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2 L'Aveu, de l'ère du soupçon au travail de deuil Nathalie Nezick Il n'a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes, et nul, autant que je sache, n'a jamais compté la bonne foi au nombre des vertus politiques. Hannah Arendt « Je ne sais s'il existe aujourd'hui, touchant les problèmes énoncés par L'Aveu une vérité historique établie, définitive, une analyse globale et dialectique. En revanche des témoins ont par bonheur survécu à cette période de ténèbres, des témoins sans lesquels cette vérité totalisée ne pourrait probablement jamais voir le jour. [...] Un jour viendra sans doute où des historiens, chaussés des lunettes de la science et de l'objectivité, s'attacheront à faire le tri, compulsant tous les documents et toutes les archives pour procéder aux grandes synthèses à partir des faits, tels que les ont vécus, rapportés, éclairés, un Soljénitsyne, une Evguenia Guinzbourg, et Artur London. »... (Michel Capdenac in Les Lettres françaises , 13/5/1970) En 1989, on peut lire sur les murs de Prague libérée par la « révolution de velours » : « La vérité vaincra, mais il faut parfois l'aider un peu ». En 1996 la « vérité » a été un peu aidée. Un historien tchèque, Karel Bartosek, a « chaussé les lunettes de la science et de l'objectivité » et compulsé les archives1 du comité central du P.C. tchécoslovaque et des différents ministères des gouvernements de l'époque. Il en tire un livre au titre éloquent : Les Aveux des archives, Prague-Paris-Prague, 1948-1968. Un chapitre important du livre est consacré à Artur London, présenté comme un falsificateur et un manipulateur des vérités historiques concernant son parcours politique. Ironie de l'Histoire, en 1968, au moment de la publication de son récit, et surtout en 1970 avec le film de Costa-Gavras qui l'aura véritablement fait connaître, le même London faisait effet de révélateur, d'« archive vivante ». L'Aveu, film de Costa-Gavras auquel la presse a souvent fait référence à l'occasion de la sortie du livre de Bartosek, peut-il exister indépendamment du témoignage particulier qui fait l'objet de son récit ? En d'autres termes, la polémique autour d'Artur London remet-elle en cause l'efficacité politique de ce film ? 3 En avril 1970, la sortie en France du film de Costa-Gavras tiré du récit homonyme d'Artur London fait l'événement. Il décrit le processus de dégradation physique et de manipulation psychique dont furent victimes London, alors vice-ministre des Affaires étrangères et d'autres fondateurs du régime communiste en Tchécoslovaquie. Le film est un succès public, avec 450 000 entrées à Paris (2 millions d'entrées en France) pour l'année de sa sortie. La presse est abondante et quasi unanime exceptée la presse communiste où il suscite une polémique passionnée. L'Humanité ouvre le feu avec une question qui reviendra souvent sous forme incantatoire dans les articles : À qui profite ce film ? Et l'accusation, pour Costa-Gavras et son scénariste Jorge Semprun2 d'avoir fait « d'un livre qui se voulait communiste un film anticommuniste », « un tel parti pris relève essentiellement d'une conception petitebourgeoise des problèmes de la démocratie et de la liberté » (François Maurin, 29/4/1970). Le film dans sa « grande entreprise de manipulation » a voulu « dénaturer un témoignage lucide et digne et tourner en dérision la dignité de l'homme qui a vécu cette tragédie et écrit ce livre » (La Nouvelle critique, juin 1970). London, dans un entretien accordé au Monde (20/5/70) donne quitus à l'adaptation de son récit : « De cette fidélité du film à l'esprit du livre, il découle qu'être contre le film, déplorer sa diffusion, c'est reconnaître qu'on est aussi contre le livre, et en déplorer la publication.» Et de préciser : « Le film aidera certainement beaucoup de communistes à se démystifier ». Rouge (15/6/70) concentre plus particulièrement ses attaques sur la « figure » du héros : « London n'est pas une quelconque victime innocente du stalinisme qui peut venir simplement témoigner aujourd'hui en laissant le spectateur “libre” de juger. Il a été l'un des artisans de ce système et disons-le nettement un de ses bénéficiaires ». L'argument réapparaîtra tel quel et sera largement repris par ses détracteurs lors de la polémique qui accompagnera la sortie du livre de Bartosek en 1996 ; le plus troublant n'en étant pas moins le retour d'une phraséologie qui n'a rien à envier au style « muraille de Chine » des années 70 (pour reprendre une formule de Sylvie Pierre). À l'étranger, le film est reçu diversement3. En Tchécoslovaquie l'organe officiel du parti communiste Rude Pravo et en URSS les Izvestia condamnent violemment L'Aveu et évoquent une campagne de haine montée contre les pays socialistes. À Zagreb, une projection avec débat est organisée par l'hebdomadaire croate Vus. La Yougoslavie sera le seul pays du Bloc de l'Est à le diffuser. En décembre 1971, le Liban 4 interdira la projection du film « pour ne pas nuire aux bonnes relations entre le Liban et l'Union soviétique »4. Le film sera diffusé en Espagne, mais les scènes évoquant la Guerre civile de 1936 seront coupées lors de la projection privée organisée pour Franco. Quant à la Grèce (régime des colonels de 1967 à 1974), Costa-Gavras refusera que son film y soit projeté tant que Z ne l'aura pas été... ce qui arrivera en 1974. 1996... Karel Bartosek semble donc bien exhumer un « cadavre exquis ». Et montrer une fois de plus que, décidément, « la vérité n'est pas révolutionnaire »... Jacques Amalric dans Libération (en date du 6 novembre 1996), est le premier à rendre compte de l'ouvrage de Bartosek qui bénéficie pour l'occasion d'une couverture particulière (en début de journal au même endroit que les pages généralement attribuées à la rubrique « Rebonds », le compte-rendu est en pleine page agrémenté d'une caricature de Willem sur le Zaïre, actualité la plus chaude du moment). Le choix du titre : « L'Aveu de London, c'était du roman » ne veut pas rater l'occasion de sacrifier au bon mot. L'article, tant par la ligne offensive qu'il adopte, que par les remises en cause qu'il évoque (notamment le rôle du P.C.F. comme agent recruteur pendant et après la Seconde Guerre Mondiale) suscite une belle polémique, principalement chez les historiens, et est largement relayée par Le Monde. Amalric, est visiblement satisfait de contribuer au déboulonnage d'une des grandes statues du Commandeur de l'héroïsme en politique, de ce « héros de L'Aveu, qui était devenu à partir de 1968 le symbole du héros communiste à visage humain injustement persécuté ». Car il se trouve que London, non content d'avoir été un grand acteur politique et un témoin de l'Histoire, d'avoir « traversé son siècle », figure également en bonne place dans le martyrologe du nazisme (ce que semble oublier un peu le journaliste) et du stalinisme (rappelons également que sur les quatorze condamnés du procès Slansky, onze étaient juifs et que les minutes du procès dégagent de forts relents d'antisémitismes). En bref, « l'Aveu c'était du roman » et le récit de cette vie exemplaire, c'était beaucoup de cinéma. La démonstration trouve cependant assez vite ses limites, en se concentrant essentiellement sur le rôle, déjà discuté, de London pendant la Guerre d'Espagne ; « trouvaille » que souligne Amalric mais qui a néanmoins un petit goût de réchauffé, qui plus est en ces temps de commémoration de la dite guerre. Résumer l'engagement de toute une vie à un épisode, peut-être contestable mais en tout cas pas inédit, d'un parcours politique, se révèle être tout de même une belle entreprise de réduction ! La tentation est ainsi grande, dans cette propension à tout amalgamer, de ne (re)voir aujourd'hui dans L'Aveu – le livre comme le film – avant tout qu'une 5 condamnation morale, et donc, dans une moindre mesure, politique, d'un simple « débordement » idéologique. L'Aveu se résumerait ainsi au témoignage d'une des aberrations, pour reprendre la rhétorique de l'époque, qui incombaient à la « voie révisionniste » ou bien encore à une « déviation théorique » de l'idéologie communiste, les dites aberrations n'étant considérées que comme les signes des (nécessaires) contradictions internes d'un système, (nécessairement) insurmontable. Or ce que montre très bien le film de Costa-Gavras, c'est que ce « débordement » est tout sauf une absurdité monstrueuse. Le procès du « Centre de conspiration anti-État dirigé par Rudolf Slansky » a pu être fabriqué dans un contexte précis qui est celui de 1a Guerre froide et qui n'est pas propre aux Pays de l'Est (voir à la même époque les persécutions maccarthystes aux États-Unis et le procès des époux Rosenberg). Ce contexte voit également renaître la théorie de l'intensification de la lutte des classes après la prise du pouvoir, théorie qui avait déjà servi à justifier les purges des années 30. À l'accusation de déviation trotskiste de ces années, répond celle de titisme dans les années cinquante. Ces « rectifications » idéologiques qui s'inscrivent dans la continuité de la discontinuité historique (du léninisme au stalinisme) seront condamnées en 1956 lors du XXè congrès du P.C.U.S. avec le rapport Khrouchtchev et amorceront la rupture politique avec ce passé. Si, comme le souligne Nicolas Weill dans Le Monde (8/11/96) « Karel Bartosek fait le procès en révision du martyrologe communiste », c'est aussi parce que les réhabilitations, à partir de 1956, vont littéralement renverser la fonction initiale des procès politiques : de traîtres criminels, les victimes deviendront des figures héroïques qui auront une force politique et une autorité morale non négligeables. La figure de London dans le film de Costa-Gavras n'est d'ailleurs pas autrement traitée, les erreurs de jugement et d'analyse historique étant plus volontiers représentées et formulées par sa femme Lise (interprétée par Simone Signoret). Le livre de Karel Bartosek semble, pour sa part, faire l'économie d'une vision évolutive de cet arrière-plan historique. Ainsi, révélant une première version inédite de L'Aveu rédigée en 1955, il fait de ce « texte des origines » entaché de compromissions et de vérités inavouables le véritable aveu. Tout à ce qui apparaît, tout de même, comme une entreprise de démolition programmée, il a visiblement eu du mal à éviter l'écueil du syncrétisme méthodologique que ne pouvait manquer de créer les conditions concrètes de sa recherche : le dépouillement d'archives inédites. C'est d'ailleurs cette exploitation des archives qui est surtout remise en cause par des historiens dans la polémique qu'a suscitée la sortie du livre, non pas tant par ce qu'elles divulguent que par la manière dont elles sont exploitées. Les critiques se concentrant sur cette idée fausse, mais toujours tenace, que les archives « parleront d'elles-mêmes » et que les vérités qu'elles ne manqueront pas de révéler vaudront 6 comme caution scientifique. Dans la même temps ce qui est apparu dans la polémique comme des querelles d'écoles historiques5 , ont fait resurgir ce fantasme, toujours bien présent chez certains chercheurs, d'une méthode d'analyse historique immunisée de toute contagion idéologique. Que Karol Bartosek se soit trouvé confronté aux paradoxes des conséquences de sa recherche n'a finalement rien de surprenant. Aussi longtemps que l'on n'analyse pas la fonction historique que l'on souhaite donner aux archives, toute critique à partir de ces archives ne risque-t-elle pas de n'être qu'une critique de symptômes et du même coup de n'avoir elle-même qu'un caractère symptomatique dès lors qu'elle se contenterait des signes extérieurs manifestes pour diagnostiquer le « mal » historique tout en faisant l'économie d'une anamnèse ? En 1970, le film de Costa-Gavras remplissait une « fonction » tout autant par ce qu'il révélait que par ce qu'il semblait suggérer : amorcer le travail de deuil « historique » du stalinisme, et engager une opération de dépassement pour continuer à lutter. Il ne s'agissait pas de faire un film sur le stalinisme et de faire de l'événement historique une affaire classée. La dernière image du film ouvrait ainsi des perspectives sans pour autant renier l'héritage du passé : de jeunes Tchécoslovaques inscrivant sur les murs d'une fin de Printemps : « Lénine, réveille-toi ! Ils sont devenus fous... »)6. Dans le découpage du film, cette opération de dépassement passe tout d'abord par le non-respect de la chronologie historique, qui plutôt que d'emprunter les chemins balisés d'une lecture horizontale de l'Histoire, comme seul critère d'intelligibilité historique des événements (et de ce point de vue le film est tout sauf un film « déterministe »), opte pour la déstructuration et le questionnement rétrospectif et prospectif. Les registres d'utilisation de deux figures de rhétorique aussi significatives que le flash-back et le flash-forward jouent par ailleurs sur plusieurs niveaux temporels. Le film commence en 1951, date de l'arrestation de Gérard (London) et s'achève en 1968, date du retour de celui-ci à Prague au moment où il va publier son témoignage. La première moitié du film épouse la linéarité classique du récit chronologique. Le premier flash-forward intervient au bout d'environ une heure (pour un film qui fait un peu plus de deux). Situé à Monaco en 1965, en présence de deux amis intellectuels, dont un est membre du P.C.F., il intervient pour poser un premier regard rétrospectif et tenter un premier bilan : pourquoi , pour qui et comment témoigner ? (Gérard : « Les communistes ne sont pas préparés à comprendre cette vérité. Ils diront qu'il faut laver 7 son linge sale en famille, que je fais le jeu de l'ennemi »). Et surtout, comment peut-on croire encore au communisme après cette expérience ? Question qui est posée dès l'ouverture du film sur le mode de la dénégation : « le Parti a toujours raison, donc il y a des fautes commises », « Le Parti a toujours raison, mais il y a sûrement un malentendu. La vérité éclatera, mais pour cela il faut se soumettre aux règles, même dures », question que se reposera Gérard à chaque étape du processus d'humiliation psychique et physique qu'il subit, et dont le relais cinématographique est assuré par une voix off (la sienne), mais qui ne joue pas, cependant, le rôle de « voix intérieure ». Cette voix off (traduction des sentiments au moment de la « mise à l'écart » en 1951) est déjà engagée vers l'analyse et le discours rétrospectif de 1965. Le travail de deuil semble bien s'amorcer ici dès lors que s'annonce la mort politique de Gérard : la voix off n'est plus seulement une voix intérieure, traduction immédiate de la souffrance et de l'incompréhension ressenties. Narrateur de sa propre expérience, Gérard anticipe non seulement sur l'analyse historique de 1965 mais annonce également le « renversement dialectique » de 1968. Le dispositif ainsi mis en place permet la condamnation d'un processus, qui est clairement montré dès le départ comme logique dans ses causes historiques mais absurde dans ses conséquences politiques, et ce tout en déjouant une possible accusation de récupération par la « société bourgeoise et capitaliste » ou d'anticommunisme primaire par ce travail réflexif précisément. Travail sur le deuil d'une idéologie avec toujours, en contrepoint, retour sur la perte d'une conscience politique qui a structuré toute une vie ; questionnement qui fonctionne pratiquement comme un vomissement à la romaine et comme manifestation d'une conscience coupable : « Pourquoi on est là, quelle faute vous y a conduit... On est tout disposé à faire son autocritique, à admettre des erreurs qui ont porté préjudice au Parti [...] Comment concevoir que le Parti – qu'il place au dessus de tout, qu'il pense infaillible – puisse faire avouer des innocents ? Mais avouer quoi ? Pourquoi ? » (voix off de Gérard). Le premier flash-forward de 1965 dure sept minutes, ce qui est assez long dans l'économie du découpage. Il renvoie tout à fait, dans sa mise en scène, à cette conscience coupable qui n'a de choix de s'exprimer que par le discours explicatif et démonstratif, véritable leçon de (et pour) l'Histoire. Le spectateur se trouve à plusieurs reprises interpellé (angles de prises de vues, regards caméra discrets) dans sa position de sujet écoutant et de témoin. Dispositif presque pédagogique qui s'assure, au fur et à mesure, de la bonne transmission du discours au profane. Ainsi l'un des intellectuels présents, qui joue un peu le rôle du « candide », ponctue-t-il chacune de ses questions « que l'on aimerait poser à la victime » d'un regard caméra appuyé ; sans compter que sa disposition dans le cadre (en bas à droite) donne véritablement l'impression qu'il pose sa 8 question au spectateur (ou s'assure de la pertinence de celle-ci auprès de lui). Sa « candeur » n'est feinte – il déclare tout de même : « Pas besoin d'attendre le XXè congrès ! Il suffisait de lire la presse bourgeoise, comme vous dîtes, pour apprendre que ces procès étaient fabriqués » – que pour mieux relancer la pertinence de ce dispositif de questionnement qui pourrait très vite devenir fastidieux. Ce qui intéresse le spectateur n'est pas tant le « ça a eu lieu » que le « comment cela a-t-il pu avoir lieu ? » La « leçon » d'histoire que donne London n'a de sens que dans la mesure où son discours, encore fortement dogmatique, se heurte aux limites de la compréhension de ce dogme par le spectateur, non-initié aux subtilités de la dialectique marxiste et du « matérialisme historique ». La connaissance de cette dialectique, à laquelle renvoie dans le film l'intellectuel communiste français, et l'écart qui se creuse de plus en plus entre « l'orthodoxie du dogme » qu'il énonce et son « application » à laquelle répond l'expérience douloureuse de Gérard fait de cette séquence un grand moment politique en démontrant le pouvoir de manipulation du langage sur les consciences, quand bien même ce langage renverrait à la pire logomachie stalinienne. Le deuxième flash-forward (toujours en 1965) se situe juste avant le procès et évoque en une minute la personnalité de Noel Field, « l'espion fabriqué »7, dont le rôle supposé d'agent double fut le prétexte pour enclencher les vagues d'arrestations et justifier les procès en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Enfin le dernier flash-forward (1965), très bref lui aussi (moins de deux minutes), qui évoque les réhabilitations des condamnés, inclut un flash-back de 1958 (rencontre de Gérard/London et de son ancien tortionnaire Kohoutec) lui-même embrayant immédiatement sur le mois d'avril 68 au moment où Gérard achève la rédaction de son témoignage. Dans cette séquence il retrouve un des premiers témoins de son récit, l'intellectuel du P.C.F. qui lui demande de ne plus publier son récit (le 23 et 24 avril 1968, les dirigeants des P.C. d'URSS, de Pologne et de Hongrie se réunissent pour critiquer l'évolution de la situation en Tchécoslovaquie). En 1965, il était le plus véhément et le plus pressé concernant une possible publication : « Il faut raconter Gérard !... écrire pour nous... Les autres, tous ceux qui sont morts... Qui parlera à leur place ? » En 1968, pour les membres du P.C.F. la perspective n'est plus radieuse et les chemins s'annoncent plus sinueux que jamais... L'intellectuel français, témoignant de son bouleversement à la lecture du manuscrit du récit de Gérard, n'en retrouve pas moins ses réflexes d'idéologue du Parti : « La situation n'est pas claire, tu le sais bien... les forces anti-socialistes sont déchaînées... Tu risques d'apporter de l'eau au m... » « ...moulin de l'ennemi », l'interrompt en riant, Gérard. 9 Ainsi la fin du film fait-elle retour sur la problématique qu'il aura développée tout au long du récit. Comment tirer les leçons du passé ? Jusqu'à quel point est-ce trop tôt « objectivement » ? Que tirer de « l'enseignement de Staline » qui dit que « L'homme est le capital le plus précieux, si l'homme se noie, on doit l'aider à sortir de l'eau » (Lise, la femme de Gérard) ? Et de celui du Parti : « Combien de fois avons-nous dit, tout fiers de cette humilité, qu'il valait mieux se tromper avec le Parti qu'avoir raison hors de lui ! » (voix off de Gérard). Ne peut-on se raccrocher qu'aux symboles d'une Révolution révolue (l'attaque du Palais d'Hiver, la débâcle nazie à Stalingrad), ce que semblent suggérer les images mentales de London, enclenchées par la vision de l'étoile rouge et de la faucille et du marteau sur la chapka de ses gardiens du temple de l'orthodoxie, transformés en tortionnaires ? Les flashes-back fonctionnent d'ailleurs le plus souvent comme dispositif d'alerte dans l'économie du récit, visions de plans très brefs sur les hauts faits révolutionnaires, images (de propagande) trop idylliques de Staline cultivant son jardin, et propos trop lourds de sens qui ouvraient la voie à l'ère du soupçon. Le film, en s'achevant sur des images d'août 1968 et de la répression du printemps de Prague, relance ce (nécessaire) doute historique. L'articulation temporelle renvoie à une complexité que les figures programmatiques du flash-back et du flashforward, ainsi utilisées, dialectisent. Le montage alterné de plans muets de Gérard, le regard figé, et de stock-shots (images d'archives, quelques part déjà classées pour écrire l'Histoire) sur la répression propose un discours non clos sur lui-même. L'évolution du discours sur la gauche communiste en France après Mai 68, vers un « socialisme à visage humain » amène le film à repenser la finalité de cette période de l'Histoire du communisme. Le film pense cette finalité ... comme absence de finalité. Cinéma témoin de l'Histoire, il n'en continue pas moins de manifester dans le même temps sa volonté anticipatrice. Si la figure de London a quelque peu été malmenée lors de la sortie du livre de Bartosek, le film de Costa-Gavras, pourtant souvent mentionné, semble être passé au travers de la polémique. Cette capacité à aller au delà du discours historiquement daté n'est certainement pas étrangère à cet état de fait. Il est vrai aussi qu'il existe une réelle difficulté, aujourd'hui, d'analyser les retombées historiques de cette politisation du cinéma de fiction des années 70. Politisation qui tient en grande partie de cette volonté, justement, qu'il a eu de vérifier sa fonction politique, sa valeur instrumentale, son rapport à la praxis (ce qui a souvent fait les limites du cinéma militant), tout en revendiquant ce « dépassement historique » et dans le même temps de vouloir se maintenir dans le champ de la fiction, qui est fait du rapport à l'imaginaire, mais aussi à celui du réel. Esthétisation de la politique ou politisation de l'esthétique ? Le « slogan » benjaminien a un peu fonctionné comme le « tout-à-l'égout » du « faire politiquement 10 [et correctement ?] un film politique » (Godard), un film politique « réussi » artistiquement devenant du même coup suspect, tant l'impression de beauté esthétique pouvait sembler « réactionnaire ». Cette difficulté à analyser ce type de cinéma pour lui faire « rendre des comptes » à l'Histoire, trouve d'ailleurs sa traduction théorique dans tout un courant critique (issu des États-Unis) qui préfère voir dans ces films « protopolitiques »8, des références à des ensembles de valeurs morales et d'idéaux subitement transposés dans le champ politique, expression d'une « politisation » qui n'existerait que relativement au moment historique de son apparition. On a pu reprocher ainsi à L'Aveu sa démarche « droit-de-l'hommiste » et se refuser à le considérer comme un « vrai » film politique. L'Aveu a souvent été convoqué au tribunal de l'Histoire. En 1970, année de sa sortie, le film est programmé au Chili en pleine période électorale. L'opposition de droite récupère ce document inespéré de « propagande anticommuniste ». Costa-Gavras devra monter au front (télévisuel) pour désavouer la démarche et demandera au distributeur de suspendre la sortie du film jusqu'à la fin des élections. En janvier 1990, le film sera diffusé en Tchécoslovaquie six mois à peine après la « révolution de velours » en présence de Vaclav Havel et du fils de Rudolf Slansky, et en juin de la même année, en URSS, à l'initiative des Nouvelles de Moscou, alors fer de lance de la perestroïka. L'Aveu reste, par ailleurs le film de Costa-Gavras le plus diffusé à la télévision. Il l'a souvent été à l'occasion d'un événement politique ou bien a contribué à le créer lors de sa diffusion. En décembre 1976, un « Dossier de l'écran » lui est entièrement consacré. Jean Kanapa, alors membre du bureau politique du P.C.F. reconnaît l'utilité du film sur le plateau de l'émission. Comme le remarquera par la suite ironiquement Jorge Semprun :« En somme, nous n'avons plus fait un film anticommuniste. Nous avons fait un film que les communistes eux-mêmes auraient du faire à notre place. Bientôt on va nous reprocher de l'avoir fait à leur place. De leur avoir pris la place qui leur revenait légitimement. »9 Le 29 novembre 1983, deux mois après les élections municipales de Dreux qui voient le Front National faire un score « historique » de 17%, le film est de nouveau diffusé. Seul Libération ironise sur un cinéma qui peut encore « faire pleurer les midinettes staliniennes repenties »10 (il faut dire que Montand a pris position contre la liste communiste lors des élections de Dreux, créant un malaise certain chez ses anciens « compagnons de route »). Il se transforme du même coup en porte-parole de tous les discours antitotalitaires, accompagnant ainsi involontairement tout un courant de pensée de la philosophie politique qui tente de réévaluer et de critiquer la logique totalitaire. Cela suffit-il à faire de L'Aveu, un film qui peut rendre des comptes à l'Histoire ? L'Aveu comme film progressiste par son contenu et rétrograde11 par sa forme ? Le film 11 de Costa-Gavras, sans doute parce qu'il se proclame œuvre de fiction, a réussi, d'une certaine manière à s'autonomiser par rapport au récit de London et, devenu symbole du combat contre toutes les « lunettes noires » de l'Histoire, a pu ainsi se dégager des polémiques liées au livre de Bartosek. Un Aveu qui est un bel objet paradoxal et un « mauvais objet » par excellence de la critique, non seulement cinématographique, mais politique et historique ! 1. Un autre historien d'origine tchèque, Karel Kaplan, avait déjà publié un ouvrage d'analyse sur les Procès politiques à Prague (Paris, éd. Complexe, 1980), et plus spécialement sur celui du procès Slansky auquel renvoie L'Aveu. Il avait également eu accès aux archives, inédites, du P.C. tchécoslovaque. 2. Jorge Semprun posera comme condition à sa collaboration au film de signer seul l'adaptation et les dialogues du film. Il s'en expliquera quelques années plus tard : « Je ne demandais pas cela pour de stupides raisons de prestige, de place au générique. Mais parce que je voulais être vraiment autonome dans ce travail, en assumer toutes les responsabilités. Écrire le film de L'Aveu était, en effet, bien plus qu'un acte cinématographique. C'était un acte politique. », in Montand, la vie continue, Paris, éd. Denoël, 1983. 3. Pour un aperçu de cette réception critique cf. le livre de John J. Michalczyk, CostaGavras, The Political Fiction Film, Philadelphia, the Art Alliance Press, 1984. 4. Le Monde, 29/12/71. 5. Voir plus particulièrement le « point de vue », musclé, d'Alexandre Adler, dans Le Monde du 15/11/96 concernant l'exploitation des archives par Bartosek et la réponse, sous forme de démontage en règle de l'argumentaire d'Adler, de Marc Lazar dans Le Monde du 21/11/96). 6. Lors de la première projection à Prague en 1990, un plan aura été (mystérieusement) ajouté (en noir et blanc alors que la séquence initiale est en couleur) avec une inscription sur un mur : « Lénine, réveille-toi, Brejnev est devenu fou ». 7. Pour reprendre le titre d'un documentaire de Werner Schweizer passé sur Arte, le vendredi 6 décembre, soit juste un mois après le déclenchement de la polémique. Le documentaire utilise abondamment des plans (muets) tirés du film de Costa-Gavras ainsi que des extraits de la bande originale ; Karel Bartosek est crédité au générique comme conseiller aux archives. 8. Ce concept de film « protopolitique », euphémise la dimension proprement politique de toute une production de films engagés aux État-Unis. Il a été lancé par James Monaco dans son ouvrage American Film Now, New York, Oxford University Press, 1979). 12 9. Jorge Semprun, Montand, la vie continue, op. cit. 10. Libération, 29 novembre 1983 11. Voir à ce sujet l'article de Jean-Louis Comolli sur le film, « Film/Politique » dans les Cahiers du cinéma, n° 224, octobre 1970.