par
renforcement [24] .
Néanmoins, peu de modèles computationnels ont tenté
d’apporter une explication mécanistique et biologiquement plausible des symptômes positifs de la schizophrénie sur la base de
l’intégration bayésienne optimale et linéaire des données sensorielles aux croyances a priori [14] . De plus, comme nous l’avons
vu, le modèle du codage prédictif appliqué aux hallucinations
a pu générer des hypothèses contradictoires quant au sens du
déséquilibre des précisions [14, 20] et il est difficile de se satisfaire
d’explications possiblement antagonistes du délire et des hallucinations, fréquemment observées en même temps chez les mêmes
patients.
Inférences circulaires
Outre ces contradictions, l’explication des troubles psychotiques par le modèle du codage prédictif se limite au déséquilibre
de précision entre croyances a priori et observations, médié par
des anomalies du système dopaminergique. Or, ce ne sont pas
les seules altérations neurobiologiques observées dans la schizophrénie. Le modèle alternatif des inférences circulaires permet à la
fois de mieux rendre compte de l’ensemble de la symptomatologie, mais aussi de l’intégrer avec une compréhension plus fine du
fonctionnement cortical. Ce modèle propose que les mécanismes
d’inférence réalisées par le cerveau ne reposent pas seulement
sur la précision respective des a priori et des entrées sensorielles,
mais sur un contrôle précis de la propagation des messages dans
la hiérarchie corticale par les interneurones inhibiteurs [22] . De
par l’importante redondance des connexions au sein des circuits
EMC - Psychiatrie
Introduction à la psychiatrie computationnelle 37-091-A-50
cérébraux, il est en effet crucial de ne pas considérer plusieurs
fois la même information pouvant revenir en boucle. Un mauvais contrôle de ces boucles conduirait à des erreurs d’inférence,
appelées inférences circulaires [14] (Fig. 4C, D). Selon cette théorie, une perception sans objet reposerait non seulement sur un
excès de confiance attribuée aux croyances a priori, mais également sur la réverbération de ces croyances aux niveaux les plus
bas de la hiérarchie (prendre ce qui est cru pour ce qui est vu), et, à
l’inverse, une croyance délirante reposerait non seulement sur un
excès de confiance attribuée aux entrées sensorielles, mais aussi
sur la réverbération de l’information sensorielle par les niveaux
plus élevés de la hiérarchie (prendre ce qui est vu pour ce que l’on
croit).
Le modèle des inférences circulaires permet non seulement de
rendre compte des observations antérieures dans la littérature
sur la schizophrénie, mais aussi d’apporter un cadre commun
aux deux types de perturbations possibles (ascendante ou descendante), et biologiquement plausible (reposant sur l’équilibre
excitation/inhibition). Appliqué à une version modifiée de la
tâche des urnes, ce modèle s’est révélé être capable de prédire le
comportement des sujets de manière beaucoup plus fine que les
approches bayésiennes classiques [25] . Ce modèle était également
supérieur aux alternatives bayésiennes classiques chez les volontaires sains, attestant de l’existence d’un niveau non pathologique
d’inférences circulaires, et pesant en faveur de l’hypothèse d’un
continuum entre perception normale et pathologique. En outre,
la corrélation entre les paramètres de ce modèle et les sous-scores
cliniques à la Positive And Negative Syndrome Scale (PANSS) montre
que les symptômes positifs sont significativement corrélés avec le
nombre de boucles ascendantes (réverbération de l’information
sensorielle), les symptômes négatifs avec le nombre de boucles
descendantes (réverbération des croyances a priori), alors que la
désorganisation est à la fois corrélée au nombre de boucles descendantes et ascendantes. Ce dernier résultat, s’il venait à être
répliqué, permettrait de comprendre le syndrome de désorganisation comme étant le niveau de sévérité ultime de la schizophrénie,
correspondant à une dissociation entre les représentations sensorielles de bas niveau, d’une part, et les représentations cognitives,
voire métacognitives de plus haut niveau, d’autre part. Cette
prédiction du modèle de l’inférence circulaire est proche des hypothèses formulées par Bleuler au siècle dernier, qui considérait la
dissociation (Spaltung) comme centrale dans la schizophrénie.
Sur le plan neurobiologique, le modèle des inférences circulaires
permet d’éclairer l’hypothèse du déséquilibre entre excitation
et inhibition au niveau cortical dans la schizophrénie, et plus
spécifiquement d’expliciter en quoi la réduction des mécanismes inhibiteurs observés dans les modèles pharmacologiques
et animaux de schizophrénie peut conduire à des phénomènes
psychotiques [14] . Il a par exemple été montré chez le rongeur
qu’une suppression de l’activité inhibitrice GABAergique (acide
␥-aminobutyrique) des interneurones à parvalbumine au niveau
cortical pouvait générer une réduction des oscillations gamma,
un phénomène plusieurs fois répliqué dans la schizophrénie [22] .
Par ailleurs, une réduction de la concentration en GABA chez des
patients avec schizophrénie est significativement corrélée à leurs
déficits perceptifs [22] , pouvant par exemple expliquer la moindre
sensibilité aux illusions visuelles. Aussi, l’hypoactivité des récepteurs NMDA du glutamate, retrouvée chez les patients souffrant
de schizophrénie, pourrait également se traduire par une perturbation des interneurones à parvalbumine et une excitabilité accrue
des cellules pyramidales du cortex [22] .
sur l’implication fonctionnelle des boucles cortico-sous-corticales
dans les comportements répétitifs pathologiques, ou de la balance
excitation/inhibition dans la schizophrénie) et, in fine, la découverte de nouvelles cibles thérapeutiques ou biomarqueurs [26] .
Deuxièmement, la caractérisation d’anomalies sur le plan computationnel ne dépend pas d’une nosographie a priori. Ainsi,
l’approche computationnelle apporte une base scientifiquement
valide à la définition des entités diagnostiques, mais qui reste
ouverte à des variations dimensionnelles de certains symptômes ou au chevauchement entre syndromes [1] . Troisièmement,
l’ajustement des paramètres libres des modèles au comportement
individuel permet d’envisager un phénotypage computationnel
de chaque patient, dans l’optique d’un diagnostic et d’une prise
en charge de plus en plus personnalisée [27] .
“ Points essentiels
• L’utilisation de modèles mathématiques permet de
développer des hypothèses causales explicites et quantifiables quant aux liens mécanistiques entre anomalies
neurobiologiques et symptomatologie observée dans les
troubles psychiatriques.
• Les boucles cortico-sous-corticales implémentent des
algorithmes d’apprentissage par renforcement dont le
dysfonctionnement peut se traduire par l’apparition de
troubles addictifs.
• Les troubles motivationnels et les comportements
impulsifs émergent de perturbations du réseau préfrontal
de valorisation subjective.
• L’architecture hiérarchique du cortex pourrait correspondre à une hiérarchie inférentielle bayésienne
permettant d’intégrer perceptions et croyances.
• Les symptômes observés dans la schizophrénie émergeraient d’un déséquilibre dans la transmission des signaux
au travers de la hiérarchie, potentiellement via un déséquilibre entre excitation et inhibition.
Déclaration de liens d’intérêts : Fabien Vinckier a été invité à des congrès
scientifiques, a consulté et/ou a été communiquant, et a reçu une compensation
de Servier, Jansen, Recordati, Lundbeck et Otsuka.
Références
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Conclusion
La psychiatrie computationnelle est un nouveau champ disciplinaire visant à recontextualiser les anomalies neurobiologiques
observés dans les troubles mentaux, à la lumière des algorithmes
qu’ils implémentent. Les avantages de l’approche computationnelle sont triples. Premièrement, la modélisation mathématique
des processus de pensée permet de proposer des explications causales (via le formalisme des algorithmes) aux comportements
observés. Cela ouvre des perspectives quant à la compréhension de la physiopathologie des maladies mentales (par exemple
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Service de neurochirurgie, Département médical universitaire de psychiatrie et d’addictologie, Hôpital Henri-Mondor, AP–HP, Université Paris-Est-Créteil, 51,
avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, 94010 Créteil, France.
Neurophysiology of repetitive behavior (NERB), Institut du cerveau et de la moelle épinière, 75013 Paris, France.
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Département de psychiatrie, Service hospitalo-universitaire, GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences, 75014 Paris, France.
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Neurophysiology of repetitive behavior (NERB), Institut du cerveau et de la moelle épinière, 75013 Paris, France.
Toute référence à cet article doit porter la mention : Beaumont S, Dhôte J, Vinckier F, Palminteri S, Wyart V, Jardri R, et al. Introduction à la psychiatrie
computationnelle. EMC - Psychiatrie 2020;0(0):1-8 [Article 37-091-A-50].
Disponibles sur www.em-consulte.com
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