Tahar Ben Jelloun
de l’Académie Goncourt
Le mariage
de plaisir
Gallimard
Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. Il s’installe à Paris dès 1971, publie ses poèmes chez
Maspero et voit son premier roman, Harrouda, édité par Maurice Nadeau aux Éditions Denoël en
1973. Poète et romancier, il est l’auteur notamment de L’enfant de sable et de sa suite La nuit sacrée,
qui a obtenu le prix Goncourt en 1987, ainsi que de Partir, Le bonheur conjugal, L’ablation et Le
mariage de plaisir. Onze romans de l’auteur ont été réunis dans un Quarto avec une autobiographie
inédite.
Pour Amine
« Par Dieu, ma sœur, raconte-nous une histoire pour égayer notre
veillée.
— Bien volontiers et de tout cœur, répondit Shahrâzâd, si ce roi
aux douces manières le veut bien. »
À ces mots, le roi que fuyait le sommeil fut tout joyeux d’écouter
un conte.
« On raconte, Sire, ô roi bienheureux, qu’il y avait une fois… »
Nuit 1 des Mille et Une Nuits ;
traduction de Jamel Eddine Bencheikh
et André Miquel,
Bibliothèque de la Pléiade, 2006.
Chapitre 1
Il y avait une fois, dans la ville de Fès, un conteur qui ne ressemblait à
personne. Il s’appelait Goha, avait la peau très brune, un corps sec et dur, le
regard perçant et d’une grande justesse. Il débarquait du Sud après les
grandes pluies, en général au début du printemps, s’installait sur une place,
à l’entrée de la vieille ville, tantôt à Batha, tantôt à Bab Boujloud, posait
son matériel sur le sol et attendait qu’un cercle se forme autour de lui.
D’une grande culture, tant arabe que berbère, doté d’une imagination
époustouflante, connu pour la sévérité de son jugement, et aussi pour la
rigidité de ses positions, il avait ses fidèles comme ses détracteurs, qui
attendaient toute l’année sa venue et ne rataient aucun de ses contes. Ils se
passaient le mot, « Il est arrivé ! », fermaient leurs boutiques et allaient
l’écouter. Il ne leur racontait pas seulement des histoires. Il aimait aussi
évoquer des situations historiques pour les faire réfléchir. Jamais il
n’abordait les problèmes de face, il préférait le détour. Il était, disait-on,
maître dans cette technique qui consiste à poser un regard sur le présent tout
en gardant toujours un pied dans le passé, souvent moins glorieux qu’on ne
le dit. Il ne cachait pas sa rage quant à la manière dont le Maroc s’était
laissé prendre par la France pendant le protectorat. Il ironisait : « Et voilà
comment nous nous sommes donnés à Lalla La France, le vieux pays des
Lumières et des intelligences, devenu bouffi par son appétit grotesque.
L’Algérie ne lui suffisait pas, ni même la Tunisie, il lui fallait avaler notre
pays ! Pauvre Maroc ! Pauvre Lalla França ! » Et soudain, au milieu de son
discours, il s’arrêtait, buvait une gorgée d’eau, s’emparait d’un balai et se
mettait à nettoyer la place. En repartant, le conteur négligeait toujours de
ramasser son bol rempli de pièces, préférant le laisser aux mendiants qui,
disait-il, en avaient plus besoin que lui. La police avait envoyé maintes fois
quelqu’un l’écouter. Mais on n’avait jamais rien trouvé à lui reprocher : il
racontait des histoires et ne troublait pas l’ordre public. Au cours de son
récit, le conteur jouait tous les rôles à la fois, se déguisait parfois, prenait
des poses provocantes, et surtout savait regagner en permanence l’attention
de son public. C’était un comédien doublé d’un poète qui, pour désarçonner
son auditoire, aimait toujours commencer par ces mots :
« Vous qui prêtez oreille à mes histoires, écoutez le conseil de celui qui a
grandi dans les dunes et qui a toujours vécu sur la crête des passions : soyez
méchants ! N’hésitez pas : soyez méchants ! Si je m’égare, rappelez-moi à
l’ordre, votre méchanceté doit rester toujours en éveil. Et ne baissez surtout
jamais la garde, sympathisez avec le Mal, ce Mal qui croît en nous comme
une plante vénéneuse, une algue puante et tueuse qui nourrit notre bile et en
fait un poison déversé dans les rigoles de la vie. Soyez méchants, je ne veux
pas de votre indulgence. Mon âge, mes crevasses, mes nombreuses failles,
ma mémoire qui va et vient peuvent à tout moment me trahir, faire que mes
histoires se chevauchent, se confondent et vous égarent. Soyez méchants,
vous vivrez longtemps ! Cruels et mauvais. Impitoyables et sans état
d’âme ! Soyez méchants, vous gagnerez du temps ! »
Le conteur était un sage. Il savait qu’il était inutile d’appeler les gens à
être bons, que la bonté n’avait pas besoin de béquilles pour avancer. Un soir
qu’il était de passage à Fès, tandis que s’était formé autour de lui un petit
attroupement, Goha décida de changer de registre et entreprit de raconter
une histoire, que jamais on ne l’avait entendu conter :
« Une fois n’est pas coutume, ce soir je m’en vais vous conter une histoire
d’amour, un amour fou et impossible pourtant vécu jusqu’au dernier souffle
par chacun de ses personnages. Mais comme vous le verrez, derrière cette
histoire miraculeuse, il y a aussi beaucoup de haine et de mépris, de
méchanceté et de cruauté. C’est normal. L’homme est ainsi. Je préférais que
vous le sachiez pour que vous ne vous étonniez de rien.
« Il était donc une fois, dans la ville de Fès, un petit garçon prénommé
Amir né dans une famille de commerçants dont on disait qu’ils étaient
descendants de la lignée du prophète.
« C’était le jour des premières pluies, son petit frère venait d’avoir un an,
quand soudain le bruit se répandit dans la ville que le Mendiant était
revenu. Ceux qui l’avaient croisé racontaient que sa voix, grave et forte,
était effrayante ; que ses paupières tremblaient toujours légèrement,
nerveusement ; qu’il lui suffisait d’un geste de la main pour convaincre
quiconque de renoncer à se mettre en travers de sa route. Et tous
s’accordaient à dire qu’il dégageait une odeur insupportable, qui le
précédait et restait longtemps après son départ. Nul n’avait osé jusque-là
s’approcher de lui ou lui donner l’aumône. Son visage, pourtant, disait autre
chose. Ses yeux surtout, clairs et larges, dégageaient une étrange lumière.
« Que voulait le Mendiant, d’où venait-il, quel était son nom ? Personne
ne pouvait le dire. Mais les enfants le baptisèrent aussitôt El Ghool (le
monstre), El Ghaddar (le traître) ou El Henche (le serpent). Les adultes,
eux, l’appelaient Ould Lehrâme (le bâtard), celui qui annonce le malheur.
« Quelques jours après son passage, une épidémie de typhus se répandit
dans Fès. Le petit frère d’Amir fut emporté en quelques heures. Amir eut
cependant la chance, ainsi que ses parents, d’échapper à la maladie.
« Après quelques jours d’inquiétude, Fès fut largement épargnée.
L’épidémie s’était déplacée dans les montagnes et les villages où la mort
avait tant à faire. Fès en acquit du jour au lendemain le statut de “Ville
sacrée” sans qu’aucune autorité religieuse ne s’en mêlât.
« Mais Fès, en secret, redoutait le retour du Mendiant, dont le souvenir
subsistait dans les mémoires. Heureusement, jusque-là, les prières à la
Grande Mosquée semblaient l’avoir repoussé.
« Toute son enfance, aux premières pluies de la saison, le son grave de la
voix du Mendiant revenait résonner aux oreilles d’Amir, et une peur
indescriptible s’emparait de lui. En grandissant, Amir finit par l’oublier, il
se persuada en revanche que, si la mort l’avait ignoré, c’était pour qu’il
accomplisse un grand dessein sur cette terre.
« Parvenu à l’âge adulte, Amir était devenu un bel homme, la peau
blanche, de taille moyenne, grassouillet, la lèvre fine, la bouche bien
dessinée, les épaules légèrement tombantes. Il exerçait comme ses parents
le métier de commerçant dans la vieille ville de Fès, dans le quartier du
Diwane. C’était un homme bon, optimiste et sans imagination, qui ne ratait
aucune des cinq prières quotidiennes. Il avait été marié très jeune à Lalla
Fatma, un mariage arrangé avec une fille issue d’une grande famille de Fès,
et était père de quatre enfants. Trois garçons et une fille.
« En ce temps-là, Fès tournait alors encore le dos au monde. Cela faisait
plus de quarante ans maintenant que le Maroc était sous protectorat français
et la vieille aristocratie fassie qui tenait la ville maintenait son autorité avec
un calme et une sérénité remarquables. Ce qui se passait en dehors de la
médina ne les concernait pas. Pour eux, le monde s’arrêtait là, dans ces
ruelles, dans ces vieilles maisons dont certaines étaient des palais, attendant
l’éternel retour de la saison des citronniers. Les artisans faisaient de
l’artisanat, les commerçants commerçaient, les seigneurs se déplaçaient à
cheval dans les ruelles étroites et n’avaient aucun doute sur leur supériorité
de classe. C’étaient eux d’ailleurs qui, au dix-neuvième siècle, avaient
choisi la petite place ronde entre Achabine et Chémayine au fin fond de la
médina pour instaurer un jeudi par mois un marché où l’on vendait des
esclaves noires ramenées d’Afrique.
« L’esclavage était naturel. Il sévissait partout dans le monde, et les Fassis
n’étaient pas disposés à changer quoi que ce fût dans l’ordre injuste du
monde. Ils se contentaient de vivre selon les traditions et pensaient qu’ils
avaient le devoir de les perpétuer et de les protéger. Les premières esclaves
étaient arrivées au Maroc grâce au commerce que les Fassis les plus
entreprenants faisaient avec les pays d’Afrique les plus proches. Même s’ils
partageaient le même continent, loin d’eux l’idée de se considérer comme
des Africains. Les Fassis étaient blancs donc supérieurs aux Noirs d’où
qu’ils viennent.
« À Fès, à la veille de l’indépendance du pays, rien ne devait changer, rien
ne pouvait changer. Les Français observaient cela de loin. Une chape de
laine et de coton était posée sur la ville. Pourtant tant d’histoires et de
secrets s’étaient scellés là, au fil des siècles. Curieusement personne n’était
là pour les dire, les dévoiler, les expulser hors de cette société satisfaite
d’elle-même, de ses origines, de ses traditions, de sa culture qui se
confondait avec les valeurs de l’islam. De nombreux juifs et musulmans,
chassés d’Andalousie par Isabelle la Catholique, avaient pourtant trouvé
refuge à Fès et avaient assuré la richesse de la ville, son renouveau, et son
originalité. On pouvait, paraît-il, s’y convertir sans même changer de nom.
Mais cette époque paraissait révolue.
« Pour approvisionner son commerce en épices et en produits rares, Amir
se rendait tous les ans au Sénégal et quittait Fès pendant de longs mois. Làbas, son père et son grand-père, qui faisaient ce commerce avant lui, avaient
l’habitude de prendre femme pour la durée de leur séjour. Amir, qui aimait
respecter les règles, et se serait reproché de faire là quelque chose d’interdit
par la religion, avait consulté sur la question Moulay Ahmad, le grand
professeur de théologie à l’Université Al Quaraouiyine, et lui avait
demandé si “le mariage de plaisir”, comme on le nommait, n’était pas un
péché, un acte qui contrarierait sa foi et blesserait son épouse. Amir avait,
en vérité, sur la question quelques scrupules.
« Moulay Ahmad le rassura. Il lui cita le verset 24 de la sourate “Les
femmes” : “… il vous est loisible d’utiliser vos biens pour vous marier
honnêtement et non pour vivre en concubinage. C’est une obligation pour
vous de remettre la dot convenue à celle avec laquelle vous aurez
consommé le mariage…” Autrement dit, il est légal, pour un homme absent
de son foyer pour de longues périodes, de contracter un mariage “de
plaisir”, “de jouissance”, “de bien-être”, qui garantit à la femme une dot et
le respect de celui qui l’a épousée. Dieu a institué cela pour lutter contre la
prostitution.
« “Il est vrai, commenta Moulay Ahmad, que le mariage de plaisir
contracté hors du foyer conjugal pour une période donnée a un parfum
d’interdit, qu’il peut exciter les bas instincts de l’homme. Il ne doit
cependant en aucun cas être compris comme un encouragement à humilier
la femme légitime laissée à la maison, ou maltraiter celle avec laquelle vous
consommez un mariage pour quelque temps. Cette notion de ‘plaisir’est liée
à la brièveté de la relation. L’autre mariage, installé dans le temps et pour la
procréation, n’évacue pas le plaisir, mais le dilue.”
« Amir écoutait le maître très attentivement :
« “On dit que notre prophète bien-aimé aurait contracté un mariage de
plaisir. Mais que le deuxième calife, Omar ibn al-Khattâb, a proscrit cette
version avant de mourir. En fait, c’est un des points de divergence avec les
chiites qui l’autorisent et les sunnites qui s’en méfient. Mais de nombreuses
discussions ont eu lieu entre les théologiens sunnites sur le sujet, et alChâfi, par exemple, a validé ce mariage à partir du moment où les
intentions des conjoints sont claires, et que sa durée est bien limitée dans le
temps. C’est pourquoi cette pratique se perpétue aujourd’hui encore,
l’essentiel étant de rester dans les limites de la décence et du respect de la
femme.”
« Amir, rassuré et apaisé, contracta dès lors, à chacun de ses voyages en
Afrique, un mariage de plaisir pour se mettre à l’abri du péché.
« Après un an passé à Fès à commercer et veiller sur sa famille, vint de
nouveau pour Amir l’heure de retourner en Afrique. Il avait décidé de s’y
rendre cette année avec Karim, son fils le plus jeune. Tout à ses préparatifs
de voyage, Amir, quand arrivait le soir, éprouvait des difficultés à
s’endormir. Il laissait ses pensées vagabonder et rejoindre les rumeurs de la
ville de Fès plongée dans l’obscurité. Il y croisait l’âme inquiète des
dormeurs, et les silhouettes de ces femmes qui, la nuit, savent si bien
mouvoir leur corps et leurs formes qu’elles en troublent les rêves
commençants et leur donnent des teintes si extraordinaires qu’elles font
voyager n’importe quel homme pris dans les replis de la nuit…
« La veille de son départ, plus que jamais troublé par ses visions, Amir se
leva et descendit dans le jardin de sa maison. Il se promena un moment dans
la pénombre et découvrit, entre les branches vert bouteille d’un palmier, une
fleur blanche qui s’épanouissait, semblant annoncer, seule et fière, l’arrivée
proche de l’été et plus tard les dattes de l’automne.
« Amir observa ce miracle de la nature et rendit grâce à Dieu d’avoir
permis à une telle beauté d’éclore dans son jardin. Il considéra longtemps
cette fleur à la blancheur éclatante et pensa à la jeune Peule qu’il avait
rencontrée lors de ses derniers voyages et qu’il espérait bientôt pouvoir
retrouver, loin de ce jardin, dans un autre pays, un autre monde, un autre
temps. Et il se dit : comme cette fleur lui ressemble. Elle est aussi blanche
que cette jeune femme, parfumée d’ambre et de santal, est noire. »
Chapitre 2
Quand Karim quitta Fès pour le Sénégal avec son père, il venait d’avoir
treize ans et portait fièrement autour de son cou la quatrième médaille
gagnée à la dernière compétition de natation où il avait excellé. Son père, au
cours de ce voyage, comptait le confier durant quelques jours à un vieux
sage sénégalais de Gorée, réputé pour soigner les enfants nés avec un
handicap.
Karim n’était pas un enfant comme les autres. Il était vif, intelligent, mais
il avait du retard. À l’époque, ces enfants étaient un peu livrés à euxmêmes, on les laissait se promener seuls, puis revenir, et s’ils se perdaient,
il y avait toujours quelqu’un pour les ramener à la maison.
À la naissance de Karim, Touria, la sage-femme, déclara que cet enfant
avait un cœur pur, blanc comme de la soie, et qu’il fallait le laisser vivre et
se développer selon son rythme. Sa mère, Lalla Fatma, pleurait, tandis
qu’Amir, son père, essayait d’accepter les propos de la sage-femme.
Il fit venir un médecin français pour examiner Karim. Mais lors de la
consultation, Amir ne comprit pas bien ce que lui disait le spécialiste. Il
entendit des mots compliqués, « chromosome », « trisomie »,
« mongolien ». Le médecin s’empara d’une feuille de papier et fit un dessin
représentant une branche d’arbre avec de part et d’autre des traits, lui
expliquant qu’il y avait un truc en trop et que son fils portait en lui ce truc
en trop, ce qui allait retarder son évolution mais que ce n’était pas grave,
car ces enfants avaient une espérance de vie très courte, et que bientôt il
partirait et ainsi la famille en serait débarrassée… Devant le regard hébété
et incrédule du père, le médecin alla même jusqu’à proposer de confier
Karim à une association en France qui le prendrait en charge : Amir ne le
reverrait plus jamais, il fallait juste payer pour ça et l’affaire serait close…
Le Français était de bonne foi, il répétait ce qu’on lui avait appris, et ne
semblait pas avoir conscience qu’il était en train de blesser durement un
père. Avant de partir, il se pencha vers Amir et lui dit en chuchotant :
« Vous savez, même le général de Gaulle a eu une enfant comme le vôtre,
alors… Peu de gens le savent, mais on murmure dans l’armée que c’est
pour lui la seule défaite de sa vie ! Le jour de la mort de sa fille, il aurait
dit : “Maintenant elle est comme les autres.” »
Amir remercia le Français, paya sa consultation et retourna auprès de sa
femme qui ne cessait de pleurer. La sage-femme, qui avait assisté à la
consultation, tentait d’apaiser les uns et les autres. Devinant que seul Amir
était en mesure de l’écouter, elle essaya de le réconforter :
« Cet enfant est une chance, c’est un signe de Dieu, un bien que Dieu vous
a adressé. Ce sont des enfants qui ont cette particularité de ne pas connaître
du tout le mal, ils sont incapables de sortir du chemin du bien. Il faut les
aimer car ils ont une affection infinie. On ne peut pas les rejeter ou les
cacher. J’en ai connu qui vivent encore et qui, à l’âge adulte, reçoivent
encore beaucoup de visites, comme s’ils étaient des saints ou des anges. Cet
enfant est une lumière, vous verrez, il va éclairer votre vie. »
En bon croyant, Amir accepta le destin et se dit : Si Dieu a donné
naissance à cet enfant c’est qu’Il a ses raisons, qui suis-je pour contester la
volonté divine ? Cet enfant a son capital, il aura sa vie et je l’accompagnerai
jusqu’à mon dernier souffle. Dieu est grand. Je connais le dit de notre
prophète : « Le croyant est disposé au malheur et à l’épreuve. »
Lalla Fatma ne parlait pas, fixait le plafond et refusait désormais d’allaiter
le nourrisson. Pour la première fois depuis leur mariage, Amir lui parla sur
un ton ferme. Il fallait qu’elle accepte la réalité. Les mots durs qu’il
prononça l’ébranlèrent d’abord et la firent pleurer encore plus. Puis, après
un moment de silence, elle tendit les bras pour recevoir son bébé et lui
donna le sein.
Depuis, Karim avait une place à part dans la famille. Il grandissait choyé
et aimé. Chaque fois qu’un nouveau médecin arrivait à Fès, Amir le
consultait pour savoir si l’état de son fils changerait un jour. Mais il comprit
que cet enfant n’avait besoin que d’une chose : d’amour. Se sentir aimé,
c’était ce qui le rendait normal et heureux.
Pour ses douze ans, son père lui fit une promesse :
« La prochaine fois que je vais au Sénégal, je t’emmène avec moi en
voyage ! »
Fou de joie, Karim se précipita sur le vieux piano désaccordé et joua un
air pour exprimer son bonheur. Ses frères et sœur n’eurent pas leur mot à
dire. On ne discutait pas les décisions du père. C’était la tradition. On
n’élevait pas la voix quand on s’adressait aux parents, on leur baisait la
main et l’épaule, on baissait les yeux quand ils parlaient. C’était ainsi.
Quelques mois plus tard, au début de l’hiver, Amir demanda à sa femme
de préparer ses bagages et ceux de leur fils Karim. Ils quittèrent la maison
au milieu de la nuit, traversèrent Fès désert, ce qui donnait à leur départ une
impression magique, irréelle.
Le voyage en train, en charrette et à dos de chameau dura plus de deux
semaines. Le temps était clément et les haltes assez fréquentes. Amir, après
la dernière prière du soir, en profitait pour transmettre à son fils ce qu’il
avait appris sur ce continent et sur ses habitants. Il lui disait : « Je sais que
je n’ai pas besoin de te prévenir, tu es bon et intelligent. Dans ce pays, il
faut avant tout faire preuve de respect ! Si tu veux être bien traité et bien
considéré, commence par avoir un comportement irréprochable. Fais du
respect et de la générosité ta ligne de conduite. Les gens sont très sensibles
et te rendront au centuple ce que tu leur auras offert. Ils ont tellement été
humiliés et méprisés par les colons, par tous ces Blancs venus de France et
de Belgique, qu’ils se méfient de toutes les peaux blanches. Mais n’oublie
pas que nous sommes nous aussi des Africains. Nous ne sommes pas noirs
mais nous appartenons à ce continent et à ces peuples. Alors souviens-toi
que notre prophète bien-aimé a affranchi Bilal Ibn Rabah, l’esclave noir qui
avait une belle voix. Il avait été nommé par Mahomet premier muezzin de
l’islam. L’esclavage est malheureusement toujours une tradition pour ceux
qui se sentent supérieurs. Tu verras, nous serons reçus avec beaucoup
d’amitié. Alors soyons dignes de cet accueil et de cette hospitalité ! » Puis,
comme pour rétablir l’équilibre, il ajoutait : « Mais ne crois pas que tout le
monde est aussi bon que toi ; les méchants existent partout, fais attention
quand je ne suis pas avec toi. »
Karim écoutait religieusement Amir. Il tenait beaucoup à la bénédiction de
son père. Pas question de se rebeller ou de contester ses propos. Amir disait,
un peu pour se justifier : « Le Coran nous conseille d’avoir un respect
absolu pour le père et la mère ainsi que pour ceux qui nous enseignent leur
savoir, les professeurs, les philosophes, les savants ou le simple maître
d’école. » Il ajoutait : « Aucune réussite dans la vie n’est possible sans cette
bénédiction ; c’est ainsi, le respect est une marque d’humilité, le meilleur
moyen d’apprendre et d’avancer. » Karim comprenait parfaitement tout ce
que lui disait son père. Il avait une sagacité toute particulière mais il lui était
difficile de répondre et plus encore de développer ses pensées. Il lui arrivait
de s’énerver, de devenir tout rouge parce que les mots ne sortaient pas ou
arrivaient tronqués, en petits morceaux. Il répétait le même son, bégayait,
comme s’il suppliait une force intérieure de l’aider à parler. Amir, dès le
début, avait décidé de le traiter comme un enfant sans problèmes tout en
considérant que son handicap existait et qu’il fallait en tenir compte dans
certaines situations. Malgré les interventions d’Amir, Lalla Fatma avait du
mal avec cet enfant et préférait s’occuper des trois autres. Mais Karim était
très affectueux avec sa mère. Quand il lui disait avec ses mots maladroits
combien il l’aimait, elle pleurait. Au lieu de se réjouir, elle tournait la tête,
cherchant un mouchoir pour essuyer ses larmes. Un jour, il lui dit : « Moi
aussi, je… je… pleure… »
Le caravanier était un Sahraoui qui parlait très peu. La peau tannée par le
soleil, le corps sec, il avançait, sûr de lui. Il portait en bandoulière un vieux
fusil et autour de la taille un poignard. C’était l’époque où des coupeurs de
route s’attaquaient aux voyageurs. Il connaissait les passages à éviter et
conduisait ses clients en toute sécurité. Pour lui, le désert n’avait pas de
secret. À cause de cela, le voyage durait un ou deux jours de plus. Ni Karim
ni son père n’étaient pressés et surtout ils ne contrariaient pas le guide qui
était par ailleurs un bon cuisinier. Il savait que les Fassis étaient délicats,
habitués à des mets subtils, ni trop épicés ni trop gras. Il leur préparait des
crêpes fourrées de morceaux de viande confite et des œufs durs au cumin.
Le repas se terminait avec quelques dattes. Parfois, il leur donnait à boire du
lait de chamelle, mais il remarquait qu’ils se forçaient à l’avaler. Ils
préféraient le thé vert à la menthe. Il le sucrait trop ; chaque fois Amir et
son fils réclamaient de l’eau chaude pour noyer un peu le sucre. Cela le
faisait rire.
Le Sahraoui était un ancien guerrier. Il avait combattu l’armée espagnole
qui, en 1934, s’était installée dans les provinces du sud du Maroc dont Sidi
Ifni, sa ville natale. Le pays était sous protectorat français dont une partie
était occupée par l’Espagne dirigée par un général appelé Franco.
Un soir, il leur raconta un des épisodes de cette guerre anticoloniale :
« Les Espagnols n’avaient aucune pudeur ; ils se conduisaient comme des
voyous et pensaient que les indigènes étaient des bêtes. C’était des
militaires sans classe, ils nous méprisaient, on racontait qu’ils avaient été
punis et envoyés dans le désert dont ils ne connaissaient rien. Ils buvaient
de l’alcool et se comportaient sans aucun respect pour nos familles. Un jour,
un père dont la fille avait été enlevée par un groupe de soldats ivres
s’empara d’un grand couteau et le planta dans la nuque d’un sous-officier. Il
fut abattu sur-le-champ. Son enterrement le lendemain fut pour nous
l’occasion de manifester notre colère. L’armée nous tira dessus. Il y eut trois
morts et cinq blessés. À partir de ce moment, la résistance s’organisa de
manière spontanée. L’armée savait que nous n’acceptions pas cette
occupation. Nous étions peu nombreux et discrets ; nous sabotions ce que
les soldats essayaient de construire. La haine était profonde de part et
d’autre sauf que nous, nous étions du côté du droit et de la justice. Pourquoi
ces soldats déguenillés étaient venus occuper notre territoire ? On leur a
mené la vie dure. Un jour ils repartiront définitivement et j’espère qu’ils ne
remettront plus jamais les pieds dans notre pays. »
Une nuit, alors qu’ils s’apprêtaient à dormir, Karim sursauta et dit :
« Lion ! J’ai… j’ai vu lion… »
Le Sahraoui était formel :
« Ici, pas de lion. »
Karim insistait, le guide lui tournait le dos. Le père était inquiet sachant
que Karim ne disait jamais rien au hasard ou pour plaisanter. Il demanda au
guide d’aller vérifier. Ce qu’il fit avec nonchalance. Quelques minutes plus
tard, le guide apparut effrayé affirmant qu’effectivement il y avait un lion
mais qu’il était parti. Il brandit son vieux fusil :
« Dorénavant je croirai tout ce que me dira Karim ! »
Le sommeil fut de courte durée et surtout assez agité. Ils reprirent la route
au milieu de la nuit, fatigués et silencieux. À un moment, Amir demanda à
son fils s’il ne voyait rien de dangereux ou s’il n’entendait pas des bruits
inquiétants. Karim, à moitié assoupi, répondit :
« Non, non, rien… Juste un piano… je vois, j’en… entends… fille pi…
piano… »
Karim jouait du piano sans avoir suivi de cours. Il pianotait et ce n’était
pas n’importe quoi ; c’était un don. Pendant le voyage dans le désert
certaines mélodies lui revenaient à l’esprit. La musique lui manquait.
Le Sahraoui s’étonna :
« Après le lion, le piano ! »
Karim mit son doigt sur la tempe et dit :
« C’est là-dedans !
— Tu entends de la musique ?
— Oui, de la bo… bonne mu… sique…
— Tu as de la chance. »
Karim écoutait ainsi de mémoire un concerto. Il avait l’air totalement
accaparé. Tout d’un coup, il s’arrêta puis dit :
« Le pi… piano doit faire pipi ! »
Il s’éloigna de la caravane et urina en riant.
Ils arrivèrent un matin très tôt à Ndar, appelée aussi Saint-Louis, première
ville fondée par des Européens en Afrique occidentale. Le ciel était blanc et
l’air humide. Ce qui fit dire à Karim : « On dirait qu’on est au hammam. »
Amir lui expliqua la différence de climat entre les deux pays. Il était devenu
un bon connaisseur de la civilisation africaine. Il lui dit : « Nous nous
approchons de Dakar, la capitale. Nous sommes là à l’embouchure du
fleuve Sénégal. Regarde cette végétation et ces merveilles créées par l’eau.
Ce sont des arbres aquatiques, ils ne donnent pas de fruits, ce sont juste des
arbres pour border le fleuve et donner l’ombre au voyageur. » Le caravanier
était content de les avoir menés jusqu’ici, il devint tout d’un coup bavard. Il
était intarissable sur les beautés de ce pays, sur la gentillesse de sa
population et surtout sur la disponibilité de ses femmes. Tel un guide, il
racontait l’histoire de cette ville en insistant sur la prospérité du commerce
de l’or et de l’ivoire. Amir intervint pour rappeler que cela avait aussi été la
ville où l’on venait chercher des esclaves. L’autre ajouta que ce fut d’ici
qu’un aviateur français avait décollé avec un petit avion pour aller très
loin ! Karim, intéressé par l’histoire de cet homme, demanda où il était à
présent, ce qu’il avait réalisé. Son père lui promit de se renseigner. Pour le
moment, ils décidèrent de déposer leurs bagages et de faire leur toilette. Il y
avait, non loin de là, un petit lac où des enfants se baignaient en faisant
beaucoup de bruit. Amir fit ses ablutions, chercha la direction de
La Mecque et pria en remerciant Dieu qui leur avait permis, à lui et à son
fils, d’arriver en bonne santé dans ce lieu magique avec ses vieilles bâtisses
coloniales. Pendant la nuit, le caravanier réveilla Karim pour lui dire :
« Mermoz, c’est l’aviateur, il s’appelait Mermoz, je me souviens, il est allé
jusqu’à Mérika, Lamérik… »
Ils passèrent deux jours et deux nuits à Ndar et, tôt le matin, ils reprirent la
route vers Dakar. Le voyage dura une journée et une partie de la nuit. Amir
préféra attendre le lever du soleil pour entrer dans Dakar, ville qui, par ses
avenues bien tracées, par ses immeubles modernes, lui rappelait
Casablanca. Le caravanier était tout excité. Amir lui donna son dû et lui
dit : « Dans deux mois, essaie de nous retrouver, nous ne serons pas loin de
chez Moh. »
Moh était le propriétaire de « L’Ami des voyageurs », un petit hôtel où
Amir aimait s’arrêter avant de faire son entrée « officielle » au centre de
Dakar. Ils se lavèrent, mangèrent et se reposèrent un peu. Ils furent reçus
comme des princes. Puis, Amir s’en alla en lui disant : « Ne m’attends pas
pour manger, en mon absence, Moh s’occupera très bien de toi. »
Karim sortit faire un tour. Amir n’avait pas eu besoin de lui dire de faire
attention. Il savait que son fils avait un sens de l’orientation
particulièrement développé et qu’il reviendrait sans problème. Pendant sa
promenade, Karim ressentit une impression étrange mais agréable : il lui
semblait être en sécurité ici, comme si tous les Sénégalais étaient des
membres de sa famille. Néanmoins, il avait du mal à s’habituer à cette
chaleur épaisse et à ce soleil dur. Il avait chaud, transpirait. Il retourna à la
maison et enfila une gandoura large et légère. Ses habits européens ne
convenaient pas à ce climat.
Depuis peu, lors de ses voyages au Sénégal, Amir avait pris l’habitude de
contracter un mariage « de plaisir » avec Nabou, une magnifique Peule d’un
mètre quatre-vingts. Il revenait chaque année à la même époque, déposait
ses affaires chez Moh, renouvelait son contrat de mariage avec Nabou,
s’installait dans la maison qu’il lui avait fait construire et vivait avec elle en
seigneur satisfait et aimé. Par bonheur, ils n’avaient pas eu d’enfant. Pour
lui, Nabou était une magicienne, un peu sorcière et surtout d’une grande
beauté et sensualité.
La jeune femme avait quitté le collège français après avoir obtenu son
brevet. Elle était fière et passait dans sa famille pour celle « qui avait le
savoir des étrangers ». Il lui arrivait souvent de faire fonction d’écrivaine
publique : elle rédigeait aussi bien des lettres d’amour de femmes
abandonnées par des légionnaires que des plaintes envoyées à
l’administration coloniale.
Entre ses bras, le père de Karim perdait la tête. Elle lui réservait des
acrobaties sexuelles qui le comblaient et le vidaient de son énergie. Chaque
fois qu’il achevait ses prières quotidiennes, il levait ses mains jointes au ciel
et remerciait Dieu de lui avoir fait connaître cette femme qui lui donnait un
plaisir qu’il n’avait jamais connu auparavant et qu’il ne retrouvait chez
aucune autre femme. Mais il n’y avait pas que ces moments de jouissance,
Amir se laissait parfois aller à un peu de romantisme appris chez des poètes
arabes et perses. Il lui arrivait de réciter des vers sur un ton grandiloquent.
Cela la faisait rire. Elle ne répondait rien, se laissait aimer et faisait tout
pour le bonheur de son homme. Ils étaient heureux et Amir ne comprenait
pas pourquoi à Fès les relations étaient compliquées.
Une année, il voulut l’emmener avec lui en pèlerinage à La Mecque. Mais
il découvrit ce jour-là qu’elle n’était pas musulmane, que sa religion n’avait
rien à voir avec le monothéisme et qu’au fond elle n’en revendiquait
aucune. Quand elle avait envie de prier, elle allait passer la nuit sous l’arbre
le plus ancien, le plus grand et le plus beau à la sortie de la ville. C’était un
arbre majestueux qu’aucun entrepreneur de travaux publics n’avait jamais
osé toucher. Même les Français qui avaient dirigé les travaux avaient dû le
contourner pour tracer leur route. Nabou caressait son écorce, lui parlait et
se sentait bien car elle était persuadée que les ancêtres y avaient laissé une
partie de leur âme. Cet arbre était son Dieu, son refuge, sa chose sacrée.
Elle l’appelait « Hadji Baba ». Son ombre l’apaisait, sa prestance et son très
grand âge la rassuraient. Elle aimait se confier à lui dans la solitude, au
moment où le soleil disparaissait, laissant place à un air trempé dans une
grande bassine de poudre grise, bleue, argentée. C’était selon elle le
moment propice pour mettre sa joue contre l’une de ses branches et lui
parler en wolof, sa langue maternelle : « Ces temps-ci mes pensées ont été
abandonnées par la lumière, elles ont quelque chose de crépusculaire que je
n’aime pas. Peut-être ai-je commis des erreurs, des fautes ou de simples
maladresses. Hier, j’ai par inadvertance marché sur un morceau de pain. Je
l’ai ramassé, je l’ai embrassé et puis je l’ai donné aux poules, mais je
n’étais pas contente de moi. L’autre jour, une sensation étrange faisait
couler mes larmes alors que je n’avais aucune raison de pleurer. Elle était
accompagnée d’une musique stridente qui me rappelait le bruit désagréable
que fait l’aiguiseur de couteaux en passant dans les rues. J’ai vu une longue
caravane descendre de la montagne, précédée d’un immense voile jaune qui
flottait dans le vent avec force. Des hommes sans bras, d’autres sans jambes
se réunissaient à l’entrée de la ville. Je me voyais enfant courir comme une
gazelle, la peau et les yeux pleins de poussière. C’était une époque où tout
était possible. L’autre matin j’ai remarqué des femmes la mine triste, prêtes
à pleurer. Personne ne savait pourquoi. Je regardais le ciel et je n’y
distinguais rien de rassurant. Avant, son bleu me donnait envie de danser.
Depuis peu le bleu a disparu et me voilà à genoux devant toi, ô Hadji Baba.
Ai-je mal entendu tes messages, tes paroles que rapporte le vent ? Ai-je
perdu toute confiance en mon âme ?
« Ma grand-mère m’a fait une révélation. Elle m’a dit que je suis faite de
la même matière que les songes, que mes yeux sont déjà ailleurs ; elle m’a
dit aussi que les rêves ne sont rien d’autres que des messages que la mort
nous envoie pour nous habituer à son existence. Malgré tout, l’espoir de
retrouver mon homme blanc, celui qui me visite une fois l’an, me secoue.
C’est un homme bon. Donne-lui la force de me rendre heureuse… Il sait, il
devine que je ne suis pas une femme fidèle, comment l’être quand on est
née avec un désir plus puissant que la raison, il n’y a pas de mal à ça, on
n’en parle pas, il sait mais ne dit rien. En vérité je n’en sais rien.
« L’hiver, c’est mon cousin Wad qui me réchauffe quand j’ai froid. Il
connaît à la perfection mon corps et ses exigences. Il sait lui redonner vie et
énergie. Nous ne parlons pas de ça. Il suffit que nos regards se rencontrent,
j’avance et il me suit. Je sais ce qu’il va me donner et ce que je vais lui
faire. J’aime ces moments, juste avant d’être dans le lit. Je rêve et j’ai de la
joie dans le cœur et dans le corps. Il m’arrive parfois de trembler de plaisir.
« Au printemps, c’est Degaule, notre voisin qui aurait pu être mon père,
qui s’invite chez moi et me caresse toute la nuit sans rien faire d’autre. Je
me laisse faire, j’avoue que ça me plaît, ça me repose, je suis entre ses
mains et sa bouche et il m’arrive parfois de m’assoupir sous ses caresses si
douces. C’est un expert. Le lendemain je reçois des paniers de fruits et
légumes, des morceaux de tissu et de l’encens, parfois il m’envoie de la
viande séchée. De quoi manger durant un mois. Dès qu’il sent que mes
provisions sont terminées, il vient taper à ma fenêtre.
« Il m’arrive aussi de céder aux demandes répétées du jeune médecin
français qui dit être amoureux fou de moi, ce qui me fait rire. Quand il vient
sur moi, tout son corps transpire et devient tout rouge. Ça me fait peur. Il
me dit c’est à cause de la timidité et de la culpabilité. Je lui ai demandé un
jour de m’expliquer ce que c’était que la culpabilité. Il m’a raconté qu’il
était marié avec une femme blanche qui l’attendait à Dijon, et que, lorsqu’il
vient chez moi, il sent comme quelqu’un lui donner des coups de poing
dans le cœur, il a mal, ensuite ce quelqu’un se met à lui faire des reproches,
il a beau se boucher les oreilles, il l’entend l’engueuler, alors il baisse la tête
et demande pardon à Camille qui est restée à Dijon. C’est ça la culpabilité.
Moi, je ne connais pas ces coups de poing et ces engueulades. Je lui fais
plaisir, il me donne plein de médicaments que je distribue ensuite à mes
proches. L’autre jour, il m’a offert un parfum de Paris. Depuis que je le
mets, je me sens comme une vendeuse de sexe, ça sent étrangement, moi je
préfère l’ambre et le musc naturels, je préfère le savon noir et le rassoul
qu’Amir me rapporte de Fès.
« Ah, mon maître, mon homme, le seul prince qui me comble et me rend
vraiment belle. Quand Amir est là, je suis totalement à lui ; personne n’ose
m’approcher. J’accroche le drapeau marocain sur le toit et je fais brûler de
l’encens du paradis. Tout le monde sait que mon homme est arrivé. Des
voisines viennent me souhaiter du bonheur et de la prospérité ; même si
elles sont jalouses, elles ne me font pas de mal. Je me prépare durant deux
jours pour l’accueillir et me donne corps et âme. Je change de
comportement, je veux dire je me sens devenir une autre femme, je lui
appartiens et j’aime ce sentiment d’être à lui, entièrement à lui. Peut-être
que cette situation ne peut pas durer, que la morale n’est pas contente. Je me
retrouve aujourd’hui à tes pieds, accrochée à tes racines, ô Hadji Baba, je
suis faible et je me rends à ta volonté ! À chacune de ses visites, Amir
m’emmène chez des scribes à la mosquée, ils rédigent un contrat de
mariage provisoire. Je crois que ça s’appelle le “mariage de plaisir”. Amir
tient à être en règle avec sa religion. Je n’ai rien à dire ; il me gâte et je
m’occupe très bien de lui.
« Un jour, je lui ai demandé : “Pourquoi notre mariage est de plaisir ?
L’autre, celui avec votre femme au Maroc, est un mariage comment ?” Il
m’a regardée et m’a dit : “Là-bas c’est la tradition, ici, c’est la liberté !”
« Ma mère est méchante avec moi, elle a besoin d’argent, je lui en donne
quand j’en ai, mais elle me dit : “C’est de l’argent sale.” Je ne sais pas quoi
faire pour la calmer. Elle n’a jamais supporté que je lui échappe et que des
hommes tombent dans mes bras… Je ne fais rien de mal ! »
Cette année Nabou n’était pas tranquille. En plus de la jalousie de plus en
plus violente de ses voisines, des esprits l’avaient persuadée qu’à cause de
ses infidélités à Amir, elle allait mourir dans des circonstances imprévues.
Serait-elle jetée du haut d’une falaise, piquée par une vipère à visage
humain, écrasée par un éléphant pris de folie, pendue au fond d’un puits,
étouffée dans un sac en jute ou en plastique, empoisonnée par la voisine ?
Ou tout simplement victime d’un arrêt cardiaque pendant son sommeil alors
qu’elle rêverait de son prince arabe ? Elle se persuada qu’elle mourrait
noyée. Elle regardait autour d’elle, mais il n’y avait pas de lac ou de mer, du
moins de là où elle se trouvait elle ne les voyait pas. Elle se disait que les
esprits s’étaient trompés, qu’ils feraient mieux de la laisser en paix et de
s’adresser ailleurs.
Quand elle consulta une nuit son baobab, elle ne ressentit rien. Il était
muet, impassible, absent. De ses doigts elle arracha un morceau d’écorce et
se mit à le mâcher. Il était si amer qu’elle le recracha et partit en courant.
Elle revint, s’agenouilla et lui demanda pardon. Une branche se pencha sur
elle et lui caressa les épaules. Cela ne la rassura pas. Affolée, elle sentit la
fièvre monter. Son heure était-elle proche ? Pourtant elle était encore jeune
et robuste. Elle transpirait beaucoup, et vit des étoiles rouges dans le ciel,
signe qu’elle avait été atteinte par la malédiction. Plus rien n’était à sa
place. Elle se sentit soudain immensément seule et sortit de sa poche un
petit miroir où elle se regarda. Elle fut effrayée. Celle qui lui faisait face
était toute ridée, vieille et méchante, elle avait les yeux jaunis, de la bave
aux coins des lèvres. Elle tourna la tête vers sa voisine, mère de huit
enfants, sans mari, sans aide. Nabou savait que cette femme était rongée par
l’envie et la jalousie. Elle avait probablement réussi à lui jeter un sort,
d’autant plus que le fameux Dia, le plus grand sorcier du pays, venait de
séjourner dans la ville après avoir travaillé auprès d’un homme très riche
qui avait perdu sa puissance sexuelle. Dia avait la réputation de fondre le
fer rien qu’en le fixant du regard. Il savait réparer les âmes en difficulté et
éloigner le mal des corps menacés par la maladie. Il pouvait aussi détraquer
des esprits et rendre le sommeil impossible. On racontait qu’ainsi un chef
était devenu fou et s’était précipité du haut d’une falaise.
Pour la première fois, Nabou avait peur, elle qui n’avait jamais connu
cette sensation. Elle découvrait la panique qui chamboule tout, déverse de la
boue dans de l’eau claire, arrache des racines et peint le monde en gris et en
noir. La peur la travaillait, elle sentait son corps secoué, agité, malmené.
Elle pensait : « Je suis comme un linge essoré par le destin ; ce qui en
tombe ce n’est pas de l’eau mais des gouttes de sang, le mien, celui que je
dois perdre parce que je suis punie alors que je n’ai rien fait de mal, du
moins rien de vraiment mauvais. Le présage est insistant. Que faire ? À qui
m’adresser ? Je suis seule et je me débats dans une forêt noire avec des
ombres vicieuses dont l’objectif est de me rendre folle. Je jure de me
consacrer entièrement et exclusivement à mon homme, mon seul et unique
homme, Sidi Amir, le plus généreux de tous les hommes. »
Quelques jours avant l’arrivée d’Amir, elle eut l’idée de rendre visite à
Moha, le vieux sage de Thiès, une petite ville à l’est de Dakar. Moha le plus
fou et en même temps le plus humain de la confrérie Tijane. Il entretenait
des relations épistolaires avec des soufis de Fès qui passaient une grande
partie de leur temps à travailler sur les textes sacrés. Ses paroles étaient
connues pour apaiser et redonner espoir et patience. Il disait tout ce qu’il
pensait ; il n’avait rien à perdre, même sa vie lui importait peu. Il habitait à
l’intérieur d’un vieux baobab mort depuis longtemps et qui n’avait plus
aucun pouvoir. Il y avait creusé une cavité où il vivait seul. De temps en
temps, un chien errant y trouvait refuge. Il partageait avec lui son maigre
repas et le laissait repartir. Nabou ne pouvait arriver les mains vides. Elle lui
offrit un pot de miel et des olives qu’Amir lui avait apportés de Fès lors de
son dernier séjour.
Moha lui rappela que sa beauté pouvait être la source de ses problèmes.
La jalousie était une araignée qui tissait sa toile tout autour de son âme. Il
fallait déjouer ce mauvais sort et lui permettre de vivre en paix. Elle lui
confia qu’elle aimerait beaucoup qu’Amir lui propose un jour de partir
vivre avec lui, à Fès. Moha fit une grimace. Il connaissait bien cette ville et
ses habitants :
« Ce sont des gens civilisés, mais ils se sentent supérieurs à nous, en tout
cas ils sont persuadés qu’ils ont été élus par Dieu. Ce sont de bons
musulmans, de braves personnes, mais ils aiment asservir et dominer. Tu es
noire, moi je suis métis, nous n’avons pas notre place dans leur cœur, dans
leur cité. Mais qui sait ? On peut tomber sur des familles généreuses,
respectueuses de l’humanité. Si tu pars, il faut que tu aies sur toi quelque
protection. Je ne suis pas sorcier, mais j’ai des talismans où de ma main j’ai
retranscrit des versets du Coran. Si tu y crois, ils te protégeront, sinon, tu
devras affronter seule des problèmes difficiles. Si tu veux, j’enverrai un
courrier à Si Mostafa, un homme avec qui je corresponds et qui est imam
dans la Grande Mosquée et université de la vieille ville. »
Nabou lui rappela qu’elle n’était pas musulmane.
« C’est le moment d’embrasser cette religion, qui, lorsqu’elle est bien
comprise, peut être d’un grand secours. Les hommes ont de tout temps eu
besoin de calmer leurs angoisses. Je pense qu’ils ont créé les religions pour
supporter la vie et ses mystères, la mort étant la principale énigme que
personne n’a jamais résolue. Moi je crois tous les prophètes. Je connais
quelques textes appris par cœur, et je peux te dire que l’islam, le
catholicisme ou le judaïsme sont des religions qui se ressemblent. Elles ont
pour mission d’apaiser l’homme et de le mettre en garde quand il dépasse
les limites ; c’est pour cela qu’existent l’enfer et le paradis. »
Elle lui demanda ce qu’il fallait faire pour devenir musulmane. Moha lui
conseilla de s’adresser à son homme. Il était le mieux placé pour la faire
entrer dans la religion de Mahomet. Moha lui dit de remercier Amir, car le
miel et les olives de Fès étaient exceptionnels. Elle repartit apaisée, décidée
à devenir musulmane.
Sur le chemin du retour, elle s’arrêta devant son baobab, le regarda
fixement comme si elle lui demandait son autorisation, sa bénédiction, son
soutien. Elle était même heureuse de cette initiative qui, pensait-elle, allait
la libérer de ses peurs, de l’œil mauvais que les femmes jalouses posaient
sur elle. Elle dit : « Allah est grand, je n’ai plus peur. » Rentrée chez elle,
elle se recueillit en silence et demanda pardon d’avoir tant péché. En son
for intérieur, elle décida que plus jamais aucun autre homme qu’Amir ne la
toucherait. Elle se lava en frictionnant vigoureusement sa peau comme pour
en extirper les souvenirs des actes sexuels qu’elle avait eus avec d’autres
hommes. Elle frottait jusqu’à se faire mal. Il fallait faire peau neuve,
devenir une dame digne d’être l’épouse d’un Amir, homme providentiel,
homme bon et généreux. Elle s’adressa à son corps comme si c’était une
personne : À présent, tu vas être sage, pas d’acrobaties, pas de vice, certes
tu donneras du plaisir mais sans folie ! À peine ses remontrances terminées,
elle sentit monter en elle un désir encore plus fort que d’habitude. Elle rit et
sortit sur le seuil de la porte.
Nabou sentit un vent frais dans ses cheveux. Elle se retourna et vit Amir,
tout de blanc vêtu, lui tendre les bras. Plus de peur, plus de désordre. Elle se
précipita vers lui, mit sa tête au creux de son épaule et se frotta contre lui.
Elle sentit son membre se raidir. Elle le devança et lui demanda de la
rejoindre juste après son bain. Elle voulait se donner entièrement à son
homme, sans aucune réserve ni tabou, comme si c’était sa dernière nuit. Sa
peau luisait sous la lumière de la lune. Elle s’était parfumée avec l’essence
d’une fleur rare qu’elle appelait « Désir ». Nue sous le voile, elle attendait
son maître. Plus d’orage, plus de nuages à l’horizon. Apaisée et en même
temps fiévreuse. Son corps était déjà traversé de frissons à l’idée du plaisir
qu’elle allait donner et recevoir. Ça montait de la pointe des pieds jusqu’à la
racine des cheveux. Elle sentait bon, elle était en accord avec elle-même,
rassurée, prête à tout partager. Amir qui venait d’avoir cinquante ans était
envahi par une envie d’une force exceptionnelle. Lui aussi eut l’impression
que cette nuit ne serait pas comme les autres, qu’elle serait même une nuit
fatale, belle, énigmatique, sensuelle, folle, peut-être définitive. Il eut un
instant peur puis chassa d’un revers de la main cette idée et ne vit que la
croupe merveilleuse qui se dressait en face de lui, mettant en évidence la
vulve rouge avec quelques poils drus autour comme les gardiens d’une
vertu impossible. Son érection le surprit car, de toute sa vie, il n’avait
jamais ressenti un désir d’une telle puissance que ce jour-là, face au corps
de Nabou. Elle ne parlait pas, mais son corps bougeait de sorte à solliciter
certaines caresses qu’Amir s’empressait d’exécuter pour la satisfaire.
Aucun mouvement n’était déplacé ni désagréable. Nabou menait la danse
avec une aisance inouïe, donnant du plaisir à l’infini et en recevant tout
autant, sinon plus. Ils prirent ensuite tout leur temps pour faire l’amour
longuement, repoussant le moment crucial de l’orgasme. Nabou jouit
plusieurs fois, mais elle ne le fit pas savoir afin que son homme conserve
son érection le plus longtemps possible. Pour tenter de se maîtriser, il
pensait à la femme blanche qui lui donnait si peu de plaisir. Le fait de
convoquer son image le calmait quelques secondes et il repartait ensuite de
plus belle dans l’extase que provoquait en lui si simplement cette superbe
créature. Il la prenait dans des positions qu’il inventait. Le corps de Nabou,
d’une souplesse magnifique, se donnait avec force et élégance aux
fantaisies d’Amir. C’était comme si un être invisible leur dictait ce qu’il
fallait faire et leur suggérait qu’ils étaient en train de vivre une expérience
qu’ils ne revivraient jamais. La voix disait : « C’est votre nuit, unique,
irréversible. Une nuit généreusement accordée par la mort qui veille à ce
que votre plaisir se multiplie jusqu’à atteindre le sommet de la plus haute
montagne. Là où les saints et les fous se réunissent, pour dire la poésie la
plus pure, la plus dépouillée, la plus puissante – indicible, impossible,
prémices au dernier voyage, peut-être le plus merveilleux ou alors le plus
terrible. »
Ils s’endormirent enlacés comme des enfants. C’était une belle fatigue,
celle d’une nuit inoubliable. Le matin, Nabou sortit acheter des fruits et des
galettes et prépara un petit déjeuner. Elle trempait un doigt dans le pot de
miel et le portait à la bouche de son homme. Elle le nourrissait avec une
attention particulière, lui baisait la main à plusieurs reprises. Elle ne
mangeait pas, disait attendre d’avoir faim. Ensuite, elle sortit toute nue dans
la cour et se lava avec de grands seaux d’eau qu’elle laissait couler sur son
corps en chantant. La voisine l’observait sans rien dire, mais on pouvait lire
dans ses yeux toute la jalousie du monde. Nabou s’en moquait. Elle se
sentait forte. Rien ne pouvait plus l’atteindre. Elle s’approcha de son
homme et lui confia, étrange et douce : « Vous savez, je ne suis pas comme
la plupart des femmes sénégalaises, je me sens entièrement libre, de mes
pensées comme de mes gestes. Mon père était musulman, né dans la ville de
Ziguinchor en Casamance, dans l’ethnie Diolas. Il s’était engagé dans
l’armée française. À l’époque, me racontait mon vieil oncle, la France avait
promis d’accorder l’indépendance à ce pays, mais elle ne l’a pas fait. Mon
père est mort pour la France. Du côté de ma mère, je suis peule, mais la
pauvre est usée, abîmée par les épreuves de la vie et par ses nombreuses
grossesses. Quant à moi je suis là, entre vos mains, prête à vous suivre
jusqu’au bout du monde ! »
Elle choisit ce moment, après le bain, pour demander à Amir de la faire
entrer dans l’islam. Étonné mais heureux, il lui prit les mains, les baisa puis
se mit à réciter les versets de la Fatiha, la première sourate du Coran.
Ensuite, il énuméra les cinq piliers de l’islam en les expliquant. Il lui fit
répéter après lui les mots de la Chahada : « J’atteste qu’il n’y a qu’un Dieu
et Mohammad est son prophète. »
Amir lui précisa ensuite en quoi consistaient les valeurs de cette religion :
« Il ne faut pas croire qu’il y ait plusieurs Dieu ; Dieu est unique, puissant
et miséricordieux. Pour être une bonne musulmane, il suffit de croire en ce
Dieu unique et en Mohammad, son messager ; il ne faut pas tuer, voler,
mentir, trahir, faire du mal, croire en Satan et en ses sbires ; il faut venir en
aide aux pauvres, faire l’aumône, prier, faire le pèlerinage à La Mecque
quand on en a les moyens matériels et spirituels. Bref, il faut être bonne et
ne jamais faire de mal. C’est un combat permanent contre les tentations. »
Elle baissa la tête et murmura :
« Cet islam n’est pas celui que je connais. Je sais que la femme n’est pas
l’égale de l’homme, et que, par exemple, elle n’hérite que d’une demi-part
alors que l’homme a une part…
— Écoute, Nabou, il ne faut pas confondre l’islam et les musulmans.
L’important, c’est d’avoir un comportement correct et humain. Celui qui
maltraite une femme n’a pas besoin du prétexte de la religion pour le faire.
Mais je sais que certains justifient leurs mauvaises actions en se référant à
l’islam. Ils ont tort. Tout ce que je peux te dire, c’est que je te promets de
t’aimer et de t’offrir ce que j’ai de meilleur. Quant à l’héritage, l’inégalité
est réelle, elle date de l’époque où la femme ne travaillait pas. »
Nabou rétorqua :
« Et Khadija ? Mohammad n’était-il pas à son service avant de
l’épouser ? »
Amir sourit :
« Tu es bien renseignée, on dirait. »
Émue, Nabou posa son index sur la bouche de son homme et ils se
laissèrent aller ensemble à des rêveries romantiques.
Amir heureux, comblé par cette femme si jeune, si intelligente, si belle, se
fit la réflexion qu’il n’avait pas connu ce sentiment avec Lalla Fatma. Leur
mariage s’était déroulé selon les règles de la tradition. Ils ne s’étaient pas
choisis et, malgré cela, ils devaient s’aimer, c’est-à-dire faire ce que la
famille attendait d’eux : des enfants. Amir n’avait pas dérogé à cette règle,
son épouse était tombée enceinte au premier trimestre de leur union. Y
avait-il de l’amour entre eux ? On ne se posait pas la question. Les
apparences étaient sauves. Le commerce d’Amir se portait bien et Lalla
Fatma régnait en maîtresse incontestée sur la maison et sur l’éducation des
enfants. On ne ratait aucune fête, aucune invitation familiale. La tradition
était parfaitement respectée. Rien ne devait contrevenir à cette organisation,
établie depuis des siècles. Dans cette ville de Fès, renfermée sur elle-même,
creuset de la civilisation arabo-andalouse, on ne plaisantait pas avec les
convenances. Amir était le mari de Lalla Fatma. Lalla Fatma était sa
femme. Ce lien ne souffrait aucune discussion. La preuve, ils ne s’étaient
jamais disputés. Était-ce de l’amour pour autant, cette harmonie tranquille,
cette répétition du même jusqu’à la mort ? Personne ne se serait permis de
déranger cet ordre ancestral. Quant à l’amour, on le regardait dans les films
égyptiens dégoulinants de clichés.
Pour la première fois, Amir pensa qu’il y avait peut-être une autre manière
de vivre, il s’aperçut que les sentiments qu’il éprouvait à l’égard de Lalla
Fatma étaient très différents de ceux qu’il ressentait dans les bras de Nabou.
Sa vie lui sembla tout à coup bouleversée. Il décida de ne pas freiner ses
élans et sa passion. Amir amoureux ! Ses amis du Diwane se seraient
moqués de lui s’il leur avait parlé de cette sensation, qu’il éprouvait pour la
première fois. Il n’avait jamais dit « je t’aime » à aucune femme, ni offert
des fleurs ou exprimé ses sentiments. Ainsi le voulait son éducation, stricte.
On n’exhibait pas ses faiblesses devant une femme. Être amoureux était
considéré comme une faiblesse, une sorte d’anomalie.
Le temps passait, Amir se sentait le cœur toujours aussi léger auprès de
Nabou. Mais il commençait à négliger ses affaires. Ce fut les commerçants
qui vinrent lui rappeler que la marchandise n’était pas à portée de main et
qu’il fallait leur passer commandes pour qu’ils puissent la faire venir du
Cameroun, et parfois d’Inde. Il les remercia de s’être dérangés et leur dit :
« Faites comme d’habitude : cumin, coriandre, gingembre, curcuma,
piment, ras el-hanout avec ses mouches, du poivre, cannelle, clou de
girofle, cardamome, surtout pas de curry, les Fassis détestent cette épice, et
si vous trouvez du safran, mettez-le de côté, je l’emporterai avec moi dans
une boîte hermétiquement fermée… Les quantités, vous les connaissez, je
vous fais confiance ! »
Nabou lui fit remarquer avec tendresse qu’il serait plus prudent qu’il
continue à s’occuper lui-même de ses commandes. Elle n’avait pas
confiance en ces gens-là, disait que trop de bonté était interprété comme
une marque de faiblesse et qu’ils risquaient de vouloir l’arnaquer. Une
discussion s’engagea entre eux. Elle lui dit qu’il avait tort de ne pas se
méfier de ces commerçants et que c’était de la naïveté de croire que les
Africains étaient tous bons et honnêtes : « Ils sont comme tout le monde ;
parmi eux il y a certes des gens corrects, mais il y aussi pas mal de
malhonnêtes ; vous avez intérêt à vérifier la marchandise quand elle vous
sera livrée. »
Amir reçut cette leçon comme une preuve d’amour. Il attira Nabou vers
lui et l’embrassa en lui disant : « Merci, merci, Nabou, pour cette
attention ! »
Après quelques jours passés dans l’intimité, Amir fit venir son fils et le
présenta à Nabou. Tous deux semblèrent intimidés. La maison qu’Amir
avait fait construire était suffisamment grande pour que Karim reste avec
eux.
Karim n’eut qu’une réaction. Il ouvrit grand les bras et dit :
« Bienvenue… da… dans la famille ! »
Quelques jours plus tard, lorsque son mari temporaire lui proposa de
l’emmener à l’île de Gorée où il devait voir un fournisseur et rendre visite à
un grand sage, elle refusa de le suivre. C’était la première fois qu’elle osait
désobéir à son homme. Il la regarda avec tendresse et comprit qu’elle ne se
sentait pas bien. Il posa la main sur son épaule nue et lui demanda de se
confier à lui. Après un moment de silence, elle éclata en sanglots : « Si je
vous suis, la mort me prendra ; j’en suis si sûre que je n’en dors pas. Mes
ancêtres ne cessent de me répéter de ne pas aller à Gorée, car l’âme de mon
arrière-grand-père est prisonnière de cette île, dans un puits où il a été jeté
par des marchands d’esclaves. Je ne peux la libérer qu’en restant près de
mon arbre. Je dois parler, parler jusqu’au moment où je sentirai son âme,
sauvée, s’envoler vers le ciel. Tant que je n’obtiendrai pas cette justice, mon
arrière-grand-père souffrira encore et toujours. »
Amir n’insista pas, lui demanda de l’attendre. Il se dit qu’elle n’avait pas
encore compris l’esprit de la religion musulmane, mais il respecta ses
craintes et sa volonté de libérer l’âme d’un ancêtre. Karim, qui avait assisté
à la scène, fut fasciné par la force de conviction de Nabou. Il découvrit en
même temps un univers de croyances bien éloigné du sien. Avec son fils,
Amir partit pour Gorée. En arrivant sur l’île où son père devait le présenter
à Hadj Mabrouk, vieux sage guérisseur, Karim fut d’abord impressionné par
la luxuriance de la végétation. Il ignorait la plupart des noms des plantes qui
l’entouraient. Amir lui montra toute une rangée de bougainvillées qui
étaient aussi belles que celles que l’on trouvait à la sortie de Fès. Quant aux
palmiers, ils étaient moins hauts que ceux de Marrakech mais plus denses.
Les baobabs, qu’il avait pu découvrir à Dakar même, avaient là une
présence particulière. Leurs troncs si larges et massifs, leurs branches
formant une chevelure fine au-dessus d’une tête immense donnaient à
certains de ces arbres l’aspect de statues sculptées par la nature. Amir lui
dit : « Ce sont des arbres plusieurs fois centenaires, considérés par les
Africains comme des arbres magiques, des objets de sainteté qui conservent
la mémoire des anciens. Pour certains, c’est l’arbre de la vie, pour d’autres,
c’est l’objet de toutes les origines, là où réside la clé de tous les mystères. »
Il était émerveillé. Il demanda à son père pourquoi les Marocains ne se
sentaient pas africains et ne croyaient pas en cette magie.
Amir lui apprit que cette île, qui était passée des mains des Hollandais à
celles des Français et aussi des Anglais, était le lieu de passage des esclaves
vers l’Amérique. Certains venaient de Saint-Louis du Sénégal, d’autres du
Ghana. Il restait encore quelques traces de cette tragédie, que le visiteur
pouvait deviner. Karim ne comprenait pas pourquoi on faisait du mal à des
innocents. Amir tentait de le rassurer et lui disait qu’en bon musulman, il
condamnait l’esclavage.
« Tu sais, un vieux sage disait qu’il faut rendre grâce à Dieu d’avoir
inventé le cheval, sinon, les Blancs auraient utilisé les Noirs comme
monture. L’homme a de tout temps aimé humilier les autres, surtout les
pauvres, les gens de couleur, les gens sans défense. C’est ainsi. L’esclavage
a été une horreur et ça continue dans certains pays, pas de manière
officielle, mais déguisée. Les Marocains ne se sentent pas africains parce
qu’ils ont la peau blanche.
— Pour être afri… africains, il faut… il faut la peau noire ?
— Non, nous sommes toi et moi, toute notre famille, des Africains.
— Co… Comme Na… Nabou ?
— Oui, presque, mon fils ! »
Hadj Mabrouk les reçut en récitant des prières et en faisant brûler de
l’encens du paradis dans un petit chandelier argenté. Il prit dans ses bras
Karim, le serra contre lui, puis après quelques prières silencieuses, il
déclara :
« Cet enfant est un don de Dieu, une lumière. Vous avez de la chance de
l’avoir. Il est le sens de la vie et la grâce de l’amour. J’ai rarement rencontré
une telle pureté dans un esprit et dans un corps. Cet enfant n’est pas un
handicapé. Je sais, il lui est difficile de s’exprimer, et il aura toujours du mal
à se faire comprendre par la parole, mais il possède plus que les mots, il a
un cœur immense, bon, et il voit mieux que quiconque. Oui, Karim voit
avec ses yeux mais aussi avec son cœur. Il ne fera jamais de mal. Mais vous
devrez prendre soin de lui, le protéger, ne pas laisser de mauvaises
personnes s’approcher de lui. De toute façon, il les reconnaîtra avant vous.
Faites-lui confiance. Il ne fera pas de grandes études, mais mieux que cela,
il sera l’homme de la belle et suprême bonté. Son savoir, il l’a reçu à la
naissance. Dieu le lui a offert car il n’est pas armé pour tout apprendre
comme les autres enfants. Chez nous, ces enfants sont recherchés, car nous
les considérons comme des messagers de Dieu. Ce sont les autres qui sont
mis à l’épreuve : vous les parents ainsi que tous ceux qui vivent auprès de
lui. Confiez-moi Karim aujourd’hui. Vous serez tranquille pendant vos
rendez-vous, et j’aimerais beaucoup discuter un peu avec lui de la vie et de
tous les mystères de l’univers. Revenez ce soir. Je vous attendrai. »
Le soir, Amir retrouva son fils, vêtu d’une belle gandoura qu’une des
filles du sage, Shadé, lui avait offerte. Il était heureux et semblait apaisé. Il
avait copieusement mangé et ne put retenir un rot, suivi par « Hamdoullah »
comme pour s’excuser. Durant cette journée, il avait énormément appris,
mais il avait aussi beaucoup apporté au vieil homme. Son sourire était
merveilleux. Amir remercia de nouveau Dieu de lui avoir donné cet enfant,
qu’il surnommait d’ailleurs parfois « mon ange ».
Avant de partir, Karim embrassa le sage et, avec ses mots hésitants,
déclara sa flamme à Shadé. Intimidée, elle baissa les yeux en riant. Puis elle
le prit par la main et, dans un endroit plus dissimulé de la pièce, le serra
contre elle, très tendrement. Karim, ému par la poitrine ferme de la jeune
fille qu’il sentait contre la sienne, perdit le contrôle et éjacula sous sa
gandoura. Honteux, il ne savait plus où se mettre ni comment dissimuler la
tache du sperme assez visible. Son père fit mine de n’avoir rien vu, passa
son bras sur son épaule et ils s’éloignèrent discrètement.
Après avoir passé deux jours à Gorée, ils rentrèrent à Dakar. Dans la
barque qu’ils prirent au retour, une vieille femme édentée, assise en face
d’eux, mâchouillait un bâton de réglisse. De temps en temps, elle crachait
par terre sans se soucier de ce que les gens pouvaient penser. Karim, qui la
regardait depuis un moment avec insistance, s’approcha d’elle. Elle dit à
son père : « Cachez cet ange, sa lumière m’éblouit ! »
Nabou les attendait. Ils la trouvèrent bien pâle. Elle souffrait de douleurs
dans le dos car elle avait passé beaucoup de temps au pied de son baobab.
Elle ne l’avait pas quitté avant d’être certaine que l’âme de son arrièregrand-père avait enfin été libérée. Mais en échange elle devait quitter sa
ville, partir loin, peut-être suivre son homme. Les ancêtres lui avaient
ordonné de disparaître car les traces des négriers étaient encore perceptibles
et assez malfaisantes. Leurs âmes corrompues par le mal n’avaient pas
quitté définitivement l’Afrique. Mais Nabou était enfin en paix avec ellemême, persuadée que les ancêtres avaient permis le pardon de ses errances
infidèles. Elle avait confié à son arbre combien elle regrettait les relations
qu’elle avait eues avec d’autres hommes en l’absence d’Amir. C’est qu’elle
était alors persuadée qu’il ne reviendrait plus. Elle avait entendu parler de
ces hommes de Fès qui profitaient des femmes noires le temps de leur
séjour pour affaires puis partaient sans jamais revenir ni envoyer le moindre
sou à celles qui leur avaient donné tant de plaisir. Certaines avaient
développé un racisme contre les Blancs en général. Elles disaient : « Le
blanc est la couleur de la lâcheté. »
Nabou ne voulait pas s’imposer à Amir mais elle aurait bien aimé qu’il lui
propose de le suivre à Fès. Son regard était très expressif et Amir avait
appris à y lire ce qu’elle ne disait pas. Pour la première fois, Nabou
remarquait combien ses sentiments pour lui étaient forts. Dès qu’elle
l’apercevait, elle sentait les battements de son cœur s’accélérer. Mais aucun
d’entre eux ne mettait de mots sur cet amour. Lui aussi pour la première fois
se sentait submergé par un sentiment qui allait bien au-delà du mariage de
plaisir. Cette fois-ci les choses avaient pris un tournant qu’il n’avait pas
prévu ni vu venir. Un homme de sa génération et de sa classe sociale, la
bourgeoisie fassie, ne s’était jamais avoué amoureux. Il avait lu des
histoires d’amour et pensait que cela n’arrivait que dans les livres, pas dans
la vie – du moins pas dans la sienne. Il se sentait tel un héros épris de sa
belle et se surprenait en train de composer des poèmes pour Nabou. Il
tremblait en écrivant, sentait son corps plus léger, comme transporté par une
musique venue de loin, ce qui l’enchantait et le rendait plus fou d’amour
encore pour Nabou.
Nabou n’avait quasiment plus aucun lien avec sa famille. Son père était
mort pour la France durant la dernière guerre. Sa mère, débordée, avait dû
élever seule ses nombreux enfants, nés de pères différents. Comme elle
avait une belle voix, elle chantait dans les mariages, mais cela ne suffisait
pas pour nourrir tout le monde. Seul Abdou, un demi-frère du côté de son
père, vivait encore à Dakar. Il avait six enfants et n’avait pas les moyens de
venir en aide à sa demi-sœur qu’il voyait très rarement. C’était un
mécanicien qui réparait des camions et des tracteurs.
La vie de Nabou dépendait à présent d’Amir. Elle avait trop d’amourpropre pour demander de l’aide à son homme. Elle savait qu’il était bon et
généreux et comptait sur son intelligence et sur son intuition. Elle avait
entendu ce que certaines femmes racontaient dans le hammam à propos de
ce qu’enduraient celles qui avaient suivi des commerçants fassis. Elles
parlaient d’esclavage sexuel, d’humiliations, de mépris. Elle avait du mal à
imaginer Amir se conduire de la sorte avec elle. Amir était un homme pieux
et apparemment sans préjugés. Elle avait confiance en lui, même si elle ne
l’avait jamais interrogé sur sa vie à Fès. Elle savait qu’il était marié et qu’il
avait quatre enfants, Karim étant son dernier. Les ancêtres l’avaient mise en
garde contre les hommes en général, et les Blancs en particulier, contre leur
rapacité, leur hypocrisie, leur arrogance. Mais jamais elle n’eut l’impression
qu’ils lui parlaient d’Amir. Elle ne lui connaissait pas ces défauts. Il n’était
pas parfait, mais Nabou croyait en ses intuitions. Elle l’aurait suivi les yeux
fermés jusqu’au bout du monde. Elle l’aimait.
Elle avait parfois des moments de doute. Elle n’arrivait pas à imaginer ce
que serait sa vie si Amir lui proposait de venir vivre avec lui à Fès. Elle
était partagée entre ce qu’on disait dans le hammam et l’attitude impeccable
d’Amir. Elle préféra ne plus rien imaginer et se laissait porter par le
moment présent.
De son côté, Amir envisagea un temps l’idée de rester à Dakar. Il y
trouverait vite une occupation car il avait le sens du commerce. Mais il
pensa tout de suite qu’il lui était impossible d’abandonner sa famille, sa
mauvaise conscience l’empêcherait de dormir. Il ne voyait qu’une solution :
emmener Nabou avec lui, même si cela ne manquerait pas de provoquer de
nombreux problèmes et perturbations dans sa vie à Fès. Les épouses
blanches savaient pertinemment que leurs hommes contractaient des
mariages de plaisir le temps de leur séjour en Afrique. Elles fermaient les
yeux, ne posaient pas de questions, préféraient cela à la fréquentation des
prostituées et au risque d’attraper une maladie vénérienne, mais cette
tolérance avait des limites. Amir allait déranger cet ordre et dépasser ces
limites.
La nuit venue, Amir demanda à Karim de faire ses ablutions et de prier
avec lui. Après un moment de recueillement, il se confia à son fils :
« J’ai l’intention d’emmener avec moi Nabou. Je ne peux pas la laisser là
toute seule. Elle aurait besoin de sortir de ce quartier et de vivre. Ça lui fera
du bien de changer d’air, et puis, pour être franc avec toi, même si ce sont là
des sujets qu’un père n’aborde pas avec son fils, je suis très attaché à elle. »
Karim ne regardait jamais son père dans les yeux. Il l’écouta et ne dit rien.
Mais il était fier que son père se confie ainsi à lui. Il murmura à peine :
« Oui, père. »
Après un long silence, il osa poser la question qui le tourmentait en
bégayant :
« Tu vas l’é… l’é… l’épouser ? Ma… ma… ri… ri… age ?
— Peut-être, mon fils… Elle est déjà un peu ma femme. Je suis un
musulman et je ne me permettrai jamais de faire du mal à quelqu’un et de
l’obliger à vivre en dehors des lois. Nabou a été généreuse avec moi et c’est
tout à fait normal que je le sois à mon tour avec elle. Elle a besoin d’être
protégée, soignée, bien traitée…
— Et maman… ?
— Nous sommes musulmans et en tant qu’homme juste et droit, je peux
épouser jusqu’à quatre femmes. Ta mère comprendra cela ; son propre père
avait deux femmes ; elles se disputaient tout le temps, mais il les a gardées
jusqu’à sa mort.
— Oui, mais elles étaient blanches…
— Cela ne les a pas empêchées de s’étriper tout le temps. Ta maman est
une dame sage et bonne, elle sera compréhensive. En tout cas je compte sur
toi pour faire admettre Nabou dans la famille.
— Oui, père ! J’essaierai. »
Karim passa une nuit agitée, pensant à la tâche que venait de lui confier
son père. Réussirait-il à éviter à la famille le désordre et les disputes, lui qui
détestait les conflits ? Serait-il capable de convaincre sa mère d’accepter la
nouvelle situation ? Il avait des doutes, se posait de nombreuses questions.
Il aurait aimé avoir le talent d’un bon orateur et préparer un discours pour
calmer les tensions prévisibles. Mais il sentait que ses inquiétudes
accentuaient encore son handicap. Il aimait bien Nabou mais il savait que
les choses n’allaient pas se passer facilement. Il se souvint de l’oncle de sa
mère, qui avait ramené du Ghana deux esclaves noires, deux « Dada ».
Elles avaient été très mal traitées, même les animaux ne connaissaient pas le
calvaire qu’elles avaient enduré dans sa grande maison où non seulement
elles devaient subir les humiliations des femmes blanches, mais où elles
avaient été affamées, non soignées, insultées et frappées. Domestiques sans
salaire, bonnes à tout faire, corvéables à merci, abandonnées par le
commerçant fassi qui ne disait mot, elles savaient qu’un jour elles se
révolteraient et se vengeraient de tant de racisme et d’exploitation. Elles
s’étaient liguées contre l’épouse blanche, à laquelle elles vouaient une haine
féroce, et lui avaient jeté un sort, qui s’était avéré sans efficacité. Enfant, il
en avait souvent entendu parler. Il avait été témoin de nombreuses disputes.
L’oncle était faible et ne défendait pas les « Dada ». Un jour, la femme
blanche a planté un couteau de cuisine dans l’épaule de l’une d’elles. Mal
soignée, elle avait beaucoup souffert et s’était laissée mourir. À partir de cet
événement, il y avait eu moins de tension, mais l’oncle était embarrassé. Il
avait dû vendre l’autre « Dada », un jeudi, place des esclaves, près du
quartier Achabine. Avec l’argent il était parti avec la femme blanche faire le
pèlerinage à La Mecque, espérant ainsi laver ses péchés et se faire
pardonner pour le mal qu’il avait fait ou avait laissé faire par son épouse
fassie.
Malgré leur repentir autour du tombeau du prophète à Médine, malgré
leurs prières et l’invocation du pardon de Dieu, ils n’avaient trouvé la paix
nulle part. Le fantôme de la femme noire planait la nuit sur la vieille
maison. Plus rien n’allait. Persuadée qu’elle subissait une malédiction
venue de l’Afrique lointaine, l’épouse blanche perdit le sommeil puis la
raison. Le mari avait eu beau prier, faire venir les lecteurs du Coran pour
des soirées de psalmodies, il n’y avait rien eu à faire. Tout le mal causé aux
deux malheureuses s’était, comme dans un conte des Mille et Une Nuits,
retourné contre la famille. Les enfants désertèrent la maison, le père fit
faillite et la mère fut recueillie par son oncle maternel, qui avait fait fortune
dans la glaise avec laquelle on fabrique le rassoul. Ainsi la cellule familiale
fut détruite, et tout fut éparpillé. Les sages utilisaient l’expression
« dispersion », ils disaient : « C’est la pire des choses, que tout soit brisé et
jeté partout ; la famille est sacrée, il faut tout faire pour la protéger, rien ne
doit la casser, rien ne doit être fait qui aurait pour effet d’éloigner les uns
des autres, une famille est une cellule qui donne et perpétue la vie, si elle est
frappée par le malheur de la dispersion, c’est la fin ! »
Karim avait peur d’un tel scénario même si Nabou lui avait paru d’une
réelle bonté. Il avait du mal à imaginer les réactions de sa mère. Béni par
elle, il ne la contrariait jamais, lui obéissait et ne se posait pas trop de
questions. La tradition ne permettait pas les conflits ouverts, ni
l’affrontement. Chacun était à sa place et on ne cherchait pas à disséquer la
psychologie des uns et des autres. Karim, en son for intérieur, se jura de
défendre Nabou et sa mère, de tout faire pour que la famille reste unie et
forte. Il savait que c’était au sein de sa famille qu’il ferait le plus de progrès
et qu’il lutterait le plus efficacement contre son handicap. Il tenait à cette
sécurité.
Enfin décidé, Amir proposa à Nabou un matin de venir vivre à Fès avec
lui. Elle fit mine d’hésiter un instant puis lui répondit émue qu’elle acceptait
de le suivre et se précipita dans ses bras.
Avant de partir, elle voulait rendre visite à son frère. Comme elle n’avait
pas envie d’arriver les mains vides, Nabou demanda exceptionnellement un
peu d’argent à Amir, et au lieu d’acheter de la nourriture ou des jouets pour
les enfants, elle préféra mettre les billets dans un mouchoir qu’elle glissa
dans la poche de son frère. Celui-ci se montra compréhensif :
« Tu pars avec le Fassi, fais attention à toi. Ces gens ne nous aiment pas, il
vaut mieux le savoir et prendre tes précautions. Quand ils sont ici, ils
montrent leurs bons côtés. Une fois dans leur pays, tout change. Tant de
témoignages ont été rapportés par des voyageurs… Là-bas, tu seras une
double esclave : la nuit, il fera de toi sa femme de plaisir, la journée, tu
seras l’esclave, la domestique, celle vouée aux tâches les plus pénibles. Tout
le monde sait cela. Alors fais attention. Je serai toujours là, si tu décidais un
jour de revenir chez toi. Un autre conseil, ma petite sœur, je sais que tu te
débrouilles bien, que tu as été tôt indépendante, mais si tu peux lui prendre
de l’argent et le mettre de côté, n’hésite pas. Car tôt ou tard, la femme
blanche voudra avoir sa revanche et profitera d’une faiblesse de son mari
pour te mettre dehors. Elle ne va pas te faire de cadeau. C’est normal, pour
elle, tu es un danger, le danger principal. Tu es jeune, belle et intelligente.
Alors fais gaffe ! Je ne te dirai jamais assez combien il faut te méfier des
Blancs ! »
Nabou défendit Amir en citant ses qualités.
« Il va m’épouser et il me fera de beaux enfants. Je ne voudrais pas partir
sans avoir ta bénédiction, puisque tu es l’aîné et que je te considère comme
notre père. »
Il la prit dans ses bras, lui baisa la tête et lui dit :
« Tu sais, je n’ai pas fait de grandes études, mais je sais une chose : la vie
m’a appris un truc simple, on se plaint du racisme des Blancs contre nous…
C’est vrai, ils sont racistes, colonialistes, arrogants et humiliants. Mais,
sache une chose, nous ne les aimons pas non plus. Nous sommes aussi
racistes, c’est normal, on ne va pas leur baiser les pieds… Sauf que nous,
nous n’avons pas les moyens d’aller les coloniser. Va, ne nous oublie pas. »
Ce fut l’unique fois où Nabou se demanda : « Est-ce qu’Amir est sincère,
est-il réellement amoureux ? » Mais elle décida de faire confiance à son
instinct, à sa force intérieure et aussi à son homme qu’elle n’imaginait pas
en esclavagiste. Elle était amoureuse et, pour elle, c’était le principal. Son
frère n’était pas prêt à entendre ce genre d’argument.
Nabou n’avait pas de carte d’identité. Amir fit rédiger par un scribe,
moyennant une jolie somme d’argent, un document qui servirait de
passeport : Présumée née en 1936, l’année de la grosse pluie…
La date du départ approchant, Amir commençait à sentir un peu
d’inquiétude chez Nabou. Il voulut la rassurer, mais Karim le devança. Il lui
parla avec des mots qu’il prononçait difficilement, mais elle comprit le
message :
« Ne t’en fais pas, il ne t’arrivera rien de mauvais. Je serai toujours là pour
te protéger. Mon père est un homme bon, il a des sentiments forts pour toi.
Au début ça risque d’être compliqué, mais sois patiente. Je serai là. »
En parlant, il désignait ses muscles, ce qui la fit rire. Elle sentit qu’elle
pouvait compter sur sa protection, ou tout du moins sur son affection.
Elle ne dit rien. Une larme coula sur sa joue. Elle serra dans ses bras
Karim qui lui aussi pleurait d’émotion. Souvent, sa sensibilité extrême le
faisait pleurer et rire en même temps. Il gonfla ses biceps et lui dit :
« Monte là-dessus, monte prendre un café ! » Leurs éclats de rire remplirent
Amir de joie.
Le soir, accompagnée de Karim, Nabou fit le tour du quartier. Elle s’arrêta
devant certaines portes ou certaines boutiques. D’un signe de la main, elle
semblait dire au revoir, et continuait sa tournée tout en expliquant à Karim
ce qui allait lui manquer :
« Tu vois, j’aime cette petite église, elle est simple et modeste. Il m’est
souvent arrivé d’y entrer et d’y passer du temps. Je prie, même si je ne suis
pas chrétienne. J’aime son silence et sa fraîcheur. Ici, c’est le coiffeur qui
m’avait donné une table et une chaise quand j’étais écrivaine publique.
Malheureusement il n’est pas là aujourd’hui, on m’a dit qu’il était malade.
Je prie pour lui. Là, c’est un banc où je retrouvais des cousines. »
En arrivant à la place principale en dehors du centre, elle lui montra le
baobab en disant :
« Là, réside l’âme des anciens, ceux qui nous montrent le chemin de la
vérité, ceux qui nous donnent la lumière qui guide nos pas. »
Karim, ému, caressa le tronc et poussa un cri de joie. Après un moment où
Nabou se confia en silence à l’arbre, ils repartirent sans se dire un mot.
Chapitre 3
La caravane partit tôt le matin. La marchandise suivrait, plus tard, dans un
convoi beaucoup plus important. Amir avait dit au caravanier qu’il voulait
que le voyage soit agréable et distrayant. Celui-ci avait donc prévu des
étapes fréquentes, durant lesquelles on montait des tentes et on prenait le
dîner autour du feu. Karim observait les étoiles et chantait, assez mal.
Malgré les attentes de Nabou, Amir s’abstenait, et partageait la tente de son
fils.
Le voyage jusqu’à Zagora dura une bonne semaine. Au cours du trajet, le
caravanier les invita à manger chez lui. Il avait une petite maison en pisé, en
bas d’une montagne, à quelques dunes de la route. Ce fut un beau moment
de joie. Karim emmena les enfants sur la hauteur la plus proche et, comme
ils ne parlaient pas la même langue, il leur expliqua avec le langage des
signes le mariage de la lune et du soleil. De ses doigts, il mimait l’éclat de
la lumière. Les étoiles étaient le résultat de cette union. L’épouse du
caravanier était une métisse assez forte, de mère mauritanienne et de père
touareg. Elle était vêtue de bleu. Elle confia à Nabou, qu’elle trouvait trop
maigre, son secret pour avoir des hanches plus généreuses afin de retenir
son homme. Elle lui conseilla un régime alimentaire : du fenouil grec tous
les matins, du miel pur, du mil mélangé à d’autres substances qu’elle
désignait sans les nommer. Nabou lui répondit que son homme l’aimait telle
qu’elle était et qu’elle n’avait pas besoin de prendre des kilos
supplémentaires. La femme la mit en garde car, selon elle, tous les hommes
préféraient les femmes bien en chair. Elle ne la contredit pas et l’interrogea
sur sa vie et sur ses enfants. L’épouse du caravanier lui apprit que les
garçons allaient à l’école, à une demi-heure de marche de la maison ; quant
aux filles, elle les préparerait au mariage dès leur puberté, en veillant à leur
donner une alimentation plus riche. Nabou connaissait ces traditions et ne
se permit pas de les critiquer, disant juste que son oncle l’avait sauvée en
l’inscrivant à l’école française. À son départ, on lui offrit un sac de fenouil
grec.
Le lendemain, durant le voyage, le caravanier expliqua à Amir combien
les Mauritaniens détestaient les Sénégalais : « Vous comprenez, nous, nous
sommes des Blancs, des Arabes comme vous. Eux, ce sont des esclaves.
Dès qu’ils voient un Européen, ils plient l’échine. » Amir lui répondit que
c’était du racisme et que Dieu avait créé les hommes différents pour qu’ils
se rencontrent et se connaissent. Il cita ensuite le verset en question, mais il
ne parvint pas à convaincre le caravanier.
Zagora, un drôle de nom. Amir, Karim et Nabou découvrirent à leur
arrivée une ville plate et ses habitants, dont on leur avait dit qu’ils se
nourrissaient de dattes, des gens très gentils, paisibles, humains. Aucun
hôtel mais une grande maison où un brave homme louait des chambres et
surtout fournissait le bois pour l’eau de l’unique hammam de la ville. Après
cette semaine de voyage, Amir et Karim en rêvaient, mais il leur fallait
attendre le lendemain matin car l’après-midi était réservé aux femmes.
Nabou était heureuse de pouvoir s’y rendre, mais la concierge de
l’établissement, assise dans un fauteuil aussi fatigué qu’elle, lui lança un tel
regard qu’elle se sentit aussitôt très mal à l’aise. Pourtant la bonne femme
avait la peau assez brune, peut-être même noire. Quand Nabou se
déshabilla, toutes les femmes la scrutèrent comme si elle était un animal
qu’on exhibait dans un cirque. Svelte, grande, fine, des seins comme des
fruits bien durs, une allure de princesse, sa grâce et sa désinvolture
provoquèrent chez ces femmes un sentiment mêlé de fascination et
d’exaspération. Elles se demandaient d’où pouvait sortir une telle créature,
qui l’avait amenée jusqu’ici, ce qu’elle venait y faire… Nabou fit sa toilette,
prit tout son temps et ne prononça pas un mot. Une grosse femme noire
l’approcha et lui proposa un massage. Elle accepta et se laissa faire durant
une heure au moins. À la sortie du hammam, elle était aussi noire qu’en y
entrant, toujours aussi belle et magnifique.
Karim était là pour la raccompagner à la maison. Amir l’attendait, après
une légère toilette et ses ablutions.
Pendant que le couple se retrouvait, Karim sortit se promener dans la ville.
Il aimait découvrir les lieux de nuit. Il ne craignait rien, se savait en
sécurité, peut-être comme disait sa mère « protégé par quelque saint ». Mais
Zagora le soir était déserte. Pas un chat. Pas un café. Rien. Juste la lumière
de la lune qui donnait aux choses un aspect étrange, celui des images qu’on
se fabrique en rêvant. L’asphalte et les murs étaient argentés. L’air fluide et
frais donna un peu d’allégresse à ce visiteur de la nuit, heureux de cette
escapade sans but, sans raison. Il marchait lentement, se retournait de temps
en temps pour voir si quelqu’un le suivait. Personne. Pas un bruit. Pas une
ombre. Tant de solitude et d’espace vide le mirent dans un état second. Il se
frotta les yeux. Lui apparut alors un homme petit de taille, qui vint vers lui
et lui tendit une main pleine de dattes :
« Je suis le ramasseur de dattes le plus rapide, le plus efficace. Je grimpe
le palmier en quelques secondes et ma petite taille m’aide à m’accrocher
aux branches les plus solides. »
Karim écoutait, acquiesçant de la tête. Il mangea quelques dattes que le
petit homme lui offrit et lui posa une question (sa parole était totalement
libérée) :
« Où sont les habitants ?
— Ils dorment paisiblement. Moi, je suis le gardien de leur sommeil,
pourvoyeur de rêves aussi. Je passe devant les maisons et dès que je sens ou
j’entends un certain bruit, j’interviens. C’est une ville où les cauchemars ne
sont pas les bienvenus. Mon rôle est de les faire fuir, je les envoie à
Ouarzazate, la ville des marchands et des bandits, haut lieu de la magouille
et de l’hypocrisie. »
Karim, étonné, lui demanda :
« Pourquoi cette ville ?
— Parce que les gens d’Ouarzazate méprisent les gens de Zagora. Je le
sais parce que lorsqu’il m’arrive d’y aller, je n’ai que des ennuis.
L’administration est tenue par de mauvais Français et des indigènes qui sont
à leur botte. Ils demandent tout le temps du bakchich. Moi, je refuse. Je
veux bien leur donner des dattes, mais ils ne les aiment pas, ils disent
qu’elles sont amères. Les imbéciles !
— Mais comment intervenez-vous pour chasser les cauchemars ?
— Il suffit de réveiller le dormeur. C’est aussi simple. Je vous laisse, je
sens une petite perturbation côté nord-est. Adieu. »
L’homme disparut. Karim était persuadé qu’il s’était endormi et qu’il avait
rêvé. Mais comment expliquer les dattes qu’il était en train de déguster ?
Karim continua sa promenade. Il tomba nez à nez avec un chat noir qui le
regarda fixement. Il fit mine de le chasser, le chat miaula doucement, se
frotta contre sa jambe puis se mit à parler. Là, Karim prit peur. Qu’un
homme qui faisait la cueillette des dattes lui ait raconté des histoires
étranges, il était prêt à l’accepter. Mais qu’un chat noir fût doué de parole,
cela l’inquiéta sérieusement.
Le chat s’adressa à lui :
« Je ne suis pas un de ces djinns qui sortent la nuit pour faire peur aux
enfants. Je suis un chat qui a été élevé dans le palais du pacha Zaoui à
Marrakech. Un jour, pour me punir, il m’a exilé à Zagora, et c’est dans cette
ville que j’ai découvert que je pouvais parler comme vous les humains. »
Karim, curieux, ne put s’empêcher de répondre :
« Et que me racontes-tu ?
— Oh, si je devais me mettre à te raconter des histoires, la nuit ne nous
suffirait pas. D’après vos calculs à vous les humains, j’ai cent cinq ans, je
suis increvable. Je dois avouer que j’en ai assez de cette vie d’errance dans
une ville abandonnée, délaissée, où plus rien d’intéressant ne survient. Pas
de fête, pas de mariage. Dès que toi et ton père êtes entrés à Zagora, l’alerte
s’est déclenchée. Rien de grave, mais c’est un événement. Le désert avance.
Les dunes sont de plus en plus proches des habitations. Un jour, nous serons
ensevelis par le sable. Avant de nous quitter, dis à ton père de prier pour
nous. »
Karim lui demanda de lui confier la raison de son exil par le pacha Zaoui.
Le chat poussa un long soupir puis dit :
« Tu n’aurais pas une cigarette, une blonde de préférence, c’est ce qui
m’aide à supporter ma condition et à oublier mon calvaire. »
Karim lui dit qu’il n’avait que des dattes.
« Je déteste les dattes. Je préfère la nourriture salée. Bon, ça ira, voici
l’histoire, c’est une affaire compliquée : j’ai été témoin d’un incident que je
n’aurais pas dû voir. Le pacha aimait beaucoup les jeunes filles. La tradition
voulait que lui soit présentée, la veille de chaque fête, une fille venue d’une
des tribus sur lesquelles il régnait, une fille vierge bien sûr. Juste avant le
Mouloud, il reçut une jeune fille d’une beauté ambiguë. Grande, mince,
svelte, elle avait une peau magnifique. Enveloppée dans un immense
burnous, elle se présenta peu avant minuit. Or c’était le moment où tout
changeait en elle.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Cette personne avait l’apparence d’une jeune femme, avec une longue
et épaisse chevelure noire, mais en réalité c’était un garçon habillé en fille.
Quand le pacha l’a déshabillé, il a poussé un petit cri, puis il l’a attiré vers
lui. Moi, j’ai tout vu : le jeune homme avait un petit sexe, il s’est mis sur le
ventre et le pacha s’apprêtait à le prendre, mais il s’est aperçu de ma
présence. Non seulement il m’a roué de coups mais il a demandé à ses
sbires de me jeter à la fosse aux serpents. J’ai échappé à la mort, j’ai couru,
j’ai sauté sans me retourner, bref, au bout de quelques heures je me suis
retrouvé sur une route déserte et j’ai continué jusqu’au jour où un touriste
anglais a eu pitié de moi et m’a emmené avec lui dans sa charrette.
Évidemment je ne connaissais pas sa langue, mais je voyais qu’il m’aimait
bien. J’ai beaucoup maigri. Une fois à Zagora, il est tombé malade et il est
mort lentement. Je l’ai veillé, en dormant sur son ventre, jusqu’à l’arrivée
de gens importants. Ils m’ont chassé à coups de pied. J’ai eu très mal et je
me suis mis à miauler, crier, mais ce furent des paroles qui sortirent de ma
bouche. J’en fus moi-même stupéfait. Depuis je parle, je discute, et la mort
ne veut pas de moi. »
Karim tendit les bras pour le prendre, mais le chat fit un grand saut et
disparut dans la nuit.
La lune était pleine et dans cette lumière les choses les plus étranges
commençaient à paraître normales. Karim était content de cette rencontre. Il
poursuivit sa promenade en se demandant ce qu’il allait voir surgir cette
fois-ci. Personne ne sortit de derrière les murs. Il s’arrêta devant un palmier
et décida de dormir là. Il faisait bon et doux, comme dans son enfance. Une
gazelle, probablement égarée, s’approcha de lui. Il lui caressa le cou. Elle
baissa la tête puis s’étendit à ses côtés. Quelques instants après, arriva un
berger, le visage froissé. Il boitait et menaça la gazelle et Karim de son
bâton. Dès qu’elle le vit, celle-ci se mit à courir et lui derrière elle, fou
furieux. Karim se dit : « De quoi la suite sera-t-elle faite ? », et là, dans un
tonnerre, une voix lui répondit : « Tu vas compter les étoiles jusqu’au
matin, si tu te trompes, tu seras englouti par le sable ! » Effrayé, il se leva et
se mit à presser le pas comme si quelqu’un le suivait. Il n’osait plus
regarder le ciel et se mit à compter ses pas. Épuisé, il s’arrêta sous un
palmier qui ne donnait plus de dattes et finit par s’endormir. Le matin, un
soleil fort et le bruit de quelques chevaux le réveillèrent. Il crut reconnaître
le berger contrarié, se leva pour s’enfuir. Il croisa un porteur d’eau qui lui
tendit un bol en terre rempli d’une eau particulièrement fraîche. Il chercha
la maison où il avait laissé son père et Nabou.
« Quelle maison ? lui répondirent les gens qu’il interrogea. Ici, il n’y a
qu’une seule grande maison, elle appartenait au pacha de Mhamid, il y est
mort et enterré, et personne n’ose plus y entrer. Elle est hantée par des
djinns méchants et malfaisants. Espérons que ce n’est pas là que tes parents
ont voulu passer la nuit.
— Pourquoi ?
— Les djinns ont le pouvoir de les transformer en serpents ou en chèvres.
— Ce n’est pas possible, mon père est cou… cousin du du pro…
prophète ; il peut pas… serpent… »
Il demanda qu’on le conduise à cette maison de malheur.
« Marche une demi-heure. Tu verras une première colline. Dépasse-la,
puis une deuxième sur laquelle tu monteras et là, tu verras une bâtisse grise,
en assez mauvais état : c’est là. Les portes sont fermées à double tour. Si tu
frappes, personne ne viendra t’ouvrir. Il faudra attendre la nuit noire pour
que les occupants te répondent. Bonne chance. Fais attention ; ne crois pas
tout ce que tu vois. »
Il ne pouvait pas attendre la nuit. Il partit à la recherche de la caravane qui
les avait amenés jusqu’ici. Quelqu’un avait bien vu un seigneur et une
femme noire. Mais ils avaient quitté la ville. Il se mit à courir, en direction
de la route d’Ouarzazate. Un paysan le prit sur sa charrette tirée par deux
chevaux vifs. Ainsi il parvint à rattraper la caravane et son père, fou
d’inquiétude. Amir voulut offrir quelques pièces d’argent au paysan qui les
refusa :
« Pas d’argent ! Juste votre salut et votre bénédiction, Hadj ! »
Le père était pâle, n’avait pas dormi. Quant à Nabou, elle s’était assoupie.
Il raconta à Karim leur nuit faite de cauchemars et de bruits terrifiants.
Quelqu’un leur avait ordonné de quitter cette maison et de rejoindre un
enfant qui courait sur la route d’Ouarzazate. Karim renonça à parler de ce
qui lui était arrivé. Au moment où le soleil atteignit son zénith, le caravanier
descendit sur le flanc de la montagne, vers une petite oasis. Ils mangèrent
du pain trempé dans de l’huile d’olive. Nabou se tenait un peu à l’écart. Elle
pensait que le père et le fils avaient sûrement besoin de se parler.
Karim, toujours sous le choc de la nuit qu’il venait de passer, évoqua des
djinns, un chat éloquent et quelques ombres. Un mot revenait sans cesse :
« violent ». Pour le calmer, son père lui sourit en lui passant la main sur le
front :
« Dans la maison étrange où nous étions, c’est un serpent qui est venu
nous parler. Il paraît que c’est un domestique qui a été piqué par une bête
inconnue et qui, depuis, se transforme en serpent la nuit. Il nous disait :
“J’ai l’apparence d’un serpent, mais je suis Doukkali, le gardien de la
maison. N’ayez pas peur, je ne mords pas et je ne fais aucun mal ; je dois
juste faire peur et vous impressionner. Mais dès le lever du jour, je reprends
ma forme humaine, et là, je deviens méchant, très méchant. Un conseil,
partez avant l’arrivée de la lumière, et faites comme moi, soyez méchants,
seule la méchanceté, le mal profond gagnent dans cette vie de fou !” »
Karim demanda comment Nabou avait réagi.
« Elle est plus habituée que nous à ce genre de choses. Rien ne l’étonne.
Elle a une force intérieure impressionnante. Je ne m’en fais pas pour elle. Je
suis certain qu’une fois à la maison, elle saura s’adapter et même séduire ta
mère. Elle est très intelligente. Elle a eu la chance d’aller à l’école et
d’avoir appris d’autres langues que celle de son pays.
— Et Mamouche ?
— Ta mère, comme toutes les femmes de sa génération, n’a pas été à
l’école.
— Et toi ?
— Moi ? Seuls les garçons étaient envoyés à l’école. J’ai eu la chance
d’avoir été admis à “L’école des fils de notables”. Le matin on apprenait le
français, l’après-midi, l’arabe. »
Karim répétait le mot « violent ». Il était moins confiant que son père et
redoutait le choc entre Nabou et sa mère. Il se demanda pourquoi le serpent
avait fait l’éloge de la méchanceté. Pourquoi le mal aurait-il été préférable
au bien ? Son père comprit son étonnement et lui exposa une théorie qu’il
avait éprouvée dans la vie :
« Les gens méchants vivent plus longtemps que les autres, simplement
parce que rien ne les affecte. Leur égoïsme et leur insensibilité les
préservent. Leur corps est résistant, car ils ne connaissent ni la déception ni
les contrariétés. Ils font le mal et ne craignent rien en retour. Leur force
vient de leur indifférence, de leur inhumanité. Pas de bonté, pas de pitié, pas
de gentillesse. Méfiants, ils anticipent et agissent avant que l’autre n’ait le
temps de les atteindre. Évidemment ce sont des gens qui cultivent
l’apparence d’êtres civilisés, mais il ne faut pas s’y fier. Souvent ils meurent
dans leur sommeil, très âgés. La méchanceté maintient en bonne santé,
comme si les virus, les maladies évitaient leur chair inhospitalière. Voilà
pourquoi, selon moi, l’homme serpent nous a conseillé d’être méchants.
Mais ni toi, non, surtout pas toi, ni moi, ni Nabou, ne sommes capables de
méchanceté. Tant pis, ce n’est pas grave, la vie est plus belle avec nos
failles et nos faiblesses. »
La caravane reprit la route lorsque les rayons du soleil devinrent plus
supportables.
Ouarzazate, à l’époque, ressemblait à une grande bourgade avec quelques
rares maisons et un petit hôtel de voyageurs. Quand ils arrivèrent, ils
distinguèrent au loin des lumières qui scintillaient et ils entendirent de la
musique. La ville accueillait une foire et un cirque. C’était la grande
attraction de toute la région. Les gens se déplaçaient des villages voisins
pour y assister. Tout autour, des tentes avaient été dressées. Amir en loua
une.
Le spectacle commença. Une musique stridente fendit l’air. Des nains
entrèrent sur scène en faisant des culbutes. Un animateur habillé en soldat
américain annonça l’arrivée de Lalla Khenata, « la plus séduisante, la plus
belle, la plus merveilleuse des danseuses du Sud ! ». Après un roulement de
tambour, une femme à la chevelure longue et blonde apparut : elle se
retourna, et, lorsqu’elle fit face au public, on découvrit le visage d’un
homme avec une barbe de quelques jours et une grosse moustache. Il portait
sur sa chemise un caftan plein de paillettes aux couleurs vives. La voix
rauque et l’allure féminine donnaient une drôle d’impression. Amir
connaissait cette foire qui faisait le tour du pays. Il expliqua à son fils et à
Nabou ce déguisement :
« Une femme qui se respecte ne se produit pas sur scène, en public, alors
on fait appel à des hommes. Ils savent danser et chanter comme une femme,
malgré leur voix grave et masculine. C’est étrange, mais personne n’est
dupe. Il y en a même qui préfèrent ça à de vraies femmes. »
Karim avait du mal à comprendre. Il lui arrivait de temps en temps de
décrocher et de ne plus assimiler ce qu’on lui disait. La fatigue et les
événements inexplicables de la nuit l’avaient épuisé. Sa parole devenait
plus hésitante : il avait besoin de repos et de calme. Mais malgré cela, il
était curieux de voir ce spectacle. Quand son père lui proposa de rentrer
sous la tente, il refusa.
Un animateur vendait des billets de loterie en criant : « Terrrrbahh ;
terrrrbahh ! » (gagnant), des singes se disputaient quelques bananes sur la
scène, les spectateurs applaudissaient, tout allait bien, c’était la fête et le
désert était loin. Karim retrouva son âme d’enfant. Il se tordait de rire. Il
était heureux. Son père lui acheta un billet de loterie. C’était le numéro
magique 777. Il était sûr de gagner. La roue tourna puis elle s’arrêta au 555.
Il s’était trompé de superstition. Il dit : « Pas rave », oubliant de prononcer
le « g ».
Avec tout ce bruit et cette agitation, difficile ensuite de trouver le
sommeil. Nabou n’eut pourtant aucun problème pour s’endormir. Amir
demanda à son fils, qui préférait passer la nuit à la belle étoile, de ne pas
trop s’éloigner de leur tente. Karim croisa une naine qui s’approcha de lui
en bougeant ses petits seins, puis lui adressa un clin d’œil assez grossier.
Cela le fit rire et la naine poussa un cri d’effroi. Elle partit en courant. La
nuit fut courte. Le caravanier les réveilla assez tôt. Il fallait profiter de l’air
frais du petit matin pour faire de la route.
Au moment de quitter Ouarzazate, Amir rencontra Ghazouani, un
commerçant de Fès assez dynamique dont le magasin était juste en face du
sien dans le quartier du Diwane. Il lui sembla préoccupé. Comme Amir
l’interrogeait, il lui apprit que des troubles se préparaient dans le pays, une
sorte de soulèvement contre les Français. Des rumeurs circulaient partout à
propos d’un groupe de nationalistes qui réclamaient l’indépendance du
Maroc et le départ des Français. Ce riche commerçant s’inquiétait des
perturbations qui se profilaient à l’horizon. Il le dit tout net :
« Les manifestations, c’est la mort de notre commerce. Tu te rends
compte, des hordes de gens qui crient contre les chrétiens, ça nous oblige à
fermer boutique. Je pars en Guinée mais je ne sais pas si, à mon retour, je
retrouverai mon magasin tel que je l’ai laissé. Il y a des nationalistes mais il
y a aussi des pillards, des voyous venus des campagnes… »
Pendant qu’il parlait, ses yeux se posèrent sur Nabou. Il fit un clin d’œil à
Amir et lui dit :
« Fais attention, ils vont te la prendre ! »
Amir ne lui répondit pas mais une angoisse l’envahit : et si Nabou me
quittait ? Elle pourrait suivre un homme plus riche, plus puissant, une fois
que je l’aurai sortie de sa situation plus que précaire… Il eut un pincement
au cœur, puis un échange de regard avec Nabou suffit pour chasser aussitôt
cette éventualité. Plus tard, avant de s’endormir, il se demanda : Est-elle
amoureuse de moi ? Il se reprit et pensa : Je ne me suis jamais posé ce genre
de question avec Lalla Fatma.
Il pensa à son cousin, Hafid, rebelle et anarchiste qui disait qu’il fallait
profiter de l’exil de la famille royale pour en finir avec l’ère de la
monarchie qui ruinait le pays ! Il était bien le seul à tenir ce discours. Il le
savait et répétait à l’envi que les Marocains avaient là une occasion en or
pour mettre sur pied un système démocratique à la suédoise, mais qu’ils
étaient frileux, qu’ils manquaient d’audace et d’imagination.
Amir avait plusieurs fois essayé de le raisonner, mais en vain. C’était,
comme il disait, « une tête brûlée, un fou qui allait avoir des problèmes et
en créer à toute la famille ». En homme prudent, Amir cultivait ses
sentiments nationalistes. Déjà en 1930, lorsque l’administration française
avait lancé le « décret berbère » (Dahir berbère) qui prévoyait une
législation différente de celle en cours pour les Arabes, Amir avait suivi son
père à la tête d’une grande manifestation où on répétait le même slogan :
« Nous sommes tous musulmans, nous sommes tous marocains. » La
France voulait soustraire les tribus berbères, premiers habitants du pays, à
l’influence arabe et donc musulmane. Elle avait prévu des écoles francoberbères, une juridiction privilégiant les coutumes de ces tribus, espérant
ainsi diviser le Maroc qui était à l’époque à majorité berbère. Amir se
souvenait bien de cette mobilisation qui avait fait reculer la France
coloniale. Il lui semblait tout à fait naturel de réclamer à son tour
l’indépendance de son pays.
En 1947, il avait fait le voyage jusqu’à Tanger pour assister au discours du
roi Mohammed V qui exigeait officiellement l’indépendance de son pays. Il
avait adhéré au parti de l’Istiqlal et versait régulièrement sa cotisation. Son
voisin, Ghazouani, égoïste et avare, se souciait peu de l’indépendance : ce
qui l’intéressait principalement, c’était de faire de l’argent et d’aller de
temps en temps au bordel de M. Prosper qu’on appelait « Bousbil ».
L’arrivée à Marrakech fut éprouvante. Des gendarmes et des soldats
arrêtaient les charrettes et les camions pour les inspecter. Jamais Amir
n’avait vécu une telle humiliation. Il comprit alors que le Maroc allait entrer
dans une zone de tempêtes.
Le caravanier les déposa sur la place Jemaa el-Fna, à la gare routière. Ils
devaient attendre plusieurs heures avant de monter dans un autocar dont la
plaque d’immatriculation était encore française. Un Berbère l’avait acheté à
une société lyonnaise qui l’utilisait pour des touristes. En attendant, Amir
emmena Nabou et Karim visiter la superbe mosquée la Koutoubia qui, leur
apprit-il, avait une sœur jumelle à Séville appelée la Giralda. Pour s’y
rendre, ils prirent une calèche. Karim se plaça à côté du conducteur et lui
parla de leur voyage. Il se confiait facilement aux gens, mais il ne se
trompait jamais : il savait à qui se fier et qui ignorer. Son père, pendant ce
temps, expliquait à Nabou la structure de la ville et l’importance du pacha
El Glaoui qui régnait en maître absolu sur Marrakech et sur une grande
partie du Haouz.
Grâce à un bon pourboire, Amir et Nabou purent s’installer dans les sièges
avant de l’autocar. Karim choisit de s’asseoir au fond. Il aimait bien de
temps à autre se retirer dans sa bulle. Il avait une grande capacité à
s’extraire du monde et à partir ainsi dans des rêveries dont il avait le secret.
Son père savait qu’on ne devait pas le déranger quand il s’isolait.
Le chauffeur avertissait les voyageurs en criant :
« Marrakech Casa, Marrakech Casa, départ dans une heure, car rapide,
une seule journée pour arriver à Casa, dépêchez-vous, il reste quelques
places… »
De la fenêtre, Nabou observait l’immense place Jemaa el-Fna : des
musiciens, des danseurs, des acrobates, des voyantes, des charmeurs de
serpents, un montreur de singe qui fume des cigarettes, un vendeur d’eau,
des femmes à bicyclette, des mendiants, des vendeurs de brochettes et
même quelques conteurs noirs en tenue traditionnelle.
Le chauffeur et le graisseur avaient la tête sous le capot du moteur.
Mauvais signe. Amir redoutait ce qui arrivait souvent : la panne. Au bout
d’un certain temps, le graisseur informa les voyageurs que le car ne partirait
pas avant le lendemain matin, car il manquait, pour réparer la panne, une
pièce que seul Hmida le Borgne, le fameux forgeron, ancien boucher, était
capable de fabriquer. Un garçon partit le chercher chez lui. Il habitait dans
la médina et l’après-midi, il le consacrait à la sieste avec sa deuxième
épouse. Il ne fallait surtout pas le déranger. Hmida aimait se faire désirer et
laissait attendre les clients. Il disait avoir été mécanicien dans l’armée
française où il avait appris à démonter et remonter entièrement le moteur
d’un véhicule. Il aurait perdu un œil lors de manœuvres dans l’Atlas. Sa
passion se partageait entre les femmes et son deuxième métier. Comme
forgeron, il travaillait peu, mais comme mécanicien, il était souvent
débordé. Le garçon le pria de se dépêcher. De mauvaise humeur, il se
résolut à le suivre tout en insultant le fabricant de ce car qui tombait sans
cesse en panne. Sur le chemin, il s’arrêta devant la boutique de son fils qui
vendait de la viande pour brochettes. Il lui rappela qu’ils avaient rendezvous avec le caïd pour une autorisation d’agrandissement. Il lui dit :
« N’oublie pas de lui envoyer le mouton que j’ai égorgé hier, pas de cadeau,
pas d’autorisation ! »
Amir se mit à la recherche d’un hôtel tout près. Il n’eut pas à chercher
longtemps puisqu’il n’en existait qu’un seul, situé aux alentours de la place
et portant le nom mirobolant de « Hôtel de la Jouissance ». Une autre façon
de dire « hôtel de passe ».
Karim était parti sur la place et allait probablement passer la nuit dans ce
monde interlope et mystérieux.
On soupçonnait le concierge de l’hôtel de trafiquer le moteur des autocars
pour afficher « complet ». Impressionné par l’allure d’Amir que suivait la
jeune femme noire, il décida de lui donner la meilleure chambre, celle où il
y avait moins de puces grâce au Fly-Tox dont l’odeur très forte et
désagréable imprégnait la pièce. Malgré cela il restait des mouches, et là,
disait le concierge, il n’y avait rien à faire, elles étaient plus malignes, plus
intelligentes que les saloperies de puces qui se nourrissaient du sang des
clients. Les mouches venaient de la campagne, ça se voyait, elles étaient
grosses, noires, moches, gourmandes et particulièrement tenaces. Elles
contaminaient les petites mouches de ville, minces et silencieuses.
Le lit ressemblait à un hamac. Il était creusé comme s’il y avait eu un trou
au milieu. Nabou décida de dormir par terre, laissant le matelas à son
homme. Dans la chambre mitoyenne, un couple s’agitait beaucoup et la
femme criait. C’étaient des cris de plaisir. Cela les fit sourire. Nabou n’était
pas à l’aise et essaya de faire comprendre à Amir qu’elle n’avait pas envie
de faire l’amour dans cette chambre. Elle lui dit :
« J’ai l’habitude de dormir à même le sol ; ce n’est pas dramatique. C’est
vous qui avez apporté du confort dans ma vie. Mais à n’importe quel
moment, je peux revenir à ma condition antérieure. C’est la première leçon
que nous donnent les ancêtres.
— Oui, je sais, mais il faudra aussi te préparer à composer avec Lalla
Fatma, ma première épouse. C’est une personne qui a beaucoup de classe et
de qualités, mais il n’en reste pas moins que c’est une femme qui exprimera
sans détour son désaccord et sa jalousie.
— Bien sûr, je m’y attends. Mais ne vous en faites pas. »
Alors que Nabou s’endormit tout de suite, Amir était en proie à des
réflexions qui le tourmentaient. C’était un homme inquiet de nature. Il
vivait dans l’anticipation de ce qui pouvait arriver, et souvent il en souffrait.
Il était faible et il le savait. Il tentait de prévoir comment les choses allaient
se passer. Ainsi il se projetait au moment de leur arrivée à la maison,
imaginait la réaction des voisins, des gens de la famille et, enfin, l’attitude
de Lalla Fatma. Il mettait d’un côté ceux qui allaient le désavouer en toute
hypocrisie, de l’autre ceux qui ne diraient rien. Il voyait tout à fait comment
réagirait son oncle, celui qui s’était mal comporté avec les deux femmes
noires. Il ne redoutait pas son jugement, mais il n’avait aucune envie de
débattre avec lui de ses choix de vie. Il se figurait aussi la réaction de
Saadia, la sœur de Lalla Fatma, vieille fille aigrie et jalouse qui se
consacrait à la prière et à la médisance. Elle disait du mal de tout le monde,
même des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était chez elle un plaisir
particulier de décortiquer les défauts des uns et des autres. Elle finissait
souvent en implorant Allah et son Messager de punir ces gens indignes de
la religion musulmane.
Il craignait aussi qu’un de ses enfants, trop attaché à sa mère, ne lui
manque de respect. Mais c’était peu probable. Il imaginait des scènes où
tout le monde se mettrait à crier, ou bien à chasser Nabou à coups de bâton.
Il se voyait, s’interposant entre son épouse et Nabou, la protégeant de
l’agressivité générale. Lorsque les femmes noires venaient en tant
qu’esclaves pour trimer sans protester, les épouses blanches les toléraient –
même si elles savaient qu’elles servaient aussi à calmer les ardeurs
sexuelles de leurs maris. Mais Nabou n’était pas une esclave. C’était une
femme dont Amir était tombé amoureux et qu’il tenait à faire admettre dans
le cercle familial. Ni esclave ni domestique, mais une dame, belle et digne,
méritant le respect et la considération. Il se disait cela et ensuite poussait
des soupirs sachant que la réalité serait sans pitié pour cette femme et pour
cet amour.
Il avait décidé d’installer Nabou dans une sorte de studio, une dépendance
de la maison qu’on appelait massrya. C’était le lieu où son père se retirait
quand il avait besoin de calme pour lire des manuscrits précieux. La
massrya était idéale pour cela. Il y avait un petit bureau, un lit et quelques
gros coussins. Ce lieu serait parfait pour Nabou, le temps qu’il prépare son
épouse à sa venue. Il se disait : Elle ne sera pas jalouse de sa beauté,
puisque pour elle, il n’y a de beauté que blanche. Mais elle ne supportera
pas de voir combien je suis attiré par cette jeune femme, que je traiterai
avec les mêmes égards qu’elle, voilà, c’est là le nœud du problème.
Il visualisait les scènes une à une et était persuadé que les choses ne se
passeraient pas simplement. Il ne pouvait pas trop compter sur Karim qui,
malgré sa bonté naturelle, était incapable de contrarier sa mère. Il se disait :
D’abord les cadeaux, ensuite le repos, et après quelques jours, l’entrée en
scène de Nabou, la belle, la sublime Nabou.
Tôt le matin, le concierge frappa à leur porte. L’autocar avait été réparé.
Hmida le Borgne était en train de prendre son petit déjeuner sur la place. Il
mangeait une tête de mouton à la vapeur et sirotait des verres de thé à la
menthe très sucré.
Karim les attendait à l’entrée de l’hôtel. Il prit le sac de Nabou et ils se
dirigèrent vers la station.
Le chauffeur avait mauvaise mine. Le graisseur avait passé la nuit aux
côtés de Hmida pour l’assister. Le moteur tournait en faisant un bruit qui
ressemblait au cri d’une chamelle ou de quelque animal qu’on aurait blessé.
Un voyageur crut que le moteur informait les gens sur la destination :
MrrakkecheeCaza ! L’autocar fit marche arrière. On entendit les hurlements
d’un vendeur de poules. Deux coqs s’étaient échappés. Le voisin de Karim
sur la rangée de gauche avait acheté trois poulets dont l’un avait soif et
n’allait pas tarder à crever. Juste derrière, un soldat quelque peu éméché
fumait des cigarettes « Troupe » qui dégageaient une odeur d’huile brûlée.
Nabou mit un voile sur sa tête et s’endormit. Amir avait pris son chapelet et
l’égrenait d’un geste automatique en pensant à tout autre chose. Il sentit
monter en lui une envie très forte de faire l’amour avec Nabou.
Évidemment ce n’était ni le lieu ni le moment, mais il n’arrivait pas à
calmer ses pulsions, d’autant plus qu’elle avait posé sa tête sur son épaule et
que ses seins touchaient son bras. Il chassa de son esprit Satan qui le
harcelait et se mit à réciter mentalement une sourate du Coran. L’invocation
de quelques versets eut sur lui un effet radical : plus de désir irrépressible,
plus d’excitation, et surtout plus d’érection intempestive dans cet autocar où
on étouffait à cause de la chaleur et de la fumée de cigarettes des soldats en
permission.
L’autocar roulait lentement et s’arrêtait souvent. Le graisseur ouvrait le
capot régulièrement pour refroidir le moteur. Des mendiants en profitaient
pour monter à bord du car et se lamenter sur leur sort. Amir faisait toujours
l’aumône. C’était le devoir de tout bon musulman. Le soldat n’était pas le
seul à fumer. Avec la chaleur, l’air devenait irrespirable. Ce voyage était un
calvaire surtout pour Amir et Karim, moins habitués que Nabou aux
températures élevées. Les citadins supportaient mal les odeurs des paysans.
Ils voyaient en eux des gens primitifs, sales, sans gêne, et quelque peu
archaïques. Les habitants de Fès considéraient qu’ils étaient les gardiens de
la culture et de la civilisation, que les autres Marocains n’étaient pas aussi
raffinés qu’eux. C’était une forme de racisme, un rejet des gens venus
d’ailleurs et de leurs façons qu’ils jugeaient grossières, de leurs vêtements
qui sentaient la terre et la merde des vaches. L’épreuve du transport collectif
provoquait chez Amir et ses semblables un malaise qu’il n’osait pas
extérioriser. De toute façon, il savait qu’il ne servirait à rien de protester
parce que son voisin ne s’était pas lavé ou parce qu’un autre lui envoyait de
la fumée dans les yeux. Il avait toujours entendu son père opposer Fès, « la
ville des villes », à tout le reste du Maroc. Repliés sur eux-mêmes, forts de
leurs traditions, ils ne quittaient la vieille ville que pour aller à La Mecque
ou pour certains d’entre eux pour leur voyage d’affaires au Sénégal. Le
reste du temps, ils cultivaient tranquillement leurs petits jardins tournant le
dos au reste du pays. Les campagnards ne les aimaient pas non plus.
Souvent leurs femmes ou leurs filles travaillaient comme domestiques dans
les familles. Cela ressemblait à de l’esclavage mais ne choquait personne.
De temps à autre surgissait un drame, une révolte contre les mauvais
traitements. Le maître de maison intervenait et tout rentrait dans l’ordre.
Mais chacun avait en tête l’affaire tragique de la famille Kohen, des juifs
andalous convertis à l’islam au moment de l’Inquisition. Mme Kohen avait
été égorgée dans son sommeil par une de ses domestiques. Le mari était en
voyage d’affaires. La meurtrière s’était rendue à la police, elle avait été
rapidement jugée et condamnée à perpétuité. Depuis, les maîtres
verrouillaient leur chambre avant de s’endormir.
L’autocar s’arrêta devant un boucher qui vendait des brochettes. D’une
main il chassait les mouches, de l’autre il s’occupait du feu. Un nuage de
fumée couvrait son visage mais pas sa voix qui hurlait : « Viande fraîche de
chameau ! Délicieuse viande hachée ! » Karim fut chargé d’apporter à Amir
et à Nabou les pains fourrés d’une viande trop épicée. Ils mangèrent avec
appétit. Ils burent de grands verres de thé à la menthe. Ce fut presque un
festin, mais quelques heures plus tard, l’estomac d’Amir, trop délicat,
renvoyait tout ce qu’il avait mangé. Le chauffeur arrêta le car, on fit
descendre Amir et on le laissa vomir le temps qu’il fallait. Nabou, qui
n’avait eu aucun problème de digestion, s’en amusa discrètement. Le car
repartit. Amir était pâle, il posa sa tête sur l’épaule de Nabou et s’endormit
comme un enfant fatigué.
Nabou regardait le paysage par la fenêtre. Elle laissait les souvenirs de son
adolescence l’emporter. À cette époque, son père, originaire de Casamance,
la choyait à chacune de ses permissions. Il lui disait de ne pas porter
attention aux moqueries dont les gens de cette partie du Sénégal étaient
victimes. Il l’aimait beaucoup et lui conseillait de se méfier de la rapacité
des hommes. Ce fut lui qui l’initia à la confession sous le baobab et lui
parla un peu de l’islam, tout en la mettant en garde contre les musulmans
arabes qui, disait-il, « n’avaient aucun respect de la femme ». Nabou avait
sa propre conception de la spiritualité et surtout n’avait pas peur de la mort.
Son père savait qu’il allait mourir. Il lui dit un jour : « Le capitaine envoie
toujours les Noirs au front. Nous sommes des chairs à canon. Mais si je
devais mourir, ce sera la volonté de Dieu et des ancêtres. » Quant à sa mère,
délaissée par ce mari qui passait plus de temps dans l’armée qu’à la maison,
elle lui disait : « Je ne m’en fais pas pour toi ; avec ton corps si bien sculpté,
avec tes yeux en amande et ton intelligence, tu auras l’homme que tu
voudras, il suffira d’un regard, un clin d’œil, il viendra comme un agneau se
mettre sous ta jupe. Mais fais quand même attention, les hommes sont
lâches et rapaces ; ne leur donne pas tout du premier coup ; apprends à les
faire attendre, sois maligne et ne viens jamais pleurer chez moi. » Les
choses étaient claires.
Nabou vivait la plupart du temps chez sa tante maternelle qui n’avait pas
d’enfants. Son mari était l’instituteur du village. Nabou était tout le temps à
l’école : elle aimait dessiner et écrire des histoires, elle lisait tout ce que son
oncle lui conseillait.
Elle avait à peine seize ans quand elle tomba amoureuse de cet homme,
gentil et attentionné. Elle était fascinée par sa générosité et par ses grandes
mains très fines. Un jour, involontairement, elle le vit en train de se laver. Il
était nu. Il pensait être seul, sa femme, couturière, était sortie. Nabou ne put
s’empêcher de regarder ce corps svelte, grand, mince. Ses yeux se fixèrent
sur son pénis et elle se surprit à saliver. Elle sentit naître en elle un désir
étrange accompagné d’un liquide chaud qui coulait le long des jambes. Elle
déposa ses mains sur son pubis et se caressa. Elle ne savait pas ce qui lui
arrivait. Elle prit alors l’habitude, toutes les nuits avant de s’endormir, de
calmer son désir en se caressant lentement et méthodiquement, repassant les
images de cet homme nu qui l’avait tant excitée.
La couturière comprit que la petite n’était pas innocente. Elle la fit parler
et découvrit qu’elle désirait son oncle. Elle lui expliqua qu’une telle
attirance pour un homme si proche n’était pas permise, que son oncle,
c’était comme son père même s’il n’était pas de la même famille. Nabou
baissa les yeux, écouta tout en pleurant. Elle décida de repartir vivre chez sa
mère, mais les choses se passèrent très mal. Un des maris de passage voulut
coucher avec elle dès qu’il la vit. Elle prit la fuite et dans la rue, tout près de
l’école, elle tomba dans les bras de l’oncle interdit. Il n’était pas dupe, lui
demanda de le suivre. Il ouvrit la porte de l’école, et ce fut dans son bureau
qu’il la dépucela. Elle fut effrayée par le sang et pleura. L’oncle la rassura
en essuyant ses cuisses tout en l’embrassant doucement. En se levant, elle
eut un peu de mal à marcher. Il lui dit de rester là pour se reposer, lui
apporta une limonade et la laissa seule. Ce devait être leur secret.
Durant plus d’une année, ils se retrouvèrent dans cette salle et firent
l’amour sur des nattes sans confort. Nabou changea d’allure et d’attitude, ce
qui n’échappa point à sa tante. Un jour, elle se leva avec une idée fixe : « Et
si Nabou lui donnait un enfant, je serais foutue ! Il faut détruire cette
relation. »
Elle n’avait aucun moyen de pression sur son mari. À la moindre dispute,
il s’en irait. Il y avait beaucoup plus de femmes que d’hommes. Elle se
confia au sorcier aveugle qui lui dit qu’il ne pouvait rien pour elle. Par
miracle, Nabou ne tomba pas enceinte.
Un jour, alors qu’elle accompagnait sa tante au marché aux tissus, Nabou
tomba nez à nez avec un étranger, un musulman tout habillé de blanc. Il
s’adressa à elle comme si elle était une enfant égarée dans un labyrinthe :
« Mais d’où tu sors, d’où tu viens ? Tu m’as l’air d’être perdue, tu aurais
besoin d’un maître pour s’occuper de toi ; tant de beauté ne devrait pas
rester sans protecteur. »
La tante qui écoutait Amir était trop contente pour ne pas l’encourager à
suivre cet homme. C’était l’occasion de l’éloigner de son mari :
« Je ne suis pas sa mère, je suis sa tante, mais elle est comme ma fille. Elle
a besoin de s’émanciper. Elle n’a plus de père et sa mère, chanteuse dans les
mariages, n’arrive pas à joindre les deux bouts. »
Nabou ne parlait pas, mais au fond d’elle-même considérait la situation
avec intérêt. Elle était moins amoureuse de l’oncle et il était temps pour elle
de tenter une nouvelle aventure.
L’étranger lui dit :
« J’aimerais bien entendre le son de ta voix.
— Oui, mon seigneur !
— Où tu as appris à parler ainsi ? Chez Molière ?
— Oui, mon oncle est le directeur de l’école. C’est lui qui m’a tant appris.
— Je ne voudrais pas te distraire de tes études. Il faut les poursuivre, mais
cela ne me dérangerait pas. »
La tante intervint comme si elle était sa propre mère :
« Quelles sont vos intentions, Monsieur ?
— Bonnes ! Très honnêtes ! »
Ce fut ainsi que quelques jours plus tard Amir épousa pour une période
déterminée de cinquante-huit jours Nabou, qui approchait les dix-huit ans.
Des hommes de religion avaient leur officine à l’entrée de la seule mosquée
du quartier. Ils rédigèrent un contrat en mentionnant le montant de la dot, la
nature des cadeaux et la durée du mariage. Ils vérifièrent si la jeune femme
était consentante, lui firent apposer sa signature en bas du papier, à côté de
la signature d’Amir. Les deux hommes le félicitèrent pour son premier
« mariage de plaisir ». Nabou et son « mari » repartirent en se tenant par la
main comme s’ils s’étaient connus bien avant.
Amir l’installa d’abord dans une petite maison équipée et ils vécurent là
maritalement en attendant d’avoir leur propre foyer. Les premiers jours, ils
eurent du mal à trouver un équilibre. Elle ne se donnait pas entièrement à
lui, le laissait la caresser mais ne participait pas aux ébats. Il était gentil
avec elle, un peu maladroit mais il avait de la patience. Puis un soir, elle prit
les choses en main et ce fut un éclat de joie et de lumière qui rendit fou
Amir. Il ne pensait pas qu’une femme pouvait lui donner autant de plaisir. Il
découvrit les prouesses de ce corps qui s’enroulait autour de lui avec
souplesse et grâce.
Il se mettait à réciter des vers de poètes inconnus, peut-être étaient-ils de
lui, délirait, bavait, baisait ses pieds, léchait ses orteils un par un, posait
ensuite son visage entre ses cuisses et essayait d’attraper avec sa langue les
lèvres, le clitoris, la toison, tout. Il devenait fou, criait de plaisir puis
tombait de tout son poids sur ce corps frêle doué d’un érotisme infini.
Nabou ne parlait pas, le laissait raconter ce qui lui passait par la tête. Elle
se contentait de se donner à lui et de l’entendre délirer de plaisir. Son oncle
l’avait parfaitement initiée. Elle avait appris comment satisfaire un homme
et comment réussir à le retenir raide en elle. Elle avait des astuces, des
techniques à peine perceptibles, mais qui avaient des effets spectaculaires.
En son for intérieur, Amir se demandait s’il allait un jour repartir à Fès.
Quand il se remémorait les moments intimes passés avec l’épouse blanche,
il avait envie de rire et de pleurer en même temps. Pourquoi, se demandait-
il, nos femmes blanches sont-elles si timorées, si inhibées, si maladroites, si
timides ? Ah, je sais, on fait l’amour pour procréer et non pour jouir d’un
corps jusqu’à la folie. Jusqu’à ce jour, il avait pensé que la sexualité était un
exercice froid et passif : l’épouse se mettait sur le dos et écartait les cuisses,
à charge pour lui de faire le reste. Une fois qu’il avait éjaculé, il se retirait,
s’essuyait avec une petite serviette que lui tendait sa femme et s’endormait
satisfait. Enfin c’était ce qu’il pensait. Depuis qu’il avait découvert ce
volcan, il lui semblait très difficile de revenir au lit de sa femme légitime,
mère de ses enfants.
Settat était alors une bourgade sans grand intérêt. L’autocar devait y faire
une longue halte pour reposer le moteur et permettre au chauffeur de dormir
un peu. Il n’y avait personne à part quelques mendiants qui, alertés par
l’arrivée de voyageurs, montèrent tendre la main alors qu’il faisait nuit.
Tout le monde dormait. Certains ronflaient ou parlaient en dormant. Des
rêves tourbillonnaient autour de leurs têtes. Il régnait dans ce véhicule une
atmosphère étrange comme si les voyageurs avaient tous été anesthésiés.
Karim retrouva les fantômes de Zagora qui s’étaient enveloppés dans
d’immenses tissus bariolés. Ils dansaient comme des derviches tourneurs,
lui demandaient de les rejoindre. En se levant, il se prit les pieds dans un
filet de pêcheur et se retrouva au fond de la mer se débattant pour ne pas
mourir noyé. Il poussa un cri et se réveilla. Il ne voulut pas se rendormir de
peur de replonger dans ce cauchemar terrifiant.
Karim faisait beaucoup de cauchemars. On ne savait pas si c’était lié à son
handicap ou plutôt à son imagination sans limites. Son regard sur le monde
extérieur était clair, sans le moindre nuage. Il voyait ce que d’autres ne
remarquaient même pas. Le jour de sa circoncision, des femmes vinrent
l’embrasser et lui donner des cadeaux. Il était très content malgré la
douleur. Quand Houda s’approcha de lui, il fit semblant de dormir pour ne
pas se laisser embrasser ni avoir à lui sourire. Sa mère, inquiète, lui
demanda des explications. Il répondit en faisant un geste de la main qui
signifiait « mauvaise », accompagné d’une grimace qui ne laissait aucun
doute sur la méchanceté de cette femme. Sa mère fut très impressionnée :
Houda était en effet une peste, mauvaise langue, envieuse, jeteuse de sort,
alliée avec le diable. Karim avait compris tout cela sans jamais l’avoir vue
auparavant. Un autre jour, un vendeur ambulant, un gitan, frappa à la porte.
Il proposait des tissus qu’il prétendait importés de France. Lalla Fatma
faillit se laisser piéger mais Karim arriva, palpa le tissu puis fit non de la
tête, ajoutant « camelote Japon ». Depuis un afflux important de
marchandises japonaises de mauvaise qualité, une rumeur assez tenace
voulait que tout ce qui était laid soit japonais. Karim condamnait ainsi la
marchandise du charlatan.
Dans la famille on le considérait comme « le bon pain », « le cœur
blanc », « le dépositaire du bien », « l’innocent ». Certains l’aimaient
sincèrement, d’autres le mettaient à distance – le handicap, avait dit un jour
son père, n’est pourtant pas contagieux. Peu importait cette méfiance.
Karim était au-dessus de cela et se portait bien. Comme il avait un souffle
au cœur, il voyait une fois par an le docteur Adrien qui travaillait dans la
caserne de l’armée française en dehors de la vieille ville. Il était encore petit
quand, un jour où il accompagnait sa mère au hammam, une vieille femme
lui demanda de lui montrer la paume de sa main droite. Elle la scruta
comme une voyante, puis la lâcha en disant : « Tant pis. » Lalla Fatma ne
comprit pas sa réaction. La concierge, assise à l’entrée, lui expliqua que
cette femme recherchait un enfant qui aurait une ligne droite au milieu de la
paume de la main, car une croyance voulait que ce signe particulier désigne
les seuls enfants capables de trouver un trésor caché. Une bande de voyous
avait récemment tenté d’enlever un petit garçon qui était né avec ce signe
pour le vendre à une tribu dans le Haut Atlas où on disait qu’il y avait des
trésors de toutes sortes. Lalla Fatma eut des sueurs froides et prit Karim par
la main en lui disant qu’il ne devait jamais montrer sa paume à quiconque.
Il régnait sur Settat un air trouble et lourd. Le ciel n’avait pas une couleur
naturelle. Il était tantôt blanc, tantôt gris. Karim avait pressenti avant tout le
monde qu’il fallait partir. Le chauffeur, qu’il tentait de prévenir, ne comprit
pas ce qu’il lui disait, fit un geste pour dire « plus tard », mais Karim était
persuadé que ce lieu était habité par quelque chose de mauvais.
En effet, une tempête de poussière se leva, accompagnée d’un vent très
violent qui faillit emporter tout le monde sur son passage. Karim, terrorisé,
se blottit dans les bras de son père et se mit à pleurer comme un enfant
réveillé au milieu d’un cauchemar. Il était difficile de lever le camp. Le
graisseur et le chauffeur, originaires de cette région, étaient partis dîner dans
leur famille. Tous les voyageurs attendaient en espérant voir surgir de ces
bourrasques grises celui qui devait les conduire jusqu’à Casa. Un voyageur
dit : « Ce n’est plus le Mehdi attendu, mais le chauffeur attendu ! »
Finalement, ils dormirent dans le car et tôt le matin les deux énergumènes
apparurent fatigués et puant la bière. Quand l’autocar redémarra, les gens se
mirent à applaudir comme s’ils venaient d’échapper à une catastrophe.
Sur la route, des gendarmes arrêtèrent le véhicule pour contrôler des
passagers. Ils dirent au chauffeur qu’ils recherchaient deux voyous qui
auraient assassiné des Français à Meknès. Amir comprit qu’il s’agissait de
militants nationalistes qui luttaient pour l’indépendance du Maroc. Il ne
réagit pas, montra ses papiers ainsi que ceux de Karim et de Nabou. Les
gendarmes la firent descendre et la fouillèrent. Elle se laissa faire sans dire
un mot. Elle était la seule suspectée. Cela la fit enrager mais elle parvint à
se contrôler. Il ne servirait à rien de protester, surtout qu’elle n’était plus
dans son pays et que ses pièces d’identité n’étaient pas très réglementaires.
Amir donna un billet au graisseur qui le mit dans la poche d’un des
gendarmes. Nabou retourna à son siège. Après quelques palabres avec le
chauffeur, les gendarmes laissèrent partir le car. Des voyageurs firent des
commentaires à voix haute et certains entamèrent l’hymne de
l’indépendance. Le chauffeur par solidarité ponctuait le chant de quelques
coups de klaxon. Une bonne ambiance avait fini par s’installer dans cet
autocar parti depuis longtemps de Marrakech et qui faisait enfin son entrée
triomphale à Casablanca, où d’autres voyageurs attendaient pour partir à
Fès, Taza et Oujda. La gare était sale et encombrée de marchandises. Il n’y
avait même pas de banc pour attendre. Un café proposait quelques plats et
diffusait une odeur d’huile qui aurait servi plusieurs fois. Les cars quittaient
leur lieu de stationnement dans un nuage de fumée noire qui envahissait
aussitôt tout l’espace. Des chats maigres et sales, un chien qui recevait de
temps en temps un coup de pied. Des mendiants rôdaient par là. Il fallait
prévoir une attente de plusieurs heures avant le départ du car Laghzaoui
pour Fès.
Amir ne pouvait pas passer par Casa sans rendre visite à Hadj Habib, son
oncle maternel, qui avait quitté Fès avant la guerre et qui avait fait fortune
dans le commerce de gros. Il l’aimait bien parce qu’il était un bon vivant,
généreux et sans préjugés. Il était l’unique dans la famille à avoir défendu
les deux femmes noires maltraitées par son frère et l’épouse blanche.
Amir installa Nabou et Karim dans un café et se rendit à la grande kissaria
où il y avait les magasins et hangars de l’oncle.
Dès qu’il le vit, il s’exclama :
« Toi, tu reviens d’Afrique ! Ça se voit, tu es heureux comme un enfant le
jour de la fête Achoura. Comment va mon petit Karim ? Je l’aime et
l’adore. »
Quand il apprit qu’il était du voyage, il exigea que tout le monde se
retrouvât chez lui à la maison, donna des ordres à ses aides pour aller les
chercher et les installer.
Hadj Habib était l’un des tout premiers Marocains à avoir acheté une
Cadillac. Il l’avait commandée en Amérique et l’avait attendue six mois.
C’était son jouet, sa fierté. De temps en temps, il la mettait à disposition des
gens qu’il aimait.
Il habitait une villa magnifique dans le quartier résidentiel Anfa. Tout y
était impeccable. Amir était content de disposer enfin d’une grande salle de
bains. Nabou aussi. Ils avaient besoin de se laver et d’oublier les
désagréments du long voyage en car.
Amir demanda où était le sens de La Mecque pour faire sa prière. Hadj
Habib le lui indiqua. Après le dîner, ils discutèrent de la situation politique
du pays. Habib aidait les nationalistes. Amir se posait des questions, car les
manifestations fréquentes et les grèves mettaient en péril son commerce.
Son oncle lui conseilla d’aider les nationalistes et de ne pas trop montrer de
sympathie pour les Français.
Le lendemain matin, Hadj Habib réveilla Karim, l’installa dans la Cadillac
décapotable et l’emmena prendre un petit déjeuner sur la côte. Fou de joie,
l’enfant se leva, cheveux au vent, et salua les passants comme s’il était le
roi. Cela fit rire son oncle qui lui promit un cadeau.
Karim adorait manger. Il ne savait pas se priver ou s’arrêter, mais comme
il faisait beaucoup de sport, il ne grossissait pas. À leur retour, Hadj Habib
s’arrêta devant une papeterie qui faisait aussi librairie et demanda à voir les
machines à écrire. On ne proposait qu’un seul modèle, de marque italienne,
Olivetti. Il l’acheta, prit en même temps des rames de papier. Sachant que
Karim éprouvait des difficultés pour écrire à la main, il lui dit : « Comme
ça, tu m’écriras une lettre par semaine. Mais auparavant, je vais t’envoyer
quelqu’un pour t’apprendre à l’utiliser. »
Karim était si content qu’il serra très fort Hadj Habib dans ses bras et lui
dit : « Toi je t’aime ! »
Après deux jours de festivités, Amir décida de prendre la route pour Fès.
Pas question de reprendre l’autocar, connu pour tomber en panne quand ce
n’était pas pour faire une chute dans des ravins, ni le train qui n’avait pas
d’heure. Ils partiraient dans le camion de Hadj Habib qui devait faire des
livraisons à Meknès et à Fès.
Amir et Nabou s’installèrent devant, à côté du chauffeur. Karim et le
graisseur arrangèrent à l’arrière une place confortable avec les pièces de
tissu. Le garçon sortit sa machine et écrivit tout ce qui lui passait par la tête.
Trop heureux de ce cadeau, Karim attendait avec impatience l’arrivée d’un
instructeur pour apprendre à s’en servir de manière efficace.
Le voyage fut un peu long à cause des nombreuses livraisons de
marchandises. Ils déjeunèrent à Meknès. Il y avait beaucoup de soldats car
le village d’El Hajeb, à quelques kilomètres de là, abritait une immense
caserne et un bordel que le chauffeur et le graisseur connaissaient bien.
Plus on s’approchait de Fès, plus Amir avait le cœur serré.
Chapitre 4
Ce matin, l’air était doux. Un peu de fumée laissait des traces dans la
blancheur de l’horizon. C’était le moment où les potiers et les boulangers
allumaient les fours.
Vue de loin, Fès ressemblait à un grand bol blanc couvrant d’autres bols.
Fès subjuguait tous ceux qui la découvraient pour la première fois. Les toits
et terrasses communiquaient entre eux et dessinaient en s’enchevêtrant une
arabesque qui entraînait la rêverie des visiteurs venus des contrées les plus
lointaines. Elle avait son odeur, sa fragrance propre, un effluve
indéfinissable portant la mémoire de tous les parfums déversés sur son sol
depuis l’an 808, date de sa fondation par Moulay Idriss Ier, descendant
direct du prophète Mohammad.
L’esprit de la ville s’étendait au-delà de ses frontières. Fès rayonnait et
faisait entendre sa musique dans tout le pays. C’en était presque gênant
pour les habitants des villes avoisinantes. Fès était le tombeau du Temps, la
source enchantée de l’Esprit, le refuge des repentis et le divan des poètes
qui tissaient de leurs vers les ruelles sombres et étroites. C’était aussi le
centre du commerce, de l’échange, de l’arbitrage et de toutes les enchères
pour l’or et la soie. Chaque chose était à sa place. C’était cela le secret de
cette cité. Aux juifs, l’or, les fils d’or, les matelas remplis de laine brute. Ils
avaient leur quartier, le Mellah, au seuil de la médina. Un peu de
condescendance de la part des Fassis musulmans, mais pas de rejet et
encore moins de violence. Pas de mariage mixte non plus. Toute la ville se
souvient de l’épisode qui avait failli ruiner la coexistence des deux
communautés, lorsque Mourad, le fils du professeur de théologie Laraki,
voulut se marier avec Sarah, la fille du rabbin. Le scandale avait fait
beaucoup de bruit. Les deux amoureux durent s’exiler en terre étrangère, en
France ou en Belgique. La consigne avait été donnée des deux côtés
d’oublier ces deux enfants que la folie avait égarés. On faisait comme s’ils
n’avaient jamais existé. Curieusement cet épisode avait rapproché les deux
familles en créant des liens. Les mères se voyaient en cachette dans l’espoir
d’obtenir quelque information sur leurs enfants. Le temps ayant passé,
Mourad et Sarah débarquèrent un jour sans prévenir avec un bébé dans les
bras. Ce fut cette naissance qui réconcilia les enfants avec leur famille
respective. Mais au fond, il restait un sentiment de regret qui s’exprimait
par des soupirs ou des regards désapprobateurs.
À chaque artisanat son quartier. La ville était organisée de façon
rationnelle et pratique. Ainsi, Amir avait son magasin dans le Diwane
réservé aux épices. Les marchands de tissus étaient de l’autre côté de la rue.
Plus loin, les vendeurs de fruits secs étaient rassemblés autour d’une cour
peuplée d’une multitude d’oiseaux.
Malgré une certaine inquiétude, Amir avait hâte d’arriver chez lui, de
distribuer les cadeaux destinés à Lalla Fatma et aux trois enfants. Le cadeau
pour son épouse devait être à la mesure du choc qu’elle allait probablement
subir. Il lui avait acheté, à la kissaria des bijoutiers de Casablanca, des
bracelets en or très fins. Il savait qu’elle en rêvait, car les siens étaient
démodés. Il était néanmoins conscient que le cadeau n’empêcherait rien. Il
y aurait conflit, crise et incompatibilité, des cris et des pleurs, des moments
de tension et puis tout rentrerait dans l’ordre.
Il se rendit compte qu’il n’avait pas sur lui les clés de la massrya où il
voulait loger Nabou pour les quelques prochains jours. Il tourna la tête vers
elle et l’observa à son insu. Son visage ne laissait transparaître aucun
sentiment. Il avait constaté dès son premier voyage au Sénégal que les
visages des Africains n’étaient pas faciles à déchiffrer, sans doute une
question d’habitude ou de physionomie qui lui échappait. Karim serrait la
machine à écrire contre sa poitrine. Amir se dit qu’il demanderait au
chauffeur de forcer la serrure de la porte.
Ils entrèrent à Fès en milieu d’après-midi. Le camion les déposa place
Batha, non loin d’une entrée secondaire de la maison qui conduisait
directement à la massrya. Ils durent passer par des rues étroites, non
asphaltées, comme Ziate et Arssa andaloussia. Le chauffeur donna un coup
d’épaule dans la porte qui s’ouvrit. Il faisait beau, les arbres étaient en fleur.
Dans la massrya, tout était en ordre. On aurait dit que quelqu’un l’avait
préparée. Nabou fut installée, Amir lui remit un panier de provisions, lui
demanda de ne pas sortir et de n’ouvrir à personne. Il n’y avait pas de
courant. Il fallait le rétablir. Fatiguée par le voyage, Nabou tombait de
sommeil. Elle se mit au lit et s’endormit immédiatement. Amir était fasciné
par sa capacité à plonger aussi facilement dans le sommeil. Elle dormait, un
léger sourire sur les lèvres, ses grands yeux légèrement ouverts. Le
graisseur porta les valises de Karim et d’Amir jusqu’à la porte principale de
la maison. Lalla Fatma avait posté une domestique sur la terrasse pour
qu’elle la prévienne dès qu’elle verrait son maître s’approcher. La veille, un
messager était venu lui dire qu’il n’allait pas tarder à entrer dans la ville.
Amir et son fils entendirent des youyous de bienvenue, sentirent le parfum
du paradis. Karim fit une grimace, il n’aimait pas cet encens qu’on utilisait
aussi bien les jours de fête que les jours de funérailles. Mais aujourd’hui
c’était la fête. Lalla Fatma était belle dans son caftan brodé de fils d’or. À
peine maquillée, elle attendait avec sérénité et grâce son mari parti voici
plus de deux mois. Karim lui baisa les mains et se blottit dans ses bras. Il lui
montra la machine à écrire. Elle s’approcha de son mari, prit sa main droite
et la baisa. C’était la tradition. Il lui mit la main sur la tête comme s’il la
bénissait. Elle se pencha vers lui et fit mine de déposer un baiser sur son
épaule. Les enfants souhaitèrent la bienvenue à leur père. De loin, Batoule
et les domestiques se baissèrent pour exprimer leurs vœux de bonheur. Le
dîner était prêt. Lalla Fatma avait invité quelques membres de la famille.
C’était le retour du seigneur. Cela méritait une réception. Il y avait la bellesœur, Saadia, toujours mauvaise et prompte à médire des uns et des autres.
D’ailleurs elle ne put retenir une méchanceté :
« Alors les Négresses, les Kahlouchates, toujours aussi noires, enfin plutôt
toujours aussi sales, avec leur odeur de transpiration et leur mauvaise
haleine ? »
Amir ne répondit pas. Elle continua sur un autre sujet :
« Et Karim, il bégaie toujours autant ? »
À cette parole, Amir se tourna vers elle et exigea qu’elle se taise, sous
peine de la mettre lui-même dehors sans ménagement. Le ton était ferme. Il
l’avait déjà chassée de chez lui une fois à cause de l’indécence de son
comportement. Elle comprit qu’il fallait arrêter et faire profil bas. D’ailleurs
Lalla Fatma lui fit signe de se calmer. Quand le mal la possédait, ses yeux
viraient au jaune et un peu de salive coulait le long de sa lèvre inférieure
marquée par un rictus. Elle était désagréable à regarder. En fait, elle était
pathétique, sèche et sans qualité.
Karim ne put s’empêcher d’évoquer Nabou. Il dit avec ses mots :
« Belle, Naaa… bou ! »
Tout le monde se demanda qui était cette Nabou. Amir répondit qu’il
s’agissait d’une personne qu’ils avaient rencontrée et se garda bien d’en
révéler plus.
L’incident ne fut pas clos. Tard le soir, quand il se retrouva dans le lit avec
son épouse, celle-ci lui posa calmement la question :
« Aurais-tu ramené une esclave du Sénégal ? Nous avons déjà deux
domestiques, trois avec la cuisinière, elle serait de trop.
— Non, pas une esclave, j’ai fait venir une femme libre. Suivant les
préceptes de notre prophète Mohammad, que le salut d’Allah soit sur lui,
j’ai contracté un mariage de Mut’a, un mariage de plaisir, avec une jeune
femme qui s’appelle Nabou. C’est un joli prénom, tu ne trouves pas ?
— Que dire, mon homme, mon cher homme ? Dieu vous a donné, à vous
les hommes, la possibilité d’épouser jusqu’à quatre femmes. Je ne vais pas
aller contre la volonté de Dieu. Je pourrais m’énerver, casser des vases,
crier au scandale, pleurer et même partir chez mes parents, mais je suis à
toi, très attachée à toi, et je ne veux pas te perdre. Je ferai comme toutes les
femmes contraintes à vivre avec d’autres épouses. À condition que jamais
elle ne me manque de respect. Je suis ta femme légitime, j’ai droit au
respect absolu et que personne ne vienne faire des comparaisons entre elle
et moi. J’ai ma fierté. Mais je suis bonne musulmane. J’obéis à Dieu et je
t’appartiens. Toutes celles qui se sont révoltées ont tout perdu, perdu leur
foyer, leurs enfants, leur honneur. Je ne suis pas allée à l’école, mais je
connais par cœur quelques versets du Coran et je suis ses préceptes et ses
lois. Je vais prier Dieu de nous préserver de cette étrangère et de protéger
notre famille. J’espère qu’elle restera une étrangère, n’est-ce pas ? »
Amir était abasourdi par ce discours. On aurait dit qu’elle l’avait préparé
depuis longtemps. Elle avait sans doute eu une intuition. Il ne restait plus à
Amir qu’à faire venir Nabou à la maison.
Lalla Fatma lui dit avant de se donner à lui :
« J’imagine que tu l’as installée dans la massrya ?
— Oui, tu as tout deviné et tout compris. Je te suis infiniment
reconnaissant. Que Dieu te garde et nous donne la santé pour accompagner
nos âges. »
C’était une formule qu’on citait quand la santé avait des soucis : « Que
Dieu nous donne la santé de notre âge », répéta sa femme après lui.
Face à cette attitude, calme et intelligente, il perdit ses moyens.
Impossible d’avoir une érection. Pour la première fois depuis leur union,
Lalla Fatma introduisit dans sa bouche le pénis de son mari. Lui non plus
n’avait jamais baisé sa vulve. Les femmes entre elles au hammam disaient
que c’étaient des pratiques de voyous et de putains. Malgré cela, son sexe
restait mou, sans désir, sans plaisir. Elle le garda un moment entre sa main
droite, essaya de le réveiller puis abandonna. Il l’embrassa et lui souhaita
une bonne nuit. Le lendemain, il n’en revenait pas de l’audace de la veille.
Elle allait lui faire une fellation ! Quelle bonne initiative ! Que s’était-il
passé durant ces mois d’absence pour que Lalla Fatma ait osé faire ce
qu’aucune bonne bourgeoise fassie ne tolérait, en principe ? Ah le
hammam ! Le lieu où les langues se déliaient, où la chaleur souvent
étouffante aidait les femmes à se raconter librement, sans censure. Il y avait
là Samra, une femme divorcée devenue marieuse. Elle prodiguait des
conseils aux jeunes femmes encore célibataires :
« Si tu veux tenir et retenir ton homme, deux éléments sont essentiels : le
sexe et la nourriture. Il faut le rendre dépendant de toi dans les deux
domaines. Il ne faut pas tout lui donner tout de suite. Il faut le faire saliver,
languir, attendre. Garder du mystère, ne pas tout dire. Autre chose, arrêtez
de croire que les femmes noires ont une sexualité plus importante que la
nôtre. Elles sont comme nous, sauf qu’elles ont très vite compris qu’il
fallait être totalement libérée et n’avoir aucun tabou, aucun interdit. C’est
cela que j’enseigne : il faut vous libérer ! Usez de votre corps pour rendre
fou votre homme. N’oubliez pas, ils sont faibles et pas très courageux.
Caressez-les partout, embrassez-les partout, soyez libres, ainsi votre désir et
le leur n’en seront que plus forts. Quant à la nourriture, il faut lui préparer
vous-mêmes des petits plats que la cuisinière ne fait pas d’habitude. Le
nourrir et l’embrasser, le lécher partout. Voilà le secret, mes sœurs ! »
S’ensuivait une discussion sur les organes génitaux des hommes, leur
taille, leur grosseur, leur puissance. Là, Samra était formelle :
« Ce n’est jamais la plus grosse qui donne le plus de plaisir. C’est une
légende et cessez de croire que les hommes noirs seraient plus virils que les
Blancs. Tout est dans la tête, pas dans le caleçon. Et je sais de quoi je
parle. » Une jeune épouse disait : « Les négresses n’ont aucun tabou, et les
hommes aiment ça. C’est à cause de cela qu’à certaines on coupe le
clitoris. » Samra rectifiait : « Non, elles sont plus libres, la religion ne les
bloque pas. Et puis, elles ont des traditions différentes des nôtres. » Une
autre demandait : « Alors pourquoi nos hommes vont en Afrique ? Ils disent
qu’ils font du commerce, moi je les soupçonne de se dévergonder entre les
cuisses de ces Négresses, voleuses de maris, voleuses de leur santé ! » Elle
était en colère car son mari l’avait non seulement délaissée mais
abandonnée pour aller vivre en Guinée.
Lalla Fatma était intimidée et très intéressée par ce que disait Samra.
Après sa dernière visite au hammam, elle était rentrée chez elle en pensant :
« À présent, il va falloir que j’apprenne la liberté ! ça va être dur ! »
Amir prit son temps avant de faire venir Nabou à la maison. Pas de
maladresses, pas d’erreurs, car n’importe quelle épouse aurait pu se vexer
pour beaucoup moins que cela. Le discours de Lalla Fatma restait pour lui
ambigu. Mais les traditions, certaines habitudes et quelques privilèges
attribués à l’homme par l’islam facilitaient la tâche d’Amir qui cherchait à
résoudre une situation très problématique : vivre avec deux femmes sous le
même toit sans qu’aucune complication ni contrariété ne surgisse chez l’une
ni chez l’autre. Il savait qu’il espérait l’impossible. Son problème était
simple : il voulait plaire à tout le monde, ne pas froisser Lalla Fatma tout en
faisant croire à Nabou qu’elle était la bienvenue dans cette maison, alors
que tout pouvait basculer du jour au lendemain et rendre infernal le
quotidien. Impossible de croire qu’il éviterait les conflits. Il en avait
horreur, et toute sa vie il avait tenté de les esquiver allant jusqu’à perdre sur
tous les tableaux. C’était son tempérament. Un jour, son frère aîné lui avait
dit : « Tu es naïf, c’est pour cela que tu ne feras jamais fortune. Tu crois que
la bonté réglera les problèmes, mais pas du tout : la bonté, c’est un leurre
qui vous rend stupide et les autres en profitent pour tout vous piquer. Alors,
s’il te plaît, assez de naïveté, la vie est une lutte, pas un joli pique-nique au
printemps, où tout va bien et tout le monde s’aime. Réveille-toi. Regarde
comment je travaille. Si je ne fais pas gaffe, mes employés me
dépouilleront… Il ne s’agit pas de devenir méchant, ça, ce n’est pas
possible, mais au moins sois réaliste : si tu hésites, si tu montres un peu de
compréhension, tu es foutu, car tu seras considéré comme un faible, et ça,
les femmes n’aiment pas du tout ! »
Amir était un bon vivant. Il donnait la priorité au plaisir, à la bonne chair.
Le matin, il traînait au lit pendant que son épouse lui massait les jambes. Il
négligeait son commerce, comptait sur les autres pour le faire marcher. Il
était heureux et se savait incapable de changer son caractère et ses vieilles
habitudes. Il savait par ailleurs que son frère ne le laisserait jamais tomber.
Peut-être, se disait-il, prendrai-je des cours du soir pour apprendre à être
méchant, intraitable, fort, et finalement je serai bien malheureux.
L’enfer mit du temps avant de s’installer tout à fait dans la grande maison.
Au début, notamment le premier jour, Lalla Fatma traita Nabou comme une
invitée qui repartirait bientôt. Elle l’accueillit avec des mots aimables, mais
elle insinuait régulièrement qu’elle devrait bientôt les quitter :
« Tu es là pour combien de temps ? Quelques jours, une semaine ou
deux ? »
Nabou ne répondait pas, souriait puis glissait une formule du genre :
« Incha Allah ! », ce qui ne voulait pas dire grand-chose dans ce cas. Elle
était digne et fière. Elle se contrôlait bien et ne s’énervait jamais.
Elle fut installée par Amir dans la chambre d’amis, qui était confortable et
disposait de sa propre salle de bains. Profitant de l’absence de son mari
pour quelques jours, Lalla Fatma obligea Nabou à déménager ses affaires.
Elle la fit dormir dans un coin de la cuisine, et mit les choses au clair, d’une
voix calme mais ferme. Nabou sentit tout de suite que cette femme était
forte et qu’elle ne serait pas de taille à lui résister. Elle se découvrit faible et
blessée, sentant qu’au fond elle ne maîtrisait rien :
« Bon, ta place est avec les domestiques. Tu es là pour travailler, faire le
ménage, laver le linge, le repasser, et obéir aux ordres. Tu mangeras avec
les deux autres femmes, des paysannes qui s’occupent de la maison. Quant
à Batoule la cuisinière, tu ne t’approcheras pas d’elle. D’ailleurs tu ne
toucheras pas la nourriture. Je sais, les Noirs ont une odeur spéciale. Je la
connais, cette odeur. Toi, tu iras au hammam tous les jeudis. Ce sera ta seule
journée de sortie. Pas question d’aller te promener ou d’adresser la parole à
des gens de la ville. Ici, c’est moi qui commande. Je donne des ordres à tout
le monde y compris à mon époux. Alors, que chacun et chacune restent à
leur place. Pas de familiarités, pas de mélange, et surtout sache une chose
bien précise : tu n’es pas de la famille, tu es une esclave ramenée dans ses
bagages par un mari naïf. Autre chose : quand tu m’adresses la parole, tu
restes à bonne distance de moi et tu ne lèves pas les yeux. »
Après un instant, alors que Nabou restait tête baissée, l’épouse blanche lui
dit :
« Suis-je claire ?
— Oui, Madame.
— Non, je ne suis pas Madame, je suis Lalla, plus exactement ta Lalla, ta
patronne, celle qui a sur toi le droit de vie ou de mort.
— Oui, Lalla. »
Elle se mit au travail et se retint de pleurer. Elle se disait que jamais son
homme, qui n’était plus son homme, ne la laisserait dans ces conditions.
Peut-être se faisait-elle des illusions. Quand Amir fut de retour, sa femme
l’informa de ce qu’elle avait fait. Il ne dit rien et pire il ne rendit pas visite à
Nabou. Mais elle n’y vit aucune lâcheté, elle pensa que c’était une tactique.
Seul Karim vint la voir. Son extrême sensibilité, sa gentillesse innée et son
intuition lui permirent de trouver les mots pour la consoler. Il lui promit de
la sortir de cette cuisine noire :
« Karim t’aime fort ; Karim pas possible te laisser en prison… »
Personne n’avait le droit de gronder Karim. Sa mère lui demanda
seulement de ne pas perdre son temps et d’aller suivre les cours de dactylo.
Il obéit et lui dit : « Mamouche, jt’aime. »
Une des domestiques s’appelait Zohra et l’autre Tam. Elles étaient
originaires du même village. Leurs parents les avaient confiées à cette
famille. Une fois par an, ils rendaient visite à Amir qui leur donnait un peu
d’argent. Elles ne savaient ni lire ni écrire et devaient travailler sans un seul
jour de repos. Elles mangeaient les restes et ne pouvaient pas élever la voix.
Nabou ne savait pas comment communiquer avec elles. Elles échangeaient
des gestes, des regards et quelques mots d’arabe que Nabou avait appris
auprès d’Amir. Il n’y avait dans leurs yeux aucun signe de révolte.
Résignées, soumises, elles survivaient dans cette grande maison où les
maîtres priaient, faisaient le ramadan et même l’aumône, partaient à
La Mecque sans s’imaginer que leur comportement était odieux et contraire
aux principes de l’islam. Mais c’était ainsi. À l’époque tout le monde faisait
venir des bonnes de la campagne et les traitait comme des esclaves, sans en
avoir vraiment conscience.
Seul Karim réagissait de temps en temps, surtout quand Batoule préparait
spécialement pour lui ces petits plats qui le rendaient si heureux. Avec ses
moyens d’expression, il se lamentait. Un jour son père essaya de justifier
cette situation :
« Vois-tu, ces pauvres gens sont nés à la campagne. Quand il y a une
grande sécheresse ou une mauvaise récolte, ils viennent en ville à la
recherche de n’importe quel travail. Alors nous nous rendons service
mutuellement. D’un côté, Zohra et Tam font le ménage, lavent ton linge, le
repassent, de l’autre nous les logeons, leur donnons à manger, et une fois
par an leurs parents reçoivent de l’argent. Tout le monde est gagnant. Si
nous les mettions dehors, elles seraient encore plus malheureuses. Le
monde est ainsi, Dieu a créé des gens de toutes sortes, des grands, des
petits, des bons, des méchants, des pauvres, des riches… Nous humains,
nous n’y pouvons rien. C’est la vie. »
Un jour, Karim semblait particulièrement contrarié. Il faisait de grands
gestes désignant la nourriture et l’endroit où elles dormaient. Le père
comprit sa colère et lui donna raison.
« Dorénavant, elles mangeront la même chose que nous, pas les restes. Je
demanderai à Batoule de cuisiner pour tout le monde et qu’elles soient
servies en même temps que nous. Les restes seront pour les chats, les nôtres
comme ceux des voisins. »
Il n’en fit rien. Des mots pour calmer un ange qui s’indignait.
Quant au sort de Nabou, Amir comprit qu’il devait composer et procéder
par étapes. Pas de précipitation, pas d’improvisation ni de colère. Il avait de
plus en plus envie de voir Nabou. Quand il pensait à elle, son cœur se
mettait à battre plus vite, il se sentait à la fois excité et troublé. Tout cela
était encore nouveau pour lui. Lorsqu’il couchait avec l’épouse blanche,
c’était l’image et le corps de Nabou qui s’imposaient à son imagination. Il
était obsédé par elle, rêvait d’elle tout le temps. Lalla Fatma s’en rendit
compte. Un soir, elle le repoussa si violemment qu’il tomba du lit. Sa rage
était brutale. Mais il fallait sauver les apparences. Elle se refusa à lui durant
une quinzaine de nuits. Amir était malheureux. Il n’avait pas accès à Nabou,
car elle dormait avec les autres domestiques. Pas question d’entrer dans la
cuisine, de toute façon c’était un lieu que l’homme ne fréquentait jamais.
Qu’y ferait-il ? À moins de vouloir abuser des pauvres femmes sans défense
pendant qu’elles dormaient. Il lui fallait trouver un stratagème pour que
Nabou ait un lieu à elle, pas forcément la chambre d’ami mais au moins une
pièce où elle serait en paix et où il pourrait la rejoindre.
Négocier avec Lalla Fatma ? Difficile. La mettre devant le fait accompli ?
Ce n’était pas si simple. Il alla demander conseil à Moulay Ahmad qui avait
son bureau à l’Université Al Quaraouiyine.
Son avis était autorisé et personne ne doutait de sa science et de ses
compétences :
« Le mariage.
— Un mariage de Mut’a ?
— Non, tu n’es pas en voyage. Elle est chez toi et, d’après ce que tu m’en
dis, elle ne va pas repartir en Afrique. Il faut régulariser d’un point de vue
religieux ta situation. Hors de question d’en faire une esclave sexuelle ou
une domestique. Elle a été ta femme durant quelques mois, tu l’as fait
venir : tu lui dois respect, tu as des devoirs envers elle et tu dois lui donner
ses droits. Dieu est clément, mais il faut être juste.
— Et Lalla Fatma ?
— Depuis quand ce sont les femmes qui décident dans notre société ?
C’est une question que tu dois régler au plus vite. Ne reste pas dans le
“haram”, dans le péché. Dieu autorise l’homme à avoir jusqu’à quatre
femmes à condition, et je répète, à condition de les aimer et les traiter
équitablement, é-qui-ta-ble-ment… En es-tu capable ?
— Je vais essayer. »
En principe, la polygamie telle qu’elle avait été instituée et telle qu’elle
devait être pratiquée était impossible. Aucun homme n’est capable
d’éprouver exactement les mêmes sentiments pour quatre femmes. L’équité
dont il est question est une forme d’interdit. Ne pouvant être juste avec les
quatre femmes, il faut s’en tenir à une seule. La loi islamique sera ainsi
respectée. Mais tous les hommes passent outre et prient pour que Dieu leur
pardonne !
En quittant la Quaraouiyine, Amir était soulagé et décidé à épouser
Nabou. Restait à savoir comment l’annoncer à Lalla Fatma.
Il entra à la mosquée Moulay-Idriss, fit ses ablutions puis, après la prière
du midi, appuyé sur un des piliers, il fixa un immense lustre dont certaines
ampoules étaient mortes. Il s’assoupit et rêva qu’il marchait seul dans le
désert jusqu’au moment où un caravanier lui portait secours et le menait à
un port. Il montait alors dans un bateau abandonné, sans marins ni
capitaine, mais qui voguait au gré des vagues vers un horizon tantôt vert
tantôt rouge, à cause des flammes qui montaient au ciel. Elles laissaient
derrière elles une fumée noire qui composait des figures énigmatiques et
inquiétantes. Il n’osait pas se lever, se laissait bercer par les ombres. Il
entrait dans un monde silencieux. Il était persuadé que les menaces
viendraient avec la nuit qui s’approchait alors que le ciel commençait à se
confondre avec l’horizon incertain.
Il ne dormait pas profondément, entendait autour de lui le bruit des
artisans et des vendeurs d’eau, chant d’oiseaux perdus dans les arcanes de
cette grande mosquée.
Une main le secoua. Il se réveilla, s’excusa, c’était l’heure de la prière de
l’après-midi. Il fit comme les autres, se leva et suivit l’imam qui avait une
belle voix.
En rentrant à la maison, il eut envie de raconter son rêve à Lalla Fatma,
mais il vit qu’elle n’était pas d’humeur à l’écouter et qu’elle était encore
moins prête à apprendre la décision qu’il avait prise. Souvent, quand trop de
doutes ou d’inquiétudes l’assaillaient, il allait voir Karim qui avait toujours
le pouvoir de l’apaiser. Il souriait presque tout le temps, dédramatisait tout,
levait son index vers le ciel et disait : Dieu ! Cela suffisait pour calmer les
nerfs et repousser les contrariétés.
Il aperçut Nabou. Elle était en train de faire le ménage, il la regarda un
moment puis ferma les yeux et se souvint de la première fois où elle s’était
donnée à lui. Sa décision d’en faire officiellement et légalement sa
deuxième épouse était prise et rien ne le ferait reculer, pas même les
menaces que pourrait proférer Lalla Fatma. Il attendit le vendredi, juste
après sa sortie du bain, réunit ses quatre enfants et leur annonça la nouvelle
sans leur donner plus d’explications. Seul Karim applaudit. Son frère aîné
lui fit signe d’arrêter. Il n’y eut pas de discussion.
Il lui restait le plus dur, l’annonce à l’épouse blanche. Il n’eut pas à la
faire. Ce fut elle qui, probablement avertie par un des enfants, prit les
devants :
« Tu as fait entrer dans cette maison le malheur, le péché et la discorde. Tu
veux épouser une domestique, une Négresse dont la couleur de peau trahit
sa noirceur d’âme, mais a-t-elle une âme ? Je me le demande. Enfin, tu es
décevant. Fais ce que tu veux, moi, je m’occuperai de l’éducation de mes
enfants, je les tiendrai loin de cette chose malfaisante, malodorante. Tu n’es
ni le premier ni le dernier à mettre en péril toute une famille à cause d’une
Négresse alliée de Satan. Dieu est grand ! »
Les choses essentielles étaient dites. Amir ne répondit rien, changea de
djellaba et repartit. Il aurait voulu annoncer la nouvelle à Nabou, mais ce
n’était pas le moment. Il avait besoin de marcher dans les rues de Fès et de
réfléchir à l’organisation de sa nouvelle vie. Dans une ruelle étroite, un âne
chargé le bouscula. Il faillit tomber mais une main lui fut tendue et l’aida à
retrouver l’équilibre. Il devait lutter contre la faiblesse de son caractère,
durcir le cœur et le ton, devenir intraitable, sans pitié, sans regret. Il se
demandait comment y parvenir. Comment les autres faisaient-ils ? Il se
remémorait les conseils de Moulay Ahmad, et hochait la tête. Oui, je suis
un homme, un bon musulman, et en tant qu’homme musulman, j’ai droit
d’épouser une deuxième femme. Je m’en tiendrai là. J’ai des sentiments
pour Nabou et c’est la première fois que je ressens cela, je suis amoureux.
Avec Lalla Fatma, tout avait été prévu, planifié, pas de surprise, surtout pas
de fantaisie. Je sais, il ne faut pas que je parle de sentiment et d’amour, on
se moquerait de moi. Ce sont des choses qui ne se disent pas. Je n’ai jamais
entendu mes parents se dire « je t’aime », je ne les ai jamais vus
s’embrasser, avoir des gestes tendres. Ils s’aimaient probablement, mais très
discrètement, dans l’intimité la plus stricte. Et moi, je me prétends
amoureux ! Personne à qui me confier. Amoureux, ça ne se dit pas, les
hommes parlent du corps et rarement des sentiments.
Il eut envie de le crier place Achabine, mais il se ravisa par peur de la
réaction des gens. Amir était une personnalité respectée. Il était le symbole
même de l’ordre et du respect du dogme. S’il criait qu’il était amoureux, les
gens diraient qu’il avait perdu la raison.
En rentrant à la maison il apprit que Lalla Fatma était partie chez ses
parents. Il n’était pas question d’aller la chercher. La tradition voulait que le
père ramène sa fille au foyer conjugal. Ce fut le cas, quelques jours plus
tard. Pâle et fatiguée, elle marchait difficilement et s’enferma aussitôt dans
la chambre qu’elle verrouilla. C’était classique. Le silence et les larmes
étaient le meilleur refuge. Elle finirait par accepter, elle se rendrait à
l’harmonie édifiée par les ancêtres, par l’islam et par le temps surtout, dans
cette ville qui ne bougeait pas et qui était restée figée dans le neuvième
siècle.
Amir retourna voir Moulay Ahmad. Il avait besoin de son soutien et de ses
conseils. Celui-ci fut étonné par son manque de fermeté :
« Sois un homme, sois fort et ne te laisse pas impressionner par les ruses
des femmes. Comme dit l’islam, “leur capacité de nuisance est infinie”.
Alors, fais ce que tu as à faire et ne reviens plus dans cet état chancelant,
hésitant, alors que tu as la chance d’avoir les moyens physiques et matériels
pour satisfaire quatre femmes. N’aie plus d’hésitation. Épouse la Noire et
vis en paix. »
De retour à la maison, Amir réunit de nouveau ses quatre enfants :
Mohamed, l’aîné, Aziz, Fatiha et Karim, et il leur exposa plus précisément
son projet :
« Comme je vous l’ai annoncé l’autre jour, j’ai décidé d’épouser Nabou,
la jeune femme qui est venue avec moi d’Afrique. C’est une personne
bonne, qui me rend heureux. En aucun cas, ce mariage n’a été décidé pour
faire du mal à votre mère. Notre religion est ainsi, je ne peux pas vivre dans
le péché. J’ai déjà contracté avec cette femme un mariage temporaire.
Aujourd’hui, elle vit chez nous et je ferai d’elle ma deuxième épouse selon
la loi et la sunna de notre prophète, que le salut de Dieu soit sur lui. Je
tenais à vous en informer. Pour le reste rien ne change. »
Silence. Pas un mot, pas une réaction. Ils se levèrent l’un après l’autre.
Seul Karim vint embrasser son père.
Les trois autres enfants allèrent chez leur mère lui manifester leur soutien.
Mohamed prit la parole au nom des autres :
« Mère, sache que nous t’aimons et que tu peux compter sur nous. Si père
a commis une erreur, une faute, Dieu le remettra dans le droit chemin. Cette
nouvelle femme devrait rester loin de notre maison. Nous sommes unis et
solidaires avec toi. »
Amir se doutait bien que ses enfants se conduiraient ainsi, malgré leur
absence de réaction devant lui.
Le vendredi d’après, deux adouls, hommes de religion, sortes de notaires,
arrivèrent à la maison où Amir, tout de blanc vêtu, les attendait. Ils devaient
inscrire sur l’acte où figurait Lalla Fatma le nouveau mariage avec Nabou
Dialo, née à Thiès, Sénégal. La cérémonie fut brève. Nabou, elle aussi
habillée de blanc, apposa sa signature sur l’acte et une dot lui fut remise
avec des tissus et quelques bijoux en or. Une prière fut dite. Un grand
silence régnait dans la cour où le petit jet d’eau d’une fontaine centrale
faisait un bruit d’oiseau.
La première nuit de noces fut tranquille. Les tensions des dernières
semaines les avaient épuisés et ni l’un ni l’autre n’était en état de faire
l’amour comme ils le faisaient du temps du « mariage de Mut’a ». Ils
s’endormirent enlacés. Nabou avait un peu pleuré, peut-être de joie, peutêtre de fatigue. Au petit matin Amir sentit naître en lui un désir puissant.
Son érection ne pouvait laisser indifférente Nabou et ils se retrouvèrent
enfin.
À Fès, il y avait deux catégories de gens : les Fassis, dont les ancêtres
étaient venus d’Arabie ou d’Andalousie, et les autres. Ces derniers
n’existaient pas. On n’avait pour eux aucune considération. Nabou n’avait
aucune chance de trouver sa place dans cette ville et encore moins dans la
grande maison. Un jour, Amir eut un malaise sans gravité. Nabou eut un
moment de panique : quel serait son sort si, par malheur, il venait à
disparaître ? Cela la fit réfléchir. Sans doute serait-elle immédiatement jetée
dans la rue sans rien, pas même ses propres affaires. Elle eut un pincement
au cœur et pria intérieurement pour que Dieu préserve son mari et lui donne
la santé.
Au hammam, elle rencontra une masseuse noire, qui, ramenée de Guinée,
s’était retrouvée dans la rue le lendemain de la mort de son maître. Il la
protégeait mais ne l’avait pas épousée. Cette femme avait tout perdu. Elle
ne savait plus comment elle s’appelait ni comment elle était arrivée dans
cette ville ou comment elle avait hérité de ce travail pénible et mal payé.
Elle bredouillait et Nabou comprenait en général l’essentiel. Aucune loi en
vigueur ne défendait ces personnes. Officiellement il n’y avait pas
d’esclavage, mais on le pratiquait sans être inquiété. C’était dans l’ordre des
choses.
La masseuse dormait dans une petite pièce, dans le hall du hammam. On
lui donnait à manger de temps en temps. Quand elle ne travaillait pas, elle
mendiait à l’entrée du mausolée Moulay-Idriss, saint et patron de la ville.
Nabou comprenait son histoire et chaque fois qu’elle le pouvait, elle lui
donnait de l’argent.
Même mariée, Nabou n’avait aucune garantie, aucune sécurité quant à son
avenir. Elle n’osait pas en parler avec Amir qui avait l’art de tout
dédramatiser. Elle décida de lui donner un enfant. Elle fit ses calculs et
parvint à ses fins. Trois mois après leur mariage, Nabou était enceinte.
Cette nouvelle eut un effet fatal sur Lalla Fatma qui eut une sorte de
paralysie du côté gauche. Défigurée, ne pouvant se lever ni crier, elle
s’enferma dans la chambre et refusa à nouveau de recevoir son mari. Seuls
les enfants pouvaient la voir. Karim, très affecté par son état, faisait des
efforts pour lui dire son amour et même la faire rire. Loin de tout,
prisonnière de ses angoisses, se sentant humiliée, elle maigrissait et refusait
de prendre les médicaments. Ses parents venaient souvent lui rendre visite
et surtout lui expliquer qu’il était dans son intérêt d’accepter la réalité et de
composer avec la nouvelle femme. Elle pleurait et répétait : « Jamais,
jamais de la vie je ne supporterai d’avoir été supplantée par une Négresse,
une étrangère sale et qui ne sait même pas parler. Elle a ensorcelé mon
mari, elle lui a jeté un sort et moi aussi je suis sa victime. Ce sont des gens
sauvages qui nous détestent parce que Dieu nous a faits blancs et propres et
eux sont des déchets de l’humanité. »
Son père lui demanda de revenir à la raison et de ne plus dire ces choses
absurdes qui étaient indignes d’une musulmane. Il lui lisait des versets du
Coran pour la calmer, mais sa haine et son dépit étaient plus forts que tout.
La maison était loin d’être un havre de paix. Amir mangeait avec Nabou ;
les enfants se servaient seuls dans la cuisine et leur mère ne sortait pas de sa
chambre. Il n’y avait plus de vie de famille. Celui qui en souffrait le plus,
c’était Karim. Il régressait un peu et même la dactylo ne le distrayait plus.
Les domestiques étaient désemparées et plus rien ne fonctionnait comme
avant. Nabou, par précaution, ne prenait aucune initiative. La plus jeune des
domestiques était à son service. Elle l’accompagnait une fois par semaine
au hammam. Il y avait toujours la masseuse qui s’occupait d’elle avec
beaucoup de soin.
Toutes les tentatives d’Amir de se réconcilier avec Lalla Fatma furent
vaines. Moulay Ahmad lui conseilla d’attendre. Un jour elle se réveillerait
et oublierait ces mauvaises pensées.
Amir organisait chaque année une grande soirée mystique, veille de la
vingt-septième nuit du ramadan. Il invitait toute la famille, des amis, des
tolbas, lecteurs du Coran, des poètes soufis. Les enfants aimaient cette
longue nuit où ils montaient sur la terrasse observer les étoiles, persuadés
que chacun avait la sienne et qu’elle brillait plus que celle des autres.
Lalla Fatma ne pouvait pas rester recluse dans sa chambre et ne pas
participer comme tous les ans à cette réception. Elle décida de sortir et
d’accueillir les invités comme elle le faisait d’habitude. Sa paralysie avait
presque disparu. Elle avait retrouvé son apparence normale. La paix étaitelle revenue ? Elle apparut aux côtés de son mari. Nabou se tenait un peu
plus loin, enceinte et souriante. À un certain moment, tout le monde se
dirigea vers le mausolée de Moulay-Idriss pour la prière de l’aube. Comme
durant les jours de fête, les enfants ne dormaient pas et jouaient. Les
hommes avançaient et les femmes les suivaient. Le cortège entra dans le
mausolée. Les femmes s’installèrent derrière, les hommes devant, et les
prières furent dites à voix haute. Au lever du soleil, tout le monde quitta la
mosquée. Amir accompagna Lalla Fatma jusqu’à leur chambre. Ils
dormirent ensemble sans se toucher. De toute façon, c’était interdit durant le
jeûne. Mais quelque chose s’était apaisé dans le couple.
Apparemment plus sereine, Lalla Fatma n’était cependant pas disposée à
composer avec Nabou. Quelques semaines après la fin du ramadan, elle fit
venir un type hirsute, mal habillé, traînant derrière lui une valise en carton.
Il se dirigea vers la cuisine et demanda qu’on lui donne à manger de la
viande crue. Il disait qu’il en avait besoin pour travailler. Batoule obéit,
nullement impressionnée par ce type qui avait tout d’un charlatan. Mais elle
en avait vu d’autres et savait sa maîtresse férue de ce genre de pratiques qui
n’aboutissaient à rien si ce n’est à dépenser inutilement l’argent de son
mari.
Après avoir dévoré tout ce qu’on lui avait présenté, il rota bruyamment et
but un grand bol d’eau chaude. Il s’enferma ensuite chez Lalla Fatma et
personne ne sut ce qu’il y faisait.
Ce sorcier devait éloigner Nabou et surtout provoquer une fausse couche.
L’obsession de Lalla Fatma était le risque que naisse dans la famille un
enfant noir, qui porterait le même nom que celui de ses propres enfants.
L’idée la rendait folle de rage. Elle disait :
« Qu’il s’amuse avec une pute, passe encore, mais qu’il lui fasse des
enfants, ça c’est insupportable. Il faut qu’elle crève avant. »
Le sorcier lui dit qu’il avait besoin d’une mèche de ses cheveux et de
quelques poils de son pubis. Mission difficile. Comment réussir à les
obtenir afin que la sorcellerie fonctionne ? Les cheveux, elle pourrait
charger une des domestiques de lui en couper pendant son sommeil, mais
les poils du pubis, seul Amir pourrait les lui arracher, et comment imaginer
en faire un complice ? Il était amoureux de cette femme et il ne laisserait
jamais quelqu’un lui faire du mal. Pendant qu’elle réfléchissait à voix haute,
elle eut une idée : corrompre la masseuse qui l’épilerait durant la séance du
massage. Elle craignait une solidarité entre Noires, mais elle prit le parti
d’essayer, se disant que l’argent réussit des miracles.
La négociation avec la masseuse fut difficile. Elle ne comprenait pas ce
que Lalla Fatma lui demandait. Une autre masseuse, blanche, proposa
d’arracher les poils de Nabou moyennant une bonne somme d’argent.
Quinze jours plus tard, elle avait les cheveux et les poils. Elle les cacha
dans un lieu sûr et attendit le retour du sorcier qui faisait le tour de la ville
et séjournerait un jour ou deux à Meknès pour guérir un enfant qui avait
perdu soudainement la vue.
Nabou se doutait bien que Lalla Fatma manigançait quelque mauvais tour.
Mais elle se sentait protégée par l’esprit des ancêtres. Rien de mauvais ne
pouvait l’atteindre. En plus, depuis qu’elle était musulmane, elle se confiait
à Dieu et réclamait sa bonté et sa miséricorde. Elle avait appris l’arabe pour
prier et pour réciter quelques versets du Coran. Elle mélangeait le français
et l’arabe mais ce qui comptait, c’était son intention d’être dans le droit
chemin de Dieu. Son ventre grossissait, ce qui lui donnait une allure encore
plus belle. Quand elle se déplaçait, elle semblait légère et marchait sur la
pointe des pieds. Amir la gâtait et embrassait son ventre quand il arrivait et
quand il repartait. Il se sentait tel un jeune homme, amoureux et heureux.
Même si les affaires ne marchaient pas bien à cause des troubles politiques,
il ne se lamentait pas comme ses voisins et ses cousins. Ce n’était pas sa
priorité. Il était obsédé par cette grossesse, comptait les jours et ne
dissimulait pas son impatience. Il prit contact avec Touria, la sage-femme.
Elle avait vieilli et ne pratiquait plus. C’était Kenza, sa nièce, infirmière à
l’hôpital français, qui la remplaçait. Elle vint ausculter Nabou et déclara
d’un ton ferme :
« Ce sera dans une dizaine de jours, ce sont des jumeaux ou des
jumelles. »
Amir faillit perdre l’équilibre. Nabou eut un rire nerveux. Deux Noirs
dans la famille ! Il y aurait là de quoi achever Lalla Fatma.
Dans cette ville sans horizon où les maisons s’encastraient les unes dans
les autres et les ruelles tissaient un labyrinthe étroit, où la vie semblait écrite
d’avance dans un grand cahier déposé au-dessus de la tombe du saint patron
de la cité, chacun devait rester à sa place. Les femmes ne devaient en aucun
cas dépasser les frontières tracées par les siècles et les hommes, les pauvres
devaient se contenter de leur condition de pauvres et ceux qui
s’enrichissaient devaient poursuivre le chemin des affaires et ne pas
regarder en arrière ou avoir un sentiment d’iniquité. Ils devaient faire
l’aumône, bien traiter les malheureux et remercier Dieu de leur avoir
prodigué tant de biens.
Amir était plongé dans ses réflexions quand Karim vint se jeter dans ses
bras comme s’il manquait d’affection. Il avait envie de pleurer. Le maître
d’école l’avait renvoyé parce qu’il n’arrivait pas à prononcer le mot
« spectacle » qu’il disait « pistal ». Amir avait remarqué que Karim
régressait souvent lorsqu’il avait des motifs d’inquiétude.
« Que se passe-t-il, mon fils ?
— J’ai peur…
— Peur de quoi ?
— Maman malade, maman pleure, pleure…
— Ne t’en fais pas, tu vas avoir un nouveau petit frère ou une nouvelle
petite sœur.
— Je sais, Nabou est en… en… cein… attend bébé.
— Voilà. À partir de maintenant, je compte sur toi pour m’aider au
magasin. Le reste du temps, un instituteur viendra à la maison te donner des
cours. Il ne te fera pas pleurer comme l’autre imbécile.
— Pour moi tout seul ?
— En attendant, accompagne-moi au magasin, je dois y mettre de
l’ordre. »
Karim aimait être responsabilisé. Travailler avec son père était mieux
qu’une thérapie. Un infirmier avait appris à Amir qu’un orthophoniste
venait de s’installer dans la ville nouvelle. Il se renseigna et on lui confirma
l’installation du spécialiste dans le quartier des Français. Il nota ses nom et
adresse et annonça à Karim qu’il allait le présenter à un nouveau médecin.
Celui-ci répondit avec son grand sourire :
« Pas ma… malade, moi ! »
L’instituteur n’était autre que le plus jeune fils de Moulay Ahmad. Il
consacra deux heures par jour à Karim à qui il apprenait à lire et à écrire.
Installée dans une belle chambre symétrique à celle de Lalla Fatma,
Nabou se faisait discrète. Les deux femmes ne communiquaient pas. Amir
passait deux nuits par semaine avec l’épouse blanche qui se refusait
toujours à lui. Même enceinte Nabou le comblait par des caresses et une
grande tendresse. Alertés par leur mère, les enfants étaient embarrassés ;
seule la fille prit position nette contre la femme noire et le fit savoir en
criant :
« Si un jour je devais me marier, j’épouserais un chrétien, un étranger
venu d’un pays où la polygamie est interdite, où les Noirs ne se mélangent
pas avec les Blancs. Père ne sait plus ce qu’il fait, il ne s’appartient plus, il
est sous l’influence néfaste d’une tribu, vous verrez, un jour ils vont tous
débarquer et nous envahir, nous prendre nos biens et nous mettre dehors ! »
Lalla Fatma qui ne quittait pas la chambre aperçut par la fenêtre Kenza
qui s’affairait. Nabou était sur le point d’accoucher. Elle observa cette
agitation et ne put empêcher une larme de couler. Elle était triste et en
même temps voulait faire des efforts pour accepter la situation et s’y
adapter. Mais elle n’était pas prête. Elle avait le sentiment d’avoir perdu son
mari. C’était comme si elle était morte et qu’elle assistait à la nouvelle vie
de son époux avec cette femme noire qui le rendait heureux. Elle se posait
des questions sur son comportement, sur leur sexualité, maudissait les
femmes africaines. Elle ne voyait là aucun racisme. De toute façon les
Marocains avaient toujours considéré que les racistes étaient les autres.
D’où venaient ces idées stupides qui prétendaient que les Noirs avaient une
sexualité particulièrement performante ?
Amir était là. Karim gardait le magasin. Les domestiques se dépêchaient
de nettoyer la maison. Batoule réclama des abats d’agneau afin de faire une
soupe pour redonner des forces à la jeune maman après l’accouchement.
Tout était prêt pour accueillir le ou les nouveau-nés.
Amir restait à l’écart, égrenant son chapelet. Lalla Fatma avala un
comprimé, se fit servir une tisane et s’endormit. Il n’était pas question pour
elle d’assister à cet événement qui la meurtrissait tant. Sa fille fit de même,
elle installa un matelas dans la chambre de sa mère, à côté d’elle, et décida
de dormir le temps que durerait l’accouchement.
À l’arrivée du premier nourrisson, Batoule poussa un youyou strident qui
réveilla sa maîtresse. Au deuxième, elle cria : « Allah Akbar ! » Kenza était
interloquée. Comme elle l’avait prévu, c’étaient certes des jumeaux, mais
l’un des deux était noir, très noir et rougeâtre. En fait, l’un était plus foncé
que l’autre, mais ce ne fut que quelques jours plus tard que la couleur de
leur peau s’affirma de manière éclatante. Le premier-né était blanc, tout
blanc, le second, noir, tout noir.
Elle n’avait jamais vu un tel cas ni même imaginé que cela était possible.
Elle dit :
« C’est un signe de Dieu ! Une bénédiction, un double capital. »
Amir, trop ému, dit simplement :
« Hassan et Houcine. Je les appellerai Hassan et Houcine. C’est la
tradition. »
Il consulta de nouveau Moulay Ahmad sur ce phénomène.
« Normalement, tes enfants devraient être café au lait, là on a d’un côté du
café noir, de l’autre, du lait. Dieu a ses raisons. Accepte ce don de Dieu et
dis-toi que c’est un signe de sa bonté. Dieu a créé l’humanité diverse pour
que les uns et les autres se connaissent et s’entraident. Il ne fait pas de
différence entre le Blanc et le Noir, entre l’étranger et l’autochtone, entre
ceux d’ici et ceux de là-bas, c’est ainsi. Estime-toi privilégié, tu as de la
chance et ne la gaspille pas dans des choses inutiles. Donne-leur une bonne
éducation dans le sens de notre foi et de notre religion. »
Karim ne pouvait cacher sa joie d’avoir deux nouveaux petits frères. Il
chantait, dansait comme lorsqu’il gagnait une compétition de natation. Il
avait raté ce matin sa séance d’entraînement pour pouvoir assister à
l’accouchement. Ce fut lui qui annonça la nouvelle à sa mère qui ne fut pas
étonnée. Elle dit même :
« La preuve que c’est une sorcière, l’un est blanc, l’autre est noir ! Ça ne
s’est jamais vu. »
Karim ne releva pas ce commentaire. Il courut dans la maison pour
annoncer l’événement à tout le monde. Il s’était muni d’une casserole dans
laquelle il tapait avec une cuiller en bois :
« Avis à la po… po… poulation ! Hass… Hassan et Hou… Houcine sont
là… Vive papa, vive maman… »
Il fut rattrapé par son frère aîné qui lui rappela que Nabou n’était pas sa
mère.
« Oui, je sais, mais Nabou est maman de Hassan et de Hou… Houcine…
mes frères ! »
Au septième jour après la naissance, Amir fit égorger deux moutons et
nomma ses deux garçons. Moulay Ahmad leva ses mains jointes et
demanda aux hommes qui assistaient à la cérémonie de prier avec lui,
réclamant à Dieu tout-puissant : « Que ces deux enfants soient les
bienvenus dans ce monde, qu’ils soient bénis par Dieu et qu’ils soient
annonciateurs de Bien, de prospérité, de sérénité, de paix dans la religion
d’Allah et de son Messager Sidna Mohammad ; qu’ils soient guidés dans la
voie droite de notre foi et de nos valeurs qui font que nous sommes de
simples passagers dans cette vie et que nous appartenons à Dieu et qu’à lui
nous reviendrons selon sa volonté sacrée… »
Après la prière, le déjeuner fut un festin. Il ne manquait que les musiciens
qu’Amir n’avait pas osé faire venir pour ne pas attiser la jalousie de Lalla
Fatma.
Mais blessée, meurtrie, elle ne s’appartenait plus.
Quelques jours plus tard, elle envoya Batoule chercher le sorcier qui,
malade, ne se déplaçait plus. Alors elle décida d’aller le voir. Pour cela, il
lui fallait l’autorisation de son mari. Elle inventa l’histoire du tapissier juif
qui devait refaire les salons mais qui, pour des raisons de santé, ne sortait
plus du Mellah. Elle dit à Amir :
« Si tu permets, je vais lui rendre visite et lui donner les mesures des
matelas à refaire, donne-moi l’argent de l’avance. Et puis, j’ai envie de
sortir, de voir d’autres gens ; j’ai besoin de changer d’air. »
Elle mit sa djellaba grise, son petit voile blanc qui cachait la bouche et le
menton, puis s’en alla avec Batoule, hors de la médina, retrouver le sorcier
qui les attendait dans une sorte de hangar.
« As-tu ce que je t’ai demandé ? »
Elle lui donna la mèche de cheveux et les poils qu’elle avait gardés dans
un mouchoir.
« Tu aurais dû venir plus tôt ; toute la ville ne parle que des jumeaux, l’un
noir, l’autre blanc. Maintenant, que faire ? »
Elle lui tendit quelques billets puis dit :
« C’est ton travail. L’objectif, c’est que cette femme retourne d’où elle est
venue, et bien sûr avec ce qu’elle a pondu. »
Le sorcier lui donna un talisman qu’elle devait glisser sous le lit de
Nabou.
« Avec ça, elle perdra le sommeil. Ensuite, ce sera la raison, tu verras, elle
quittera la maison comme une furie. Mais je vais travailler pour une action
plus efficace et plus rapide. Il me faudrait quelques fils d’or, c’est important
pour ficeler les talismans. Tu les donneras à Batoule. »
Le soir Amir lui demanda des nouvelles du tapissier.
« Je ne l’ai pas trouvé ; on m’a dit qu’il avait été hospitalisé.
— C’est curieux, parce que cet après-midi, il est venu se faire payer le
travail qu’il a fait avant mon départ en Afrique. Il était en bonne santé. Tu
me caches des choses. »
Lalla Fatma bredouilla quelques mots puis se réfugia dans sa chambre.
Amir demanda à Nabou de faire attention à ce que Batoule lui donnait à
manger. Il savait de quoi était capable une femme jalouse.
Avec le temps, il comprit qu’il ne pourrait pas garder Nabou dans la même
maison que la femme blanche. Il fallait lui trouver un autre logement dans
le quartier, l’éloigner du danger qui la menaçait. Mais il n’en avait pas les
moyens. Il convoqua la cuisinière et la mit en garde contre toute sorcellerie
dont pourrait être victime sa jeune épouse. Il lui fit jurer sur le Coran que
jamais elle ne nuirait à Nabou. Il ne craignait pas les gribouillis et les
talismans, mais avait peur de produits comme la cervelle de l’hyène qui,
dissimulée dans la nourriture, pouvait provoquer des paralysies et des
troubles de comportement. Elle lui promit de faire semblant d’obéir à sa
maîtresse pour ne pas s’attirer les foudres de Lalla Fatma mais de ne jamais
nuire à Nabou. Batoule n’aimait pas sa maîtresse qui la faisait travailler
sans relâche.
Un jour, Amir eut l’idée de louer une machine à laver la vaisselle qu’une
société basée dans la ville nouvelle avait importée de France. Au bout d’un
mois, s’il était satisfait, il pourrait l’acquérir à un prix intéressant. Il aurait
été le premier Fassi à installer cette machine chez lui. Il était fier de faciliter
le travail des domestiques, qui étaient fascinées et ravies. Pour elles c’était
le rêve. Plus de corvée de lavage. Un technicien leur expliqua le
fonctionnement de la machine, fit un essai et s’en alla après leur avoir
donné quelques conseils d’utilisation. Elles étaient éberluées et
s’imaginaient bien que cela déplairait à leur patronne. Sans faire de longs
discours, Lalla Fatma, par pure méchanceté, leur interdit son utilisation :
« Vous avez des mains et des bras, dites à mon mari que vous n’avez pas
besoin de cette machine, qui est bonne pour les handicapées, pour les
paresseuses, pas pour vous. D’ailleurs il faudra qu’il la rende. La première
qui la touche le regrettera toute sa vie. C’est bien compris ? »
Deux hommes vinrent la reprendre. Les domestiques voyaient disparaître
cet appareil magique. Elles en avaient les larmes aux yeux. Les paroles de
leur maîtresse les blessèrent. Mais elles avaient l’habitude d’être traitées
comme des esclaves. Elles savaient qu’un jour ou l’autre l’heure de la
justice sonnerait. Elles n’osèrent en parler avec Amir. De toute façon, elles
ne pouvaient pas s’adresser à lui. Il obéit à sa femme et évita un nouveau
drame. Ce n’était pas le moment de la contrarier.
Amir continuait à passer deux nuits avec la femme blanche qui, au bout
d’un certain temps, accepta de reprendre les relations sexuelles. La tiédeur
de ces exercices le rendait triste et amer. Ils remplissaient un devoir
conjugal, sans plaisir, sans joie, sans fantaisie. Il était plus heureux quand il
couchait avec Nabou qui, malgré la maternité, n’avait rien perdu de sa
sensualité et de ses prouesses. Ses seins avaient grossi, Amir les tétait
comme les bébés, caressant tout le corps qui était encore plus doux et plus
excitant.
Les travaux du sorcier n’eurent aucun effet sur Nabou ni sur ses enfants.
Lalla Fatma finit par admettre la situation en attendant le moment propice
pour se venger.
Les fiançailles de son unique fille, Fatiha, eurent lieu dans une ambiance
tendue et faillirent mal tourner. Hassan et Houcine avaient deux ans, ils
couraient comme des petits diables dans la grande maison. La mère du
fiancé demanda d’où venait cet enfant noir. Amir répondit sur un ton ferme
et quelque peu menaçant :
« C’est mon fils, Hassan, le frère jumeau de Houcine, et le demi-frère de
la fiancée. »
Silence. Des regards en biais. Les deux adouls devant inscrire l’acte se
demandaient ce qu’il fallait faire. Lalla Fatma intervint :
« Ce n’est que son demi-frère, on ne va pas faire un drame pour si peu de
chose, c’est comme l’odeur du gras sur le couteau, rien.
— Oui, mais il est noir ! dit le père du futur fiancé. Nous nous préparons à
entrer dans une famille où un des frères de la fiancée est noir. Ce n’est pas
dans nos traditions. Qui nous dit que Fatiha n’accouchera pas d’un Noir ?
— Et alors ? cria Amir. Je voulais l’appeler Bilal, comme l’esclave noir
affranchi par notre prophète, mais comme il a un frère jumeau, j’ai opté
pour Hassan et Houcine. Quel mal y voyez-vous ? Et puis, la couleur de la
peau n’est pas contagieuse ! »
Grand silence et embarras. Karim détendit l’atmosphère en jouant au
piano un air entraînant. Tout le monde l’applaudit. Il pouvait être content. Il
avait sauvé la situation.
Les deux adouls eurent la bonne idée de réciter la Fatiha et de lever leurs
mains jointes pour que Dieu bénisse cette union et fasse régner la paix et la
sérénité dans les cœurs. L’oncle Brahim offrit aux mariés douze cuillers en
argent. Une superstition affirmait qu’acheter des cuillers pour soi portait
malheur.
À la même époque courait une rumeur, lancée par la caissière du
hammam, qui accusait Nabou d’avoir volé Houcine, l’enfant blanc. Le tour
de la médina fut vite fait et le bruit arriva jusqu’à Amir. Alors qu’il
s’apprêtait à fermer son magasin, un voisin mesquin et jaloux s’approcha de
lui et murmura à son oreille :
« Que tu te tapes une Noire chaude, ça va, mais que tu la laisses te faire
croire qu’elle est la maman de l’enfant blanc c’est dégueulasse ! »
Amir ne répondit pas, baissa la tête et s’en alla en direction de la maison.
Lalla Fatma lui posa directement la question :
« Vous étiez dans la chambre au moment de l’accouchement ? Non, alors
l’enfant blanc a pu être volé avec la complicité de la nouvelle sage-femme,
une perverse, une débauchée, non mariée et plein d’hommes dans son lit.
Son témoignage ne vaut rien. Pas la peine de lui demander de venir nous
raconter des bobards. »
Pour la première fois de sa vie, Amir s’emporta avec une rare violence.
Il hurla de toutes ses forces :
« Je ne supporte plus cette guerre que tu mènes contre Lalla Nabou, oui,
elle est une princesse, une femme de grande classe, digne et magnifique.
Alors ça suffit, oui, ça suffit ! Je ne veux plus entendre un seul mot contre
elle. L’attaquer, c’est s’en prendre à moi, à mon honneur et à mon intégrité.
Alors tu arrêtes ! »
Elle osa répondre :
« Sinon ?
— Sinon, la répudiation ! Ça prendra une minute, le temps d’écrire ta
lettre de renvoi et de faire tes valises. Il suffit que je prononce trois fois de
suite “Tu es répudiée” pour que tu cesses d’être ma femme. Telle est la
loi ! »
Lalla Fatma éclata en sanglots, car elle savait qu’il ne plaisantait pas, puis
elle disparut dans sa chambre. Jamais elle n’avait vu son mari dans un tel
état. Pour elle, c’était le résultat de la sorcellerie africaine.
Nabou avait été avertie par une des domestiques qui avait entendu la
dispute entre Amir et sa femme. Plus rien ne l’étonnait mais elle se mit à
redouter que quelqu’un ne vienne lui enlever ses fils. Elle savait que tout
était possible dans cette ville, que les manigances étaient nombreuses et
perfides. Elle dormait avec ses enfants dans les bras. Amir profita de leur
anniversaire pour marquer le coup et mit fin à cette rumeur horrible. Il se
présenta, Hassan d’un côté et Houcine de l’autre, suivis par leur mère qui
avait revêtu ce jour-là une de ses belles robes africaines. Lalla Fatma
boudait dans sa chambre, il lui semblait assister à son propre naufrage et
elle se mit à renoncer à faire ses prières, soutenant que Dieu lui avait
préféré une Noire.
Le mot d’ordre « Mohammed V est dans la lune » se répandit très vite
dans toute la ville un jour de novembre 1955. Rendez-vous fut donné à tous
les Marocains pour voir l’apparition de leur roi sur la face pleine de la lune.
Il faisait beau, le ciel était particulièrement étoilé, et voilà le peuple
marocain monté sur les terrasses, sur les collines, dans les arbres ou en haut
des rares immeubles pour voir se dessiner le profil de celui que la France
avait déposé et exilé avec sa famille, très loin de son pays, à Madagascar.
Rarement phénomène de masse aura été aussi suivi et surtout aussi cru. Ce
n’était pas de l’imagination. Certains dirent qu’ils le virent souriant,
d’autres qu’il était apaisé et confiant, que son retour sur le trône était
inévitable et que ce n’était qu’une question de quelques semaines. Les
hommes politiques trouveraient vite un arrangement qui non seulement
ramènerait le souverain à son palais mais donnerait l’indépendance au
Maroc. Après tout, ce protectorat avait assez duré et, surtout, la France était
à l’époque empêtrée dans une guerre terrible en Algérie, une guerre qui
allait faire très mal aux deux peuples, laissant des blessures quasi
irréparables.
Personne n’osait plaisanter à propos de cette apparition surréaliste, même
pas le cousin Hafid, ancien instituteur anarchiste guide clandestin et
antimonarchiste menacé de mort par les militants nationalistes. Il se cachait
et dès qu’il le pouvait criait sa passion pour la révolution française de 1789.
Amir lui avait indiqué une baraque où se dissimuler. Il lui envoyait de
temps en temps de la nourriture et il ne le voyait que de nuit, camouflé dans
une vieille djellaba :
« Écoute, Hafid, arrête de jouer les provocateurs. Tu es à contre-courant
de tout le Maroc, les Marocains aiment leur roi et se battent pour son retour.
Alors, arrête de faire l’imbécile.
— Oui, mais qu’a fait cette monarchie pour le bien-être des citoyens ? »
Hafid avait souffert et il n’était pas comme les autres. Il était un des
enfants de l’esclave noire que son père avait ramenée de Guinée. Il était
métis. Méprisé, humilié, il avait vite appris que personne ne lui ferait de
cadeau, alors il s’était mis à lire jour et nuit et s’était constitué une
bibliothèque. Les livres lui avaient permis de trouver enfin son identité, un
équilibre et l’apaisement. Le racisme était presque naturel dans une société
qui avait de tout temps rejeté et traité en inférieures les personnes noires de
peau. Il avait lu Voltaire et Hugo, Zola et Rabelais, Rimbaud et Omar
Khayyam, Khalil Gibran et André Gide, Ahmed Chawqi et Anatole France,
Georges Darien et Taha Hussein. Il avait avalé tout ce qui lui était tombé
sous la main, avait pris des notes et appris par cœur certains extraits de
textes.
Il disait à son oncle :
« Je me suis fait tout seul ; mon père m’a abandonné. Heureusement que
j’ai trouvé tous ces livres au marché aux puces. Ils appartenaient à des
Français qui ont quitté le Maroc au moment des événements. »
Hafid était un personnage de roman. C’était un lecteur souvent passionné.
Cependant certaines lectures pouvaient tourner à l’obsession. Il avait ainsi
eu beaucoup de mal à se débarrasser de La Métamorphose de Kafka. Tous
les matins, il se précipitait devant le miroir pour constater qu’il n’avait pas
subi de transformations physiques durant la nuit. Un jour il avait remarqué
l’émergence d’une verrue sous la lèvre du côté gauche. Le lendemain, elle
s’était déplacée et avait même grossi. Il ouvrit le livre de Kafka en édition
de poche et, là, il prit peur. Sur les pages il n’y avait plus de texte mais des
dessins caricaturant son visage avec une douzaine de verrues de différentes
grosseurs. Il entendit même une voix prétendre qu’il trouverait dorénavant
son destin écrit dans ces pages. Il se mit à paniquer. Il attribua ces troubles à
la fatigue. Pourtant rien ne l’oppressait : pas de surmenage, son travail de
guide touristique clandestin était même assez calme. Mais quelque chose le
tracassait et il ne l’identifiait pas. Quand il se pencha pour prendre sa
longue pipe et la bourrer de kif, il comprit que c’était cette herbe qui lui
jouait des tours. Il la déposa et but un grand verre d’eau. Il avait toujours
fumé mais pour la première fois il sentait que le kif provoquait des
hallucinations.
Quand il reprit le roman de Kafka, après une longue sieste, le livre n’avait
plus rien d’anormal. Aucune rature ni dessin. Il se regarda dans le miroir et
sourit comme pour se dire « arrête tes conneries ».
La couverture des Dieux ont soif d’Anatole France était blanche et
apaisante. Son ami José lui avait offert ce roman en lui recommandant de le
lire au plus vite : « Quelle chance tu as de découvrir ce chef-d’œuvre ! »
Il plongea dans la lecture. Il lui semblait entendre la voix de la révolte. Il
était enchanté. C’était le genre de littérature qu’il appréciait le plus. Il se mit
à rêver et vit son père sur un âne, perdu dans la chaleur d’un village désert,
crier : « Pardon à Dieu de lui avoir donné un fils mécréant, qui ne respecte
rien, qui a fait de la révolte sa seule religion ; cela n’a rien à voir avec notre
histoire, nous sommes des monarchistes loyaux, nous ne voulons couper la
tête de personne ! Que Dieu lui pardonne ! » Il se dit que chez nous
personne n’irait faire payer quoi que ce soit à un père, que nous avions une
relation quasi religieuse avec les parents. On les acceptait comme ils étaient
et on ne leur manquait jamais de respect. Sinon, c’était la rupture et le rejet
public.
Hafid était un rebelle mais pas un mauvais fils ; il n’arrivait pas à en
vouloir à ce père qui l’avait abandonné. Quant à sa mère, elle aurait disparu
après avoir été vendue à un riche propriétaire terrien de la région de
Meknès.
Un jour Hafid expliqua à son oncle et bienfaiteur Amir, sans hausser le
ton, son point de vue : « Les Français n’auraient jamais dû déposer le roi, ils
l’auraient laissé en place et la monarchie se serait éteinte d’elle-même. Or,
en en faisant un héros, et Mohammed V est un héros, ils ont condamné le
Maroc à perpétuer le système monarchique et l’ont renforcé, la preuve, tout
le peuple est dans la rue réclamant son retour sur le trône de ses ancêtres !
Moi, je n’ai rien personnellement contre cette famille, mais franchement,
pour combien de temps resterons-nous des sujets, soumis, faisant allégeance
à un roi ? Je suis peut-être le seul à penser de la sorte. Mais je te dis ce que
je pense à toi, mon ami, mon oncle. Tout en sachant que si je parle, je serai
lynché. Alors je m’en vais, pardon ! » Amir lui démontra que les systèmes
républicains n’étaient pas forcément des démocraties, lui cita l’exemple de
l’Égypte où Nasser venait de prendre le pouvoir par un coup d’État
militaire. Il lui dit en homme prudent combien ce pays avait besoin de
stabilité et que le roi en tant que commandeur des croyants était le seul
capable d’unir les Marocains sous la bannière d’un islam tranquille.
Hafid savait que sa position était ultra-minoritaire, mais il n’en faisait qu’à
sa tête. Il avait arrêté de faire le guide, d’autant que les autorités avaient mis
sur pied une milice contre les guides non officiels. Sa décision était prise :
s’exiler. Il avait passé en revue plusieurs pays, son choix était fait : la
Suède. Il disait que c’était son rêve, son ambition. Pourquoi ce pays ? Parce
que à l’époque la Suède venait d’adopter quelques centaines d’enfants
orphelins après une guerre civile dans un pays africain. La presse en avait
longuement parlé et Hafid s’était senti non seulement orphelin mais aussi
africain ! En plus, il s’était renseigné sur le système politique des pays
nordiques.
Mais il n’avait pas de passeport et comptait sur Amir pour lui en obtenir
un. C’était difficile. Ceux qui en délivraient étaient pour la plupart des
fonctionnaires algériens avec un statut de Français. Ils étaient nombreux à
travailler dans la police et le renseignement. Les nationalistes les évitaient
et ne cachaient pas leur réprobation. Le futur mari de Fatiha connaissait
quelqu’un qui travaillait discrètement pour la police française. Il intervint
auprès de lui pour faire établir un passeport à Hafid, né à Fès de père
marocain et de mère guinéenne. Avec une enveloppe glissée dans le dossier,
parmi les documents demandés, Hafid obtint son passeport et, sans prévenir
personne en dehors d’Amir qui lui avait donné de l’argent, remplit une
valise de livres, prit le bateau à Tanger, puis le train à Algésiras jusqu’à
Stockholm qu’il découvrit un soir de décembre entièrement couverte de
neige.
Il n’avait jamais vu cette chose dont on parlait dans les romans. C’était
étrange et assez euphorisant. Comme un enfant, il faisait des boules avec la
neige et les passait sur son visage. Il était si heureux de fouler le sol de ce
pays rêvé qu’il ne ressentait pas tout le froid. Il avait un contact là-bas, un
compatriote qui avait suivi une touriste d’un certain âge. Il fut bien reçu et
de nouveau, il fallut remplir des dossiers, raconter un peu sa vie, les raisons
de l’exil, etc. Son ami le mit en garde contre un fait important : « Ici, on ne
ment pas ; pas besoin de dramatiser ta situation ; ici, un Blanc est l’égal
d’un Noir ou d’un métis, c’est ton cas, n’est-ce pas ? Alors sois droit, les
Nordiques sont droits, ils ne sont pas méditerranéens ; pas de gestes
démesurés ; pas de familiarité ; tu as les mêmes droits que tous les autres
citoyens. Tu vas commencer par apprendre la langue, et ensuite tu
chercheras un travail, l’important c’est d’être sérieux et aller droit au but.
Pas de politique, je veux dire, oublie ta hargne contre la monarchie
marocaine, cela ne les intéresse pas. Si tu te conduis correctement, tu
obtiendras tout ce que la loi autorise, mais à la moindre mauvaise action, tu
seras renvoyé chez toi sans ménagement. Mais je sais que tu es intelligent,
tu vas réussir. Oublie tes idées anarchistes et un peu délurées, OK ?
— OK ! Tu peux compter sur moi. Je n’ai qu’une religion : le sérieux, la
rigueur et le droit ! »
Quelques mois plus tard il envoya à son bienfaiteur Amir une photo où il
posait dans les bras d’une jolie blonde, plus grande que lui. Ils étaient dans
une station de ski. Amir se fit cette réflexion : Au Maroc, il n’aurait jamais
été dans les bras d’une femme blanche et il n’aurait jamais connu le ski !
On devrait envoyer un bouquet de roses à la famille royale de Suède !
Depuis la naissance des jumeaux, Amir avait pris conscience d’une réalité
qu’il voyait de loin jusque-là parce qu’elle ne le concernait pas. Le racisme
était bien installé dans les mentalités de tous, des riches comme des
pauvres, des gens de Fès comme de ceux des autres villes. Pourtant la
population marocaine n’était pas entièrement blanche. Il y avait certes des
descendants d’esclaves qui vivaient, notamment dans le sud, et qui
occupaient des postes subalternes. Les plus méritants étaient choisis pour
faire partie de la garde royale. Le roi avait donné l’ordre que cette garde
particulière soit uniquement composée de Noirs. Preuve éclatante d’un
racisme presque inconscient qui n’offusquait personne à part évidemment
ses victimes. Mais personne ne bougeait, personne ne réagissait à cet état de
choses dans un Maroc encore sous protectorat, à la veille de
l’indépendance.
Après le mariage de Fatiha, Mohamed, le fils aîné, ainsi qu’Aziz partirent
étudier au Caire après avoir obtenu une bourse d’une confrérie musulmane.
Le père n’y avait vu aucun danger, croyant en la bonté de ces musulmans
qui déjà agissaient dans l’ombre. Loin de lui l’idée d’avoir livré ses enfants
à un mouvement politique qui, en Égypte, militait contre la modernité. Il ne
restait à la maison que Karim, qui s’occupait avec amour de ses deux petits
frères tout en passant pas mal de temps sur sa machine à écrire où, comme
il le disait, il tenait son « journal ». Lalla Fatma dépérissait dans son refuge.
Dès qu’Amir s’absentait, elle donnait des ordres pour que les enfants de la
Noire mangent les restes dans la cuisine. Nabou lui échappait dans la
mesure où elle l’évitait et ne l’affrontait jamais, ce qui la mettait dans des
rages terribles.
Amir avait de plus en plus de mal avec son commerce. Les grèves
fréquentes et les manifestations décourageaient les clients. Il en parla avec
Brahim, son frère aîné qui avait quitté Fès au début des années quarante
pour s’installer à Tanger où il avait ouvert plusieurs bureaux de change.
Après réflexion, il encouragea Amir à le rejoindre dans la ville du détroit
qui était prospère et florissante.
Lalla Fatma mourut dans son sommeil une nuit où une forte tempête
s’abattit sur Fès et faillit tout emporter sur son passage. On dut attendre la
fin des pluies diluviennes pour l’enterrer et recevoir les gens venus
présenter leurs condoléances. Les trois jours consacrés aux funérailles
semblèrent interminables. Il fallut nourrir les gens, les loger et répondre à
ceux qui posaient des questions déplacées sur Nabou. « C’est la nouvelle
domestique ? » disaient les uns, sachant pertinemment qui elle était.
D’autres n’y allaient pas par quatre chemins et l’accusaient d’avoir
précipité la mort de Lalla Fatma. Toute cette méchanceté était gratuite. Dieu
avait créé l’humanité en blanc. Les Noirs étaient des erreurs de la nature qui
n’avaient rien à faire dans les grandes familles élues de Dieu et bien aimées
par son prophète. Voilà ce qu’on murmurait pendant ces journées de deuil
qui rassemblèrent une population hétéroclite. On y croisait l’oncle obèse qui
avait un avis sur tout et ne se gênait pas pour le donner. Il avait un tic et ne
pouvait s’empêcher de se curer le nez en public. Son épouse, connue pour
être une langue de vipère, se contentait de lancer des regards haineux aux
jumeaux et à leur mère qui se tenait tranquille dans un coin, vêtue de blanc,
couleur du deuil. Il y avait le frère cadet d’Amir, avare et sec, qui ne cessait
d’évoquer le problème de l’héritage. Il disait : « Manquerait plus que ça !
Des Noirs dans la famille noble descendant de la lignée du prophète. Va
falloir faire attention, les femmes noires sont connues pour pratiquer la
sorcellerie. Ce sont elles qui, avec les juifs, ont inventé ce qu’on appelle “la
magie noire”. Normal, deux espèces qui nous en veulent ! » Un cousin,
polygame et heureux de profiter de ses rentes, proposa de trouver à Amir
une jeune et belle femme de Fès, blanche et pure : « Faut pas le laisser seul
avec cette esclave ; il paraît que ces femmes ont des trucs sexuels qui
rendent fous les Blancs ! » Il y avait aussi le maître d’école coranique,
maigre et édenté, qui avait toujours une main sous la djellaba pour tenir son
pénis dont il ne contrôlait pas les réactions. Il racontait qu’une fois une
domestique métisse lui avait jeté un sort au point qu’il avait dû changer de
quartier, répétant à qui voulait l’entendre que Dieu punit sévèrement
l’adultère surtout avec des femmes de couleur. Et puis, enfin, il y avait
Brahim, le frère aîné, celui de Tanger. Il fut le seul à aller vers Nabou et lui
présenta ses condoléances en lui disant de ne pas se préoccuper des
remarques de ces imbéciles. En partant, il lui rappela que sa maison leur
était ouverte : « Vous et vos enfants vous serez toujours les bienvenus chez
moi. »
Amir avait du chagrin, même si la mort de son épouse était aussi une
délivrance et que telle était la volonté de Dieu. L’ordre des choses était à
présent brisé. Il fallait réorganiser sa nouvelle vie en famille. Il répondait
aux uns et aux autres par des formules de politesse de circonstance, ajoutant
un verset sur la tolérance rappelant que Dieu avait créé l’humanité diverse
et semblable, que la seule différence entre les êtres était dans la force de la
foi et dans la rigueur du savoir.
Après la cérémonie du quarantième jour anniversaire de la mort de Lalla
Fatma, Amir décida de faire un voyage à Tanger pour repérer ce qu’il
pouvait y faire et voir dans quelles conditions il pourrait s’y installer avec
sa femme et ses enfants. Son frère lui conseilla de ne pas perdre de temps et
de vite aller chercher sa famille. Les affaires semblaient prospérer et il ne
fallait pas y regarder de trop près. Ville frontière, Tanger ne dérogeait pas à
la règle. Tout y était possible. Époque faste pour les uns, triste pour ceux
qui tenaient encore à leurs principes et valeurs.
Chapitre 5
À la fin des années cinquante, Tanger, à la différence des autres grandes
villes du Maroc, jouissait, grâce aux légations étrangères américaine,
anglaise, italienne, française, espagnole, indienne, et allemande qui y
étaient installées, du statut particulier de ville internationale. Il semblait
que, depuis toujours, espions et bandits en tout genre s’y donnaient rendezvous pour jouer aux espions et aux bandits. Quand les choses tournaient
mal, le pacha de Tanger, le fameux pacha Tazi intervenait, et remettait de
l’ordre dans cette fourmilière qui avait ses habitudes dans les deux grands
hôtels de la ville : le Continental, qui donnait sur le port, et El Minzah, situé
à quelques pas du consulat de France.
L’époque était faste pour Brahim qui, contrairement à son frère Amir, plus
apte au mysticisme qu’au commerce, était un affairiste sans scrupules,
rompu aux combines. Il s’était trouvé un créneau : le trafic clandestin de
marchandises entre Gibraltar et Tanger, qu’il organisait comme personne. À
ceux qui le regardaient avec des yeux réprobateurs, il répondait : « Cette
ville n’est pas faite pour la loi ; ceux qui ne savent pas mentir n’y feront
jamais fortune. » Le fait que Brahim sache parler plusieurs langues facilitait
beaucoup ses relations d’affaires où commerce et magouilles politicomafieuses se confondaient allègrement. Brahim n’était jamais dupe, il savait
faire plaisir aux uns et aux autres, et prenait bien garde de rendre compte de
toutes ses combines à son ami Labbar, un agent du pacha. Ledit Labbar
avait en outre de précieuses connexions avec les commerçants indiens de
Tanger, une caste à part dans la ville, qui vivait dans son propre quartier,
était admirée et respectée et ne se mélangeait pas avec les autochtones. Ils
le rétribuaient chaque fin de mois afin d’avoir sa protection en cas de
difficultés.
Avant d’entreprendre le voyage à Tanger, de changer de vie et de se lancer
dans une aventure à laquelle il n’était pas préparé, Amir chargea un de ses
neveux de vendre la grande maison de Fès. L’époque était difficile. Le
marché immobilier était inexistant et tout le monde lui déconseilla de mettre
en vente ce petit palais, hérité de ses parents et grands-parents. Les
semaines passèrent et personne ne se présenta. Pour finir le neveu proposa
de l’acquérir lui-même à un prix très bas. Amir ne discuta pas, il quitta cette
demeure où il avait passé tant de jours heureux et décida de l’oublier.
Amir arriva à Tanger au milieu de la nuit. Il connaissait mal la ville où il
n’était venu que pour de brèves visites à son frère. Il était accompagné de
Karim, de Nabou et des jumeaux. Après une semaine chez Brahim, qui
habitait une superbe villa à la Vieille Montagne, ils s’installèrent dans une
grande maison en ruine qui avait l’avantage d’être construite sur un
magasin. Amir suivit à la lettre les conseils de son frère et se mit à vendre
du tissu qu’il achetait chez un juif polonais qui avait fui son pays à cause de
l’antisémitisme et que, dans le quartier, on appelait Polako. Il avait trouvé à
Tanger la paix et la fortune que la Pologne lui avait refusées.
Amir apprit par la rumeur que Polako était tombé amoureux de sa voisine,
une fille du Rif dont le mari était un marin. Chaque jour, en allant au
marché ou au hammam, elle s’arrêtait un court instant devant la boutique du
marchand de tissu, puis continuait son chemin. Elle aurait bien aimé rentrer
chez lui et acheter un morceau de tissu pour couvrir son salon et bavarder
un peu, mais elle savait que tout le monde la surveillait. Un jour, le mari
apprit par un voisin qu’on disait que Polako s’intéressait à sa femme. Il prit
un grand couteau de cuisine et se présenta chez lui à l’improviste :
« Alors, Polako, il paraît que ma femme te plaît ? Viens voir ici un peu
que je te coupe la bite. On verra si, ensuite, tu tournes encore autour
d’elle. »
Polako eut la peur de sa vie. Il bredouilla des excuses et jura de ne plus
lever les yeux sur elle.
« Non, tu dois déménager. C’est un ordre, t’as pas le choix. Et dépêchetoi, parce que je suis expert en découpage de bites… »
Polako plia bagage du jour au lendemain. On raconta qu’il s’était installé
à Casablanca où il avait ouvert une boucherie casher, aidé par le grand
rabbin. En attendant, à cause de cette malheureuse histoire, Amir et Brahim
avaient perdu leur meilleur fournisseur, et Amir dut changer d’activité. Il
travaillait désormais avec les Indiens, et vendait des appareils photo ; des
transistors Philips, des tourne-disque Teppaz et des stylos Parker
d’importation.
À Tanger, Amir vivait loin de ses trois autres enfants. Les garçons
étudiaient au Caire. Quant à sa fille, mariée, elle vivait à Oujda et ne
donnait plus de ses nouvelles. Ils ne lui rendaient visite qu’à l’occasion de
la fête de la fin du ramadan et celle du Sacrifice du mouton. Ils n’avaient
jamais admis la présence de Nabou dans la vie de leur père. Seul Karim
l’acceptait complètement, et avait su surmonter le chagrin que lui avait
causé la mort de sa mère.
Ces relations difficiles avec ses aînés rendaient souvent Amir malheureux.
Cela avait installé en lui une lente et irrémédiable mélancolie. Il faisait
moins attention à lui, allait avec moins d’enthousiasme à son travail, était
parfois silencieux et s’isolait. La présence de Nabou et de Karim le
maintenait debout ainsi que l’espoir d’assurer un avenir correct à Hassan et
Houcine. Aussi veillait-il avec beaucoup d’attention sur leurs études et leur
confort.
Nabou était toujours aussi tendre et complice avec lui. Elle lui simplifiait
la vie de tous les jours et essayait de lui éviter les contrariétés. L’été, quand
son fils aîné débarquait de façon impromptue et réclamait à grands cris sa
part d’héritage des biens ayant appartenu à sa mère, elle le calmait et
réussissait presque toujours à le faire partir avant l’arrivée de son père. Elle
lui conseillait de se réconcilier avec lui, d’aller le voir et de réclamer sa
bénédiction, mais il refusait obstinément et proférait des menaces à son
encontre.
Un tel comportement était parfaitement inadmissible à l’époque. En aucun
cas un fils ne pouvait s’en prendre à son père. Il risquait tout bonnement
l’exclusion de la famille et même la possibilité d’être déshérité. Cela se
produisait très rarement. C’était arrivé à Hamza, ce fils rebelle qui avait
collaboré avec la police française en dénonçant son oncle et ses amis qui
étaient réunis dans une maison abandonnée pour organiser la résistance
contre la présence française au Maroc. Quand le père apprit que le traître
n’était autre que son fils, il se rendit au centre du Diwane, le maudit en
public et lui retira sa bénédiction. Le fils prit la fuite et ne réapparut plus
jamais dans la vieille ville.
Avec le temps et malgré quelques épreuves, Nabou s’était bien adaptée à
la société tangéroise qui, grâce à son cosmopolitisme, avait l’avantage
d’être plus ouverte que celle de Fès. Il y avait même un professeur noir à
l’école américaine. Il s’appelait Jim, et Nabou le connaissait un peu. C’était
un homme charmant qui organisait, une fois par semaine, des séances où il
passait des disques de jazz après les avoir présentés et commentés. Nabou
s’y rendait de temps en temps avec les jumeaux. C’est ainsi que Hassan fut
initié à cette musique, qu’il préférait aux chansons égyptiennes que la radio
nationale diffusait à longueur de journée. Il apprit par la suite l’anglais avec
lui et devint son ami. Jim lui raconta qu’il rêvait d’aller un jour visiter la
terre de ses ancêtres, en Guinée ou au Mali. Il faisait des recherches et
expliquait à Hassan qu’il se considérait aussi africain qu’américain. Ce
jour-là, Hassan comprit soudain ce qui les rapprochait. Comme Jim, il
pouvait se dire aussi africain que marocain. C’était une vraie révélation
pour lui.
Jim, qui écrivait une histoire du blues et de la discrimination raciale dont
les musiciens et chanteurs noirs étaient toujours victimes, raconta à Hassan
la vie tragique de Billie Holiday et lui fit écouter plusieurs de ses chansons.
Cette voix blessée, meurtrie, belle et émouvante, disait tout de cette
brutalité que des Blancs exerçaient en toute impunité sur le peuple noir
d’Amérique. Elle avait connu très jeune la prostitution, la drogue et
l’alcool. Et puis elle était morte à quarante-quatre ans d’une cirrhose du
foie. Hassan prit conscience que le racisme n’était pas un accident de
l’histoire mais une calamité qui colle à la peau de l’homme, où qu’il soit. Il
en parla avec Houcine, son frère jumeau qui, bien qu’il l’écoutât
attentivement, ne prit pas la mesure du drame que vivait son frère. Hassan
qui était très sensible s’en aperçut et se rappela ce dicton marocain : « Ne
connaît le fouet que la peau qui l’a reçu. »
Douée pour les langues, Nabou parlait l’arabe sans accent, sortait toujours
enveloppée dans une belle djellaba et fréquentait, surtout durant les nuits du
ramadan, la mosquée située dans le quartier Siaghine, juste avant la
descente menant vers le port. Le reste du temps, elle empruntait des livres à
la Bibliothèque française, les lisait, un crayon à la main, notant les phrases
qui lui plaisaient dans un cahier d’écolier. Le soir elle les lisait à son mari et
se lançait dans de grandes tirades sur l’importance de la littérature. Nabou
étonnait Amir par son esprit d’initiative et sa soif d’apprendre. Il aimait ces
moments où elle partageait ses découvertes avec lui. Un jour elle ramena à
la maison une édition de poche des Mille et Une Nuits qu’elle avait achetée
sur le trottoir rue d’Italie. Elle commença à lire une histoire à Amir, qui
aussitôt la continua – il en connaissait l’essentiel par la tradition orale.
Cela devint entre eux un jeu joyeux et passionnant. Elle aimait les détails
croustillants, faisait des grimaces, puis prenait la main d’Amir et la déposait
sur sa poitrine. Leurs séances se terminaient souvent par des acrobaties
sexuelles qui les faisaient rire. Leur amour était toujours là, ils le vivaient
intensément, et ils n’avaient pas besoin des mots de tout le monde pour le
dire. Amir n’avait aucun doute sur les sentiments de Nabou à son égard. Il
en était si sûr qu’une nuit, il la réveilla, lui baisa la main et lui fit une
déclaration : « Nabou, tu es ma vie, j’espère être à la hauteur de ton
amour ! » Troublée, Nabou ne répondit rien, lui baisa les deux mains et
s’endormit dans ses bras.
Le lendemain, il partit à la gare attendre Moulay Ahmad qui devait
quelques jours après prendre le bateau pour se rendre à Algésiras et de là à
la station thermale Lanjarón, en Espagne, où il devait retrouver des amis de
son âge qui souffraient de rhumatisme. Il l’invita à la maison et il crut
opportun de lui raconter combien il était amoureux de Nabou. Le vieux sage
le regarda sévèrement et lui dit : « Elle te rend heureux au lit, c’est tout. Ne
confonds pas ça avec l’amour. Méfie-toi des femmes, elles sont capables de
détruire demain ce qu’elles adorent aujourd’hui ! L’amour, qu’est-ce que
c’est ? Est-ce que tes parents s’aimaient comme des héros de roman ? Tu es
en train de perdre la tête et tu mélanges le plaisir sexuel que te donne cette
femme avec le sentiment noble et rare qu’est l’amour, qui lui n’a pas besoin
d’être claironné sur les toits et dans les rues de la médina ! Un peu de
pudeur, mon ami, et reprends-toi ! » En observant ensuite le couple Amir-
Nabou, il regretta son discours. Il y avait de l’amour entre eux et cela
l’émut au point qu’après sa prière du soir, il joignit les mains et demanda à
Dieu de les protéger et les préserver du mal qui rôdait autour d’eux.
Hassan et Houcine étaient scolarisés au lycée français Regnault de Tanger
quand des officiers et leurs élèves, partis tôt le matin de la caserne
d’Ahermoumou, tentèrent de tuer le roi. Ils firent un massacre à Skhirat lors
de la party qu’il donnait pour son anniversaire. Ce premier coup d’État qui
échoua fut réitéré un an après en 1972. L’état d’exception, décrété au milieu
des années soixante, avait fait entrer le Maroc dans une zone de tempête qui
semblait ne pas vouloir se terminer. Amir conseilla à ses enfants d’être
discrets et de ne pas se mêler de politique. Une chasse aux opposants était
lancée. Arrestations et parfois disparitions. Nabou avait peur, car elle sentait
qu’au fond de lui Hassan était un rebelle.
Au lycée, Hassan travaillait moins bien que son frère. Il était l’unique
Noir de cet établissement où la majorité des élèves étaient blancs et
français. Il y avait bien Salem, le fils d’un Martiniquais et d’une Marocaine,
mais il avait la peau claire. Les jumeaux étaient soudés, ne fréquentaient
pas les autres élèves, arrivaient au lycée toujours ensemble et repartaient
côte à côte. Leur père sortait de moins en moins, et restait auprès de Nabou
qui aimait le choyer. Ses douleurs au dos l’obligeaient à garder la chambre.
Il avait du mal à se lever et à marcher. Il déclinait lentement et Nabou se
cachait pour pleurer. Quand arrivait le vent d’est à Tanger, tout le monde
dans la maison devenait nerveux et grincheux. Karim perdait patience, son
humeur se transformait. Les jumeaux filaient au cinéma.
En l’espace de quelques mois, l’état de santé d’Amir se dégrada tout à
fait. Les médecins, qui devaient maintenant se déplacer pour le voir,
n’arrivaient pas à détecter le mal qui le rongeait. Il maigrissait et perdait
goût à la vie. Nabou priait soir et matin et demandait à Dieu qu’il vive
encore un peu. Karim sentait que le malheur s’approchait de leur foyer. Il
avait de terribles pressentiments. Alors, chaque fois qu’il voyait Amir, il
serrait fort contre lui son corps affaibli et lui répétait qu’il l’aimait. L’oncle
Brahim, quant à lui, veillait sur le commerce de son frère. Il avait trouvé un
filon formidable qui assurait à la famille des rentrées d’argent correctes.
Finis, les appareils achetés aux Indiens. La boutique proposait désormais
des cosmétiques importés d’Europe et d’Amérique. Elle était unique en son
genre à Tanger, et les femmes faisaient la queue pour se procurer les
parfums et autres crèmes qu’on y vendait, dont les revues de mode ne
cessaient de vanter les mérites. Houcine et Hassan y étaient secondés par un
petit cousin, le dernier enfant de Brahim.
La veille de la mort d’Amir, Karim eut une crise de sanglots impossible à
arrêter. Avant tout le monde, il avait su que l’heure était arrivée. Il n’osait
entrer dans la chambre où agonisait son père dans les bras de Nabou.
Hassan et Houcine, voyant l’état de leur frère, comprirent. L’oncle Brahim
fut appelé. Ce fut lui qui fut chargé de tenir l’index de la main droite
d’Amir levé pour dire la Chahada, parole finale de tout musulman :
« J’atteste qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammad est son
prophète. »
On n’avait pu attendre l’arrivée des deux aînés qui étudiaient au Caire.
Quant à sa fille, elle arriva le soir accompagnée de son mari désagréable,
qui ne prit pas la peine de dissimuler son racisme et son arrogance. Il fallait,
selon la tradition, l’enterrer le jour même du décès. L’oncle Brahim
s’occupa de tout. Nabou était très digne dans ses habits de deuil ; elle
commençait à avoir quelques cheveux gris-blanc, dus bien davantage aux
épreuves, aux humiliations, aux insultes gratuites dans la rue ou au marché
qu’à l’âge. Cela faisait longtemps maintenant qu’elle ne réagissait plus,
ravalait sa colère et préférait voir ce qui était beau et bien dans sa vie. Elle
savait aisément comment mettre de la distance entre elle et ce qui
l’agressait. Elle n’en voulait à personne, priait en silence avant de
s’endormir, pensait au baobab qu’elle appelait secrètement à son secours.
Grâce à son attachement à ses traditions, son intelligence et sa patience, elle
résistait et, comme lui avait conseillé son homme, préférait voir les qualités
chez les gens plutôt que de mettre en avant leurs défauts et leurs vices. À
présent qu’Amir avait disparu, qu’allait-elle devenir ? Elle posa un regard
tendre sur ses enfants et prit dans ses bras Karim qui avait toujours été son
soutien et son complice.
Nabou s’était habillée de blanc pour accompagner son mari au cimetière.
Mais Brahim dut lui expliquer qu’au Maroc, les femmes n’étaient pas
autorisées à suivre le cortège funéraire. C’était ainsi. Elle pourrait aller se
recueillir sur sa tombe quand elle voudrait. Elle pleura et se mêla aux
femmes venues pour les condoléances.
Dans le cortège, Houcine remarqua deux types qui n’étaient apparemment
pas de la famille. Hassan se pencha vers lui et murmura dans son oreille :
Ce sont des flics. Une habitude à l’époque, le système devait tout savoir et
tout contrôler. L’état déplorable du cimetière affligea les jumeaux. Des sacs
plastique, des bouteilles vides, des papiers, de la merde, des crottes de
chien, de chat, de jument. De jeunes Noirs, à l’entrée, proposaient d’arroser
les tombes. Ils mendiaient en fait. Quelqu’un leur donna une ou deux
pièces. Aussitôt d’autres mendiants, blancs, liseurs du Coran, les chassèrent
à coups de pierres. Hassan se souvint de son oncle Hafid, parti vivre en
Suède parce qu’il trouvait que le Maroc était un pays bien trop violent.
Comme il avait raison, se dit-il.
L’enterrement fut d’une rapidité qui effraya les jumeaux. On aurait dit
qu’il fallait en finir au plus vite, couvrir le corps dans son linceul blanc,
mettre les dalles, les souder avec du ciment, remettre de la terre au-dessus,
lever les mains jointes et dire les prières de circonstance. Quand tout fut
terminé, un homme distribua à chacun du pain rond et des figues sèches.
Brahim régla les fossoyeurs, distribua de la monnaie sur son chemin. Et
puis ils s’en retournèrent à la maison.
L’heure fatidique était venue. L’heure où l’absent est présent dans tous les
esprits. Pendant l’enterrement, Nabou avait pris soin de recouvrir les
miroirs de la maison de draps blancs, la télévision aussi. Elle avait préparé
un repas très simple pour les invités : du pain, du beurre et du miel. Certains
évoquèrent le souvenir d’Amir, d’autres parlèrent du prix du terrain qui
avait augmenté, d’autres se risquèrent à voix basse à des commentaires sur
l’avenir de la belle Noire. Il y avait paraît-il des candidats prêts à l’épouser
dans la semaine ! Comme les choses avaient changé depuis la mort de Lalla
Fatma. C’était un de ces moments très particuliers. La tristesse était de
mise, mais tout le monde ne ressentait pas le chagrin de la même manière.
Nabou les regardait et ne se faisait aucune illusion sur l’humanité. La même
chose aurait pu se passer dans son pays. L’égoïsme des hommes ne
connaissait pas de frontières. Sauf qu’ici, à Tanger, elle trouvait que les
hommes manquaient d’élégance et de pudeur.
Et puis, tout se précipita. L’oncle Brahim s’occupa de l’héritage, qui
n’était pas bien important et qu’il répartit entre les six enfants d’Amir, plus
une petite part à Nabou. Consciente qu’elle ne s’en sortirait pas toute seule,
elle se mit à chercher du travail. Houcine continua à s’occuper de la
boutique. Karim, qui s’était découvert depuis quelque temps une passion
pour le parfum, passait ses journées chez Madani, l’artisan parfumeur
installé dans le Petit Socco. Madani lui apprenait à faire la différence entre
la rose et le jasmin, l’ambre et le musc, le santal et d’autres fragrances.
Jour après jour, il développa un odorat remarquable et acquit des
compétences de nez. Apprécié par le patron et recherché par les femmes qui
venaient demander conseil, il se fit une place des plus enviables. Lui,
l’enfant handicapé, le garçon que le médecin français voulait cacher dans
une association en France, lui, l’esprit vif et sportif, l’être qui ne connaissait
absolument pas le mal, l’intuitif, le sensible, avait enfin trouvé sa voie. Il
serait nez. Il n’avait pas besoin de faire des discours ni d’écrire des pages
même s’il ne se séparait pas de la machine à écrire que lui avait offerte
l’oncle de Casablanca. Il décrivait les parfums avec ses yeux, ses regards,
avec ses mains qui esquissaient des gestes précis comme ceux des chefs
d’orchestre.
Nabou était contente de voir combien ce garçon avait des ressources et
savait saisir sa chance au vol. Elle pensa à Amir, qui aurait été si fier de lui.
La réputation de Karim fit rapidement le tour de la ville. On parlait de lui
comme d’un génie. Certains prétendaient même qu’il connaissait les
parfums mieux que son patron. Le vieux Madani s’en moquait, il était
content d’avoir mis ce jeune homme sur le chemin d’un métier aussi
particulier où il fallait être autant artisan qu’artiste. Karim était devenu les
deux.
Hassan et Houcine, malgré leur solidarité à toute épreuve, n’avaient pas la
même vision de la vie. Hassan était obsédé par ses origines, par la couleur
de sa peau. Il envisageait de partir au Sénégal sur les traces de la famille de
sa mère. Quand il venait la voir, il posait à Nabou beaucoup de questions,
auxquelles elle ne répondait pas toujours, du moins pas d’une manière qui
le satisfaisait. Elle ne voulait pas qu’il remue le passé, qu’elle préférait voir
s’effacer. Comment lui parler de sa famille éclatée, de sa solitude, des
hommes qu’elle avait connus avant Amir ? Comment dire soudain ces
choses qu’elle avait cachées ? Les traditions fassies et la morale islamique
les réprouvaient tellement. C’est pourquoi elle esquivait un peu les
questions de Hassan, les reformulait autrement, espérant décourager ce fils
trop curieux.
Houcine, plus flegmatique, plus apaisé, se laissait vivre. Il se satisfaisait
du peu qu’on lui avait raconté de l’histoire de ses parents et faisait très
attention à ne pas contrarier son frère. Au début Hassan l’aidait à la
boutique, mais Houcine voyait bien qu’il n’était pas intéressé par ce travail.
Vendre du maquillage à des femmes ne le motivait pas, il voyait plus loin,
plus grand. Un jour une jeune femme noire se présenta. Hassan s’approcha
d’elle pour la servir. Elle le repoussa en disant : « Je veux être servie par le
patron, pas par son domestique ! » Il ne répondit pas, retira sa blouse
blanche et quitta le magasin. Il apprit plus tard que la femme qui était venue
prétendait être une arrière-cousine du roi et se considérait de ce fait comme
une princesse. Elle avait une si haute idée d’elle-même qu’elle allait jusqu’à
oublier la couleur de sa peau et méprisait les pauvres et les Noirs.
Nabou réussissait maintenant à gagner un peu sa vie. Elle faisait de la
couture, une sorte de subtil mélange fassi et sénégalais, inventé par elle. Ses
clientes étaient composées essentiellement d’Européennes qui trouvaient là
une originalité intéressante. C‘est ainsi qu’elle fut introduite dans le milieu
très fermé de la communauté étrangère de Tanger, où peu de Marocains sont
admis.
Chez une de ses meilleures clientes, la comtesse Elena Bloomfield, elle fit
la connaissance de Ralph et Juan Carlos, un couple homosexuel qui vivait
entre Amsterdam et Miami et venait d’acquérir une vieille maison à la
Casbah. Ralph était professeur d’université et son compagnon danseur dans
une compagnie colombienne qui se produisait beaucoup en Espagne. Lors
d’une représentation au Casino international de Tanger, Juan Carlos était
tombé amoureux de la ville et avait décidé d’y avoir un bien. Ils avaient
besoin d’une personne de confiance pour s’occuper de leur maison en leur
absence. Ils y venaient surtout en été et parfois au printemps. Nabou
correspondait exactement à ce qu’ils cherchaient. « Vous pourrez continuer
à faire vos travaux de couture, lui dirent-ils, l’important c’est d’ouvrir
souvent les fenêtres à cause de l’humidité, de tenir propre l’ensemble de la
maison et de la préparer quelques jours avant notre arrivée. Si vous le
souhaitez, nous vous autorisons aussi à y loger, vous et vos enfants, il y a
largement assez de place. Quand nous serons là, vous vous chargerez de
tout ce qui est matériel, faire les courses et cuisiner pour nous, si vous
l’acceptez. »
Nabou en parla à ses enfants, qui accueillirent la nouvelle favorablement.
Karim lui dit qu’il ne la quitterait jamais. Houcine lui répondit : « Pourquoi
pas ! » Quant à Hassan, il l’assura de son soutien et lui réclama simplement
sa bénédiction, à laquelle il accordait une grande importance, lui conférant
une part de magie et de mystère que lui seul comprenait.
La maison de Ralph et Juan Carlos donnait sur la mer, elle avait besoin
d’être complètement restaurée. L’hiver, comme on le lui avait demandé,
Nabou allumait les cheminées pour lutter contre l’humidité. Elle faisait
régulièrement le ménage et préparait les chambres comme si les
propriétaires pouvaient pousser la porte d’un moment à l’autre. Parfois il lui
arrivait de s’arrêter devant un lit défait. Elle pensait aux heures heureuses
qu’elle avait vécues avec Amir et pleurait en silence. Elle n’évoquait jamais
son souvenir en public.
Un jour, lors d’un grand ménage, elle cassa accidentellement un beau vase
en porcelaine de Canton Famille rose. Elle était désespérée et ne savait
comment réparer son geste maladroit. Il était impossible de recoller le vase.
À court d’idées, elle partit faire le tour des antiquaires à la recherche d’un
vase ressemblant. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Sidi Boubker qui
avait un magasin rue de la Liberté. Quand elle entra, il était installé au fond
de sa boutique, plongé dans la lecture du Coran. Il connaissait Nabou par
ouï-dire, car Ralph et Juan Carlos étaient ses clients. Elle lui raconta son
malheur. Sidi Boubker, un homme généreux et bon, la rassura :
« Je vois très bien de quel vase il s’agit. C’était une paire, mais Ralph
n’était intéressé que par un seul. J’ai l’autre, parfaitement identique à celui
cassé. Prenez-le et moi je m’arrangerai avec Ralph. Surtout ne me proposez
pas de me le payer. Je saurai régler ça avec votre patron, c’est mon ami. De
toute façon, il est hors de prix. Allez, je vais demander à Mohamed de vous
l’envelopper. Et entreposez-le dans un endroit sûr, qu’il ne se casse pas
avant leur retour. La veille de l’arrivée des propriétaires vous le sortirez et
l’installerez à la place de l’autre. Ce sera notre secret. »
Nabou ne sut comment remercier Sidi Boubker. À part Amir, elle n’avait
jamais rencontré d’homme aussi généreux. Le lendemain, elle revint avec
une belle écharpe brodée par elle et la lui offrit : « C’est pour votre femme,
j’espère qu’elle l’aimera. » Elle se dit en partant : Heureusement qu’il existe
des hommes de cette qualité, ce sont de vrais musulmans.
Mais elle n’avait pas fait trois pas hors de la boutique que, sur le chemin
du retour, un petit homme sec et gris vint la harceler :
« Je vais vous dénoncer, je vais vous dénoncer ! Vous avez tué Lalla
Fatma, vous l’avez empoisonnée. »
Nabou pressa le pas. Il la suivait toujours, continuant à l’accuser et lui
fournissant des détails troublants. À un moment, apercevant un agent de
police, Nabou poussa un hurlement qui fit fuir aussitôt l’importun. Mais elle
sentit qu’il reviendrait bientôt lui faire du chantage.
La semaine suivante le petit homme gris frappa à la porte de la villa. C’est
Hassan qui lui ouvrit. Il le reconnut tout de suite à la description qu’en avait
fait sa mère, se précipita sur lui, le souleva et lui dit sur un ton ferme :
« Si jamais tu t’avises de t’approcher de ma mère, je te jure que je
t’écraserai comme une mouche, comme un cafard, espèce de vicieux. Autre
chose, ce quartier, tant que je suis en vie, t’est interdit. Ce n’est pas une
phrase en l’air, c’est un ordre. »
Il le déposa par terre. Le petit homme gris se prit les pieds dans une
poubelle, tomba, se releva et partit en courant. On ne le revit plus jamais.
Le soir Nabou raconta l’incident à Karim. Il se mit devant sa machine à
écrire et rédigea une lettre au petit homme : « La vie est belle, et toi, pas
beau ! »
Un jour, Houcine vint trouver sa mère à la villa. Il hésita un moment puis
lui annonça la nouvelle :
« Je me marie ! »
Nabou continua à frotter le parquet avec un produit américain qui le faisait
briller vite et bien, et sans le regarder en face lui dit :
« C’est bien, mon fils. Mais ton frère ? Tu as pensé à lui ?
— Tu ne veux pas savoir avec qui je me marie ?
— Si, bien sûr. Mais je suis inquiète pour ton frère. »
Pour elle les jumeaux devaient se marier le même jour, pour respecter la
tradition et aussi à cause de ses faibles moyens. Si Houcine se mariait avant,
encore une fois, son fils noir serait discriminé. Il le vivrait mal, d’autant que
ces derniers temps Houcine, trop occupé par ses affaires, ne faisait rien pour
soutenir le moral de son frère.
Houcine prêta une oreille distraite à ce que lui disait sa mère, il avait envie
de lui raconter qu’il avait enfin trouvé la femme de sa vie. Elle était issue
d’une grande famille de Tanger, et il était impatient de légaliser cette
relation.
Quand Nabou apprit la nouvelle à Hassan, il entendit le vœu de sa mère et
lui promit qu’il allait tout faire pour trouver une femme au plus vite. Il
n’évoqua pas avec elle les nombreux incidents du racisme banal dont il était
encore victime, ils étaient somme toute admis par tous et ne bouleversaient
personne. Mais Hassan ne s’y était jamais habitué et répétait souvent à son
frère : « Que le cœur se bronze ou se brise, moi je le bronze chaque jour un
peu plus ! »
Un peu plus tard Houcine le mit au courant de son projet de mariage.
Hassan le serra fort dans ses bras et lui souhaita d’être heureux. Il avait lui
aussi un secret, bien plus lourd : il avait un fils d’une femme étrangère,
Mina, une métisse qui travaillait au consulat d’Espagne. Ce n’était pas une
histoire d’amour, juste une rencontre lors d’une fête où tout le monde avait
beaucoup dansé, pas mal bu. Il l’avait attirée contre lui, elle avait collé ses
lèvres chaudes sur les siennes. Hassan, qui connaissait bien la maison,
l’avait emmenée vers la chambre principale, où ils avaient fait l’amour
plusieurs fois sans même se parler. C’était une attraction sans discours.
Deux corps qui avaient un besoin fou de se rencontrer et de fusionner. Le
lendemain, ils s’étaient quittés en ayant l’impression d’avoir commis une
belle erreur.
Un jour, Mina était arrivée, radieuse, à la boutique et avait annoncé à
Hassan qu’elle était enceinte et qu’elle n’avait nullement l’intention
d’avorter. Elle ne lui avait rien demandé, l’avait rassuré et lui avait dit
qu’elle était heureuse de porter cet enfant. Perturbé, inquiet, Hassan n’en dit
mot à personne et attendit avec impatience la naissance de l’enfant. C’était
un garçon à la peau aussi noire que celle de son père.
Mina dut l’abandonner sous la pression de ses parents ainsi que des
autorités consulaires qui la menaçaient de la renvoyer. D’un commun
accord, ils confièrent le bébé à des sœurs espagnoles qui avaient une
association pour mères célibataires au quartier Marchane. Moyennant
quelques billets glissés dans la poche des adouls, Hassan le reconnut et le
nomma Salim. Il fut ainsi inscrit dans le livret d’état civil, de « mère
décédée à l’accouchement ». Hassan dit aux sœurs qu’un jour, il viendrait le
reprendre. Ce jour-là était arrivé.
Quand Hassan parla de son fils à sa mère, elle fondit en larmes et lui
reprocha de ne pas le lui avoir tout de suite confié :
« Mais quel âge a-t-il ?
— Un an.
— J’aurais été si heureuse ! Tu te rends compte, j’étais grand-mère et je
ne le savais pas ! Donne-moi ce petit, c’est une merveille, un don de Dieu.
Mais pourquoi ne te marierais-tu pas avec sa mère ? »
Il lui expliqua que c’était compliqué, que sa famille était catholique et très
conservatrice et que le consulat verrait ça d’un mauvais œil. Il lui avoua
qu’ils n’étaient pas amoureux et que de toute façon, si Mina voulait voir son
fils, il n’y aurait aucun problème. Récemment, il avait appelé le consulat
pour lui donner des nouvelles, il avait appris qu’elle était repartie avec ses
parents sans laisser d’adresse, probablement à Cuba dont elle était
originaire.
Hassan entreprit donc de se chercher une épouse. Il se rappela qu’un de
ses cousins, projectionniste dans un cinéma de Fès Ville nouvelle, s’était
marié en publiant une petite annonce dans un magazine de cinéma égyptien,
Kawakeb. Une jeune femme qui boitait, mais cela ne se voyait pas sur la
photo, répondit à son annonce. Ils se donnèrent rendez-vous après la
projection d’un film en noir et blanc dans lequel Farid El Atrache jouait un
séducteur sans succès et se lamentait en chantant des litanies sirupeuses et
ennuyeuses. Ils commentèrent le film en riant. Le lendemain, ils se
retrouvèrent chez des adouls qui les marièrent.
Hassan voulut tenter sa chance, mais la revue en question n’existait plus.
Il y avait une émission à Radio Tanger qui s’appelait « Liens d’amitié ». Il
s’inscrivit et c’est ainsi qu’il se maria avec Zineb, une femme divorcée
parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle était assez belle et sa peau
était presque noire. Elle était institutrice à l’école française Berchet. Quand
Hassan lui apprit qu’il avait déjà un garçon, elle se proposa de l’élever
comme s’il était le sien. Mais Nabou tenait beaucoup à s’en occuper.
Salim était un enfant doué. Il comprenait tout très vite, mais il était
paresseux et assez capricieux. Nabou le gâtait et son père n’y pouvait rien.
Scolarité médiocre. Il passait toujours de justesse dans la classe supérieure.
Un jour son père le gronda. Salim eut ce mot : « À quoi bon apprendre des
choses que je sais déjà ? »
Salim enfin était un bagarreur. À la moindre insinuation raciste, il se
battait. C’était un rebelle, ce que son père admirait secrètement.
Chapitre 6
Tanger, 2010. Hassan avait un plaisir : emprunter la voiture allemande de
son frère Houcine, aller chercher son fils Salim et s’en aller rouler avec lui
sur la nouvelle rocade qui contournait la ville. Elle partait du port, longeait
la mer jusqu’à la Rivière des juifs, un quartier populaire de la ville. Il lui
arrivait de s’arrêter et d’observer la Casbah vue de dos. Sur la falaise on
pouvait apercevoir quelques baraquements en zinc et puis les maisons qui
donnent sur le début de l’Atlantique. Il y avait là la célèbre maison d’Yves
et de Charles, York Castle, maintenant en ruine, le palais Forbes, les
terrasses du café Hafa et les petits palais de certaines célébrités. Hassan
aimait réussir à localiser la maison de Ralph et Juan Carlos, quasi invisible.
Souvent, il faisait un petit signe de la main, comme si sa mère était à la
fenêtre et pouvait le voir.
Paul Bowles était mort maintenant, ainsi que la plupart des gens de sa
génération qui se retrouvaient à Tanger pour fumer et s’envoyer en l’air
avec des « garçons pas chers », comme disait Allen Ginsberg, l’un des
poètes « Beat ». La ville avait bien changé. Dans les maisons somptueuses
récemment restaurées par des décorateurs et des artistes venus de Londres
et d’ailleurs ne subsistait plus rien de l’esprit du vieux Tanger, de ses
mythes et de ses légendes. Et l’arrivée impromptue de jeunes Subsahariens
qui avaient raté leur traversée vers l’Europe avait achevé de modifier le
visage et le corps de la ville.
Le vent d’est soufflait de plus en plus fort ; quelque chose s’était perdu.
Certains diraient le charme, d’autres parleraient d’une âme froissée, une
mémoire bourrée de trous. La zone industrielle était devenue immense et
polluait en toute impunité.
Nabou s’occupait toujours de la maison de Ralph et Juan Carlos. Son âge
avancé et ses rhumatismes la fatiguaient. Hassan et Karim l’aidaient le jour
du grand ménage. Salim lui donnait quelque inquiétude. Il lui arrivait de
pleurer, de réclamer sa mère. Nabou le consolait en lui disant combien elle
l’aimait. Zineb, l’épouse de son père, était souvent maladroite avec lui. Sa
relation avec Hassan était fragile et la satisfaisait de moins en moins. Un
jour, excédée par cette situation, elle prit ses affaires et retourna vivre chez
ses parents.
Quant à Houcine, on le voyait moins souvent. Sa boutique ne
désemplissait pas. Il avait le projet d’en ouvrir une autre boulevard Pasteur
et espérait y intéresser son jumeau. Mais Hassan était habité par tant de
questions qu’il ne pouvait pas faire sérieusement autre chose. Il se sentit
peu à peu devenir un de ces Noirs qui rôdaient autour des cimetières. Miné
par ses échecs, il était devenu, avec les années, un homme très sombre, très
renfermé.
Hassan passait la plupart de ses journées à se promener seul dans la ville,
sans véritable but. Sur son trajet, il croisait souvent des Africains qui
mendiaient. Ils étaient toujours plus nombreux à Tanger. Il avait entendu sur
eux ces rumeurs qui disaient qu’il n’y avait plus de chats dans la ville parce
qu’ils les mangeaient. Les versions variaient d’un café à un autre, d’un
hammam à un autre.
Ce jour-là, il s’arrêta un long moment sur son chemin, s’adossa contre un
pilier, fixa un homme qui devait avoir son âge, le regarda avec insistance et
sympathie, puis se concentra et s’imagina dans sa peau. Il se vit traînant
dans les rues à la recherche d’un travail ou de quelques pièces pour manger.
Hassan avait cette capacité secrète de se projeter dans la vie des autres et
dans les situations les plus complexes. Il avait rêvé un moment d’être
comédien, mais il n’y avait aucune structure à Tanger pour apprendre et
encore moins pour exercer ce métier. Soudain il sentit monter en lui une
fièvre froide. De la sueur perlait sur son front. Sa vue s’embrouillait. Sa
langue s’était figée. Tout son corps subissait une étrange transformation. Sa
peau noire brillait et il était persuadé de porter un masque blanc. Un silence
pesant régnait tout autour comme s’il avait été écarté de la vie ambiante et
qu’il changeait de peau. Il était à côté de lui-même, entouré de silence,
comme dans un spectacle muet.
Il décida de réagir, mais sentit que ses mouvements étaient lents et sa voix
lointaine. Les Africains autour de lui souriaient malgré leur détresse. Ils
s’esclaffaient, faisaient du bruit mais il n’entendait rien. Il faisait
maintenant partie de ce groupe tout en lui étant étranger. Il se mit à avancer
et se dirigea vers la station des taxis en bas de la rue de Fès. Il sentit qu’il
était guidé par quelque chose. Il se dit : C’est l’appel du destin, je le sens,
j’en suis sûr.
Après s’être brusquement ressaisi il gagna une rue, héla un taxi collectif,
une grosse Mercedes jaune datant de plusieurs décennies, et dit au
chauffeur : « Emmenez-moi à Saddam. » Après un moment, il demanda au
chauffeur : « Au fait, pourquoi ce quartier porte-t-il ce nom ? » Un barbu en
djellaba blanche lui répondit : « Saddam, comme Saddam Hussein. C’est un
martyr, il a été humilié et ensuite assassiné par les Américains. C’était un
grand patriote, il s’est battu contre l’Iran pour ses frères arabes et ensuite,
les frères arabes, tous des vendus, l’ont abandonné. Voilà pourquoi notre
quartier mérite le nom de Saddam… et nous sommes fiers de lui avoir
donné son nom… Chez toi, en Afrique, vous avez pas Saddam, vous avez
Bokassa ! » Un grand rire s’ensuivit.
Hassan aurait pu lui rappeler les crimes que Saddam avait commis contre
son peuple, mais parler avec un barbu lui parut inutile, il se dit : Ça
commence par des salamalecs ensuite ça dégénère… Pas envie de me
justifier… Le barbu a ses convictions, moi j’ai les miennes, ça sert à rien de
les confronter, de toute façon il m’a déjà catalogué, je suis africain. Avec
ces gens-là, on ne discute pas, on approuve ou on se tait… C’est la preuve
que nous ne sommes pas démocrates. Le voisin qui refuse de baisser le son
de sa télé est de la même espèce, égoïste, intolérant et arrogant. Lui aussi
met l’islam à toutes les sauces. Et puis cet autre encore qui se permet de ne
pas payer les charges de son appartement parce qu’il considère que tout lui
est dû. Ou cet avocat, connu pour perdre tous ses procès, qui veut faire la
loi, empêcher les couples non mariés d’habiter dans son immeuble. Lui
aussi fait partie de cette ligue de la vertu contre le vice. Impossible de
discuter, aucune liberté pour exprimer un point de vue opposé. Hassan, lui,
savait à quoi s’en tenir. L’islam avait bon dos. Il aurait voulu leur expliquer
qu’ils confondaient tout et excusaient leur bêtise au nom d’un islam qui
n’avait rien à voir avec leurs comportements égoïstes et fanatisés. Il se dit :
Dans ce taxi il y a le Maroc avec ses croyants et ses opportunistes, avec ses
préjugés et ses outrances et puis il y a moi, qui ne suis pas bon musulman et
qui ne peux pas le dire, qui suis perçu comme un étranger, un mendiant
venu du Sahel. Il y a mon désir d’en découdre avec ces gens et en même
temps il y a la réalité car je n’emporterais aucune victoire, au contraire, ils
me lyncheraient s’ils le pouvaient. Il vaut mieux se taire, faire profil bas et
oublier.
Il était dans ses pensées quand le chauffeur lui hurla :
« Oh toi, le Kahlouch, on est arrivés, descends. »
« Kahlouch », c’est-à-dire : négro, esclave, en arabe… Hassan avait
tellement entendu cette insulte qu’il avait fini par ne plus y répondre. Il
aurait pu leur dire : « Espèce de Khoroto », le surnom que l’on donne aux
Marocains blancs qui ne réussissent rien, mais ça ne servait à rien.
Khoroto ! L’important ce jour-là, c’était d’aller voir de ses propres yeux
dans quelles conditions vivaient les Subsahariens.
Après avoir un peu déambulé dans le quartier Saddam, il trouva un café en
face d’un des principaux squats et s’installa. Non loin de lui, quelqu’un
racontait qu’une bagarre avait éclaté la veille entre des Africains paisibles et
de nouveaux arrivants. Une question de toilettes. Le nouveau chef avait
décidé que personne n’avait le droit d’utiliser ses toilettes. « Sinon ? » avait
crié quelqu’un. « Sinon, je te couperai la bite ! » Il n’avait pas l’air de
plaisanter.
Hassan était dans une zone de la ville où la police n’entrait
qu’exceptionnellement. C’était ainsi depuis quelques années. Les gens
s’organisaient entre eux. Il y avait des chefs et un certain ordre y régnait
tant que personne ne cherchait à contrarier celui qu’on appelait « le Boss ».
C’était un petit gros, yeux verts, des rides sur tout le visage. Impossible de
lui donner un âge. Il était tout dans ce quartier où il contrôlait le passage du
hachisch, et choisissait les filles pour les envoyer se prostituer à Málaga et à
Marbella. Le Boss avait plusieurs surnoms : Dib (le loup), Manchar (la scie
– on raconte qu’il découpait ses victimes avec une scie), Wazir (le ministre,
car il circulait en limousine noire et vitres fumées), Nzak (mercure, il était
insaisissable). Le Boss passait à l’improviste et réglait les problèmes en
suspens. Évidemment, il n’habitait pas là, même s’il tenait à y avoir ses
propres toilettes ; personne ne connaissait son domicile. Il était hyper
protégé, et lorsqu’un de ses gardes lui causait du tort, il le faisait disparaître.
On racontait que s’il vous disait : « Cette nuit nous allons pêcher
ensemble », c’est que votre dernière heure était arrivée.
Un jour, alors qu’il régnait sur un autre squat qui était la propriété d’un de
ses associés mort d’une crise cardiaque, il surprit un de ses hommes en train
de donner des informations à un policier en civil. Il le laissa faire, changea
tous ses plans, fit venir son petit cousin d’à peine vingt ans, lui mit un
revolver à la main et lui donna l’ordre d’abattre « le traître ». Le gamin
refusa. Il lui arracha l’arme de la main et envoya une balle dans le front de
chacun. C’était le premier jour du ramadan, sur la falaise de Rmilat, face à
la ligne de rencontre de l’Atlantique et de la Méditerranée.
Il arrivait au Boss de faire preuve de générosité à l’égard des malheureux
Africains dépouillés de leurs biens qui traînaient dans les rues de Tanger. Il
affrétait un bateau qu’il remplissait avec une cinquantaine d’hommes et de
femmes, en échange d’une somme modique, et donnait des ordres pour les
faire passer en Espagne. Une fois partis en mer, il demandait à l’un de ses
hommes d’informer la Guardia civil d’Almería… Les passagers étaient
accueillis à leur arrivée par une armée de policiers et de gendarmes
auxquels ils se rendaient sans résistance. On les renvoyait ensuite dans leurs
pays après quelques jours passés dans un centre de rétention.
De temps en temps, dans ces quartiers déshérités, les squatteurs marocains
déclaraient la guerre aux Africains. Tanger montrait alors son visage le plus
laid et le plus inquiétant. Ce Tanger-là était inconnu, il ne faisait pas partie
du paysage. Pauvre et misérable, chaotique et délinquant, marginal et
corrompu, il ne serait venu à l’idée de personne de se rendre dans cette
partie de la ville. Hassan en connaissait l’existence, mais avait eu, jusqu’à
présent, trop peur pour se rendre compte de la situation. Peut-être à cause de
la couleur de sa peau, il se tenait loin de cet autre corps de Tanger, de cet
autre visage plein de trous et de pus. Il s’en sentait proche cependant, lui,
Noir parmi des Noirs, il savait qu’un rien le séparait de ces clandestins sans
papiers, candidats au malheur et à l’exil précaire et en permanence sous la
menace.
Il en avait parlé avec son frère, Houcine. Pour lui, ce monde-là était un
enfer qui échappait à l’ordre, à tous les ordres. C’était le règne du plus fort.
La mafia y avait des complicités avec des éléments de la police et de la
gendarmerie. Houcine, lui, préférait vendre ses produits de maquillage aux
femmes qui défilaient dans sa boutique et qui, pour certaines, attendaient
l’heure de fermeture pour s’y engouffrer et retirer leur djellaba. Un jour,
avait-il raconté à son neveu, un mari avait débarqué en criant comme un
fou. Il l’avait prié de baisser le ton. L’autre était furieux. Il lui reprochait
d’avoir vendu à sa femme un parfum qui attirait les hommes et il avait peur
de se retrouver cocu. Tout le monde s’était mis à rire. Une femme âgée avait
réclamé ce parfum miracle. Le mari était reparti en pestant. Houcine, dans
sa jeunesse, avait mené une vie de tombeur, à l’opposé de celle de son
jumeau. Bon vivant, il ne se sentait responsable de rien.
Récemment le roi avait décidé de frapper un grand coup au nord de
Tanger afin de semer la panique dans le milieu des trafiquants de kif. Une
opération d’envergure avait suivi. Mais la police fut déçue, elle ne trouva
sur place que des subalternes. Les vrais chefs avaient pris leurs précautions
et avaient disparu du jour au lendemain.
Hassan sortit du café et reprit sa déambulation. Le quartier Saddam
n’avait aucun charme. Il avait été construit à la va-vite, à la faveur d’un
plan d’urbanisme conçu un peu n’importe comment. Pas un seul arbre à la
ronde. Tous arrachés. Il faut être riche pour avoir droit à un espace vert. La
plupart des bâtiments étaient inachevés. Pas même de chaux sur les
façades : on voyait les briques rouges à nu, dont certaines étaient fêlées. Et
partout des cafés, aménagés dans des hangars ouverts sur la rue, avec des
tables en Formica et des chaises en plastique comme seul mobilier. Les
vendeurs de fruits et légumes étalaient leur marchandise à même le sol. Des
pêcheurs criaient : « Sardine fraîche, sardine fresca, sardine d’aujourd’hui,
dix dirhams… » Un type, un peu plus loin, vendait de la crème à raser, des
fleurs en plastique et des horloges avec la photo de la Kaaba en fond de
cadran. Un Africain exposait des bibelots de son pays, à côté un garçon
proposait des cigarettes au détail et un autre des dvd piratés. Un boucher
faisait griller des têtes de mouton et un gardien de voitures faisait la loi.
Hassan écarquilla les yeux et se demanda s’il était toujours à Tanger. Une
mosquée au milieu de la grande rue, pas d’école ni de dispensaire. Des
hommes habillés en Afghans, longue robe noire, taguia grise sur la tête, se
promenaient, certains suivis par des femmes tout de noir vêtues. Il n’en fut
pas surpris outre mesure. Il avait entendu parler de ces gens qui pratiquaient
un islam inventé par des ignorants.
Il fit le tour du quartier, rencontra d’autres Africains qui vendaient des
boîtes de Kleenex, de faux sacs Louis Vuitton, des produits chinois.
Certains étaient assis par terre ensemble comme s’ils attendaient un bus, un
train, une caravane ou mieux encore un prophète qui les sortirait de là, les
emmènerait loin, très loin de ce petit enfer quotidien. Mais Hassan savait
qu’aucun saint ou prophète ne penserait à s’arrêter là et que personne ne
serait sauvé.
Hassan avait des intuitions fortes qu’il recevait comme des messages. Ce
mélange de couleurs et d’épices, ces odeurs pas très bonnes, cette agitation
scandée de temps en temps par l’appel à la prière le mirent pour la
deuxième fois de la journée dans un état second. Il sentait de nouveau qu’il
ne s’appartenait plus. Un charlatan, sorte d’hypnotiseur sans talent, se tenait
là devant lui et criait que la fin du monde était imminente, qu’il fallait
renoncer aux vices et revenir à la vertu essentielle, celle enseignée par le
prophète de tous les temps, le seul à intercéder en faveur des mauvais
croyants, ceux qui ont le cœur et le corps ravagés par le Mal… Le charlatan
s’arrêta soudain de hurler et pointa d’un doigt menaçant un groupe
d’Africains, terrorisés par son discours : ils sont noirs comme le péché,
noirs comme la nuit du crime, noirs comme la grande porte de l’enfer… Les
Africains se regardèrent et préférèrent l’ignorer.
Chez Ralph et Juan Carlos, Hassan était parfois en contact avec un milieu
sophistiqué de gens huppés, bien dans leur peau, argentés et fiers de leur
extravagance festive. Il avait pu maintes fois mesurer combien Tanger était
une ville complexe, flirtant avec des perversités et des contradictions que
seul le vent d’est réussissait à calmer. Où était sa place ? Qui était-il ? Il
était si silencieux, incapable de dire ce qui le hantait, il s’était toujours senti
livré à lui-même, sans repères. Il pensait souvent à son père parti trop tôt, et
sur la tombe duquel il n’allait jamais. Il pensait aussi à sa mère qu’il aimait
tant. Soudain le visage de Nabou, si noir, si brillant, s’imposa à lui, comme
une image dans un rêve éveillé. On aurait dit qu’elle était là, assise contre le
mur, mâchouillant un bâton de réglisse, l’air absent, comme si elle
n’attendait rien ni personne. Et plus il observait les hommes accroupis sous
le soleil, plus l’image de la belle dame africaine se précisait et grandissait.
Elle souriait, peut-être lui faisait-elle signe de la rejoindre.
Le charlatan revint vers Hassan et lui dit sur le ton de la confidence :
« Méfie-toi de ces Noirs, ce sont les rejetons de Satan. Toi, tu n’es pas un
vrai Noir, tu portes un masque blanc, ça se voit de loin. Tout le monde parle
de Bilal, l’esclave noir affranchi par notre prophète bien-aimé. Mais ces
Noirs ne sont pas des croyants comme toi, certains portent une croix,
d’autres prient devant des arbres, il faut qu’ils repartent chez eux, ils n’ont
rien à faire ici. Il y a assez de misère chez nous… »
Hassan ne lui répondit pas, passa la main sur son visage comme s’il
voulait s’assurer qu’il ne portait aucun masque. Il s’éloigna et fut pris de
nouveau d’un sentiment étrange : Et si l’un de ces hommes était un de mes
arrière-cousins, un frère, un parent, quelqu’un dont je porte les gènes et le
regard ? Et si c’était moi qui étais assis à scruter l’horizon et attendre un
miracle ? Et si c’était moi l’espoir et l’honneur de la tribu choisi pour tenter
la traversée vers le paradis ? Oui, c’est moi, c’est bien moi. Ma peau est
noire, tout à fait noire, elle ne craint pas le soleil, elle brille à son toucher…
Je suis africain, j’ai marché des jours et des nuits dans les sables, traversé
des montagnes, des lacs et des forêts, je suis un clandestin, le clandestin en
chef, je sais d’où je viens, mais j’ignore où je vais…
Hassan évita de monter dans un taxi collectif. Il avait assez entendu de
commentaires hideux à l’aller pour ne pas avoir à en supporter de
nouveaux. Il marcha le long de la route, ne se retourna pas et pensa à son
fils, Salim. Il se demandait s’il était assez solide pour supporter cette haine
gratuite, s’il était suffisamment armé pour se défendre contre les imbéciles,
se reprochait de ne pas l’avoir préparé à vivre dans un pays où le fait d’être
noir n’était pas une chance. Le soir, il en parla avec lui. Il lui raconta le
quartier de Saddam et ce qu’il y avait vu. Salim venait d’avoir vingt ans, se
cherchait encore, voulait faire des études de médecine mais n’avait pas le
niveau pour passer le concours. Il était assez attiré par le métier de
journaliste. Avec ses économies il avait acheté un appareil photo « Canon »
et de temps en temps faisait des reportages qu’il essayait de montrer au
directeur d’un journal local qui l’encourageait à poursuivre dans cette voie.
Quand il avait l’impression d’avoir fait des images fortes, il les postait sur
les réseaux sociaux.
Un matin, Salim repensa à la conversation avec son père, prit son appareil,
décidé à aller voir par lui-même ce qui se passait dans ces banlieues dont on
disait le plus grand mal. Rue de Fès, il s’engouffra dans un taxi collectif et
dit : « Hay Saddam. » Il entendit le chauffeur dire en arabe qu’il allait
rejoindre ses frères perdus, ceux-là qui feraient mieux de repartir dans leur
jungle parce que le Maroc a assez de problèmes avec les Marocains et qu’il
ne peut pas accueillir tous les désespérés de la terre… Salim ne réagit pas.
Mais arrivé à l’entrée du quartier, il se surprit en ayant la même réflexion
que le chauffeur : pourquoi ces hommes et ces femmes s’entassaient-ils
dans cette misère ? Il marchait, sa main droite serrant son appareil photo,
observait ce monde qu’il imaginait, mais qui était encore plus
impressionnant qu’il ne le croyait. Le manque d’hygiène, la poussière des
rues non asphaltées, les odeurs de cuisine, la chaleur et le ciel blanc lui
donnaient l’impression d’être loin de son pays.
Il était perdu dans ses pensées quand il entendit un hurlement suivi du
bruit d’une chute. Tout de suite une foule affolée se précipita. Il y avait sur
le sol une mare de sang. Au milieu, un homme, un Noir, gisait, la tête et le
thorax fracassés. Salim fendit la foule et s’approcha du corps qui respirait
encore. Il se mit à hurler : « Appelez une ambulance, appelez la police ! »
La police n’était pas très loin. Elle était à la recherche d’un Guinéen
soupçonné d’avoir participé au cambriolage de la villa d’un Américain. On
avait fini par le localiser dans un immeuble inachevé, devenu un des squats
les plus importants du quartier. Les policiers avaient fouillé et retourné
systématiquement l’endroit. Entre ces charpentes de briques rouges, grands
trous ouverts sur le vide, maladroitement aménagés en espace de survie, il
ne pouvait pas leur échapper. Quand le suspect les vit finalement arriver, le
menaçant avec des gourdins, il se mit à courir, buta sur un sac de ciment
éventré, perdit l’équilibre et tomba du quatrième étage.
Cet homme n’était installé dans le quartier Saddam que depuis peu. Il
avait longtemps vécu dans une forêt, portant un nom étrange,
« Diplomatique », située à une vingtaine de kilomètres de Tanger centre,
non loin de l’Atlantique. Là, avec d’autres, il se débrouillait, pêchait, et
dormait dans une cabane. Le reste du temps, il sortait sur le bord de la route
et mendiait. Certains automobilistes, pour la plupart des immigrés qui
repartaient en Europe, s’arrêtaient parfois et lui donnaient de la nourriture
ou quelques pièces. Mais un jour, des familles du coin, qui avaient
l’habitude de venir pique-niquer dans cette forêt, firent appel à la police
pour qu’elle déloge ces clandestins, les accusant d’être porteurs de maladies
qui menaçaient de se transformer en épidémie. À l’arrivée de la police, le
jeune Guinéen et sa bande avaient pris aussitôt la fuite et étaient partis se
réfugier dans une église catholique espagnole située non loin de là dans le
quartier Hasnouna. Le prêtre, un Noir du Brésil, les accueillit en les
prévenant : « C’est provisoire, je ne peux pas vous garder longtemps, mais
reposez-vous, on va vous donner à manger, vous pouvez vous laver dans la
salle à l’entrée, Dieu est avec vous, mes frères. » Un des clandestins se leva
pour le remercier et dit : « Nous voudrions que vous disiez à nos frères
marocains que tous les Marocains ne sont pas racistes, mais comme dit un
dicton de chez moi : “Il suffit d’une dent cariée pour gâcher toutes les
autres”. » Sommée de repartir, c’est ainsi que la petite bande avait atterri,
quelques jours plus tard, dans le grand squat du quartier Saddam. Des
bagarres avaient aussitôt éclaté entre les nouveaux et les anciens, auxquelles
les Marocains assistaient sans réagir.
C’est dans cette ambiance survoltée, qui avait duré pendant plusieurs
jours, que la police était intervenue, prétendument à la recherche du
Guinéen suspect de cambriolage. Son corps gisait à présent quasi inerte,
maculé de boue et de sang. Salim était toujours là, penché sur lui, sous le
choc. Pas les autres, qui devaient avoir l’habitude de ce genre d’accidents. Il
n’eut pas même l’idée de prendre des photos.
Des agents de police venus en renfort dispersèrent les badauds, mais
arrêtèrent quelques Noirs qui rôdaient aux alentours et n’eurent pas le
réflexe de s’enfuir. Quand l’ambulance arriva enfin, il était trop tard depuis
longtemps déjà.
C’est ainsi que Salim se retrouva embarqué avec cinq Africains dans la
fourgonnette de la police de Tanger qui, sans ménagement, les avait plaqués
au sol, leur avait attaché les mains, les avait pris en photo dans les locaux
du commissariat le plus proche, puis les avait fait monter dans un autocar
en partance pour Casablanca où un avion déjà à moitié rempli d’autres
migrants devait les transporter au Sénégal.
L’appareil photo fut confisqué à Salim. Il protesta au début, réclama son
outil de travail, dit qu’il était marocain, de père fassi et de mère sénégalaise,
mais personne ne prêta attention à lui. Il reçut un coup sur la nuque et crut
entendre un agent qui disait : « Tous les Marocains sont des Africains, mais
tous les Africains ne sont pas des Marocains. » Quant aux autres Africains,
ils le regardaient comme un traître, quelqu’un qui reniait son appartenance
ethnique et voulait se faire passer pour un Blanc, un Arabe, un Marocain
issu de la ville de la spiritualité et du creuset de la civilisation araboandalouse. Tout d’un coup il eut honte. Son africanité était là, visible,
évidente, et il ne pouvait ni la nier ni la condamner. Son sort était scellé.
Salim comprit que sa couleur de peau l’avait déjà condamné et qu’aucune
parole ne pourrait rien y faire. Il valait donc mieux cesser de protester. Il
habitait pour la première fois son corps et sa peau. Il avait les mains
attachées, l’autocar roulait à toute allure, mais il avait changé. De toute
façon, il n’avait sur lui aucun document d’identité attestant ce qu’il
prétendait être. Il se tut, essaya de fermer les yeux et ne vit rien. Sa tête était
vide. Aucune image, aucun son, rien, pas même un souvenir. Une muraille
venait de s’écrouler. Les autres Africains dormaient. Ils étaient
probablement fatigués, rompus à ce genre de traitement, résignés, ailleurs.
Lui n’arrivait pas à fermer les yeux. Il regardait les arbres défiler, le ciel
s’éloigner tandis que sa respiration se faisait de plus en plus lente.
Ils arrivèrent à Casa la nuit. L’avion les attendait. On leur avait réservé les
rangées du fond. Ils montèrent par la porte arrière, toujours menottés,
accompagnés d’un agent qui pestait parce qu’il n’avait aucune envie de
faire ce voyage forcé, de surcroît la nuit. On leur distribua un petit pain et
une bouteille d’eau. La plupart se rendormirent profondément. Salim, lui,
resta éveillé.
Tout se mélangeait dans sa tête. Il s’était pas mal renseigné sur la présence
des Noirs au Maroc, avait découvert qu’Ahmad al-Mansour ad-Dahbi, qui
avait régné de 1578 à 1603, le fameux héros de la « bataille des Trois
Rois », qui avait non seulement mis en déroute l’armée portugaise mais tué
leur roi, Sébastien, avait une mère noire, une Peule du nom de Lalla ‘Awda.
Quelqu’un lui avait affirmé que la grand-mère de Hassan II était noire. On
ne trouvait nulle trace écrite de cette histoire qui était une rumeur
invérifiable. Il y avait aussi celui que la presse française appelait la « perle
noire », le grand footballeur, Larbi Ben Barek. Et puis ce ministre noir,
compagnon et fidèle ami du roi Hassan II, qui avait terminé sa carrière
comme ambassadeur du Maroc aux Nations unies… Des Noirs fameux et
des Noirs anonymes avaient toujours vécu dans ce pays, prisonnier d’une
sorte de déni ou d’amnésie. Tant de racisme, tant de bêtise trouvaient leur
justification dans une supposée supériorité des Arabes sur les Africains,
vieux réflexe hérité des comportements coloniaux. Ce racisme, présent
depuis la nuit des temps, dans toutes les couches sociales marocaines, avait
éclaté au grand jour au tournant des années 2000 avec l’arrivée de plus en
plus régulière des migrants qui tentaient de traverser le détroit de Gibraltar.
Salim savait tout cela mais n’avait jamais imaginé un jour se retrouver dans
cette situation, qu’il vivait avec un calme qui le surprenait lui-même.
Salim appréhendait néanmoins l’arrivée à Dakar. Il avait entendu un des
policiers parler de façon haineuse : « Retour à l’envoyeur ! Ici pas de poste
restante ! » Puis il avait chantonné une vieille chanson : « Black is black !
Noir c’est noir ! »… Il chantait faux, ça n’avait fait rire personne.
À l’aéroport, la police des frontières les accueillit en les insultant. Salim
ne comprenait pas la langue dans laquelle ils parlaient. Comme il était le
mieux habillé, un responsable le prit pour un chef de bande, et s’adressa à
lui en français :
« Alors, t’as pas réussi à emmener tes copains au paradis ?
— Les portes du paradis sont fermées…
— Tu veux faire de l’humour ? Nom, prénom, lieu de naissance. »
Salim voulut dire la vérité, mais il ne fut pas cru. Il jura que son
arrestation était une erreur. Il réclama de nouveau son appareil photo qu’un
flic de Tanger lui avait confisqué. Il reçut un coup de poing accompagné
d’insultes :
« Sale négro ! Toi, marocain ? Toi, musulman ? Toi, de grande famille ?
T’as pas honte de mentir et de te faire passer pour ce que tu n’es pas, pour
ce que tu ne seras jamais ! T’as déjà vu un clandestin avec un appareil
photo ? Moi, je n’en ai jamais vu ! »
C’est le lendemain seulement qu’on vint leur retirer les menottes et qu’on
les laissa s’en aller.
Et c’est ainsi que Salim, affamé, sans le sou, humilié, découvrit la ville
natale de sa grand-mère. Il aurait voulu se laver et dormir. Il entra dans une
petite mosquée, profita de la salle d’eau pour faire sa toilette et des
ablutions. Il fit quelques prières sans paroles, il avait oublié les versets à
dire, puis il s’adossa contre un pilier et s’endormit profondément. Il ne fut
dérangé par personne. Il avait si faim que, pour la première fois de sa vie, il
sortit mendier dans les rues. La ville était moderne, elle lui rappelait
Casablanca : grandes avenues bien tracées, immeubles très hauts. Ce fut son
premier choc. Il s’adressait en français aux gens, mais ils étaient pressés et
ne faisaient pas attention à lui. Il se retrouva place de l’Indépendance, pas
loin de la gare et du port. Des vendeurs à la sauvette proposaient des objets
importés de Chine, lunettes de soleil, poupées, jouets, foulards, éventails…
L’un d’eux le harcelait : « Tiens, mon frère, une montre de luxe, pas cher,
pas cher, un parfum pour ta femme, une ceinture pour ta maîtresse… » En
d’autres circonstances, Salim aurait pu en rire, mais il n’en avait aucune
envie. Comme le vendeur insistait, Salim se tourna vers lui et dit : « Fousmoi la paix, t’es chiant ! » L’autre n’apprécia pas du tout, et lui répondit :
« Je suis collant, pas chiant ! Collant ! Faut pas m’insulter, quand même ! »
Là, Salim éclata de rire et lui demanda de le mener à son patron pour lui
proposer ses services. Le gars n’apprécia pas, changea de trottoir et
disparut.
Tanger, sa ville natale, lui sembla soudain une planète très lointaine. Ses
souvenirs étaient flous. De temps en temps, le visage de sa grand-mère, de
son père, puis celui de Karim lui apparaissaient furtivement. Il aurait tant
voulu les attraper, les caresser et retrouver ces moments de paix qui
régnaient parfois dans la grande maison. Il crut entendre la voix de Hassan
lui dire d’aller dans un lieu de prière. Il entra dans une église où un prêtre
lui donna à manger. Il ne lui posa aucune question. C’était mieux ainsi. Il
pensa un temps se présenter au consulat du Maroc, mais il n’avait aucun
document pour prouver sa nationalité. D’une certaine façon, il aimait cette
situation qui le mettait à l’épreuve. Être africain, pauvre et démuni, sans
famille et sans espoir, n’était-ce pas là le destin de millions de gens dans ce
continent riche et pauvre à la fois ? Il décida de ne rien changer à sa
condition et de suivre son destin jusqu’au bout. Les insultes et le racisme
banal, il connaissait. Il voulait vivre de l’intérieur ce que ses semblables
éprouvaient quotidiennement.
Le prêtre, qui avait compris que Salim parlait parfaitement l’arabe, le mit
en contact avec Abdallah, un imam qui ne maîtrisait pas la langue du Coran.
Contre un peu d’argent, Salim l’aida à apprendre à mieux prononcer
certaines prières. Il était content de rendre service à cet homme dont il
appréciait la sagesse et la volonté, mais il ne cessait de penser à repartir
dans les mêmes conditions que ses semblables dont certains venaient se
réunir à la mosquée. Il voulait faire le voyage, le long et périlleux voyage,
traverser le Sahara, arriver au sud du Maroc et remonter jusqu’à Tanger
d’où partaient vers l’Espagne les candidats à l’immigration clandestine.
Jour après jour, c’était devenu son obsession, sa folie.
À Tanger, la famille de Salim était très inquiète. La police disait tout
ignorer de cette affaire. On promit à Hassan de diffuser sa photo dans les
commissariats et les postes-frontières. Karim était si malheureux qu’il en
perdit durant quelques jours l’odorat. Nabou avait deviné que son petit-fils
était en Afrique, elle se souvint d’une discussion avec lui où il projetait de
faire ce voyage un jour. Mais son inquiétude n’était pas apaisée pour autant.
Elle avait appris la nouvelle de la mort du malheureux Guinéen dans le
quartier de Saddam, sans faire de lien avec la disparition de Salim.
Karim réveilla Nabou une nuit en lui disant :
« J’ai vu, j’ai… j’ai… vu Salim. Mu-muezzin, mosquée ton pays ! »
Il était ému, sûr de sa vision et rassuré sur l’état de santé de son neveu.
Nabou le remercia et s’imagina Salim faire l’appel à la prière dans une
mosquée de Dakar. Pourquoi pas, après tout, se dit-elle.
Karim et Nabou n’avaient pas totalement tort. Au même moment à Dakar,
Salim apprenait à Abdallah la manière marocaine d’appeler les fidèles à la
prière.
Grâce à son emploi chez l’imam, Salim était propre, mangeait à sa faim et
trouvait du plaisir à découvrir cette ville. Il eut envie d’aller sur les traces de
sa grand-mère, retrouver quelqu’un qui l’aurait connue, mais il éprouva une
sorte d’appréhension et renonça à cette recherche. Il avait peur de ce qu’il
pourrait découvrir. Il pensa aussi envoyer un télégramme à Tanger pour
donner de ses nouvelles, mais, arrivé à la poste, il fit demi-tour. Après une
nuit de réflexion, il se ravisa et rédigea ce texte :
« Chère Ma (c’est ainsi qu’il appelait Nabou), cher père, chers oncles, suis
en Afrique, bientôt rentre maison, Salim. »
Le coût était élevé. Il supprima « chers oncles », paya, et le télégramme
fut envoyé.
L’imam était originaire de l’île de Gorée. Comme il devait rendre visite à
ses parents, il proposa à Salim de l’emmener avec lui, il l’hébergerait dans
la maison familiale. Salim accepta aussitôt. En chemin, il lui raconta
l’histoire de cette île, qu’il connaissait de la bouche de son père. Sur place,
les choses avaient un peu changé depuis l’époque de la traite. On y voyait
même débarquer régulièrement des Afro-Américains, de grands gaillards
qui venaient en pèlerinage sur les lieux de leurs ancêtres, les esclaves qu’on
achetait pour peupler le nouveau monde. Ils prenaient des photos, certains
se recueillaient comme s’ils étaient dans une église, d’autres restaient
silencieux, distribuaient des billets d’un dollar aux enfants et aux
mendiants. Le visage de l’un de ces visiteurs retint l’attention de Salim. Il
lui semblait qu’il était connu. Un acteur de cinéma, il l’avait vu dans un
film d’action où il jouait l’adjoint d’un flic blanc… Salim fit encore un
effort de mémoire : L’Arme fatale, c’est ça ! Danny… Danny Glover et Mel
Gibson ! C’était Danny Glover. Il était accompagné d’un autre AfroAméricain qui se présenta à l’imam : Manthia Diawara, professeur à New
York University. « Aujourd’hui en Amérique, leur dirent-ils, nous sommes
fiers de nos origines, et nous avons, à force de luttes, obtenu des droits… »
L’île, même envahie par les touristes, avait gardé tout son charme. Plus
que la trace d’un passé honteux, elle était la mémoire qui remontait
fièrement à la surface. Salim et l’imam repartirent quelques jours plus tard à
Dakar et reprirent leur travail ensemble.
Salim avait amassé un peu d’argent maintenant. Il ne dépensait à vrai dire
quasiment rien. Un soir, tandis qu’il était au café et regardait la télévision, il
vit au journal des images de migrants perdus au milieu de la Méditerranée.
L’un d’entre eux levait les deux mains et faisait le V de la victoire. Il prit ce
jour-là la décision ferme de se rendre à pied au nord du Maroc avec un petit
groupe d’hommes de son âge qu’il avait rencontrés récemment. Ils lui
avaient dit qu’ils espéraient ensuite réussir à traverser le détroit de Gibraltar
pour atteindre l’Europe.
Salim aurait pu tout à fait rester à Dakar, donner des cours de français et
d’arabe, se fabriquer une petite vie tranquille, établir une bonne distance
entre lui et le Maroc, ou plus exactement certains Marocains. Il aurait pu se
fondre dans la foule africaine et vivre au jour le jour comme la plupart des
gens, mais quelque chose l’empêchait de se contenter de cela. Il voulait
savoir ce que son destin lui réservait, celui dessiné par la couleur de sa
peau, par le hasard et par le racisme ordinaire, banal, stupide. Il se souvint
d’une phrase que lui disait souvent son père : « Notre destin est notre seul
bagage. C’est lui qui nous porte et nous défend contre nous-mêmes. »
C’est au café qu’il avait fait la connaissance de ce petit groupe. Ils avaient
l’air de comploter, ils parlaient à voix basse, se méfiaient des regards et
semblaient préparer un coup fumeux. Salim comprit très vite qu’ils
voulaient entreprendre ce que des milliers d’Africains avaient entrepris
avant eux. Mais tous étaient loin d’avoir réussi. Si certains étaient bien
installés en Europe, combien étaient incarcérés dans des centres de rétention
ou des prisons, et combien encore gisaient au fond du détroit de Gibraltar.
Salim se dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre, et tenter cette aventure,
malgré ces risques, ne lui faisait pas peur. Il aurait tout à fait pu emprunter
de l’argent à son oncle et acheter un billet d’avion, faire le siège du consulat
et récupérer ses papiers pour passer la frontière. Il vint s’installer à côté des
gars et leur dit : « Je pars avec vous. » Aucun n’émit de réserve. Il était un
parmi tant d’autres, prêt à tenter la chance ou le diable.
Ce projet convenait à Salim. Il lui avait suffi de tomber sur quelques
agents de police malveillants, frustrés et racistes, qui n’avaient pas voulu
l’écouter, ni vérifier ses dires, pour que toute sa vie fût chamboulée. À
présent, il ne se faisait plus d’illusions sur l’humanité. Il parla de son
prochain départ à l’imam qui essaya en vain de le dissuader. Voyant que sa
détermination était ferme, il lui donna une somme d’argent et pria pour sa
réussite.
Les membres du petit groupe avaient déjà donné une partie de la somme
exigée par le futur passeur à l’un de ses complices, installé à Dakar. Salim
paya sans broncher. Il trouva cela onéreux mais ne dit rien. Il pensa que la
malédiction africaine commençait là, au moment où on livrait ses
économies à un personnage douteux, cachant ses yeux derrière d’immenses
lunettes noires et portant au poignet une gourmette en métal sur laquelle
était gravé son prénom, « Sam ». Le type était un métis, il avait tatoué sur
son avant-bras un serpent se glissant entre des cuisses, avec l’inscription
« Love ». C’était donc là que tout démarrait ? L’aventure et l’espoir, le
malheur et peut-être la mort ? Salim dévisagea les compagnons avec
lesquels il allait entreprendre un long, très long voyage. Il but un grand
verre d’eau et dit : « On y va ! »
Chapitre 7
« Cela fait si longtemps que je marche sur le sable, mes pieds sont lourds
et ne m’appartiennent plus. La nuit, je suis une étoile qui guide mes pas et
qui m’abandonne le matin. Je marche et je ne me retourne pas. C’est la
règle, si tu te retournes, tu es foutu, tu perdras la boule, c’est ce qu’on m’a
dit et répété avant le départ et je crois que c’est vrai. Donc j’avance sans
jeter un regard sur ce que je laisse derrière moi : le pays de ma grand-mère
qui ne ressemblait pas à ce que j’imaginais ; des arbres magnifiques qui me
parlaient le soir ; des hommes et des femmes qui chassaient de leurs
grandes mains les mouches et l’ennui ; un ciel blanc et lourd ; des nuits
étranges où je me tenais éveillé ; le goût amer de quelques figues sèches
importées ; l’odeur d’épices fortes qui s’insinuait partout et finissait par
ressembler aux sons mourants de quelques oiseaux aux couleurs vives ; bref
tout un monde qui aurait dû me réconcilier avec mes racines mais où je n’ai
pas su rester… Et puis aussi, ces étrangers qui se conduisaient en Afrique
comme en pays conquis, arrogants et odieux.
« C’est moi que l’ancêtre, assis sous l’arbre, a choisi pour émigrer, il m’a
désigné comme si j’étais un soldat, comme si j’étais né là, né pour souffrir
et émigrer. Il m’a dit doucement, sans insister : “C’est toi, Salim, qui
réussiras à sauver la tribu, toi et quelques autres. Un temps ils te suivront,
un autre tu les suivras. Tu marcheras sans te plaindre, sans jamais geindre,
et tu enjamberas la mer comme un ange, comme un bel oiseau léger, va,
Salim, l’Esprit des ancêtres te protège.”
« Je n’aime pas penser au jour où j’ai décidé de repartir, de suivre mon
étoile. À ce que j’ai effacé d’un trait, une nuit où la miséricorde de Dieu et
de son prophète m’a nargué. Je suis depuis réduit à rien : une ombre qui erre
dans le désert, qui a connu les morsures de la faim et de la soif, ces flammes
de l’enfer. Je marche, je cours avec d’autres parias, mes frères, mes
semblables, paumés et sans regard, mais qui ont gardé leur âme et leur
souffle qui les maintient debout. Je suis des ombres qui marchent sans se
retourner. Parfois je les dépasse et à mon tour je regarde droit devant.
« Nous sommes arrivés à la fin du désert un soir gris, j’ai aperçu des
lumières lointaines, des maisons, des hommes et des femmes, des voitures,
des mouches et des oiseaux de plusieurs couleurs, j’ai vu des chevaux et des
ânes, des dromadaires paresseux, des jeunes filles dans des robes légères,
j’ai vu ou cru avoir vu une ville portant un drôle de nom, Zagora. Une ville
plate avec des habitants se nourrissant de dattes, des gens très gentils,
paisibles, humains. Adel, un type très maigre, m’a abordé et m’a dit :
“Viens dormir chez moi, les enfants seront contents d’avoir un invité.” Je
l’ai suivi et j’ai mangé des dattes délicieuses. J’avais faim, très faim, surtout
j’avais besoin de me laver, de plonger dans une rivière et me débarrasser de
la saleté amassée sur le chemin depuis si longtemps. Il m’a accompagné au
hammam, a payé pour moi et m’a attendu dans un café se trouvant à côté,
au bout d’une heure je suis ressorti neuf, il m’avait aussi donné des habits
propres, Adel travaillait dans un hôtel, je ne sais pas ce qu’il faisait mais il y
avait, je crois, une bonne place. J’ai dormi comme un animal qui a échappé
à l’abattoir. J’ai fait des rêves, beaucoup de rêves. Le matin j’étais un autre
homme. Adel m’a proposé de me trouver du travail, mais je voulais aller
jusqu’à Tanger, c’était une idée fixe. Au Sénégal, le pays de ma grandmère, on parlait de Tanger comme de la porte du paradis, Tanger la ville aux
deux mers, porte de l’Afrique, fenêtre sur l’Europe, la ville où tout était
possible, la vie, la traversée, la mort aussi. On disait Tanger, princesse des
mers et des sables. Tanger, ville de tous les possibles, de ses côtes on
aperçoit les terres espagnoles, européennes. Tanger la délivrance, Tanger la
Vie… Oui, l’enfer, mais aussi le paradis… Adel a senti que je commençais
à délirer. Tanger n’était pour rien dans la misère et la mort qui frappaient
tant de mes frères africains. Quand on est acculé à l’exil, on se lève et on
marche, rien de plus. C’est aussi simple que ça. Pas la peine de faire des
analyses et études approfondies pour expliquer ce geste de survie. C’est une
pure volonté d’agir, au lieu de rester là à prier le ciel qui de toute façon est
indifférent. A-t-on jamais rien vu descendre du ciel en dehors de la pluie, de
la neige et quelques débris d’étoile déchue ?
« Le destin est plein de trous. La mort doit se trouver dans l’un de ces
trous. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas insister, ne pas aller voir de près.
C’est pourquoi j’ai passé outre et n’ai regardé que la lumière qui m’attend
de l’autre côté de la mer. J’ai remercié Adel, on s’est serré longuement les
mains, il m’a donné un sac plein de dattes, de l’eau et du pain fait par
Fatma, sa femme au menton tatoué. Il m’a dit : “Ici on voit passer des
Africains, des êtres humains nés pour souffrir. Mais ils ne s’arrêtent pas, ils
continuent leur chemin comme s’ils fuyaient. Je sais qu’ils craignent d’être
repoussés par des Blancs dont l’arrogance n’a d’égale que leur stupidité. Je
connais ce sentiment. J’ai voyagé au Maroc et moi aussi j’ai été victime de
préjugés. Ma peau n’est pas aussi noire que la tienne, elle est brune et doit
faire peur. Je suis né d’un mélange et cela n’est pas toujours bien toléré.”
J’aurais pu lui dire que moi aussi j’étais né d’un mélange, mais il ne
m’aurait peut-être pas cru. Ça ne se voit pas. Noir à cent pour cent. Et je ne
veux pas quitter mon rôle, je ne veux pas d’autre destin.
« J’ai retrouvé mes six compagnons et, sans leur raconter ce que je venais
de vivre, j’ai repris notre marche en silence. Nous nous sommes arrêtés
dans une oasis où il y avait quelques chèvres et des bergers. Une femme
nous a donné du pain, une autre des galettes trempées dans de l’huile. Il y
avait un silence magnifique. Peu de paroles, peu de questions. Les gens ont
l’habitude de ces marcheurs qui avancent vers le nord. Nous sommes
repartis à l’aube. Un berger nous a suivis puis au bout d’un moment a
rebroussé chemin. Avait-il été tenté de nous rejoindre ? Il était de toute
façon bien trop jeune pour supporter le voyage et avait dû se décourager.
Curieusement notre apparence n’effraye personne. Peut-être ces habitants
sentent-ils à notre égard une sorte de complicité silencieuse que traduisent
leurs gestes de générosité, leurs sourires, ces signes qu’ils nous font de la
main ?
« Nous nous sommes donné des surnoms, car nous n’avions aucun
document sur nous. Moi, on m’appelle “le Sage” à cause de l’ancêtre qui
m’a choisi pour guider le groupe. Le plus grand d’entre nous, il doit
mesurer un mètre quatre-vingt-dix, se fait appeler “le Ciel”, celui qui venait
juste après lui : “Nuage”. Et puis il y a “Boutête”, à cause de sa grosse tête,
“Boussac” à cause du sac dont il ne se sépare jamais, “Klata” parce qu’il
ressemble à un fusil. Et le dernier s’appelle “Gibraltar” car il ne cesse d’en
parler. Cela nous plaît, ces surnoms, ça nous donne l’impression d’être
neufs, sans passé, promis à un avenir merveilleux, encore plus radieux que
celui que racontent les livres pour enfants. Moi-même je me suis une fois
surpris à chercher mon vrai prénom. Le principe est de se débarrasser de
tout, y compris de son nom et de son histoire. Nous sommes des “sans” :
sans identité, sans nom, sans prénom, sans argent, sans attaches, sans
famille, sans mémoire, du moins officiellement. En arabe cela se dit
“Bidoun”. Il paraît que des milliers d’hommes et de femmes qui ont perdu
leur pays, leur terre, errent, un peu comme nous, à la recherche de
n’importe quel travail, sans rien avoir sur eux, sans nationalité, sans
mémoire. C’est le cas par exemple de Palestiniens entrés illégalement au
Koweït dans les années soixante-dix et qui ne peuvent plus en sortir. L’État
les exploite en leur faisant faire les travaux les plus pénibles et les parque à
plusieurs kilomètres de la capitale dans des camps où il n’y a ni hygiène ni
sécurité. Se sont glissés parmi eux quelques parias, quelques égarés venus
d’autres pays en guerre. Ce sont eux les “Bidoun”, des sortes d’esclaves qui
n’existent pour personne. Quand l’un d’eux meurt accidentellement, on dit :
“Dieu l’a rappelé à lui, de toute façon cet homme n’a jamais existé.” Je suis
un peu moins “Bidoun” que mes compagnons, non parce que je viens du
Maroc, mais parce que je me souviens encore de mon nom. Je n’ai pas tout
à fait renoncé à mon identité, je marche la tête haute en pensant que cette
épreuve m’aidera à me sentir bien dans ma peau. Cette peau, je la frotte, je
la maltraite, je la gratte jusqu’au sang, je la maudis puis je change d’avis et
je me mets à l’aimer et à la faire briller au moment de la pleine lune. Et
puis, je me souviens de Nabou et de sa bonté, de Karim et de son amour.
Quant à père, je le plains. Il n’est pas heureux. Il n’a pas trouvé sa place
dans ce monde. Il m’arrive parfois de me sentir responsable de lui. C’est
sans doute pour cela que ma volonté d’émigrer est forte.
« Quelques jours plus tard nous sommes arrivés à Ouarzazate. Il y a là une
ville dans la ville où on fait des films. On peut parfaitement y rencontrer un
figurant, habillé en gladiateur, qui téléphone d’une cabine publique tout en
fumant une cigarette. Quelqu’un nous a proposé de travailler quelques jours
dans un film historique. Mais il fallait attendre deux ou trois jours que le
tournage commence. Nous nous sommes rendus dans la mosquée qui se
trouve à l’entrée de la ville et avons demandé l’hospitalité. Quelqu’un qui
se présentait comme étant l’imam nous a demandé si nous étions propres.
Oui nous étions propres, nous nous étions lavés dans l’oasis avant d’entrer
dans la ville. Il a insisté : “Avez-vous fait vos ablutions ?” Non, pas
d’ablutions. Il nous a alors indiqué la salle d’eau et nous avons fait nos
ablutions. L’imam n’imaginait pas un instant que certains d’entre nous
étaient chrétiens ou animistes. Moi qui ne suis pas très croyant j’ai dû faire
les cinq prières derrière l’imam qui se prenait très au sérieux. Après la
prière, je l’ai vu parler avec quelqu’un de manière véhémente. Quelques
instants après, le jeune homme à qui il s’était adressé est arrivé avec du pain
rond, du beurre et du miel. Nous ne savions plus comment remercier cet
homme qui nous prenait tous pour des musulmans. “Nuage” voulut dire
quelque chose, “le Ciel” le fit taire en lui donnant une tape discrète sur le
dos. Nos croyances devaient être mises entre parenthèses. Nous ne nous
attendions pas à autant d’hospitalité de la part des Marocains. Mais ça s’est
gâté ensuite. Plus on est monté vers le nord, plus cette hospitalité s’est
réduite.
« Le jour dit, le gars du film est revenu nous voir et nous a proposé cinq
cents dirhams pour faire partie d’une foule qui hurlait au passage d’un
gladiateur. J’ai demandé à ce qu’on nous paye d’avance. Le gars m’a dit :
“Tu n’as pas confiance ?” Je lui ai répondu : “Non, pas confiance !” Pour
une fois, notre peau noire nous faisait gagner un peu d’argent. On nous a
distribué des habits, des boucliers, des lances, et on nous a demandé de
rester debout des heures sans bouger. C’était ça faire du cinéma ? Vers midi,
on nous a donné des sandwichs et une bouteille de soda chacun et on a dû
encore tenir toute l’après-midi. Si un jour, au cinéma, vous regardez un film
américain tourné dans les studios d’Ouarzazate, vous verrez peut-être un
petit groupe d’Africains qui s’ennuient et transpirent sous un soleil
impitoyable. Pensez que s’ils ont survécu, ils balayent peut-être vos rues.
« Était-ce le fait d’avoir passé la journée dans des décors où tout était
faux, ou bien parce que je m’y suis trop ennuyé que j’ai fait cette nuit-là un
drôle de rêve ? Au réveil, il m’a semblé tellement étrange que j’étais
persuadé que c’était le rêve d’un d’autre, un rêve qui s’était trompé de
dormeur.
« Je ne sais pas où je suis, je suis assis face à une belle jeune femme. À
côté d’elle un vieillard pédale pour faire tourner la meule sur laquelle
passent les couteaux. Je me demande alors pourquoi cet homme, mal
habillé, ridé et fatigué, a les faveurs d’une aussi belle femme ? Je sens que
je ne suis pas à ma place. J’essaie de me rappeler où j’ai vu cette dame ? Je
me ravise et me dis : Enfin, c’est un rêve, bientôt tu te réveilleras et tu
oublieras tout cela. Quelque chose me retient comme si j’étais collé au sol
par un produit sentant la naphtaline. Impossible de bouger, de me lever, de
changer de position. Le regard de la dame est de la colle forte, et je revois
cette publicité où un homme est suspendu à l’envers, les pieds collés au
plafond. Je suis tombé dans un piège. Soudain la femme prend un couteau
bien aiguisé, comme si elle s’apprêtait à égorger un agneau. La lame brille.
Je vois des étoiles et me concentre pour rester éveillé dans mon rêve. Elle
me dit :
« “Tu es conteur, alors tu vas me raconter des histoires, de belles et
fantastiques histoires où tout se termine bien. Je déteste la tristesse et le
chagrin.”
« Elle ne me laisse pas le temps de répondre, m’apprend avec sa voix
douce et suave que si je ne remplis pas mon rôle, elle me tuera :
« “Raconte-moi des histoires sinon je te coupe les couilles.”
« J’ai immédiatement mal entre les jambes. Me voilà dans le rôle et dans
la peau de Shahrazade. J’ai intérêt à ne pas me défiler ou perdre le fil de
mon histoire. Malgré sa beauté, ses yeux noirs expriment de la dureté et
même de la cruauté. Raconter des histoires pour sauver ma peau. Mais je
n’ai jamais été conteur. Je comprends alors que je dois me mettre à écrire si
je ne veux pas mourir.
« Je lui dis : “Je ne suis ni conteur ni écrivain. Je suis un clandestin de la
vie. À présent ma vie est entre tes mains.”
« Elle est prise d’un fou rire et disparaît soudain dans un tourbillon causé
par une tempête de sable.
« En me réveillant j’avais la salive amère, le visage fatigué, en sueur.
“Nuage” m’a demandé où j’avais passé la nuit. Je lui ai répondu : “Chez
Haroun al-Rachid.” Il a cru que c’était une boîte de nuit, car il était
persuadé que j’avais réussi à aller m’amuser avec les figurantes étrangères.
Je n’ai pas démenti. Il a ri en répétant : “Quel veinard, mais quel veinard !”
« Nos ennuis ont commencé à Marrakech. Là, nous faisions vraiment peur
aux gens. On nous regardait comme si nous étions des évadés de prison.
Notre allure générale n’est certes pas très rassurante mais nous ne sommes
pas des criminels. Nous avions commis l’erreur de vouloir nous installer à
la terrasse du café “La Renaissance”, un endroit chic de la ville. Le garçon
est aussitôt venu nous déloger. “Vous risquez de salir nos chaises et nos
tables”, a-t-il osé nous dire. Il est vrai que nos vêtements pas très propres
étaient couverts de poussière. Mais de là à refuser de nous servir malgré
l’argent posé sur la table, c’était insupportable pour nous. Il ne fallait pas
s’énerver, il risquait d’appeler la police. Le garçon nous a montré un
hammam de l’autre côté de la place. Une bonne idée, sauf qu’il a ajouté ce
commentaire répugnant : “Frottez-vous bien la peau, avec un peu de chance
elle sera moins noire, moins sale !” Le gardien du hammam nous a obligés à
secouer nos habits dehors, avant d’entrer. Il avait raison car il y avait pas
mal de sable. Le hammam était vide, sans lumière. Le concierge devait faire
des économies et avait dû se dire : Je ne vais pas allumer pour des Noirs.
“Klata” poussa un cri comme s’il avait été piqué par une vipère. “Ne t’en
fais pas, ce n’est qu’un djinn”, lui dis-je en riant. D’après une légende,
l’obscurité favorise la sortie de leur tanière des djinns. Après le bain, nous
fîmes une réunion dans un petit restaurant de brochettes et décidâmes
d’acheter de nouveaux habits. Il était important de passer inaperçu. “Klata”
était furieux, il avait mal à sa piqûre, mais nous ne le prenions pas au
sérieux. Il pestait en silence.
« Je ne connaissais pas Marrakech, mais je savais qu’à la médina, il y
avait un marché aux puces où on vendait des vêtements de seconde main à
très bas prix. Ainsi nous aurions pour rien du tout des habits presque neufs
portés par des bourgeois français ou américains. Sur ma chemise bleue
étaient brodées les initiales J.B. “Le Ciel” affirma que ça avait dû être la
chemise de James Bond. On me rebaptisa aussitôt “James Bond”. Je n’en
avais ni la taille, ni l’âge, ni l’emploi, ni les performances physiques et
sexuelles, mais cela me plaisait de croire que je portais l’une de ses
nombreuses chemises. Je me disais : Je ne suis plus un Bidoun, je suis un
Ji.Bi.
« Nous avons décidé de nous répartir en trois groupes et de faire du stop,
nous donnant rendez-vous à la gare routière de Casablanca. J’avais le soleil
dans les yeux, je transpirais et j’avais peur de sentir la sueur. Je me
souvenais de ce que m’avait raconté un jour mon père : “Cela avait été toute
ma vie mon cauchemar, aussi bien à la maison qu’à l’école. Un jour, j’avais
entendu la première épouse de mon père affirmer sur un ton sûr que les
Noirs avaient une odeur spéciale, qu’ils avaient beau se laver, ils pueraient
toujours. Elle disait : ‘Dès qu’un Nègre ou une Négresse lève le bras, vous
êtes submergés par l’odeur de leur transpiration. Ça pue l’urine. C’est dû à
la nature de leur peau, car la couleur noire empêche la peau de respirer, et
tout sort ensuite par les aisselles.’ J’avais fini par être convaincu par ces
bêtises et j’étais persuadé que je sentais mauvais après le hammam comme
avant. Un jour je m’étais même fait des trous dans le bras pour que ma peau
respire. J’étais fou. Nabou était horrifiée par ma réaction et m’avait dit que
l’épouse blanche était tellement jalouse qu’elle ne savait plus quoi inventer
pour nous faire partir. Elle avait ajouté en riant : ‘Tu sais ce que me disait
mon père ? Il disait que les Blancs sentaient le cadavre ! Tu te rends
compte ? Ainsi toi, tu sentirais la transpiration, et ton frère blanc sentirait le
cadavre ! Nous sommes comblés par la bêtise, mon fils !’ ” En me rappelant
cette histoire je n’ai pas pu m’empêcher de lever le bras et de sentir mon
aisselle.
« L’attente sur le bord de la route fut longue et pénible. La chaleur faisait
circuler mon sang avec une rapidité qui m’effrayait. Je pris avec moi
“Nuage” et “Boutête” quand un camion s’arrêta. Le chauffeur n’était pas
marocain. C’était un Belge qui retournait au port de Tanger où il devait
charger d’autres marchandises. Au début il ne dit rien, puis comme un flic il
nous demanda si nous étions du Congo.
« “C’est dommage, parce que les seuls Africains que je supporte sont les
Congolais.
« — Mais, nous avons des cousins au Congo ; ils sont formidables, ils
travaillent chez vous en Belgique.
« — Oui, mais moi je veux dans mon camion des Congolais, rien que les
Congolais !”
« Pendant qu’il parlait, il s’est mis à ralentir jusqu’à s’arrêter en bordure
de route et il nous a jetés de sa cabine en criant ; comme s’il était soudain
devenu enragé. Toutes les insultes racistes y sont passées. Cette mauvaise
rencontre nous fit réfléchir et nous décidâmes de continuer à pied.
“Boutête” eut envie de pleurer. Je lui donnai une tape amicale sur l’épaule
et nous poursuivîmes notre chemin.
« La marche entre Marrakech et Casablanca a été très dure, même si de
temps en temps un camion ralentissait plus par curiosité que par générosité.
Mes hommes ne parlaient pas, ne chantaient pas, marchaient en silence, les
yeux sur l’horizon. Nous avons dormi dans les forêts et nous nous sommes
partagé ce qu’il y avait à manger. L’argent était caché dans des ceintures en
cuir, des dollars surtout. Des économies de plusieurs années, des années de
privations avec cette idée folle et fixe, partir, quitter cette terre sèche et
prendre la mer. Oui, la mer nous la prenions en plein visage dans nos rêves
têtus, dans nos cauchemars. Et que de fois m’y étais-je noyé. Je criais et
personne ne venait à mon secours. Aucun son ne sortait de ma gorge. Une
nuit je m’étais retrouvé tout seul dans une barque pneumatique qui se
dégonflait lentement, inexorablement. Tout autour de moi, la mer devenait
un miroir brillant et la lune pleine se reflétait dans ce miroir alors que j’étais
abandonné dans une solitude absolue. Ma voix s’était éteinte comme une
lumière qui disparaît derrière la ligne de l’horizon. Je me vidais de mes
forces. Le bateau pneumatique perdait ses formes, je coulerais quand il
serait totalement plat. Je n’étais pas le seul à faire ce cauchemar récurrent. Il
hantait nos nuits au point que nous redoutions le sommeil. Nous étions
totalement obsédés par la traversée du détroit de Gibraltar. Il m’arrivait
parfois de voir un corps enflé flotter sur l’eau. Parfois plusieurs corps, des
enfants, des femmes dont certaines étaient enceintes. Je nageais à contrecourant, dégageant avec mes bras ces cadavres que la mer nous envoyait
comme des messages pour nous aider à réfléchir. Pas besoin de réfléchir.
Nous savions tout des risques et des dangers et pourtant nous nous entêtions
dans cette folie. Et moi, petit-fils de M. Amir et de Mme Nabou, fils de
Hassan frère jumeau de Houcine, demi-frère de Karim, marocain né à
Tanger, moi, dernier rejeton d’une famille étrange, je faisais partie du
voyage et du cauchemar. Impossible de revenir en arrière, de corriger la
feuille où mon destin avait tracé une carte et un itinéraire du sud vers le
nord. Il fallait tout oublier. J’avais tout mis de côté dans un coffre en bois
ancien, fermé avec de grands cadenas dont les clés avaient été jetées dans la
mer. Ce coffre était tantôt en bois, tantôt en fer. Parfois il voguait à la
surface de l’eau, d’autres fois il tombait dans les fonds marins et se laissait
apprivoiser par des poissons énormes.
« Je pensais à mon oncle Houcine et me demandais s’il avait été plus
heureux que mon père du fait de la couleur de sa peau. C’était un bon
commerçant qui aimait beaucoup l’argent. Ses boutiques de cosmétiques ne
désemplissaient plus. Il faisait des affaires et, avant qu’il ne se marie, je
savais que bien des femmes s’étaient offertes à lui. Il m’avait un peu
raconté ses ébats dans l’arrière-boutique. Moi, pudique et ténébreux, je
n’osais pas lui raconter mes petites aventures. Il considérait qu’un jeune
homme comme moi ne pouvait qu’avoir du succès auprès des filles. Quand
il me posait des questions sur mes “conquêtes”, je répondais vaguement. Un
jour, il avait tellement insisté que je lui avais raconté mon histoire d’amour
avec la bonne de nos voisins. C’était une jeune femme discrète à la peau
brune et aux longs cheveux que sa maîtresse lui interdisait de lâcher. Elle
disait que c’était interdit par l’islam. Un matin, elle a profité de son absence
pour monter à la terrasse et laver sa belle chevelure en chantant. Je l’ai
observée. Je la trouvais très belle, attirante et assez mystérieuse. Je lui ai
fait un signe. Elle a répondu par un rire, puis s’est penchée et a couvert la
moitié de son corps avec ses longs cheveux. J’avais une orange, je la lui ai
lancée. Elle l’a ramassée, a croqué dedans en me regardant comme si elle
m’embrassait. Elle aspirait le jus et s’en délectait comme si elle n’avait
jamais mangé de fruit de sa vie. Le lendemain je lui ai lancé une pomme.
Elle l’a astiquée sur sa robe et l’a gardée pour plus tard. Nous avons pris
l’habitude de nous observer, chacun sur sa terrasse. Il y avait le jeu avec les
cheveux, puis la danse du ventre sur des chansons qui passaient sur Radio
Tanger, puis il y eut le premier baiser quand elle m’a enfin demandé de la
rejoindre. J’ai pris une échelle et me suis retrouvé dans ses bras comme un
héros de film indien. D’ailleurs elle adorait les productions de Bollywood
qui passaient au cinéma Rif au Grand Socco. Un jour que ses patrons
étaient partis pour un mariage à Casablanca, elle m’a invité à la rejoindre
dans leur chambre à coucher. Elle était nue, s’est mise à plat ventre et m’a
dit qu’elle était vierge. Sans un mot, je l’ai retournée et nous avons fait
l’amour normalement. Elle n’était pas vierge du tout. Pourtant elle jurait
avec force qu’elle n’avait jamais fait l’amour ! Notre relation a pris fin le
jour où ses patrons ont déménagé à Tétouan.
« Depuis que je marche, je pense à Karim. Il me manque. Sa tendresse,
son affection, ses grandes embrassades et ses mots me manquent. S’il était
là avec moi, il m’aurait montré le chemin, le bon, le vrai. Il a toujours été
notre lumière. Je l’imagine tout occupé à sentir des parfums, à les classer et
à les commenter. Je l’entends me parler de mariage, me recommander de
fonder une famille, d’avoir des enfants. Là, il est grave, il sait d’intuition
que trouver l’élue est chose difficile. Avant de mourir, mon grand-père avait
fait des recommandations à Ma pour marier Karim. Elle avait pensé un
temps le marier avec une de ses nièces. Elle était certaine qu’elle le rendrait
heureux. Mariage arrangé ? Oui, pourquoi pas, disait Ma. Mais considérant
les difficultés que supposait ce projet, elle avait abandonné cette idée et
Karim était resté célibataire.
« Je me remémore aussi les souvenirs d’enfance que mon père m’a
souvent racontés. Il semblait encore très affecté par la distance qui avait
existé entre lui et ses demi-frères : “Quand nous étions petits, eux
mangeaient à la table principale aux côtés de notre père. Mon frère et moi,
nous attendions dans la cuisine qu’ils aient terminé, espérant quelques
restes. Nabou nous préparait autre chose et nous nourrissait presque en
cachette. J’en voulais à mon père qui ne réagissait pas. Sa faiblesse nous
avait toujours inquiétés. Pourtant ce grand monsieur, respecté dans sa
profession, aimé de deux femmes et de ses enfants, aurait pu être plus
courageux et ne pas nous laisser manger comme des nécessiteux. Karim
nous rejoignait souvent, s’asseyait avec nous et nous faisait rire. C’était sa
façon d’être solidaire. Une fois il avait posé devant nous le tajine destiné à
la famille blanche. Il nous dit : ‘Allez, on va manger ensemble, et eux
mangeront nos restes !’ Il riait, et nous aussi. Batoule, la cuisinière, était
arrivée comme une furie, nous avait arraché le tajine, l’avait arrangé et avait
couru le poser à la table du seigneur. Le vendredi était le jour où Batoule
cuisinait deux grands plats de couscous, l’un avec de la viande destiné à la
famille blanche, l’autre, sans viande, pour les mendiants qui avaient
l’habitude de venir manger sur le seuil de la maison. Un jour, mon frère et
moi, nous nous étions mêlés aux pauvres et avions mangé avec eux.
Lorsque notre père nous a surpris, il s’est mis en colère et a donné l’ordre
de nous faire manger dorénavant à sa table. C’était une petite victoire dont
Karim était fier.”
« Sur la route, une seule fois, un autocar s’est arrêté, et le chauffeur nous a
fait signe de monter. On a compris qu’il n’allait pas nous faire payer. Il m’a
dit :
« “De toute façon, je n’ai pas beaucoup de clients ; je vous ferai descendre
avant l’arrivée à Casa afin que le patron ne vous voie pas. Il est méchant. Il
ne croit ni en Dieu ni à son prophète. Il ne croit qu’à l’argent ; il est
tellement riche qu’il ne sait pas combien il a, et il vit comme un misérable.
Tfou !” Et il cracha.
« Il nous a demandé ensuite si nous avions faim. Le graisseur nous donna
des pains et des olives. C’était délicieux. Nous étions exténués ; cet homme
nous avait été probablement envoyé par une de ces étoiles qui viennent au
secours des gens désespérés. Il se doutait que nous allions tenter de
traverser le détroit. Il nous a donné quelques conseils :
« “Faites attention, les passeurs sont vos pires ennemis. Aucune
confiance. Rien. Et puis ne vous fiez pas aux Marocains, pas tous, mais
certains ne nous aiment pas.”
« Là je le regardai fixement et compris qu’il était métis.
« Comme prévu il nous a fait descendre un peu avant Casa. Le soir était
tombé. Les lumières s’allumaient les unes après les autres. Il y avait
beaucoup de circulation. Nous étions sur nos gardes parce que nous savions
que cette ville n’était pas tendre avec les pauvres en général et les gens
comme nous en particulier. On dit de Casa que c’est le poumon du Maroc.
C’est surtout une ville industrielle, avec ses quartiers verts et huppés, et ses
bidonvilles où les gens sont violents entre eux et où la vie a une valeur
relative. Les pauvres y sont très pauvres et les riches très riches. Casa nous
faisait peur. Nous ne devions surtout pas nous y attarder, nous n’y serions
jamais en sécurité.
« Nous y avons rencontré effectivement les pires difficultés. De la gare
routière, où notre petit groupe s’est retrouvé, nous sommes partis au
quartier du port à la recherche d’une pension bon marché ou d’un petit
hôtel. Nous avions besoin de nous laver et de dormir. Mais dès que nous
essayions d’entrer dans un de ces lieux, un gardien nous chassait en nous
criant de retourner à notre brousse. Une fois, un agent de sécurité s’en est
mêlé, il a donné un coup de sifflet qui a fait venir dans la minute une
fourgonnette de la police. Trois policiers nous ont ceinturés, nous
empêchant d’avancer. J’ai été désigné par mes compagnons pour leur
expliquer notre situation : “Nous ne faisons que passer, leur dis-je, nous ne
voulons nullement nous installer ici. C’est l’Europe que nous voulons
atteindre. Soyez humains, laissez-nous poursuivre notre voyage…”
« L’un des policiers était noir comme nous… La plus belle preuve que des
Marocains pouvaient être noirs… Mais il était bêtement méchant, nous a
traités de “Nègres”, de “Kahlouch”, d’“Azzi”, d’“Abid”… Je n’ai pas eu
besoin de les traduire à mes compagnons, ils avaient compris : nègre, négro,
esclave… Grâce à son supérieur, plus clément que lui, un homme blanc de
peau, nous avons échappé à une arrestation. Le vigile a proféré quelques
insultes à notre égard suivies de commentaires moitié en français, moitié en
arabe : “Il ne manquait plus que ça ! Des Kahlouchs chez nous ! La police
est trop gentille. Si ça ne tenait qu’à moi, tous à la mer, oui, à la mer. Ils
n’ont qu’à nager jusqu’à Tarifa en Espagne !”
« Ce cas du flic noir m’intrigua. Pourquoi était-il si malveillant,
férocement raciste, buté et stupide ? Il devait probablement subir lui aussi
un racisme de la part de ses collègues ou de ses supérieurs. Lui aussi devait
être un fils d’esclave ramenée d’Afrique. Le fait de porter un uniforme et
une arme lui donnait de l’importance. Mais sa rancœur, il devait la déverser
sur ceux qu’il arrêtait, blancs ou noirs. Peut-être espérait-il un billet ou
deux ? On savait que ça se faisait, mais c’était hors de notre portée.
“Nuage” et “Boutête”, exaspérés par ce qui s’était passé, exprimèrent à leur
tour leur haine des Blancs. Racisme contre racisme. Noir contre Blanc.
Blanc contre Noir. Quelle étrange normalité. Difficile de lutter contre ce
mal que traîne en lui chaque homme. J’aurais voulu donner une petite leçon
de civisme à mes compagnons, mais ce n’était ni le lieu ni le moment. La
fatigue et le désespoir étaient exacerbés. Je les regardais et il m’arrivait
d’avoir pitié de nous tous.
« Le petit hôtel sans étoile qui a fini par nous accepter s’appelait
“L’Espérance”. Il était dirigé par une vieille femme qui fumait tout le
temps, elle se faisait appeler “Hadjja”, comme on nomme les gens qui ont
fait le pèlerinage. Mais tout de suite elle nous a avoué qu’elle n’avait jamais
mis les pieds à La Mecque, qu’elle était juive et qu’elle avait résisté après la
guerre des Six-Jours en juin 1967 aux pressions des agents du Mossad qui
avaient tenté de la faire émigrer en Israël. Elle nous a raconté son histoire et
nous a installés dans deux grandes chambres, nous mettant en garde contre
les puces. Ses clients, a-t-elle dit, n’étaient pas de la haute.
« Elle a esquissé le geste pour nous faire comprendre qu’il fallait payer
d’avance, ce que nous avons fait sur-le-champ. Comme j’étais celui qui
parlait le plus facilement, elle m’a pris par la main et m’a dit : “Viens boire
un coup, j’ai envie de discuter, tu veux bien ? Je te ferai un bon prix pour la
chambre.”
« Je tombais de sommeil. J’ai bu une bière sans alcool et j’ai mangé le
sandwich au poulet qu’elle m’avait préparé. Elle m’a parlé d’un fils que le
Mossad lui aurait volé. Elle ne se résignerait jamais à tirer un trait sur cette
histoire. Elle détestait Israël. Sa vie était là, à Casa et pas ailleurs. Quand je
lui ai demandé si elle avait un mari, elle a tiré une longue bouffée sur sa
cigarette, a regardé au loin puis m’a dit : “Ma plus belle histoire d’amour
est tragique. Il s’appelait Si Mohamed, il était musulman, je me suis
convertie à l’islam pour l’épouser. Mais sa famille n’a rien voulu entendre.
Jamais une juive même convertie n’en ferait partie, jamais, criait son père.
Évidemment mes proches ont réagi avec la même violence : Tu te rends
compte, épouser un musulman, c’est trahir nos ancêtres, c’est nous planter
un poignard en plein cœur, un jour ou l’autre ils nous tueront… Si
Mohamed et moi avons pris la fuite. La police était à nos trousses, elle nous
a rattrapés. Son père, de rage, l’a déshérité publiquement et banni à jamais
de sa famille. Mes parents sont partis avec un groupe de juifs berbères, je
n’ai plus eu de leurs nouvelles. J’ai pleuré, j’ai souffert, j’ai failli devenir
folle, je crois que je suis folle. Quelque temps après ce drame, Si Mohamed,
sans me prévenir, s’est levé au beau milieu de la nuit, s’est rendu sur la
place où son père l’avait maudit en public et s’est pendu à l’arbre, un chêne
de cent ans, sec et sans pitié. J’ai appris plus tard que sa mère en avait perdu
la tête et que le père prospérait dans son commerce. Voilà ce qui s’est passé
il y a bien longtemps maintenant dans la petite ville de Khémisset. Une ville
traditionnelle, un bled de campagnards, des paysans analphabètes… Rien à
voir avec Casa ou Rabat.”
« Elle avait les yeux mouillés. Je me suis demandé si son histoire était
vraie ou bien si elle l’avait inventée pour faire passer le temps. Comme si
elle avait entendu la question que je venais de me poser silencieusement,
elle s’est levée et est revenue avec un album de photos. Si Mohamed avait
une fine moustache, il ressemblait à Clark Gable. Sur une photo, ils étaient
tous les deux en maillot de bain, enlacés, heureux, ses cheveux à elle
dessinant des boucles dans l’air. Ils étaient très beaux. Sur une autre encore
elle posait, l’air grave, celui d’Ava Gardner dans sa maturité. Aujourd’hui,
la pauvre, son visage était bouffi par l’alcool et le chagrin. Elle était si
émouvante que j’ai cru à son histoire.
« Le matin elle nous a offert le petit déjeuner, des beignets, des crêpes au
miel, du thé et du café. Elle nous a donné quelques conseils pour nous
rendre à Tanger :
« “Prenez plutôt le train, le stop ne marche pas toujours. Vous pouvez
tomber sur des gens bien mais c’est rare. Ici comme d’ailleurs partout, on
n’est pas très tendre avec les pauvres surtout quand ils sont noirs. Le train
est mieux, prenez vos billets, soyez en règle afin qu’on ne vous réclame pas
vos papiers. Vous les avez détruits, n’est-ce pas ?”
« Nous n’avons pas répondu.
« Le train est parti à l’heure. Dans notre compartiment un homme passait
son temps à manger. Il nous a proposé de partager ses nombreux sandwichs.
Il était inquiet et le fait de se nourrir de manière compulsive semblait le
rassurer. De temps en temps il rotait, prononçant juste après la formule
“Hamdoulillah” (merci à Dieu). Arrivé à Kénitra, il s’est endormi. Ses
ronflements étaient plus forts que le bruit du train. Une jeune femme, les
cheveux couverts par un joli foulard, est entrée dans le compartiment. Elle
avait l’air inquiet comme si elle fuyait quelqu’un. Un homme, plus âgé
qu’elle, s’est précipité sur elle et l’a obligée à le suivre. Nous ne
comprenions pas ce qu’il disait mais sa violence était celle d’un homme
jaloux, pas très sûr de lui. Elle a essayé de se dégager de son bras et est
tombée sur moi. Je me suis levé et l’ai aidée à se mettre sur pied. Là,
l’individu m’a jeté un regard plein de haine et a craché par terre. Il a dit en
français : “Il ne manquerait plus que ça, les Nègres qui draguent nos
femmes !”
« Le contrôleur était un type grand de taille, aimable et souriant. Quand il
a pris nos billets pour les oblitérer, il m’a regardé fixement et m’a dit : “Toi,
il me semble que je te connais, tu ne serais pas de Tanger ?” Je lui ai
répondu qu’il faisait erreur, que je n’avais jamais mis les pieds à Tanger…
Le train s’est arrêté à Assilah, une petite ville sur la mer. Des gendarmes
armés sont montés à la recherche d’un fugitif. J’ai entendu dire qu’il était
barbu et qu’il avait des explosifs sur lui. Tout le train était en émoi. À un
moment il y a eu beaucoup de bruit. Les gendarmes avaient réussi à
l’attraper et le désarmer. Il s’apprêtait apparemment à se faire exploser à la
gare de Tanger. Quand le train a redémarré, nous nous sommes sentis
soulagés mais inquiets. Un passager nous a expliqué que la police
marocaine était d’une efficacité redoutable, elle était capable de démanteler
n’importe quelles cellules terroristes en formation. Le pouce en bas, il m’a
dit : “Al-Qaida, walou au Maroc…”
« Nous sommes arrivés à Tanger dans l’après-midi. J’ai vu partir le couple
qui s’était disputé. Ils se tenaient par la main et de temps en temps ils
s’embrassaient. C’était bizarre. Je renonçai à comprendre ces gens-là. J’eus
une impression étrange, comme si je découvrais cette ville pour la première
fois. Rien n’avait changé depuis mon expulsion. L’avenue d’Espagne était
toujours fréquentée par les familles qui achetaient des glaces à la
Valenciana. La gare ferroviaire avait été déplacée en dehors de la ville, et
transformée en commissariat de police. L’entrée du port était toujours
surveillée. Des vendeurs de billets de bateau couraient derrière les voitures
des immigrés. Des femmes noires avec un bébé dans les bras mendiaient.
D’autres mendiantes les chassaient. Je me dis que la misère rendait les
malheureux très méchants entre eux. Racisme tous azimuts, Blancs contre
Noirs, Noirs contre Blancs. Si ces gens-là étaient pleins d’argent, ils
seraient courtois entre eux, se congratuleraient en buvant un verre à la
terrasse d’un grand hôtel. J’observais tout cela avec détachement. J’étais
chez moi et ailleurs. J’étais étranger et pourtant d’ici. Drôle de sensation. Il
me fallut lutter contre l’envie de tout abandonner et de rejoindre ma famille.
J’étais tenté de faire faux bond à mes compagnons, mais je devais aller
jusqu’au bout. J’étais curieux et en même temps, je craignais le pire.
« Le groupe était décidé. Moi, j’avais un doute. Je leur dis qu’avant de
tenter le passage, il fallait bien réfléchir, se renseigner, prendre toutes les
précautions nécessaires, et ne surtout pas sortir son argent tout de suite.
Depuis que j’étais de retour à Tanger, de noir, j’étais redevenu blanc, enfant
de cette vieille ville où toutes les magouilles sont possibles. Mon voyage de
Dakar à Tanger avait été long et pénible. Je savais à présent mieux qui
j’étais. Ma peau bien sûr n’avait pas changé en route. Ni peau noire ni
masque blanc. Raciste, je l’étais devenu par moments, à force d’entendre
ces insultes jetées sur mon passage. J’en voulais tellement à ces pauvres qui
se croyaient supérieurs parce qu’ils étaient moins foncés que moi.
« Nous avons décroché un rendez-vous avec un certain Roubio qu’on
appelait ainsi parce qu’il se faisait teindre les cheveux en blond. Il devait
nous mettre en contact avec un agent de Dib, le célèbre mafieux dont
personne ne connaissait le visage, qui était aussi bien trafiquant de kif que
passeur de clandestins. On nous a dit de l’attendre la nuit dans un café du
Socco Chico. C’était lui qui nous reconnaîtrait. Ses informateurs le
mettaient au courant de tout.
« Le “Café” Central était vide. Il était tard. De temps en temps le garçon
venait nous dire : “Vous attendez le patron ? Patience, il lui arrive d’avoir
plusieurs heures de retard ou de ne pas venir du tout, patience mes amis !”
Dans la rue, des clochards cherchaient où dormir. Des enfants se disputaient
un mégot par terre. Une vieille femme marchait péniblement. Deux
touristes s’installèrent sur la terrasse, vite rejoints par un type d’une
maigreur cadavérique. Il leur demanda de le suivre. Le garçon du café me
lança un regard pour me signifier qu’il s’agissait d’hommes qui aiment les
garçons. Je ne dis rien. La nuit, Tanger retrouvait sa légende, ses bandits,
ses paumés et ses drogués. Nous, nous attendions l’homme qui allait
décider de notre sort. Demain nous pourrions être soit en Espagne, soit en
prison ; soit au fond du détroit là où les eaux se mélangent, où la
Méditerranée rencontre l’Atlantique. Nous étions tous très fatigués. Nos
yeux étaient vides. Nos visages froissés par ce long voyage. Je vis passer
trois Africains, bien habillés, qui pressèrent le pas quand ils nous
remarquèrent. Qui étaient-ils ? Le garçon du café m’informa que ceux-là
venaient d’avoir leur carte de séjour et de travail ; ils avaient été régularisés
avec des milliers d’autres. Il ajouta : “Le Maroc ne veut pas qu’on dise de
lui qu’il est inhospitalier. On régularise à tour de bras. C’est ce qui vous
arrivera de mieux si vous décidez de rester ici. Mais n’en parlez pas au
patron, s’il apprenait ce que je vous ai dit, il me virerait.”
« Vers 1 heure du matin une grosse Mercedes noire aux vitres teintées
s’arrêta enfin devant le café. La rue était piétonnière, mais certains
s’autorisaient à passer outre. Un grand bonhomme en descendit, il tourna la
tête à droite puis à gauche, parla dans un micro accroché au revers de sa
veste, puis fit signe que tout était sous contrôle. Un petit homme, chétif, le
visage ridé, apparut. Le garçon du café se précipita et lui baisa la main. Un
des gardes vint nous voir et nous demanda le mot de passe.
“L’Afriqueestmalpartie”, dis-je à toute vitesse.
« Il répéta lentement : “L’A-fri-que-est-mal-par-tie.”
« “Vous avez l’argent ?
« — Nous voulons parler avec Roubio.
« — Vous croyez que Roubio se déplace pour si peu de chose ?”
« Chacun sortit son petit magot enveloppé dans plusieurs torchons et le
tendit à l’homme qui était devant nous. Il téléphona, j’entendis le mot
“météo” puis “vent d’est”.
« “La traversée aura lieu cette nuit, vous avez de la chance, le temps est
mauvais, le vent d’est est fort. Normalement ça décourage la Guardia civil.
Avant, nous faisions les traversées par beau temps, c’était une erreur, nous
étions vite repérés.”
« Il compta l’argent, le mit dans un sac en plastique El Corte Inglés,
s’engouffra dans la voiture qui démarra très vite. Il fit marche arrière, sortit
sa tête par la vitre et appela le plus grand de taille d’entre nous, celui qu’on
surnommait “le Ciel”. Il lui parla dans l’oreille durant une bonne minute,
puis redémarra à toute allure, disparaissant dans la nuit de la médina, décor
parfait de film noir.
« “Alors c’est quoi le message ?
« — Rendez-vous à 3 heures du matin précises à la Merkala, à la pointe
avancée bleue à l’est du phare. Attention, il y a des chiens méchants. Il nous
faudra être très discrets et calmes. Un homme viendra nous chercher un par
un. Il faudra aussi être très patient, m’a-t-il dit.”
« C’est alors que j’ai eu l’intuition qu’il n’y aurait pas d’embarquement.
C’était du vent, du pipeau. Ça se voyait de loin. Mais je n’ai rien dit. Je suis
parti avec eux à la Merkala. Le gardien du phare refusa de nous laisser
passer. Le grand type lui répétait le mot de passe, en vain. Le gardien
voulait de l’argent, on n’en avait plus. Quelqu’un a tenté de sauter la
barrière, deux chiens enragés l’en ont empêché. On a raclé le fond de nos
poches et on lui a glissé quelques pièces. Il a ouvert les barrières, a retenu
les chiens et nous a montré la pointe bleue – dans la nuit on ne distinguait
pas bien les couleurs – puis il a disparu, probablement pour aller dormir
profondément.
« Silence pesant et absurde. Angoisse visible sur les visages. Tant de
sacrifices, tant de chemin parcouru pour cet instant décisif, primordial, un
moment où notre vie est face à elle-même. Bientôt on saurait : la vie, la
mort, la fin ou simplement la trahison. La pointe bleue, c’est là que la
Méditerranée rencontre l’Atlantique.
« Le temps passait avec une lenteur cynique. Le vent d’est agitait les
arbres. On ne sentait même plus la fraîcheur de l’air tellement on attendait.
Quelqu’un a vu des ombres, un autre a reconnu un ancêtre sorti de sa tombe
qui nous aurait suivis depuis le Sénégal. Moi je n’ai rien vu que la mer. Le
vent d’est fabriquait des petits moutons blancs qui apparaissaient puis
disparaissaient. La lumière changeait, devenait plus claire. Pas la moindre
barque à l’horizon, rien, personne, pas même une sirène en plastique ou un
cheval en bois pour nous venir en aide. Seules quelques rafales de vent nous
rappelaient à notre condition. Et puis le soleil a percé brutalement comme
pour nous signifier que la partie était finie. On s’est regardés, on a baissé la
tête, et on a quitté le phare sans dire un mot. Le gardien a ouvert
silencieusement la grande porte, n’osant pas nous regarder en face. Les
chiens n’ont pas bougé. Notre défaite était très amère. “Le Ciel” cachait son
visage entre ses mains pour pleurer. “Nuage” se défoulait en jetant des
pierres du haut de la falaise. Les autres étaient muets.
« Nous sommes retournés au café. Les serveurs avaient changé. Personne
n’a pu nous renseigner. Pourtant nous n’avions pas rêvé ; nous étions bien
là hier soir… Un consommateur qui comprit notre drame se pencha vers
moi et me dit : “Ne vous fatiguez pas. La police est sur les traces de Dib,
quant à Roubio, il est en prison depuis ce matin à Almería. Votre argent,
vaut mieux l’oublier, pour le moment. Je suis de la police, je suis au courant
de tout. Nous avons des instructions pour lutter contre les trafiquants d’êtres
humains. Je peux vous aider en attendant.”
« Mes compagnons ont refusé. Plus confiance. Ils ont disparu dans la
foule du vendredi qui s’apprêtait à aller à la mosquée. Notre groupe
n’existait plus, j’étais de nouveau seul à présent. Je n’eus aucune envie
d’aller prier, ni de réclamer justice à Dieu de mes malheurs. Il y a
longtemps que j’avais compris que quand les pauvres, les laissés-pourcompte, les braves paumés demandaient compassion et miséricorde à Dieu,
ils n’obtenaient rien. Pire, seuls les salauds, les voleurs, les exploiteurs, les
criminels, les imposteurs s’épanouissent, s’enrichissent et s’en vont ensuite
laver leurs péchés à La Mecque. C’est la victoire de l’hypocrisie sur la
justice. J’en étais incapable.
« Après une si longue marche, tant de jours de souffrances, nous avions
donc été dépouillés de tout, en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire !
Je restai là, abasourdi devant mon café crème tiède, payé avec les dernières
pièces qu’il me restait, la vue brouillée par la découverte de tant de malheur.
Le café servait ses habitués du matin. Je décidai de ne pas bouger, de ne pas
parler, de ne pas crier. Tout est devenu noir, le ciel comme les visages, les
murs et les arbres. Ma peau se reflétait dans tout ce que je voyais.
« Noire, absolument noire, ma peau était noire jusque sous mes pieds,
comme si je les avais peints avec de l’encre de Chine. Mes paumes de main
aussi. Plus la moindre ambiguïté maintenant. J’étais totalement noir. À quoi
bon rappeler la peau blanche de mon grand-père ? Personne ne me croirait,
ne prendrait au sérieux mon histoire si je la racontais. Ma peau noire était
mon identité, double, triple, métisse, trouble, blême, brûlante et même
infernale. Elle révélait le Nègre en moi, rappelait mes ancêtres déportés de
l’île de Gorée vers les Amériques. Ma peau privée de trous pour respirer et
mon âme peinte en noir indélébile faisaient de moi un homme libre et prêt à
défendre cette liberté par tous les moyens, la défendre et suivre la voie
qu’elle m’indiquerait.
« Je suis resté assis là toute la journée, comme une pierre, une grosse
pierre, un rocher plein de haine et de colère, habité par de terribles songes.
Des enfants s’arrêtaient et me regardaient comme une statue vivante. Ils
partaient en riant. De temps en temps un garçon me ramenait une autre tasse
de café crème, offerte par la maison. Une fois, il m’a tendu une cigarette. Je
l’ai prise et l’ai mâchouillée puis j’ai recraché le tabac. Ma salive était jaune
et amère. Ma peau changeait de couleur comme si le soleil en passant sur
moi me lavait, faisant disparaître la noirceur de mon corps qui était aussi la
noirceur de mon âme. Une partie de ma vie s’en allait. Mon corps changeait
d’apparence, la tête me tournait, mes pieds bougeaient tout seuls, je ne
savais plus où j’étais ni qui j’étais. Après un long moment de silence ou de
bruit intense, je ne m’en souviens plus, une main s’est posée sur mon bras
et une voix m’a dit : “Viens, rentrons à présent.” »
Chapitre 8
Pendant tout le temps qu’avait duré le voyage de Salim, Hassan s’était
démené pour essayer de retrouver sa trace. Il y avait certes le télégramme
envoyé d’un bureau de poste à Dakar, mais cela faisait plus d’un an que la
famille n’avait reçu de ses nouvelles. Régulièrement Hassan allait voir un
flic qu’il connaissait un peu et qui avait l’air assez compréhensif. Il lui
offrait un parfum pour sa femme et lui demandait : « Pas de nouvelles ? —
Rien à signaler », lui répondait-il. Apparemment le sort d’un jeune Noir
disparu dans la nature n’intéressait pas ses supérieurs. Un jour, pour le
rassurer, le flic lui dit, après quelques bières : « Tu sais, les disparus, ça
n’existe plus aujourd’hui. Avant, oui, c’était possible, à l’époque que vous
appelez les “années de plomb”. Je venais juste de commencer dans le métier
et je ne posais pas beaucoup de questions, mais je savais que des gens
gênants disparaissaient et qu’on ne les retrouvait jamais. Mais tout ça, c’est
fini maintenant ! Tu peux te tranquilliser, ton rejeton doit faire la fête
quelque part à Ibiza ou à Marrakech ! Tu verras, un jour, il surgira comme
une fleur, t’inquiète pas. »
Malgré tout Hassan avait peur. Peut-être son fils était-il victime d’une
erreur. Quelqu’un avait mis de la drogue dans sa poche, ou il avait été pris
pour quelqu’un d’autre… Il évitait d’aborder le sujet avec sa mère qui,
patiente et sage, priait tous les soirs et attendait le retour de son petit-fils.
Mais il lui arrivait de se confier à Karim, qui, avec son sourire et sa
tendresse, l’apaisait lui répétant : « Sa… Salim va venir… suis sûr… va
bien. »
Les mois passaient sans nouvelles de Salim. Au printemps, la maison fut
préparée pour Ralph et Juan Carlos qui venaient y fêter l’anniversaire de
leur mariage. Ils avaient prévenu Nabou quinze jours avant pour que tout
soit parfait. Comme Hassan était déprimé, c’était Houcine qui était venu
aider sa mère à préparer la réception. Parmi les garçons qui devaient faire le
service, il y avait un Noir qui s’appelait Alaindelon. Il venait du Mali et
travaillait chez un antiquaire anglais qui avait pris sa retraite à Tanger. Il
avait depuis quelque temps ses papiers en règle. Houcine lui posa des
questions, en lui dissimulant l’histoire de sa famille et le sort préoccupant
de Salim.
« Et le racisme ? lui demanda-t-il.
— Le racisme c’est d’abord la pauvreté. J’évite de me trouver avec des
Blancs et surtout de leur demander quoi que ce soit. Ils sont pleins de
préjugés. »
Après un moment, Houcine lui demanda comment l’Anglais se comportait
avec lui. Alaindelon soupira puis dit :
« Nécessité oblige ! »
Houcine n’insista pas, il comprit qu’il devait de temps en temps satisfaire
quelques demandes gênantes. Ces choses-là, on n’en parlait pas.
Houcine se rappela les innombrables incidents qu’il avait vécus avec son
frère. Il avait toujours admiré son sang-froid, sa patience et son intelligence.
Il ne répondait jamais aux insultes racistes et refusait toujours de se battre.
Ça s’arrêtait toujours assez vite sans jamais dégénérer. À la mosquée, où il
se rendait rarement, personne ne lui manquait de respect. Mais sa foi n’était
pas très solide et il se tenait à l’écart de tout ce qui était religieux.
Rien à voir avec leurs demi-frères, Mohamed et Aziz. Partis au Caire, l’un
pour étudier la philosophie, l’autre l’architecture en terre selon la tradition
de Hassan Fathi, ils avaient été détournés de leurs projets par les Frères
musulmans pour devenir des théologiens devant diffuser le rite pur et dur du
wahhabisme, du nom d’un Séoudien du dix-huitième siècle obsédé par la
vertu et l’application à la lettre des préceptes de l’islam. Ils s’étaient laissé
pousser la barbe, la teignaient au henné, portaient des tchamirs blancs,
sortes de longues djellabas, et faisaient le tour des maisons pour répandre la
bonne parole. Les gens les renvoyaient poliment en leur disant qu’ils
n’avaient pas besoin de leurs conseils pour être de bons et paisibles
musulmans. Ils avaient essayé ensuite avec Hassan et Houcine qui les
avaient écoutés sans répondre à leur discours bien rodé. Nabou n’était pas
intervenue, elle les avait laissés se débrouiller avec ces frères qui
prétendaient résoudre tous les problèmes avec la religion. Elle disait qu’on
avait dû leur laver le cerveau. Karim, lui, avait réagi en revanche assez mal
à leur prêche. Il avait dit un seul mot : « Violents. » Pourtant ils n’avaient
pas d’armes et n’étaient pas menaçants, mais il avait senti la violence
contenue dans leur cœur, il avait lu sur leur visage quelque chose qui lui
avait fait peur. Après ça, ils étaient repartis comme ils étaient venus,
probablement chargés de prêcher ailleurs, en Mauritanie peut-être où
existait alors une confrérie formée et préparée dans les mêmes écoles
qu’eux.
Nabou avait deviné la raison de la longue absence de son petit-fils. Et
quand Salim, un matin, se présenta à la porte de la maison, elle savait d’où
il venait et ne lui demanda rien. Après avoir baisé les mains puis le front de
sa grand-mère, il se mit à pleurer dans ses bras comme un petit enfant qui
aurait fait une fugue. Il se rendit compte soudain des soucis et des angoisses
qu’il avait causés à sa famille. Il aurait pu donner des nouvelles, faire
parvenir un message, une lettre, une carte postale, pour les rassurer sur son
état. Au lieu de quoi il avait envoyé un jour ce télégramme et puis plus rien
pendant des mois et des mois, au point de passer pour mort. Mais ça avait
été plus fort que lui. À partir du moment où il s’était retrouvé embarqué
dans la fourgonnette de la police et que personne ne prenait au sérieux ce
qu’il disait, la couleur de sa peau était devenue sa seule identité, sa seule
raison d’exister.
Le soir de son retour, Salim, Hassan son père, Houcine et Karim, ses deux
oncles, se retrouvèrent au hammam. Comme Nabou, aucun d’eux ne posa
de questions. Ils étaient heureux de se retrouver, unis, décidés à aller de
l’avant. Amaigri, les traits tirés, Salim les rassura sur sa santé. Il leur dit en
riant : « J’ai fait de la marche, il paraît que c’est le meilleur des sports. »
Après un moment, Houcine lui dit : « Si tu veux t’en sortir, il te faut un
travail. » Il se trouvait qu’un de leurs cousins, fils unique de l’oncle
Brahim, voulait passer la main avant de prendre sa retraite. Après
l’indépendance du Maroc et la réintégration de Tanger, Brahim avait
transformé ses bureaux de change en agence d’assurance, que dirigeait
encore son fils. Salim accepta aussitôt la proposition, c’était un travail
tranquille et des horaires réguliers, il pourrait reprendre pied à son rythme.
Les premières semaines à l’agence se passèrent sans problème. Calme et
posé, Salim était un employé modèle auquel on ne pouvait pas faire de
reproche. Il se sentait bien de nouveau et voulait recommencer à faire de la
photo. Un matin, il mit ses habits neufs, se rasa la barbe et se présenta très
tôt au commissariat du deuxième arrondissement. Il espérait récupérer son
appareil photo que la police lui avait confisqué.
Il y avait là un va-et-vient incessant. Des flics en civil qu’on reconnaissait
à leur manie de parler dans un talkie-walkie d’où s’échappait en retour une
voix à peine compréhensible. Des femmes, des paysannes, assises sur un
banc, qui attendaient, résignées, on ne sait trop quoi. Des jeunes qui
jouaient sur leur téléphone. Des femmes, ramassées la nuit, qui somnolaient
dans un coin. Un flic réclamait son thé à la menthe, le garçon s’était trompé
et lui avait servi un café au lait à l’espagnole. Il hurlait : « Je déteste le café
au lait ! » Salim ne sut à qui s’adresser. Il s’approcha d’un homme en
uniforme. Il était gradé. Il lui demanda s’il pouvait lui parler. Il entendit :
« Pas le temps ; va voir Zrirek, il peut te renseigner. » Salim comprit qu’il
l’adressait à un agent aux yeux bleus. Il l’aperçut de loin, se rappela ses
mésaventures, et se dit : J’ai vraiment pas de chance. Ce type va être
mauvais avec moi, c’est à peu près sûr qu’il va faire de l’excès de zèle.
Salim se présenta :
« Bonjour, je m’appelle Salim Ben Hassan, je suis domicilié chez ma
grand-mère Nabou, qui travaille pour M. Ralph, à la Casbah… Je voudrais
récupérer mon appareil photo Canon que vous… »
L’agent le regarda et éclata d’un rire nerveux.
« Quel appareil ? Qui est ce Ralph ? Encore un de ces pédés qui se la
coulent douce là-haut ? »
Salim tenta de lui raconter l’épisode de son arrestation un an plus tôt avec
d’autres Noirs…
« Ah oui, je vois. Tu es le mec qui prend des photos pour les vendre à des
journaux étrangers et donner une mauvaise image de notre pays ! Un traître
quoi ! S’il n’y avait les droits de l’homme et tout ce bazar des associations,
je te mettrais au trou direct et on n’entendrait plus parler de toi ! Mais tu as
de la chance, aujourd’hui on ne peut plus faire notre travail comme on
l’entend.
— OK. Alors rendez-moi mon appareil photo, c’est mon gagne-pain, je
suis journaliste free lance…
— Free quoi ?
— Je suis indépendant, je ne suis pas rattaché à un seul journal !
— Alors c’est pire ! Tu sévis partout. Fous le camp et ne reviens plus… »
Salim comprit qu’il ne devait pas insister. Il sortit de là déprimé. Cet
appareil coûtait cher, il avait économisé longtemps pour l’acheter au seul
commerçant indien qui restait à Tanger, installé rue de la Liberté, juste
avant Socco Grande. Il était à présent convaincu qu’il n’avait pas d’avenir
dans ce pays.
Vers 10 heures, Salim partit rejoindre son cousin à l’agence. Il s’ennuya
toute la journée, passant son temps à regarder les bateaux quitter le port en
partance pour Algésiras ou Tarifa. De temps en temps une barque filait à
toute allure. Il s’imaginait aux commandes. Son cousin vint plusieurs fois le
rappeler à l’ordre. Il devait rédiger des polices d’assurance, les clients
attendaient, il ne pouvait pas rêver.
Mois après mois, l’inquiétude se mit à le gagner de nouveau, sans qu’il
sache pourquoi. Quelque chose le travaillait, il doutait de nouveau de son
identité. Les photos qu’il prenait avec son téléphone n’étaient pas de bonne
qualité. Il ne les publiait pas sur sa page Facebook. Il s’était détaché des
réseaux sociaux. Il tenait absolument à récupérer son appareil Canon.
C’était devenu son obsession. Il en parla à son père. Un soir, au moment où
le commissariat se vidait, Hassan entra et essaya de fouiller un bureau. Son
copain flic le surprit. Il lui dit : « Mais tu es fou ! Qu’est-ce que tu fais ?
Ton fils est revenu, que viens-tu chercher ici ? » Il lui parla de l’appareil
photo. « Là ça me dépasse, répondit le flic, il faut voir plus haut. » Hassan
s’en alla avec la nette impression d’accumuler les échecs. Il aurait tant
voulu montrer à son fils qu’il était capable de l’aider. Il se présenta chez
l’Indien de Socco Grande pour acheter le même appareil photo.
Malheureusement il n’y en avait plus.
Cette nuit-là, une voix ou un éclair fit sursauter Salim comme un appel
venu en rêve, comme si quelqu’un venait d’entrer dans sa chambre pour lui
intimer l’ordre de se lever et de prendre la route vers Tétouan puis Ceuta.
Là, des jeunes gens, peut-être ses compagnons africains, l’attendraient. Il
pensait souvent à eux et se demandait ce qu’ils étaient devenus. Il lui
arrivait de se sentir coupable de les avoir abandonnés. Salim se leva, se lava
à peine le visage, enfila deux pantalons en coton gris, un pull, une vieille
parka, fouilla dans un tiroir, prit de l’argent et sans se retourner descendit la
pente de la Casbah à toute vitesse jusqu’à la gare routière où il monta dans
un taxi collectif, direction Tétouan-Mdiq-Ceuta.
Il pleuvait. Le vent redoublait de férocité. Les arbres se perdaient dans un
grand tourbillon. Salim n’en avait que faire. Les intempéries ne l’effrayaient
plus. Recroquevillé sur le siège arrière de la vieille Mercedes, il s’était collé
à un vieillard endormi. Celui-ci était froid. Peut-être était-il mort. Salim se
mit à penser à son père. Il avait honte. Tant de tristesse dans le regard de cet
homme qui n’avait rien réussi dans sa vie. La peau noire n’est pas une
excuse, se dit-il. L’idée de venger ce père qui portait la défaite sur le visage,
sur tout le corps, lui donna du courage. Il vit sa grand-mère. Elle avait le
regard des mauvais jours. Il chassa ces images de son esprit, ferma les yeux,
et eut envie de pleurer. Pas question. Il était décidé à tenter sa chance loin,
très loin. Il pensait à l’Amérique. Inaccessible. Le Canada. Oui, pourquoi
pas. Vancouver. Il répéta ce nom puis préféra regarder les trombes de pluie
masquer la route et le paysage. Tant mieux, se disait-il, je partirai dans le
mystère de cette brume épaisse et glaciale. Personne n’ira me chercher là. Il
pensa ensuite à Cuba. Peut-être y retrouverait-il sa mère ? Nabou lui avait
un jour raconté l’histoire de sa naissance. Il était prêt à n’importe quelle
aventure. Mais l’Europe était à sa portée. Ceuta est en terre marocaine, c’est
même une ville marocaine occupée par l’Espagne depuis cinq siècles. Un
bout d’Europe en pleine terre marocaine, africaine. Pourtant c’est de là qu’il
embarquerait pour Tarifa ou Algésiras. La suite, il la laissait en suspens.
Le lendemain matin, en se réveillant, Nabou secoua Hassan, quelque
chose s’était passé. Salim avait quitté la maison aux aurores. Son lit était
fait, ses affaires bien rangées, mais il manquait le sac à dos en cuir de
brebis. Dans le tiroir de la petite commode, il y avait ses papiers d’identité.
Hassan comprit tout de suite que Salim était parti tenter une traversée vers
l’Espagne. Il s’effondra. Son fils avait été humilié au commissariat et
n’avait pas surmonté cette ultime vexation. Lui, si rebelle, si fougueux et si
attaché à son indépendance, sa liberté. Hassan regarda au loin les côtes
espagnoles, bien visibles ce matin : « Sera-t-il plus heureux là-bas ? »
Nabou lui avoua avoir donné à Salim un peu d’argent. Il avait prétendu
qu’un ami lui avait prêté une somme et qu’il devait absolument la lui
rendre. Hassan comprit que c’était pour payer le passeur. Il sortit aussitôt et
d’un pas rapide retourna voir son copain flic pour lui demander de l’aider.
Le flic n’était pas là, on lui dit qu’il était en déplacement. Hassan repartit
persuadé qu’un drame allait se produire. Salim s’était certainement rendu à
Ceuta, Melilla étant trop loin de Tanger. Depuis quelque temps, c’était par
là que les candidats à l’immigration clandestine tentaient le passage. La
plupart se faisaient prendre et refouler par les deux polices : la marocaine et
l’espagnole. Il appela Houcine pour le prévenir. Son frère le rassura : « Ne
t’inquiète pas, Salim ne va pas brûler. Il n’a pas le profil d’un harraga, il
doit avoir un rendez-vous avec une jolie fille, c’est tout. »
Hassan raccrocha et se demanda : C’est quoi au juste le profil d’un
harraga ? Quelqu’un qui brûle ses documents d’identité et tente la traversée
vers l’Europe ? Avoir été humilié dans son pays ? Ne pas trouver de travail
et être persécuté par la police ?… Il rentra seulement en fin de journée, prit
un calmant et s’endormit.
Durant la nuit, à l’entrée de Ceuta, la Guardia civil tira sur une foule de
Subsahariens qui essayaient de forcer le grillage installé sur un lieu de
passage ; il était infranchissable. Un agent tira d’abord en l’air, s’ensuivit un
mouvement de panique. Salim était en première ligne, accroché au grillage
que la pluie violente et les bourrasques rendaient chancelant. Il reçut en
plein cœur les balles de la deuxième rafale de mitraillette. D’autres furent
blessés. La plupart réussirent à s’enfuir. La police s’empressa de cacher le
corps de Salim dans la morgue de Ceuta et consigne fut donnée de tout nier.
Après tout, cet homme n’avait aucune existence légale, pas de document
d’identité, pas de trace d’une quelconque appartenance. Personne ne
traverserait l’Afrique subsaharienne pour réclamer le corps d’un « migrant
inconnu ». Telle était, du moins, la conviction de la police espagnole. Mais
pas celle de quelques-uns des refoulés qui, repartis tôt le matin à Tanger, se
mirent à leur arrivée à parler, raconter comment, cette nuit, un jeune homme
beau et sympathique avait été assassiné par la police des frontières.
Hassan perdit connaissance quand il entendit des gens évoquer cette
affaire dans un café. Il avait immédiatement compris qu’il s’agissait de son
fils. À peu près au même moment, le médecin de la morgue, passé plus tôt
que d’habitude, trouva dans la poche arrière du pantalon de Salim une carte
postale écrite à l’avance à l’adresse de Mme Nabou, Maison Ralph et Juan
Carlos, Casbah, Tanger, Maroc. Le numéro de téléphone était dans
l’annuaire. Il appela aussitôt la famille pour la prévenir.
Karim savait que quelque chose de très grave venait d’arriver. Il avait vu
en rêve son neveu courant sur la surface de la mer. Il s’était dit : Ce n’est
quand même pas un prophète, je n’aime pas cette image. Le matin, il était
allé se blottir dans les bras de sa mère et avait pleuré en silence.
Dans l’après-midi, Nabou, durement frappée par ce grand malheur, décida
de réunir tous ses enfants dans la maison de Ralph et Juan Carlos. Hassan
était effondré. Ils avaient décidé de dormir tous là et d’entourer Hassan de
leur amour. Ce fut l’unique fois où il parla de la mère de Salim, qu’il
regrettait de ne pouvoir prévenir.
Quinze jours plus tard, la police débarqua à la maison. Un agent en civil
demanda à Nabou à voir Hassan, le père de Salim.
« Nous avons besoin de lui poser quelques questions. De la simple
routine… »
Il n’était pas là, elle leur donna l’adresse de la boutique de Houcine où
Hassan travaillait ce jour-là. Son frère lui avait demandé de l’aider, il devait
recevoir des commandes importantes, vérifier la livraison et ne pouvait pas
tenir le magasin seul.
Les flics l’interpellèrent sans violence. Un peu comme on propose à
quelqu’un de prendre un café pour bavarder sur l’état du monde. Hassan,
bien qu’excédé, en conclut que ça n’irait pas très loin. Il connaissait bien les
rouages de la police et ses manières. Il pensa à un certain moment à ses
demi-frères devenus Frères musulmans. Peut-être que la police voulait des
renseignements sur eux. Ou sur Salim ? Il se rappela soudain l’affaire de
l’appareil photo. Mais il faisait fausse route.
Au commissariat l’interrogatoire prit très vite un tour absurde :
« Nom, prénom, date et lieu de naissance. »
Pourquoi lui demandaient-ils cela, ils savaient parfaitement qui ils avaient
en face d’eux, puisqu’ils étaient venus l’arrêter… Hassan décida de ne faire
aucun effort. Il leur répondit : « Je veux boire un café et lire le journal. »
Désespéré par la mort de son fils, il n’avait que faire de leurs questions. Il
était ailleurs et considérait que, de toute façon, son sort était réglé. Il finit
par leur répondre avec nonchalance, tantôt en arabe, tantôt en français, ce
qui énerva les policiers qui le firent répéter plusieurs fois. Un petit flic
rondouillard, portant un vieux costume marron, une chemise grise et une
cravate foncée, hurla à son oreille :
« Si toi, le noireau, tu es le fils d’un nommé Amir, et ben moi je suis peutêtre le fils caché de la reine d’Angleterre. »
Le ton montait tellement que Hassan décida de dire n’importe quoi.
« Ma mère est un arbre et mon père un cheval !
— Tu te fous de nous ?
— L’Afrique est mal partie !
— Tu fais le fou pour nous mener en bateau. On connaît la technique. Tu
vas pas t’en sortir aussi facilement. Nous avons des photos où on te voit à
Hay Saddam, une banlieue à risque. Tu es entouré de Noirs, bien à ton aise,
que fais-tu avec eux ? Que leur racontes-tu ? J’imagine que tu leur promets
le paradis à Almería. Tu les fais traverser le détroit, tu les exploites, c’est
ça ? Sais-tu que notre parlement a voté des lois contre l’esclavage et
l’exploitation des pauvres types ?
— Non, je ne le savais pas. Je n’exploite personne, personne.
— C’est ce que nous allons vérifier. »
Soudain, sur un ton ferme, Hassan hurla :
« Rendez-moi mon fils !
— Ton fils Salim ? Mais tu sais très bien ce qu’il a voulu faire à Ceuta.
C’est malheureux, mais c’est de sa faute. »
Hassan se renferma soudain, sortit un mouchoir et s’épongea le front et les
yeux. Il leur dit doucement :
« Le hérisson est une rose qui pique… l’âne et le gingembre… le minaret
est tombé et ils ont pendu le coiffeur… la mauvaise haleine de l’hyène a
contaminé la police… »
Les agents se regardèrent perplexes. Ils décidèrent de le laisser seul avec
son délire. Dans la pièce d’à côté ils se mirent à discuter en attendant.
Décidément les Noirs étaient des gens bizarres, disait l’un d’entre eux.
Arriva alors celui qu’on appelait l’« Intellectuel » parce qu’il connaissait
par cœur la série des Columbo, ce lieutenant qui résout des énigmes
criminelles tout en faisant le naïf. Il leur demanda de sa voix grave
pourquoi on s’acharnait sur les Africains en ce moment. Les autres lui
répondirent : « Les ordres sont les ordres. » L’« Intellectuel » calmement
leur dit : « Vous savez, l’Afrique est la mère de l’humanité et notre avenir à
nous tous. » Des éclats de rire stupides et quelques mots déplacés fusèrent.
La mauvaise volonté manifeste de la police à l’égard de Hassan était
exacerbée par les incidents inter-ethniques qui s’étaient produits la semaine
précédente entre Africains, tous clandestins, et par les consignes fermes qui
leur avaient été données. La presse montrait du doigt le manque d’efficacité
de la police qui avait mis beaucoup de temps avant d’intervenir pour
séparer les belligérants. Il y avait eu des morts par armes blanches et des
blessés. Ordre semblait avoir été donné de renvoyer les clandestins dans
leurs pays. Tout homme à la peau noire était suspect, et tous ceux qui
pouvaient les aider aussi ; c’est dans ce cadre que Hassan avait été
interrogé. On avait ressorti des archives les photos trouvées dans l’appareil
de son fils. Le flic lui en tendit une où il figurait, espérant l’intimider et le
faire craquer :
« Et lui, tu le reconnais ?
— Ce n’est pas moi, c’est le coiffeur qu’on a pendu à cause du minaret et
du muezzin qui n’avait qu’une couille… »
Un autre agent arriva avec une enveloppe pleine de photos qu’il étala sur
la table. Elles avaient été prises par leurs indics. Hassan était sur toutes les
photos, tantôt avec d’autres Noirs, tantôt avec Salim ou seul assis à la
terrasse d’un café.
« Tu vas nous dire ce que tu faisais avec ces gens. Et pourquoi tu es seul
au café ? Qui attendais-tu ? Avec qui avais-tu rendez-vous ? Quel rôle jouait
ton fils dans ce trafic ? »
Hassan ne répondit pas. Il ne parlait plus désormais. Le flic sortit, excédé.
Hassan était seul maintenant dans sa cellule devant toutes ces images. Sur la
table, puis sur les murs, il vit apparaître des lézards, des araignées géantes,
des puces aussi grosses que des mouches, une chauve-souris et un visage
tordu, celui d’un djinn. Ces hallucinations l’amusèrent d’abord. Il se mit à
sourire tout en laissant tomber sa salive sur sa chemise. Puis il urina sous
lui. Il eut l’impression d’un liquide chaud qui le brûlait. Il sursauta, puis fut
de nouveau pris de fou rire. Ça sentait mauvais. Il fallait à présent chier, se
dit-il, chier jusqu’à ce que la puanteur soit insoutenable, car je dois puer, je
dois repousser les gens par ma seule puanteur. Il s’assoupit puis tomba de sa
chaise. Il eut du mal à se relever, maudit l’humanité, eut la force de se
mettre debout, eut honte de son état, se cogna la tête contre le mur jusqu’au
sang. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il ne les essuya pas. Il se coucha
par terre, se recroquevilla jusqu’à former une masse informe, cacha son
visage avec ses bras repliés et ne bougea plus. Son corps s’était transformé
en une chose bizarre, inerte, un tas de pierres grises et noires, recouvertes
d’un voile sale. Il était entré en lui-même et ne se souciait plus de ce qui se
passait autour de lui. Il était devenu un objet dont on pouvait disposer. On
pourrait le jeter dans une fosse ou le réveiller, le laver et le présenter à un
juge sévère et impitoyable avec les naïfs, peu importait maintenant. Au bout
d’un moment il s’endormit et ne fit aucun rêve, signe que sa vie, son sang,
son corps n’étaient plus et que seule son âme résistait dans un coin et
gardait son humanité.
On envoya l’« Intellectuel » lui rendre visite. Il fut effrayé par ce qu’il vit.
Hassan était nu, ses vêtements étaient déchirés, le sol était maculé d’urine et
de merde. Hassan ne répondait plus quand il essaya de lui parler.
L’« Intellectuel » appela le commandant en chef. Il arriva peu après avec le
médecin de service, se boucha le nez et donna un coup de téléphone.
Le lendemain, Nabou et Houcine qui avaient conclu que Hassan était en
garde à vue se présentèrent au commissariat central. On leur demanda des
photos prouvant qu’il était bien de leur famille. Quand ils les apportèrent,
deux heures après, le flic de l’accueil leur dit :
« Ah, c’est un Noir ! Désolé, mais vous arrivez trop tard. Un avion a été
affrété la nuit dernière et cent vingt-huit clandestins sont en route vers le
Sénégal. D’autres vont être régularisés, leurs dossiers sont à l’étude. Mais il
n’en fait pas partie. Vous voyez, nous faisons du cas par cas, nous sommes
humains. »
Nabou était en larmes, elle cachait son visage car elle avait toujours
détesté pleurer en public. Houcine se mit à protester :
« Mais vous n’avez pas le droit, pas le droit ! C’est de l’arbitraire et du
racisme. Nous allons tout de suite porter plainte et alerter la presse nationale
et internationale. Oui, on va vous dénoncer, faire un scandale. Et je ne pense
pas que vos chefs apprécieront. Vous ne respectez rien, pas même le chagrin
d’un père qui vient de perdre son fils ! »
Justement, arriva un supérieur, sans doute un super chef, quelqu’un du
moins qui avait l’air d’être un peu plus responsable que les autres. Il était
grand, mince, le visage coupé au couteau et ressemblait étrangement au
général Oufkir. Il avait un dossier jaune dans la main.
« Calmez-vous, monsieur, il n’est pas parti. Il a été transféré à l’hôpital, à
Beni Makada… »
Houcine se tourna vers sa mère qui avait séché ses larmes :
« Maman, ils l’ont envoyé chez les fous. Beni Makada, ce n’est pas un
hôpital, c’est un asile.
— En effet, nous avons préféré l’envoyer dans un asile psychiatrique pour
quelques examens. Il a perdu la raison durant l’interrogatoire. Il nous a tenu
des propos incohérents, a affirmé que sa mère était un âne et que son père
était un arbre, il a déchiré ses vêtements, a fait sur lui…
— Un cheval, rectifia l’agent à côté.
— Bref, il délirait, disait n’importe quoi. Alors on a préféré le faire
examiner pour savoir s’il simulait juste pour se moquer de nous. Il affirmait
que son frère jumeau était blanc ! »
Houcine cria :
« Mais c’est parfaitement vrai, c’est moi son frère. Hassan est mon
jumeau. »
Le chef regarda Houcine, stupéfait :
« On n’a jamais vu ça, l’un noir et l’autre blanc.
— Ça arrive, monsieur, lui dit calmement Nabou, c’est très rare, mais ça
existe. Ça ne fait pas pour autant de mon fils un aliéné. »
C’est à ce moment-là que Karim surgit comme un éclat de lumière dans ce
commissariat misérable, gris et humide :
— Ha… Hassan, mo… mon frère, où est Ha… Ha… Hassan ? »
Le chef :
« Mais c’est une famille de fous, ma parole ! »
Karim prit le bras du chef, ce qui ne se faisait pas, mais il se laissa faire. Il
le regarda en souriant, puis se mit à lui raconter l’histoire de cette « famille
de fous ». Il mimait des scènes, répétait des mots, jurait sur le Coran, parla
d’un arbre magnifique en Afrique, de l’île de Gorée, entreprit cet homme à
l’apparence dure et impitoyable jusqu’à le faire sourire et même s’excuser
au nom de ses agents qui avaient maltraité Hassan.
Le chef parla avec quelqu’un au téléphone, on l’entendit dire : « Oui, non,
je ne sais pas… Bien sûr… Oui, oui… Bon, je vous attends. » Puis il se
tourna vers Nabou et les garçons :
« Une ambulance va le ramener. C’est une erreur, ça nous arrive, vous
savez avec tous ces Africains sans papiers qui ne parlent pas, nous sommes
très embarrassés. On est complètement dépassés et on attend en vain des
ordres de Rabat. Mais votre fils Karim, je sais bien qu’il ne peut pas mentir,
ça se voit tout de suite sur son visage, cet homme est une lumière. Mais,
pardonnez-moi, Karim c’est aussi votre fils ? Il est blanc, même très
blanc… »
Nabou baissa la tête puis dit :
« Oui, Karim est aussi mon fils, je ne suis pas sa mère, mais il est la
lumière qui illumine notre famille. Je me demande ce que je serais devenue
sans lui. »
Karim prit Nabou dans ses bras et la couvrit de baisers.
Le chef s’essuya le front. Accablé par tant de choses étranges, il retourna
vers son bureau. Après avoir refermé la porte, à un de ses agents il ne put
s’empêcher de demander : « Explique-moi comment une femme noire, très
noire, peut donner naissance à un enfant aussi blanc et à des jumeaux noir et
blanc ? »
L’agent se contenta de dire :
« Ça doit être la volonté de Dieu tout-puissant !
— Cherche-moi dans un dictionnaire une explication scientifique,
imbécile ! Au lieu d’invoquer Dieu chaque fois que ton ignorance se
révèle. »
Hassan arriva deux heures plus tard, l’air égaré, les habits sales et le
regard vide. Il sentait mauvais. Ni sa mère ni ses frères n’osèrent
s’approcher de lui. C’était un homme abîmé, revenu d’un voyage où il avait
failli perdre la raison et peut-être la vie. Pour lui, s’absenter avait été son
unique moyen de répondre à la bêtise et à la cruauté. La folie est souvent
fabriquée, astiquée, préparée, mise en route par les autres. Même s’il est
exagéré de dire que « la folie c’est les autres », les autres y sont souvent
pour quelque chose, pour beaucoup même. Son crime, Hassan le portait non
sur le visage mais sur tout le corps. Il était noir, et il était puni pour
l’inconvénient d’être né ainsi. Ce n’était pourtant ni une tare ni une erreur.
C’était humain, tout simplement. Il faudra un jour qu’on sache pourquoi la
couleur d’une peau détermine à ce point le destin des hommes, pourquoi
elle sauve certains, tandis qu’elle envoie d’autres directement en enfer.
Le chef maladroitement voulut leur donner un dernier conseil :
« Surtout ne sortez jamais sans vos papiers. Une erreur est vite
commise… »
Hassan balbutia le mot « hammam », puis rejoignit sa mère d’un pas
hésitant, prit Karim et Houcine dans ses bras et resta immobile un long
moment.
Ils partirent tous les quatre à pied, se tenant par la main, et ne se
retournèrent pas.
*
Le conteur ramassa ses effets, laissant là le bol rempli de pièces, s’empara
de sa canne et disparut au moment où le soleil se couchait sur les dunes de
Fès.
COLLECTION FOLIO
nº 6385
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr
© Éditions Gallimard, 2016.
COUVERTURE :
Photo © Michel Renaudeau / Gamma-Rapho (détail).
Tahar Ben Jelloun
Le mariage de plaisir
Dans l’islam, il est permis à un homme qui part en voyage de contracter un
mariage à durée déterminée pour ne pas être tenté de fréquenter les
prostituées. On le nomme « mariage de plaisir ». C’est ainsi qu’Amir, un
commerçant prospère de Fès, épouse temporairement Nabou, une Peule de
Dakar, où il vient s’approvisionner chaque année en marchandises. Mais
voilà qu’Amir se découvre amoureux de Nabou et lui propose de la ramener
à Fès avec lui. Nabou accepte, devient sa seconde épouse et donne bientôt
naissance à des jumeaux. L’un blanc, l’autre noir. Elle doit affronter dès lors
la terrible jalousie de la première épouse blanche et le racisme quotidien.
Puissante saga s’étalant sur trois générations entre Dakar, Fès et Tanger, Le
mariage de plaisir est aussi un grand roman d’amour.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
PARTIR,
2006 (« Folio », no 4525).
GIACOMETTI. LA RUE D’UN SEUL suivi de VISITE FANTÔME DE L’ATELIER, 2006
(Folio no 6224).
LE DISCOURS DU CHAMEAU suivi de JÉNINE ET AUTRES POÈMES, 2007
(« Poésie / Gallimard », no 427).
o
SUR MA MÈRE, 2008 (« Folio », n 4923).
o
AU PAYS, 2009 (« Folio », n 5145).
MARABOUTS, MAROC, 2009 avec des photographies d’Antonio Cores, Beatriz
del Rio et des dessins de Claudio Bravo.
o
LETTRE À DELACROIX, 2010 (« Folio », n 5086), précédemment paru en 2005
dans Delacroix au Maroc aux éditions F.M.R.
o
JEAN GENET, MENTEUR SUBLIME, 2010 (« Folio », n 5547).
BECKETT ET GENET, UN THÉ À TANGER, 2010.
HARROUDA, nouvelle édition précédée d’une note de l’auteur, 2010
(première édition 1973, Éditions Denoël, repris en Folio nno 1981 ; avec
des illustrations de Baudoin, Bibliothèque Futuropolis, 1991).
L’ÉTINCELLE. RÉVOLTES DANS LES PAYS ARABES, 2011.
PAR LE FEU, 2011.
QUE LA BLESSURE SE FERME,
2012.
o
LE BONHEUR CONJUGAL, 2012 (« Folio », n 5688).
o
LETTRE À MATISSE ET AUTRES ÉCRITS SUR L’ART, 2013 (« Folio », n 5656).
o
L’ABLATION, 2014 (« Folio », n 5922).
POÈMES, PEINTURES, 2015.
o
LE MARIAGE DE PLAISIR, 2016 (Folio », n 6385)
ROMANS, coll. « Quarto », 2017
Aux Éditions Denoël
LA RÉCLUSION SOLITAIRE,
1976 (« Folio », no 5923).
Aux Éditions du Seuil
LA PLUS HAUTE DES SOLITUDES,
1977 (« Points-Seuil »).
MOHA LE FOU, MOHA LE SAGE, 1978 (« Points-Seuil »). Prix des
Bibliothécaires de France, Prix Radio-Monte-Carlo, 1979.
LA PRIÈRE DE L’ABSENT, 1981 (« Points-Seuil »).
L’ÉCRIVAIN PUBLIC, 1983 (« Points-Seuil »).
HOSPITALITÉ FRANÇAISE, 1984, nouvelle édition en 1997 (« Points-Seuil »).
L’ENFANT DE SABLE, 1985 (« Points-Seuil »).
LA NUIT SACRÉE, 1987 (« Points-Seuil »). Prix Goncourt.
JOUR DE SILENCE À TANGER, 1990 (« Points-Seuil »).
LES YEUX BAISSÉS, 1991 (« Points-Seuil »).
LA REMONTÉE DES CENDRES, suivi de NON IDENTIFIÉS, édition bilingue, version
arabe de Kadhim Jihad, 1991 (« Points-Seuil »).
L’ANGE AVEUGLE, 1992 (« Points-Seuil »).
L’HOMME ROMPU, 1994 (« Points-Seuil »).
ÉLOGE DE L’AMITIÉ, Arléa, 1994 ; réédition sous le titre ÉLOGE DE L’AMITIÉ,
OMBRES DE LA TRAHISON (« Points-Seuil »).
POÉSIE COMPLÈTE,
1995.
LE PREMIER AMOUR EST TOUJOURS LE DERNIER,
1995 (« Points-Seuil »).
LA NUIT DE L’ERREUR, 1997 (« Points-Seuil »).
LE RACISME EXPLIQUÉ À MA FILLE, 1998 ; nouvelle édition, 2009.
L’AUBERGE DES PAUVRES, 1999 (« Points-Seuil »).
CETTE AVEUGLANTE ABSENCE DE LUMIÈRE, 2001 (« Points-Seuil »). Prix
Impac 2004.
L’ISLAM EXPLIQUÉ AUX ENFANTS, 2002.
AMOURS SORCIÈRES, 2003 (« Points-Seuil »).
LE DERNIER AMI, 2004 (« Points-Seuil »).
LES PIERRES DU TEMPS ET AUTRES POÈMES, 2007 (« Points-Seuil »).
L’ISLAM EXPLIQUÉ AUX ENFANTS (ET À LEURS PARENTS), 2012
Chez d’autres éditeurs
LES AMANDIERS SONT MORTS DE LEURS BLESSURES,
Maspero, 1976 (« Points-
Seuil »). Prix de l’Amitié franco-arabe, 1976.
LA MÉMOIRE FUTURE, Anthologie de la nouvelle poésie du Maroc, Maspero,
1976.
À L’INSU DU SOUVENIR, Maspero, 1980.
LA FIANCÉE DE L’EAU suivi de ENTRETIENS AVEC M. SAÏD HAMMADI, OUVRIER
ALGÉRIEN, Actes Sud, 1984.
LA SOUDURE FRATERNELLE, Arléa, 1994.
o
LES RAISINS DE LA GALÈRE, Fayard, 1996 (« Folio », n 5824).
LABYRINTHE DES SENTIMENTS, Stock, 1999 (« Points-Seuil »).
AU SEUIL DU PARADIS, Éditions des Busclats, 2012
UN PAYS SUR LES NERFS, Éditions de l’Aube, 2017
Cette édition électronique du livre
Le mariage de plaisir de Tahar Ben Jelloun
a été réalisée le 15 novembre 2017
par les Éditions Gallimard.
Elle a été préparé par Entrelignes (64)
à partir de l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072716195 – Numéro d’édition : 312884).
Code sodis : N87727 – ISBN : 9782072716201 – Numéro d’édition : 312885.