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Le mariage de plaisir Gallimard

Tahar Ben Jelloun de l’Académie Goncourt Le mariage de plaisir Gallimard Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. Il s’installe à Paris dès 1971, publie ses poèmes chez Maspero et voit son premier roman, Harrouda, édité par Maurice Nadeau aux Éditions Denoël en 1973. Poète et romancier, il est l’auteur notamment de L’enfant de sable et de sa suite La nuit sacrée, qui a obtenu le prix Goncourt en 1987, ainsi que de Partir, Le bonheur conjugal, L’ablation et Le mariage de plaisir. Onze romans de l’auteur ont été réunis dans un Quarto avec une autobiographie inédite. Pour Amine « Par Dieu, ma sœur, raconte-nous une histoire pour égayer notre veillée. — Bien volontiers et de tout cœur, répondit Shahrâzâd, si ce roi aux douces manières le veut bien. » À ces mots, le roi que fuyait le sommeil fut tout joyeux d’écouter un conte. « On raconte, Sire, ô roi bienheureux, qu’il y avait une fois… » Nuit 1 des Mille et Une Nuits ; traduction de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Bibliothèque de la Pléiade, 2006. Chapitre 1 Il y avait une fois, dans la ville de Fès, un conteur qui ne ressemblait à personne. Il s’appelait Goha, avait la peau très brune, un corps sec et dur, le regard perçant et d’une grande justesse. Il débarquait du Sud après les grandes pluies, en général au début du printemps, s’installait sur une place, à l’entrée de la vieille ville, tantôt à Batha, tantôt à Bab Boujloud, posait son matériel sur le sol et attendait qu’un cercle se forme autour de lui. D’une grande culture, tant arabe que berbère, doté d’une imagination époustouflante, connu pour la sévérité de son jugement, et aussi pour la rigidité de ses positions, il avait ses fidèles comme ses détracteurs, qui attendaient toute l’année sa venue et ne rataient aucun de ses contes. Ils se passaient le mot, « Il est arrivé ! », fermaient leurs boutiques et allaient l’écouter. Il ne leur racontait pas seulement des histoires. Il aimait aussi évoquer des situations historiques pour les faire réfléchir. Jamais il n’abordait les problèmes de face, il préférait le détour. Il était, disait-on, maître dans cette technique qui consiste à poser un regard sur le présent tout en gardant toujours un pied dans le passé, souvent moins glorieux qu’on ne le dit. Il ne cachait pas sa rage quant à la manière dont le Maroc s’était laissé prendre par la France pendant le protectorat. Il ironisait : « Et voilà comment nous nous sommes donnés à Lalla La France, le vieux pays des Lumières et des intelligences, devenu bouffi par son appétit grotesque. L’Algérie ne lui suffisait pas, ni même la Tunisie, il lui fallait avaler notre pays ! Pauvre Maroc ! Pauvre Lalla França ! » Et soudain, au milieu de son discours, il s’arrêtait, buvait une gorgée d’eau, s’emparait d’un balai et se mettait à nettoyer la place. En repartant, le conteur négligeait toujours de ramasser son bol rempli de pièces, préférant le laisser aux mendiants qui, disait-il, en avaient plus besoin que lui. La police avait envoyé maintes fois quelqu’un l’écouter. Mais on n’avait jamais rien trouvé à lui reprocher : il racontait des histoires et ne troublait pas l’ordre public. Au cours de son récit, le conteur jouait tous les rôles à la fois, se déguisait parfois, prenait des poses provocantes, et surtout savait regagner en permanence l’attention de son public. C’était un comédien doublé d’un poète qui, pour désarçonner son auditoire, aimait toujours commencer par ces mots : « Vous qui prêtez oreille à mes histoires, écoutez le conseil de celui qui a grandi dans les dunes et qui a toujours vécu sur la crête des passions : soyez méchants ! N’hésitez pas : soyez méchants ! Si je m’égare, rappelez-moi à l’ordre, votre méchanceté doit rester toujours en éveil. Et ne baissez surtout jamais la garde, sympathisez avec le Mal, ce Mal qui croît en nous comme une plante vénéneuse, une algue puante et tueuse qui nourrit notre bile et en fait un poison déversé dans les rigoles de la vie. Soyez méchants, je ne veux pas de votre indulgence. Mon âge, mes crevasses, mes nombreuses failles, ma mémoire qui va et vient peuvent à tout moment me trahir, faire que mes histoires se chevauchent, se confondent et vous égarent. Soyez méchants, vous vivrez longtemps ! Cruels et mauvais. Impitoyables et sans état d’âme ! Soyez méchants, vous gagnerez du temps ! » Le conteur était un sage. Il savait qu’il était inutile d’appeler les gens à être bons, que la bonté n’avait pas besoin de béquilles pour avancer. Un soir qu’il était de passage à Fès, tandis que s’était formé autour de lui un petit attroupement, Goha décida de changer de registre et entreprit de raconter une histoire, que jamais on ne l’avait entendu conter : « Une fois n’est pas coutume, ce soir je m’en vais vous conter une histoire d’amour, un amour fou et impossible pourtant vécu jusqu’au dernier souffle par chacun de ses personnages. Mais comme vous le verrez, derrière cette histoire miraculeuse, il y a aussi beaucoup de haine et de mépris, de méchanceté et de cruauté. C’est normal. L’homme est ainsi. Je préférais que vous le sachiez pour que vous ne vous étonniez de rien. « Il était donc une fois, dans la ville de Fès, un petit garçon prénommé Amir né dans une famille de commerçants dont on disait qu’ils étaient descendants de la lignée du prophète. « C’était le jour des premières pluies, son petit frère venait d’avoir un an, quand soudain le bruit se répandit dans la ville que le Mendiant était revenu. Ceux qui l’avaient croisé racontaient que sa voix, grave et forte, était effrayante ; que ses paupières tremblaient toujours légèrement, nerveusement ; qu’il lui suffisait d’un geste de la main pour convaincre quiconque de renoncer à se mettre en travers de sa route. Et tous s’accordaient à dire qu’il dégageait une odeur insupportable, qui le précédait et restait longtemps après son départ. Nul n’avait osé jusque-là s’approcher de lui ou lui donner l’aumône. Son visage, pourtant, disait autre chose. Ses yeux surtout, clairs et larges, dégageaient une étrange lumière. « Que voulait le Mendiant, d’où venait-il, quel était son nom ? Personne ne pouvait le dire. Mais les enfants le baptisèrent aussitôt El Ghool (le monstre), El Ghaddar (le traître) ou El Henche (le serpent). Les adultes, eux, l’appelaient Ould Lehrâme (le bâtard), celui qui annonce le malheur. « Quelques jours après son passage, une épidémie de typhus se répandit dans Fès. Le petit frère d’Amir fut emporté en quelques heures. Amir eut cependant la chance, ainsi que ses parents, d’échapper à la maladie. « Après quelques jours d’inquiétude, Fès fut largement épargnée. L’épidémie s’était déplacée dans les montagnes et les villages où la mort avait tant à faire. Fès en acquit du jour au lendemain le statut de “Ville sacrée” sans qu’aucune autorité religieuse ne s’en mêlât. « Mais Fès, en secret, redoutait le retour du Mendiant, dont le souvenir subsistait dans les mémoires. Heureusement, jusque-là, les prières à la Grande Mosquée semblaient l’avoir repoussé. « Toute son enfance, aux premières pluies de la saison, le son grave de la voix du Mendiant revenait résonner aux oreilles d’Amir, et une peur indescriptible s’emparait de lui. En grandissant, Amir finit par l’oublier, il se persuada en revanche que, si la mort l’avait ignoré, c’était pour qu’il accomplisse un grand dessein sur cette terre. « Parvenu à l’âge adulte, Amir était devenu un bel homme, la peau blanche, de taille moyenne, grassouillet, la lèvre fine, la bouche bien dessinée, les épaules légèrement tombantes. Il exerçait comme ses parents le métier de commerçant dans la vieille ville de Fès, dans le quartier du Diwane. C’était un homme bon, optimiste et sans imagination, qui ne ratait aucune des cinq prières quotidiennes. Il avait été marié très jeune à Lalla Fatma, un mariage arrangé avec une fille issue d’une grande famille de Fès, et était père de quatre enfants. Trois garçons et une fille. « En ce temps-là, Fès tournait alors encore le dos au monde. Cela faisait plus de quarante ans maintenant que le Maroc était sous protectorat français et la vieille aristocratie fassie qui tenait la ville maintenait son autorité avec un calme et une sérénité remarquables. Ce qui se passait en dehors de la médina ne les concernait pas. Pour eux, le monde s’arrêtait là, dans ces ruelles, dans ces vieilles maisons dont certaines étaient des palais, attendant l’éternel retour de la saison des citronniers. Les artisans faisaient de l’artisanat, les commerçants commerçaient, les seigneurs se déplaçaient à cheval dans les ruelles étroites et n’avaient aucun doute sur leur supériorité de classe. C’étaient eux d’ailleurs qui, au dix-neuvième siècle, avaient choisi la petite place ronde entre Achabine et Chémayine au fin fond de la médina pour instaurer un jeudi par mois un marché où l’on vendait des esclaves noires ramenées d’Afrique. « L’esclavage était naturel. Il sévissait partout dans le monde, et les Fassis n’étaient pas disposés à changer quoi que ce fût dans l’ordre injuste du monde. Ils se contentaient de vivre selon les traditions et pensaient qu’ils avaient le devoir de les perpétuer et de les protéger. Les premières esclaves étaient arrivées au Maroc grâce au commerce que les Fassis les plus entreprenants faisaient avec les pays d’Afrique les plus proches. Même s’ils partageaient le même continent, loin d’eux l’idée de se considérer comme des Africains. Les Fassis étaient blancs donc supérieurs aux Noirs d’où qu’ils viennent. « À Fès, à la veille de l’indépendance du pays, rien ne devait changer, rien ne pouvait changer. Les Français observaient cela de loin. Une chape de laine et de coton était posée sur la ville. Pourtant tant d’histoires et de secrets s’étaient scellés là, au fil des siècles. Curieusement personne n’était là pour les dire, les dévoiler, les expulser hors de cette société satisfaite d’elle-même, de ses origines, de ses traditions, de sa culture qui se confondait avec les valeurs de l’islam. De nombreux juifs et musulmans, chassés d’Andalousie par Isabelle la Catholique, avaient pourtant trouvé refuge à Fès et avaient assuré la richesse de la ville, son renouveau, et son originalité. On pouvait, paraît-il, s’y convertir sans même changer de nom. Mais cette époque paraissait révolue. « Pour approvisionner son commerce en épices et en produits rares, Amir se rendait tous les ans au Sénégal et quittait Fès pendant de longs mois. Làbas, son père et son grand-père, qui faisaient ce commerce avant lui, avaient l’habitude de prendre femme pour la durée de leur séjour. Amir, qui aimait respecter les règles, et se serait reproché de faire là quelque chose d’interdit par la religion, avait consulté sur la question Moulay Ahmad, le grand professeur de théologie à l’Université Al Quaraouiyine, et lui avait demandé si “le mariage de plaisir”, comme on le nommait, n’était pas un péché, un acte qui contrarierait sa foi et blesserait son épouse. Amir avait, en vérité, sur la question quelques scrupules. « Moulay Ahmad le rassura. Il lui cita le verset 24 de la sourate “Les femmes” : “… il vous est loisible d’utiliser vos biens pour vous marier honnêtement et non pour vivre en concubinage. C’est une obligation pour vous de remettre la dot convenue à celle avec laquelle vous aurez consommé le mariage…” Autrement dit, il est légal, pour un homme absent de son foyer pour de longues périodes, de contracter un mariage “de plaisir”, “de jouissance”, “de bien-être”, qui garantit à la femme une dot et le respect de celui qui l’a épousée. Dieu a institué cela pour lutter contre la prostitution. « “Il est vrai, commenta Moulay Ahmad, que le mariage de plaisir contracté hors du foyer conjugal pour une période donnée a un parfum d’interdit, qu’il peut exciter les bas instincts de l’homme. Il ne doit cependant en aucun cas être compris comme un encouragement à humilier la femme légitime laissée à la maison, ou maltraiter celle avec laquelle vous consommez un mariage pour quelque temps. Cette notion de ‘plaisir’est liée à la brièveté de la relation. L’autre mariage, installé dans le temps et pour la procréation, n’évacue pas le plaisir, mais le dilue.” « Amir écoutait le maître très attentivement : « “On dit que notre prophète bien-aimé aurait contracté un mariage de plaisir. Mais que le deuxième calife, Omar ibn al-Khattâb, a proscrit cette version avant de mourir. En fait, c’est un des points de divergence avec les chiites qui l’autorisent et les sunnites qui s’en méfient. Mais de nombreuses discussions ont eu lieu entre les théologiens sunnites sur le sujet, et alChâfi, par exemple, a validé ce mariage à partir du moment où les intentions des conjoints sont claires, et que sa durée est bien limitée dans le temps. C’est pourquoi cette pratique se perpétue aujourd’hui encore, l’essentiel étant de rester dans les limites de la décence et du respect de la femme.” « Amir, rassuré et apaisé, contracta dès lors, à chacun de ses voyages en Afrique, un mariage de plaisir pour se mettre à l’abri du péché. « Après un an passé à Fès à commercer et veiller sur sa famille, vint de nouveau pour Amir l’heure de retourner en Afrique. Il avait décidé de s’y rendre cette année avec Karim, son fils le plus jeune. Tout à ses préparatifs de voyage, Amir, quand arrivait le soir, éprouvait des difficultés à s’endormir. Il laissait ses pensées vagabonder et rejoindre les rumeurs de la ville de Fès plongée dans l’obscurité. Il y croisait l’âme inquiète des dormeurs, et les silhouettes de ces femmes qui, la nuit, savent si bien mouvoir leur corps et leurs formes qu’elles en troublent les rêves commençants et leur donnent des teintes si extraordinaires qu’elles font voyager n’importe quel homme pris dans les replis de la nuit… « La veille de son départ, plus que jamais troublé par ses visions, Amir se leva et descendit dans le jardin de sa maison. Il se promena un moment dans la pénombre et découvrit, entre les branches vert bouteille d’un palmier, une fleur blanche qui s’épanouissait, semblant annoncer, seule et fière, l’arrivée proche de l’été et plus tard les dattes de l’automne. « Amir observa ce miracle de la nature et rendit grâce à Dieu d’avoir permis à une telle beauté d’éclore dans son jardin. Il considéra longtemps cette fleur à la blancheur éclatante et pensa à la jeune Peule qu’il avait rencontrée lors de ses derniers voyages et qu’il espérait bientôt pouvoir retrouver, loin de ce jardin, dans un autre pays, un autre monde, un autre temps. Et il se dit : comme cette fleur lui ressemble. Elle est aussi blanche que cette jeune femme, parfumée d’ambre et de santal, est noire. » Chapitre 2 Quand Karim quitta Fès pour le Sénégal avec son père, il venait d’avoir treize ans et portait fièrement autour de son cou la quatrième médaille gagnée à la dernière compétition de natation où il avait excellé. Son père, au cours de ce voyage, comptait le confier durant quelques jours à un vieux sage sénégalais de Gorée, réputé pour soigner les enfants nés avec un handicap. Karim n’était pas un enfant comme les autres. Il était vif, intelligent, mais il avait du retard. À l’époque, ces enfants étaient un peu livrés à euxmêmes, on les laissait se promener seuls, puis revenir, et s’ils se perdaient, il y avait toujours quelqu’un pour les ramener à la maison. À la naissance de Karim, Touria, la sage-femme, déclara que cet enfant avait un cœur pur, blanc comme de la soie, et qu’il fallait le laisser vivre et se développer selon son rythme. Sa mère, Lalla Fatma, pleurait, tandis qu’Amir, son père, essayait d’accepter les propos de la sage-femme. Il fit venir un médecin français pour examiner Karim. Mais lors de la consultation, Amir ne comprit pas bien ce que lui disait le spécialiste. Il entendit des mots compliqués, « chromosome », « trisomie », « mongolien ». Le médecin s’empara d’une feuille de papier et fit un dessin représentant une branche d’arbre avec de part et d’autre des traits, lui expliquant qu’il y avait un truc en trop et que son fils portait en lui ce truc en trop, ce qui allait retarder son évolution mais que ce n’était pas grave, car ces enfants avaient une espérance de vie très courte, et que bientôt il partirait et ainsi la famille en serait débarrassée… Devant le regard hébété et incrédule du père, le médecin alla même jusqu’à proposer de confier Karim à une association en France qui le prendrait en charge : Amir ne le reverrait plus jamais, il fallait juste payer pour ça et l’affaire serait close… Le Français était de bonne foi, il répétait ce qu’on lui avait appris, et ne semblait pas avoir conscience qu’il était en train de blesser durement un père. Avant de partir, il se pencha vers Amir et lui dit en chuchotant : « Vous savez, même le général de Gaulle a eu une enfant comme le vôtre, alors… Peu de gens le savent, mais on murmure dans l’armée que c’est pour lui la seule défaite de sa vie ! Le jour de la mort de sa fille, il aurait dit : “Maintenant elle est comme les autres.” » Amir remercia le Français, paya sa consultation et retourna auprès de sa femme qui ne cessait de pleurer. La sage-femme, qui avait assisté à la consultation, tentait d’apaiser les uns et les autres. Devinant que seul Amir était en mesure de l’écouter, elle essaya de le réconforter : « Cet enfant est une chance, c’est un signe de Dieu, un bien que Dieu vous a adressé. Ce sont des enfants qui ont cette particularité de ne pas connaître du tout le mal, ils sont incapables de sortir du chemin du bien. Il faut les aimer car ils ont une affection infinie. On ne peut pas les rejeter ou les cacher. J’en ai connu qui vivent encore et qui, à l’âge adulte, reçoivent encore beaucoup de visites, comme s’ils étaient des saints ou des anges. Cet enfant est une lumière, vous verrez, il va éclairer votre vie. » En bon croyant, Amir accepta le destin et se dit : Si Dieu a donné naissance à cet enfant c’est qu’Il a ses raisons, qui suis-je pour contester la volonté divine ? Cet enfant a son capital, il aura sa vie et je l’accompagnerai jusqu’à mon dernier souffle. Dieu est grand. Je connais le dit de notre prophète : « Le croyant est disposé au malheur et à l’épreuve. » Lalla Fatma ne parlait pas, fixait le plafond et refusait désormais d’allaiter le nourrisson. Pour la première fois depuis leur mariage, Amir lui parla sur un ton ferme. Il fallait qu’elle accepte la réalité. Les mots durs qu’il prononça l’ébranlèrent d’abord et la firent pleurer encore plus. Puis, après un moment de silence, elle tendit les bras pour recevoir son bébé et lui donna le sein. Depuis, Karim avait une place à part dans la famille. Il grandissait choyé et aimé. Chaque fois qu’un nouveau médecin arrivait à Fès, Amir le consultait pour savoir si l’état de son fils changerait un jour. Mais il comprit que cet enfant n’avait besoin que d’une chose : d’amour. Se sentir aimé, c’était ce qui le rendait normal et heureux. Pour ses douze ans, son père lui fit une promesse : « La prochaine fois que je vais au Sénégal, je t’emmène avec moi en voyage ! » Fou de joie, Karim se précipita sur le vieux piano désaccordé et joua un air pour exprimer son bonheur. Ses frères et sœur n’eurent pas leur mot à dire. On ne discutait pas les décisions du père. C’était la tradition. On n’élevait pas la voix quand on s’adressait aux parents, on leur baisait la main et l’épaule, on baissait les yeux quand ils parlaient. C’était ainsi. Quelques mois plus tard, au début de l’hiver, Amir demanda à sa femme de préparer ses bagages et ceux de leur fils Karim. Ils quittèrent la maison au milieu de la nuit, traversèrent Fès désert, ce qui donnait à leur départ une impression magique, irréelle. Le voyage en train, en charrette et à dos de chameau dura plus de deux semaines. Le temps était clément et les haltes assez fréquentes. Amir, après la dernière prière du soir, en profitait pour transmettre à son fils ce qu’il avait appris sur ce continent et sur ses habitants. Il lui disait : « Je sais que je n’ai pas besoin de te prévenir, tu es bon et intelligent. Dans ce pays, il faut avant tout faire preuve de respect ! Si tu veux être bien traité et bien considéré, commence par avoir un comportement irréprochable. Fais du respect et de la générosité ta ligne de conduite. Les gens sont très sensibles et te rendront au centuple ce que tu leur auras offert. Ils ont tellement été humiliés et méprisés par les colons, par tous ces Blancs venus de France et de Belgique, qu’ils se méfient de toutes les peaux blanches. Mais n’oublie pas que nous sommes nous aussi des Africains. Nous ne sommes pas noirs mais nous appartenons à ce continent et à ces peuples. Alors souviens-toi que notre prophète bien-aimé a affranchi Bilal Ibn Rabah, l’esclave noir qui avait une belle voix. Il avait été nommé par Mahomet premier muezzin de l’islam. L’esclavage est malheureusement toujours une tradition pour ceux qui se sentent supérieurs. Tu verras, nous serons reçus avec beaucoup d’amitié. Alors soyons dignes de cet accueil et de cette hospitalité ! » Puis, comme pour rétablir l’équilibre, il ajoutait : « Mais ne crois pas que tout le monde est aussi bon que toi ; les méchants existent partout, fais attention quand je ne suis pas avec toi. » Karim écoutait religieusement Amir. Il tenait beaucoup à la bénédiction de son père. Pas question de se rebeller ou de contester ses propos. Amir disait, un peu pour se justifier : « Le Coran nous conseille d’avoir un respect absolu pour le père et la mère ainsi que pour ceux qui nous enseignent leur savoir, les professeurs, les philosophes, les savants ou le simple maître d’école. » Il ajoutait : « Aucune réussite dans la vie n’est possible sans cette bénédiction ; c’est ainsi, le respect est une marque d’humilité, le meilleur moyen d’apprendre et d’avancer. » Karim comprenait parfaitement tout ce que lui disait son père. Il avait une sagacité toute particulière mais il lui était difficile de répondre et plus encore de développer ses pensées. Il lui arrivait de s’énerver, de devenir tout rouge parce que les mots ne sortaient pas ou arrivaient tronqués, en petits morceaux. Il répétait le même son, bégayait, comme s’il suppliait une force intérieure de l’aider à parler. Amir, dès le début, avait décidé de le traiter comme un enfant sans problèmes tout en considérant que son handicap existait et qu’il fallait en tenir compte dans certaines situations. Malgré les interventions d’Amir, Lalla Fatma avait du mal avec cet enfant et préférait s’occuper des trois autres. Mais Karim était très affectueux avec sa mère. Quand il lui disait avec ses mots maladroits combien il l’aimait, elle pleurait. Au lieu de se réjouir, elle tournait la tête, cherchant un mouchoir pour essuyer ses larmes. Un jour, il lui dit : « Moi aussi, je… je… pleure… » Le caravanier était un Sahraoui qui parlait très peu. La peau tannée par le soleil, le corps sec, il avançait, sûr de lui. Il portait en bandoulière un vieux fusil et autour de la taille un poignard. C’était l’époque où des coupeurs de route s’attaquaient aux voyageurs. Il connaissait les passages à éviter et conduisait ses clients en toute sécurité. Pour lui, le désert n’avait pas de secret. À cause de cela, le voyage durait un ou deux jours de plus. Ni Karim ni son père n’étaient pressés et surtout ils ne contrariaient pas le guide qui était par ailleurs un bon cuisinier. Il savait que les Fassis étaient délicats, habitués à des mets subtils, ni trop épicés ni trop gras. Il leur préparait des crêpes fourrées de morceaux de viande confite et des œufs durs au cumin. Le repas se terminait avec quelques dattes. Parfois, il leur donnait à boire du lait de chamelle, mais il remarquait qu’ils se forçaient à l’avaler. Ils préféraient le thé vert à la menthe. Il le sucrait trop ; chaque fois Amir et son fils réclamaient de l’eau chaude pour noyer un peu le sucre. Cela le faisait rire. Le Sahraoui était un ancien guerrier. Il avait combattu l’armée espagnole qui, en 1934, s’était installée dans les provinces du sud du Maroc dont Sidi Ifni, sa ville natale. Le pays était sous protectorat français dont une partie était occupée par l’Espagne dirigée par un général appelé Franco. Un soir, il leur raconta un des épisodes de cette guerre anticoloniale : « Les Espagnols n’avaient aucune pudeur ; ils se conduisaient comme des voyous et pensaient que les indigènes étaient des bêtes. C’était des militaires sans classe, ils nous méprisaient, on racontait qu’ils avaient été punis et envoyés dans le désert dont ils ne connaissaient rien. Ils buvaient de l’alcool et se comportaient sans aucun respect pour nos familles. Un jour, un père dont la fille avait été enlevée par un groupe de soldats ivres s’empara d’un grand couteau et le planta dans la nuque d’un sous-officier. Il fut abattu sur-le-champ. Son enterrement le lendemain fut pour nous l’occasion de manifester notre colère. L’armée nous tira dessus. Il y eut trois morts et cinq blessés. À partir de ce moment, la résistance s’organisa de manière spontanée. L’armée savait que nous n’acceptions pas cette occupation. Nous étions peu nombreux et discrets ; nous sabotions ce que les soldats essayaient de construire. La haine était profonde de part et d’autre sauf que nous, nous étions du côté du droit et de la justice. Pourquoi ces soldats déguenillés étaient venus occuper notre territoire ? On leur a mené la vie dure. Un jour ils repartiront définitivement et j’espère qu’ils ne remettront plus jamais les pieds dans notre pays. » Une nuit, alors qu’ils s’apprêtaient à dormir, Karim sursauta et dit : « Lion ! J’ai… j’ai vu lion… » Le Sahraoui était formel : « Ici, pas de lion. » Karim insistait, le guide lui tournait le dos. Le père était inquiet sachant que Karim ne disait jamais rien au hasard ou pour plaisanter. Il demanda au guide d’aller vérifier. Ce qu’il fit avec nonchalance. Quelques minutes plus tard, le guide apparut effrayé affirmant qu’effectivement il y avait un lion mais qu’il était parti. Il brandit son vieux fusil : « Dorénavant je croirai tout ce que me dira Karim ! » Le sommeil fut de courte durée et surtout assez agité. Ils reprirent la route au milieu de la nuit, fatigués et silencieux. À un moment, Amir demanda à son fils s’il ne voyait rien de dangereux ou s’il n’entendait pas des bruits inquiétants. Karim, à moitié assoupi, répondit : « Non, non, rien… Juste un piano… je vois, j’en… entends… fille pi… piano… » Karim jouait du piano sans avoir suivi de cours. Il pianotait et ce n’était pas n’importe quoi ; c’était un don. Pendant le voyage dans le désert certaines mélodies lui revenaient à l’esprit. La musique lui manquait. Le Sahraoui s’étonna : « Après le lion, le piano ! » Karim mit son doigt sur la tempe et dit : « C’est là-dedans ! — Tu entends de la musique ? — Oui, de la bo… bonne mu… sique… — Tu as de la chance. » Karim écoutait ainsi de mémoire un concerto. Il avait l’air totalement accaparé. Tout d’un coup, il s’arrêta puis dit : « Le pi… piano doit faire pipi ! » Il s’éloigna de la caravane et urina en riant. Ils arrivèrent un matin très tôt à Ndar, appelée aussi Saint-Louis, première ville fondée par des Européens en Afrique occidentale. Le ciel était blanc et l’air humide. Ce qui fit dire à Karim : « On dirait qu’on est au hammam. » Amir lui expliqua la différence de climat entre les deux pays. Il était devenu un bon connaisseur de la civilisation africaine. Il lui dit : « Nous nous approchons de Dakar, la capitale. Nous sommes là à l’embouchure du fleuve Sénégal. Regarde cette végétation et ces merveilles créées par l’eau. Ce sont des arbres aquatiques, ils ne donnent pas de fruits, ce sont juste des arbres pour border le fleuve et donner l’ombre au voyageur. » Le caravanier était content de les avoir menés jusqu’ici, il devint tout d’un coup bavard. Il était intarissable sur les beautés de ce pays, sur la gentillesse de sa population et surtout sur la disponibilité de ses femmes. Tel un guide, il racontait l’histoire de cette ville en insistant sur la prospérité du commerce de l’or et de l’ivoire. Amir intervint pour rappeler que cela avait aussi été la ville où l’on venait chercher des esclaves. L’autre ajouta que ce fut d’ici qu’un aviateur français avait décollé avec un petit avion pour aller très loin ! Karim, intéressé par l’histoire de cet homme, demanda où il était à présent, ce qu’il avait réalisé. Son père lui promit de se renseigner. Pour le moment, ils décidèrent de déposer leurs bagages et de faire leur toilette. Il y avait, non loin de là, un petit lac où des enfants se baignaient en faisant beaucoup de bruit. Amir fit ses ablutions, chercha la direction de La Mecque et pria en remerciant Dieu qui leur avait permis, à lui et à son fils, d’arriver en bonne santé dans ce lieu magique avec ses vieilles bâtisses coloniales. Pendant la nuit, le caravanier réveilla Karim pour lui dire : « Mermoz, c’est l’aviateur, il s’appelait Mermoz, je me souviens, il est allé jusqu’à Mérika, Lamérik… » Ils passèrent deux jours et deux nuits à Ndar et, tôt le matin, ils reprirent la route vers Dakar. Le voyage dura une journée et une partie de la nuit. Amir préféra attendre le lever du soleil pour entrer dans Dakar, ville qui, par ses avenues bien tracées, par ses immeubles modernes, lui rappelait Casablanca. Le caravanier était tout excité. Amir lui donna son dû et lui dit : « Dans deux mois, essaie de nous retrouver, nous ne serons pas loin de chez Moh. » Moh était le propriétaire de « L’Ami des voyageurs », un petit hôtel où Amir aimait s’arrêter avant de faire son entrée « officielle » au centre de Dakar. Ils se lavèrent, mangèrent et se reposèrent un peu. Ils furent reçus comme des princes. Puis, Amir s’en alla en lui disant : « Ne m’attends pas pour manger, en mon absence, Moh s’occupera très bien de toi. » Karim sortit faire un tour. Amir n’avait pas eu besoin de lui dire de faire attention. Il savait que son fils avait un sens de l’orientation particulièrement développé et qu’il reviendrait sans problème. Pendant sa promenade, Karim ressentit une impression étrange mais agréable : il lui semblait être en sécurité ici, comme si tous les Sénégalais étaient des membres de sa famille. Néanmoins, il avait du mal à s’habituer à cette chaleur épaisse et à ce soleil dur. Il avait chaud, transpirait. Il retourna à la maison et enfila une gandoura large et légère. Ses habits européens ne convenaient pas à ce climat. Depuis peu, lors de ses voyages au Sénégal, Amir avait pris l’habitude de contracter un mariage « de plaisir » avec Nabou, une magnifique Peule d’un mètre quatre-vingts. Il revenait chaque année à la même époque, déposait ses affaires chez Moh, renouvelait son contrat de mariage avec Nabou, s’installait dans la maison qu’il lui avait fait construire et vivait avec elle en seigneur satisfait et aimé. Par bonheur, ils n’avaient pas eu d’enfant. Pour lui, Nabou était une magicienne, un peu sorcière et surtout d’une grande beauté et sensualité. La jeune femme avait quitté le collège français après avoir obtenu son brevet. Elle était fière et passait dans sa famille pour celle « qui avait le savoir des étrangers ». Il lui arrivait souvent de faire fonction d’écrivaine publique : elle rédigeait aussi bien des lettres d’amour de femmes abandonnées par des légionnaires que des plaintes envoyées à l’administration coloniale. Entre ses bras, le père de Karim perdait la tête. Elle lui réservait des acrobaties sexuelles qui le comblaient et le vidaient de son énergie. Chaque fois qu’il achevait ses prières quotidiennes, il levait ses mains jointes au ciel et remerciait Dieu de lui avoir fait connaître cette femme qui lui donnait un plaisir qu’il n’avait jamais connu auparavant et qu’il ne retrouvait chez aucune autre femme. Mais il n’y avait pas que ces moments de jouissance, Amir se laissait parfois aller à un peu de romantisme appris chez des poètes arabes et perses. Il lui arrivait de réciter des vers sur un ton grandiloquent. Cela la faisait rire. Elle ne répondait rien, se laissait aimer et faisait tout pour le bonheur de son homme. Ils étaient heureux et Amir ne comprenait pas pourquoi à Fès les relations étaient compliquées. Une année, il voulut l’emmener avec lui en pèlerinage à La Mecque. Mais il découvrit ce jour-là qu’elle n’était pas musulmane, que sa religion n’avait rien à voir avec le monothéisme et qu’au fond elle n’en revendiquait aucune. Quand elle avait envie de prier, elle allait passer la nuit sous l’arbre le plus ancien, le plus grand et le plus beau à la sortie de la ville. C’était un arbre majestueux qu’aucun entrepreneur de travaux publics n’avait jamais osé toucher. Même les Français qui avaient dirigé les travaux avaient dû le contourner pour tracer leur route. Nabou caressait son écorce, lui parlait et se sentait bien car elle était persuadée que les ancêtres y avaient laissé une partie de leur âme. Cet arbre était son Dieu, son refuge, sa chose sacrée. Elle l’appelait « Hadji Baba ». Son ombre l’apaisait, sa prestance et son très grand âge la rassuraient. Elle aimait se confier à lui dans la solitude, au moment où le soleil disparaissait, laissant place à un air trempé dans une grande bassine de poudre grise, bleue, argentée. C’était selon elle le moment propice pour mettre sa joue contre l’une de ses branches et lui parler en wolof, sa langue maternelle : « Ces temps-ci mes pensées ont été abandonnées par la lumière, elles ont quelque chose de crépusculaire que je n’aime pas. Peut-être ai-je commis des erreurs, des fautes ou de simples maladresses. Hier, j’ai par inadvertance marché sur un morceau de pain. Je l’ai ramassé, je l’ai embrassé et puis je l’ai donné aux poules, mais je n’étais pas contente de moi. L’autre jour, une sensation étrange faisait couler mes larmes alors que je n’avais aucune raison de pleurer. Elle était accompagnée d’une musique stridente qui me rappelait le bruit désagréable que fait l’aiguiseur de couteaux en passant dans les rues. J’ai vu une longue caravane descendre de la montagne, précédée d’un immense voile jaune qui flottait dans le vent avec force. Des hommes sans bras, d’autres sans jambes se réunissaient à l’entrée de la ville. Je me voyais enfant courir comme une gazelle, la peau et les yeux pleins de poussière. C’était une époque où tout était possible. L’autre matin j’ai remarqué des femmes la mine triste, prêtes à pleurer. Personne ne savait pourquoi. Je regardais le ciel et je n’y distinguais rien de rassurant. Avant, son bleu me donnait envie de danser. Depuis peu le bleu a disparu et me voilà à genoux devant toi, ô Hadji Baba. Ai-je mal entendu tes messages, tes paroles que rapporte le vent ? Ai-je perdu toute confiance en mon âme ? « Ma grand-mère m’a fait une révélation. Elle m’a dit que je suis faite de la même matière que les songes, que mes yeux sont déjà ailleurs ; elle m’a dit aussi que les rêves ne sont rien d’autres que des messages que la mort nous envoie pour nous habituer à son existence. Malgré tout, l’espoir de retrouver mon homme blanc, celui qui me visite une fois l’an, me secoue. C’est un homme bon. Donne-lui la force de me rendre heureuse… Il sait, il devine que je ne suis pas une femme fidèle, comment l’être quand on est née avec un désir plus puissant que la raison, il n’y a pas de mal à ça, on n’en parle pas, il sait mais ne dit rien. En vérité je n’en sais rien. « L’hiver, c’est mon cousin Wad qui me réchauffe quand j’ai froid. Il connaît à la perfection mon corps et ses exigences. Il sait lui redonner vie et énergie. Nous ne parlons pas de ça. Il suffit que nos regards se rencontrent, j’avance et il me suit. Je sais ce qu’il va me donner et ce que je vais lui faire. J’aime ces moments, juste avant d’être dans le lit. Je rêve et j’ai de la joie dans le cœur et dans le corps. Il m’arrive parfois de trembler de plaisir. « Au printemps, c’est Degaule, notre voisin qui aurait pu être mon père, qui s’invite chez moi et me caresse toute la nuit sans rien faire d’autre. Je me laisse faire, j’avoue que ça me plaît, ça me repose, je suis entre ses mains et sa bouche et il m’arrive parfois de m’assoupir sous ses caresses si douces. C’est un expert. Le lendemain je reçois des paniers de fruits et légumes, des morceaux de tissu et de l’encens, parfois il m’envoie de la viande séchée. De quoi manger durant un mois. Dès qu’il sent que mes provisions sont terminées, il vient taper à ma fenêtre. « Il m’arrive aussi de céder aux demandes répétées du jeune médecin français qui dit être amoureux fou de moi, ce qui me fait rire. Quand il vient sur moi, tout son corps transpire et devient tout rouge. Ça me fait peur. Il me dit c’est à cause de la timidité et de la culpabilité. Je lui ai demandé un jour de m’expliquer ce que c’était que la culpabilité. Il m’a raconté qu’il était marié avec une femme blanche qui l’attendait à Dijon, et que, lorsqu’il vient chez moi, il sent comme quelqu’un lui donner des coups de poing dans le cœur, il a mal, ensuite ce quelqu’un se met à lui faire des reproches, il a beau se boucher les oreilles, il l’entend l’engueuler, alors il baisse la tête et demande pardon à Camille qui est restée à Dijon. C’est ça la culpabilité. Moi, je ne connais pas ces coups de poing et ces engueulades. Je lui fais plaisir, il me donne plein de médicaments que je distribue ensuite à mes proches. L’autre jour, il m’a offert un parfum de Paris. Depuis que je le mets, je me sens comme une vendeuse de sexe, ça sent étrangement, moi je préfère l’ambre et le musc naturels, je préfère le savon noir et le rassoul qu’Amir me rapporte de Fès. « Ah, mon maître, mon homme, le seul prince qui me comble et me rend vraiment belle. Quand Amir est là, je suis totalement à lui ; personne n’ose m’approcher. J’accroche le drapeau marocain sur le toit et je fais brûler de l’encens du paradis. Tout le monde sait que mon homme est arrivé. Des voisines viennent me souhaiter du bonheur et de la prospérité ; même si elles sont jalouses, elles ne me font pas de mal. Je me prépare durant deux jours pour l’accueillir et me donne corps et âme. Je change de comportement, je veux dire je me sens devenir une autre femme, je lui appartiens et j’aime ce sentiment d’être à lui, entièrement à lui. Peut-être que cette situation ne peut pas durer, que la morale n’est pas contente. Je me retrouve aujourd’hui à tes pieds, accrochée à tes racines, ô Hadji Baba, je suis faible et je me rends à ta volonté ! À chacune de ses visites, Amir m’emmène chez des scribes à la mosquée, ils rédigent un contrat de mariage provisoire. Je crois que ça s’appelle le “mariage de plaisir”. Amir tient à être en règle avec sa religion. Je n’ai rien à dire ; il me gâte et je m’occupe très bien de lui. « Un jour, je lui ai demandé : “Pourquoi notre mariage est de plaisir ? L’autre, celui avec votre femme au Maroc, est un mariage comment ?” Il m’a regardée et m’a dit : “Là-bas c’est la tradition, ici, c’est la liberté !” « Ma mère est méchante avec moi, elle a besoin d’argent, je lui en donne quand j’en ai, mais elle me dit : “C’est de l’argent sale.” Je ne sais pas quoi faire pour la calmer. Elle n’a jamais supporté que je lui échappe et que des hommes tombent dans mes bras… Je ne fais rien de mal ! » Cette année Nabou n’était pas tranquille. En plus de la jalousie de plus en plus violente de ses voisines, des esprits l’avaient persuadée qu’à cause de ses infidélités à Amir, elle allait mourir dans des circonstances imprévues. Serait-elle jetée du haut d’une falaise, piquée par une vipère à visage humain, écrasée par un éléphant pris de folie, pendue au fond d’un puits, étouffée dans un sac en jute ou en plastique, empoisonnée par la voisine ? Ou tout simplement victime d’un arrêt cardiaque pendant son sommeil alors qu’elle rêverait de son prince arabe ? Elle se persuada qu’elle mourrait noyée. Elle regardait autour d’elle, mais il n’y avait pas de lac ou de mer, du moins de là où elle se trouvait elle ne les voyait pas. Elle se disait que les esprits s’étaient trompés, qu’ils feraient mieux de la laisser en paix et de s’adresser ailleurs. Quand elle consulta une nuit son baobab, elle ne ressentit rien. Il était muet, impassible, absent. De ses doigts elle arracha un morceau d’écorce et se mit à le mâcher. Il était si amer qu’elle le recracha et partit en courant. Elle revint, s’agenouilla et lui demanda pardon. Une branche se pencha sur elle et lui caressa les épaules. Cela ne la rassura pas. Affolée, elle sentit la fièvre monter. Son heure était-elle proche ? Pourtant elle était encore jeune et robuste. Elle transpirait beaucoup, et vit des étoiles rouges dans le ciel, signe qu’elle avait été atteinte par la malédiction. Plus rien n’était à sa place. Elle se sentit soudain immensément seule et sortit de sa poche un petit miroir où elle se regarda. Elle fut effrayée. Celle qui lui faisait face était toute ridée, vieille et méchante, elle avait les yeux jaunis, de la bave aux coins des lèvres. Elle tourna la tête vers sa voisine, mère de huit enfants, sans mari, sans aide. Nabou savait que cette femme était rongée par l’envie et la jalousie. Elle avait probablement réussi à lui jeter un sort, d’autant plus que le fameux Dia, le plus grand sorcier du pays, venait de séjourner dans la ville après avoir travaillé auprès d’un homme très riche qui avait perdu sa puissance sexuelle. Dia avait la réputation de fondre le fer rien qu’en le fixant du regard. Il savait réparer les âmes en difficulté et éloigner le mal des corps menacés par la maladie. Il pouvait aussi détraquer des esprits et rendre le sommeil impossible. On racontait qu’ainsi un chef était devenu fou et s’était précipité du haut d’une falaise. Pour la première fois, Nabou avait peur, elle qui n’avait jamais connu cette sensation. Elle découvrait la panique qui chamboule tout, déverse de la boue dans de l’eau claire, arrache des racines et peint le monde en gris et en noir. La peur la travaillait, elle sentait son corps secoué, agité, malmené. Elle pensait : « Je suis comme un linge essoré par le destin ; ce qui en tombe ce n’est pas de l’eau mais des gouttes de sang, le mien, celui que je dois perdre parce que je suis punie alors que je n’ai rien fait de mal, du moins rien de vraiment mauvais. Le présage est insistant. Que faire ? À qui m’adresser ? Je suis seule et je me débats dans une forêt noire avec des ombres vicieuses dont l’objectif est de me rendre folle. Je jure de me consacrer entièrement et exclusivement à mon homme, mon seul et unique homme, Sidi Amir, le plus généreux de tous les hommes. » Quelques jours avant l’arrivée d’Amir, elle eut l’idée de rendre visite à Moha, le vieux sage de Thiès, une petite ville à l’est de Dakar. Moha le plus fou et en même temps le plus humain de la confrérie Tijane. Il entretenait des relations épistolaires avec des soufis de Fès qui passaient une grande partie de leur temps à travailler sur les textes sacrés. Ses paroles étaient connues pour apaiser et redonner espoir et patience. Il disait tout ce qu’il pensait ; il n’avait rien à perdre, même sa vie lui importait peu. Il habitait à l’intérieur d’un vieux baobab mort depuis longtemps et qui n’avait plus aucun pouvoir. Il y avait creusé une cavité où il vivait seul. De temps en temps, un chien errant y trouvait refuge. Il partageait avec lui son maigre repas et le laissait repartir. Nabou ne pouvait arriver les mains vides. Elle lui offrit un pot de miel et des olives qu’Amir lui avait apportés de Fès lors de son dernier séjour. Moha lui rappela que sa beauté pouvait être la source de ses problèmes. La jalousie était une araignée qui tissait sa toile tout autour de son âme. Il fallait déjouer ce mauvais sort et lui permettre de vivre en paix. Elle lui confia qu’elle aimerait beaucoup qu’Amir lui propose un jour de partir vivre avec lui, à Fès. Moha fit une grimace. Il connaissait bien cette ville et ses habitants : « Ce sont des gens civilisés, mais ils se sentent supérieurs à nous, en tout cas ils sont persuadés qu’ils ont été élus par Dieu. Ce sont de bons musulmans, de braves personnes, mais ils aiment asservir et dominer. Tu es noire, moi je suis métis, nous n’avons pas notre place dans leur cœur, dans leur cité. Mais qui sait ? On peut tomber sur des familles généreuses, respectueuses de l’humanité. Si tu pars, il faut que tu aies sur toi quelque protection. Je ne suis pas sorcier, mais j’ai des talismans où de ma main j’ai retranscrit des versets du Coran. Si tu y crois, ils te protégeront, sinon, tu devras affronter seule des problèmes difficiles. Si tu veux, j’enverrai un courrier à Si Mostafa, un homme avec qui je corresponds et qui est imam dans la Grande Mosquée et université de la vieille ville. » Nabou lui rappela qu’elle n’était pas musulmane. « C’est le moment d’embrasser cette religion, qui, lorsqu’elle est bien comprise, peut être d’un grand secours. Les hommes ont de tout temps eu besoin de calmer leurs angoisses. Je pense qu’ils ont créé les religions pour supporter la vie et ses mystères, la mort étant la principale énigme que personne n’a jamais résolue. Moi je crois tous les prophètes. Je connais quelques textes appris par cœur, et je peux te dire que l’islam, le catholicisme ou le judaïsme sont des religions qui se ressemblent. Elles ont pour mission d’apaiser l’homme et de le mettre en garde quand il dépasse les limites ; c’est pour cela qu’existent l’enfer et le paradis. » Elle lui demanda ce qu’il fallait faire pour devenir musulmane. Moha lui conseilla de s’adresser à son homme. Il était le mieux placé pour la faire entrer dans la religion de Mahomet. Moha lui dit de remercier Amir, car le miel et les olives de Fès étaient exceptionnels. Elle repartit apaisée, décidée à devenir musulmane. Sur le chemin du retour, elle s’arrêta devant son baobab, le regarda fixement comme si elle lui demandait son autorisation, sa bénédiction, son soutien. Elle était même heureuse de cette initiative qui, pensait-elle, allait la libérer de ses peurs, de l’œil mauvais que les femmes jalouses posaient sur elle. Elle dit : « Allah est grand, je n’ai plus peur. » Rentrée chez elle, elle se recueillit en silence et demanda pardon d’avoir tant péché. En son for intérieur, elle décida que plus jamais aucun autre homme qu’Amir ne la toucherait. Elle se lava en frictionnant vigoureusement sa peau comme pour en extirper les souvenirs des actes sexuels qu’elle avait eus avec d’autres hommes. Elle frottait jusqu’à se faire mal. Il fallait faire peau neuve, devenir une dame digne d’être l’épouse d’un Amir, homme providentiel, homme bon et généreux. Elle s’adressa à son corps comme si c’était une personne : À présent, tu vas être sage, pas d’acrobaties, pas de vice, certes tu donneras du plaisir mais sans folie ! À peine ses remontrances terminées, elle sentit monter en elle un désir encore plus fort que d’habitude. Elle rit et sortit sur le seuil de la porte. Nabou sentit un vent frais dans ses cheveux. Elle se retourna et vit Amir, tout de blanc vêtu, lui tendre les bras. Plus de peur, plus de désordre. Elle se précipita vers lui, mit sa tête au creux de son épaule et se frotta contre lui. Elle sentit son membre se raidir. Elle le devança et lui demanda de la rejoindre juste après son bain. Elle voulait se donner entièrement à son homme, sans aucune réserve ni tabou, comme si c’était sa dernière nuit. Sa peau luisait sous la lumière de la lune. Elle s’était parfumée avec l’essence d’une fleur rare qu’elle appelait « Désir ». Nue sous le voile, elle attendait son maître. Plus d’orage, plus de nuages à l’horizon. Apaisée et en même temps fiévreuse. Son corps était déjà traversé de frissons à l’idée du plaisir qu’elle allait donner et recevoir. Ça montait de la pointe des pieds jusqu’à la racine des cheveux. Elle sentait bon, elle était en accord avec elle-même, rassurée, prête à tout partager. Amir qui venait d’avoir cinquante ans était envahi par une envie d’une force exceptionnelle. Lui aussi eut l’impression que cette nuit ne serait pas comme les autres, qu’elle serait même une nuit fatale, belle, énigmatique, sensuelle, folle, peut-être définitive. Il eut un instant peur puis chassa d’un revers de la main cette idée et ne vit que la croupe merveilleuse qui se dressait en face de lui, mettant en évidence la vulve rouge avec quelques poils drus autour comme les gardiens d’une vertu impossible. Son érection le surprit car, de toute sa vie, il n’avait jamais ressenti un désir d’une telle puissance que ce jour-là, face au corps de Nabou. Elle ne parlait pas, mais son corps bougeait de sorte à solliciter certaines caresses qu’Amir s’empressait d’exécuter pour la satisfaire. Aucun mouvement n’était déplacé ni désagréable. Nabou menait la danse avec une aisance inouïe, donnant du plaisir à l’infini et en recevant tout autant, sinon plus. Ils prirent ensuite tout leur temps pour faire l’amour longuement, repoussant le moment crucial de l’orgasme. Nabou jouit plusieurs fois, mais elle ne le fit pas savoir afin que son homme conserve son érection le plus longtemps possible. Pour tenter de se maîtriser, il pensait à la femme blanche qui lui donnait si peu de plaisir. Le fait de convoquer son image le calmait quelques secondes et il repartait ensuite de plus belle dans l’extase que provoquait en lui si simplement cette superbe créature. Il la prenait dans des positions qu’il inventait. Le corps de Nabou, d’une souplesse magnifique, se donnait avec force et élégance aux fantaisies d’Amir. C’était comme si un être invisible leur dictait ce qu’il fallait faire et leur suggérait qu’ils étaient en train de vivre une expérience qu’ils ne revivraient jamais. La voix disait : « C’est votre nuit, unique, irréversible. Une nuit généreusement accordée par la mort qui veille à ce que votre plaisir se multiplie jusqu’à atteindre le sommet de la plus haute montagne. Là où les saints et les fous se réunissent, pour dire la poésie la plus pure, la plus dépouillée, la plus puissante – indicible, impossible, prémices au dernier voyage, peut-être le plus merveilleux ou alors le plus terrible. » Ils s’endormirent enlacés comme des enfants. C’était une belle fatigue, celle d’une nuit inoubliable. Le matin, Nabou sortit acheter des fruits et des galettes et prépara un petit déjeuner. Elle trempait un doigt dans le pot de miel et le portait à la bouche de son homme. Elle le nourrissait avec une attention particulière, lui baisait la main à plusieurs reprises. Elle ne mangeait pas, disait attendre d’avoir faim. Ensuite, elle sortit toute nue dans la cour et se lava avec de grands seaux d’eau qu’elle laissait couler sur son corps en chantant. La voisine l’observait sans rien dire, mais on pouvait lire dans ses yeux toute la jalousie du monde. Nabou s’en moquait. Elle se sentait forte. Rien ne pouvait plus l’atteindre. Elle s’approcha de son homme et lui confia, étrange et douce : « Vous savez, je ne suis pas comme la plupart des femmes sénégalaises, je me sens entièrement libre, de mes pensées comme de mes gestes. Mon père était musulman, né dans la ville de Ziguinchor en Casamance, dans l’ethnie Diolas. Il s’était engagé dans l’armée française. À l’époque, me racontait mon vieil oncle, la France avait promis d’accorder l’indépendance à ce pays, mais elle ne l’a pas fait. Mon père est mort pour la France. Du côté de ma mère, je suis peule, mais la pauvre est usée, abîmée par les épreuves de la vie et par ses nombreuses grossesses. Quant à moi je suis là, entre vos mains, prête à vous suivre jusqu’au bout du monde ! » Elle choisit ce moment, après le bain, pour demander à Amir de la faire entrer dans l’islam. Étonné mais heureux, il lui prit les mains, les baisa puis se mit à réciter les versets de la Fatiha, la première sourate du Coran. Ensuite, il énuméra les cinq piliers de l’islam en les expliquant. Il lui fit répéter après lui les mots de la Chahada : « J’atteste qu’il n’y a qu’un Dieu et Mohammad est son prophète. » Amir lui précisa ensuite en quoi consistaient les valeurs de cette religion : « Il ne faut pas croire qu’il y ait plusieurs Dieu ; Dieu est unique, puissant et miséricordieux. Pour être une bonne musulmane, il suffit de croire en ce Dieu unique et en Mohammad, son messager ; il ne faut pas tuer, voler, mentir, trahir, faire du mal, croire en Satan et en ses sbires ; il faut venir en aide aux pauvres, faire l’aumône, prier, faire le pèlerinage à La Mecque quand on en a les moyens matériels et spirituels. Bref, il faut être bonne et ne jamais faire de mal. C’est un combat permanent contre les tentations. » Elle baissa la tête et murmura : « Cet islam n’est pas celui que je connais. Je sais que la femme n’est pas l’égale de l’homme, et que, par exemple, elle n’hérite que d’une demi-part alors que l’homme a une part… — Écoute, Nabou, il ne faut pas confondre l’islam et les musulmans. L’important, c’est d’avoir un comportement correct et humain. Celui qui maltraite une femme n’a pas besoin du prétexte de la religion pour le faire. Mais je sais que certains justifient leurs mauvaises actions en se référant à l’islam. Ils ont tort. Tout ce que je peux te dire, c’est que je te promets de t’aimer et de t’offrir ce que j’ai de meilleur. Quant à l’héritage, l’inégalité est réelle, elle date de l’époque où la femme ne travaillait pas. » Nabou rétorqua : « Et Khadija ? Mohammad n’était-il pas à son service avant de l’épouser ? » Amir sourit : « Tu es bien renseignée, on dirait. » Émue, Nabou posa son index sur la bouche de son homme et ils se laissèrent aller ensemble à des rêveries romantiques. Amir heureux, comblé par cette femme si jeune, si intelligente, si belle, se fit la réflexion qu’il n’avait pas connu ce sentiment avec Lalla Fatma. Leur mariage s’était déroulé selon les règles de la tradition. Ils ne s’étaient pas choisis et, malgré cela, ils devaient s’aimer, c’est-à-dire faire ce que la famille attendait d’eux : des enfants. Amir n’avait pas dérogé à cette règle, son épouse était tombée enceinte au premier trimestre de leur union. Y avait-il de l’amour entre eux ? On ne se posait pas la question. Les apparences étaient sauves. Le commerce d’Amir se portait bien et Lalla Fatma régnait en maîtresse incontestée sur la maison et sur l’éducation des enfants. On ne ratait aucune fête, aucune invitation familiale. La tradition était parfaitement respectée. Rien ne devait contrevenir à cette organisation, établie depuis des siècles. Dans cette ville de Fès, renfermée sur elle-même, creuset de la civilisation arabo-andalouse, on ne plaisantait pas avec les convenances. Amir était le mari de Lalla Fatma. Lalla Fatma était sa femme. Ce lien ne souffrait aucune discussion. La preuve, ils ne s’étaient jamais disputés. Était-ce de l’amour pour autant, cette harmonie tranquille, cette répétition du même jusqu’à la mort ? Personne ne se serait permis de déranger cet ordre ancestral. Quant à l’amour, on le regardait dans les films égyptiens dégoulinants de clichés. Pour la première fois, Amir pensa qu’il y avait peut-être une autre manière de vivre, il s’aperçut que les sentiments qu’il éprouvait à l’égard de Lalla Fatma étaient très différents de ceux qu’il ressentait dans les bras de Nabou. Sa vie lui sembla tout à coup bouleversée. Il décida de ne pas freiner ses élans et sa passion. Amir amoureux ! Ses amis du Diwane se seraient moqués de lui s’il leur avait parlé de cette sensation, qu’il éprouvait pour la première fois. Il n’avait jamais dit « je t’aime » à aucune femme, ni offert des fleurs ou exprimé ses sentiments. Ainsi le voulait son éducation, stricte. On n’exhibait pas ses faiblesses devant une femme. Être amoureux était considéré comme une faiblesse, une sorte d’anomalie. Le temps passait, Amir se sentait le cœur toujours aussi léger auprès de Nabou. Mais il commençait à négliger ses affaires. Ce fut les commerçants qui vinrent lui rappeler que la marchandise n’était pas à portée de main et qu’il fallait leur passer commandes pour qu’ils puissent la faire venir du Cameroun, et parfois d’Inde. Il les remercia de s’être dérangés et leur dit : « Faites comme d’habitude : cumin, coriandre, gingembre, curcuma, piment, ras el-hanout avec ses mouches, du poivre, cannelle, clou de girofle, cardamome, surtout pas de curry, les Fassis détestent cette épice, et si vous trouvez du safran, mettez-le de côté, je l’emporterai avec moi dans une boîte hermétiquement fermée… Les quantités, vous les connaissez, je vous fais confiance ! » Nabou lui fit remarquer avec tendresse qu’il serait plus prudent qu’il continue à s’occuper lui-même de ses commandes. Elle n’avait pas confiance en ces gens-là, disait que trop de bonté était interprété comme une marque de faiblesse et qu’ils risquaient de vouloir l’arnaquer. Une discussion s’engagea entre eux. Elle lui dit qu’il avait tort de ne pas se méfier de ces commerçants et que c’était de la naïveté de croire que les Africains étaient tous bons et honnêtes : « Ils sont comme tout le monde ; parmi eux il y a certes des gens corrects, mais il y aussi pas mal de malhonnêtes ; vous avez intérêt à vérifier la marchandise quand elle vous sera livrée. » Amir reçut cette leçon comme une preuve d’amour. Il attira Nabou vers lui et l’embrassa en lui disant : « Merci, merci, Nabou, pour cette attention ! » Après quelques jours passés dans l’intimité, Amir fit venir son fils et le présenta à Nabou. Tous deux semblèrent intimidés. La maison qu’Amir avait fait construire était suffisamment grande pour que Karim reste avec eux. Karim n’eut qu’une réaction. Il ouvrit grand les bras et dit : « Bienvenue… da… dans la famille ! » Quelques jours plus tard, lorsque son mari temporaire lui proposa de l’emmener à l’île de Gorée où il devait voir un fournisseur et rendre visite à un grand sage, elle refusa de le suivre. C’était la première fois qu’elle osait désobéir à son homme. Il la regarda avec tendresse et comprit qu’elle ne se sentait pas bien. Il posa la main sur son épaule nue et lui demanda de se confier à lui. Après un moment de silence, elle éclata en sanglots : « Si je vous suis, la mort me prendra ; j’en suis si sûre que je n’en dors pas. Mes ancêtres ne cessent de me répéter de ne pas aller à Gorée, car l’âme de mon arrière-grand-père est prisonnière de cette île, dans un puits où il a été jeté par des marchands d’esclaves. Je ne peux la libérer qu’en restant près de mon arbre. Je dois parler, parler jusqu’au moment où je sentirai son âme, sauvée, s’envoler vers le ciel. Tant que je n’obtiendrai pas cette justice, mon arrière-grand-père souffrira encore et toujours. » Amir n’insista pas, lui demanda de l’attendre. Il se dit qu’elle n’avait pas encore compris l’esprit de la religion musulmane, mais il respecta ses craintes et sa volonté de libérer l’âme d’un ancêtre. Karim, qui avait assisté à la scène, fut fasciné par la force de conviction de Nabou. Il découvrit en même temps un univers de croyances bien éloigné du sien. Avec son fils, Amir partit pour Gorée. En arrivant sur l’île où son père devait le présenter à Hadj Mabrouk, vieux sage guérisseur, Karim fut d’abord impressionné par la luxuriance de la végétation. Il ignorait la plupart des noms des plantes qui l’entouraient. Amir lui montra toute une rangée de bougainvillées qui étaient aussi belles que celles que l’on trouvait à la sortie de Fès. Quant aux palmiers, ils étaient moins hauts que ceux de Marrakech mais plus denses. Les baobabs, qu’il avait pu découvrir à Dakar même, avaient là une présence particulière. Leurs troncs si larges et massifs, leurs branches formant une chevelure fine au-dessus d’une tête immense donnaient à certains de ces arbres l’aspect de statues sculptées par la nature. Amir lui dit : « Ce sont des arbres plusieurs fois centenaires, considérés par les Africains comme des arbres magiques, des objets de sainteté qui conservent la mémoire des anciens. Pour certains, c’est l’arbre de la vie, pour d’autres, c’est l’objet de toutes les origines, là où réside la clé de tous les mystères. » Il était émerveillé. Il demanda à son père pourquoi les Marocains ne se sentaient pas africains et ne croyaient pas en cette magie. Amir lui apprit que cette île, qui était passée des mains des Hollandais à celles des Français et aussi des Anglais, était le lieu de passage des esclaves vers l’Amérique. Certains venaient de Saint-Louis du Sénégal, d’autres du Ghana. Il restait encore quelques traces de cette tragédie, que le visiteur pouvait deviner. Karim ne comprenait pas pourquoi on faisait du mal à des innocents. Amir tentait de le rassurer et lui disait qu’en bon musulman, il condamnait l’esclavage. « Tu sais, un vieux sage disait qu’il faut rendre grâce à Dieu d’avoir inventé le cheval, sinon, les Blancs auraient utilisé les Noirs comme monture. L’homme a de tout temps aimé humilier les autres, surtout les pauvres, les gens de couleur, les gens sans défense. C’est ainsi. L’esclavage a été une horreur et ça continue dans certains pays, pas de manière officielle, mais déguisée. Les Marocains ne se sentent pas africains parce qu’ils ont la peau blanche. — Pour être afri… africains, il faut… il faut la peau noire ? — Non, nous sommes toi et moi, toute notre famille, des Africains. — Co… Comme Na… Nabou ? — Oui, presque, mon fils ! » Hadj Mabrouk les reçut en récitant des prières et en faisant brûler de l’encens du paradis dans un petit chandelier argenté. Il prit dans ses bras Karim, le serra contre lui, puis après quelques prières silencieuses, il déclara : « Cet enfant est un don de Dieu, une lumière. Vous avez de la chance de l’avoir. Il est le sens de la vie et la grâce de l’amour. J’ai rarement rencontré une telle pureté dans un esprit et dans un corps. Cet enfant n’est pas un handicapé. Je sais, il lui est difficile de s’exprimer, et il aura toujours du mal à se faire comprendre par la parole, mais il possède plus que les mots, il a un cœur immense, bon, et il voit mieux que quiconque. Oui, Karim voit avec ses yeux mais aussi avec son cœur. Il ne fera jamais de mal. Mais vous devrez prendre soin de lui, le protéger, ne pas laisser de mauvaises personnes s’approcher de lui. De toute façon, il les reconnaîtra avant vous. Faites-lui confiance. Il ne fera pas de grandes études, mais mieux que cela, il sera l’homme de la belle et suprême bonté. Son savoir, il l’a reçu à la naissance. Dieu le lui a offert car il n’est pas armé pour tout apprendre comme les autres enfants. Chez nous, ces enfants sont recherchés, car nous les considérons comme des messagers de Dieu. Ce sont les autres qui sont mis à l’épreuve : vous les parents ainsi que tous ceux qui vivent auprès de lui. Confiez-moi Karim aujourd’hui. Vous serez tranquille pendant vos rendez-vous, et j’aimerais beaucoup discuter un peu avec lui de la vie et de tous les mystères de l’univers. Revenez ce soir. Je vous attendrai. » Le soir, Amir retrouva son fils, vêtu d’une belle gandoura qu’une des filles du sage, Shadé, lui avait offerte. Il était heureux et semblait apaisé. Il avait copieusement mangé et ne put retenir un rot, suivi par « Hamdoullah » comme pour s’excuser. Durant cette journée, il avait énormément appris, mais il avait aussi beaucoup apporté au vieil homme. Son sourire était merveilleux. Amir remercia de nouveau Dieu de lui avoir donné cet enfant, qu’il surnommait d’ailleurs parfois « mon ange ». Avant de partir, Karim embrassa le sage et, avec ses mots hésitants, déclara sa flamme à Shadé. Intimidée, elle baissa les yeux en riant. Puis elle le prit par la main et, dans un endroit plus dissimulé de la pièce, le serra contre elle, très tendrement. Karim, ému par la poitrine ferme de la jeune fille qu’il sentait contre la sienne, perdit le contrôle et éjacula sous sa gandoura. Honteux, il ne savait plus où se mettre ni comment dissimuler la tache du sperme assez visible. Son père fit mine de n’avoir rien vu, passa son bras sur son épaule et ils s’éloignèrent discrètement. Après avoir passé deux jours à Gorée, ils rentrèrent à Dakar. Dans la barque qu’ils prirent au retour, une vieille femme édentée, assise en face d’eux, mâchouillait un bâton de réglisse. De temps en temps, elle crachait par terre sans se soucier de ce que les gens pouvaient penser. Karim, qui la regardait depuis un moment avec insistance, s’approcha d’elle. Elle dit à son père : « Cachez cet ange, sa lumière m’éblouit ! » Nabou les attendait. Ils la trouvèrent bien pâle. Elle souffrait de douleurs dans le dos car elle avait passé beaucoup de temps au pied de son baobab. Elle ne l’avait pas quitté avant d’être certaine que l’âme de son arrièregrand-père avait enfin été libérée. Mais en échange elle devait quitter sa ville, partir loin, peut-être suivre son homme. Les ancêtres lui avaient ordonné de disparaître car les traces des négriers étaient encore perceptibles et assez malfaisantes. Leurs âmes corrompues par le mal n’avaient pas quitté définitivement l’Afrique. Mais Nabou était enfin en paix avec ellemême, persuadée que les ancêtres avaient permis le pardon de ses errances infidèles. Elle avait confié à son arbre combien elle regrettait les relations qu’elle avait eues avec d’autres hommes en l’absence d’Amir. C’est qu’elle était alors persuadée qu’il ne reviendrait plus. Elle avait entendu parler de ces hommes de Fès qui profitaient des femmes noires le temps de leur séjour pour affaires puis partaient sans jamais revenir ni envoyer le moindre sou à celles qui leur avaient donné tant de plaisir. Certaines avaient développé un racisme contre les Blancs en général. Elles disaient : « Le blanc est la couleur de la lâcheté. » Nabou ne voulait pas s’imposer à Amir mais elle aurait bien aimé qu’il lui propose de le suivre à Fès. Son regard était très expressif et Amir avait appris à y lire ce qu’elle ne disait pas. Pour la première fois, Nabou remarquait combien ses sentiments pour lui étaient forts. Dès qu’elle l’apercevait, elle sentait les battements de son cœur s’accélérer. Mais aucun d’entre eux ne mettait de mots sur cet amour. Lui aussi pour la première fois se sentait submergé par un sentiment qui allait bien au-delà du mariage de plaisir. Cette fois-ci les choses avaient pris un tournant qu’il n’avait pas prévu ni vu venir. Un homme de sa génération et de sa classe sociale, la bourgeoisie fassie, ne s’était jamais avoué amoureux. Il avait lu des histoires d’amour et pensait que cela n’arrivait que dans les livres, pas dans la vie – du moins pas dans la sienne. Il se sentait tel un héros épris de sa belle et se surprenait en train de composer des poèmes pour Nabou. Il tremblait en écrivant, sentait son corps plus léger, comme transporté par une musique venue de loin, ce qui l’enchantait et le rendait plus fou d’amour encore pour Nabou. Nabou n’avait quasiment plus aucun lien avec sa famille. Son père était mort pour la France durant la dernière guerre. Sa mère, débordée, avait dû élever seule ses nombreux enfants, nés de pères différents. Comme elle avait une belle voix, elle chantait dans les mariages, mais cela ne suffisait pas pour nourrir tout le monde. Seul Abdou, un demi-frère du côté de son père, vivait encore à Dakar. Il avait six enfants et n’avait pas les moyens de venir en aide à sa demi-sœur qu’il voyait très rarement. C’était un mécanicien qui réparait des camions et des tracteurs. La vie de Nabou dépendait à présent d’Amir. Elle avait trop d’amourpropre pour demander de l’aide à son homme. Elle savait qu’il était bon et généreux et comptait sur son intelligence et sur son intuition. Elle avait entendu ce que certaines femmes racontaient dans le hammam à propos de ce qu’enduraient celles qui avaient suivi des commerçants fassis. Elles parlaient d’esclavage sexuel, d’humiliations, de mépris. Elle avait du mal à imaginer Amir se conduire de la sorte avec elle. Amir était un homme pieux et apparemment sans préjugés. Elle avait confiance en lui, même si elle ne l’avait jamais interrogé sur sa vie à Fès. Elle savait qu’il était marié et qu’il avait quatre enfants, Karim étant son dernier. Les ancêtres l’avaient mise en garde contre les hommes en général, et les Blancs en particulier, contre leur rapacité, leur hypocrisie, leur arrogance. Mais jamais elle n’eut l’impression qu’ils lui parlaient d’Amir. Elle ne lui connaissait pas ces défauts. Il n’était pas parfait, mais Nabou croyait en ses intuitions. Elle l’aurait suivi les yeux fermés jusqu’au bout du monde. Elle l’aimait. Elle avait parfois des moments de doute. Elle n’arrivait pas à imaginer ce que serait sa vie si Amir lui proposait de venir vivre avec lui à Fès. Elle était partagée entre ce qu’on disait dans le hammam et l’attitude impeccable d’Amir. Elle préféra ne plus rien imaginer et se laissait porter par le moment présent. De son côté, Amir envisagea un temps l’idée de rester à Dakar. Il y trouverait vite une occupation car il avait le sens du commerce. Mais il pensa tout de suite qu’il lui était impossible d’abandonner sa famille, sa mauvaise conscience l’empêcherait de dormir. Il ne voyait qu’une solution : emmener Nabou avec lui, même si cela ne manquerait pas de provoquer de nombreux problèmes et perturbations dans sa vie à Fès. Les épouses blanches savaient pertinemment que leurs hommes contractaient des mariages de plaisir le temps de leur séjour en Afrique. Elles fermaient les yeux, ne posaient pas de questions, préféraient cela à la fréquentation des prostituées et au risque d’attraper une maladie vénérienne, mais cette tolérance avait des limites. Amir allait déranger cet ordre et dépasser ces limites. La nuit venue, Amir demanda à Karim de faire ses ablutions et de prier avec lui. Après un moment de recueillement, il se confia à son fils : « J’ai l’intention d’emmener avec moi Nabou. Je ne peux pas la laisser là toute seule. Elle aurait besoin de sortir de ce quartier et de vivre. Ça lui fera du bien de changer d’air, et puis, pour être franc avec toi, même si ce sont là des sujets qu’un père n’aborde pas avec son fils, je suis très attaché à elle. » Karim ne regardait jamais son père dans les yeux. Il l’écouta et ne dit rien. Mais il était fier que son père se confie ainsi à lui. Il murmura à peine : « Oui, père. » Après un long silence, il osa poser la question qui le tourmentait en bégayant : « Tu vas l’é… l’é… l’épouser ? Ma… ma… ri… ri… age ? — Peut-être, mon fils… Elle est déjà un peu ma femme. Je suis un musulman et je ne me permettrai jamais de faire du mal à quelqu’un et de l’obliger à vivre en dehors des lois. Nabou a été généreuse avec moi et c’est tout à fait normal que je le sois à mon tour avec elle. Elle a besoin d’être protégée, soignée, bien traitée… — Et maman… ? — Nous sommes musulmans et en tant qu’homme juste et droit, je peux épouser jusqu’à quatre femmes. Ta mère comprendra cela ; son propre père avait deux femmes ; elles se disputaient tout le temps, mais il les a gardées jusqu’à sa mort. — Oui, mais elles étaient blanches… — Cela ne les a pas empêchées de s’étriper tout le temps. Ta maman est une dame sage et bonne, elle sera compréhensive. En tout cas je compte sur toi pour faire admettre Nabou dans la famille. — Oui, père ! J’essaierai. » Karim passa une nuit agitée, pensant à la tâche que venait de lui confier son père. Réussirait-il à éviter à la famille le désordre et les disputes, lui qui détestait les conflits ? Serait-il capable de convaincre sa mère d’accepter la nouvelle situation ? Il avait des doutes, se posait de nombreuses questions. Il aurait aimé avoir le talent d’un bon orateur et préparer un discours pour calmer les tensions prévisibles. Mais il sentait que ses inquiétudes accentuaient encore son handicap. Il aimait bien Nabou mais il savait que les choses n’allaient pas se passer facilement. Il se souvint de l’oncle de sa mère, qui avait ramené du Ghana deux esclaves noires, deux « Dada ». Elles avaient été très mal traitées, même les animaux ne connaissaient pas le calvaire qu’elles avaient enduré dans sa grande maison où non seulement elles devaient subir les humiliations des femmes blanches, mais où elles avaient été affamées, non soignées, insultées et frappées. Domestiques sans salaire, bonnes à tout faire, corvéables à merci, abandonnées par le commerçant fassi qui ne disait mot, elles savaient qu’un jour elles se révolteraient et se vengeraient de tant de racisme et d’exploitation. Elles s’étaient liguées contre l’épouse blanche, à laquelle elles vouaient une haine féroce, et lui avaient jeté un sort, qui s’était avéré sans efficacité. Enfant, il en avait souvent entendu parler. Il avait été témoin de nombreuses disputes. L’oncle était faible et ne défendait pas les « Dada ». Un jour, la femme blanche a planté un couteau de cuisine dans l’épaule de l’une d’elles. Mal soignée, elle avait beaucoup souffert et s’était laissée mourir. À partir de cet événement, il y avait eu moins de tension, mais l’oncle était embarrassé. Il avait dû vendre l’autre « Dada », un jeudi, place des esclaves, près du quartier Achabine. Avec l’argent il était parti avec la femme blanche faire le pèlerinage à La Mecque, espérant ainsi laver ses péchés et se faire pardonner pour le mal qu’il avait fait ou avait laissé faire par son épouse fassie. Malgré leur repentir autour du tombeau du prophète à Médine, malgré leurs prières et l’invocation du pardon de Dieu, ils n’avaient trouvé la paix nulle part. Le fantôme de la femme noire planait la nuit sur la vieille maison. Plus rien n’allait. Persuadée qu’elle subissait une malédiction venue de l’Afrique lointaine, l’épouse blanche perdit le sommeil puis la raison. Le mari avait eu beau prier, faire venir les lecteurs du Coran pour des soirées de psalmodies, il n’y avait rien eu à faire. Tout le mal causé aux deux malheureuses s’était, comme dans un conte des Mille et Une Nuits, retourné contre la famille. Les enfants désertèrent la maison, le père fit faillite et la mère fut recueillie par son oncle maternel, qui avait fait fortune dans la glaise avec laquelle on fabrique le rassoul. Ainsi la cellule familiale fut détruite, et tout fut éparpillé. Les sages utilisaient l’expression « dispersion », ils disaient : « C’est la pire des choses, que tout soit brisé et jeté partout ; la famille est sacrée, il faut tout faire pour la protéger, rien ne doit la casser, rien ne doit être fait qui aurait pour effet d’éloigner les uns des autres, une famille est une cellule qui donne et perpétue la vie, si elle est frappée par le malheur de la dispersion, c’est la fin ! » Karim avait peur d’un tel scénario même si Nabou lui avait paru d’une réelle bonté. Il avait du mal à imaginer les réactions de sa mère. Béni par elle, il ne la contrariait jamais, lui obéissait et ne se posait pas trop de questions. La tradition ne permettait pas les conflits ouverts, ni l’affrontement. Chacun était à sa place et on ne cherchait pas à disséquer la psychologie des uns et des autres. Karim, en son for intérieur, se jura de défendre Nabou et sa mère, de tout faire pour que la famille reste unie et forte. Il savait que c’était au sein de sa famille qu’il ferait le plus de progrès et qu’il lutterait le plus efficacement contre son handicap. Il tenait à cette sécurité. Enfin décidé, Amir proposa à Nabou un matin de venir vivre à Fès avec lui. Elle fit mine d’hésiter un instant puis lui répondit émue qu’elle acceptait de le suivre et se précipita dans ses bras. Avant de partir, elle voulait rendre visite à son frère. Comme elle n’avait pas envie d’arriver les mains vides, Nabou demanda exceptionnellement un peu d’argent à Amir, et au lieu d’acheter de la nourriture ou des jouets pour les enfants, elle préféra mettre les billets dans un mouchoir qu’elle glissa dans la poche de son frère. Celui-ci se montra compréhensif : « Tu pars avec le Fassi, fais attention à toi. Ces gens ne nous aiment pas, il vaut mieux le savoir et prendre tes précautions. Quand ils sont ici, ils montrent leurs bons côtés. Une fois dans leur pays, tout change. Tant de témoignages ont été rapportés par des voyageurs… Là-bas, tu seras une double esclave : la nuit, il fera de toi sa femme de plaisir, la journée, tu seras l’esclave, la domestique, celle vouée aux tâches les plus pénibles. Tout le monde sait cela. Alors fais attention. Je serai toujours là, si tu décidais un jour de revenir chez toi. Un autre conseil, ma petite sœur, je sais que tu te débrouilles bien, que tu as été tôt indépendante, mais si tu peux lui prendre de l’argent et le mettre de côté, n’hésite pas. Car tôt ou tard, la femme blanche voudra avoir sa revanche et profitera d’une faiblesse de son mari pour te mettre dehors. Elle ne va pas te faire de cadeau. C’est normal, pour elle, tu es un danger, le danger principal. Tu es jeune, belle et intelligente. Alors fais gaffe ! Je ne te dirai jamais assez combien il faut te méfier des Blancs ! » Nabou défendit Amir en citant ses qualités. « Il va m’épouser et il me fera de beaux enfants. Je ne voudrais pas partir sans avoir ta bénédiction, puisque tu es l’aîné et que je te considère comme notre père. » Il la prit dans ses bras, lui baisa la tête et lui dit : « Tu sais, je n’ai pas fait de grandes études, mais je sais une chose : la vie m’a appris un truc simple, on se plaint du racisme des Blancs contre nous… C’est vrai, ils sont racistes, colonialistes, arrogants et humiliants. Mais, sache une chose, nous ne les aimons pas non plus. Nous sommes aussi racistes, c’est normal, on ne va pas leur baiser les pieds… Sauf que nous, nous n’avons pas les moyens d’aller les coloniser. Va, ne nous oublie pas. » Ce fut l’unique fois où Nabou se demanda : « Est-ce qu’Amir est sincère, est-il réellement amoureux ? » Mais elle décida de faire confiance à son instinct, à sa force intérieure et aussi à son homme qu’elle n’imaginait pas en esclavagiste. Elle était amoureuse et, pour elle, c’était le principal. Son frère n’était pas prêt à entendre ce genre d’argument. Nabou n’avait pas de carte d’identité. Amir fit rédiger par un scribe, moyennant une jolie somme d’argent, un document qui servirait de passeport : Présumée née en 1936, l’année de la grosse pluie… La date du départ approchant, Amir commençait à sentir un peu d’inquiétude chez Nabou. Il voulut la rassurer, mais Karim le devança. Il lui parla avec des mots qu’il prononçait difficilement, mais elle comprit le message : « Ne t’en fais pas, il ne t’arrivera rien de mauvais. Je serai toujours là pour te protéger. Mon père est un homme bon, il a des sentiments forts pour toi. Au début ça risque d’être compliqué, mais sois patiente. Je serai là. » En parlant, il désignait ses muscles, ce qui la fit rire. Elle sentit qu’elle pouvait compter sur sa protection, ou tout du moins sur son affection. Elle ne dit rien. Une larme coula sur sa joue. Elle serra dans ses bras Karim qui lui aussi pleurait d’émotion. Souvent, sa sensibilité extrême le faisait pleurer et rire en même temps. Il gonfla ses biceps et lui dit : « Monte là-dessus, monte prendre un café ! » Leurs éclats de rire remplirent Amir de joie. Le soir, accompagnée de Karim, Nabou fit le tour du quartier. Elle s’arrêta devant certaines portes ou certaines boutiques. D’un signe de la main, elle semblait dire au revoir, et continuait sa tournée tout en expliquant à Karim ce qui allait lui manquer : « Tu vois, j’aime cette petite église, elle est simple et modeste. Il m’est souvent arrivé d’y entrer et d’y passer du temps. Je prie, même si je ne suis pas chrétienne. J’aime son silence et sa fraîcheur. Ici, c’est le coiffeur qui m’avait donné une table et une chaise quand j’étais écrivaine publique. Malheureusement il n’est pas là aujourd’hui, on m’a dit qu’il était malade. Je prie pour lui. Là, c’est un banc où je retrouvais des cousines. » En arrivant à la place principale en dehors du centre, elle lui montra le baobab en disant : « Là, réside l’âme des anciens, ceux qui nous montrent le chemin de la vérité, ceux qui nous donnent la lumière qui guide nos pas. » Karim, ému, caressa le tronc et poussa un cri de joie. Après un moment où Nabou se confia en silence à l’arbre, ils repartirent sans se dire un mot. Chapitre 3 La caravane partit tôt le matin. La marchandise suivrait, plus tard, dans un convoi beaucoup plus important. Amir avait dit au caravanier qu’il voulait que le voyage soit agréable et distrayant. Celui-ci avait donc prévu des étapes fréquentes, durant lesquelles on montait des tentes et on prenait le dîner autour du feu. Karim observait les étoiles et chantait, assez mal. Malgré les attentes de Nabou, Amir s’abstenait, et partageait la tente de son fils. Le voyage jusqu’à Zagora dura une bonne semaine. Au cours du trajet, le caravanier les invita à manger chez lui. Il avait une petite maison en pisé, en bas d’une montagne, à quelques dunes de la route. Ce fut un beau moment de joie. Karim emmena les enfants sur la hauteur la plus proche et, comme ils ne parlaient pas la même langue, il leur expliqua avec le langage des signes le mariage de la lune et du soleil. De ses doigts, il mimait l’éclat de la lumière. Les étoiles étaient le résultat de cette union. L’épouse du caravanier était une métisse assez forte, de mère mauritanienne et de père touareg. Elle était vêtue de bleu. Elle confia à Nabou, qu’elle trouvait trop maigre, son secret pour avoir des hanches plus généreuses afin de retenir son homme. Elle lui conseilla un régime alimentaire : du fenouil grec tous les matins, du miel pur, du mil mélangé à d’autres substances qu’elle désignait sans les nommer. Nabou lui répondit que son homme l’aimait telle qu’elle était et qu’elle n’avait pas besoin de prendre des kilos supplémentaires. La femme la mit en garde car, selon elle, tous les hommes préféraient les femmes bien en chair. Elle ne la contredit pas et l’interrogea sur sa vie et sur ses enfants. L’épouse du caravanier lui apprit que les garçons allaient à l’école, à une demi-heure de marche de la maison ; quant aux filles, elle les préparerait au mariage dès leur puberté, en veillant à leur donner une alimentation plus riche. Nabou connaissait ces traditions et ne se permit pas de les critiquer, disant juste que son oncle l’avait sauvée en l’inscrivant à l’école française. À son départ, on lui offrit un sac de fenouil grec. Le lendemain, durant le voyage, le caravanier expliqua à Amir combien les Mauritaniens détestaient les Sénégalais : « Vous comprenez, nous, nous sommes des Blancs, des Arabes comme vous. Eux, ce sont des esclaves. Dès qu’ils voient un Européen, ils plient l’échine. » Amir lui répondit que c’était du racisme et que Dieu avait créé les hommes différents pour qu’ils se rencontrent et se connaissent. Il cita ensuite le verset en question, mais il ne parvint pas à convaincre le caravanier. Zagora, un drôle de nom. Amir, Karim et Nabou découvrirent à leur arrivée une ville plate et ses habitants, dont on leur avait dit qu’ils se nourrissaient de dattes, des gens très gentils, paisibles, humains. Aucun hôtel mais une grande maison où un brave homme louait des chambres et surtout fournissait le bois pour l’eau de l’unique hammam de la ville. Après cette semaine de voyage, Amir et Karim en rêvaient, mais il leur fallait attendre le lendemain matin car l’après-midi était réservé aux femmes. Nabou était heureuse de pouvoir s’y rendre, mais la concierge de l’établissement, assise dans un fauteuil aussi fatigué qu’elle, lui lança un tel regard qu’elle se sentit aussitôt très mal à l’aise. Pourtant la bonne femme avait la peau assez brune, peut-être même noire. Quand Nabou se déshabilla, toutes les femmes la scrutèrent comme si elle était un animal qu’on exhibait dans un cirque. Svelte, grande, fine, des seins comme des fruits bien durs, une allure de princesse, sa grâce et sa désinvolture provoquèrent chez ces femmes un sentiment mêlé de fascination et d’exaspération. Elles se demandaient d’où pouvait sortir une telle créature, qui l’avait amenée jusqu’ici, ce qu’elle venait y faire… Nabou fit sa toilette, prit tout son temps et ne prononça pas un mot. Une grosse femme noire l’approcha et lui proposa un massage. Elle accepta et se laissa faire durant une heure au moins. À la sortie du hammam, elle était aussi noire qu’en y entrant, toujours aussi belle et magnifique. Karim était là pour la raccompagner à la maison. Amir l’attendait, après une légère toilette et ses ablutions. Pendant que le couple se retrouvait, Karim sortit se promener dans la ville. Il aimait découvrir les lieux de nuit. Il ne craignait rien, se savait en sécurité, peut-être comme disait sa mère « protégé par quelque saint ». Mais Zagora le soir était déserte. Pas un chat. Pas un café. Rien. Juste la lumière de la lune qui donnait aux choses un aspect étrange, celui des images qu’on se fabrique en rêvant. L’asphalte et les murs étaient argentés. L’air fluide et frais donna un peu d’allégresse à ce visiteur de la nuit, heureux de cette escapade sans but, sans raison. Il marchait lentement, se retournait de temps en temps pour voir si quelqu’un le suivait. Personne. Pas un bruit. Pas une ombre. Tant de solitude et d’espace vide le mirent dans un état second. Il se frotta les yeux. Lui apparut alors un homme petit de taille, qui vint vers lui et lui tendit une main pleine de dattes : « Je suis le ramasseur de dattes le plus rapide, le plus efficace. Je grimpe le palmier en quelques secondes et ma petite taille m’aide à m’accrocher aux branches les plus solides. » Karim écoutait, acquiesçant de la tête. Il mangea quelques dattes que le petit homme lui offrit et lui posa une question (sa parole était totalement libérée) : « Où sont les habitants ? — Ils dorment paisiblement. Moi, je suis le gardien de leur sommeil, pourvoyeur de rêves aussi. Je passe devant les maisons et dès que je sens ou j’entends un certain bruit, j’interviens. C’est une ville où les cauchemars ne sont pas les bienvenus. Mon rôle est de les faire fuir, je les envoie à Ouarzazate, la ville des marchands et des bandits, haut lieu de la magouille et de l’hypocrisie. » Karim, étonné, lui demanda : « Pourquoi cette ville ? — Parce que les gens d’Ouarzazate méprisent les gens de Zagora. Je le sais parce que lorsqu’il m’arrive d’y aller, je n’ai que des ennuis. L’administration est tenue par de mauvais Français et des indigènes qui sont à leur botte. Ils demandent tout le temps du bakchich. Moi, je refuse. Je veux bien leur donner des dattes, mais ils ne les aiment pas, ils disent qu’elles sont amères. Les imbéciles ! — Mais comment intervenez-vous pour chasser les cauchemars ? — Il suffit de réveiller le dormeur. C’est aussi simple. Je vous laisse, je sens une petite perturbation côté nord-est. Adieu. » L’homme disparut. Karim était persuadé qu’il s’était endormi et qu’il avait rêvé. Mais comment expliquer les dattes qu’il était en train de déguster ? Karim continua sa promenade. Il tomba nez à nez avec un chat noir qui le regarda fixement. Il fit mine de le chasser, le chat miaula doucement, se frotta contre sa jambe puis se mit à parler. Là, Karim prit peur. Qu’un homme qui faisait la cueillette des dattes lui ait raconté des histoires étranges, il était prêt à l’accepter. Mais qu’un chat noir fût doué de parole, cela l’inquiéta sérieusement. Le chat s’adressa à lui : « Je ne suis pas un de ces djinns qui sortent la nuit pour faire peur aux enfants. Je suis un chat qui a été élevé dans le palais du pacha Zaoui à Marrakech. Un jour, pour me punir, il m’a exilé à Zagora, et c’est dans cette ville que j’ai découvert que je pouvais parler comme vous les humains. » Karim, curieux, ne put s’empêcher de répondre : « Et que me racontes-tu ? — Oh, si je devais me mettre à te raconter des histoires, la nuit ne nous suffirait pas. D’après vos calculs à vous les humains, j’ai cent cinq ans, je suis increvable. Je dois avouer que j’en ai assez de cette vie d’errance dans une ville abandonnée, délaissée, où plus rien d’intéressant ne survient. Pas de fête, pas de mariage. Dès que toi et ton père êtes entrés à Zagora, l’alerte s’est déclenchée. Rien de grave, mais c’est un événement. Le désert avance. Les dunes sont de plus en plus proches des habitations. Un jour, nous serons ensevelis par le sable. Avant de nous quitter, dis à ton père de prier pour nous. » Karim lui demanda de lui confier la raison de son exil par le pacha Zaoui. Le chat poussa un long soupir puis dit : « Tu n’aurais pas une cigarette, une blonde de préférence, c’est ce qui m’aide à supporter ma condition et à oublier mon calvaire. » Karim lui dit qu’il n’avait que des dattes. « Je déteste les dattes. Je préfère la nourriture salée. Bon, ça ira, voici l’histoire, c’est une affaire compliquée : j’ai été témoin d’un incident que je n’aurais pas dû voir. Le pacha aimait beaucoup les jeunes filles. La tradition voulait que lui soit présentée, la veille de chaque fête, une fille venue d’une des tribus sur lesquelles il régnait, une fille vierge bien sûr. Juste avant le Mouloud, il reçut une jeune fille d’une beauté ambiguë. Grande, mince, svelte, elle avait une peau magnifique. Enveloppée dans un immense burnous, elle se présenta peu avant minuit. Or c’était le moment où tout changeait en elle. — Qu’est-ce que tu entends par là ? — Cette personne avait l’apparence d’une jeune femme, avec une longue et épaisse chevelure noire, mais en réalité c’était un garçon habillé en fille. Quand le pacha l’a déshabillé, il a poussé un petit cri, puis il l’a attiré vers lui. Moi, j’ai tout vu : le jeune homme avait un petit sexe, il s’est mis sur le ventre et le pacha s’apprêtait à le prendre, mais il s’est aperçu de ma présence. Non seulement il m’a roué de coups mais il a demandé à ses sbires de me jeter à la fosse aux serpents. J’ai échappé à la mort, j’ai couru, j’ai sauté sans me retourner, bref, au bout de quelques heures je me suis retrouvé sur une route déserte et j’ai continué jusqu’au jour où un touriste anglais a eu pitié de moi et m’a emmené avec lui dans sa charrette. Évidemment je ne connaissais pas sa langue, mais je voyais qu’il m’aimait bien. J’ai beaucoup maigri. Une fois à Zagora, il est tombé malade et il est mort lentement. Je l’ai veillé, en dormant sur son ventre, jusqu’à l’arrivée de gens importants. Ils m’ont chassé à coups de pied. J’ai eu très mal et je me suis mis à miauler, crier, mais ce furent des paroles qui sortirent de ma bouche. J’en fus moi-même stupéfait. Depuis je parle, je discute, et la mort ne veut pas de moi. » Karim tendit les bras pour le prendre, mais le chat fit un grand saut et disparut dans la nuit. La lune était pleine et dans cette lumière les choses les plus étranges commençaient à paraître normales. Karim était content de cette rencontre. Il poursuivit sa promenade en se demandant ce qu’il allait voir surgir cette fois-ci. Personne ne sortit de derrière les murs. Il s’arrêta devant un palmier et décida de dormir là. Il faisait bon et doux, comme dans son enfance. Une gazelle, probablement égarée, s’approcha de lui. Il lui caressa le cou. Elle baissa la tête puis s’étendit à ses côtés. Quelques instants après, arriva un berger, le visage froissé. Il boitait et menaça la gazelle et Karim de son bâton. Dès qu’elle le vit, celle-ci se mit à courir et lui derrière elle, fou furieux. Karim se dit : « De quoi la suite sera-t-elle faite ? », et là, dans un tonnerre, une voix lui répondit : « Tu vas compter les étoiles jusqu’au matin, si tu te trompes, tu seras englouti par le sable ! » Effrayé, il se leva et se mit à presser le pas comme si quelqu’un le suivait. Il n’osait plus regarder le ciel et se mit à compter ses pas. Épuisé, il s’arrêta sous un palmier qui ne donnait plus de dattes et finit par s’endormir. Le matin, un soleil fort et le bruit de quelques chevaux le réveillèrent. Il crut reconnaître le berger contrarié, se leva pour s’enfuir. Il croisa un porteur d’eau qui lui tendit un bol en terre rempli d’une eau particulièrement fraîche. Il chercha la maison où il avait laissé son père et Nabou. « Quelle maison ? lui répondirent les gens qu’il interrogea. Ici, il n’y a qu’une seule grande maison, elle appartenait au pacha de Mhamid, il y est mort et enterré, et personne n’ose plus y entrer. Elle est hantée par des djinns méchants et malfaisants. Espérons que ce n’est pas là que tes parents ont voulu passer la nuit. — Pourquoi ? — Les djinns ont le pouvoir de les transformer en serpents ou en chèvres. — Ce n’est pas possible, mon père est cou… cousin du du pro… prophète ; il peut pas… serpent… » Il demanda qu’on le conduise à cette maison de malheur. « Marche une demi-heure. Tu verras une première colline. Dépasse-la, puis une deuxième sur laquelle tu monteras et là, tu verras une bâtisse grise, en assez mauvais état : c’est là. Les portes sont fermées à double tour. Si tu frappes, personne ne viendra t’ouvrir. Il faudra attendre la nuit noire pour que les occupants te répondent. Bonne chance. Fais attention ; ne crois pas tout ce que tu vois. » Il ne pouvait pas attendre la nuit. Il partit à la recherche de la caravane qui les avait amenés jusqu’ici. Quelqu’un avait bien vu un seigneur et une femme noire. Mais ils avaient quitté la ville. Il se mit à courir, en direction de la route d’Ouarzazate. Un paysan le prit sur sa charrette tirée par deux chevaux vifs. Ainsi il parvint à rattraper la caravane et son père, fou d’inquiétude. Amir voulut offrir quelques pièces d’argent au paysan qui les refusa : « Pas d’argent ! Juste votre salut et votre bénédiction, Hadj ! » Le père était pâle, n’avait pas dormi. Quant à Nabou, elle s’était assoupie. Il raconta à Karim leur nuit faite de cauchemars et de bruits terrifiants. Quelqu’un leur avait ordonné de quitter cette maison et de rejoindre un enfant qui courait sur la route d’Ouarzazate. Karim renonça à parler de ce qui lui était arrivé. Au moment où le soleil atteignit son zénith, le caravanier descendit sur le flanc de la montagne, vers une petite oasis. Ils mangèrent du pain trempé dans de l’huile d’olive. Nabou se tenait un peu à l’écart. Elle pensait que le père et le fils avaient sûrement besoin de se parler. Karim, toujours sous le choc de la nuit qu’il venait de passer, évoqua des djinns, un chat éloquent et quelques ombres. Un mot revenait sans cesse : « violent ». Pour le calmer, son père lui sourit en lui passant la main sur le front : « Dans la maison étrange où nous étions, c’est un serpent qui est venu nous parler. Il paraît que c’est un domestique qui a été piqué par une bête inconnue et qui, depuis, se transforme en serpent la nuit. Il nous disait : “J’ai l’apparence d’un serpent, mais je suis Doukkali, le gardien de la maison. N’ayez pas peur, je ne mords pas et je ne fais aucun mal ; je dois juste faire peur et vous impressionner. Mais dès le lever du jour, je reprends ma forme humaine, et là, je deviens méchant, très méchant. Un conseil, partez avant l’arrivée de la lumière, et faites comme moi, soyez méchants, seule la méchanceté, le mal profond gagnent dans cette vie de fou !” » Karim demanda comment Nabou avait réagi. « Elle est plus habituée que nous à ce genre de choses. Rien ne l’étonne. Elle a une force intérieure impressionnante. Je ne m’en fais pas pour elle. Je suis certain qu’une fois à la maison, elle saura s’adapter et même séduire ta mère. Elle est très intelligente. Elle a eu la chance d’aller à l’école et d’avoir appris d’autres langues que celle de son pays. — Et Mamouche ? — Ta mère, comme toutes les femmes de sa génération, n’a pas été à l’école. — Et toi ? — Moi ? Seuls les garçons étaient envoyés à l’école. J’ai eu la chance d’avoir été admis à “L’école des fils de notables”. Le matin on apprenait le français, l’après-midi, l’arabe. » Karim répétait le mot « violent ». Il était moins confiant que son père et redoutait le choc entre Nabou et sa mère. Il se demanda pourquoi le serpent avait fait l’éloge de la méchanceté. Pourquoi le mal aurait-il été préférable au bien ? Son père comprit son étonnement et lui exposa une théorie qu’il avait éprouvée dans la vie : « Les gens méchants vivent plus longtemps que les autres, simplement parce que rien ne les affecte. Leur égoïsme et leur insensibilité les préservent. Leur corps est résistant, car ils ne connaissent ni la déception ni les contrariétés. Ils font le mal et ne craignent rien en retour. Leur force vient de leur indifférence, de leur inhumanité. Pas de bonté, pas de pitié, pas de gentillesse. Méfiants, ils anticipent et agissent avant que l’autre n’ait le temps de les atteindre. Évidemment ce sont des gens qui cultivent l’apparence d’êtres civilisés, mais il ne faut pas s’y fier. Souvent ils meurent dans leur sommeil, très âgés. La méchanceté maintient en bonne santé, comme si les virus, les maladies évitaient leur chair inhospitalière. Voilà pourquoi, selon moi, l’homme serpent nous a conseillé d’être méchants. Mais ni toi, non, surtout pas toi, ni moi, ni Nabou, ne sommes capables de méchanceté. Tant pis, ce n’est pas grave, la vie est plus belle avec nos failles et nos faiblesses. » La caravane reprit la route lorsque les rayons du soleil devinrent plus supportables. Ouarzazate, à l’époque, ressemblait à une grande bourgade avec quelques rares maisons et un petit hôtel de voyageurs. Quand ils arrivèrent, ils distinguèrent au loin des lumières qui scintillaient et ils entendirent de la musique. La ville accueillait une foire et un cirque. C’était la grande attraction de toute la région. Les gens se déplaçaient des villages voisins pour y assister. Tout autour, des tentes avaient été dressées. Amir en loua une. Le spectacle commença. Une musique stridente fendit l’air. Des nains entrèrent sur scène en faisant des culbutes. Un animateur habillé en soldat américain annonça l’arrivée de Lalla Khenata, « la plus séduisante, la plus belle, la plus merveilleuse des danseuses du Sud ! ». Après un roulement de tambour, une femme à la chevelure longue et blonde apparut : elle se retourna, et, lorsqu’elle fit face au public, on découvrit le visage d’un homme avec une barbe de quelques jours et une grosse moustache. Il portait sur sa chemise un caftan plein de paillettes aux couleurs vives. La voix rauque et l’allure féminine donnaient une drôle d’impression. Amir connaissait cette foire qui faisait le tour du pays. Il expliqua à son fils et à Nabou ce déguisement : « Une femme qui se respecte ne se produit pas sur scène, en public, alors on fait appel à des hommes. Ils savent danser et chanter comme une femme, malgré leur voix grave et masculine. C’est étrange, mais personne n’est dupe. Il y en a même qui préfèrent ça à de vraies femmes. » Karim avait du mal à comprendre. Il lui arrivait de temps en temps de décrocher et de ne plus assimiler ce qu’on lui disait. La fatigue et les événements inexplicables de la nuit l’avaient épuisé. Sa parole devenait plus hésitante : il avait besoin de repos et de calme. Mais malgré cela, il était curieux de voir ce spectacle. Quand son père lui proposa de rentrer sous la tente, il refusa. Un animateur vendait des billets de loterie en criant : « Terrrrbahh ; terrrrbahh ! » (gagnant), des singes se disputaient quelques bananes sur la scène, les spectateurs applaudissaient, tout allait bien, c’était la fête et le désert était loin. Karim retrouva son âme d’enfant. Il se tordait de rire. Il était heureux. Son père lui acheta un billet de loterie. C’était le numéro magique 777. Il était sûr de gagner. La roue tourna puis elle s’arrêta au 555. Il s’était trompé de superstition. Il dit : « Pas rave », oubliant de prononcer le « g ». Avec tout ce bruit et cette agitation, difficile ensuite de trouver le sommeil. Nabou n’eut pourtant aucun problème pour s’endormir. Amir demanda à son fils, qui préférait passer la nuit à la belle étoile, de ne pas trop s’éloigner de leur tente. Karim croisa une naine qui s’approcha de lui en bougeant ses petits seins, puis lui adressa un clin d’œil assez grossier. Cela le fit rire et la naine poussa un cri d’effroi. Elle partit en courant. La nuit fut courte. Le caravanier les réveilla assez tôt. Il fallait profiter de l’air frais du petit matin pour faire de la route. Au moment de quitter Ouarzazate, Amir rencontra Ghazouani, un commerçant de Fès assez dynamique dont le magasin était juste en face du sien dans le quartier du Diwane. Il lui sembla préoccupé. Comme Amir l’interrogeait, il lui apprit que des troubles se préparaient dans le pays, une sorte de soulèvement contre les Français. Des rumeurs circulaient partout à propos d’un groupe de nationalistes qui réclamaient l’indépendance du Maroc et le départ des Français. Ce riche commerçant s’inquiétait des perturbations qui se profilaient à l’horizon. Il le dit tout net : « Les manifestations, c’est la mort de notre commerce. Tu te rends compte, des hordes de gens qui crient contre les chrétiens, ça nous oblige à fermer boutique. Je pars en Guinée mais je ne sais pas si, à mon retour, je retrouverai mon magasin tel que je l’ai laissé. Il y a des nationalistes mais il y a aussi des pillards, des voyous venus des campagnes… » Pendant qu’il parlait, ses yeux se posèrent sur Nabou. Il fit un clin d’œil à Amir et lui dit : « Fais attention, ils vont te la prendre ! » Amir ne lui répondit pas mais une angoisse l’envahit : et si Nabou me quittait ? Elle pourrait suivre un homme plus riche, plus puissant, une fois que je l’aurai sortie de sa situation plus que précaire… Il eut un pincement au cœur, puis un échange de regard avec Nabou suffit pour chasser aussitôt cette éventualité. Plus tard, avant de s’endormir, il se demanda : Est-elle amoureuse de moi ? Il se reprit et pensa : Je ne me suis jamais posé ce genre de question avec Lalla Fatma. Il pensa à son cousin, Hafid, rebelle et anarchiste qui disait qu’il fallait profiter de l’exil de la famille royale pour en finir avec l’ère de la monarchie qui ruinait le pays ! Il était bien le seul à tenir ce discours. Il le savait et répétait à l’envi que les Marocains avaient là une occasion en or pour mettre sur pied un système démocratique à la suédoise, mais qu’ils étaient frileux, qu’ils manquaient d’audace et d’imagination. Amir avait plusieurs fois essayé de le raisonner, mais en vain. C’était, comme il disait, « une tête brûlée, un fou qui allait avoir des problèmes et en créer à toute la famille ». En homme prudent, Amir cultivait ses sentiments nationalistes. Déjà en 1930, lorsque l’administration française avait lancé le « décret berbère » (Dahir berbère) qui prévoyait une législation différente de celle en cours pour les Arabes, Amir avait suivi son père à la tête d’une grande manifestation où on répétait le même slogan : « Nous sommes tous musulmans, nous sommes tous marocains. » La France voulait soustraire les tribus berbères, premiers habitants du pays, à l’influence arabe et donc musulmane. Elle avait prévu des écoles francoberbères, une juridiction privilégiant les coutumes de ces tribus, espérant ainsi diviser le Maroc qui était à l’époque à majorité berbère. Amir se souvenait bien de cette mobilisation qui avait fait reculer la France coloniale. Il lui semblait tout à fait naturel de réclamer à son tour l’indépendance de son pays. En 1947, il avait fait le voyage jusqu’à Tanger pour assister au discours du roi Mohammed V qui exigeait officiellement l’indépendance de son pays. Il avait adhéré au parti de l’Istiqlal et versait régulièrement sa cotisation. Son voisin, Ghazouani, égoïste et avare, se souciait peu de l’indépendance : ce qui l’intéressait principalement, c’était de faire de l’argent et d’aller de temps en temps au bordel de M. Prosper qu’on appelait « Bousbil ». L’arrivée à Marrakech fut éprouvante. Des gendarmes et des soldats arrêtaient les charrettes et les camions pour les inspecter. Jamais Amir n’avait vécu une telle humiliation. Il comprit alors que le Maroc allait entrer dans une zone de tempêtes. Le caravanier les déposa sur la place Jemaa el-Fna, à la gare routière. Ils devaient attendre plusieurs heures avant de monter dans un autocar dont la plaque d’immatriculation était encore française. Un Berbère l’avait acheté à une société lyonnaise qui l’utilisait pour des touristes. En attendant, Amir emmena Nabou et Karim visiter la superbe mosquée la Koutoubia qui, leur apprit-il, avait une sœur jumelle à Séville appelée la Giralda. Pour s’y rendre, ils prirent une calèche. Karim se plaça à côté du conducteur et lui parla de leur voyage. Il se confiait facilement aux gens, mais il ne se trompait jamais : il savait à qui se fier et qui ignorer. Son père, pendant ce temps, expliquait à Nabou la structure de la ville et l’importance du pacha El Glaoui qui régnait en maître absolu sur Marrakech et sur une grande partie du Haouz. Grâce à un bon pourboire, Amir et Nabou purent s’installer dans les sièges avant de l’autocar. Karim choisit de s’asseoir au fond. Il aimait bien de temps à autre se retirer dans sa bulle. Il avait une grande capacité à s’extraire du monde et à partir ainsi dans des rêveries dont il avait le secret. Son père savait qu’on ne devait pas le déranger quand il s’isolait. Le chauffeur avertissait les voyageurs en criant : « Marrakech Casa, Marrakech Casa, départ dans une heure, car rapide, une seule journée pour arriver à Casa, dépêchez-vous, il reste quelques places… » De la fenêtre, Nabou observait l’immense place Jemaa el-Fna : des musiciens, des danseurs, des acrobates, des voyantes, des charmeurs de serpents, un montreur de singe qui fume des cigarettes, un vendeur d’eau, des femmes à bicyclette, des mendiants, des vendeurs de brochettes et même quelques conteurs noirs en tenue traditionnelle. Le chauffeur et le graisseur avaient la tête sous le capot du moteur. Mauvais signe. Amir redoutait ce qui arrivait souvent : la panne. Au bout d’un certain temps, le graisseur informa les voyageurs que le car ne partirait pas avant le lendemain matin, car il manquait, pour réparer la panne, une pièce que seul Hmida le Borgne, le fameux forgeron, ancien boucher, était capable de fabriquer. Un garçon partit le chercher chez lui. Il habitait dans la médina et l’après-midi, il le consacrait à la sieste avec sa deuxième épouse. Il ne fallait surtout pas le déranger. Hmida aimait se faire désirer et laissait attendre les clients. Il disait avoir été mécanicien dans l’armée française où il avait appris à démonter et remonter entièrement le moteur d’un véhicule. Il aurait perdu un œil lors de manœuvres dans l’Atlas. Sa passion se partageait entre les femmes et son deuxième métier. Comme forgeron, il travaillait peu, mais comme mécanicien, il était souvent débordé. Le garçon le pria de se dépêcher. De mauvaise humeur, il se résolut à le suivre tout en insultant le fabricant de ce car qui tombait sans cesse en panne. Sur le chemin, il s’arrêta devant la boutique de son fils qui vendait de la viande pour brochettes. Il lui rappela qu’ils avaient rendezvous avec le caïd pour une autorisation d’agrandissement. Il lui dit : « N’oublie pas de lui envoyer le mouton que j’ai égorgé hier, pas de cadeau, pas d’autorisation ! » Amir se mit à la recherche d’un hôtel tout près. Il n’eut pas à chercher longtemps puisqu’il n’en existait qu’un seul, situé aux alentours de la place et portant le nom mirobolant de « Hôtel de la Jouissance ». Une autre façon de dire « hôtel de passe ». Karim était parti sur la place et allait probablement passer la nuit dans ce monde interlope et mystérieux. On soupçonnait le concierge de l’hôtel de trafiquer le moteur des autocars pour afficher « complet ». Impressionné par l’allure d’Amir que suivait la jeune femme noire, il décida de lui donner la meilleure chambre, celle où il y avait moins de puces grâce au Fly-Tox dont l’odeur très forte et désagréable imprégnait la pièce. Malgré cela il restait des mouches, et là, disait le concierge, il n’y avait rien à faire, elles étaient plus malignes, plus intelligentes que les saloperies de puces qui se nourrissaient du sang des clients. Les mouches venaient de la campagne, ça se voyait, elles étaient grosses, noires, moches, gourmandes et particulièrement tenaces. Elles contaminaient les petites mouches de ville, minces et silencieuses. Le lit ressemblait à un hamac. Il était creusé comme s’il y avait eu un trou au milieu. Nabou décida de dormir par terre, laissant le matelas à son homme. Dans la chambre mitoyenne, un couple s’agitait beaucoup et la femme criait. C’étaient des cris de plaisir. Cela les fit sourire. Nabou n’était pas à l’aise et essaya de faire comprendre à Amir qu’elle n’avait pas envie de faire l’amour dans cette chambre. Elle lui dit : « J’ai l’habitude de dormir à même le sol ; ce n’est pas dramatique. C’est vous qui avez apporté du confort dans ma vie. Mais à n’importe quel moment, je peux revenir à ma condition antérieure. C’est la première leçon que nous donnent les ancêtres. — Oui, je sais, mais il faudra aussi te préparer à composer avec Lalla Fatma, ma première épouse. C’est une personne qui a beaucoup de classe et de qualités, mais il n’en reste pas moins que c’est une femme qui exprimera sans détour son désaccord et sa jalousie. — Bien sûr, je m’y attends. Mais ne vous en faites pas. » Alors que Nabou s’endormit tout de suite, Amir était en proie à des réflexions qui le tourmentaient. C’était un homme inquiet de nature. Il vivait dans l’anticipation de ce qui pouvait arriver, et souvent il en souffrait. Il était faible et il le savait. Il tentait de prévoir comment les choses allaient se passer. Ainsi il se projetait au moment de leur arrivée à la maison, imaginait la réaction des voisins, des gens de la famille et, enfin, l’attitude de Lalla Fatma. Il mettait d’un côté ceux qui allaient le désavouer en toute hypocrisie, de l’autre ceux qui ne diraient rien. Il voyait tout à fait comment réagirait son oncle, celui qui s’était mal comporté avec les deux femmes noires. Il ne redoutait pas son jugement, mais il n’avait aucune envie de débattre avec lui de ses choix de vie. Il se figurait aussi la réaction de Saadia, la sœur de Lalla Fatma, vieille fille aigrie et jalouse qui se consacrait à la prière et à la médisance. Elle disait du mal de tout le monde, même des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était chez elle un plaisir particulier de décortiquer les défauts des uns et des autres. Elle finissait souvent en implorant Allah et son Messager de punir ces gens indignes de la religion musulmane. Il craignait aussi qu’un de ses enfants, trop attaché à sa mère, ne lui manque de respect. Mais c’était peu probable. Il imaginait des scènes où tout le monde se mettrait à crier, ou bien à chasser Nabou à coups de bâton. Il se voyait, s’interposant entre son épouse et Nabou, la protégeant de l’agressivité générale. Lorsque les femmes noires venaient en tant qu’esclaves pour trimer sans protester, les épouses blanches les toléraient – même si elles savaient qu’elles servaient aussi à calmer les ardeurs sexuelles de leurs maris. Mais Nabou n’était pas une esclave. C’était une femme dont Amir était tombé amoureux et qu’il tenait à faire admettre dans le cercle familial. Ni esclave ni domestique, mais une dame, belle et digne, méritant le respect et la considération. Il se disait cela et ensuite poussait des soupirs sachant que la réalité serait sans pitié pour cette femme et pour cet amour. Il avait décidé d’installer Nabou dans une sorte de studio, une dépendance de la maison qu’on appelait massrya. C’était le lieu où son père se retirait quand il avait besoin de calme pour lire des manuscrits précieux. La massrya était idéale pour cela. Il y avait un petit bureau, un lit et quelques gros coussins. Ce lieu serait parfait pour Nabou, le temps qu’il prépare son épouse à sa venue. Il se disait : Elle ne sera pas jalouse de sa beauté, puisque pour elle, il n’y a de beauté que blanche. Mais elle ne supportera pas de voir combien je suis attiré par cette jeune femme, que je traiterai avec les mêmes égards qu’elle, voilà, c’est là le nœud du problème. Il visualisait les scènes une à une et était persuadé que les choses ne se passeraient pas simplement. Il ne pouvait pas trop compter sur Karim qui, malgré sa bonté naturelle, était incapable de contrarier sa mère. Il se disait : D’abord les cadeaux, ensuite le repos, et après quelques jours, l’entrée en scène de Nabou, la belle, la sublime Nabou. Tôt le matin, le concierge frappa à leur porte. L’autocar avait été réparé. Hmida le Borgne était en train de prendre son petit déjeuner sur la place. Il mangeait une tête de mouton à la vapeur et sirotait des verres de thé à la menthe très sucré. Karim les attendait à l’entrée de l’hôtel. Il prit le sac de Nabou et ils se dirigèrent vers la station. Le chauffeur avait mauvaise mine. Le graisseur avait passé la nuit aux côtés de Hmida pour l’assister. Le moteur tournait en faisant un bruit qui ressemblait au cri d’une chamelle ou de quelque animal qu’on aurait blessé. Un voyageur crut que le moteur informait les gens sur la destination : MrrakkecheeCaza ! L’autocar fit marche arrière. On entendit les hurlements d’un vendeur de poules. Deux coqs s’étaient échappés. Le voisin de Karim sur la rangée de gauche avait acheté trois poulets dont l’un avait soif et n’allait pas tarder à crever. Juste derrière, un soldat quelque peu éméché fumait des cigarettes « Troupe » qui dégageaient une odeur d’huile brûlée. Nabou mit un voile sur sa tête et s’endormit. Amir avait pris son chapelet et l’égrenait d’un geste automatique en pensant à tout autre chose. Il sentit monter en lui une envie très forte de faire l’amour avec Nabou. Évidemment ce n’était ni le lieu ni le moment, mais il n’arrivait pas à calmer ses pulsions, d’autant plus qu’elle avait posé sa tête sur son épaule et que ses seins touchaient son bras. Il chassa de son esprit Satan qui le harcelait et se mit à réciter mentalement une sourate du Coran. L’invocation de quelques versets eut sur lui un effet radical : plus de désir irrépressible, plus d’excitation, et surtout plus d’érection intempestive dans cet autocar où on étouffait à cause de la chaleur et de la fumée de cigarettes des soldats en permission. L’autocar roulait lentement et s’arrêtait souvent. Le graisseur ouvrait le capot régulièrement pour refroidir le moteur. Des mendiants en profitaient pour monter à bord du car et se lamenter sur leur sort. Amir faisait toujours l’aumône. C’était le devoir de tout bon musulman. Le soldat n’était pas le seul à fumer. Avec la chaleur, l’air devenait irrespirable. Ce voyage était un calvaire surtout pour Amir et Karim, moins habitués que Nabou aux températures élevées. Les citadins supportaient mal les odeurs des paysans. Ils voyaient en eux des gens primitifs, sales, sans gêne, et quelque peu archaïques. Les habitants de Fès considéraient qu’ils étaient les gardiens de la culture et de la civilisation, que les autres Marocains n’étaient pas aussi raffinés qu’eux. C’était une forme de racisme, un rejet des gens venus d’ailleurs et de leurs façons qu’ils jugeaient grossières, de leurs vêtements qui sentaient la terre et la merde des vaches. L’épreuve du transport collectif provoquait chez Amir et ses semblables un malaise qu’il n’osait pas extérioriser. De toute façon, il savait qu’il ne servirait à rien de protester parce que son voisin ne s’était pas lavé ou parce qu’un autre lui envoyait de la fumée dans les yeux. Il avait toujours entendu son père opposer Fès, « la ville des villes », à tout le reste du Maroc. Repliés sur eux-mêmes, forts de leurs traditions, ils ne quittaient la vieille ville que pour aller à La Mecque ou pour certains d’entre eux pour leur voyage d’affaires au Sénégal. Le reste du temps, ils cultivaient tranquillement leurs petits jardins tournant le dos au reste du pays. Les campagnards ne les aimaient pas non plus. Souvent leurs femmes ou leurs filles travaillaient comme domestiques dans les familles. Cela ressemblait à de l’esclavage mais ne choquait personne. De temps à autre surgissait un drame, une révolte contre les mauvais traitements. Le maître de maison intervenait et tout rentrait dans l’ordre. Mais chacun avait en tête l’affaire tragique de la famille Kohen, des juifs andalous convertis à l’islam au moment de l’Inquisition. Mme Kohen avait été égorgée dans son sommeil par une de ses domestiques. Le mari était en voyage d’affaires. La meurtrière s’était rendue à la police, elle avait été rapidement jugée et condamnée à perpétuité. Depuis, les maîtres verrouillaient leur chambre avant de s’endormir. L’autocar s’arrêta devant un boucher qui vendait des brochettes. D’une main il chassait les mouches, de l’autre il s’occupait du feu. Un nuage de fumée couvrait son visage mais pas sa voix qui hurlait : « Viande fraîche de chameau ! Délicieuse viande hachée ! » Karim fut chargé d’apporter à Amir et à Nabou les pains fourrés d’une viande trop épicée. Ils mangèrent avec appétit. Ils burent de grands verres de thé à la menthe. Ce fut presque un festin, mais quelques heures plus tard, l’estomac d’Amir, trop délicat, renvoyait tout ce qu’il avait mangé. Le chauffeur arrêta le car, on fit descendre Amir et on le laissa vomir le temps qu’il fallait. Nabou, qui n’avait eu aucun problème de digestion, s’en amusa discrètement. Le car repartit. Amir était pâle, il posa sa tête sur l’épaule de Nabou et s’endormit comme un enfant fatigué. Nabou regardait le paysage par la fenêtre. Elle laissait les souvenirs de son adolescence l’emporter. À cette époque, son père, originaire de Casamance, la choyait à chacune de ses permissions. Il lui disait de ne pas porter attention aux moqueries dont les gens de cette partie du Sénégal étaient victimes. Il l’aimait beaucoup et lui conseillait de se méfier de la rapacité des hommes. Ce fut lui qui l’initia à la confession sous le baobab et lui parla un peu de l’islam, tout en la mettant en garde contre les musulmans arabes qui, disait-il, « n’avaient aucun respect de la femme ». Nabou avait sa propre conception de la spiritualité et surtout n’avait pas peur de la mort. Son père savait qu’il allait mourir. Il lui dit un jour : « Le capitaine envoie toujours les Noirs au front. Nous sommes des chairs à canon. Mais si je devais mourir, ce sera la volonté de Dieu et des ancêtres. » Quant à sa mère, délaissée par ce mari qui passait plus de temps dans l’armée qu’à la maison, elle lui disait : « Je ne m’en fais pas pour toi ; avec ton corps si bien sculpté, avec tes yeux en amande et ton intelligence, tu auras l’homme que tu voudras, il suffira d’un regard, un clin d’œil, il viendra comme un agneau se mettre sous ta jupe. Mais fais quand même attention, les hommes sont lâches et rapaces ; ne leur donne pas tout du premier coup ; apprends à les faire attendre, sois maligne et ne viens jamais pleurer chez moi. » Les choses étaient claires. Nabou vivait la plupart du temps chez sa tante maternelle qui n’avait pas d’enfants. Son mari était l’instituteur du village. Nabou était tout le temps à l’école : elle aimait dessiner et écrire des histoires, elle lisait tout ce que son oncle lui conseillait. Elle avait à peine seize ans quand elle tomba amoureuse de cet homme, gentil et attentionné. Elle était fascinée par sa générosité et par ses grandes mains très fines. Un jour, involontairement, elle le vit en train de se laver. Il était nu. Il pensait être seul, sa femme, couturière, était sortie. Nabou ne put s’empêcher de regarder ce corps svelte, grand, mince. Ses yeux se fixèrent sur son pénis et elle se surprit à saliver. Elle sentit naître en elle un désir étrange accompagné d’un liquide chaud qui coulait le long des jambes. Elle déposa ses mains sur son pubis et se caressa. Elle ne savait pas ce qui lui arrivait. Elle prit alors l’habitude, toutes les nuits avant de s’endormir, de calmer son désir en se caressant lentement et méthodiquement, repassant les images de cet homme nu qui l’avait tant excitée. La couturière comprit que la petite n’était pas innocente. Elle la fit parler et découvrit qu’elle désirait son oncle. Elle lui expliqua qu’une telle attirance pour un homme si proche n’était pas permise, que son oncle, c’était comme son père même s’il n’était pas de la même famille. Nabou baissa les yeux, écouta tout en pleurant. Elle décida de repartir vivre chez sa mère, mais les choses se passèrent très mal. Un des maris de passage voulut coucher avec elle dès qu’il la vit. Elle prit la fuite et dans la rue, tout près de l’école, elle tomba dans les bras de l’oncle interdit. Il n’était pas dupe, lui demanda de le suivre. Il ouvrit la porte de l’école, et ce fut dans son bureau qu’il la dépucela. Elle fut effrayée par le sang et pleura. L’oncle la rassura en essuyant ses cuisses tout en l’embrassant doucement. En se levant, elle eut un peu de mal à marcher. Il lui dit de rester là pour se reposer, lui apporta une limonade et la laissa seule. Ce devait être leur secret. Durant plus d’une année, ils se retrouvèrent dans cette salle et firent l’amour sur des nattes sans confort. Nabou changea d’allure et d’attitude, ce qui n’échappa point à sa tante. Un jour, elle se leva avec une idée fixe : « Et si Nabou lui donnait un enfant, je serais foutue ! Il faut détruire cette relation. » Elle n’avait aucun moyen de pression sur son mari. À la moindre dispute, il s’en irait. Il y avait beaucoup plus de femmes que d’hommes. Elle se confia au sorcier aveugle qui lui dit qu’il ne pouvait rien pour elle. Par miracle, Nabou ne tomba pas enceinte. Un jour, alors qu’elle accompagnait sa tante au marché aux tissus, Nabou tomba nez à nez avec un étranger, un musulman tout habillé de blanc. Il s’adressa à elle comme si elle était une enfant égarée dans un labyrinthe : « Mais d’où tu sors, d’où tu viens ? Tu m’as l’air d’être perdue, tu aurais besoin d’un maître pour s’occuper de toi ; tant de beauté ne devrait pas rester sans protecteur. » La tante qui écoutait Amir était trop contente pour ne pas l’encourager à suivre cet homme. C’était l’occasion de l’éloigner de son mari : « Je ne suis pas sa mère, je suis sa tante, mais elle est comme ma fille. Elle a besoin de s’émanciper. Elle n’a plus de père et sa mère, chanteuse dans les mariages, n’arrive pas à joindre les deux bouts. » Nabou ne parlait pas, mais au fond d’elle-même considérait la situation avec intérêt. Elle était moins amoureuse de l’oncle et il était temps pour elle de tenter une nouvelle aventure. L’étranger lui dit : « J’aimerais bien entendre le son de ta voix. — Oui, mon seigneur ! — Où tu as appris à parler ainsi ? Chez Molière ? — Oui, mon oncle est le directeur de l’école. C’est lui qui m’a tant appris. — Je ne voudrais pas te distraire de tes études. Il faut les poursuivre, mais cela ne me dérangerait pas. » La tante intervint comme si elle était sa propre mère : « Quelles sont vos intentions, Monsieur ? — Bonnes ! Très honnêtes ! » Ce fut ainsi que quelques jours plus tard Amir épousa pour une période déterminée de cinquante-huit jours Nabou, qui approchait les dix-huit ans. Des hommes de religion avaient leur officine à l’entrée de la seule mosquée du quartier. Ils rédigèrent un contrat en mentionnant le montant de la dot, la nature des cadeaux et la durée du mariage. Ils vérifièrent si la jeune femme était consentante, lui firent apposer sa signature en bas du papier, à côté de la signature d’Amir. Les deux hommes le félicitèrent pour son premier « mariage de plaisir ». Nabou et son « mari » repartirent en se tenant par la main comme s’ils s’étaient connus bien avant. Amir l’installa d’abord dans une petite maison équipée et ils vécurent là maritalement en attendant d’avoir leur propre foyer. Les premiers jours, ils eurent du mal à trouver un équilibre. Elle ne se donnait pas entièrement à lui, le laissait la caresser mais ne participait pas aux ébats. Il était gentil avec elle, un peu maladroit mais il avait de la patience. Puis un soir, elle prit les choses en main et ce fut un éclat de joie et de lumière qui rendit fou Amir. Il ne pensait pas qu’une femme pouvait lui donner autant de plaisir. Il découvrit les prouesses de ce corps qui s’enroulait autour de lui avec souplesse et grâce. Il se mettait à réciter des vers de poètes inconnus, peut-être étaient-ils de lui, délirait, bavait, baisait ses pieds, léchait ses orteils un par un, posait ensuite son visage entre ses cuisses et essayait d’attraper avec sa langue les lèvres, le clitoris, la toison, tout. Il devenait fou, criait de plaisir puis tombait de tout son poids sur ce corps frêle doué d’un érotisme infini. Nabou ne parlait pas, le laissait raconter ce qui lui passait par la tête. Elle se contentait de se donner à lui et de l’entendre délirer de plaisir. Son oncle l’avait parfaitement initiée. Elle avait appris comment satisfaire un homme et comment réussir à le retenir raide en elle. Elle avait des astuces, des techniques à peine perceptibles, mais qui avaient des effets spectaculaires. En son for intérieur, Amir se demandait s’il allait un jour repartir à Fès. Quand il se remémorait les moments intimes passés avec l’épouse blanche, il avait envie de rire et de pleurer en même temps. Pourquoi, se demandait- il, nos femmes blanches sont-elles si timorées, si inhibées, si maladroites, si timides ? Ah, je sais, on fait l’amour pour procréer et non pour jouir d’un corps jusqu’à la folie. Jusqu’à ce jour, il avait pensé que la sexualité était un exercice froid et passif : l’épouse se mettait sur le dos et écartait les cuisses, à charge pour lui de faire le reste. Une fois qu’il avait éjaculé, il se retirait, s’essuyait avec une petite serviette que lui tendait sa femme et s’endormait satisfait. Enfin c’était ce qu’il pensait. Depuis qu’il avait découvert ce volcan, il lui semblait très difficile de revenir au lit de sa femme légitime, mère de ses enfants. Settat était alors une bourgade sans grand intérêt. L’autocar devait y faire une longue halte pour reposer le moteur et permettre au chauffeur de dormir un peu. Il n’y avait personne à part quelques mendiants qui, alertés par l’arrivée de voyageurs, montèrent tendre la main alors qu’il faisait nuit. Tout le monde dormait. Certains ronflaient ou parlaient en dormant. Des rêves tourbillonnaient autour de leurs têtes. Il régnait dans ce véhicule une atmosphère étrange comme si les voyageurs avaient tous été anesthésiés. Karim retrouva les fantômes de Zagora qui s’étaient enveloppés dans d’immenses tissus bariolés. Ils dansaient comme des derviches tourneurs, lui demandaient de les rejoindre. En se levant, il se prit les pieds dans un filet de pêcheur et se retrouva au fond de la mer se débattant pour ne pas mourir noyé. Il poussa un cri et se réveilla. Il ne voulut pas se rendormir de peur de replonger dans ce cauchemar terrifiant. Karim faisait beaucoup de cauchemars. On ne savait pas si c’était lié à son handicap ou plutôt à son imagination sans limites. Son regard sur le monde extérieur était clair, sans le moindre nuage. Il voyait ce que d’autres ne remarquaient même pas. Le jour de sa circoncision, des femmes vinrent l’embrasser et lui donner des cadeaux. Il était très content malgré la douleur. Quand Houda s’approcha de lui, il fit semblant de dormir pour ne pas se laisser embrasser ni avoir à lui sourire. Sa mère, inquiète, lui demanda des explications. Il répondit en faisant un geste de la main qui signifiait « mauvaise », accompagné d’une grimace qui ne laissait aucun doute sur la méchanceté de cette femme. Sa mère fut très impressionnée : Houda était en effet une peste, mauvaise langue, envieuse, jeteuse de sort, alliée avec le diable. Karim avait compris tout cela sans jamais l’avoir vue auparavant. Un autre jour, un vendeur ambulant, un gitan, frappa à la porte. Il proposait des tissus qu’il prétendait importés de France. Lalla Fatma faillit se laisser piéger mais Karim arriva, palpa le tissu puis fit non de la tête, ajoutant « camelote Japon ». Depuis un afflux important de marchandises japonaises de mauvaise qualité, une rumeur assez tenace voulait que tout ce qui était laid soit japonais. Karim condamnait ainsi la marchandise du charlatan. Dans la famille on le considérait comme « le bon pain », « le cœur blanc », « le dépositaire du bien », « l’innocent ». Certains l’aimaient sincèrement, d’autres le mettaient à distance – le handicap, avait dit un jour son père, n’est pourtant pas contagieux. Peu importait cette méfiance. Karim était au-dessus de cela et se portait bien. Comme il avait un souffle au cœur, il voyait une fois par an le docteur Adrien qui travaillait dans la caserne de l’armée française en dehors de la vieille ville. Il était encore petit quand, un jour où il accompagnait sa mère au hammam, une vieille femme lui demanda de lui montrer la paume de sa main droite. Elle la scruta comme une voyante, puis la lâcha en disant : « Tant pis. » Lalla Fatma ne comprit pas sa réaction. La concierge, assise à l’entrée, lui expliqua que cette femme recherchait un enfant qui aurait une ligne droite au milieu de la paume de la main, car une croyance voulait que ce signe particulier désigne les seuls enfants capables de trouver un trésor caché. Une bande de voyous avait récemment tenté d’enlever un petit garçon qui était né avec ce signe pour le vendre à une tribu dans le Haut Atlas où on disait qu’il y avait des trésors de toutes sortes. Lalla Fatma eut des sueurs froides et prit Karim par la main en lui disant qu’il ne devait jamais montrer sa paume à quiconque. Il régnait sur Settat un air trouble et lourd. Le ciel n’avait pas une couleur naturelle. Il était tantôt blanc, tantôt gris. Karim avait pressenti avant tout le monde qu’il fallait partir. Le chauffeur, qu’il tentait de prévenir, ne comprit pas ce qu’il lui disait, fit un geste pour dire « plus tard », mais Karim était persuadé que ce lieu était habité par quelque chose de mauvais. En effet, une tempête de poussière se leva, accompagnée d’un vent très violent qui faillit emporter tout le monde sur son passage. Karim, terrorisé, se blottit dans les bras de son père et se mit à pleurer comme un enfant réveillé au milieu d’un cauchemar. Il était difficile de lever le camp. Le graisseur et le chauffeur, originaires de cette région, étaient partis dîner dans leur famille. Tous les voyageurs attendaient en espérant voir surgir de ces bourrasques grises celui qui devait les conduire jusqu’à Casa. Un voyageur dit : « Ce n’est plus le Mehdi attendu, mais le chauffeur attendu ! » Finalement, ils dormirent dans le car et tôt le matin les deux énergumènes apparurent fatigués et puant la bière. Quand l’autocar redémarra, les gens se mirent à applaudir comme s’ils venaient d’échapper à une catastrophe. Sur la route, des gendarmes arrêtèrent le véhicule pour contrôler des passagers. Ils dirent au chauffeur qu’ils recherchaient deux voyous qui auraient assassiné des Français à Meknès. Amir comprit qu’il s’agissait de militants nationalistes qui luttaient pour l’indépendance du Maroc. Il ne réagit pas, montra ses papiers ainsi que ceux de Karim et de Nabou. Les gendarmes la firent descendre et la fouillèrent. Elle se laissa faire sans dire un mot. Elle était la seule suspectée. Cela la fit enrager mais elle parvint à se contrôler. Il ne servirait à rien de protester, surtout qu’elle n’était plus dans son pays et que ses pièces d’identité n’étaient pas très réglementaires. Amir donna un billet au graisseur qui le mit dans la poche d’un des gendarmes. Nabou retourna à son siège. Après quelques palabres avec le chauffeur, les gendarmes laissèrent partir le car. Des voyageurs firent des commentaires à voix haute et certains entamèrent l’hymne de l’indépendance. Le chauffeur par solidarité ponctuait le chant de quelques coups de klaxon. Une bonne ambiance avait fini par s’installer dans cet autocar parti depuis longtemps de Marrakech et qui faisait enfin son entrée triomphale à Casablanca, où d’autres voyageurs attendaient pour partir à Fès, Taza et Oujda. La gare était sale et encombrée de marchandises. Il n’y avait même pas de banc pour attendre. Un café proposait quelques plats et diffusait une odeur d’huile qui aurait servi plusieurs fois. Les cars quittaient leur lieu de stationnement dans un nuage de fumée noire qui envahissait aussitôt tout l’espace. Des chats maigres et sales, un chien qui recevait de temps en temps un coup de pied. Des mendiants rôdaient par là. Il fallait prévoir une attente de plusieurs heures avant le départ du car Laghzaoui pour Fès. Amir ne pouvait pas passer par Casa sans rendre visite à Hadj Habib, son oncle maternel, qui avait quitté Fès avant la guerre et qui avait fait fortune dans le commerce de gros. Il l’aimait bien parce qu’il était un bon vivant, généreux et sans préjugés. Il était l’unique dans la famille à avoir défendu les deux femmes noires maltraitées par son frère et l’épouse blanche. Amir installa Nabou et Karim dans un café et se rendit à la grande kissaria où il y avait les magasins et hangars de l’oncle. Dès qu’il le vit, il s’exclama : « Toi, tu reviens d’Afrique ! Ça se voit, tu es heureux comme un enfant le jour de la fête Achoura. Comment va mon petit Karim ? Je l’aime et l’adore. » Quand il apprit qu’il était du voyage, il exigea que tout le monde se retrouvât chez lui à la maison, donna des ordres à ses aides pour aller les chercher et les installer. Hadj Habib était l’un des tout premiers Marocains à avoir acheté une Cadillac. Il l’avait commandée en Amérique et l’avait attendue six mois. C’était son jouet, sa fierté. De temps en temps, il la mettait à disposition des gens qu’il aimait. Il habitait une villa magnifique dans le quartier résidentiel Anfa. Tout y était impeccable. Amir était content de disposer enfin d’une grande salle de bains. Nabou aussi. Ils avaient besoin de se laver et d’oublier les désagréments du long voyage en car. Amir demanda où était le sens de La Mecque pour faire sa prière. Hadj Habib le lui indiqua. Après le dîner, ils discutèrent de la situation politique du pays. Habib aidait les nationalistes. Amir se posait des questions, car les manifestations fréquentes et les grèves mettaient en péril son commerce. Son oncle lui conseilla d’aider les nationalistes et de ne pas trop montrer de sympathie pour les Français. Le lendemain matin, Hadj Habib réveilla Karim, l’installa dans la Cadillac décapotable et l’emmena prendre un petit déjeuner sur la côte. Fou de joie, l’enfant se leva, cheveux au vent, et salua les passants comme s’il était le roi. Cela fit rire son oncle qui lui promit un cadeau. Karim adorait manger. Il ne savait pas se priver ou s’arrêter, mais comme il faisait beaucoup de sport, il ne grossissait pas. À leur retour, Hadj Habib s’arrêta devant une papeterie qui faisait aussi librairie et demanda à voir les machines à écrire. On ne proposait qu’un seul modèle, de marque italienne, Olivetti. Il l’acheta, prit en même temps des rames de papier. Sachant que Karim éprouvait des difficultés pour écrire à la main, il lui dit : « Comme ça, tu m’écriras une lettre par semaine. Mais auparavant, je vais t’envoyer quelqu’un pour t’apprendre à l’utiliser. » Karim était si content qu’il serra très fort Hadj Habib dans ses bras et lui dit : « Toi je t’aime ! » Après deux jours de festivités, Amir décida de prendre la route pour Fès. Pas question de reprendre l’autocar, connu pour tomber en panne quand ce n’était pas pour faire une chute dans des ravins, ni le train qui n’avait pas d’heure. Ils partiraient dans le camion de Hadj Habib qui devait faire des livraisons à Meknès et à Fès. Amir et Nabou s’installèrent devant, à côté du chauffeur. Karim et le graisseur arrangèrent à l’arrière une place confortable avec les pièces de tissu. Le garçon sortit sa machine et écrivit tout ce qui lui passait par la tête. Trop heureux de ce cadeau, Karim attendait avec impatience l’arrivée d’un instructeur pour apprendre à s’en servir de manière efficace. Le voyage fut un peu long à cause des nombreuses livraisons de marchandises. Ils déjeunèrent à Meknès. Il y avait beaucoup de soldats car le village d’El Hajeb, à quelques kilomètres de là, abritait une immense caserne et un bordel que le chauffeur et le graisseur connaissaient bien. Plus on s’approchait de Fès, plus Amir avait le cœur serré. Chapitre 4 Ce matin, l’air était doux. Un peu de fumée laissait des traces dans la blancheur de l’horizon. C’était le moment où les potiers et les boulangers allumaient les fours. Vue de loin, Fès ressemblait à un grand bol blanc couvrant d’autres bols. Fès subjuguait tous ceux qui la découvraient pour la première fois. Les toits et terrasses communiquaient entre eux et dessinaient en s’enchevêtrant une arabesque qui entraînait la rêverie des visiteurs venus des contrées les plus lointaines. Elle avait son odeur, sa fragrance propre, un effluve indéfinissable portant la mémoire de tous les parfums déversés sur son sol depuis l’an 808, date de sa fondation par Moulay Idriss Ier, descendant direct du prophète Mohammad. L’esprit de la ville s’étendait au-delà de ses frontières. Fès rayonnait et faisait entendre sa musique dans tout le pays. C’en était presque gênant pour les habitants des villes avoisinantes. Fès était le tombeau du Temps, la source enchantée de l’Esprit, le refuge des repentis et le divan des poètes qui tissaient de leurs vers les ruelles sombres et étroites. C’était aussi le centre du commerce, de l’échange, de l’arbitrage et de toutes les enchères pour l’or et la soie. Chaque chose était à sa place. C’était cela le secret de cette cité. Aux juifs, l’or, les fils d’or, les matelas remplis de laine brute. Ils avaient leur quartier, le Mellah, au seuil de la médina. Un peu de condescendance de la part des Fassis musulmans, mais pas de rejet et encore moins de violence. Pas de mariage mixte non plus. Toute la ville se souvient de l’épisode qui avait failli ruiner la coexistence des deux communautés, lorsque Mourad, le fils du professeur de théologie Laraki, voulut se marier avec Sarah, la fille du rabbin. Le scandale avait fait beaucoup de bruit. Les deux amoureux durent s’exiler en terre étrangère, en France ou en Belgique. La consigne avait été donnée des deux côtés d’oublier ces deux enfants que la folie avait égarés. On faisait comme s’ils n’avaient jamais existé. Curieusement cet épisode avait rapproché les deux familles en créant des liens. Les mères se voyaient en cachette dans l’espoir d’obtenir quelque information sur leurs enfants. Le temps ayant passé, Mourad et Sarah débarquèrent un jour sans prévenir avec un bébé dans les bras. Ce fut cette naissance qui réconcilia les enfants avec leur famille respective. Mais au fond, il restait un sentiment de regret qui s’exprimait par des soupirs ou des regards désapprobateurs. À chaque artisanat son quartier. La ville était organisée de façon rationnelle et pratique. Ainsi, Amir avait son magasin dans le Diwane réservé aux épices. Les marchands de tissus étaient de l’autre côté de la rue. Plus loin, les vendeurs de fruits secs étaient rassemblés autour d’une cour peuplée d’une multitude d’oiseaux. Malgré une certaine inquiétude, Amir avait hâte d’arriver chez lui, de distribuer les cadeaux destinés à Lalla Fatma et aux trois enfants. Le cadeau pour son épouse devait être à la mesure du choc qu’elle allait probablement subir. Il lui avait acheté, à la kissaria des bijoutiers de Casablanca, des bracelets en or très fins. Il savait qu’elle en rêvait, car les siens étaient démodés. Il était néanmoins conscient que le cadeau n’empêcherait rien. Il y aurait conflit, crise et incompatibilité, des cris et des pleurs, des moments de tension et puis tout rentrerait dans l’ordre. Il se rendit compte qu’il n’avait pas sur lui les clés de la massrya où il voulait loger Nabou pour les quelques prochains jours. Il tourna la tête vers elle et l’observa à son insu. Son visage ne laissait transparaître aucun sentiment. Il avait constaté dès son premier voyage au Sénégal que les visages des Africains n’étaient pas faciles à déchiffrer, sans doute une question d’habitude ou de physionomie qui lui échappait. Karim serrait la machine à écrire contre sa poitrine. Amir se dit qu’il demanderait au chauffeur de forcer la serrure de la porte. Ils entrèrent à Fès en milieu d’après-midi. Le camion les déposa place Batha, non loin d’une entrée secondaire de la maison qui conduisait directement à la massrya. Ils durent passer par des rues étroites, non asphaltées, comme Ziate et Arssa andaloussia. Le chauffeur donna un coup d’épaule dans la porte qui s’ouvrit. Il faisait beau, les arbres étaient en fleur. Dans la massrya, tout était en ordre. On aurait dit que quelqu’un l’avait préparée. Nabou fut installée, Amir lui remit un panier de provisions, lui demanda de ne pas sortir et de n’ouvrir à personne. Il n’y avait pas de courant. Il fallait le rétablir. Fatiguée par le voyage, Nabou tombait de sommeil. Elle se mit au lit et s’endormit immédiatement. Amir était fasciné par sa capacité à plonger aussi facilement dans le sommeil. Elle dormait, un léger sourire sur les lèvres, ses grands yeux légèrement ouverts. Le graisseur porta les valises de Karim et d’Amir jusqu’à la porte principale de la maison. Lalla Fatma avait posté une domestique sur la terrasse pour qu’elle la prévienne dès qu’elle verrait son maître s’approcher. La veille, un messager était venu lui dire qu’il n’allait pas tarder à entrer dans la ville. Amir et son fils entendirent des youyous de bienvenue, sentirent le parfum du paradis. Karim fit une grimace, il n’aimait pas cet encens qu’on utilisait aussi bien les jours de fête que les jours de funérailles. Mais aujourd’hui c’était la fête. Lalla Fatma était belle dans son caftan brodé de fils d’or. À peine maquillée, elle attendait avec sérénité et grâce son mari parti voici plus de deux mois. Karim lui baisa les mains et se blottit dans ses bras. Il lui montra la machine à écrire. Elle s’approcha de son mari, prit sa main droite et la baisa. C’était la tradition. Il lui mit la main sur la tête comme s’il la bénissait. Elle se pencha vers lui et fit mine de déposer un baiser sur son épaule. Les enfants souhaitèrent la bienvenue à leur père. De loin, Batoule et les domestiques se baissèrent pour exprimer leurs vœux de bonheur. Le dîner était prêt. Lalla Fatma avait invité quelques membres de la famille. C’était le retour du seigneur. Cela méritait une réception. Il y avait la bellesœur, Saadia, toujours mauvaise et prompte à médire des uns et des autres. D’ailleurs elle ne put retenir une méchanceté : « Alors les Négresses, les Kahlouchates, toujours aussi noires, enfin plutôt toujours aussi sales, avec leur odeur de transpiration et leur mauvaise haleine ? » Amir ne répondit pas. Elle continua sur un autre sujet : « Et Karim, il bégaie toujours autant ? » À cette parole, Amir se tourna vers elle et exigea qu’elle se taise, sous peine de la mettre lui-même dehors sans ménagement. Le ton était ferme. Il l’avait déjà chassée de chez lui une fois à cause de l’indécence de son comportement. Elle comprit qu’il fallait arrêter et faire profil bas. D’ailleurs Lalla Fatma lui fit signe de se calmer. Quand le mal la possédait, ses yeux viraient au jaune et un peu de salive coulait le long de sa lèvre inférieure marquée par un rictus. Elle était désagréable à regarder. En fait, elle était pathétique, sèche et sans qualité. Karim ne put s’empêcher d’évoquer Nabou. Il dit avec ses mots : « Belle, Naaa… bou ! » Tout le monde se demanda qui était cette Nabou. Amir répondit qu’il s’agissait d’une personne qu’ils avaient rencontrée et se garda bien d’en révéler plus. L’incident ne fut pas clos. Tard le soir, quand il se retrouva dans le lit avec son épouse, celle-ci lui posa calmement la question : « Aurais-tu ramené une esclave du Sénégal ? Nous avons déjà deux domestiques, trois avec la cuisinière, elle serait de trop. — Non, pas une esclave, j’ai fait venir une femme libre. Suivant les préceptes de notre prophète Mohammad, que le salut d’Allah soit sur lui, j’ai contracté un mariage de Mut’a, un mariage de plaisir, avec une jeune femme qui s’appelle Nabou. C’est un joli prénom, tu ne trouves pas ? — Que dire, mon homme, mon cher homme ? Dieu vous a donné, à vous les hommes, la possibilité d’épouser jusqu’à quatre femmes. Je ne vais pas aller contre la volonté de Dieu. Je pourrais m’énerver, casser des vases, crier au scandale, pleurer et même partir chez mes parents, mais je suis à toi, très attachée à toi, et je ne veux pas te perdre. Je ferai comme toutes les femmes contraintes à vivre avec d’autres épouses. À condition que jamais elle ne me manque de respect. Je suis ta femme légitime, j’ai droit au respect absolu et que personne ne vienne faire des comparaisons entre elle et moi. J’ai ma fierté. Mais je suis bonne musulmane. J’obéis à Dieu et je t’appartiens. Toutes celles qui se sont révoltées ont tout perdu, perdu leur foyer, leurs enfants, leur honneur. Je ne suis pas allée à l’école, mais je connais par cœur quelques versets du Coran et je suis ses préceptes et ses lois. Je vais prier Dieu de nous préserver de cette étrangère et de protéger notre famille. J’espère qu’elle restera une étrangère, n’est-ce pas ? » Amir était abasourdi par ce discours. On aurait dit qu’elle l’avait préparé depuis longtemps. Elle avait sans doute eu une intuition. Il ne restait plus à Amir qu’à faire venir Nabou à la maison. Lalla Fatma lui dit avant de se donner à lui : « J’imagine que tu l’as installée dans la massrya ? — Oui, tu as tout deviné et tout compris. Je te suis infiniment reconnaissant. Que Dieu te garde et nous donne la santé pour accompagner nos âges. » C’était une formule qu’on citait quand la santé avait des soucis : « Que Dieu nous donne la santé de notre âge », répéta sa femme après lui. Face à cette attitude, calme et intelligente, il perdit ses moyens. Impossible d’avoir une érection. Pour la première fois depuis leur union, Lalla Fatma introduisit dans sa bouche le pénis de son mari. Lui non plus n’avait jamais baisé sa vulve. Les femmes entre elles au hammam disaient que c’étaient des pratiques de voyous et de putains. Malgré cela, son sexe restait mou, sans désir, sans plaisir. Elle le garda un moment entre sa main droite, essaya de le réveiller puis abandonna. Il l’embrassa et lui souhaita une bonne nuit. Le lendemain, il n’en revenait pas de l’audace de la veille. Elle allait lui faire une fellation ! Quelle bonne initiative ! Que s’était-il passé durant ces mois d’absence pour que Lalla Fatma ait osé faire ce qu’aucune bonne bourgeoise fassie ne tolérait, en principe ? Ah le hammam ! Le lieu où les langues se déliaient, où la chaleur souvent étouffante aidait les femmes à se raconter librement, sans censure. Il y avait là Samra, une femme divorcée devenue marieuse. Elle prodiguait des conseils aux jeunes femmes encore célibataires : « Si tu veux tenir et retenir ton homme, deux éléments sont essentiels : le sexe et la nourriture. Il faut le rendre dépendant de toi dans les deux domaines. Il ne faut pas tout lui donner tout de suite. Il faut le faire saliver, languir, attendre. Garder du mystère, ne pas tout dire. Autre chose, arrêtez de croire que les femmes noires ont une sexualité plus importante que la nôtre. Elles sont comme nous, sauf qu’elles ont très vite compris qu’il fallait être totalement libérée et n’avoir aucun tabou, aucun interdit. C’est cela que j’enseigne : il faut vous libérer ! Usez de votre corps pour rendre fou votre homme. N’oubliez pas, ils sont faibles et pas très courageux. Caressez-les partout, embrassez-les partout, soyez libres, ainsi votre désir et le leur n’en seront que plus forts. Quant à la nourriture, il faut lui préparer vous-mêmes des petits plats que la cuisinière ne fait pas d’habitude. Le nourrir et l’embrasser, le lécher partout. Voilà le secret, mes sœurs ! » S’ensuivait une discussion sur les organes génitaux des hommes, leur taille, leur grosseur, leur puissance. Là, Samra était formelle : « Ce n’est jamais la plus grosse qui donne le plus de plaisir. C’est une légende et cessez de croire que les hommes noirs seraient plus virils que les Blancs. Tout est dans la tête, pas dans le caleçon. Et je sais de quoi je parle. » Une jeune épouse disait : « Les négresses n’ont aucun tabou, et les hommes aiment ça. C’est à cause de cela qu’à certaines on coupe le clitoris. » Samra rectifiait : « Non, elles sont plus libres, la religion ne les bloque pas. Et puis, elles ont des traditions différentes des nôtres. » Une autre demandait : « Alors pourquoi nos hommes vont en Afrique ? Ils disent qu’ils font du commerce, moi je les soupçonne de se dévergonder entre les cuisses de ces Négresses, voleuses de maris, voleuses de leur santé ! » Elle était en colère car son mari l’avait non seulement délaissée mais abandonnée pour aller vivre en Guinée. Lalla Fatma était intimidée et très intéressée par ce que disait Samra. Après sa dernière visite au hammam, elle était rentrée chez elle en pensant : « À présent, il va falloir que j’apprenne la liberté ! ça va être dur ! » Amir prit son temps avant de faire venir Nabou à la maison. Pas de maladresses, pas d’erreurs, car n’importe quelle épouse aurait pu se vexer pour beaucoup moins que cela. Le discours de Lalla Fatma restait pour lui ambigu. Mais les traditions, certaines habitudes et quelques privilèges attribués à l’homme par l’islam facilitaient la tâche d’Amir qui cherchait à résoudre une situation très problématique : vivre avec deux femmes sous le même toit sans qu’aucune complication ni contrariété ne surgisse chez l’une ni chez l’autre. Il savait qu’il espérait l’impossible. Son problème était simple : il voulait plaire à tout le monde, ne pas froisser Lalla Fatma tout en faisant croire à Nabou qu’elle était la bienvenue dans cette maison, alors que tout pouvait basculer du jour au lendemain et rendre infernal le quotidien. Impossible de croire qu’il éviterait les conflits. Il en avait horreur, et toute sa vie il avait tenté de les esquiver allant jusqu’à perdre sur tous les tableaux. C’était son tempérament. Un jour, son frère aîné lui avait dit : « Tu es naïf, c’est pour cela que tu ne feras jamais fortune. Tu crois que la bonté réglera les problèmes, mais pas du tout : la bonté, c’est un leurre qui vous rend stupide et les autres en profitent pour tout vous piquer. Alors, s’il te plaît, assez de naïveté, la vie est une lutte, pas un joli pique-nique au printemps, où tout va bien et tout le monde s’aime. Réveille-toi. Regarde comment je travaille. Si je ne fais pas gaffe, mes employés me dépouilleront… Il ne s’agit pas de devenir méchant, ça, ce n’est pas possible, mais au moins sois réaliste : si tu hésites, si tu montres un peu de compréhension, tu es foutu, car tu seras considéré comme un faible, et ça, les femmes n’aiment pas du tout ! » Amir était un bon vivant. Il donnait la priorité au plaisir, à la bonne chair. Le matin, il traînait au lit pendant que son épouse lui massait les jambes. Il négligeait son commerce, comptait sur les autres pour le faire marcher. Il était heureux et se savait incapable de changer son caractère et ses vieilles habitudes. Il savait par ailleurs que son frère ne le laisserait jamais tomber. Peut-être, se disait-il, prendrai-je des cours du soir pour apprendre à être méchant, intraitable, fort, et finalement je serai bien malheureux. L’enfer mit du temps avant de s’installer tout à fait dans la grande maison. Au début, notamment le premier jour, Lalla Fatma traita Nabou comme une invitée qui repartirait bientôt. Elle l’accueillit avec des mots aimables, mais elle insinuait régulièrement qu’elle devrait bientôt les quitter : « Tu es là pour combien de temps ? Quelques jours, une semaine ou deux ? » Nabou ne répondait pas, souriait puis glissait une formule du genre : « Incha Allah ! », ce qui ne voulait pas dire grand-chose dans ce cas. Elle était digne et fière. Elle se contrôlait bien et ne s’énervait jamais. Elle fut installée par Amir dans la chambre d’amis, qui était confortable et disposait de sa propre salle de bains. Profitant de l’absence de son mari pour quelques jours, Lalla Fatma obligea Nabou à déménager ses affaires. Elle la fit dormir dans un coin de la cuisine, et mit les choses au clair, d’une voix calme mais ferme. Nabou sentit tout de suite que cette femme était forte et qu’elle ne serait pas de taille à lui résister. Elle se découvrit faible et blessée, sentant qu’au fond elle ne maîtrisait rien : « Bon, ta place est avec les domestiques. Tu es là pour travailler, faire le ménage, laver le linge, le repasser, et obéir aux ordres. Tu mangeras avec les deux autres femmes, des paysannes qui s’occupent de la maison. Quant à Batoule la cuisinière, tu ne t’approcheras pas d’elle. D’ailleurs tu ne toucheras pas la nourriture. Je sais, les Noirs ont une odeur spéciale. Je la connais, cette odeur. Toi, tu iras au hammam tous les jeudis. Ce sera ta seule journée de sortie. Pas question d’aller te promener ou d’adresser la parole à des gens de la ville. Ici, c’est moi qui commande. Je donne des ordres à tout le monde y compris à mon époux. Alors, que chacun et chacune restent à leur place. Pas de familiarités, pas de mélange, et surtout sache une chose bien précise : tu n’es pas de la famille, tu es une esclave ramenée dans ses bagages par un mari naïf. Autre chose : quand tu m’adresses la parole, tu restes à bonne distance de moi et tu ne lèves pas les yeux. » Après un instant, alors que Nabou restait tête baissée, l’épouse blanche lui dit : « Suis-je claire ? — Oui, Madame. — Non, je ne suis pas Madame, je suis Lalla, plus exactement ta Lalla, ta patronne, celle qui a sur toi le droit de vie ou de mort. — Oui, Lalla. » Elle se mit au travail et se retint de pleurer. Elle se disait que jamais son homme, qui n’était plus son homme, ne la laisserait dans ces conditions. Peut-être se faisait-elle des illusions. Quand Amir fut de retour, sa femme l’informa de ce qu’elle avait fait. Il ne dit rien et pire il ne rendit pas visite à Nabou. Mais elle n’y vit aucune lâcheté, elle pensa que c’était une tactique. Seul Karim vint la voir. Son extrême sensibilité, sa gentillesse innée et son intuition lui permirent de trouver les mots pour la consoler. Il lui promit de la sortir de cette cuisine noire : « Karim t’aime fort ; Karim pas possible te laisser en prison… » Personne n’avait le droit de gronder Karim. Sa mère lui demanda seulement de ne pas perdre son temps et d’aller suivre les cours de dactylo. Il obéit et lui dit : « Mamouche, jt’aime. » Une des domestiques s’appelait Zohra et l’autre Tam. Elles étaient originaires du même village. Leurs parents les avaient confiées à cette famille. Une fois par an, ils rendaient visite à Amir qui leur donnait un peu d’argent. Elles ne savaient ni lire ni écrire et devaient travailler sans un seul jour de repos. Elles mangeaient les restes et ne pouvaient pas élever la voix. Nabou ne savait pas comment communiquer avec elles. Elles échangeaient des gestes, des regards et quelques mots d’arabe que Nabou avait appris auprès d’Amir. Il n’y avait dans leurs yeux aucun signe de révolte. Résignées, soumises, elles survivaient dans cette grande maison où les maîtres priaient, faisaient le ramadan et même l’aumône, partaient à La Mecque sans s’imaginer que leur comportement était odieux et contraire aux principes de l’islam. Mais c’était ainsi. À l’époque tout le monde faisait venir des bonnes de la campagne et les traitait comme des esclaves, sans en avoir vraiment conscience. Seul Karim réagissait de temps en temps, surtout quand Batoule préparait spécialement pour lui ces petits plats qui le rendaient si heureux. Avec ses moyens d’expression, il se lamentait. Un jour son père essaya de justifier cette situation : « Vois-tu, ces pauvres gens sont nés à la campagne. Quand il y a une grande sécheresse ou une mauvaise récolte, ils viennent en ville à la recherche de n’importe quel travail. Alors nous nous rendons service mutuellement. D’un côté, Zohra et Tam font le ménage, lavent ton linge, le repassent, de l’autre nous les logeons, leur donnons à manger, et une fois par an leurs parents reçoivent de l’argent. Tout le monde est gagnant. Si nous les mettions dehors, elles seraient encore plus malheureuses. Le monde est ainsi, Dieu a créé des gens de toutes sortes, des grands, des petits, des bons, des méchants, des pauvres, des riches… Nous humains, nous n’y pouvons rien. C’est la vie. » Un jour, Karim semblait particulièrement contrarié. Il faisait de grands gestes désignant la nourriture et l’endroit où elles dormaient. Le père comprit sa colère et lui donna raison. « Dorénavant, elles mangeront la même chose que nous, pas les restes. Je demanderai à Batoule de cuisiner pour tout le monde et qu’elles soient servies en même temps que nous. Les restes seront pour les chats, les nôtres comme ceux des voisins. » Il n’en fit rien. Des mots pour calmer un ange qui s’indignait. Quant au sort de Nabou, Amir comprit qu’il devait composer et procéder par étapes. Pas de précipitation, pas d’improvisation ni de colère. Il avait de plus en plus envie de voir Nabou. Quand il pensait à elle, son cœur se mettait à battre plus vite, il se sentait à la fois excité et troublé. Tout cela était encore nouveau pour lui. Lorsqu’il couchait avec l’épouse blanche, c’était l’image et le corps de Nabou qui s’imposaient à son imagination. Il était obsédé par elle, rêvait d’elle tout le temps. Lalla Fatma s’en rendit compte. Un soir, elle le repoussa si violemment qu’il tomba du lit. Sa rage était brutale. Mais il fallait sauver les apparences. Elle se refusa à lui durant une quinzaine de nuits. Amir était malheureux. Il n’avait pas accès à Nabou, car elle dormait avec les autres domestiques. Pas question d’entrer dans la cuisine, de toute façon c’était un lieu que l’homme ne fréquentait jamais. Qu’y ferait-il ? À moins de vouloir abuser des pauvres femmes sans défense pendant qu’elles dormaient. Il lui fallait trouver un stratagème pour que Nabou ait un lieu à elle, pas forcément la chambre d’ami mais au moins une pièce où elle serait en paix et où il pourrait la rejoindre. Négocier avec Lalla Fatma ? Difficile. La mettre devant le fait accompli ? Ce n’était pas si simple. Il alla demander conseil à Moulay Ahmad qui avait son bureau à l’Université Al Quaraouiyine. Son avis était autorisé et personne ne doutait de sa science et de ses compétences : « Le mariage. — Un mariage de Mut’a ? — Non, tu n’es pas en voyage. Elle est chez toi et, d’après ce que tu m’en dis, elle ne va pas repartir en Afrique. Il faut régulariser d’un point de vue religieux ta situation. Hors de question d’en faire une esclave sexuelle ou une domestique. Elle a été ta femme durant quelques mois, tu l’as fait venir : tu lui dois respect, tu as des devoirs envers elle et tu dois lui donner ses droits. Dieu est clément, mais il faut être juste. — Et Lalla Fatma ? — Depuis quand ce sont les femmes qui décident dans notre société ? C’est une question que tu dois régler au plus vite. Ne reste pas dans le “haram”, dans le péché. Dieu autorise l’homme à avoir jusqu’à quatre femmes à condition, et je répète, à condition de les aimer et les traiter équitablement, é-qui-ta-ble-ment… En es-tu capable ? — Je vais essayer. » En principe, la polygamie telle qu’elle avait été instituée et telle qu’elle devait être pratiquée était impossible. Aucun homme n’est capable d’éprouver exactement les mêmes sentiments pour quatre femmes. L’équité dont il est question est une forme d’interdit. Ne pouvant être juste avec les quatre femmes, il faut s’en tenir à une seule. La loi islamique sera ainsi respectée. Mais tous les hommes passent outre et prient pour que Dieu leur pardonne ! En quittant la Quaraouiyine, Amir était soulagé et décidé à épouser Nabou. Restait à savoir comment l’annoncer à Lalla Fatma. Il entra à la mosquée Moulay-Idriss, fit ses ablutions puis, après la prière du midi, appuyé sur un des piliers, il fixa un immense lustre dont certaines ampoules étaient mortes. Il s’assoupit et rêva qu’il marchait seul dans le désert jusqu’au moment où un caravanier lui portait secours et le menait à un port. Il montait alors dans un bateau abandonné, sans marins ni capitaine, mais qui voguait au gré des vagues vers un horizon tantôt vert tantôt rouge, à cause des flammes qui montaient au ciel. Elles laissaient derrière elles une fumée noire qui composait des figures énigmatiques et inquiétantes. Il n’osait pas se lever, se laissait bercer par les ombres. Il entrait dans un monde silencieux. Il était persuadé que les menaces viendraient avec la nuit qui s’approchait alors que le ciel commençait à se confondre avec l’horizon incertain. Il ne dormait pas profondément, entendait autour de lui le bruit des artisans et des vendeurs d’eau, chant d’oiseaux perdus dans les arcanes de cette grande mosquée. Une main le secoua. Il se réveilla, s’excusa, c’était l’heure de la prière de l’après-midi. Il fit comme les autres, se leva et suivit l’imam qui avait une belle voix. En rentrant à la maison, il eut envie de raconter son rêve à Lalla Fatma, mais il vit qu’elle n’était pas d’humeur à l’écouter et qu’elle était encore moins prête à apprendre la décision qu’il avait prise. Souvent, quand trop de doutes ou d’inquiétudes l’assaillaient, il allait voir Karim qui avait toujours le pouvoir de l’apaiser. Il souriait presque tout le temps, dédramatisait tout, levait son index vers le ciel et disait : Dieu ! Cela suffisait pour calmer les nerfs et repousser les contrariétés. Il aperçut Nabou. Elle était en train de faire le ménage, il la regarda un moment puis ferma les yeux et se souvint de la première fois où elle s’était donnée à lui. Sa décision d’en faire officiellement et légalement sa deuxième épouse était prise et rien ne le ferait reculer, pas même les menaces que pourrait proférer Lalla Fatma. Il attendit le vendredi, juste après sa sortie du bain, réunit ses quatre enfants et leur annonça la nouvelle sans leur donner plus d’explications. Seul Karim applaudit. Son frère aîné lui fit signe d’arrêter. Il n’y eut pas de discussion. Il lui restait le plus dur, l’annonce à l’épouse blanche. Il n’eut pas à la faire. Ce fut elle qui, probablement avertie par un des enfants, prit les devants : « Tu as fait entrer dans cette maison le malheur, le péché et la discorde. Tu veux épouser une domestique, une Négresse dont la couleur de peau trahit sa noirceur d’âme, mais a-t-elle une âme ? Je me le demande. Enfin, tu es décevant. Fais ce que tu veux, moi, je m’occuperai de l’éducation de mes enfants, je les tiendrai loin de cette chose malfaisante, malodorante. Tu n’es ni le premier ni le dernier à mettre en péril toute une famille à cause d’une Négresse alliée de Satan. Dieu est grand ! » Les choses essentielles étaient dites. Amir ne répondit rien, changea de djellaba et repartit. Il aurait voulu annoncer la nouvelle à Nabou, mais ce n’était pas le moment. Il avait besoin de marcher dans les rues de Fès et de réfléchir à l’organisation de sa nouvelle vie. Dans une ruelle étroite, un âne chargé le bouscula. Il faillit tomber mais une main lui fut tendue et l’aida à retrouver l’équilibre. Il devait lutter contre la faiblesse de son caractère, durcir le cœur et le ton, devenir intraitable, sans pitié, sans regret. Il se demandait comment y parvenir. Comment les autres faisaient-ils ? Il se remémorait les conseils de Moulay Ahmad, et hochait la tête. Oui, je suis un homme, un bon musulman, et en tant qu’homme musulman, j’ai droit d’épouser une deuxième femme. Je m’en tiendrai là. J’ai des sentiments pour Nabou et c’est la première fois que je ressens cela, je suis amoureux. Avec Lalla Fatma, tout avait été prévu, planifié, pas de surprise, surtout pas de fantaisie. Je sais, il ne faut pas que je parle de sentiment et d’amour, on se moquerait de moi. Ce sont des choses qui ne se disent pas. Je n’ai jamais entendu mes parents se dire « je t’aime », je ne les ai jamais vus s’embrasser, avoir des gestes tendres. Ils s’aimaient probablement, mais très discrètement, dans l’intimité la plus stricte. Et moi, je me prétends amoureux ! Personne à qui me confier. Amoureux, ça ne se dit pas, les hommes parlent du corps et rarement des sentiments. Il eut envie de le crier place Achabine, mais il se ravisa par peur de la réaction des gens. Amir était une personnalité respectée. Il était le symbole même de l’ordre et du respect du dogme. S’il criait qu’il était amoureux, les gens diraient qu’il avait perdu la raison. En rentrant à la maison il apprit que Lalla Fatma était partie chez ses parents. Il n’était pas question d’aller la chercher. La tradition voulait que le père ramène sa fille au foyer conjugal. Ce fut le cas, quelques jours plus tard. Pâle et fatiguée, elle marchait difficilement et s’enferma aussitôt dans la chambre qu’elle verrouilla. C’était classique. Le silence et les larmes étaient le meilleur refuge. Elle finirait par accepter, elle se rendrait à l’harmonie édifiée par les ancêtres, par l’islam et par le temps surtout, dans cette ville qui ne bougeait pas et qui était restée figée dans le neuvième siècle. Amir retourna voir Moulay Ahmad. Il avait besoin de son soutien et de ses conseils. Celui-ci fut étonné par son manque de fermeté : « Sois un homme, sois fort et ne te laisse pas impressionner par les ruses des femmes. Comme dit l’islam, “leur capacité de nuisance est infinie”. Alors, fais ce que tu as à faire et ne reviens plus dans cet état chancelant, hésitant, alors que tu as la chance d’avoir les moyens physiques et matériels pour satisfaire quatre femmes. N’aie plus d’hésitation. Épouse la Noire et vis en paix. » De retour à la maison, Amir réunit de nouveau ses quatre enfants : Mohamed, l’aîné, Aziz, Fatiha et Karim, et il leur exposa plus précisément son projet : « Comme je vous l’ai annoncé l’autre jour, j’ai décidé d’épouser Nabou, la jeune femme qui est venue avec moi d’Afrique. C’est une personne bonne, qui me rend heureux. En aucun cas, ce mariage n’a été décidé pour faire du mal à votre mère. Notre religion est ainsi, je ne peux pas vivre dans le péché. J’ai déjà contracté avec cette femme un mariage temporaire. Aujourd’hui, elle vit chez nous et je ferai d’elle ma deuxième épouse selon la loi et la sunna de notre prophète, que le salut de Dieu soit sur lui. Je tenais à vous en informer. Pour le reste rien ne change. » Silence. Pas un mot, pas une réaction. Ils se levèrent l’un après l’autre. Seul Karim vint embrasser son père. Les trois autres enfants allèrent chez leur mère lui manifester leur soutien. Mohamed prit la parole au nom des autres : « Mère, sache que nous t’aimons et que tu peux compter sur nous. Si père a commis une erreur, une faute, Dieu le remettra dans le droit chemin. Cette nouvelle femme devrait rester loin de notre maison. Nous sommes unis et solidaires avec toi. » Amir se doutait bien que ses enfants se conduiraient ainsi, malgré leur absence de réaction devant lui. Le vendredi d’après, deux adouls, hommes de religion, sortes de notaires, arrivèrent à la maison où Amir, tout de blanc vêtu, les attendait. Ils devaient inscrire sur l’acte où figurait Lalla Fatma le nouveau mariage avec Nabou Dialo, née à Thiès, Sénégal. La cérémonie fut brève. Nabou, elle aussi habillée de blanc, apposa sa signature sur l’acte et une dot lui fut remise avec des tissus et quelques bijoux en or. Une prière fut dite. Un grand silence régnait dans la cour où le petit jet d’eau d’une fontaine centrale faisait un bruit d’oiseau. La première nuit de noces fut tranquille. Les tensions des dernières semaines les avaient épuisés et ni l’un ni l’autre n’était en état de faire l’amour comme ils le faisaient du temps du « mariage de Mut’a ». Ils s’endormirent enlacés. Nabou avait un peu pleuré, peut-être de joie, peutêtre de fatigue. Au petit matin Amir sentit naître en lui un désir puissant. Son érection ne pouvait laisser indifférente Nabou et ils se retrouvèrent enfin. À Fès, il y avait deux catégories de gens : les Fassis, dont les ancêtres étaient venus d’Arabie ou d’Andalousie, et les autres. Ces derniers n’existaient pas. On n’avait pour eux aucune considération. Nabou n’avait aucune chance de trouver sa place dans cette ville et encore moins dans la grande maison. Un jour, Amir eut un malaise sans gravité. Nabou eut un moment de panique : quel serait son sort si, par malheur, il venait à disparaître ? Cela la fit réfléchir. Sans doute serait-elle immédiatement jetée dans la rue sans rien, pas même ses propres affaires. Elle eut un pincement au cœur et pria intérieurement pour que Dieu préserve son mari et lui donne la santé. Au hammam, elle rencontra une masseuse noire, qui, ramenée de Guinée, s’était retrouvée dans la rue le lendemain de la mort de son maître. Il la protégeait mais ne l’avait pas épousée. Cette femme avait tout perdu. Elle ne savait plus comment elle s’appelait ni comment elle était arrivée dans cette ville ou comment elle avait hérité de ce travail pénible et mal payé. Elle bredouillait et Nabou comprenait en général l’essentiel. Aucune loi en vigueur ne défendait ces personnes. Officiellement il n’y avait pas d’esclavage, mais on le pratiquait sans être inquiété. C’était dans l’ordre des choses. La masseuse dormait dans une petite pièce, dans le hall du hammam. On lui donnait à manger de temps en temps. Quand elle ne travaillait pas, elle mendiait à l’entrée du mausolée Moulay-Idriss, saint et patron de la ville. Nabou comprenait son histoire et chaque fois qu’elle le pouvait, elle lui donnait de l’argent. Même mariée, Nabou n’avait aucune garantie, aucune sécurité quant à son avenir. Elle n’osait pas en parler avec Amir qui avait l’art de tout dédramatiser. Elle décida de lui donner un enfant. Elle fit ses calculs et parvint à ses fins. Trois mois après leur mariage, Nabou était enceinte. Cette nouvelle eut un effet fatal sur Lalla Fatma qui eut une sorte de paralysie du côté gauche. Défigurée, ne pouvant se lever ni crier, elle s’enferma dans la chambre et refusa à nouveau de recevoir son mari. Seuls les enfants pouvaient la voir. Karim, très affecté par son état, faisait des efforts pour lui dire son amour et même la faire rire. Loin de tout, prisonnière de ses angoisses, se sentant humiliée, elle maigrissait et refusait de prendre les médicaments. Ses parents venaient souvent lui rendre visite et surtout lui expliquer qu’il était dans son intérêt d’accepter la réalité et de composer avec la nouvelle femme. Elle pleurait et répétait : « Jamais, jamais de la vie je ne supporterai d’avoir été supplantée par une Négresse, une étrangère sale et qui ne sait même pas parler. Elle a ensorcelé mon mari, elle lui a jeté un sort et moi aussi je suis sa victime. Ce sont des gens sauvages qui nous détestent parce que Dieu nous a faits blancs et propres et eux sont des déchets de l’humanité. » Son père lui demanda de revenir à la raison et de ne plus dire ces choses absurdes qui étaient indignes d’une musulmane. Il lui lisait des versets du Coran pour la calmer, mais sa haine et son dépit étaient plus forts que tout. La maison était loin d’être un havre de paix. Amir mangeait avec Nabou ; les enfants se servaient seuls dans la cuisine et leur mère ne sortait pas de sa chambre. Il n’y avait plus de vie de famille. Celui qui en souffrait le plus, c’était Karim. Il régressait un peu et même la dactylo ne le distrayait plus. Les domestiques étaient désemparées et plus rien ne fonctionnait comme avant. Nabou, par précaution, ne prenait aucune initiative. La plus jeune des domestiques était à son service. Elle l’accompagnait une fois par semaine au hammam. Il y avait toujours la masseuse qui s’occupait d’elle avec beaucoup de soin. Toutes les tentatives d’Amir de se réconcilier avec Lalla Fatma furent vaines. Moulay Ahmad lui conseilla d’attendre. Un jour elle se réveillerait et oublierait ces mauvaises pensées. Amir organisait chaque année une grande soirée mystique, veille de la vingt-septième nuit du ramadan. Il invitait toute la famille, des amis, des tolbas, lecteurs du Coran, des poètes soufis. Les enfants aimaient cette longue nuit où ils montaient sur la terrasse observer les étoiles, persuadés que chacun avait la sienne et qu’elle brillait plus que celle des autres. Lalla Fatma ne pouvait pas rester recluse dans sa chambre et ne pas participer comme tous les ans à cette réception. Elle décida de sortir et d’accueillir les invités comme elle le faisait d’habitude. Sa paralysie avait presque disparu. Elle avait retrouvé son apparence normale. La paix étaitelle revenue ? Elle apparut aux côtés de son mari. Nabou se tenait un peu plus loin, enceinte et souriante. À un certain moment, tout le monde se dirigea vers le mausolée de Moulay-Idriss pour la prière de l’aube. Comme durant les jours de fête, les enfants ne dormaient pas et jouaient. Les hommes avançaient et les femmes les suivaient. Le cortège entra dans le mausolée. Les femmes s’installèrent derrière, les hommes devant, et les prières furent dites à voix haute. Au lever du soleil, tout le monde quitta la mosquée. Amir accompagna Lalla Fatma jusqu’à leur chambre. Ils dormirent ensemble sans se toucher. De toute façon, c’était interdit durant le jeûne. Mais quelque chose s’était apaisé dans le couple. Apparemment plus sereine, Lalla Fatma n’était cependant pas disposée à composer avec Nabou. Quelques semaines après la fin du ramadan, elle fit venir un type hirsute, mal habillé, traînant derrière lui une valise en carton. Il se dirigea vers la cuisine et demanda qu’on lui donne à manger de la viande crue. Il disait qu’il en avait besoin pour travailler. Batoule obéit, nullement impressionnée par ce type qui avait tout d’un charlatan. Mais elle en avait vu d’autres et savait sa maîtresse férue de ce genre de pratiques qui n’aboutissaient à rien si ce n’est à dépenser inutilement l’argent de son mari. Après avoir dévoré tout ce qu’on lui avait présenté, il rota bruyamment et but un grand bol d’eau chaude. Il s’enferma ensuite chez Lalla Fatma et personne ne sut ce qu’il y faisait. Ce sorcier devait éloigner Nabou et surtout provoquer une fausse couche. L’obsession de Lalla Fatma était le risque que naisse dans la famille un enfant noir, qui porterait le même nom que celui de ses propres enfants. L’idée la rendait folle de rage. Elle disait : « Qu’il s’amuse avec une pute, passe encore, mais qu’il lui fasse des enfants, ça c’est insupportable. Il faut qu’elle crève avant. » Le sorcier lui dit qu’il avait besoin d’une mèche de ses cheveux et de quelques poils de son pubis. Mission difficile. Comment réussir à les obtenir afin que la sorcellerie fonctionne ? Les cheveux, elle pourrait charger une des domestiques de lui en couper pendant son sommeil, mais les poils du pubis, seul Amir pourrait les lui arracher, et comment imaginer en faire un complice ? Il était amoureux de cette femme et il ne laisserait jamais quelqu’un lui faire du mal. Pendant qu’elle réfléchissait à voix haute, elle eut une idée : corrompre la masseuse qui l’épilerait durant la séance du massage. Elle craignait une solidarité entre Noires, mais elle prit le parti d’essayer, se disant que l’argent réussit des miracles. La négociation avec la masseuse fut difficile. Elle ne comprenait pas ce que Lalla Fatma lui demandait. Une autre masseuse, blanche, proposa d’arracher les poils de Nabou moyennant une bonne somme d’argent. Quinze jours plus tard, elle avait les cheveux et les poils. Elle les cacha dans un lieu sûr et attendit le retour du sorcier qui faisait le tour de la ville et séjournerait un jour ou deux à Meknès pour guérir un enfant qui avait perdu soudainement la vue. Nabou se doutait bien que Lalla Fatma manigançait quelque mauvais tour. Mais elle se sentait protégée par l’esprit des ancêtres. Rien de mauvais ne pouvait l’atteindre. En plus, depuis qu’elle était musulmane, elle se confiait à Dieu et réclamait sa bonté et sa miséricorde. Elle avait appris l’arabe pour prier et pour réciter quelques versets du Coran. Elle mélangeait le français et l’arabe mais ce qui comptait, c’était son intention d’être dans le droit chemin de Dieu. Son ventre grossissait, ce qui lui donnait une allure encore plus belle. Quand elle se déplaçait, elle semblait légère et marchait sur la pointe des pieds. Amir la gâtait et embrassait son ventre quand il arrivait et quand il repartait. Il se sentait tel un jeune homme, amoureux et heureux. Même si les affaires ne marchaient pas bien à cause des troubles politiques, il ne se lamentait pas comme ses voisins et ses cousins. Ce n’était pas sa priorité. Il était obsédé par cette grossesse, comptait les jours et ne dissimulait pas son impatience. Il prit contact avec Touria, la sage-femme. Elle avait vieilli et ne pratiquait plus. C’était Kenza, sa nièce, infirmière à l’hôpital français, qui la remplaçait. Elle vint ausculter Nabou et déclara d’un ton ferme : « Ce sera dans une dizaine de jours, ce sont des jumeaux ou des jumelles. » Amir faillit perdre l’équilibre. Nabou eut un rire nerveux. Deux Noirs dans la famille ! Il y aurait là de quoi achever Lalla Fatma. Dans cette ville sans horizon où les maisons s’encastraient les unes dans les autres et les ruelles tissaient un labyrinthe étroit, où la vie semblait écrite d’avance dans un grand cahier déposé au-dessus de la tombe du saint patron de la cité, chacun devait rester à sa place. Les femmes ne devaient en aucun cas dépasser les frontières tracées par les siècles et les hommes, les pauvres devaient se contenter de leur condition de pauvres et ceux qui s’enrichissaient devaient poursuivre le chemin des affaires et ne pas regarder en arrière ou avoir un sentiment d’iniquité. Ils devaient faire l’aumône, bien traiter les malheureux et remercier Dieu de leur avoir prodigué tant de biens. Amir était plongé dans ses réflexions quand Karim vint se jeter dans ses bras comme s’il manquait d’affection. Il avait envie de pleurer. Le maître d’école l’avait renvoyé parce qu’il n’arrivait pas à prononcer le mot « spectacle » qu’il disait « pistal ». Amir avait remarqué que Karim régressait souvent lorsqu’il avait des motifs d’inquiétude. « Que se passe-t-il, mon fils ? — J’ai peur… — Peur de quoi ? — Maman malade, maman pleure, pleure… — Ne t’en fais pas, tu vas avoir un nouveau petit frère ou une nouvelle petite sœur. — Je sais, Nabou est en… en… cein… attend bébé. — Voilà. À partir de maintenant, je compte sur toi pour m’aider au magasin. Le reste du temps, un instituteur viendra à la maison te donner des cours. Il ne te fera pas pleurer comme l’autre imbécile. — Pour moi tout seul ? — En attendant, accompagne-moi au magasin, je dois y mettre de l’ordre. » Karim aimait être responsabilisé. Travailler avec son père était mieux qu’une thérapie. Un infirmier avait appris à Amir qu’un orthophoniste venait de s’installer dans la ville nouvelle. Il se renseigna et on lui confirma l’installation du spécialiste dans le quartier des Français. Il nota ses nom et adresse et annonça à Karim qu’il allait le présenter à un nouveau médecin. Celui-ci répondit avec son grand sourire : « Pas ma… malade, moi ! » L’instituteur n’était autre que le plus jeune fils de Moulay Ahmad. Il consacra deux heures par jour à Karim à qui il apprenait à lire et à écrire. Installée dans une belle chambre symétrique à celle de Lalla Fatma, Nabou se faisait discrète. Les deux femmes ne communiquaient pas. Amir passait deux nuits par semaine avec l’épouse blanche qui se refusait toujours à lui. Même enceinte Nabou le comblait par des caresses et une grande tendresse. Alertés par leur mère, les enfants étaient embarrassés ; seule la fille prit position nette contre la femme noire et le fit savoir en criant : « Si un jour je devais me marier, j’épouserais un chrétien, un étranger venu d’un pays où la polygamie est interdite, où les Noirs ne se mélangent pas avec les Blancs. Père ne sait plus ce qu’il fait, il ne s’appartient plus, il est sous l’influence néfaste d’une tribu, vous verrez, un jour ils vont tous débarquer et nous envahir, nous prendre nos biens et nous mettre dehors ! » Lalla Fatma qui ne quittait pas la chambre aperçut par la fenêtre Kenza qui s’affairait. Nabou était sur le point d’accoucher. Elle observa cette agitation et ne put empêcher une larme de couler. Elle était triste et en même temps voulait faire des efforts pour accepter la situation et s’y adapter. Mais elle n’était pas prête. Elle avait le sentiment d’avoir perdu son mari. C’était comme si elle était morte et qu’elle assistait à la nouvelle vie de son époux avec cette femme noire qui le rendait heureux. Elle se posait des questions sur son comportement, sur leur sexualité, maudissait les femmes africaines. Elle ne voyait là aucun racisme. De toute façon les Marocains avaient toujours considéré que les racistes étaient les autres. D’où venaient ces idées stupides qui prétendaient que les Noirs avaient une sexualité particulièrement performante ? Amir était là. Karim gardait le magasin. Les domestiques se dépêchaient de nettoyer la maison. Batoule réclama des abats d’agneau afin de faire une soupe pour redonner des forces à la jeune maman après l’accouchement. Tout était prêt pour accueillir le ou les nouveau-nés. Amir restait à l’écart, égrenant son chapelet. Lalla Fatma avala un comprimé, se fit servir une tisane et s’endormit. Il n’était pas question pour elle d’assister à cet événement qui la meurtrissait tant. Sa fille fit de même, elle installa un matelas dans la chambre de sa mère, à côté d’elle, et décida de dormir le temps que durerait l’accouchement. À l’arrivée du premier nourrisson, Batoule poussa un youyou strident qui réveilla sa maîtresse. Au deuxième, elle cria : « Allah Akbar ! » Kenza était interloquée. Comme elle l’avait prévu, c’étaient certes des jumeaux, mais l’un des deux était noir, très noir et rougeâtre. En fait, l’un était plus foncé que l’autre, mais ce ne fut que quelques jours plus tard que la couleur de leur peau s’affirma de manière éclatante. Le premier-né était blanc, tout blanc, le second, noir, tout noir. Elle n’avait jamais vu un tel cas ni même imaginé que cela était possible. Elle dit : « C’est un signe de Dieu ! Une bénédiction, un double capital. » Amir, trop ému, dit simplement : « Hassan et Houcine. Je les appellerai Hassan et Houcine. C’est la tradition. » Il consulta de nouveau Moulay Ahmad sur ce phénomène. « Normalement, tes enfants devraient être café au lait, là on a d’un côté du café noir, de l’autre, du lait. Dieu a ses raisons. Accepte ce don de Dieu et dis-toi que c’est un signe de sa bonté. Dieu a créé l’humanité diverse pour que les uns et les autres se connaissent et s’entraident. Il ne fait pas de différence entre le Blanc et le Noir, entre l’étranger et l’autochtone, entre ceux d’ici et ceux de là-bas, c’est ainsi. Estime-toi privilégié, tu as de la chance et ne la gaspille pas dans des choses inutiles. Donne-leur une bonne éducation dans le sens de notre foi et de notre religion. » Karim ne pouvait cacher sa joie d’avoir deux nouveaux petits frères. Il chantait, dansait comme lorsqu’il gagnait une compétition de natation. Il avait raté ce matin sa séance d’entraînement pour pouvoir assister à l’accouchement. Ce fut lui qui annonça la nouvelle à sa mère qui ne fut pas étonnée. Elle dit même : « La preuve que c’est une sorcière, l’un est blanc, l’autre est noir ! Ça ne s’est jamais vu. » Karim ne releva pas ce commentaire. Il courut dans la maison pour annoncer l’événement à tout le monde. Il s’était muni d’une casserole dans laquelle il tapait avec une cuiller en bois : « Avis à la po… po… poulation ! Hass… Hassan et Hou… Houcine sont là… Vive papa, vive maman… » Il fut rattrapé par son frère aîné qui lui rappela que Nabou n’était pas sa mère. « Oui, je sais, mais Nabou est maman de Hassan et de Hou… Houcine… mes frères ! » Au septième jour après la naissance, Amir fit égorger deux moutons et nomma ses deux garçons. Moulay Ahmad leva ses mains jointes et demanda aux hommes qui assistaient à la cérémonie de prier avec lui, réclamant à Dieu tout-puissant : « Que ces deux enfants soient les bienvenus dans ce monde, qu’ils soient bénis par Dieu et qu’ils soient annonciateurs de Bien, de prospérité, de sérénité, de paix dans la religion d’Allah et de son Messager Sidna Mohammad ; qu’ils soient guidés dans la voie droite de notre foi et de nos valeurs qui font que nous sommes de simples passagers dans cette vie et que nous appartenons à Dieu et qu’à lui nous reviendrons selon sa volonté sacrée… » Après la prière, le déjeuner fut un festin. Il ne manquait que les musiciens qu’Amir n’avait pas osé faire venir pour ne pas attiser la jalousie de Lalla Fatma. Mais blessée, meurtrie, elle ne s’appartenait plus. Quelques jours plus tard, elle envoya Batoule chercher le sorcier qui, malade, ne se déplaçait plus. Alors elle décida d’aller le voir. Pour cela, il lui fallait l’autorisation de son mari. Elle inventa l’histoire du tapissier juif qui devait refaire les salons mais qui, pour des raisons de santé, ne sortait plus du Mellah. Elle dit à Amir : « Si tu permets, je vais lui rendre visite et lui donner les mesures des matelas à refaire, donne-moi l’argent de l’avance. Et puis, j’ai envie de sortir, de voir d’autres gens ; j’ai besoin de changer d’air. » Elle mit sa djellaba grise, son petit voile blanc qui cachait la bouche et le menton, puis s’en alla avec Batoule, hors de la médina, retrouver le sorcier qui les attendait dans une sorte de hangar. « As-tu ce que je t’ai demandé ? » Elle lui donna la mèche de cheveux et les poils qu’elle avait gardés dans un mouchoir. « Tu aurais dû venir plus tôt ; toute la ville ne parle que des jumeaux, l’un noir, l’autre blanc. Maintenant, que faire ? » Elle lui tendit quelques billets puis dit : « C’est ton travail. L’objectif, c’est que cette femme retourne d’où elle est venue, et bien sûr avec ce qu’elle a pondu. » Le sorcier lui donna un talisman qu’elle devait glisser sous le lit de Nabou. « Avec ça, elle perdra le sommeil. Ensuite, ce sera la raison, tu verras, elle quittera la maison comme une furie. Mais je vais travailler pour une action plus efficace et plus rapide. Il me faudrait quelques fils d’or, c’est important pour ficeler les talismans. Tu les donneras à Batoule. » Le soir Amir lui demanda des nouvelles du tapissier. « Je ne l’ai pas trouvé ; on m’a dit qu’il avait été hospitalisé. — C’est curieux, parce que cet après-midi, il est venu se faire payer le travail qu’il a fait avant mon départ en Afrique. Il était en bonne santé. Tu me caches des choses. » Lalla Fatma bredouilla quelques mots puis se réfugia dans sa chambre. Amir demanda à Nabou de faire attention à ce que Batoule lui donnait à manger. Il savait de quoi était capable une femme jalouse. Avec le temps, il comprit qu’il ne pourrait pas garder Nabou dans la même maison que la femme blanche. Il fallait lui trouver un autre logement dans le quartier, l’éloigner du danger qui la menaçait. Mais il n’en avait pas les moyens. Il convoqua la cuisinière et la mit en garde contre toute sorcellerie dont pourrait être victime sa jeune épouse. Il lui fit jurer sur le Coran que jamais elle ne nuirait à Nabou. Il ne craignait pas les gribouillis et les talismans, mais avait peur de produits comme la cervelle de l’hyène qui, dissimulée dans la nourriture, pouvait provoquer des paralysies et des troubles de comportement. Elle lui promit de faire semblant d’obéir à sa maîtresse pour ne pas s’attirer les foudres de Lalla Fatma mais de ne jamais nuire à Nabou. Batoule n’aimait pas sa maîtresse qui la faisait travailler sans relâche. Un jour, Amir eut l’idée de louer une machine à laver la vaisselle qu’une société basée dans la ville nouvelle avait importée de France. Au bout d’un mois, s’il était satisfait, il pourrait l’acquérir à un prix intéressant. Il aurait été le premier Fassi à installer cette machine chez lui. Il était fier de faciliter le travail des domestiques, qui étaient fascinées et ravies. Pour elles c’était le rêve. Plus de corvée de lavage. Un technicien leur expliqua le fonctionnement de la machine, fit un essai et s’en alla après leur avoir donné quelques conseils d’utilisation. Elles étaient éberluées et s’imaginaient bien que cela déplairait à leur patronne. Sans faire de longs discours, Lalla Fatma, par pure méchanceté, leur interdit son utilisation : « Vous avez des mains et des bras, dites à mon mari que vous n’avez pas besoin de cette machine, qui est bonne pour les handicapées, pour les paresseuses, pas pour vous. D’ailleurs il faudra qu’il la rende. La première qui la touche le regrettera toute sa vie. C’est bien compris ? » Deux hommes vinrent la reprendre. Les domestiques voyaient disparaître cet appareil magique. Elles en avaient les larmes aux yeux. Les paroles de leur maîtresse les blessèrent. Mais elles avaient l’habitude d’être traitées comme des esclaves. Elles savaient qu’un jour ou l’autre l’heure de la justice sonnerait. Elles n’osèrent en parler avec Amir. De toute façon, elles ne pouvaient pas s’adresser à lui. Il obéit à sa femme et évita un nouveau drame. Ce n’était pas le moment de la contrarier. Amir continuait à passer deux nuits avec la femme blanche qui, au bout d’un certain temps, accepta de reprendre les relations sexuelles. La tiédeur de ces exercices le rendait triste et amer. Ils remplissaient un devoir conjugal, sans plaisir, sans joie, sans fantaisie. Il était plus heureux quand il couchait avec Nabou qui, malgré la maternité, n’avait rien perdu de sa sensualité et de ses prouesses. Ses seins avaient grossi, Amir les tétait comme les bébés, caressant tout le corps qui était encore plus doux et plus excitant. Les travaux du sorcier n’eurent aucun effet sur Nabou ni sur ses enfants. Lalla Fatma finit par admettre la situation en attendant le moment propice pour se venger. Les fiançailles de son unique fille, Fatiha, eurent lieu dans une ambiance tendue et faillirent mal tourner. Hassan et Houcine avaient deux ans, ils couraient comme des petits diables dans la grande maison. La mère du fiancé demanda d’où venait cet enfant noir. Amir répondit sur un ton ferme et quelque peu menaçant : « C’est mon fils, Hassan, le frère jumeau de Houcine, et le demi-frère de la fiancée. » Silence. Des regards en biais. Les deux adouls devant inscrire l’acte se demandaient ce qu’il fallait faire. Lalla Fatma intervint : « Ce n’est que son demi-frère, on ne va pas faire un drame pour si peu de chose, c’est comme l’odeur du gras sur le couteau, rien. — Oui, mais il est noir ! dit le père du futur fiancé. Nous nous préparons à entrer dans une famille où un des frères de la fiancée est noir. Ce n’est pas dans nos traditions. Qui nous dit que Fatiha n’accouchera pas d’un Noir ? — Et alors ? cria Amir. Je voulais l’appeler Bilal, comme l’esclave noir affranchi par notre prophète, mais comme il a un frère jumeau, j’ai opté pour Hassan et Houcine. Quel mal y voyez-vous ? Et puis, la couleur de la peau n’est pas contagieuse ! » Grand silence et embarras. Karim détendit l’atmosphère en jouant au piano un air entraînant. Tout le monde l’applaudit. Il pouvait être content. Il avait sauvé la situation. Les deux adouls eurent la bonne idée de réciter la Fatiha et de lever leurs mains jointes pour que Dieu bénisse cette union et fasse régner la paix et la sérénité dans les cœurs. L’oncle Brahim offrit aux mariés douze cuillers en argent. Une superstition affirmait qu’acheter des cuillers pour soi portait malheur. À la même époque courait une rumeur, lancée par la caissière du hammam, qui accusait Nabou d’avoir volé Houcine, l’enfant blanc. Le tour de la médina fut vite fait et le bruit arriva jusqu’à Amir. Alors qu’il s’apprêtait à fermer son magasin, un voisin mesquin et jaloux s’approcha de lui et murmura à son oreille : « Que tu te tapes une Noire chaude, ça va, mais que tu la laisses te faire croire qu’elle est la maman de l’enfant blanc c’est dégueulasse ! » Amir ne répondit pas, baissa la tête et s’en alla en direction de la maison. Lalla Fatma lui posa directement la question : « Vous étiez dans la chambre au moment de l’accouchement ? Non, alors l’enfant blanc a pu être volé avec la complicité de la nouvelle sage-femme, une perverse, une débauchée, non mariée et plein d’hommes dans son lit. Son témoignage ne vaut rien. Pas la peine de lui demander de venir nous raconter des bobards. » Pour la première fois de sa vie, Amir s’emporta avec une rare violence. Il hurla de toutes ses forces : « Je ne supporte plus cette guerre que tu mènes contre Lalla Nabou, oui, elle est une princesse, une femme de grande classe, digne et magnifique. Alors ça suffit, oui, ça suffit ! Je ne veux plus entendre un seul mot contre elle. L’attaquer, c’est s’en prendre à moi, à mon honneur et à mon intégrité. Alors tu arrêtes ! » Elle osa répondre : « Sinon ? — Sinon, la répudiation ! Ça prendra une minute, le temps d’écrire ta lettre de renvoi et de faire tes valises. Il suffit que je prononce trois fois de suite “Tu es répudiée” pour que tu cesses d’être ma femme. Telle est la loi ! » Lalla Fatma éclata en sanglots, car elle savait qu’il ne plaisantait pas, puis elle disparut dans sa chambre. Jamais elle n’avait vu son mari dans un tel état. Pour elle, c’était le résultat de la sorcellerie africaine. Nabou avait été avertie par une des domestiques qui avait entendu la dispute entre Amir et sa femme. Plus rien ne l’étonnait mais elle se mit à redouter que quelqu’un ne vienne lui enlever ses fils. Elle savait que tout était possible dans cette ville, que les manigances étaient nombreuses et perfides. Elle dormait avec ses enfants dans les bras. Amir profita de leur anniversaire pour marquer le coup et mit fin à cette rumeur horrible. Il se présenta, Hassan d’un côté et Houcine de l’autre, suivis par leur mère qui avait revêtu ce jour-là une de ses belles robes africaines. Lalla Fatma boudait dans sa chambre, il lui semblait assister à son propre naufrage et elle se mit à renoncer à faire ses prières, soutenant que Dieu lui avait préféré une Noire. Le mot d’ordre « Mohammed V est dans la lune » se répandit très vite dans toute la ville un jour de novembre 1955. Rendez-vous fut donné à tous les Marocains pour voir l’apparition de leur roi sur la face pleine de la lune. Il faisait beau, le ciel était particulièrement étoilé, et voilà le peuple marocain monté sur les terrasses, sur les collines, dans les arbres ou en haut des rares immeubles pour voir se dessiner le profil de celui que la France avait déposé et exilé avec sa famille, très loin de son pays, à Madagascar. Rarement phénomène de masse aura été aussi suivi et surtout aussi cru. Ce n’était pas de l’imagination. Certains dirent qu’ils le virent souriant, d’autres qu’il était apaisé et confiant, que son retour sur le trône était inévitable et que ce n’était qu’une question de quelques semaines. Les hommes politiques trouveraient vite un arrangement qui non seulement ramènerait le souverain à son palais mais donnerait l’indépendance au Maroc. Après tout, ce protectorat avait assez duré et, surtout, la France était à l’époque empêtrée dans une guerre terrible en Algérie, une guerre qui allait faire très mal aux deux peuples, laissant des blessures quasi irréparables. Personne n’osait plaisanter à propos de cette apparition surréaliste, même pas le cousin Hafid, ancien instituteur anarchiste guide clandestin et antimonarchiste menacé de mort par les militants nationalistes. Il se cachait et dès qu’il le pouvait criait sa passion pour la révolution française de 1789. Amir lui avait indiqué une baraque où se dissimuler. Il lui envoyait de temps en temps de la nourriture et il ne le voyait que de nuit, camouflé dans une vieille djellaba : « Écoute, Hafid, arrête de jouer les provocateurs. Tu es à contre-courant de tout le Maroc, les Marocains aiment leur roi et se battent pour son retour. Alors, arrête de faire l’imbécile. — Oui, mais qu’a fait cette monarchie pour le bien-être des citoyens ? » Hafid avait souffert et il n’était pas comme les autres. Il était un des enfants de l’esclave noire que son père avait ramenée de Guinée. Il était métis. Méprisé, humilié, il avait vite appris que personne ne lui ferait de cadeau, alors il s’était mis à lire jour et nuit et s’était constitué une bibliothèque. Les livres lui avaient permis de trouver enfin son identité, un équilibre et l’apaisement. Le racisme était presque naturel dans une société qui avait de tout temps rejeté et traité en inférieures les personnes noires de peau. Il avait lu Voltaire et Hugo, Zola et Rabelais, Rimbaud et Omar Khayyam, Khalil Gibran et André Gide, Ahmed Chawqi et Anatole France, Georges Darien et Taha Hussein. Il avait avalé tout ce qui lui était tombé sous la main, avait pris des notes et appris par cœur certains extraits de textes. Il disait à son oncle : « Je me suis fait tout seul ; mon père m’a abandonné. Heureusement que j’ai trouvé tous ces livres au marché aux puces. Ils appartenaient à des Français qui ont quitté le Maroc au moment des événements. » Hafid était un personnage de roman. C’était un lecteur souvent passionné. Cependant certaines lectures pouvaient tourner à l’obsession. Il avait ainsi eu beaucoup de mal à se débarrasser de La Métamorphose de Kafka. Tous les matins, il se précipitait devant le miroir pour constater qu’il n’avait pas subi de transformations physiques durant la nuit. Un jour il avait remarqué l’émergence d’une verrue sous la lèvre du côté gauche. Le lendemain, elle s’était déplacée et avait même grossi. Il ouvrit le livre de Kafka en édition de poche et, là, il prit peur. Sur les pages il n’y avait plus de texte mais des dessins caricaturant son visage avec une douzaine de verrues de différentes grosseurs. Il entendit même une voix prétendre qu’il trouverait dorénavant son destin écrit dans ces pages. Il se mit à paniquer. Il attribua ces troubles à la fatigue. Pourtant rien ne l’oppressait : pas de surmenage, son travail de guide touristique clandestin était même assez calme. Mais quelque chose le tracassait et il ne l’identifiait pas. Quand il se pencha pour prendre sa longue pipe et la bourrer de kif, il comprit que c’était cette herbe qui lui jouait des tours. Il la déposa et but un grand verre d’eau. Il avait toujours fumé mais pour la première fois il sentait que le kif provoquait des hallucinations. Quand il reprit le roman de Kafka, après une longue sieste, le livre n’avait plus rien d’anormal. Aucune rature ni dessin. Il se regarda dans le miroir et sourit comme pour se dire « arrête tes conneries ». La couverture des Dieux ont soif d’Anatole France était blanche et apaisante. Son ami José lui avait offert ce roman en lui recommandant de le lire au plus vite : « Quelle chance tu as de découvrir ce chef-d’œuvre ! » Il plongea dans la lecture. Il lui semblait entendre la voix de la révolte. Il était enchanté. C’était le genre de littérature qu’il appréciait le plus. Il se mit à rêver et vit son père sur un âne, perdu dans la chaleur d’un village désert, crier : « Pardon à Dieu de lui avoir donné un fils mécréant, qui ne respecte rien, qui a fait de la révolte sa seule religion ; cela n’a rien à voir avec notre histoire, nous sommes des monarchistes loyaux, nous ne voulons couper la tête de personne ! Que Dieu lui pardonne ! » Il se dit que chez nous personne n’irait faire payer quoi que ce soit à un père, que nous avions une relation quasi religieuse avec les parents. On les acceptait comme ils étaient et on ne leur manquait jamais de respect. Sinon, c’était la rupture et le rejet public. Hafid était un rebelle mais pas un mauvais fils ; il n’arrivait pas à en vouloir à ce père qui l’avait abandonné. Quant à sa mère, elle aurait disparu après avoir été vendue à un riche propriétaire terrien de la région de Meknès. Un jour Hafid expliqua à son oncle et bienfaiteur Amir, sans hausser le ton, son point de vue : « Les Français n’auraient jamais dû déposer le roi, ils l’auraient laissé en place et la monarchie se serait éteinte d’elle-même. Or, en en faisant un héros, et Mohammed V est un héros, ils ont condamné le Maroc à perpétuer le système monarchique et l’ont renforcé, la preuve, tout le peuple est dans la rue réclamant son retour sur le trône de ses ancêtres ! Moi, je n’ai rien personnellement contre cette famille, mais franchement, pour combien de temps resterons-nous des sujets, soumis, faisant allégeance à un roi ? Je suis peut-être le seul à penser de la sorte. Mais je te dis ce que je pense à toi, mon ami, mon oncle. Tout en sachant que si je parle, je serai lynché. Alors je m’en vais, pardon ! » Amir lui démontra que les systèmes républicains n’étaient pas forcément des démocraties, lui cita l’exemple de l’Égypte où Nasser venait de prendre le pouvoir par un coup d’État militaire. Il lui dit en homme prudent combien ce pays avait besoin de stabilité et que le roi en tant que commandeur des croyants était le seul capable d’unir les Marocains sous la bannière d’un islam tranquille. Hafid savait que sa position était ultra-minoritaire, mais il n’en faisait qu’à sa tête. Il avait arrêté de faire le guide, d’autant que les autorités avaient mis sur pied une milice contre les guides non officiels. Sa décision était prise : s’exiler. Il avait passé en revue plusieurs pays, son choix était fait : la Suède. Il disait que c’était son rêve, son ambition. Pourquoi ce pays ? Parce que à l’époque la Suède venait d’adopter quelques centaines d’enfants orphelins après une guerre civile dans un pays africain. La presse en avait longuement parlé et Hafid s’était senti non seulement orphelin mais aussi africain ! En plus, il s’était renseigné sur le système politique des pays nordiques. Mais il n’avait pas de passeport et comptait sur Amir pour lui en obtenir un. C’était difficile. Ceux qui en délivraient étaient pour la plupart des fonctionnaires algériens avec un statut de Français. Ils étaient nombreux à travailler dans la police et le renseignement. Les nationalistes les évitaient et ne cachaient pas leur réprobation. Le futur mari de Fatiha connaissait quelqu’un qui travaillait discrètement pour la police française. Il intervint auprès de lui pour faire établir un passeport à Hafid, né à Fès de père marocain et de mère guinéenne. Avec une enveloppe glissée dans le dossier, parmi les documents demandés, Hafid obtint son passeport et, sans prévenir personne en dehors d’Amir qui lui avait donné de l’argent, remplit une valise de livres, prit le bateau à Tanger, puis le train à Algésiras jusqu’à Stockholm qu’il découvrit un soir de décembre entièrement couverte de neige. Il n’avait jamais vu cette chose dont on parlait dans les romans. C’était étrange et assez euphorisant. Comme un enfant, il faisait des boules avec la neige et les passait sur son visage. Il était si heureux de fouler le sol de ce pays rêvé qu’il ne ressentait pas tout le froid. Il avait un contact là-bas, un compatriote qui avait suivi une touriste d’un certain âge. Il fut bien reçu et de nouveau, il fallut remplir des dossiers, raconter un peu sa vie, les raisons de l’exil, etc. Son ami le mit en garde contre un fait important : « Ici, on ne ment pas ; pas besoin de dramatiser ta situation ; ici, un Blanc est l’égal d’un Noir ou d’un métis, c’est ton cas, n’est-ce pas ? Alors sois droit, les Nordiques sont droits, ils ne sont pas méditerranéens ; pas de gestes démesurés ; pas de familiarité ; tu as les mêmes droits que tous les autres citoyens. Tu vas commencer par apprendre la langue, et ensuite tu chercheras un travail, l’important c’est d’être sérieux et aller droit au but. Pas de politique, je veux dire, oublie ta hargne contre la monarchie marocaine, cela ne les intéresse pas. Si tu te conduis correctement, tu obtiendras tout ce que la loi autorise, mais à la moindre mauvaise action, tu seras renvoyé chez toi sans ménagement. Mais je sais que tu es intelligent, tu vas réussir. Oublie tes idées anarchistes et un peu délurées, OK ? — OK ! Tu peux compter sur moi. Je n’ai qu’une religion : le sérieux, la rigueur et le droit ! » Quelques mois plus tard il envoya à son bienfaiteur Amir une photo où il posait dans les bras d’une jolie blonde, plus grande que lui. Ils étaient dans une station de ski. Amir se fit cette réflexion : Au Maroc, il n’aurait jamais été dans les bras d’une femme blanche et il n’aurait jamais connu le ski ! On devrait envoyer un bouquet de roses à la famille royale de Suède ! Depuis la naissance des jumeaux, Amir avait pris conscience d’une réalité qu’il voyait de loin jusque-là parce qu’elle ne le concernait pas. Le racisme était bien installé dans les mentalités de tous, des riches comme des pauvres, des gens de Fès comme de ceux des autres villes. Pourtant la population marocaine n’était pas entièrement blanche. Il y avait certes des descendants d’esclaves qui vivaient, notamment dans le sud, et qui occupaient des postes subalternes. Les plus méritants étaient choisis pour faire partie de la garde royale. Le roi avait donné l’ordre que cette garde particulière soit uniquement composée de Noirs. Preuve éclatante d’un racisme presque inconscient qui n’offusquait personne à part évidemment ses victimes. Mais personne ne bougeait, personne ne réagissait à cet état de choses dans un Maroc encore sous protectorat, à la veille de l’indépendance. Après le mariage de Fatiha, Mohamed, le fils aîné, ainsi qu’Aziz partirent étudier au Caire après avoir obtenu une bourse d’une confrérie musulmane. Le père n’y avait vu aucun danger, croyant en la bonté de ces musulmans qui déjà agissaient dans l’ombre. Loin de lui l’idée d’avoir livré ses enfants à un mouvement politique qui, en Égypte, militait contre la modernité. Il ne restait à la maison que Karim, qui s’occupait avec amour de ses deux petits frères tout en passant pas mal de temps sur sa machine à écrire où, comme il le disait, il tenait son « journal ». Lalla Fatma dépérissait dans son refuge. Dès qu’Amir s’absentait, elle donnait des ordres pour que les enfants de la Noire mangent les restes dans la cuisine. Nabou lui échappait dans la mesure où elle l’évitait et ne l’affrontait jamais, ce qui la mettait dans des rages terribles. Amir avait de plus en plus de mal avec son commerce. Les grèves fréquentes et les manifestations décourageaient les clients. Il en parla avec Brahim, son frère aîné qui avait quitté Fès au début des années quarante pour s’installer à Tanger où il avait ouvert plusieurs bureaux de change. Après réflexion, il encouragea Amir à le rejoindre dans la ville du détroit qui était prospère et florissante. Lalla Fatma mourut dans son sommeil une nuit où une forte tempête s’abattit sur Fès et faillit tout emporter sur son passage. On dut attendre la fin des pluies diluviennes pour l’enterrer et recevoir les gens venus présenter leurs condoléances. Les trois jours consacrés aux funérailles semblèrent interminables. Il fallut nourrir les gens, les loger et répondre à ceux qui posaient des questions déplacées sur Nabou. « C’est la nouvelle domestique ? » disaient les uns, sachant pertinemment qui elle était. D’autres n’y allaient pas par quatre chemins et l’accusaient d’avoir précipité la mort de Lalla Fatma. Toute cette méchanceté était gratuite. Dieu avait créé l’humanité en blanc. Les Noirs étaient des erreurs de la nature qui n’avaient rien à faire dans les grandes familles élues de Dieu et bien aimées par son prophète. Voilà ce qu’on murmurait pendant ces journées de deuil qui rassemblèrent une population hétéroclite. On y croisait l’oncle obèse qui avait un avis sur tout et ne se gênait pas pour le donner. Il avait un tic et ne pouvait s’empêcher de se curer le nez en public. Son épouse, connue pour être une langue de vipère, se contentait de lancer des regards haineux aux jumeaux et à leur mère qui se tenait tranquille dans un coin, vêtue de blanc, couleur du deuil. Il y avait le frère cadet d’Amir, avare et sec, qui ne cessait d’évoquer le problème de l’héritage. Il disait : « Manquerait plus que ça ! Des Noirs dans la famille noble descendant de la lignée du prophète. Va falloir faire attention, les femmes noires sont connues pour pratiquer la sorcellerie. Ce sont elles qui, avec les juifs, ont inventé ce qu’on appelle “la magie noire”. Normal, deux espèces qui nous en veulent ! » Un cousin, polygame et heureux de profiter de ses rentes, proposa de trouver à Amir une jeune et belle femme de Fès, blanche et pure : « Faut pas le laisser seul avec cette esclave ; il paraît que ces femmes ont des trucs sexuels qui rendent fous les Blancs ! » Il y avait aussi le maître d’école coranique, maigre et édenté, qui avait toujours une main sous la djellaba pour tenir son pénis dont il ne contrôlait pas les réactions. Il racontait qu’une fois une domestique métisse lui avait jeté un sort au point qu’il avait dû changer de quartier, répétant à qui voulait l’entendre que Dieu punit sévèrement l’adultère surtout avec des femmes de couleur. Et puis, enfin, il y avait Brahim, le frère aîné, celui de Tanger. Il fut le seul à aller vers Nabou et lui présenta ses condoléances en lui disant de ne pas se préoccuper des remarques de ces imbéciles. En partant, il lui rappela que sa maison leur était ouverte : « Vous et vos enfants vous serez toujours les bienvenus chez moi. » Amir avait du chagrin, même si la mort de son épouse était aussi une délivrance et que telle était la volonté de Dieu. L’ordre des choses était à présent brisé. Il fallait réorganiser sa nouvelle vie en famille. Il répondait aux uns et aux autres par des formules de politesse de circonstance, ajoutant un verset sur la tolérance rappelant que Dieu avait créé l’humanité diverse et semblable, que la seule différence entre les êtres était dans la force de la foi et dans la rigueur du savoir. Après la cérémonie du quarantième jour anniversaire de la mort de Lalla Fatma, Amir décida de faire un voyage à Tanger pour repérer ce qu’il pouvait y faire et voir dans quelles conditions il pourrait s’y installer avec sa femme et ses enfants. Son frère lui conseilla de ne pas perdre de temps et de vite aller chercher sa famille. Les affaires semblaient prospérer et il ne fallait pas y regarder de trop près. Ville frontière, Tanger ne dérogeait pas à la règle. Tout y était possible. Époque faste pour les uns, triste pour ceux qui tenaient encore à leurs principes et valeurs. Chapitre 5 À la fin des années cinquante, Tanger, à la différence des autres grandes villes du Maroc, jouissait, grâce aux légations étrangères américaine, anglaise, italienne, française, espagnole, indienne, et allemande qui y étaient installées, du statut particulier de ville internationale. Il semblait que, depuis toujours, espions et bandits en tout genre s’y donnaient rendezvous pour jouer aux espions et aux bandits. Quand les choses tournaient mal, le pacha de Tanger, le fameux pacha Tazi intervenait, et remettait de l’ordre dans cette fourmilière qui avait ses habitudes dans les deux grands hôtels de la ville : le Continental, qui donnait sur le port, et El Minzah, situé à quelques pas du consulat de France. L’époque était faste pour Brahim qui, contrairement à son frère Amir, plus apte au mysticisme qu’au commerce, était un affairiste sans scrupules, rompu aux combines. Il s’était trouvé un créneau : le trafic clandestin de marchandises entre Gibraltar et Tanger, qu’il organisait comme personne. À ceux qui le regardaient avec des yeux réprobateurs, il répondait : « Cette ville n’est pas faite pour la loi ; ceux qui ne savent pas mentir n’y feront jamais fortune. » Le fait que Brahim sache parler plusieurs langues facilitait beaucoup ses relations d’affaires où commerce et magouilles politicomafieuses se confondaient allègrement. Brahim n’était jamais dupe, il savait faire plaisir aux uns et aux autres, et prenait bien garde de rendre compte de toutes ses combines à son ami Labbar, un agent du pacha. Ledit Labbar avait en outre de précieuses connexions avec les commerçants indiens de Tanger, une caste à part dans la ville, qui vivait dans son propre quartier, était admirée et respectée et ne se mélangeait pas avec les autochtones. Ils le rétribuaient chaque fin de mois afin d’avoir sa protection en cas de difficultés. Avant d’entreprendre le voyage à Tanger, de changer de vie et de se lancer dans une aventure à laquelle il n’était pas préparé, Amir chargea un de ses neveux de vendre la grande maison de Fès. L’époque était difficile. Le marché immobilier était inexistant et tout le monde lui déconseilla de mettre en vente ce petit palais, hérité de ses parents et grands-parents. Les semaines passèrent et personne ne se présenta. Pour finir le neveu proposa de l’acquérir lui-même à un prix très bas. Amir ne discuta pas, il quitta cette demeure où il avait passé tant de jours heureux et décida de l’oublier. Amir arriva à Tanger au milieu de la nuit. Il connaissait mal la ville où il n’était venu que pour de brèves visites à son frère. Il était accompagné de Karim, de Nabou et des jumeaux. Après une semaine chez Brahim, qui habitait une superbe villa à la Vieille Montagne, ils s’installèrent dans une grande maison en ruine qui avait l’avantage d’être construite sur un magasin. Amir suivit à la lettre les conseils de son frère et se mit à vendre du tissu qu’il achetait chez un juif polonais qui avait fui son pays à cause de l’antisémitisme et que, dans le quartier, on appelait Polako. Il avait trouvé à Tanger la paix et la fortune que la Pologne lui avait refusées. Amir apprit par la rumeur que Polako était tombé amoureux de sa voisine, une fille du Rif dont le mari était un marin. Chaque jour, en allant au marché ou au hammam, elle s’arrêtait un court instant devant la boutique du marchand de tissu, puis continuait son chemin. Elle aurait bien aimé rentrer chez lui et acheter un morceau de tissu pour couvrir son salon et bavarder un peu, mais elle savait que tout le monde la surveillait. Un jour, le mari apprit par un voisin qu’on disait que Polako s’intéressait à sa femme. Il prit un grand couteau de cuisine et se présenta chez lui à l’improviste : « Alors, Polako, il paraît que ma femme te plaît ? Viens voir ici un peu que je te coupe la bite. On verra si, ensuite, tu tournes encore autour d’elle. » Polako eut la peur de sa vie. Il bredouilla des excuses et jura de ne plus lever les yeux sur elle. « Non, tu dois déménager. C’est un ordre, t’as pas le choix. Et dépêchetoi, parce que je suis expert en découpage de bites… » Polako plia bagage du jour au lendemain. On raconta qu’il s’était installé à Casablanca où il avait ouvert une boucherie casher, aidé par le grand rabbin. En attendant, à cause de cette malheureuse histoire, Amir et Brahim avaient perdu leur meilleur fournisseur, et Amir dut changer d’activité. Il travaillait désormais avec les Indiens, et vendait des appareils photo ; des transistors Philips, des tourne-disque Teppaz et des stylos Parker d’importation. À Tanger, Amir vivait loin de ses trois autres enfants. Les garçons étudiaient au Caire. Quant à sa fille, mariée, elle vivait à Oujda et ne donnait plus de ses nouvelles. Ils ne lui rendaient visite qu’à l’occasion de la fête de la fin du ramadan et celle du Sacrifice du mouton. Ils n’avaient jamais admis la présence de Nabou dans la vie de leur père. Seul Karim l’acceptait complètement, et avait su surmonter le chagrin que lui avait causé la mort de sa mère. Ces relations difficiles avec ses aînés rendaient souvent Amir malheureux. Cela avait installé en lui une lente et irrémédiable mélancolie. Il faisait moins attention à lui, allait avec moins d’enthousiasme à son travail, était parfois silencieux et s’isolait. La présence de Nabou et de Karim le maintenait debout ainsi que l’espoir d’assurer un avenir correct à Hassan et Houcine. Aussi veillait-il avec beaucoup d’attention sur leurs études et leur confort. Nabou était toujours aussi tendre et complice avec lui. Elle lui simplifiait la vie de tous les jours et essayait de lui éviter les contrariétés. L’été, quand son fils aîné débarquait de façon impromptue et réclamait à grands cris sa part d’héritage des biens ayant appartenu à sa mère, elle le calmait et réussissait presque toujours à le faire partir avant l’arrivée de son père. Elle lui conseillait de se réconcilier avec lui, d’aller le voir et de réclamer sa bénédiction, mais il refusait obstinément et proférait des menaces à son encontre. Un tel comportement était parfaitement inadmissible à l’époque. En aucun cas un fils ne pouvait s’en prendre à son père. Il risquait tout bonnement l’exclusion de la famille et même la possibilité d’être déshérité. Cela se produisait très rarement. C’était arrivé à Hamza, ce fils rebelle qui avait collaboré avec la police française en dénonçant son oncle et ses amis qui étaient réunis dans une maison abandonnée pour organiser la résistance contre la présence française au Maroc. Quand le père apprit que le traître n’était autre que son fils, il se rendit au centre du Diwane, le maudit en public et lui retira sa bénédiction. Le fils prit la fuite et ne réapparut plus jamais dans la vieille ville. Avec le temps et malgré quelques épreuves, Nabou s’était bien adaptée à la société tangéroise qui, grâce à son cosmopolitisme, avait l’avantage d’être plus ouverte que celle de Fès. Il y avait même un professeur noir à l’école américaine. Il s’appelait Jim, et Nabou le connaissait un peu. C’était un homme charmant qui organisait, une fois par semaine, des séances où il passait des disques de jazz après les avoir présentés et commentés. Nabou s’y rendait de temps en temps avec les jumeaux. C’est ainsi que Hassan fut initié à cette musique, qu’il préférait aux chansons égyptiennes que la radio nationale diffusait à longueur de journée. Il apprit par la suite l’anglais avec lui et devint son ami. Jim lui raconta qu’il rêvait d’aller un jour visiter la terre de ses ancêtres, en Guinée ou au Mali. Il faisait des recherches et expliquait à Hassan qu’il se considérait aussi africain qu’américain. Ce jour-là, Hassan comprit soudain ce qui les rapprochait. Comme Jim, il pouvait se dire aussi africain que marocain. C’était une vraie révélation pour lui. Jim, qui écrivait une histoire du blues et de la discrimination raciale dont les musiciens et chanteurs noirs étaient toujours victimes, raconta à Hassan la vie tragique de Billie Holiday et lui fit écouter plusieurs de ses chansons. Cette voix blessée, meurtrie, belle et émouvante, disait tout de cette brutalité que des Blancs exerçaient en toute impunité sur le peuple noir d’Amérique. Elle avait connu très jeune la prostitution, la drogue et l’alcool. Et puis elle était morte à quarante-quatre ans d’une cirrhose du foie. Hassan prit conscience que le racisme n’était pas un accident de l’histoire mais une calamité qui colle à la peau de l’homme, où qu’il soit. Il en parla avec Houcine, son frère jumeau qui, bien qu’il l’écoutât attentivement, ne prit pas la mesure du drame que vivait son frère. Hassan qui était très sensible s’en aperçut et se rappela ce dicton marocain : « Ne connaît le fouet que la peau qui l’a reçu. » Douée pour les langues, Nabou parlait l’arabe sans accent, sortait toujours enveloppée dans une belle djellaba et fréquentait, surtout durant les nuits du ramadan, la mosquée située dans le quartier Siaghine, juste avant la descente menant vers le port. Le reste du temps, elle empruntait des livres à la Bibliothèque française, les lisait, un crayon à la main, notant les phrases qui lui plaisaient dans un cahier d’écolier. Le soir elle les lisait à son mari et se lançait dans de grandes tirades sur l’importance de la littérature. Nabou étonnait Amir par son esprit d’initiative et sa soif d’apprendre. Il aimait ces moments où elle partageait ses découvertes avec lui. Un jour elle ramena à la maison une édition de poche des Mille et Une Nuits qu’elle avait achetée sur le trottoir rue d’Italie. Elle commença à lire une histoire à Amir, qui aussitôt la continua – il en connaissait l’essentiel par la tradition orale. Cela devint entre eux un jeu joyeux et passionnant. Elle aimait les détails croustillants, faisait des grimaces, puis prenait la main d’Amir et la déposait sur sa poitrine. Leurs séances se terminaient souvent par des acrobaties sexuelles qui les faisaient rire. Leur amour était toujours là, ils le vivaient intensément, et ils n’avaient pas besoin des mots de tout le monde pour le dire. Amir n’avait aucun doute sur les sentiments de Nabou à son égard. Il en était si sûr qu’une nuit, il la réveilla, lui baisa la main et lui fit une déclaration : « Nabou, tu es ma vie, j’espère être à la hauteur de ton amour ! » Troublée, Nabou ne répondit rien, lui baisa les deux mains et s’endormit dans ses bras. Le lendemain, il partit à la gare attendre Moulay Ahmad qui devait quelques jours après prendre le bateau pour se rendre à Algésiras et de là à la station thermale Lanjarón, en Espagne, où il devait retrouver des amis de son âge qui souffraient de rhumatisme. Il l’invita à la maison et il crut opportun de lui raconter combien il était amoureux de Nabou. Le vieux sage le regarda sévèrement et lui dit : « Elle te rend heureux au lit, c’est tout. Ne confonds pas ça avec l’amour. Méfie-toi des femmes, elles sont capables de détruire demain ce qu’elles adorent aujourd’hui ! L’amour, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que tes parents s’aimaient comme des héros de roman ? Tu es en train de perdre la tête et tu mélanges le plaisir sexuel que te donne cette femme avec le sentiment noble et rare qu’est l’amour, qui lui n’a pas besoin d’être claironné sur les toits et dans les rues de la médina ! Un peu de pudeur, mon ami, et reprends-toi ! » En observant ensuite le couple Amir- Nabou, il regretta son discours. Il y avait de l’amour entre eux et cela l’émut au point qu’après sa prière du soir, il joignit les mains et demanda à Dieu de les protéger et les préserver du mal qui rôdait autour d’eux. Hassan et Houcine étaient scolarisés au lycée français Regnault de Tanger quand des officiers et leurs élèves, partis tôt le matin de la caserne d’Ahermoumou, tentèrent de tuer le roi. Ils firent un massacre à Skhirat lors de la party qu’il donnait pour son anniversaire. Ce premier coup d’État qui échoua fut réitéré un an après en 1972. L’état d’exception, décrété au milieu des années soixante, avait fait entrer le Maroc dans une zone de tempête qui semblait ne pas vouloir se terminer. Amir conseilla à ses enfants d’être discrets et de ne pas se mêler de politique. Une chasse aux opposants était lancée. Arrestations et parfois disparitions. Nabou avait peur, car elle sentait qu’au fond de lui Hassan était un rebelle. Au lycée, Hassan travaillait moins bien que son frère. Il était l’unique Noir de cet établissement où la majorité des élèves étaient blancs et français. Il y avait bien Salem, le fils d’un Martiniquais et d’une Marocaine, mais il avait la peau claire. Les jumeaux étaient soudés, ne fréquentaient pas les autres élèves, arrivaient au lycée toujours ensemble et repartaient côte à côte. Leur père sortait de moins en moins, et restait auprès de Nabou qui aimait le choyer. Ses douleurs au dos l’obligeaient à garder la chambre. Il avait du mal à se lever et à marcher. Il déclinait lentement et Nabou se cachait pour pleurer. Quand arrivait le vent d’est à Tanger, tout le monde dans la maison devenait nerveux et grincheux. Karim perdait patience, son humeur se transformait. Les jumeaux filaient au cinéma. En l’espace de quelques mois, l’état de santé d’Amir se dégrada tout à fait. Les médecins, qui devaient maintenant se déplacer pour le voir, n’arrivaient pas à détecter le mal qui le rongeait. Il maigrissait et perdait goût à la vie. Nabou priait soir et matin et demandait à Dieu qu’il vive encore un peu. Karim sentait que le malheur s’approchait de leur foyer. Il avait de terribles pressentiments. Alors, chaque fois qu’il voyait Amir, il serrait fort contre lui son corps affaibli et lui répétait qu’il l’aimait. L’oncle Brahim, quant à lui, veillait sur le commerce de son frère. Il avait trouvé un filon formidable qui assurait à la famille des rentrées d’argent correctes. Finis, les appareils achetés aux Indiens. La boutique proposait désormais des cosmétiques importés d’Europe et d’Amérique. Elle était unique en son genre à Tanger, et les femmes faisaient la queue pour se procurer les parfums et autres crèmes qu’on y vendait, dont les revues de mode ne cessaient de vanter les mérites. Houcine et Hassan y étaient secondés par un petit cousin, le dernier enfant de Brahim. La veille de la mort d’Amir, Karim eut une crise de sanglots impossible à arrêter. Avant tout le monde, il avait su que l’heure était arrivée. Il n’osait entrer dans la chambre où agonisait son père dans les bras de Nabou. Hassan et Houcine, voyant l’état de leur frère, comprirent. L’oncle Brahim fut appelé. Ce fut lui qui fut chargé de tenir l’index de la main droite d’Amir levé pour dire la Chahada, parole finale de tout musulman : « J’atteste qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mohammad est son prophète. » On n’avait pu attendre l’arrivée des deux aînés qui étudiaient au Caire. Quant à sa fille, elle arriva le soir accompagnée de son mari désagréable, qui ne prit pas la peine de dissimuler son racisme et son arrogance. Il fallait, selon la tradition, l’enterrer le jour même du décès. L’oncle Brahim s’occupa de tout. Nabou était très digne dans ses habits de deuil ; elle commençait à avoir quelques cheveux gris-blanc, dus bien davantage aux épreuves, aux humiliations, aux insultes gratuites dans la rue ou au marché qu’à l’âge. Cela faisait longtemps maintenant qu’elle ne réagissait plus, ravalait sa colère et préférait voir ce qui était beau et bien dans sa vie. Elle savait aisément comment mettre de la distance entre elle et ce qui l’agressait. Elle n’en voulait à personne, priait en silence avant de s’endormir, pensait au baobab qu’elle appelait secrètement à son secours. Grâce à son attachement à ses traditions, son intelligence et sa patience, elle résistait et, comme lui avait conseillé son homme, préférait voir les qualités chez les gens plutôt que de mettre en avant leurs défauts et leurs vices. À présent qu’Amir avait disparu, qu’allait-elle devenir ? Elle posa un regard tendre sur ses enfants et prit dans ses bras Karim qui avait toujours été son soutien et son complice. Nabou s’était habillée de blanc pour accompagner son mari au cimetière. Mais Brahim dut lui expliquer qu’au Maroc, les femmes n’étaient pas autorisées à suivre le cortège funéraire. C’était ainsi. Elle pourrait aller se recueillir sur sa tombe quand elle voudrait. Elle pleura et se mêla aux femmes venues pour les condoléances. Dans le cortège, Houcine remarqua deux types qui n’étaient apparemment pas de la famille. Hassan se pencha vers lui et murmura dans son oreille : Ce sont des flics. Une habitude à l’époque, le système devait tout savoir et tout contrôler. L’état déplorable du cimetière affligea les jumeaux. Des sacs plastique, des bouteilles vides, des papiers, de la merde, des crottes de chien, de chat, de jument. De jeunes Noirs, à l’entrée, proposaient d’arroser les tombes. Ils mendiaient en fait. Quelqu’un leur donna une ou deux pièces. Aussitôt d’autres mendiants, blancs, liseurs du Coran, les chassèrent à coups de pierres. Hassan se souvint de son oncle Hafid, parti vivre en Suède parce qu’il trouvait que le Maroc était un pays bien trop violent. Comme il avait raison, se dit-il. L’enterrement fut d’une rapidité qui effraya les jumeaux. On aurait dit qu’il fallait en finir au plus vite, couvrir le corps dans son linceul blanc, mettre les dalles, les souder avec du ciment, remettre de la terre au-dessus, lever les mains jointes et dire les prières de circonstance. Quand tout fut terminé, un homme distribua à chacun du pain rond et des figues sèches. Brahim régla les fossoyeurs, distribua de la monnaie sur son chemin. Et puis ils s’en retournèrent à la maison. L’heure fatidique était venue. L’heure où l’absent est présent dans tous les esprits. Pendant l’enterrement, Nabou avait pris soin de recouvrir les miroirs de la maison de draps blancs, la télévision aussi. Elle avait préparé un repas très simple pour les invités : du pain, du beurre et du miel. Certains évoquèrent le souvenir d’Amir, d’autres parlèrent du prix du terrain qui avait augmenté, d’autres se risquèrent à voix basse à des commentaires sur l’avenir de la belle Noire. Il y avait paraît-il des candidats prêts à l’épouser dans la semaine ! Comme les choses avaient changé depuis la mort de Lalla Fatma. C’était un de ces moments très particuliers. La tristesse était de mise, mais tout le monde ne ressentait pas le chagrin de la même manière. Nabou les regardait et ne se faisait aucune illusion sur l’humanité. La même chose aurait pu se passer dans son pays. L’égoïsme des hommes ne connaissait pas de frontières. Sauf qu’ici, à Tanger, elle trouvait que les hommes manquaient d’élégance et de pudeur. Et puis, tout se précipita. L’oncle Brahim s’occupa de l’héritage, qui n’était pas bien important et qu’il répartit entre les six enfants d’Amir, plus une petite part à Nabou. Consciente qu’elle ne s’en sortirait pas toute seule, elle se mit à chercher du travail. Houcine continua à s’occuper de la boutique. Karim, qui s’était découvert depuis quelque temps une passion pour le parfum, passait ses journées chez Madani, l’artisan parfumeur installé dans le Petit Socco. Madani lui apprenait à faire la différence entre la rose et le jasmin, l’ambre et le musc, le santal et d’autres fragrances. Jour après jour, il développa un odorat remarquable et acquit des compétences de nez. Apprécié par le patron et recherché par les femmes qui venaient demander conseil, il se fit une place des plus enviables. Lui, l’enfant handicapé, le garçon que le médecin français voulait cacher dans une association en France, lui, l’esprit vif et sportif, l’être qui ne connaissait absolument pas le mal, l’intuitif, le sensible, avait enfin trouvé sa voie. Il serait nez. Il n’avait pas besoin de faire des discours ni d’écrire des pages même s’il ne se séparait pas de la machine à écrire que lui avait offerte l’oncle de Casablanca. Il décrivait les parfums avec ses yeux, ses regards, avec ses mains qui esquissaient des gestes précis comme ceux des chefs d’orchestre. Nabou était contente de voir combien ce garçon avait des ressources et savait saisir sa chance au vol. Elle pensa à Amir, qui aurait été si fier de lui. La réputation de Karim fit rapidement le tour de la ville. On parlait de lui comme d’un génie. Certains prétendaient même qu’il connaissait les parfums mieux que son patron. Le vieux Madani s’en moquait, il était content d’avoir mis ce jeune homme sur le chemin d’un métier aussi particulier où il fallait être autant artisan qu’artiste. Karim était devenu les deux. Hassan et Houcine, malgré leur solidarité à toute épreuve, n’avaient pas la même vision de la vie. Hassan était obsédé par ses origines, par la couleur de sa peau. Il envisageait de partir au Sénégal sur les traces de la famille de sa mère. Quand il venait la voir, il posait à Nabou beaucoup de questions, auxquelles elle ne répondait pas toujours, du moins pas d’une manière qui le satisfaisait. Elle ne voulait pas qu’il remue le passé, qu’elle préférait voir s’effacer. Comment lui parler de sa famille éclatée, de sa solitude, des hommes qu’elle avait connus avant Amir ? Comment dire soudain ces choses qu’elle avait cachées ? Les traditions fassies et la morale islamique les réprouvaient tellement. C’est pourquoi elle esquivait un peu les questions de Hassan, les reformulait autrement, espérant décourager ce fils trop curieux. Houcine, plus flegmatique, plus apaisé, se laissait vivre. Il se satisfaisait du peu qu’on lui avait raconté de l’histoire de ses parents et faisait très attention à ne pas contrarier son frère. Au début Hassan l’aidait à la boutique, mais Houcine voyait bien qu’il n’était pas intéressé par ce travail. Vendre du maquillage à des femmes ne le motivait pas, il voyait plus loin, plus grand. Un jour une jeune femme noire se présenta. Hassan s’approcha d’elle pour la servir. Elle le repoussa en disant : « Je veux être servie par le patron, pas par son domestique ! » Il ne répondit pas, retira sa blouse blanche et quitta le magasin. Il apprit plus tard que la femme qui était venue prétendait être une arrière-cousine du roi et se considérait de ce fait comme une princesse. Elle avait une si haute idée d’elle-même qu’elle allait jusqu’à oublier la couleur de sa peau et méprisait les pauvres et les Noirs. Nabou réussissait maintenant à gagner un peu sa vie. Elle faisait de la couture, une sorte de subtil mélange fassi et sénégalais, inventé par elle. Ses clientes étaient composées essentiellement d’Européennes qui trouvaient là une originalité intéressante. C‘est ainsi qu’elle fut introduite dans le milieu très fermé de la communauté étrangère de Tanger, où peu de Marocains sont admis. Chez une de ses meilleures clientes, la comtesse Elena Bloomfield, elle fit la connaissance de Ralph et Juan Carlos, un couple homosexuel qui vivait entre Amsterdam et Miami et venait d’acquérir une vieille maison à la Casbah. Ralph était professeur d’université et son compagnon danseur dans une compagnie colombienne qui se produisait beaucoup en Espagne. Lors d’une représentation au Casino international de Tanger, Juan Carlos était tombé amoureux de la ville et avait décidé d’y avoir un bien. Ils avaient besoin d’une personne de confiance pour s’occuper de leur maison en leur absence. Ils y venaient surtout en été et parfois au printemps. Nabou correspondait exactement à ce qu’ils cherchaient. « Vous pourrez continuer à faire vos travaux de couture, lui dirent-ils, l’important c’est d’ouvrir souvent les fenêtres à cause de l’humidité, de tenir propre l’ensemble de la maison et de la préparer quelques jours avant notre arrivée. Si vous le souhaitez, nous vous autorisons aussi à y loger, vous et vos enfants, il y a largement assez de place. Quand nous serons là, vous vous chargerez de tout ce qui est matériel, faire les courses et cuisiner pour nous, si vous l’acceptez. » Nabou en parla à ses enfants, qui accueillirent la nouvelle favorablement. Karim lui dit qu’il ne la quitterait jamais. Houcine lui répondit : « Pourquoi pas ! » Quant à Hassan, il l’assura de son soutien et lui réclama simplement sa bénédiction, à laquelle il accordait une grande importance, lui conférant une part de magie et de mystère que lui seul comprenait. La maison de Ralph et Juan Carlos donnait sur la mer, elle avait besoin d’être complètement restaurée. L’hiver, comme on le lui avait demandé, Nabou allumait les cheminées pour lutter contre l’humidité. Elle faisait régulièrement le ménage et préparait les chambres comme si les propriétaires pouvaient pousser la porte d’un moment à l’autre. Parfois il lui arrivait de s’arrêter devant un lit défait. Elle pensait aux heures heureuses qu’elle avait vécues avec Amir et pleurait en silence. Elle n’évoquait jamais son souvenir en public. Un jour, lors d’un grand ménage, elle cassa accidentellement un beau vase en porcelaine de Canton Famille rose. Elle était désespérée et ne savait comment réparer son geste maladroit. Il était impossible de recoller le vase. À court d’idées, elle partit faire le tour des antiquaires à la recherche d’un vase ressemblant. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Sidi Boubker qui avait un magasin rue de la Liberté. Quand elle entra, il était installé au fond de sa boutique, plongé dans la lecture du Coran. Il connaissait Nabou par ouï-dire, car Ralph et Juan Carlos étaient ses clients. Elle lui raconta son malheur. Sidi Boubker, un homme généreux et bon, la rassura : « Je vois très bien de quel vase il s’agit. C’était une paire, mais Ralph n’était intéressé que par un seul. J’ai l’autre, parfaitement identique à celui cassé. Prenez-le et moi je m’arrangerai avec Ralph. Surtout ne me proposez pas de me le payer. Je saurai régler ça avec votre patron, c’est mon ami. De toute façon, il est hors de prix. Allez, je vais demander à Mohamed de vous l’envelopper. Et entreposez-le dans un endroit sûr, qu’il ne se casse pas avant leur retour. La veille de l’arrivée des propriétaires vous le sortirez et l’installerez à la place de l’autre. Ce sera notre secret. » Nabou ne sut comment remercier Sidi Boubker. À part Amir, elle n’avait jamais rencontré d’homme aussi généreux. Le lendemain, elle revint avec une belle écharpe brodée par elle et la lui offrit : « C’est pour votre femme, j’espère qu’elle l’aimera. » Elle se dit en partant : Heureusement qu’il existe des hommes de cette qualité, ce sont de vrais musulmans. Mais elle n’avait pas fait trois pas hors de la boutique que, sur le chemin du retour, un petit homme sec et gris vint la harceler : « Je vais vous dénoncer, je vais vous dénoncer ! Vous avez tué Lalla Fatma, vous l’avez empoisonnée. » Nabou pressa le pas. Il la suivait toujours, continuant à l’accuser et lui fournissant des détails troublants. À un moment, apercevant un agent de police, Nabou poussa un hurlement qui fit fuir aussitôt l’importun. Mais elle sentit qu’il reviendrait bientôt lui faire du chantage. La semaine suivante le petit homme gris frappa à la porte de la villa. C’est Hassan qui lui ouvrit. Il le reconnut tout de suite à la description qu’en avait fait sa mère, se précipita sur lui, le souleva et lui dit sur un ton ferme : « Si jamais tu t’avises de t’approcher de ma mère, je te jure que je t’écraserai comme une mouche, comme un cafard, espèce de vicieux. Autre chose, ce quartier, tant que je suis en vie, t’est interdit. Ce n’est pas une phrase en l’air, c’est un ordre. » Il le déposa par terre. Le petit homme gris se prit les pieds dans une poubelle, tomba, se releva et partit en courant. On ne le revit plus jamais. Le soir Nabou raconta l’incident à Karim. Il se mit devant sa machine à écrire et rédigea une lettre au petit homme : « La vie est belle, et toi, pas beau ! » Un jour, Houcine vint trouver sa mère à la villa. Il hésita un moment puis lui annonça la nouvelle : « Je me marie ! » Nabou continua à frotter le parquet avec un produit américain qui le faisait briller vite et bien, et sans le regarder en face lui dit : « C’est bien, mon fils. Mais ton frère ? Tu as pensé à lui ? — Tu ne veux pas savoir avec qui je me marie ? — Si, bien sûr. Mais je suis inquiète pour ton frère. » Pour elle les jumeaux devaient se marier le même jour, pour respecter la tradition et aussi à cause de ses faibles moyens. Si Houcine se mariait avant, encore une fois, son fils noir serait discriminé. Il le vivrait mal, d’autant que ces derniers temps Houcine, trop occupé par ses affaires, ne faisait rien pour soutenir le moral de son frère. Houcine prêta une oreille distraite à ce que lui disait sa mère, il avait envie de lui raconter qu’il avait enfin trouvé la femme de sa vie. Elle était issue d’une grande famille de Tanger, et il était impatient de légaliser cette relation. Quand Nabou apprit la nouvelle à Hassan, il entendit le vœu de sa mère et lui promit qu’il allait tout faire pour trouver une femme au plus vite. Il n’évoqua pas avec elle les nombreux incidents du racisme banal dont il était encore victime, ils étaient somme toute admis par tous et ne bouleversaient personne. Mais Hassan ne s’y était jamais habitué et répétait souvent à son frère : « Que le cœur se bronze ou se brise, moi je le bronze chaque jour un peu plus ! » Un peu plus tard Houcine le mit au courant de son projet de mariage. Hassan le serra fort dans ses bras et lui souhaita d’être heureux. Il avait lui aussi un secret, bien plus lourd : il avait un fils d’une femme étrangère, Mina, une métisse qui travaillait au consulat d’Espagne. Ce n’était pas une histoire d’amour, juste une rencontre lors d’une fête où tout le monde avait beaucoup dansé, pas mal bu. Il l’avait attirée contre lui, elle avait collé ses lèvres chaudes sur les siennes. Hassan, qui connaissait bien la maison, l’avait emmenée vers la chambre principale, où ils avaient fait l’amour plusieurs fois sans même se parler. C’était une attraction sans discours. Deux corps qui avaient un besoin fou de se rencontrer et de fusionner. Le lendemain, ils s’étaient quittés en ayant l’impression d’avoir commis une belle erreur. Un jour, Mina était arrivée, radieuse, à la boutique et avait annoncé à Hassan qu’elle était enceinte et qu’elle n’avait nullement l’intention d’avorter. Elle ne lui avait rien demandé, l’avait rassuré et lui avait dit qu’elle était heureuse de porter cet enfant. Perturbé, inquiet, Hassan n’en dit mot à personne et attendit avec impatience la naissance de l’enfant. C’était un garçon à la peau aussi noire que celle de son père. Mina dut l’abandonner sous la pression de ses parents ainsi que des autorités consulaires qui la menaçaient de la renvoyer. D’un commun accord, ils confièrent le bébé à des sœurs espagnoles qui avaient une association pour mères célibataires au quartier Marchane. Moyennant quelques billets glissés dans la poche des adouls, Hassan le reconnut et le nomma Salim. Il fut ainsi inscrit dans le livret d’état civil, de « mère décédée à l’accouchement ». Hassan dit aux sœurs qu’un jour, il viendrait le reprendre. Ce jour-là était arrivé. Quand Hassan parla de son fils à sa mère, elle fondit en larmes et lui reprocha de ne pas le lui avoir tout de suite confié : « Mais quel âge a-t-il ? — Un an. — J’aurais été si heureuse ! Tu te rends compte, j’étais grand-mère et je ne le savais pas ! Donne-moi ce petit, c’est une merveille, un don de Dieu. Mais pourquoi ne te marierais-tu pas avec sa mère ? » Il lui expliqua que c’était compliqué, que sa famille était catholique et très conservatrice et que le consulat verrait ça d’un mauvais œil. Il lui avoua qu’ils n’étaient pas amoureux et que de toute façon, si Mina voulait voir son fils, il n’y aurait aucun problème. Récemment, il avait appelé le consulat pour lui donner des nouvelles, il avait appris qu’elle était repartie avec ses parents sans laisser d’adresse, probablement à Cuba dont elle était originaire. Hassan entreprit donc de se chercher une épouse. Il se rappela qu’un de ses cousins, projectionniste dans un cinéma de Fès Ville nouvelle, s’était marié en publiant une petite annonce dans un magazine de cinéma égyptien, Kawakeb. Une jeune femme qui boitait, mais cela ne se voyait pas sur la photo, répondit à son annonce. Ils se donnèrent rendez-vous après la projection d’un film en noir et blanc dans lequel Farid El Atrache jouait un séducteur sans succès et se lamentait en chantant des litanies sirupeuses et ennuyeuses. Ils commentèrent le film en riant. Le lendemain, ils se retrouvèrent chez des adouls qui les marièrent. Hassan voulut tenter sa chance, mais la revue en question n’existait plus. Il y avait une émission à Radio Tanger qui s’appelait « Liens d’amitié ». Il s’inscrivit et c’est ainsi qu’il se maria avec Zineb, une femme divorcée parce qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle était assez belle et sa peau était presque noire. Elle était institutrice à l’école française Berchet. Quand Hassan lui apprit qu’il avait déjà un garçon, elle se proposa de l’élever comme s’il était le sien. Mais Nabou tenait beaucoup à s’en occuper. Salim était un enfant doué. Il comprenait tout très vite, mais il était paresseux et assez capricieux. Nabou le gâtait et son père n’y pouvait rien. Scolarité médiocre. Il passait toujours de justesse dans la classe supérieure. Un jour son père le gronda. Salim eut ce mot : « À quoi bon apprendre des choses que je sais déjà ? » Salim enfin était un bagarreur. À la moindre insinuation raciste, il se battait. C’était un rebelle, ce que son père admirait secrètement. Chapitre 6 Tanger, 2010. Hassan avait un plaisir : emprunter la voiture allemande de son frère Houcine, aller chercher son fils Salim et s’en aller rouler avec lui sur la nouvelle rocade qui contournait la ville. Elle partait du port, longeait la mer jusqu’à la Rivière des juifs, un quartier populaire de la ville. Il lui arrivait de s’arrêter et d’observer la Casbah vue de dos. Sur la falaise on pouvait apercevoir quelques baraquements en zinc et puis les maisons qui donnent sur le début de l’Atlantique. Il y avait là la célèbre maison d’Yves et de Charles, York Castle, maintenant en ruine, le palais Forbes, les terrasses du café Hafa et les petits palais de certaines célébrités. Hassan aimait réussir à localiser la maison de Ralph et Juan Carlos, quasi invisible. Souvent, il faisait un petit signe de la main, comme si sa mère était à la fenêtre et pouvait le voir. Paul Bowles était mort maintenant, ainsi que la plupart des gens de sa génération qui se retrouvaient à Tanger pour fumer et s’envoyer en l’air avec des « garçons pas chers », comme disait Allen Ginsberg, l’un des poètes « Beat ». La ville avait bien changé. Dans les maisons somptueuses récemment restaurées par des décorateurs et des artistes venus de Londres et d’ailleurs ne subsistait plus rien de l’esprit du vieux Tanger, de ses mythes et de ses légendes. Et l’arrivée impromptue de jeunes Subsahariens qui avaient raté leur traversée vers l’Europe avait achevé de modifier le visage et le corps de la ville. Le vent d’est soufflait de plus en plus fort ; quelque chose s’était perdu. Certains diraient le charme, d’autres parleraient d’une âme froissée, une mémoire bourrée de trous. La zone industrielle était devenue immense et polluait en toute impunité. Nabou s’occupait toujours de la maison de Ralph et Juan Carlos. Son âge avancé et ses rhumatismes la fatiguaient. Hassan et Karim l’aidaient le jour du grand ménage. Salim lui donnait quelque inquiétude. Il lui arrivait de pleurer, de réclamer sa mère. Nabou le consolait en lui disant combien elle l’aimait. Zineb, l’épouse de son père, était souvent maladroite avec lui. Sa relation avec Hassan était fragile et la satisfaisait de moins en moins. Un jour, excédée par cette situation, elle prit ses affaires et retourna vivre chez ses parents. Quant à Houcine, on le voyait moins souvent. Sa boutique ne désemplissait pas. Il avait le projet d’en ouvrir une autre boulevard Pasteur et espérait y intéresser son jumeau. Mais Hassan était habité par tant de questions qu’il ne pouvait pas faire sérieusement autre chose. Il se sentit peu à peu devenir un de ces Noirs qui rôdaient autour des cimetières. Miné par ses échecs, il était devenu, avec les années, un homme très sombre, très renfermé. Hassan passait la plupart de ses journées à se promener seul dans la ville, sans véritable but. Sur son trajet, il croisait souvent des Africains qui mendiaient. Ils étaient toujours plus nombreux à Tanger. Il avait entendu sur eux ces rumeurs qui disaient qu’il n’y avait plus de chats dans la ville parce qu’ils les mangeaient. Les versions variaient d’un café à un autre, d’un hammam à un autre. Ce jour-là, il s’arrêta un long moment sur son chemin, s’adossa contre un pilier, fixa un homme qui devait avoir son âge, le regarda avec insistance et sympathie, puis se concentra et s’imagina dans sa peau. Il se vit traînant dans les rues à la recherche d’un travail ou de quelques pièces pour manger. Hassan avait cette capacité secrète de se projeter dans la vie des autres et dans les situations les plus complexes. Il avait rêvé un moment d’être comédien, mais il n’y avait aucune structure à Tanger pour apprendre et encore moins pour exercer ce métier. Soudain il sentit monter en lui une fièvre froide. De la sueur perlait sur son front. Sa vue s’embrouillait. Sa langue s’était figée. Tout son corps subissait une étrange transformation. Sa peau noire brillait et il était persuadé de porter un masque blanc. Un silence pesant régnait tout autour comme s’il avait été écarté de la vie ambiante et qu’il changeait de peau. Il était à côté de lui-même, entouré de silence, comme dans un spectacle muet. Il décida de réagir, mais sentit que ses mouvements étaient lents et sa voix lointaine. Les Africains autour de lui souriaient malgré leur détresse. Ils s’esclaffaient, faisaient du bruit mais il n’entendait rien. Il faisait maintenant partie de ce groupe tout en lui étant étranger. Il se mit à avancer et se dirigea vers la station des taxis en bas de la rue de Fès. Il sentit qu’il était guidé par quelque chose. Il se dit : C’est l’appel du destin, je le sens, j’en suis sûr. Après s’être brusquement ressaisi il gagna une rue, héla un taxi collectif, une grosse Mercedes jaune datant de plusieurs décennies, et dit au chauffeur : « Emmenez-moi à Saddam. » Après un moment, il demanda au chauffeur : « Au fait, pourquoi ce quartier porte-t-il ce nom ? » Un barbu en djellaba blanche lui répondit : « Saddam, comme Saddam Hussein. C’est un martyr, il a été humilié et ensuite assassiné par les Américains. C’était un grand patriote, il s’est battu contre l’Iran pour ses frères arabes et ensuite, les frères arabes, tous des vendus, l’ont abandonné. Voilà pourquoi notre quartier mérite le nom de Saddam… et nous sommes fiers de lui avoir donné son nom… Chez toi, en Afrique, vous avez pas Saddam, vous avez Bokassa ! » Un grand rire s’ensuivit. Hassan aurait pu lui rappeler les crimes que Saddam avait commis contre son peuple, mais parler avec un barbu lui parut inutile, il se dit : Ça commence par des salamalecs ensuite ça dégénère… Pas envie de me justifier… Le barbu a ses convictions, moi j’ai les miennes, ça sert à rien de les confronter, de toute façon il m’a déjà catalogué, je suis africain. Avec ces gens-là, on ne discute pas, on approuve ou on se tait… C’est la preuve que nous ne sommes pas démocrates. Le voisin qui refuse de baisser le son de sa télé est de la même espèce, égoïste, intolérant et arrogant. Lui aussi met l’islam à toutes les sauces. Et puis cet autre encore qui se permet de ne pas payer les charges de son appartement parce qu’il considère que tout lui est dû. Ou cet avocat, connu pour perdre tous ses procès, qui veut faire la loi, empêcher les couples non mariés d’habiter dans son immeuble. Lui aussi fait partie de cette ligue de la vertu contre le vice. Impossible de discuter, aucune liberté pour exprimer un point de vue opposé. Hassan, lui, savait à quoi s’en tenir. L’islam avait bon dos. Il aurait voulu leur expliquer qu’ils confondaient tout et excusaient leur bêtise au nom d’un islam qui n’avait rien à voir avec leurs comportements égoïstes et fanatisés. Il se dit : Dans ce taxi il y a le Maroc avec ses croyants et ses opportunistes, avec ses préjugés et ses outrances et puis il y a moi, qui ne suis pas bon musulman et qui ne peux pas le dire, qui suis perçu comme un étranger, un mendiant venu du Sahel. Il y a mon désir d’en découdre avec ces gens et en même temps il y a la réalité car je n’emporterais aucune victoire, au contraire, ils me lyncheraient s’ils le pouvaient. Il vaut mieux se taire, faire profil bas et oublier. Il était dans ses pensées quand le chauffeur lui hurla : « Oh toi, le Kahlouch, on est arrivés, descends. » « Kahlouch », c’est-à-dire : négro, esclave, en arabe… Hassan avait tellement entendu cette insulte qu’il avait fini par ne plus y répondre. Il aurait pu leur dire : « Espèce de Khoroto », le surnom que l’on donne aux Marocains blancs qui ne réussissent rien, mais ça ne servait à rien. Khoroto ! L’important ce jour-là, c’était d’aller voir de ses propres yeux dans quelles conditions vivaient les Subsahariens. Après avoir un peu déambulé dans le quartier Saddam, il trouva un café en face d’un des principaux squats et s’installa. Non loin de lui, quelqu’un racontait qu’une bagarre avait éclaté la veille entre des Africains paisibles et de nouveaux arrivants. Une question de toilettes. Le nouveau chef avait décidé que personne n’avait le droit d’utiliser ses toilettes. « Sinon ? » avait crié quelqu’un. « Sinon, je te couperai la bite ! » Il n’avait pas l’air de plaisanter. Hassan était dans une zone de la ville où la police n’entrait qu’exceptionnellement. C’était ainsi depuis quelques années. Les gens s’organisaient entre eux. Il y avait des chefs et un certain ordre y régnait tant que personne ne cherchait à contrarier celui qu’on appelait « le Boss ». C’était un petit gros, yeux verts, des rides sur tout le visage. Impossible de lui donner un âge. Il était tout dans ce quartier où il contrôlait le passage du hachisch, et choisissait les filles pour les envoyer se prostituer à Málaga et à Marbella. Le Boss avait plusieurs surnoms : Dib (le loup), Manchar (la scie – on raconte qu’il découpait ses victimes avec une scie), Wazir (le ministre, car il circulait en limousine noire et vitres fumées), Nzak (mercure, il était insaisissable). Le Boss passait à l’improviste et réglait les problèmes en suspens. Évidemment, il n’habitait pas là, même s’il tenait à y avoir ses propres toilettes ; personne ne connaissait son domicile. Il était hyper protégé, et lorsqu’un de ses gardes lui causait du tort, il le faisait disparaître. On racontait que s’il vous disait : « Cette nuit nous allons pêcher ensemble », c’est que votre dernière heure était arrivée. Un jour, alors qu’il régnait sur un autre squat qui était la propriété d’un de ses associés mort d’une crise cardiaque, il surprit un de ses hommes en train de donner des informations à un policier en civil. Il le laissa faire, changea tous ses plans, fit venir son petit cousin d’à peine vingt ans, lui mit un revolver à la main et lui donna l’ordre d’abattre « le traître ». Le gamin refusa. Il lui arracha l’arme de la main et envoya une balle dans le front de chacun. C’était le premier jour du ramadan, sur la falaise de Rmilat, face à la ligne de rencontre de l’Atlantique et de la Méditerranée. Il arrivait au Boss de faire preuve de générosité à l’égard des malheureux Africains dépouillés de leurs biens qui traînaient dans les rues de Tanger. Il affrétait un bateau qu’il remplissait avec une cinquantaine d’hommes et de femmes, en échange d’une somme modique, et donnait des ordres pour les faire passer en Espagne. Une fois partis en mer, il demandait à l’un de ses hommes d’informer la Guardia civil d’Almería… Les passagers étaient accueillis à leur arrivée par une armée de policiers et de gendarmes auxquels ils se rendaient sans résistance. On les renvoyait ensuite dans leurs pays après quelques jours passés dans un centre de rétention. De temps en temps, dans ces quartiers déshérités, les squatteurs marocains déclaraient la guerre aux Africains. Tanger montrait alors son visage le plus laid et le plus inquiétant. Ce Tanger-là était inconnu, il ne faisait pas partie du paysage. Pauvre et misérable, chaotique et délinquant, marginal et corrompu, il ne serait venu à l’idée de personne de se rendre dans cette partie de la ville. Hassan en connaissait l’existence, mais avait eu, jusqu’à présent, trop peur pour se rendre compte de la situation. Peut-être à cause de la couleur de sa peau, il se tenait loin de cet autre corps de Tanger, de cet autre visage plein de trous et de pus. Il s’en sentait proche cependant, lui, Noir parmi des Noirs, il savait qu’un rien le séparait de ces clandestins sans papiers, candidats au malheur et à l’exil précaire et en permanence sous la menace. Il en avait parlé avec son frère, Houcine. Pour lui, ce monde-là était un enfer qui échappait à l’ordre, à tous les ordres. C’était le règne du plus fort. La mafia y avait des complicités avec des éléments de la police et de la gendarmerie. Houcine, lui, préférait vendre ses produits de maquillage aux femmes qui défilaient dans sa boutique et qui, pour certaines, attendaient l’heure de fermeture pour s’y engouffrer et retirer leur djellaba. Un jour, avait-il raconté à son neveu, un mari avait débarqué en criant comme un fou. Il l’avait prié de baisser le ton. L’autre était furieux. Il lui reprochait d’avoir vendu à sa femme un parfum qui attirait les hommes et il avait peur de se retrouver cocu. Tout le monde s’était mis à rire. Une femme âgée avait réclamé ce parfum miracle. Le mari était reparti en pestant. Houcine, dans sa jeunesse, avait mené une vie de tombeur, à l’opposé de celle de son jumeau. Bon vivant, il ne se sentait responsable de rien. Récemment le roi avait décidé de frapper un grand coup au nord de Tanger afin de semer la panique dans le milieu des trafiquants de kif. Une opération d’envergure avait suivi. Mais la police fut déçue, elle ne trouva sur place que des subalternes. Les vrais chefs avaient pris leurs précautions et avaient disparu du jour au lendemain. Hassan sortit du café et reprit sa déambulation. Le quartier Saddam n’avait aucun charme. Il avait été construit à la va-vite, à la faveur d’un plan d’urbanisme conçu un peu n’importe comment. Pas un seul arbre à la ronde. Tous arrachés. Il faut être riche pour avoir droit à un espace vert. La plupart des bâtiments étaient inachevés. Pas même de chaux sur les façades : on voyait les briques rouges à nu, dont certaines étaient fêlées. Et partout des cafés, aménagés dans des hangars ouverts sur la rue, avec des tables en Formica et des chaises en plastique comme seul mobilier. Les vendeurs de fruits et légumes étalaient leur marchandise à même le sol. Des pêcheurs criaient : « Sardine fraîche, sardine fresca, sardine d’aujourd’hui, dix dirhams… » Un type, un peu plus loin, vendait de la crème à raser, des fleurs en plastique et des horloges avec la photo de la Kaaba en fond de cadran. Un Africain exposait des bibelots de son pays, à côté un garçon proposait des cigarettes au détail et un autre des dvd piratés. Un boucher faisait griller des têtes de mouton et un gardien de voitures faisait la loi. Hassan écarquilla les yeux et se demanda s’il était toujours à Tanger. Une mosquée au milieu de la grande rue, pas d’école ni de dispensaire. Des hommes habillés en Afghans, longue robe noire, taguia grise sur la tête, se promenaient, certains suivis par des femmes tout de noir vêtues. Il n’en fut pas surpris outre mesure. Il avait entendu parler de ces gens qui pratiquaient un islam inventé par des ignorants. Il fit le tour du quartier, rencontra d’autres Africains qui vendaient des boîtes de Kleenex, de faux sacs Louis Vuitton, des produits chinois. Certains étaient assis par terre ensemble comme s’ils attendaient un bus, un train, une caravane ou mieux encore un prophète qui les sortirait de là, les emmènerait loin, très loin de ce petit enfer quotidien. Mais Hassan savait qu’aucun saint ou prophète ne penserait à s’arrêter là et que personne ne serait sauvé. Hassan avait des intuitions fortes qu’il recevait comme des messages. Ce mélange de couleurs et d’épices, ces odeurs pas très bonnes, cette agitation scandée de temps en temps par l’appel à la prière le mirent pour la deuxième fois de la journée dans un état second. Il sentait de nouveau qu’il ne s’appartenait plus. Un charlatan, sorte d’hypnotiseur sans talent, se tenait là devant lui et criait que la fin du monde était imminente, qu’il fallait renoncer aux vices et revenir à la vertu essentielle, celle enseignée par le prophète de tous les temps, le seul à intercéder en faveur des mauvais croyants, ceux qui ont le cœur et le corps ravagés par le Mal… Le charlatan s’arrêta soudain de hurler et pointa d’un doigt menaçant un groupe d’Africains, terrorisés par son discours : ils sont noirs comme le péché, noirs comme la nuit du crime, noirs comme la grande porte de l’enfer… Les Africains se regardèrent et préférèrent l’ignorer. Chez Ralph et Juan Carlos, Hassan était parfois en contact avec un milieu sophistiqué de gens huppés, bien dans leur peau, argentés et fiers de leur extravagance festive. Il avait pu maintes fois mesurer combien Tanger était une ville complexe, flirtant avec des perversités et des contradictions que seul le vent d’est réussissait à calmer. Où était sa place ? Qui était-il ? Il était si silencieux, incapable de dire ce qui le hantait, il s’était toujours senti livré à lui-même, sans repères. Il pensait souvent à son père parti trop tôt, et sur la tombe duquel il n’allait jamais. Il pensait aussi à sa mère qu’il aimait tant. Soudain le visage de Nabou, si noir, si brillant, s’imposa à lui, comme une image dans un rêve éveillé. On aurait dit qu’elle était là, assise contre le mur, mâchouillant un bâton de réglisse, l’air absent, comme si elle n’attendait rien ni personne. Et plus il observait les hommes accroupis sous le soleil, plus l’image de la belle dame africaine se précisait et grandissait. Elle souriait, peut-être lui faisait-elle signe de la rejoindre. Le charlatan revint vers Hassan et lui dit sur le ton de la confidence : « Méfie-toi de ces Noirs, ce sont les rejetons de Satan. Toi, tu n’es pas un vrai Noir, tu portes un masque blanc, ça se voit de loin. Tout le monde parle de Bilal, l’esclave noir affranchi par notre prophète bien-aimé. Mais ces Noirs ne sont pas des croyants comme toi, certains portent une croix, d’autres prient devant des arbres, il faut qu’ils repartent chez eux, ils n’ont rien à faire ici. Il y a assez de misère chez nous… » Hassan ne lui répondit pas, passa la main sur son visage comme s’il voulait s’assurer qu’il ne portait aucun masque. Il s’éloigna et fut pris de nouveau d’un sentiment étrange : Et si l’un de ces hommes était un de mes arrière-cousins, un frère, un parent, quelqu’un dont je porte les gènes et le regard ? Et si c’était moi qui étais assis à scruter l’horizon et attendre un miracle ? Et si c’était moi l’espoir et l’honneur de la tribu choisi pour tenter la traversée vers le paradis ? Oui, c’est moi, c’est bien moi. Ma peau est noire, tout à fait noire, elle ne craint pas le soleil, elle brille à son toucher… Je suis africain, j’ai marché des jours et des nuits dans les sables, traversé des montagnes, des lacs et des forêts, je suis un clandestin, le clandestin en chef, je sais d’où je viens, mais j’ignore où je vais… Hassan évita de monter dans un taxi collectif. Il avait assez entendu de commentaires hideux à l’aller pour ne pas avoir à en supporter de nouveaux. Il marcha le long de la route, ne se retourna pas et pensa à son fils, Salim. Il se demandait s’il était assez solide pour supporter cette haine gratuite, s’il était suffisamment armé pour se défendre contre les imbéciles, se reprochait de ne pas l’avoir préparé à vivre dans un pays où le fait d’être noir n’était pas une chance. Le soir, il en parla avec lui. Il lui raconta le quartier de Saddam et ce qu’il y avait vu. Salim venait d’avoir vingt ans, se cherchait encore, voulait faire des études de médecine mais n’avait pas le niveau pour passer le concours. Il était assez attiré par le métier de journaliste. Avec ses économies il avait acheté un appareil photo « Canon » et de temps en temps faisait des reportages qu’il essayait de montrer au directeur d’un journal local qui l’encourageait à poursuivre dans cette voie. Quand il avait l’impression d’avoir fait des images fortes, il les postait sur les réseaux sociaux. Un matin, Salim repensa à la conversation avec son père, prit son appareil, décidé à aller voir par lui-même ce qui se passait dans ces banlieues dont on disait le plus grand mal. Rue de Fès, il s’engouffra dans un taxi collectif et dit : « Hay Saddam. » Il entendit le chauffeur dire en arabe qu’il allait rejoindre ses frères perdus, ceux-là qui feraient mieux de repartir dans leur jungle parce que le Maroc a assez de problèmes avec les Marocains et qu’il ne peut pas accueillir tous les désespérés de la terre… Salim ne réagit pas. Mais arrivé à l’entrée du quartier, il se surprit en ayant la même réflexion que le chauffeur : pourquoi ces hommes et ces femmes s’entassaient-ils dans cette misère ? Il marchait, sa main droite serrant son appareil photo, observait ce monde qu’il imaginait, mais qui était encore plus impressionnant qu’il ne le croyait. Le manque d’hygiène, la poussière des rues non asphaltées, les odeurs de cuisine, la chaleur et le ciel blanc lui donnaient l’impression d’être loin de son pays. Il était perdu dans ses pensées quand il entendit un hurlement suivi du bruit d’une chute. Tout de suite une foule affolée se précipita. Il y avait sur le sol une mare de sang. Au milieu, un homme, un Noir, gisait, la tête et le thorax fracassés. Salim fendit la foule et s’approcha du corps qui respirait encore. Il se mit à hurler : « Appelez une ambulance, appelez la police ! » La police n’était pas très loin. Elle était à la recherche d’un Guinéen soupçonné d’avoir participé au cambriolage de la villa d’un Américain. On avait fini par le localiser dans un immeuble inachevé, devenu un des squats les plus importants du quartier. Les policiers avaient fouillé et retourné systématiquement l’endroit. Entre ces charpentes de briques rouges, grands trous ouverts sur le vide, maladroitement aménagés en espace de survie, il ne pouvait pas leur échapper. Quand le suspect les vit finalement arriver, le menaçant avec des gourdins, il se mit à courir, buta sur un sac de ciment éventré, perdit l’équilibre et tomba du quatrième étage. Cet homme n’était installé dans le quartier Saddam que depuis peu. Il avait longtemps vécu dans une forêt, portant un nom étrange, « Diplomatique », située à une vingtaine de kilomètres de Tanger centre, non loin de l’Atlantique. Là, avec d’autres, il se débrouillait, pêchait, et dormait dans une cabane. Le reste du temps, il sortait sur le bord de la route et mendiait. Certains automobilistes, pour la plupart des immigrés qui repartaient en Europe, s’arrêtaient parfois et lui donnaient de la nourriture ou quelques pièces. Mais un jour, des familles du coin, qui avaient l’habitude de venir pique-niquer dans cette forêt, firent appel à la police pour qu’elle déloge ces clandestins, les accusant d’être porteurs de maladies qui menaçaient de se transformer en épidémie. À l’arrivée de la police, le jeune Guinéen et sa bande avaient pris aussitôt la fuite et étaient partis se réfugier dans une église catholique espagnole située non loin de là dans le quartier Hasnouna. Le prêtre, un Noir du Brésil, les accueillit en les prévenant : « C’est provisoire, je ne peux pas vous garder longtemps, mais reposez-vous, on va vous donner à manger, vous pouvez vous laver dans la salle à l’entrée, Dieu est avec vous, mes frères. » Un des clandestins se leva pour le remercier et dit : « Nous voudrions que vous disiez à nos frères marocains que tous les Marocains ne sont pas racistes, mais comme dit un dicton de chez moi : “Il suffit d’une dent cariée pour gâcher toutes les autres”. » Sommée de repartir, c’est ainsi que la petite bande avait atterri, quelques jours plus tard, dans le grand squat du quartier Saddam. Des bagarres avaient aussitôt éclaté entre les nouveaux et les anciens, auxquelles les Marocains assistaient sans réagir. C’est dans cette ambiance survoltée, qui avait duré pendant plusieurs jours, que la police était intervenue, prétendument à la recherche du Guinéen suspect de cambriolage. Son corps gisait à présent quasi inerte, maculé de boue et de sang. Salim était toujours là, penché sur lui, sous le choc. Pas les autres, qui devaient avoir l’habitude de ce genre d’accidents. Il n’eut pas même l’idée de prendre des photos. Des agents de police venus en renfort dispersèrent les badauds, mais arrêtèrent quelques Noirs qui rôdaient aux alentours et n’eurent pas le réflexe de s’enfuir. Quand l’ambulance arriva enfin, il était trop tard depuis longtemps déjà. C’est ainsi que Salim se retrouva embarqué avec cinq Africains dans la fourgonnette de la police de Tanger qui, sans ménagement, les avait plaqués au sol, leur avait attaché les mains, les avait pris en photo dans les locaux du commissariat le plus proche, puis les avait fait monter dans un autocar en partance pour Casablanca où un avion déjà à moitié rempli d’autres migrants devait les transporter au Sénégal. L’appareil photo fut confisqué à Salim. Il protesta au début, réclama son outil de travail, dit qu’il était marocain, de père fassi et de mère sénégalaise, mais personne ne prêta attention à lui. Il reçut un coup sur la nuque et crut entendre un agent qui disait : « Tous les Marocains sont des Africains, mais tous les Africains ne sont pas des Marocains. » Quant aux autres Africains, ils le regardaient comme un traître, quelqu’un qui reniait son appartenance ethnique et voulait se faire passer pour un Blanc, un Arabe, un Marocain issu de la ville de la spiritualité et du creuset de la civilisation araboandalouse. Tout d’un coup il eut honte. Son africanité était là, visible, évidente, et il ne pouvait ni la nier ni la condamner. Son sort était scellé. Salim comprit que sa couleur de peau l’avait déjà condamné et qu’aucune parole ne pourrait rien y faire. Il valait donc mieux cesser de protester. Il habitait pour la première fois son corps et sa peau. Il avait les mains attachées, l’autocar roulait à toute allure, mais il avait changé. De toute façon, il n’avait sur lui aucun document d’identité attestant ce qu’il prétendait être. Il se tut, essaya de fermer les yeux et ne vit rien. Sa tête était vide. Aucune image, aucun son, rien, pas même un souvenir. Une muraille venait de s’écrouler. Les autres Africains dormaient. Ils étaient probablement fatigués, rompus à ce genre de traitement, résignés, ailleurs. Lui n’arrivait pas à fermer les yeux. Il regardait les arbres défiler, le ciel s’éloigner tandis que sa respiration se faisait de plus en plus lente. Ils arrivèrent à Casa la nuit. L’avion les attendait. On leur avait réservé les rangées du fond. Ils montèrent par la porte arrière, toujours menottés, accompagnés d’un agent qui pestait parce qu’il n’avait aucune envie de faire ce voyage forcé, de surcroît la nuit. On leur distribua un petit pain et une bouteille d’eau. La plupart se rendormirent profondément. Salim, lui, resta éveillé. Tout se mélangeait dans sa tête. Il s’était pas mal renseigné sur la présence des Noirs au Maroc, avait découvert qu’Ahmad al-Mansour ad-Dahbi, qui avait régné de 1578 à 1603, le fameux héros de la « bataille des Trois Rois », qui avait non seulement mis en déroute l’armée portugaise mais tué leur roi, Sébastien, avait une mère noire, une Peule du nom de Lalla ‘Awda. Quelqu’un lui avait affirmé que la grand-mère de Hassan II était noire. On ne trouvait nulle trace écrite de cette histoire qui était une rumeur invérifiable. Il y avait aussi celui que la presse française appelait la « perle noire », le grand footballeur, Larbi Ben Barek. Et puis ce ministre noir, compagnon et fidèle ami du roi Hassan II, qui avait terminé sa carrière comme ambassadeur du Maroc aux Nations unies… Des Noirs fameux et des Noirs anonymes avaient toujours vécu dans ce pays, prisonnier d’une sorte de déni ou d’amnésie. Tant de racisme, tant de bêtise trouvaient leur justification dans une supposée supériorité des Arabes sur les Africains, vieux réflexe hérité des comportements coloniaux. Ce racisme, présent depuis la nuit des temps, dans toutes les couches sociales marocaines, avait éclaté au grand jour au tournant des années 2000 avec l’arrivée de plus en plus régulière des migrants qui tentaient de traverser le détroit de Gibraltar. Salim savait tout cela mais n’avait jamais imaginé un jour se retrouver dans cette situation, qu’il vivait avec un calme qui le surprenait lui-même. Salim appréhendait néanmoins l’arrivée à Dakar. Il avait entendu un des policiers parler de façon haineuse : « Retour à l’envoyeur ! Ici pas de poste restante ! » Puis il avait chantonné une vieille chanson : « Black is black ! Noir c’est noir ! »… Il chantait faux, ça n’avait fait rire personne. À l’aéroport, la police des frontières les accueillit en les insultant. Salim ne comprenait pas la langue dans laquelle ils parlaient. Comme il était le mieux habillé, un responsable le prit pour un chef de bande, et s’adressa à lui en français : « Alors, t’as pas réussi à emmener tes copains au paradis ? — Les portes du paradis sont fermées… — Tu veux faire de l’humour ? Nom, prénom, lieu de naissance. » Salim voulut dire la vérité, mais il ne fut pas cru. Il jura que son arrestation était une erreur. Il réclama de nouveau son appareil photo qu’un flic de Tanger lui avait confisqué. Il reçut un coup de poing accompagné d’insultes : « Sale négro ! Toi, marocain ? Toi, musulman ? Toi, de grande famille ? T’as pas honte de mentir et de te faire passer pour ce que tu n’es pas, pour ce que tu ne seras jamais ! T’as déjà vu un clandestin avec un appareil photo ? Moi, je n’en ai jamais vu ! » C’est le lendemain seulement qu’on vint leur retirer les menottes et qu’on les laissa s’en aller. Et c’est ainsi que Salim, affamé, sans le sou, humilié, découvrit la ville natale de sa grand-mère. Il aurait voulu se laver et dormir. Il entra dans une petite mosquée, profita de la salle d’eau pour faire sa toilette et des ablutions. Il fit quelques prières sans paroles, il avait oublié les versets à dire, puis il s’adossa contre un pilier et s’endormit profondément. Il ne fut dérangé par personne. Il avait si faim que, pour la première fois de sa vie, il sortit mendier dans les rues. La ville était moderne, elle lui rappelait Casablanca : grandes avenues bien tracées, immeubles très hauts. Ce fut son premier choc. Il s’adressait en français aux gens, mais ils étaient pressés et ne faisaient pas attention à lui. Il se retrouva place de l’Indépendance, pas loin de la gare et du port. Des vendeurs à la sauvette proposaient des objets importés de Chine, lunettes de soleil, poupées, jouets, foulards, éventails… L’un d’eux le harcelait : « Tiens, mon frère, une montre de luxe, pas cher, pas cher, un parfum pour ta femme, une ceinture pour ta maîtresse… » En d’autres circonstances, Salim aurait pu en rire, mais il n’en avait aucune envie. Comme le vendeur insistait, Salim se tourna vers lui et dit : « Fousmoi la paix, t’es chiant ! » L’autre n’apprécia pas du tout, et lui répondit : « Je suis collant, pas chiant ! Collant ! Faut pas m’insulter, quand même ! » Là, Salim éclata de rire et lui demanda de le mener à son patron pour lui proposer ses services. Le gars n’apprécia pas, changea de trottoir et disparut. Tanger, sa ville natale, lui sembla soudain une planète très lointaine. Ses souvenirs étaient flous. De temps en temps, le visage de sa grand-mère, de son père, puis celui de Karim lui apparaissaient furtivement. Il aurait tant voulu les attraper, les caresser et retrouver ces moments de paix qui régnaient parfois dans la grande maison. Il crut entendre la voix de Hassan lui dire d’aller dans un lieu de prière. Il entra dans une église où un prêtre lui donna à manger. Il ne lui posa aucune question. C’était mieux ainsi. Il pensa un temps se présenter au consulat du Maroc, mais il n’avait aucun document pour prouver sa nationalité. D’une certaine façon, il aimait cette situation qui le mettait à l’épreuve. Être africain, pauvre et démuni, sans famille et sans espoir, n’était-ce pas là le destin de millions de gens dans ce continent riche et pauvre à la fois ? Il décida de ne rien changer à sa condition et de suivre son destin jusqu’au bout. Les insultes et le racisme banal, il connaissait. Il voulait vivre de l’intérieur ce que ses semblables éprouvaient quotidiennement. Le prêtre, qui avait compris que Salim parlait parfaitement l’arabe, le mit en contact avec Abdallah, un imam qui ne maîtrisait pas la langue du Coran. Contre un peu d’argent, Salim l’aida à apprendre à mieux prononcer certaines prières. Il était content de rendre service à cet homme dont il appréciait la sagesse et la volonté, mais il ne cessait de penser à repartir dans les mêmes conditions que ses semblables dont certains venaient se réunir à la mosquée. Il voulait faire le voyage, le long et périlleux voyage, traverser le Sahara, arriver au sud du Maroc et remonter jusqu’à Tanger d’où partaient vers l’Espagne les candidats à l’immigration clandestine. Jour après jour, c’était devenu son obsession, sa folie. À Tanger, la famille de Salim était très inquiète. La police disait tout ignorer de cette affaire. On promit à Hassan de diffuser sa photo dans les commissariats et les postes-frontières. Karim était si malheureux qu’il en perdit durant quelques jours l’odorat. Nabou avait deviné que son petit-fils était en Afrique, elle se souvint d’une discussion avec lui où il projetait de faire ce voyage un jour. Mais son inquiétude n’était pas apaisée pour autant. Elle avait appris la nouvelle de la mort du malheureux Guinéen dans le quartier de Saddam, sans faire de lien avec la disparition de Salim. Karim réveilla Nabou une nuit en lui disant : « J’ai vu, j’ai… j’ai… vu Salim. Mu-muezzin, mosquée ton pays ! » Il était ému, sûr de sa vision et rassuré sur l’état de santé de son neveu. Nabou le remercia et s’imagina Salim faire l’appel à la prière dans une mosquée de Dakar. Pourquoi pas, après tout, se dit-elle. Karim et Nabou n’avaient pas totalement tort. Au même moment à Dakar, Salim apprenait à Abdallah la manière marocaine d’appeler les fidèles à la prière. Grâce à son emploi chez l’imam, Salim était propre, mangeait à sa faim et trouvait du plaisir à découvrir cette ville. Il eut envie d’aller sur les traces de sa grand-mère, retrouver quelqu’un qui l’aurait connue, mais il éprouva une sorte d’appréhension et renonça à cette recherche. Il avait peur de ce qu’il pourrait découvrir. Il pensa aussi envoyer un télégramme à Tanger pour donner de ses nouvelles, mais, arrivé à la poste, il fit demi-tour. Après une nuit de réflexion, il se ravisa et rédigea ce texte : « Chère Ma (c’est ainsi qu’il appelait Nabou), cher père, chers oncles, suis en Afrique, bientôt rentre maison, Salim. » Le coût était élevé. Il supprima « chers oncles », paya, et le télégramme fut envoyé. L’imam était originaire de l’île de Gorée. Comme il devait rendre visite à ses parents, il proposa à Salim de l’emmener avec lui, il l’hébergerait dans la maison familiale. Salim accepta aussitôt. En chemin, il lui raconta l’histoire de cette île, qu’il connaissait de la bouche de son père. Sur place, les choses avaient un peu changé depuis l’époque de la traite. On y voyait même débarquer régulièrement des Afro-Américains, de grands gaillards qui venaient en pèlerinage sur les lieux de leurs ancêtres, les esclaves qu’on achetait pour peupler le nouveau monde. Ils prenaient des photos, certains se recueillaient comme s’ils étaient dans une église, d’autres restaient silencieux, distribuaient des billets d’un dollar aux enfants et aux mendiants. Le visage de l’un de ces visiteurs retint l’attention de Salim. Il lui semblait qu’il était connu. Un acteur de cinéma, il l’avait vu dans un film d’action où il jouait l’adjoint d’un flic blanc… Salim fit encore un effort de mémoire : L’Arme fatale, c’est ça ! Danny… Danny Glover et Mel Gibson ! C’était Danny Glover. Il était accompagné d’un autre AfroAméricain qui se présenta à l’imam : Manthia Diawara, professeur à New York University. « Aujourd’hui en Amérique, leur dirent-ils, nous sommes fiers de nos origines, et nous avons, à force de luttes, obtenu des droits… » L’île, même envahie par les touristes, avait gardé tout son charme. Plus que la trace d’un passé honteux, elle était la mémoire qui remontait fièrement à la surface. Salim et l’imam repartirent quelques jours plus tard à Dakar et reprirent leur travail ensemble. Salim avait amassé un peu d’argent maintenant. Il ne dépensait à vrai dire quasiment rien. Un soir, tandis qu’il était au café et regardait la télévision, il vit au journal des images de migrants perdus au milieu de la Méditerranée. L’un d’entre eux levait les deux mains et faisait le V de la victoire. Il prit ce jour-là la décision ferme de se rendre à pied au nord du Maroc avec un petit groupe d’hommes de son âge qu’il avait rencontrés récemment. Ils lui avaient dit qu’ils espéraient ensuite réussir à traverser le détroit de Gibraltar pour atteindre l’Europe. Salim aurait pu tout à fait rester à Dakar, donner des cours de français et d’arabe, se fabriquer une petite vie tranquille, établir une bonne distance entre lui et le Maroc, ou plus exactement certains Marocains. Il aurait pu se fondre dans la foule africaine et vivre au jour le jour comme la plupart des gens, mais quelque chose l’empêchait de se contenter de cela. Il voulait savoir ce que son destin lui réservait, celui dessiné par la couleur de sa peau, par le hasard et par le racisme ordinaire, banal, stupide. Il se souvint d’une phrase que lui disait souvent son père : « Notre destin est notre seul bagage. C’est lui qui nous porte et nous défend contre nous-mêmes. » C’est au café qu’il avait fait la connaissance de ce petit groupe. Ils avaient l’air de comploter, ils parlaient à voix basse, se méfiaient des regards et semblaient préparer un coup fumeux. Salim comprit très vite qu’ils voulaient entreprendre ce que des milliers d’Africains avaient entrepris avant eux. Mais tous étaient loin d’avoir réussi. Si certains étaient bien installés en Europe, combien étaient incarcérés dans des centres de rétention ou des prisons, et combien encore gisaient au fond du détroit de Gibraltar. Salim se dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre, et tenter cette aventure, malgré ces risques, ne lui faisait pas peur. Il aurait tout à fait pu emprunter de l’argent à son oncle et acheter un billet d’avion, faire le siège du consulat et récupérer ses papiers pour passer la frontière. Il vint s’installer à côté des gars et leur dit : « Je pars avec vous. » Aucun n’émit de réserve. Il était un parmi tant d’autres, prêt à tenter la chance ou le diable. Ce projet convenait à Salim. Il lui avait suffi de tomber sur quelques agents de police malveillants, frustrés et racistes, qui n’avaient pas voulu l’écouter, ni vérifier ses dires, pour que toute sa vie fût chamboulée. À présent, il ne se faisait plus d’illusions sur l’humanité. Il parla de son prochain départ à l’imam qui essaya en vain de le dissuader. Voyant que sa détermination était ferme, il lui donna une somme d’argent et pria pour sa réussite. Les membres du petit groupe avaient déjà donné une partie de la somme exigée par le futur passeur à l’un de ses complices, installé à Dakar. Salim paya sans broncher. Il trouva cela onéreux mais ne dit rien. Il pensa que la malédiction africaine commençait là, au moment où on livrait ses économies à un personnage douteux, cachant ses yeux derrière d’immenses lunettes noires et portant au poignet une gourmette en métal sur laquelle était gravé son prénom, « Sam ». Le type était un métis, il avait tatoué sur son avant-bras un serpent se glissant entre des cuisses, avec l’inscription « Love ». C’était donc là que tout démarrait ? L’aventure et l’espoir, le malheur et peut-être la mort ? Salim dévisagea les compagnons avec lesquels il allait entreprendre un long, très long voyage. Il but un grand verre d’eau et dit : « On y va ! » Chapitre 7 « Cela fait si longtemps que je marche sur le sable, mes pieds sont lourds et ne m’appartiennent plus. La nuit, je suis une étoile qui guide mes pas et qui m’abandonne le matin. Je marche et je ne me retourne pas. C’est la règle, si tu te retournes, tu es foutu, tu perdras la boule, c’est ce qu’on m’a dit et répété avant le départ et je crois que c’est vrai. Donc j’avance sans jeter un regard sur ce que je laisse derrière moi : le pays de ma grand-mère qui ne ressemblait pas à ce que j’imaginais ; des arbres magnifiques qui me parlaient le soir ; des hommes et des femmes qui chassaient de leurs grandes mains les mouches et l’ennui ; un ciel blanc et lourd ; des nuits étranges où je me tenais éveillé ; le goût amer de quelques figues sèches importées ; l’odeur d’épices fortes qui s’insinuait partout et finissait par ressembler aux sons mourants de quelques oiseaux aux couleurs vives ; bref tout un monde qui aurait dû me réconcilier avec mes racines mais où je n’ai pas su rester… Et puis aussi, ces étrangers qui se conduisaient en Afrique comme en pays conquis, arrogants et odieux. « C’est moi que l’ancêtre, assis sous l’arbre, a choisi pour émigrer, il m’a désigné comme si j’étais un soldat, comme si j’étais né là, né pour souffrir et émigrer. Il m’a dit doucement, sans insister : “C’est toi, Salim, qui réussiras à sauver la tribu, toi et quelques autres. Un temps ils te suivront, un autre tu les suivras. Tu marcheras sans te plaindre, sans jamais geindre, et tu enjamberas la mer comme un ange, comme un bel oiseau léger, va, Salim, l’Esprit des ancêtres te protège.” « Je n’aime pas penser au jour où j’ai décidé de repartir, de suivre mon étoile. À ce que j’ai effacé d’un trait, une nuit où la miséricorde de Dieu et de son prophète m’a nargué. Je suis depuis réduit à rien : une ombre qui erre dans le désert, qui a connu les morsures de la faim et de la soif, ces flammes de l’enfer. Je marche, je cours avec d’autres parias, mes frères, mes semblables, paumés et sans regard, mais qui ont gardé leur âme et leur souffle qui les maintient debout. Je suis des ombres qui marchent sans se retourner. Parfois je les dépasse et à mon tour je regarde droit devant. « Nous sommes arrivés à la fin du désert un soir gris, j’ai aperçu des lumières lointaines, des maisons, des hommes et des femmes, des voitures, des mouches et des oiseaux de plusieurs couleurs, j’ai vu des chevaux et des ânes, des dromadaires paresseux, des jeunes filles dans des robes légères, j’ai vu ou cru avoir vu une ville portant un drôle de nom, Zagora. Une ville plate avec des habitants se nourrissant de dattes, des gens très gentils, paisibles, humains. Adel, un type très maigre, m’a abordé et m’a dit : “Viens dormir chez moi, les enfants seront contents d’avoir un invité.” Je l’ai suivi et j’ai mangé des dattes délicieuses. J’avais faim, très faim, surtout j’avais besoin de me laver, de plonger dans une rivière et me débarrasser de la saleté amassée sur le chemin depuis si longtemps. Il m’a accompagné au hammam, a payé pour moi et m’a attendu dans un café se trouvant à côté, au bout d’une heure je suis ressorti neuf, il m’avait aussi donné des habits propres, Adel travaillait dans un hôtel, je ne sais pas ce qu’il faisait mais il y avait, je crois, une bonne place. J’ai dormi comme un animal qui a échappé à l’abattoir. J’ai fait des rêves, beaucoup de rêves. Le matin j’étais un autre homme. Adel m’a proposé de me trouver du travail, mais je voulais aller jusqu’à Tanger, c’était une idée fixe. Au Sénégal, le pays de ma grandmère, on parlait de Tanger comme de la porte du paradis, Tanger la ville aux deux mers, porte de l’Afrique, fenêtre sur l’Europe, la ville où tout était possible, la vie, la traversée, la mort aussi. On disait Tanger, princesse des mers et des sables. Tanger, ville de tous les possibles, de ses côtes on aperçoit les terres espagnoles, européennes. Tanger la délivrance, Tanger la Vie… Oui, l’enfer, mais aussi le paradis… Adel a senti que je commençais à délirer. Tanger n’était pour rien dans la misère et la mort qui frappaient tant de mes frères africains. Quand on est acculé à l’exil, on se lève et on marche, rien de plus. C’est aussi simple que ça. Pas la peine de faire des analyses et études approfondies pour expliquer ce geste de survie. C’est une pure volonté d’agir, au lieu de rester là à prier le ciel qui de toute façon est indifférent. A-t-on jamais rien vu descendre du ciel en dehors de la pluie, de la neige et quelques débris d’étoile déchue ? « Le destin est plein de trous. La mort doit se trouver dans l’un de ces trous. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas insister, ne pas aller voir de près. C’est pourquoi j’ai passé outre et n’ai regardé que la lumière qui m’attend de l’autre côté de la mer. J’ai remercié Adel, on s’est serré longuement les mains, il m’a donné un sac plein de dattes, de l’eau et du pain fait par Fatma, sa femme au menton tatoué. Il m’a dit : “Ici on voit passer des Africains, des êtres humains nés pour souffrir. Mais ils ne s’arrêtent pas, ils continuent leur chemin comme s’ils fuyaient. Je sais qu’ils craignent d’être repoussés par des Blancs dont l’arrogance n’a d’égale que leur stupidité. Je connais ce sentiment. J’ai voyagé au Maroc et moi aussi j’ai été victime de préjugés. Ma peau n’est pas aussi noire que la tienne, elle est brune et doit faire peur. Je suis né d’un mélange et cela n’est pas toujours bien toléré.” J’aurais pu lui dire que moi aussi j’étais né d’un mélange, mais il ne m’aurait peut-être pas cru. Ça ne se voit pas. Noir à cent pour cent. Et je ne veux pas quitter mon rôle, je ne veux pas d’autre destin. « J’ai retrouvé mes six compagnons et, sans leur raconter ce que je venais de vivre, j’ai repris notre marche en silence. Nous nous sommes arrêtés dans une oasis où il y avait quelques chèvres et des bergers. Une femme nous a donné du pain, une autre des galettes trempées dans de l’huile. Il y avait un silence magnifique. Peu de paroles, peu de questions. Les gens ont l’habitude de ces marcheurs qui avancent vers le nord. Nous sommes repartis à l’aube. Un berger nous a suivis puis au bout d’un moment a rebroussé chemin. Avait-il été tenté de nous rejoindre ? Il était de toute façon bien trop jeune pour supporter le voyage et avait dû se décourager. Curieusement notre apparence n’effraye personne. Peut-être ces habitants sentent-ils à notre égard une sorte de complicité silencieuse que traduisent leurs gestes de générosité, leurs sourires, ces signes qu’ils nous font de la main ? « Nous nous sommes donné des surnoms, car nous n’avions aucun document sur nous. Moi, on m’appelle “le Sage” à cause de l’ancêtre qui m’a choisi pour guider le groupe. Le plus grand d’entre nous, il doit mesurer un mètre quatre-vingt-dix, se fait appeler “le Ciel”, celui qui venait juste après lui : “Nuage”. Et puis il y a “Boutête”, à cause de sa grosse tête, “Boussac” à cause du sac dont il ne se sépare jamais, “Klata” parce qu’il ressemble à un fusil. Et le dernier s’appelle “Gibraltar” car il ne cesse d’en parler. Cela nous plaît, ces surnoms, ça nous donne l’impression d’être neufs, sans passé, promis à un avenir merveilleux, encore plus radieux que celui que racontent les livres pour enfants. Moi-même je me suis une fois surpris à chercher mon vrai prénom. Le principe est de se débarrasser de tout, y compris de son nom et de son histoire. Nous sommes des “sans” : sans identité, sans nom, sans prénom, sans argent, sans attaches, sans famille, sans mémoire, du moins officiellement. En arabe cela se dit “Bidoun”. Il paraît que des milliers d’hommes et de femmes qui ont perdu leur pays, leur terre, errent, un peu comme nous, à la recherche de n’importe quel travail, sans rien avoir sur eux, sans nationalité, sans mémoire. C’est le cas par exemple de Palestiniens entrés illégalement au Koweït dans les années soixante-dix et qui ne peuvent plus en sortir. L’État les exploite en leur faisant faire les travaux les plus pénibles et les parque à plusieurs kilomètres de la capitale dans des camps où il n’y a ni hygiène ni sécurité. Se sont glissés parmi eux quelques parias, quelques égarés venus d’autres pays en guerre. Ce sont eux les “Bidoun”, des sortes d’esclaves qui n’existent pour personne. Quand l’un d’eux meurt accidentellement, on dit : “Dieu l’a rappelé à lui, de toute façon cet homme n’a jamais existé.” Je suis un peu moins “Bidoun” que mes compagnons, non parce que je viens du Maroc, mais parce que je me souviens encore de mon nom. Je n’ai pas tout à fait renoncé à mon identité, je marche la tête haute en pensant que cette épreuve m’aidera à me sentir bien dans ma peau. Cette peau, je la frotte, je la maltraite, je la gratte jusqu’au sang, je la maudis puis je change d’avis et je me mets à l’aimer et à la faire briller au moment de la pleine lune. Et puis, je me souviens de Nabou et de sa bonté, de Karim et de son amour. Quant à père, je le plains. Il n’est pas heureux. Il n’a pas trouvé sa place dans ce monde. Il m’arrive parfois de me sentir responsable de lui. C’est sans doute pour cela que ma volonté d’émigrer est forte. « Quelques jours plus tard nous sommes arrivés à Ouarzazate. Il y a là une ville dans la ville où on fait des films. On peut parfaitement y rencontrer un figurant, habillé en gladiateur, qui téléphone d’une cabine publique tout en fumant une cigarette. Quelqu’un nous a proposé de travailler quelques jours dans un film historique. Mais il fallait attendre deux ou trois jours que le tournage commence. Nous nous sommes rendus dans la mosquée qui se trouve à l’entrée de la ville et avons demandé l’hospitalité. Quelqu’un qui se présentait comme étant l’imam nous a demandé si nous étions propres. Oui nous étions propres, nous nous étions lavés dans l’oasis avant d’entrer dans la ville. Il a insisté : “Avez-vous fait vos ablutions ?” Non, pas d’ablutions. Il nous a alors indiqué la salle d’eau et nous avons fait nos ablutions. L’imam n’imaginait pas un instant que certains d’entre nous étaient chrétiens ou animistes. Moi qui ne suis pas très croyant j’ai dû faire les cinq prières derrière l’imam qui se prenait très au sérieux. Après la prière, je l’ai vu parler avec quelqu’un de manière véhémente. Quelques instants après, le jeune homme à qui il s’était adressé est arrivé avec du pain rond, du beurre et du miel. Nous ne savions plus comment remercier cet homme qui nous prenait tous pour des musulmans. “Nuage” voulut dire quelque chose, “le Ciel” le fit taire en lui donnant une tape discrète sur le dos. Nos croyances devaient être mises entre parenthèses. Nous ne nous attendions pas à autant d’hospitalité de la part des Marocains. Mais ça s’est gâté ensuite. Plus on est monté vers le nord, plus cette hospitalité s’est réduite. « Le jour dit, le gars du film est revenu nous voir et nous a proposé cinq cents dirhams pour faire partie d’une foule qui hurlait au passage d’un gladiateur. J’ai demandé à ce qu’on nous paye d’avance. Le gars m’a dit : “Tu n’as pas confiance ?” Je lui ai répondu : “Non, pas confiance !” Pour une fois, notre peau noire nous faisait gagner un peu d’argent. On nous a distribué des habits, des boucliers, des lances, et on nous a demandé de rester debout des heures sans bouger. C’était ça faire du cinéma ? Vers midi, on nous a donné des sandwichs et une bouteille de soda chacun et on a dû encore tenir toute l’après-midi. Si un jour, au cinéma, vous regardez un film américain tourné dans les studios d’Ouarzazate, vous verrez peut-être un petit groupe d’Africains qui s’ennuient et transpirent sous un soleil impitoyable. Pensez que s’ils ont survécu, ils balayent peut-être vos rues. « Était-ce le fait d’avoir passé la journée dans des décors où tout était faux, ou bien parce que je m’y suis trop ennuyé que j’ai fait cette nuit-là un drôle de rêve ? Au réveil, il m’a semblé tellement étrange que j’étais persuadé que c’était le rêve d’un d’autre, un rêve qui s’était trompé de dormeur. « Je ne sais pas où je suis, je suis assis face à une belle jeune femme. À côté d’elle un vieillard pédale pour faire tourner la meule sur laquelle passent les couteaux. Je me demande alors pourquoi cet homme, mal habillé, ridé et fatigué, a les faveurs d’une aussi belle femme ? Je sens que je ne suis pas à ma place. J’essaie de me rappeler où j’ai vu cette dame ? Je me ravise et me dis : Enfin, c’est un rêve, bientôt tu te réveilleras et tu oublieras tout cela. Quelque chose me retient comme si j’étais collé au sol par un produit sentant la naphtaline. Impossible de bouger, de me lever, de changer de position. Le regard de la dame est de la colle forte, et je revois cette publicité où un homme est suspendu à l’envers, les pieds collés au plafond. Je suis tombé dans un piège. Soudain la femme prend un couteau bien aiguisé, comme si elle s’apprêtait à égorger un agneau. La lame brille. Je vois des étoiles et me concentre pour rester éveillé dans mon rêve. Elle me dit : « “Tu es conteur, alors tu vas me raconter des histoires, de belles et fantastiques histoires où tout se termine bien. Je déteste la tristesse et le chagrin.” « Elle ne me laisse pas le temps de répondre, m’apprend avec sa voix douce et suave que si je ne remplis pas mon rôle, elle me tuera : « “Raconte-moi des histoires sinon je te coupe les couilles.” « J’ai immédiatement mal entre les jambes. Me voilà dans le rôle et dans la peau de Shahrazade. J’ai intérêt à ne pas me défiler ou perdre le fil de mon histoire. Malgré sa beauté, ses yeux noirs expriment de la dureté et même de la cruauté. Raconter des histoires pour sauver ma peau. Mais je n’ai jamais été conteur. Je comprends alors que je dois me mettre à écrire si je ne veux pas mourir. « Je lui dis : “Je ne suis ni conteur ni écrivain. Je suis un clandestin de la vie. À présent ma vie est entre tes mains.” « Elle est prise d’un fou rire et disparaît soudain dans un tourbillon causé par une tempête de sable. « En me réveillant j’avais la salive amère, le visage fatigué, en sueur. “Nuage” m’a demandé où j’avais passé la nuit. Je lui ai répondu : “Chez Haroun al-Rachid.” Il a cru que c’était une boîte de nuit, car il était persuadé que j’avais réussi à aller m’amuser avec les figurantes étrangères. Je n’ai pas démenti. Il a ri en répétant : “Quel veinard, mais quel veinard !” « Nos ennuis ont commencé à Marrakech. Là, nous faisions vraiment peur aux gens. On nous regardait comme si nous étions des évadés de prison. Notre allure générale n’est certes pas très rassurante mais nous ne sommes pas des criminels. Nous avions commis l’erreur de vouloir nous installer à la terrasse du café “La Renaissance”, un endroit chic de la ville. Le garçon est aussitôt venu nous déloger. “Vous risquez de salir nos chaises et nos tables”, a-t-il osé nous dire. Il est vrai que nos vêtements pas très propres étaient couverts de poussière. Mais de là à refuser de nous servir malgré l’argent posé sur la table, c’était insupportable pour nous. Il ne fallait pas s’énerver, il risquait d’appeler la police. Le garçon nous a montré un hammam de l’autre côté de la place. Une bonne idée, sauf qu’il a ajouté ce commentaire répugnant : “Frottez-vous bien la peau, avec un peu de chance elle sera moins noire, moins sale !” Le gardien du hammam nous a obligés à secouer nos habits dehors, avant d’entrer. Il avait raison car il y avait pas mal de sable. Le hammam était vide, sans lumière. Le concierge devait faire des économies et avait dû se dire : Je ne vais pas allumer pour des Noirs. “Klata” poussa un cri comme s’il avait été piqué par une vipère. “Ne t’en fais pas, ce n’est qu’un djinn”, lui dis-je en riant. D’après une légende, l’obscurité favorise la sortie de leur tanière des djinns. Après le bain, nous fîmes une réunion dans un petit restaurant de brochettes et décidâmes d’acheter de nouveaux habits. Il était important de passer inaperçu. “Klata” était furieux, il avait mal à sa piqûre, mais nous ne le prenions pas au sérieux. Il pestait en silence. « Je ne connaissais pas Marrakech, mais je savais qu’à la médina, il y avait un marché aux puces où on vendait des vêtements de seconde main à très bas prix. Ainsi nous aurions pour rien du tout des habits presque neufs portés par des bourgeois français ou américains. Sur ma chemise bleue étaient brodées les initiales J.B. “Le Ciel” affirma que ça avait dû être la chemise de James Bond. On me rebaptisa aussitôt “James Bond”. Je n’en avais ni la taille, ni l’âge, ni l’emploi, ni les performances physiques et sexuelles, mais cela me plaisait de croire que je portais l’une de ses nombreuses chemises. Je me disais : Je ne suis plus un Bidoun, je suis un Ji.Bi. « Nous avons décidé de nous répartir en trois groupes et de faire du stop, nous donnant rendez-vous à la gare routière de Casablanca. J’avais le soleil dans les yeux, je transpirais et j’avais peur de sentir la sueur. Je me souvenais de ce que m’avait raconté un jour mon père : “Cela avait été toute ma vie mon cauchemar, aussi bien à la maison qu’à l’école. Un jour, j’avais entendu la première épouse de mon père affirmer sur un ton sûr que les Noirs avaient une odeur spéciale, qu’ils avaient beau se laver, ils pueraient toujours. Elle disait : ‘Dès qu’un Nègre ou une Négresse lève le bras, vous êtes submergés par l’odeur de leur transpiration. Ça pue l’urine. C’est dû à la nature de leur peau, car la couleur noire empêche la peau de respirer, et tout sort ensuite par les aisselles.’ J’avais fini par être convaincu par ces bêtises et j’étais persuadé que je sentais mauvais après le hammam comme avant. Un jour je m’étais même fait des trous dans le bras pour que ma peau respire. J’étais fou. Nabou était horrifiée par ma réaction et m’avait dit que l’épouse blanche était tellement jalouse qu’elle ne savait plus quoi inventer pour nous faire partir. Elle avait ajouté en riant : ‘Tu sais ce que me disait mon père ? Il disait que les Blancs sentaient le cadavre ! Tu te rends compte ? Ainsi toi, tu sentirais la transpiration, et ton frère blanc sentirait le cadavre ! Nous sommes comblés par la bêtise, mon fils !’ ” En me rappelant cette histoire je n’ai pas pu m’empêcher de lever le bras et de sentir mon aisselle. « L’attente sur le bord de la route fut longue et pénible. La chaleur faisait circuler mon sang avec une rapidité qui m’effrayait. Je pris avec moi “Nuage” et “Boutête” quand un camion s’arrêta. Le chauffeur n’était pas marocain. C’était un Belge qui retournait au port de Tanger où il devait charger d’autres marchandises. Au début il ne dit rien, puis comme un flic il nous demanda si nous étions du Congo. « “C’est dommage, parce que les seuls Africains que je supporte sont les Congolais. « — Mais, nous avons des cousins au Congo ; ils sont formidables, ils travaillent chez vous en Belgique. « — Oui, mais moi je veux dans mon camion des Congolais, rien que les Congolais !” « Pendant qu’il parlait, il s’est mis à ralentir jusqu’à s’arrêter en bordure de route et il nous a jetés de sa cabine en criant ; comme s’il était soudain devenu enragé. Toutes les insultes racistes y sont passées. Cette mauvaise rencontre nous fit réfléchir et nous décidâmes de continuer à pied. “Boutête” eut envie de pleurer. Je lui donnai une tape amicale sur l’épaule et nous poursuivîmes notre chemin. « La marche entre Marrakech et Casablanca a été très dure, même si de temps en temps un camion ralentissait plus par curiosité que par générosité. Mes hommes ne parlaient pas, ne chantaient pas, marchaient en silence, les yeux sur l’horizon. Nous avons dormi dans les forêts et nous nous sommes partagé ce qu’il y avait à manger. L’argent était caché dans des ceintures en cuir, des dollars surtout. Des économies de plusieurs années, des années de privations avec cette idée folle et fixe, partir, quitter cette terre sèche et prendre la mer. Oui, la mer nous la prenions en plein visage dans nos rêves têtus, dans nos cauchemars. Et que de fois m’y étais-je noyé. Je criais et personne ne venait à mon secours. Aucun son ne sortait de ma gorge. Une nuit je m’étais retrouvé tout seul dans une barque pneumatique qui se dégonflait lentement, inexorablement. Tout autour de moi, la mer devenait un miroir brillant et la lune pleine se reflétait dans ce miroir alors que j’étais abandonné dans une solitude absolue. Ma voix s’était éteinte comme une lumière qui disparaît derrière la ligne de l’horizon. Je me vidais de mes forces. Le bateau pneumatique perdait ses formes, je coulerais quand il serait totalement plat. Je n’étais pas le seul à faire ce cauchemar récurrent. Il hantait nos nuits au point que nous redoutions le sommeil. Nous étions totalement obsédés par la traversée du détroit de Gibraltar. Il m’arrivait parfois de voir un corps enflé flotter sur l’eau. Parfois plusieurs corps, des enfants, des femmes dont certaines étaient enceintes. Je nageais à contrecourant, dégageant avec mes bras ces cadavres que la mer nous envoyait comme des messages pour nous aider à réfléchir. Pas besoin de réfléchir. Nous savions tout des risques et des dangers et pourtant nous nous entêtions dans cette folie. Et moi, petit-fils de M. Amir et de Mme Nabou, fils de Hassan frère jumeau de Houcine, demi-frère de Karim, marocain né à Tanger, moi, dernier rejeton d’une famille étrange, je faisais partie du voyage et du cauchemar. Impossible de revenir en arrière, de corriger la feuille où mon destin avait tracé une carte et un itinéraire du sud vers le nord. Il fallait tout oublier. J’avais tout mis de côté dans un coffre en bois ancien, fermé avec de grands cadenas dont les clés avaient été jetées dans la mer. Ce coffre était tantôt en bois, tantôt en fer. Parfois il voguait à la surface de l’eau, d’autres fois il tombait dans les fonds marins et se laissait apprivoiser par des poissons énormes. « Je pensais à mon oncle Houcine et me demandais s’il avait été plus heureux que mon père du fait de la couleur de sa peau. C’était un bon commerçant qui aimait beaucoup l’argent. Ses boutiques de cosmétiques ne désemplissaient plus. Il faisait des affaires et, avant qu’il ne se marie, je savais que bien des femmes s’étaient offertes à lui. Il m’avait un peu raconté ses ébats dans l’arrière-boutique. Moi, pudique et ténébreux, je n’osais pas lui raconter mes petites aventures. Il considérait qu’un jeune homme comme moi ne pouvait qu’avoir du succès auprès des filles. Quand il me posait des questions sur mes “conquêtes”, je répondais vaguement. Un jour, il avait tellement insisté que je lui avais raconté mon histoire d’amour avec la bonne de nos voisins. C’était une jeune femme discrète à la peau brune et aux longs cheveux que sa maîtresse lui interdisait de lâcher. Elle disait que c’était interdit par l’islam. Un matin, elle a profité de son absence pour monter à la terrasse et laver sa belle chevelure en chantant. Je l’ai observée. Je la trouvais très belle, attirante et assez mystérieuse. Je lui ai fait un signe. Elle a répondu par un rire, puis s’est penchée et a couvert la moitié de son corps avec ses longs cheveux. J’avais une orange, je la lui ai lancée. Elle l’a ramassée, a croqué dedans en me regardant comme si elle m’embrassait. Elle aspirait le jus et s’en délectait comme si elle n’avait jamais mangé de fruit de sa vie. Le lendemain je lui ai lancé une pomme. Elle l’a astiquée sur sa robe et l’a gardée pour plus tard. Nous avons pris l’habitude de nous observer, chacun sur sa terrasse. Il y avait le jeu avec les cheveux, puis la danse du ventre sur des chansons qui passaient sur Radio Tanger, puis il y eut le premier baiser quand elle m’a enfin demandé de la rejoindre. J’ai pris une échelle et me suis retrouvé dans ses bras comme un héros de film indien. D’ailleurs elle adorait les productions de Bollywood qui passaient au cinéma Rif au Grand Socco. Un jour que ses patrons étaient partis pour un mariage à Casablanca, elle m’a invité à la rejoindre dans leur chambre à coucher. Elle était nue, s’est mise à plat ventre et m’a dit qu’elle était vierge. Sans un mot, je l’ai retournée et nous avons fait l’amour normalement. Elle n’était pas vierge du tout. Pourtant elle jurait avec force qu’elle n’avait jamais fait l’amour ! Notre relation a pris fin le jour où ses patrons ont déménagé à Tétouan. « Depuis que je marche, je pense à Karim. Il me manque. Sa tendresse, son affection, ses grandes embrassades et ses mots me manquent. S’il était là avec moi, il m’aurait montré le chemin, le bon, le vrai. Il a toujours été notre lumière. Je l’imagine tout occupé à sentir des parfums, à les classer et à les commenter. Je l’entends me parler de mariage, me recommander de fonder une famille, d’avoir des enfants. Là, il est grave, il sait d’intuition que trouver l’élue est chose difficile. Avant de mourir, mon grand-père avait fait des recommandations à Ma pour marier Karim. Elle avait pensé un temps le marier avec une de ses nièces. Elle était certaine qu’elle le rendrait heureux. Mariage arrangé ? Oui, pourquoi pas, disait Ma. Mais considérant les difficultés que supposait ce projet, elle avait abandonné cette idée et Karim était resté célibataire. « Je me remémore aussi les souvenirs d’enfance que mon père m’a souvent racontés. Il semblait encore très affecté par la distance qui avait existé entre lui et ses demi-frères : “Quand nous étions petits, eux mangeaient à la table principale aux côtés de notre père. Mon frère et moi, nous attendions dans la cuisine qu’ils aient terminé, espérant quelques restes. Nabou nous préparait autre chose et nous nourrissait presque en cachette. J’en voulais à mon père qui ne réagissait pas. Sa faiblesse nous avait toujours inquiétés. Pourtant ce grand monsieur, respecté dans sa profession, aimé de deux femmes et de ses enfants, aurait pu être plus courageux et ne pas nous laisser manger comme des nécessiteux. Karim nous rejoignait souvent, s’asseyait avec nous et nous faisait rire. C’était sa façon d’être solidaire. Une fois il avait posé devant nous le tajine destiné à la famille blanche. Il nous dit : ‘Allez, on va manger ensemble, et eux mangeront nos restes !’ Il riait, et nous aussi. Batoule, la cuisinière, était arrivée comme une furie, nous avait arraché le tajine, l’avait arrangé et avait couru le poser à la table du seigneur. Le vendredi était le jour où Batoule cuisinait deux grands plats de couscous, l’un avec de la viande destiné à la famille blanche, l’autre, sans viande, pour les mendiants qui avaient l’habitude de venir manger sur le seuil de la maison. Un jour, mon frère et moi, nous nous étions mêlés aux pauvres et avions mangé avec eux. Lorsque notre père nous a surpris, il s’est mis en colère et a donné l’ordre de nous faire manger dorénavant à sa table. C’était une petite victoire dont Karim était fier.” « Sur la route, une seule fois, un autocar s’est arrêté, et le chauffeur nous a fait signe de monter. On a compris qu’il n’allait pas nous faire payer. Il m’a dit : « “De toute façon, je n’ai pas beaucoup de clients ; je vous ferai descendre avant l’arrivée à Casa afin que le patron ne vous voie pas. Il est méchant. Il ne croit ni en Dieu ni à son prophète. Il ne croit qu’à l’argent ; il est tellement riche qu’il ne sait pas combien il a, et il vit comme un misérable. Tfou !” Et il cracha. « Il nous a demandé ensuite si nous avions faim. Le graisseur nous donna des pains et des olives. C’était délicieux. Nous étions exténués ; cet homme nous avait été probablement envoyé par une de ces étoiles qui viennent au secours des gens désespérés. Il se doutait que nous allions tenter de traverser le détroit. Il nous a donné quelques conseils : « “Faites attention, les passeurs sont vos pires ennemis. Aucune confiance. Rien. Et puis ne vous fiez pas aux Marocains, pas tous, mais certains ne nous aiment pas.” « Là je le regardai fixement et compris qu’il était métis. « Comme prévu il nous a fait descendre un peu avant Casa. Le soir était tombé. Les lumières s’allumaient les unes après les autres. Il y avait beaucoup de circulation. Nous étions sur nos gardes parce que nous savions que cette ville n’était pas tendre avec les pauvres en général et les gens comme nous en particulier. On dit de Casa que c’est le poumon du Maroc. C’est surtout une ville industrielle, avec ses quartiers verts et huppés, et ses bidonvilles où les gens sont violents entre eux et où la vie a une valeur relative. Les pauvres y sont très pauvres et les riches très riches. Casa nous faisait peur. Nous ne devions surtout pas nous y attarder, nous n’y serions jamais en sécurité. « Nous y avons rencontré effectivement les pires difficultés. De la gare routière, où notre petit groupe s’est retrouvé, nous sommes partis au quartier du port à la recherche d’une pension bon marché ou d’un petit hôtel. Nous avions besoin de nous laver et de dormir. Mais dès que nous essayions d’entrer dans un de ces lieux, un gardien nous chassait en nous criant de retourner à notre brousse. Une fois, un agent de sécurité s’en est mêlé, il a donné un coup de sifflet qui a fait venir dans la minute une fourgonnette de la police. Trois policiers nous ont ceinturés, nous empêchant d’avancer. J’ai été désigné par mes compagnons pour leur expliquer notre situation : “Nous ne faisons que passer, leur dis-je, nous ne voulons nullement nous installer ici. C’est l’Europe que nous voulons atteindre. Soyez humains, laissez-nous poursuivre notre voyage…” « L’un des policiers était noir comme nous… La plus belle preuve que des Marocains pouvaient être noirs… Mais il était bêtement méchant, nous a traités de “Nègres”, de “Kahlouch”, d’“Azzi”, d’“Abid”… Je n’ai pas eu besoin de les traduire à mes compagnons, ils avaient compris : nègre, négro, esclave… Grâce à son supérieur, plus clément que lui, un homme blanc de peau, nous avons échappé à une arrestation. Le vigile a proféré quelques insultes à notre égard suivies de commentaires moitié en français, moitié en arabe : “Il ne manquait plus que ça ! Des Kahlouchs chez nous ! La police est trop gentille. Si ça ne tenait qu’à moi, tous à la mer, oui, à la mer. Ils n’ont qu’à nager jusqu’à Tarifa en Espagne !” « Ce cas du flic noir m’intrigua. Pourquoi était-il si malveillant, férocement raciste, buté et stupide ? Il devait probablement subir lui aussi un racisme de la part de ses collègues ou de ses supérieurs. Lui aussi devait être un fils d’esclave ramenée d’Afrique. Le fait de porter un uniforme et une arme lui donnait de l’importance. Mais sa rancœur, il devait la déverser sur ceux qu’il arrêtait, blancs ou noirs. Peut-être espérait-il un billet ou deux ? On savait que ça se faisait, mais c’était hors de notre portée. “Nuage” et “Boutête”, exaspérés par ce qui s’était passé, exprimèrent à leur tour leur haine des Blancs. Racisme contre racisme. Noir contre Blanc. Blanc contre Noir. Quelle étrange normalité. Difficile de lutter contre ce mal que traîne en lui chaque homme. J’aurais voulu donner une petite leçon de civisme à mes compagnons, mais ce n’était ni le lieu ni le moment. La fatigue et le désespoir étaient exacerbés. Je les regardais et il m’arrivait d’avoir pitié de nous tous. « Le petit hôtel sans étoile qui a fini par nous accepter s’appelait “L’Espérance”. Il était dirigé par une vieille femme qui fumait tout le temps, elle se faisait appeler “Hadjja”, comme on nomme les gens qui ont fait le pèlerinage. Mais tout de suite elle nous a avoué qu’elle n’avait jamais mis les pieds à La Mecque, qu’elle était juive et qu’elle avait résisté après la guerre des Six-Jours en juin 1967 aux pressions des agents du Mossad qui avaient tenté de la faire émigrer en Israël. Elle nous a raconté son histoire et nous a installés dans deux grandes chambres, nous mettant en garde contre les puces. Ses clients, a-t-elle dit, n’étaient pas de la haute. « Elle a esquissé le geste pour nous faire comprendre qu’il fallait payer d’avance, ce que nous avons fait sur-le-champ. Comme j’étais celui qui parlait le plus facilement, elle m’a pris par la main et m’a dit : “Viens boire un coup, j’ai envie de discuter, tu veux bien ? Je te ferai un bon prix pour la chambre.” « Je tombais de sommeil. J’ai bu une bière sans alcool et j’ai mangé le sandwich au poulet qu’elle m’avait préparé. Elle m’a parlé d’un fils que le Mossad lui aurait volé. Elle ne se résignerait jamais à tirer un trait sur cette histoire. Elle détestait Israël. Sa vie était là, à Casa et pas ailleurs. Quand je lui ai demandé si elle avait un mari, elle a tiré une longue bouffée sur sa cigarette, a regardé au loin puis m’a dit : “Ma plus belle histoire d’amour est tragique. Il s’appelait Si Mohamed, il était musulman, je me suis convertie à l’islam pour l’épouser. Mais sa famille n’a rien voulu entendre. Jamais une juive même convertie n’en ferait partie, jamais, criait son père. Évidemment mes proches ont réagi avec la même violence : Tu te rends compte, épouser un musulman, c’est trahir nos ancêtres, c’est nous planter un poignard en plein cœur, un jour ou l’autre ils nous tueront… Si Mohamed et moi avons pris la fuite. La police était à nos trousses, elle nous a rattrapés. Son père, de rage, l’a déshérité publiquement et banni à jamais de sa famille. Mes parents sont partis avec un groupe de juifs berbères, je n’ai plus eu de leurs nouvelles. J’ai pleuré, j’ai souffert, j’ai failli devenir folle, je crois que je suis folle. Quelque temps après ce drame, Si Mohamed, sans me prévenir, s’est levé au beau milieu de la nuit, s’est rendu sur la place où son père l’avait maudit en public et s’est pendu à l’arbre, un chêne de cent ans, sec et sans pitié. J’ai appris plus tard que sa mère en avait perdu la tête et que le père prospérait dans son commerce. Voilà ce qui s’est passé il y a bien longtemps maintenant dans la petite ville de Khémisset. Une ville traditionnelle, un bled de campagnards, des paysans analphabètes… Rien à voir avec Casa ou Rabat.” « Elle avait les yeux mouillés. Je me suis demandé si son histoire était vraie ou bien si elle l’avait inventée pour faire passer le temps. Comme si elle avait entendu la question que je venais de me poser silencieusement, elle s’est levée et est revenue avec un album de photos. Si Mohamed avait une fine moustache, il ressemblait à Clark Gable. Sur une photo, ils étaient tous les deux en maillot de bain, enlacés, heureux, ses cheveux à elle dessinant des boucles dans l’air. Ils étaient très beaux. Sur une autre encore elle posait, l’air grave, celui d’Ava Gardner dans sa maturité. Aujourd’hui, la pauvre, son visage était bouffi par l’alcool et le chagrin. Elle était si émouvante que j’ai cru à son histoire. « Le matin elle nous a offert le petit déjeuner, des beignets, des crêpes au miel, du thé et du café. Elle nous a donné quelques conseils pour nous rendre à Tanger : « “Prenez plutôt le train, le stop ne marche pas toujours. Vous pouvez tomber sur des gens bien mais c’est rare. Ici comme d’ailleurs partout, on n’est pas très tendre avec les pauvres surtout quand ils sont noirs. Le train est mieux, prenez vos billets, soyez en règle afin qu’on ne vous réclame pas vos papiers. Vous les avez détruits, n’est-ce pas ?” « Nous n’avons pas répondu. « Le train est parti à l’heure. Dans notre compartiment un homme passait son temps à manger. Il nous a proposé de partager ses nombreux sandwichs. Il était inquiet et le fait de se nourrir de manière compulsive semblait le rassurer. De temps en temps il rotait, prononçant juste après la formule “Hamdoulillah” (merci à Dieu). Arrivé à Kénitra, il s’est endormi. Ses ronflements étaient plus forts que le bruit du train. Une jeune femme, les cheveux couverts par un joli foulard, est entrée dans le compartiment. Elle avait l’air inquiet comme si elle fuyait quelqu’un. Un homme, plus âgé qu’elle, s’est précipité sur elle et l’a obligée à le suivre. Nous ne comprenions pas ce qu’il disait mais sa violence était celle d’un homme jaloux, pas très sûr de lui. Elle a essayé de se dégager de son bras et est tombée sur moi. Je me suis levé et l’ai aidée à se mettre sur pied. Là, l’individu m’a jeté un regard plein de haine et a craché par terre. Il a dit en français : “Il ne manquerait plus que ça, les Nègres qui draguent nos femmes !” « Le contrôleur était un type grand de taille, aimable et souriant. Quand il a pris nos billets pour les oblitérer, il m’a regardé fixement et m’a dit : “Toi, il me semble que je te connais, tu ne serais pas de Tanger ?” Je lui ai répondu qu’il faisait erreur, que je n’avais jamais mis les pieds à Tanger… Le train s’est arrêté à Assilah, une petite ville sur la mer. Des gendarmes armés sont montés à la recherche d’un fugitif. J’ai entendu dire qu’il était barbu et qu’il avait des explosifs sur lui. Tout le train était en émoi. À un moment il y a eu beaucoup de bruit. Les gendarmes avaient réussi à l’attraper et le désarmer. Il s’apprêtait apparemment à se faire exploser à la gare de Tanger. Quand le train a redémarré, nous nous sommes sentis soulagés mais inquiets. Un passager nous a expliqué que la police marocaine était d’une efficacité redoutable, elle était capable de démanteler n’importe quelles cellules terroristes en formation. Le pouce en bas, il m’a dit : “Al-Qaida, walou au Maroc…” « Nous sommes arrivés à Tanger dans l’après-midi. J’ai vu partir le couple qui s’était disputé. Ils se tenaient par la main et de temps en temps ils s’embrassaient. C’était bizarre. Je renonçai à comprendre ces gens-là. J’eus une impression étrange, comme si je découvrais cette ville pour la première fois. Rien n’avait changé depuis mon expulsion. L’avenue d’Espagne était toujours fréquentée par les familles qui achetaient des glaces à la Valenciana. La gare ferroviaire avait été déplacée en dehors de la ville, et transformée en commissariat de police. L’entrée du port était toujours surveillée. Des vendeurs de billets de bateau couraient derrière les voitures des immigrés. Des femmes noires avec un bébé dans les bras mendiaient. D’autres mendiantes les chassaient. Je me dis que la misère rendait les malheureux très méchants entre eux. Racisme tous azimuts, Blancs contre Noirs, Noirs contre Blancs. Si ces gens-là étaient pleins d’argent, ils seraient courtois entre eux, se congratuleraient en buvant un verre à la terrasse d’un grand hôtel. J’observais tout cela avec détachement. J’étais chez moi et ailleurs. J’étais étranger et pourtant d’ici. Drôle de sensation. Il me fallut lutter contre l’envie de tout abandonner et de rejoindre ma famille. J’étais tenté de faire faux bond à mes compagnons, mais je devais aller jusqu’au bout. J’étais curieux et en même temps, je craignais le pire. « Le groupe était décidé. Moi, j’avais un doute. Je leur dis qu’avant de tenter le passage, il fallait bien réfléchir, se renseigner, prendre toutes les précautions nécessaires, et ne surtout pas sortir son argent tout de suite. Depuis que j’étais de retour à Tanger, de noir, j’étais redevenu blanc, enfant de cette vieille ville où toutes les magouilles sont possibles. Mon voyage de Dakar à Tanger avait été long et pénible. Je savais à présent mieux qui j’étais. Ma peau bien sûr n’avait pas changé en route. Ni peau noire ni masque blanc. Raciste, je l’étais devenu par moments, à force d’entendre ces insultes jetées sur mon passage. J’en voulais tellement à ces pauvres qui se croyaient supérieurs parce qu’ils étaient moins foncés que moi. « Nous avons décroché un rendez-vous avec un certain Roubio qu’on appelait ainsi parce qu’il se faisait teindre les cheveux en blond. Il devait nous mettre en contact avec un agent de Dib, le célèbre mafieux dont personne ne connaissait le visage, qui était aussi bien trafiquant de kif que passeur de clandestins. On nous a dit de l’attendre la nuit dans un café du Socco Chico. C’était lui qui nous reconnaîtrait. Ses informateurs le mettaient au courant de tout. « Le “Café” Central était vide. Il était tard. De temps en temps le garçon venait nous dire : “Vous attendez le patron ? Patience, il lui arrive d’avoir plusieurs heures de retard ou de ne pas venir du tout, patience mes amis !” Dans la rue, des clochards cherchaient où dormir. Des enfants se disputaient un mégot par terre. Une vieille femme marchait péniblement. Deux touristes s’installèrent sur la terrasse, vite rejoints par un type d’une maigreur cadavérique. Il leur demanda de le suivre. Le garçon du café me lança un regard pour me signifier qu’il s’agissait d’hommes qui aiment les garçons. Je ne dis rien. La nuit, Tanger retrouvait sa légende, ses bandits, ses paumés et ses drogués. Nous, nous attendions l’homme qui allait décider de notre sort. Demain nous pourrions être soit en Espagne, soit en prison ; soit au fond du détroit là où les eaux se mélangent, où la Méditerranée rencontre l’Atlantique. Nous étions tous très fatigués. Nos yeux étaient vides. Nos visages froissés par ce long voyage. Je vis passer trois Africains, bien habillés, qui pressèrent le pas quand ils nous remarquèrent. Qui étaient-ils ? Le garçon du café m’informa que ceux-là venaient d’avoir leur carte de séjour et de travail ; ils avaient été régularisés avec des milliers d’autres. Il ajouta : “Le Maroc ne veut pas qu’on dise de lui qu’il est inhospitalier. On régularise à tour de bras. C’est ce qui vous arrivera de mieux si vous décidez de rester ici. Mais n’en parlez pas au patron, s’il apprenait ce que je vous ai dit, il me virerait.” « Vers 1 heure du matin une grosse Mercedes noire aux vitres teintées s’arrêta enfin devant le café. La rue était piétonnière, mais certains s’autorisaient à passer outre. Un grand bonhomme en descendit, il tourna la tête à droite puis à gauche, parla dans un micro accroché au revers de sa veste, puis fit signe que tout était sous contrôle. Un petit homme, chétif, le visage ridé, apparut. Le garçon du café se précipita et lui baisa la main. Un des gardes vint nous voir et nous demanda le mot de passe. “L’Afriqueestmalpartie”, dis-je à toute vitesse. « Il répéta lentement : “L’A-fri-que-est-mal-par-tie.” « “Vous avez l’argent ? « — Nous voulons parler avec Roubio. « — Vous croyez que Roubio se déplace pour si peu de chose ?” « Chacun sortit son petit magot enveloppé dans plusieurs torchons et le tendit à l’homme qui était devant nous. Il téléphona, j’entendis le mot “météo” puis “vent d’est”. « “La traversée aura lieu cette nuit, vous avez de la chance, le temps est mauvais, le vent d’est est fort. Normalement ça décourage la Guardia civil. Avant, nous faisions les traversées par beau temps, c’était une erreur, nous étions vite repérés.” « Il compta l’argent, le mit dans un sac en plastique El Corte Inglés, s’engouffra dans la voiture qui démarra très vite. Il fit marche arrière, sortit sa tête par la vitre et appela le plus grand de taille d’entre nous, celui qu’on surnommait “le Ciel”. Il lui parla dans l’oreille durant une bonne minute, puis redémarra à toute allure, disparaissant dans la nuit de la médina, décor parfait de film noir. « “Alors c’est quoi le message ? « — Rendez-vous à 3 heures du matin précises à la Merkala, à la pointe avancée bleue à l’est du phare. Attention, il y a des chiens méchants. Il nous faudra être très discrets et calmes. Un homme viendra nous chercher un par un. Il faudra aussi être très patient, m’a-t-il dit.” « C’est alors que j’ai eu l’intuition qu’il n’y aurait pas d’embarquement. C’était du vent, du pipeau. Ça se voyait de loin. Mais je n’ai rien dit. Je suis parti avec eux à la Merkala. Le gardien du phare refusa de nous laisser passer. Le grand type lui répétait le mot de passe, en vain. Le gardien voulait de l’argent, on n’en avait plus. Quelqu’un a tenté de sauter la barrière, deux chiens enragés l’en ont empêché. On a raclé le fond de nos poches et on lui a glissé quelques pièces. Il a ouvert les barrières, a retenu les chiens et nous a montré la pointe bleue – dans la nuit on ne distinguait pas bien les couleurs – puis il a disparu, probablement pour aller dormir profondément. « Silence pesant et absurde. Angoisse visible sur les visages. Tant de sacrifices, tant de chemin parcouru pour cet instant décisif, primordial, un moment où notre vie est face à elle-même. Bientôt on saurait : la vie, la mort, la fin ou simplement la trahison. La pointe bleue, c’est là que la Méditerranée rencontre l’Atlantique. « Le temps passait avec une lenteur cynique. Le vent d’est agitait les arbres. On ne sentait même plus la fraîcheur de l’air tellement on attendait. Quelqu’un a vu des ombres, un autre a reconnu un ancêtre sorti de sa tombe qui nous aurait suivis depuis le Sénégal. Moi je n’ai rien vu que la mer. Le vent d’est fabriquait des petits moutons blancs qui apparaissaient puis disparaissaient. La lumière changeait, devenait plus claire. Pas la moindre barque à l’horizon, rien, personne, pas même une sirène en plastique ou un cheval en bois pour nous venir en aide. Seules quelques rafales de vent nous rappelaient à notre condition. Et puis le soleil a percé brutalement comme pour nous signifier que la partie était finie. On s’est regardés, on a baissé la tête, et on a quitté le phare sans dire un mot. Le gardien a ouvert silencieusement la grande porte, n’osant pas nous regarder en face. Les chiens n’ont pas bougé. Notre défaite était très amère. “Le Ciel” cachait son visage entre ses mains pour pleurer. “Nuage” se défoulait en jetant des pierres du haut de la falaise. Les autres étaient muets. « Nous sommes retournés au café. Les serveurs avaient changé. Personne n’a pu nous renseigner. Pourtant nous n’avions pas rêvé ; nous étions bien là hier soir… Un consommateur qui comprit notre drame se pencha vers moi et me dit : “Ne vous fatiguez pas. La police est sur les traces de Dib, quant à Roubio, il est en prison depuis ce matin à Almería. Votre argent, vaut mieux l’oublier, pour le moment. Je suis de la police, je suis au courant de tout. Nous avons des instructions pour lutter contre les trafiquants d’êtres humains. Je peux vous aider en attendant.” « Mes compagnons ont refusé. Plus confiance. Ils ont disparu dans la foule du vendredi qui s’apprêtait à aller à la mosquée. Notre groupe n’existait plus, j’étais de nouveau seul à présent. Je n’eus aucune envie d’aller prier, ni de réclamer justice à Dieu de mes malheurs. Il y a longtemps que j’avais compris que quand les pauvres, les laissés-pourcompte, les braves paumés demandaient compassion et miséricorde à Dieu, ils n’obtenaient rien. Pire, seuls les salauds, les voleurs, les exploiteurs, les criminels, les imposteurs s’épanouissent, s’enrichissent et s’en vont ensuite laver leurs péchés à La Mecque. C’est la victoire de l’hypocrisie sur la justice. J’en étais incapable. « Après une si longue marche, tant de jours de souffrances, nous avions donc été dépouillés de tout, en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire ! Je restai là, abasourdi devant mon café crème tiède, payé avec les dernières pièces qu’il me restait, la vue brouillée par la découverte de tant de malheur. Le café servait ses habitués du matin. Je décidai de ne pas bouger, de ne pas parler, de ne pas crier. Tout est devenu noir, le ciel comme les visages, les murs et les arbres. Ma peau se reflétait dans tout ce que je voyais. « Noire, absolument noire, ma peau était noire jusque sous mes pieds, comme si je les avais peints avec de l’encre de Chine. Mes paumes de main aussi. Plus la moindre ambiguïté maintenant. J’étais totalement noir. À quoi bon rappeler la peau blanche de mon grand-père ? Personne ne me croirait, ne prendrait au sérieux mon histoire si je la racontais. Ma peau noire était mon identité, double, triple, métisse, trouble, blême, brûlante et même infernale. Elle révélait le Nègre en moi, rappelait mes ancêtres déportés de l’île de Gorée vers les Amériques. Ma peau privée de trous pour respirer et mon âme peinte en noir indélébile faisaient de moi un homme libre et prêt à défendre cette liberté par tous les moyens, la défendre et suivre la voie qu’elle m’indiquerait. « Je suis resté assis là toute la journée, comme une pierre, une grosse pierre, un rocher plein de haine et de colère, habité par de terribles songes. Des enfants s’arrêtaient et me regardaient comme une statue vivante. Ils partaient en riant. De temps en temps un garçon me ramenait une autre tasse de café crème, offerte par la maison. Une fois, il m’a tendu une cigarette. Je l’ai prise et l’ai mâchouillée puis j’ai recraché le tabac. Ma salive était jaune et amère. Ma peau changeait de couleur comme si le soleil en passant sur moi me lavait, faisant disparaître la noirceur de mon corps qui était aussi la noirceur de mon âme. Une partie de ma vie s’en allait. Mon corps changeait d’apparence, la tête me tournait, mes pieds bougeaient tout seuls, je ne savais plus où j’étais ni qui j’étais. Après un long moment de silence ou de bruit intense, je ne m’en souviens plus, une main s’est posée sur mon bras et une voix m’a dit : “Viens, rentrons à présent.” » Chapitre 8 Pendant tout le temps qu’avait duré le voyage de Salim, Hassan s’était démené pour essayer de retrouver sa trace. Il y avait certes le télégramme envoyé d’un bureau de poste à Dakar, mais cela faisait plus d’un an que la famille n’avait reçu de ses nouvelles. Régulièrement Hassan allait voir un flic qu’il connaissait un peu et qui avait l’air assez compréhensif. Il lui offrait un parfum pour sa femme et lui demandait : « Pas de nouvelles ? — Rien à signaler », lui répondait-il. Apparemment le sort d’un jeune Noir disparu dans la nature n’intéressait pas ses supérieurs. Un jour, pour le rassurer, le flic lui dit, après quelques bières : « Tu sais, les disparus, ça n’existe plus aujourd’hui. Avant, oui, c’était possible, à l’époque que vous appelez les “années de plomb”. Je venais juste de commencer dans le métier et je ne posais pas beaucoup de questions, mais je savais que des gens gênants disparaissaient et qu’on ne les retrouvait jamais. Mais tout ça, c’est fini maintenant ! Tu peux te tranquilliser, ton rejeton doit faire la fête quelque part à Ibiza ou à Marrakech ! Tu verras, un jour, il surgira comme une fleur, t’inquiète pas. » Malgré tout Hassan avait peur. Peut-être son fils était-il victime d’une erreur. Quelqu’un avait mis de la drogue dans sa poche, ou il avait été pris pour quelqu’un d’autre… Il évitait d’aborder le sujet avec sa mère qui, patiente et sage, priait tous les soirs et attendait le retour de son petit-fils. Mais il lui arrivait de se confier à Karim, qui, avec son sourire et sa tendresse, l’apaisait lui répétant : « Sa… Salim va venir… suis sûr… va bien. » Les mois passaient sans nouvelles de Salim. Au printemps, la maison fut préparée pour Ralph et Juan Carlos qui venaient y fêter l’anniversaire de leur mariage. Ils avaient prévenu Nabou quinze jours avant pour que tout soit parfait. Comme Hassan était déprimé, c’était Houcine qui était venu aider sa mère à préparer la réception. Parmi les garçons qui devaient faire le service, il y avait un Noir qui s’appelait Alaindelon. Il venait du Mali et travaillait chez un antiquaire anglais qui avait pris sa retraite à Tanger. Il avait depuis quelque temps ses papiers en règle. Houcine lui posa des questions, en lui dissimulant l’histoire de sa famille et le sort préoccupant de Salim. « Et le racisme ? lui demanda-t-il. — Le racisme c’est d’abord la pauvreté. J’évite de me trouver avec des Blancs et surtout de leur demander quoi que ce soit. Ils sont pleins de préjugés. » Après un moment, Houcine lui demanda comment l’Anglais se comportait avec lui. Alaindelon soupira puis dit : « Nécessité oblige ! » Houcine n’insista pas, il comprit qu’il devait de temps en temps satisfaire quelques demandes gênantes. Ces choses-là, on n’en parlait pas. Houcine se rappela les innombrables incidents qu’il avait vécus avec son frère. Il avait toujours admiré son sang-froid, sa patience et son intelligence. Il ne répondait jamais aux insultes racistes et refusait toujours de se battre. Ça s’arrêtait toujours assez vite sans jamais dégénérer. À la mosquée, où il se rendait rarement, personne ne lui manquait de respect. Mais sa foi n’était pas très solide et il se tenait à l’écart de tout ce qui était religieux. Rien à voir avec leurs demi-frères, Mohamed et Aziz. Partis au Caire, l’un pour étudier la philosophie, l’autre l’architecture en terre selon la tradition de Hassan Fathi, ils avaient été détournés de leurs projets par les Frères musulmans pour devenir des théologiens devant diffuser le rite pur et dur du wahhabisme, du nom d’un Séoudien du dix-huitième siècle obsédé par la vertu et l’application à la lettre des préceptes de l’islam. Ils s’étaient laissé pousser la barbe, la teignaient au henné, portaient des tchamirs blancs, sortes de longues djellabas, et faisaient le tour des maisons pour répandre la bonne parole. Les gens les renvoyaient poliment en leur disant qu’ils n’avaient pas besoin de leurs conseils pour être de bons et paisibles musulmans. Ils avaient essayé ensuite avec Hassan et Houcine qui les avaient écoutés sans répondre à leur discours bien rodé. Nabou n’était pas intervenue, elle les avait laissés se débrouiller avec ces frères qui prétendaient résoudre tous les problèmes avec la religion. Elle disait qu’on avait dû leur laver le cerveau. Karim, lui, avait réagi en revanche assez mal à leur prêche. Il avait dit un seul mot : « Violents. » Pourtant ils n’avaient pas d’armes et n’étaient pas menaçants, mais il avait senti la violence contenue dans leur cœur, il avait lu sur leur visage quelque chose qui lui avait fait peur. Après ça, ils étaient repartis comme ils étaient venus, probablement chargés de prêcher ailleurs, en Mauritanie peut-être où existait alors une confrérie formée et préparée dans les mêmes écoles qu’eux. Nabou avait deviné la raison de la longue absence de son petit-fils. Et quand Salim, un matin, se présenta à la porte de la maison, elle savait d’où il venait et ne lui demanda rien. Après avoir baisé les mains puis le front de sa grand-mère, il se mit à pleurer dans ses bras comme un petit enfant qui aurait fait une fugue. Il se rendit compte soudain des soucis et des angoisses qu’il avait causés à sa famille. Il aurait pu donner des nouvelles, faire parvenir un message, une lettre, une carte postale, pour les rassurer sur son état. Au lieu de quoi il avait envoyé un jour ce télégramme et puis plus rien pendant des mois et des mois, au point de passer pour mort. Mais ça avait été plus fort que lui. À partir du moment où il s’était retrouvé embarqué dans la fourgonnette de la police et que personne ne prenait au sérieux ce qu’il disait, la couleur de sa peau était devenue sa seule identité, sa seule raison d’exister. Le soir de son retour, Salim, Hassan son père, Houcine et Karim, ses deux oncles, se retrouvèrent au hammam. Comme Nabou, aucun d’eux ne posa de questions. Ils étaient heureux de se retrouver, unis, décidés à aller de l’avant. Amaigri, les traits tirés, Salim les rassura sur sa santé. Il leur dit en riant : « J’ai fait de la marche, il paraît que c’est le meilleur des sports. » Après un moment, Houcine lui dit : « Si tu veux t’en sortir, il te faut un travail. » Il se trouvait qu’un de leurs cousins, fils unique de l’oncle Brahim, voulait passer la main avant de prendre sa retraite. Après l’indépendance du Maroc et la réintégration de Tanger, Brahim avait transformé ses bureaux de change en agence d’assurance, que dirigeait encore son fils. Salim accepta aussitôt la proposition, c’était un travail tranquille et des horaires réguliers, il pourrait reprendre pied à son rythme. Les premières semaines à l’agence se passèrent sans problème. Calme et posé, Salim était un employé modèle auquel on ne pouvait pas faire de reproche. Il se sentait bien de nouveau et voulait recommencer à faire de la photo. Un matin, il mit ses habits neufs, se rasa la barbe et se présenta très tôt au commissariat du deuxième arrondissement. Il espérait récupérer son appareil photo que la police lui avait confisqué. Il y avait là un va-et-vient incessant. Des flics en civil qu’on reconnaissait à leur manie de parler dans un talkie-walkie d’où s’échappait en retour une voix à peine compréhensible. Des femmes, des paysannes, assises sur un banc, qui attendaient, résignées, on ne sait trop quoi. Des jeunes qui jouaient sur leur téléphone. Des femmes, ramassées la nuit, qui somnolaient dans un coin. Un flic réclamait son thé à la menthe, le garçon s’était trompé et lui avait servi un café au lait à l’espagnole. Il hurlait : « Je déteste le café au lait ! » Salim ne sut à qui s’adresser. Il s’approcha d’un homme en uniforme. Il était gradé. Il lui demanda s’il pouvait lui parler. Il entendit : « Pas le temps ; va voir Zrirek, il peut te renseigner. » Salim comprit qu’il l’adressait à un agent aux yeux bleus. Il l’aperçut de loin, se rappela ses mésaventures, et se dit : J’ai vraiment pas de chance. Ce type va être mauvais avec moi, c’est à peu près sûr qu’il va faire de l’excès de zèle. Salim se présenta : « Bonjour, je m’appelle Salim Ben Hassan, je suis domicilié chez ma grand-mère Nabou, qui travaille pour M. Ralph, à la Casbah… Je voudrais récupérer mon appareil photo Canon que vous… » L’agent le regarda et éclata d’un rire nerveux. « Quel appareil ? Qui est ce Ralph ? Encore un de ces pédés qui se la coulent douce là-haut ? » Salim tenta de lui raconter l’épisode de son arrestation un an plus tôt avec d’autres Noirs… « Ah oui, je vois. Tu es le mec qui prend des photos pour les vendre à des journaux étrangers et donner une mauvaise image de notre pays ! Un traître quoi ! S’il n’y avait les droits de l’homme et tout ce bazar des associations, je te mettrais au trou direct et on n’entendrait plus parler de toi ! Mais tu as de la chance, aujourd’hui on ne peut plus faire notre travail comme on l’entend. — OK. Alors rendez-moi mon appareil photo, c’est mon gagne-pain, je suis journaliste free lance… — Free quoi ? — Je suis indépendant, je ne suis pas rattaché à un seul journal ! — Alors c’est pire ! Tu sévis partout. Fous le camp et ne reviens plus… » Salim comprit qu’il ne devait pas insister. Il sortit de là déprimé. Cet appareil coûtait cher, il avait économisé longtemps pour l’acheter au seul commerçant indien qui restait à Tanger, installé rue de la Liberté, juste avant Socco Grande. Il était à présent convaincu qu’il n’avait pas d’avenir dans ce pays. Vers 10 heures, Salim partit rejoindre son cousin à l’agence. Il s’ennuya toute la journée, passant son temps à regarder les bateaux quitter le port en partance pour Algésiras ou Tarifa. De temps en temps une barque filait à toute allure. Il s’imaginait aux commandes. Son cousin vint plusieurs fois le rappeler à l’ordre. Il devait rédiger des polices d’assurance, les clients attendaient, il ne pouvait pas rêver. Mois après mois, l’inquiétude se mit à le gagner de nouveau, sans qu’il sache pourquoi. Quelque chose le travaillait, il doutait de nouveau de son identité. Les photos qu’il prenait avec son téléphone n’étaient pas de bonne qualité. Il ne les publiait pas sur sa page Facebook. Il s’était détaché des réseaux sociaux. Il tenait absolument à récupérer son appareil Canon. C’était devenu son obsession. Il en parla à son père. Un soir, au moment où le commissariat se vidait, Hassan entra et essaya de fouiller un bureau. Son copain flic le surprit. Il lui dit : « Mais tu es fou ! Qu’est-ce que tu fais ? Ton fils est revenu, que viens-tu chercher ici ? » Il lui parla de l’appareil photo. « Là ça me dépasse, répondit le flic, il faut voir plus haut. » Hassan s’en alla avec la nette impression d’accumuler les échecs. Il aurait tant voulu montrer à son fils qu’il était capable de l’aider. Il se présenta chez l’Indien de Socco Grande pour acheter le même appareil photo. Malheureusement il n’y en avait plus. Cette nuit-là, une voix ou un éclair fit sursauter Salim comme un appel venu en rêve, comme si quelqu’un venait d’entrer dans sa chambre pour lui intimer l’ordre de se lever et de prendre la route vers Tétouan puis Ceuta. Là, des jeunes gens, peut-être ses compagnons africains, l’attendraient. Il pensait souvent à eux et se demandait ce qu’ils étaient devenus. Il lui arrivait de se sentir coupable de les avoir abandonnés. Salim se leva, se lava à peine le visage, enfila deux pantalons en coton gris, un pull, une vieille parka, fouilla dans un tiroir, prit de l’argent et sans se retourner descendit la pente de la Casbah à toute vitesse jusqu’à la gare routière où il monta dans un taxi collectif, direction Tétouan-Mdiq-Ceuta. Il pleuvait. Le vent redoublait de férocité. Les arbres se perdaient dans un grand tourbillon. Salim n’en avait que faire. Les intempéries ne l’effrayaient plus. Recroquevillé sur le siège arrière de la vieille Mercedes, il s’était collé à un vieillard endormi. Celui-ci était froid. Peut-être était-il mort. Salim se mit à penser à son père. Il avait honte. Tant de tristesse dans le regard de cet homme qui n’avait rien réussi dans sa vie. La peau noire n’est pas une excuse, se dit-il. L’idée de venger ce père qui portait la défaite sur le visage, sur tout le corps, lui donna du courage. Il vit sa grand-mère. Elle avait le regard des mauvais jours. Il chassa ces images de son esprit, ferma les yeux, et eut envie de pleurer. Pas question. Il était décidé à tenter sa chance loin, très loin. Il pensait à l’Amérique. Inaccessible. Le Canada. Oui, pourquoi pas. Vancouver. Il répéta ce nom puis préféra regarder les trombes de pluie masquer la route et le paysage. Tant mieux, se disait-il, je partirai dans le mystère de cette brume épaisse et glaciale. Personne n’ira me chercher là. Il pensa ensuite à Cuba. Peut-être y retrouverait-il sa mère ? Nabou lui avait un jour raconté l’histoire de sa naissance. Il était prêt à n’importe quelle aventure. Mais l’Europe était à sa portée. Ceuta est en terre marocaine, c’est même une ville marocaine occupée par l’Espagne depuis cinq siècles. Un bout d’Europe en pleine terre marocaine, africaine. Pourtant c’est de là qu’il embarquerait pour Tarifa ou Algésiras. La suite, il la laissait en suspens. Le lendemain matin, en se réveillant, Nabou secoua Hassan, quelque chose s’était passé. Salim avait quitté la maison aux aurores. Son lit était fait, ses affaires bien rangées, mais il manquait le sac à dos en cuir de brebis. Dans le tiroir de la petite commode, il y avait ses papiers d’identité. Hassan comprit tout de suite que Salim était parti tenter une traversée vers l’Espagne. Il s’effondra. Son fils avait été humilié au commissariat et n’avait pas surmonté cette ultime vexation. Lui, si rebelle, si fougueux et si attaché à son indépendance, sa liberté. Hassan regarda au loin les côtes espagnoles, bien visibles ce matin : « Sera-t-il plus heureux là-bas ? » Nabou lui avoua avoir donné à Salim un peu d’argent. Il avait prétendu qu’un ami lui avait prêté une somme et qu’il devait absolument la lui rendre. Hassan comprit que c’était pour payer le passeur. Il sortit aussitôt et d’un pas rapide retourna voir son copain flic pour lui demander de l’aider. Le flic n’était pas là, on lui dit qu’il était en déplacement. Hassan repartit persuadé qu’un drame allait se produire. Salim s’était certainement rendu à Ceuta, Melilla étant trop loin de Tanger. Depuis quelque temps, c’était par là que les candidats à l’immigration clandestine tentaient le passage. La plupart se faisaient prendre et refouler par les deux polices : la marocaine et l’espagnole. Il appela Houcine pour le prévenir. Son frère le rassura : « Ne t’inquiète pas, Salim ne va pas brûler. Il n’a pas le profil d’un harraga, il doit avoir un rendez-vous avec une jolie fille, c’est tout. » Hassan raccrocha et se demanda : C’est quoi au juste le profil d’un harraga ? Quelqu’un qui brûle ses documents d’identité et tente la traversée vers l’Europe ? Avoir été humilié dans son pays ? Ne pas trouver de travail et être persécuté par la police ?… Il rentra seulement en fin de journée, prit un calmant et s’endormit. Durant la nuit, à l’entrée de Ceuta, la Guardia civil tira sur une foule de Subsahariens qui essayaient de forcer le grillage installé sur un lieu de passage ; il était infranchissable. Un agent tira d’abord en l’air, s’ensuivit un mouvement de panique. Salim était en première ligne, accroché au grillage que la pluie violente et les bourrasques rendaient chancelant. Il reçut en plein cœur les balles de la deuxième rafale de mitraillette. D’autres furent blessés. La plupart réussirent à s’enfuir. La police s’empressa de cacher le corps de Salim dans la morgue de Ceuta et consigne fut donnée de tout nier. Après tout, cet homme n’avait aucune existence légale, pas de document d’identité, pas de trace d’une quelconque appartenance. Personne ne traverserait l’Afrique subsaharienne pour réclamer le corps d’un « migrant inconnu ». Telle était, du moins, la conviction de la police espagnole. Mais pas celle de quelques-uns des refoulés qui, repartis tôt le matin à Tanger, se mirent à leur arrivée à parler, raconter comment, cette nuit, un jeune homme beau et sympathique avait été assassiné par la police des frontières. Hassan perdit connaissance quand il entendit des gens évoquer cette affaire dans un café. Il avait immédiatement compris qu’il s’agissait de son fils. À peu près au même moment, le médecin de la morgue, passé plus tôt que d’habitude, trouva dans la poche arrière du pantalon de Salim une carte postale écrite à l’avance à l’adresse de Mme Nabou, Maison Ralph et Juan Carlos, Casbah, Tanger, Maroc. Le numéro de téléphone était dans l’annuaire. Il appela aussitôt la famille pour la prévenir. Karim savait que quelque chose de très grave venait d’arriver. Il avait vu en rêve son neveu courant sur la surface de la mer. Il s’était dit : Ce n’est quand même pas un prophète, je n’aime pas cette image. Le matin, il était allé se blottir dans les bras de sa mère et avait pleuré en silence. Dans l’après-midi, Nabou, durement frappée par ce grand malheur, décida de réunir tous ses enfants dans la maison de Ralph et Juan Carlos. Hassan était effondré. Ils avaient décidé de dormir tous là et d’entourer Hassan de leur amour. Ce fut l’unique fois où il parla de la mère de Salim, qu’il regrettait de ne pouvoir prévenir. Quinze jours plus tard, la police débarqua à la maison. Un agent en civil demanda à Nabou à voir Hassan, le père de Salim. « Nous avons besoin de lui poser quelques questions. De la simple routine… » Il n’était pas là, elle leur donna l’adresse de la boutique de Houcine où Hassan travaillait ce jour-là. Son frère lui avait demandé de l’aider, il devait recevoir des commandes importantes, vérifier la livraison et ne pouvait pas tenir le magasin seul. Les flics l’interpellèrent sans violence. Un peu comme on propose à quelqu’un de prendre un café pour bavarder sur l’état du monde. Hassan, bien qu’excédé, en conclut que ça n’irait pas très loin. Il connaissait bien les rouages de la police et ses manières. Il pensa à un certain moment à ses demi-frères devenus Frères musulmans. Peut-être que la police voulait des renseignements sur eux. Ou sur Salim ? Il se rappela soudain l’affaire de l’appareil photo. Mais il faisait fausse route. Au commissariat l’interrogatoire prit très vite un tour absurde : « Nom, prénom, date et lieu de naissance. » Pourquoi lui demandaient-ils cela, ils savaient parfaitement qui ils avaient en face d’eux, puisqu’ils étaient venus l’arrêter… Hassan décida de ne faire aucun effort. Il leur répondit : « Je veux boire un café et lire le journal. » Désespéré par la mort de son fils, il n’avait que faire de leurs questions. Il était ailleurs et considérait que, de toute façon, son sort était réglé. Il finit par leur répondre avec nonchalance, tantôt en arabe, tantôt en français, ce qui énerva les policiers qui le firent répéter plusieurs fois. Un petit flic rondouillard, portant un vieux costume marron, une chemise grise et une cravate foncée, hurla à son oreille : « Si toi, le noireau, tu es le fils d’un nommé Amir, et ben moi je suis peutêtre le fils caché de la reine d’Angleterre. » Le ton montait tellement que Hassan décida de dire n’importe quoi. « Ma mère est un arbre et mon père un cheval ! — Tu te fous de nous ? — L’Afrique est mal partie ! — Tu fais le fou pour nous mener en bateau. On connaît la technique. Tu vas pas t’en sortir aussi facilement. Nous avons des photos où on te voit à Hay Saddam, une banlieue à risque. Tu es entouré de Noirs, bien à ton aise, que fais-tu avec eux ? Que leur racontes-tu ? J’imagine que tu leur promets le paradis à Almería. Tu les fais traverser le détroit, tu les exploites, c’est ça ? Sais-tu que notre parlement a voté des lois contre l’esclavage et l’exploitation des pauvres types ? — Non, je ne le savais pas. Je n’exploite personne, personne. — C’est ce que nous allons vérifier. » Soudain, sur un ton ferme, Hassan hurla : « Rendez-moi mon fils ! — Ton fils Salim ? Mais tu sais très bien ce qu’il a voulu faire à Ceuta. C’est malheureux, mais c’est de sa faute. » Hassan se renferma soudain, sortit un mouchoir et s’épongea le front et les yeux. Il leur dit doucement : « Le hérisson est une rose qui pique… l’âne et le gingembre… le minaret est tombé et ils ont pendu le coiffeur… la mauvaise haleine de l’hyène a contaminé la police… » Les agents se regardèrent perplexes. Ils décidèrent de le laisser seul avec son délire. Dans la pièce d’à côté ils se mirent à discuter en attendant. Décidément les Noirs étaient des gens bizarres, disait l’un d’entre eux. Arriva alors celui qu’on appelait l’« Intellectuel » parce qu’il connaissait par cœur la série des Columbo, ce lieutenant qui résout des énigmes criminelles tout en faisant le naïf. Il leur demanda de sa voix grave pourquoi on s’acharnait sur les Africains en ce moment. Les autres lui répondirent : « Les ordres sont les ordres. » L’« Intellectuel » calmement leur dit : « Vous savez, l’Afrique est la mère de l’humanité et notre avenir à nous tous. » Des éclats de rire stupides et quelques mots déplacés fusèrent. La mauvaise volonté manifeste de la police à l’égard de Hassan était exacerbée par les incidents inter-ethniques qui s’étaient produits la semaine précédente entre Africains, tous clandestins, et par les consignes fermes qui leur avaient été données. La presse montrait du doigt le manque d’efficacité de la police qui avait mis beaucoup de temps avant d’intervenir pour séparer les belligérants. Il y avait eu des morts par armes blanches et des blessés. Ordre semblait avoir été donné de renvoyer les clandestins dans leurs pays. Tout homme à la peau noire était suspect, et tous ceux qui pouvaient les aider aussi ; c’est dans ce cadre que Hassan avait été interrogé. On avait ressorti des archives les photos trouvées dans l’appareil de son fils. Le flic lui en tendit une où il figurait, espérant l’intimider et le faire craquer : « Et lui, tu le reconnais ? — Ce n’est pas moi, c’est le coiffeur qu’on a pendu à cause du minaret et du muezzin qui n’avait qu’une couille… » Un autre agent arriva avec une enveloppe pleine de photos qu’il étala sur la table. Elles avaient été prises par leurs indics. Hassan était sur toutes les photos, tantôt avec d’autres Noirs, tantôt avec Salim ou seul assis à la terrasse d’un café. « Tu vas nous dire ce que tu faisais avec ces gens. Et pourquoi tu es seul au café ? Qui attendais-tu ? Avec qui avais-tu rendez-vous ? Quel rôle jouait ton fils dans ce trafic ? » Hassan ne répondit pas. Il ne parlait plus désormais. Le flic sortit, excédé. Hassan était seul maintenant dans sa cellule devant toutes ces images. Sur la table, puis sur les murs, il vit apparaître des lézards, des araignées géantes, des puces aussi grosses que des mouches, une chauve-souris et un visage tordu, celui d’un djinn. Ces hallucinations l’amusèrent d’abord. Il se mit à sourire tout en laissant tomber sa salive sur sa chemise. Puis il urina sous lui. Il eut l’impression d’un liquide chaud qui le brûlait. Il sursauta, puis fut de nouveau pris de fou rire. Ça sentait mauvais. Il fallait à présent chier, se dit-il, chier jusqu’à ce que la puanteur soit insoutenable, car je dois puer, je dois repousser les gens par ma seule puanteur. Il s’assoupit puis tomba de sa chaise. Il eut du mal à se relever, maudit l’humanité, eut la force de se mettre debout, eut honte de son état, se cogna la tête contre le mur jusqu’au sang. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il ne les essuya pas. Il se coucha par terre, se recroquevilla jusqu’à former une masse informe, cacha son visage avec ses bras repliés et ne bougea plus. Son corps s’était transformé en une chose bizarre, inerte, un tas de pierres grises et noires, recouvertes d’un voile sale. Il était entré en lui-même et ne se souciait plus de ce qui se passait autour de lui. Il était devenu un objet dont on pouvait disposer. On pourrait le jeter dans une fosse ou le réveiller, le laver et le présenter à un juge sévère et impitoyable avec les naïfs, peu importait maintenant. Au bout d’un moment il s’endormit et ne fit aucun rêve, signe que sa vie, son sang, son corps n’étaient plus et que seule son âme résistait dans un coin et gardait son humanité. On envoya l’« Intellectuel » lui rendre visite. Il fut effrayé par ce qu’il vit. Hassan était nu, ses vêtements étaient déchirés, le sol était maculé d’urine et de merde. Hassan ne répondait plus quand il essaya de lui parler. L’« Intellectuel » appela le commandant en chef. Il arriva peu après avec le médecin de service, se boucha le nez et donna un coup de téléphone. Le lendemain, Nabou et Houcine qui avaient conclu que Hassan était en garde à vue se présentèrent au commissariat central. On leur demanda des photos prouvant qu’il était bien de leur famille. Quand ils les apportèrent, deux heures après, le flic de l’accueil leur dit : « Ah, c’est un Noir ! Désolé, mais vous arrivez trop tard. Un avion a été affrété la nuit dernière et cent vingt-huit clandestins sont en route vers le Sénégal. D’autres vont être régularisés, leurs dossiers sont à l’étude. Mais il n’en fait pas partie. Vous voyez, nous faisons du cas par cas, nous sommes humains. » Nabou était en larmes, elle cachait son visage car elle avait toujours détesté pleurer en public. Houcine se mit à protester : « Mais vous n’avez pas le droit, pas le droit ! C’est de l’arbitraire et du racisme. Nous allons tout de suite porter plainte et alerter la presse nationale et internationale. Oui, on va vous dénoncer, faire un scandale. Et je ne pense pas que vos chefs apprécieront. Vous ne respectez rien, pas même le chagrin d’un père qui vient de perdre son fils ! » Justement, arriva un supérieur, sans doute un super chef, quelqu’un du moins qui avait l’air d’être un peu plus responsable que les autres. Il était grand, mince, le visage coupé au couteau et ressemblait étrangement au général Oufkir. Il avait un dossier jaune dans la main. « Calmez-vous, monsieur, il n’est pas parti. Il a été transféré à l’hôpital, à Beni Makada… » Houcine se tourna vers sa mère qui avait séché ses larmes : « Maman, ils l’ont envoyé chez les fous. Beni Makada, ce n’est pas un hôpital, c’est un asile. — En effet, nous avons préféré l’envoyer dans un asile psychiatrique pour quelques examens. Il a perdu la raison durant l’interrogatoire. Il nous a tenu des propos incohérents, a affirmé que sa mère était un âne et que son père était un arbre, il a déchiré ses vêtements, a fait sur lui… — Un cheval, rectifia l’agent à côté. — Bref, il délirait, disait n’importe quoi. Alors on a préféré le faire examiner pour savoir s’il simulait juste pour se moquer de nous. Il affirmait que son frère jumeau était blanc ! » Houcine cria : « Mais c’est parfaitement vrai, c’est moi son frère. Hassan est mon jumeau. » Le chef regarda Houcine, stupéfait : « On n’a jamais vu ça, l’un noir et l’autre blanc. — Ça arrive, monsieur, lui dit calmement Nabou, c’est très rare, mais ça existe. Ça ne fait pas pour autant de mon fils un aliéné. » C’est à ce moment-là que Karim surgit comme un éclat de lumière dans ce commissariat misérable, gris et humide : — Ha… Hassan, mo… mon frère, où est Ha… Ha… Hassan ? » Le chef : « Mais c’est une famille de fous, ma parole ! » Karim prit le bras du chef, ce qui ne se faisait pas, mais il se laissa faire. Il le regarda en souriant, puis se mit à lui raconter l’histoire de cette « famille de fous ». Il mimait des scènes, répétait des mots, jurait sur le Coran, parla d’un arbre magnifique en Afrique, de l’île de Gorée, entreprit cet homme à l’apparence dure et impitoyable jusqu’à le faire sourire et même s’excuser au nom de ses agents qui avaient maltraité Hassan. Le chef parla avec quelqu’un au téléphone, on l’entendit dire : « Oui, non, je ne sais pas… Bien sûr… Oui, oui… Bon, je vous attends. » Puis il se tourna vers Nabou et les garçons : « Une ambulance va le ramener. C’est une erreur, ça nous arrive, vous savez avec tous ces Africains sans papiers qui ne parlent pas, nous sommes très embarrassés. On est complètement dépassés et on attend en vain des ordres de Rabat. Mais votre fils Karim, je sais bien qu’il ne peut pas mentir, ça se voit tout de suite sur son visage, cet homme est une lumière. Mais, pardonnez-moi, Karim c’est aussi votre fils ? Il est blanc, même très blanc… » Nabou baissa la tête puis dit : « Oui, Karim est aussi mon fils, je ne suis pas sa mère, mais il est la lumière qui illumine notre famille. Je me demande ce que je serais devenue sans lui. » Karim prit Nabou dans ses bras et la couvrit de baisers. Le chef s’essuya le front. Accablé par tant de choses étranges, il retourna vers son bureau. Après avoir refermé la porte, à un de ses agents il ne put s’empêcher de demander : « Explique-moi comment une femme noire, très noire, peut donner naissance à un enfant aussi blanc et à des jumeaux noir et blanc ? » L’agent se contenta de dire : « Ça doit être la volonté de Dieu tout-puissant ! — Cherche-moi dans un dictionnaire une explication scientifique, imbécile ! Au lieu d’invoquer Dieu chaque fois que ton ignorance se révèle. » Hassan arriva deux heures plus tard, l’air égaré, les habits sales et le regard vide. Il sentait mauvais. Ni sa mère ni ses frères n’osèrent s’approcher de lui. C’était un homme abîmé, revenu d’un voyage où il avait failli perdre la raison et peut-être la vie. Pour lui, s’absenter avait été son unique moyen de répondre à la bêtise et à la cruauté. La folie est souvent fabriquée, astiquée, préparée, mise en route par les autres. Même s’il est exagéré de dire que « la folie c’est les autres », les autres y sont souvent pour quelque chose, pour beaucoup même. Son crime, Hassan le portait non sur le visage mais sur tout le corps. Il était noir, et il était puni pour l’inconvénient d’être né ainsi. Ce n’était pourtant ni une tare ni une erreur. C’était humain, tout simplement. Il faudra un jour qu’on sache pourquoi la couleur d’une peau détermine à ce point le destin des hommes, pourquoi elle sauve certains, tandis qu’elle envoie d’autres directement en enfer. Le chef maladroitement voulut leur donner un dernier conseil : « Surtout ne sortez jamais sans vos papiers. Une erreur est vite commise… » Hassan balbutia le mot « hammam », puis rejoignit sa mère d’un pas hésitant, prit Karim et Houcine dans ses bras et resta immobile un long moment. Ils partirent tous les quatre à pied, se tenant par la main, et ne se retournèrent pas. * Le conteur ramassa ses effets, laissant là le bol rempli de pièces, s’empara de sa canne et disparut au moment où le soleil se couchait sur les dunes de Fès. COLLECTION FOLIO nº 6385 GALLIMARD 5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07 www.gallimard.fr © Éditions Gallimard, 2016. COUVERTURE : Photo © Michel Renaudeau / Gamma-Rapho (détail). Tahar Ben Jelloun Le mariage de plaisir Dans l’islam, il est permis à un homme qui part en voyage de contracter un mariage à durée déterminée pour ne pas être tenté de fréquenter les prostituées. On le nomme « mariage de plaisir ». C’est ainsi qu’Amir, un commerçant prospère de Fès, épouse temporairement Nabou, une Peule de Dakar, où il vient s’approvisionner chaque année en marchandises. Mais voilà qu’Amir se découvre amoureux de Nabou et lui propose de la ramener à Fès avec lui. Nabou accepte, devient sa seconde épouse et donne bientôt naissance à des jumeaux. L’un blanc, l’autre noir. Elle doit affronter dès lors la terrible jalousie de la première épouse blanche et le racisme quotidien. Puissante saga s’étalant sur trois générations entre Dakar, Fès et Tanger, Le mariage de plaisir est aussi un grand roman d’amour. DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard PARTIR, 2006 (« Folio », no 4525). GIACOMETTI. LA RUE D’UN SEUL suivi de VISITE FANTÔME DE L’ATELIER, 2006 (Folio no 6224). LE DISCOURS DU CHAMEAU suivi de JÉNINE ET AUTRES POÈMES, 2007 (« Poésie / Gallimard », no 427). o SUR MA MÈRE, 2008 (« Folio », n 4923). o AU PAYS, 2009 (« Folio », n 5145). MARABOUTS, MAROC, 2009 avec des photographies d’Antonio Cores, Beatriz del Rio et des dessins de Claudio Bravo. o LETTRE À DELACROIX, 2010 (« Folio », n 5086), précédemment paru en 2005 dans Delacroix au Maroc aux éditions F.M.R. o JEAN GENET, MENTEUR SUBLIME, 2010 (« Folio », n 5547). BECKETT ET GENET, UN THÉ À TANGER, 2010. HARROUDA, nouvelle édition précédée d’une note de l’auteur, 2010 (première édition 1973, Éditions Denoël, repris en Folio nno 1981 ; avec des illustrations de Baudoin, Bibliothèque Futuropolis, 1991). L’ÉTINCELLE. RÉVOLTES DANS LES PAYS ARABES, 2011. PAR LE FEU, 2011. QUE LA BLESSURE SE FERME, 2012. o LE BONHEUR CONJUGAL, 2012 (« Folio », n 5688). o LETTRE À MATISSE ET AUTRES ÉCRITS SUR L’ART, 2013 (« Folio », n 5656). o L’ABLATION, 2014 (« Folio », n 5922). POÈMES, PEINTURES, 2015. o LE MARIAGE DE PLAISIR, 2016 (Folio », n 6385) ROMANS, coll. « Quarto », 2017 Aux Éditions Denoël LA RÉCLUSION SOLITAIRE, 1976 (« Folio », no 5923). Aux Éditions du Seuil LA PLUS HAUTE DES SOLITUDES, 1977 (« Points-Seuil »). MOHA LE FOU, MOHA LE SAGE, 1978 (« Points-Seuil »). Prix des Bibliothécaires de France, Prix Radio-Monte-Carlo, 1979. LA PRIÈRE DE L’ABSENT, 1981 (« Points-Seuil »). L’ÉCRIVAIN PUBLIC, 1983 (« Points-Seuil »). HOSPITALITÉ FRANÇAISE, 1984, nouvelle édition en 1997 (« Points-Seuil »). L’ENFANT DE SABLE, 1985 (« Points-Seuil »). LA NUIT SACRÉE, 1987 (« Points-Seuil »). Prix Goncourt. JOUR DE SILENCE À TANGER, 1990 (« Points-Seuil »). LES YEUX BAISSÉS, 1991 (« Points-Seuil »). LA REMONTÉE DES CENDRES, suivi de NON IDENTIFIÉS, édition bilingue, version arabe de Kadhim Jihad, 1991 (« Points-Seuil »). L’ANGE AVEUGLE, 1992 (« Points-Seuil »). L’HOMME ROMPU, 1994 (« Points-Seuil »). ÉLOGE DE L’AMITIÉ, Arléa, 1994 ; réédition sous le titre ÉLOGE DE L’AMITIÉ, OMBRES DE LA TRAHISON (« Points-Seuil »). POÉSIE COMPLÈTE, 1995. LE PREMIER AMOUR EST TOUJOURS LE DERNIER, 1995 (« Points-Seuil »). LA NUIT DE L’ERREUR, 1997 (« Points-Seuil »). LE RACISME EXPLIQUÉ À MA FILLE, 1998 ; nouvelle édition, 2009. L’AUBERGE DES PAUVRES, 1999 (« Points-Seuil »). CETTE AVEUGLANTE ABSENCE DE LUMIÈRE, 2001 (« Points-Seuil »). Prix Impac 2004. L’ISLAM EXPLIQUÉ AUX ENFANTS, 2002. AMOURS SORCIÈRES, 2003 (« Points-Seuil »). LE DERNIER AMI, 2004 (« Points-Seuil »). LES PIERRES DU TEMPS ET AUTRES POÈMES, 2007 (« Points-Seuil »). L’ISLAM EXPLIQUÉ AUX ENFANTS (ET À LEURS PARENTS), 2012 Chez d’autres éditeurs LES AMANDIERS SONT MORTS DE LEURS BLESSURES, Maspero, 1976 (« Points- Seuil »). Prix de l’Amitié franco-arabe, 1976. LA MÉMOIRE FUTURE, Anthologie de la nouvelle poésie du Maroc, Maspero, 1976. À L’INSU DU SOUVENIR, Maspero, 1980. LA FIANCÉE DE L’EAU suivi de ENTRETIENS AVEC M. SAÏD HAMMADI, OUVRIER ALGÉRIEN, Actes Sud, 1984. LA SOUDURE FRATERNELLE, Arléa, 1994. o LES RAISINS DE LA GALÈRE, Fayard, 1996 (« Folio », n 5824). LABYRINTHE DES SENTIMENTS, Stock, 1999 (« Points-Seuil »). AU SEUIL DU PARADIS, Éditions des Busclats, 2012 UN PAYS SUR LES NERFS, Éditions de l’Aube, 2017 Cette édition électronique du livre Le mariage de plaisir de Tahar Ben Jelloun a été réalisée le 15 novembre 2017 par les Éditions Gallimard. Elle a été préparé par Entrelignes (64) à partir de l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072716195 – Numéro d’édition : 312884). Code sodis : N87727 – ISBN : 9782072716201 – Numéro d’édition : 312885.