1
2
REMERCIEMENTS
Le colloque international pluridisciplinaire « DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL »
n’aurait pu avoir lieu sans le concours des partenaires scientifiques de l’équipe « LA FRICHE », qui ont
porté depuis 2008 des réflexions sur les démarches de transformation urbaine et de développement
local, en particulier sur les expériences de requalification urbaine par les arts et la culture.
Ces travaux s’inscrivent dans les thématiques du Grand Réseau de Recherches « Culture et Société en
Normandie » bénéficiant du soutien de la Région Haute‐Normandie.
Inauguré par M. Cafer Özkul, Président de l’Université de Rouen, Mme Emmanuelle Jeandet‐
Mengual, Vice‐Présidente de la Région Haute‐Normandie, M. Pierre Bourguignon, Député‐Maire de
Sotteville‐les‐Rouen et M. Daniel Andrieu, Directeur de l’Atelier 231, ce colloque a rassemblé le 14
juin 2012 une centaine de chercheurs et praticiens apportant chacun leurs connaissances
scientifiques et pratiques d’expériences de requalification déployées dans les territoires, qui ont
entraîné un changement social et urbain. Il a été le lieu du partage des recherches menées pour le
projet « LA FRICHE » ainsi que d’autres recherches disponibles dans ces actes.
Nous exprimons nos remerciements les plus vifs aux intervenants de cette journée ainsi qu’aux
autres partenaires financiers : le Conseil Scientifique de l’Université de Rouen, le Conseil Général 76,
le CNRS, l’Atelier 231 et la Région Haute‐Normandie.
Françoise LUCCHINI
Equipe la Friche
3
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
TABLE DES MATIERES
SEANCE PLENIERE
Transformation des territoires par la réutilisation artistique et culturelle d’anciens
bâtiments indutriels
Inscription territoriale : du national au local
Les lieux culturels vus de l’extérieur et de l’intérieur
7
LUCCHINI Françoise
La fabrique des lieux : réapproprier des lieux par la culture
9
CREMNITZER Jean‐Bernard
Réinvestir l’existant : la créativité architecturale dans les friches culturelles
23
LEFEVRE‐MERCIER Betty
Des friches et des pratiques
35
GOURBIN Patrice
Processus et actions patrimoniales dans les friches culturelles
43
ATELIER 1
La fabrique des lieux
53
HENRY Philippe
Les friches culturelles d’hier à aujourd’hui : entre fabriques artistiques et démarches
artistiques partagées
55
DESMAISON Thomas
Bordeaux : les fabriques du paradoxe
57
GRAVEREAU Sophie
LX Factory dans le quartier d’Alcantara à Lisbonne : un îlot artistique et culturel provisoire
dans un territoire en pleine transformation
67
JELIDI Charlotte
Des abattoirs aux abattoirs. Naissance d’une fabrique culturelle à Casablanca
75
RAFFIN Fabrice
La trame culturelle de la vibration quotidienne
85
NGUYEN Jean‐Marc
Friches culturelles, nouveaux territoires de l’art… Un problème public encore en devenir.
Retours sur les enjeux d’une revendication : le droit à la maîtrise d’usage
93
4
ATELIER 2
La créativité architecturale dans les friches culturelles
103
MAMALOUKAKI Christina
Créativité architecturale dans les friches culturelles : architecture industrielle, reconversion
des espaces industriels, cas particuliers
105
BOUMPARI Eleni
The Greek paradigm of Industrial Wastelands and their Transformation
109
FOURNIER Bertrand
La sucrerie des francières (Oise), de la friche au parcours d’interprétation du patrimoine
industriel
117
KITSAKI Spyridoula‐Lida
From an industrial memory to a concrete presence : the cas of the « paraboloide » in casale
monferrato
125
KOCH Carole, AMEZIANE Farid, FAUQUET Fabricia, SCANDOLERA Mélissa
La reconversion du patrimoine industriel, entre sauvegarde et valorisation : le cas de
l’ancienne poudrerie royale de Saint‐Chamas (13)
133
KOWALSKA Ela
La friche industrielle comme lieu de création et d’exposition de l’art contemporain – d’un
mariage de convenances à un mariage d’amour
151
LA CHINA Maria Lina
Friche témoignage de l’histoire économique d’une île
161
ATELIER 3
Les usages des lieux et l’inscription territoriale
171
De VRIESE Muriel, JENNEQUIN Hugues
Analyse économique de l’inscription territoriale des « lieux » culturels
173
AUCLAIR Elizabeth
Friche culturelle et inscription territoriale, une application du principe de relocalisation ?
L’exemple de mains d’œuvres
183
BOICHOT Camille
De la friche à l’atelier : l’importance du délaissé urbain dans le devenir d’un quartier
artistique. Exemples parisiens et berlinois en perspective
191
BOSREDON Pauline, GREGORIS Marie‐Thérèse
Friches culturelles et territoires urbains à Lille : des micro‐expériences de lieux à la fabrique
d’une nouvelle urbanité
201
MASSON Eric, MELIN Hélène
Photographie, participation et co‐construction pour l’analyse de la perception
environnementale d’une friche industrielle et de sa requalification : application à la ZAC de
l’union (Lille, Roubaix, Tourcoing, France)
211
5
MORELLI Roberta
Quand l’aménagement urbain devient‐il un acte culturel ?
213
ATELIER 4
Friches industrielles et patrimonialisation
221
SIZORN Magali, ROLAND Pascal
Reconversion et requalification : que font les friches au patrimoine ?
223
BERTRAM Catherine, DELMER Sylvie
De la fosse minière au métaphone : la conversion du site du 9/9 bis en grand projet de
territoire et élément exceptionnel de la candidature du bassin minier Nord‐Pas‐de‐Calais à
l’UNESCO en tant que paysage culturel évolutif
231
CALAME François
Notre Dame du textile, de la viabilité d’une route de tourisme industriel en Picardie
241
HU Lian, DEBELLE Daisy
De la friche industrielle au patrimoine culturel : Le patrimoine industriel européen au
service de la construction identitaire chinoise
245
GEORGES Pierre‐Marie
La friche industrielle en milieu rural, de la marge artistique à l’émergence d’une spatialité
créative : le cas de Saint‐Julien‐Molin‐Molette
255
LUSSO Bruno
La reconversion culturelle des anciennes infrastructures minières : regards croisés sur les
bassins charbonniers du Nord‐Pas‐de‐Calais (France) et de la Ruhr (Allemagne)
263
6
7
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
SEANCE PLENIERE
Transformation des territoires par la réutilisation artistique et
culturelle d’anciens bâtiments industriels
Francoise LUCCHINI , Géographe, Université de Rouen
La fabrique des lieux : réapproprier des lieux par la culture
Jean‐Bernard CREMNITZER, Architecte, ENSA Normandie
Réinvestir l’existant : la créativité architecturale dans les friches culturelles
Betty LEFEVRE‐MERCIER, Sociologue, Université de Rouen
Des friches et des pratiques
Patrice GOURBIN, Historien, ENSA Normandie
Processus et actions patrimoniales dans les friches culturelles
Inscription territoriale : du national au local
Olga DELIGIANNI, Historienne, Ministère de la Culture, Grèce
Patrimoine industriel, histoire et positionnement d’un Etat
Xavier MORIN, Directeur général, Service Développement et Aménagement, Ville de Roubaix
Politique urbaine locale et patrimoine industriel
Les lieux culturels vus de l’extérieur et de l’intérieur
Emmanuel NEGRIER, Politologue, Université de Montpellier 1
L’importance des lieux pour les publics de la culture
Chantal LAMARRE, Directrice, Association Culture Commune, Loos‐en‐Gohelle
Mouvement citoyen de reprise d’un territoire
8
9
LA FABRIQUE DES LIEUX : REAPPROPRIER DES LIEUX PAR LA CULTURE
Françoise LUCCHINI
RESUME
Cette recherche s’intéresse à la fabrique des lieux et à la manière dont les arts et la culture peuvent
être le fil directeur d’une requalification et d’une réappropriation de lieux autrefois dévolus à une
activité industrielle. Une forme atypique de lieux culturels est représentée par le mouvement des
« friches culturelles », des centres culturels apparus dans d’anciens sites industriels à l’abandon, à
l’initiative de collectifs de la société civile désireux d’action sociale et culturelle. Dans une société
hypermoderne où les pratiques sociales évoluent, s’individualisent et se dématérialisent pour
certaines par l’usage d’Internet, ces friches culturelles constituent des formes culturelles nouvelles,
matérialisées dans des châteaux d’industrie. Outre le caractère inspirant du Genius Loci et les formes
d’appropriation patrimoniale, leur implantation dans des espaces en creux de la ville constitue une
réaction à la désindustrialisation qui prend la forme d’une reconquête d’un espace péricentral
urbain, ne constituant pas un enjeu majeur pour les décideurs politiques et les aménageurs urbains.
Une méthode d’évaluation de l’impact social et territorial de ces requalifications (modèle MIST)
propose d’apprécier la complexité de ces reterritorialisations et la portée de ces nouvelles centralités
émergentes.
ABSTRACT
This research focuses on the “making of” of places and how arts and culture can be the guiding
principle of the redevelopment project and a reappropriation of places, once invested by industrial
activity. An atypical form of cultural sites is represented by the movement of "cultural wastelands",
the cultural centers that have emerged in the old abandoned industrial sites, at the initiative of
collective groups of civil society interested in cultural and social activities. In a hypermodern society
where social practices evolve, and are individualized, and where some of practices are
dematerialized by the use of the Internet, these cultural wastelands constitute new cultural forms,
materialized in "castles" of the industry. Beside the inspiring character of Genius Loci and different
forms of appropriation, they are located in hollow spaces of the city, like a response to
industrialization, as a reconquest of urban space pericentral, not constituting a major challenge for
policy makers and urban planners. A method to assess the social and territorial impact of these
requalifying operations (MIST model) proposes to evaluate complexity of these reterritorializations
and scope of these new emerging centers.
MOTS CLES/KEYWORDS
Friches culturelles, Changement urbain, Espaces publics, Reterritorialisation, Patrimonialisation
Cultural Wastelands, Urban Change, Public Places, Reterritorialization, Patrimonialization
INTRODUCTION
Les « friches culturelles » nées de regroupements volontaires à l’initiative de la société civile et du
monde artistique, ont pour vocation de créer un espace public pour les arts et la culture dans un
territoire marqué par une ancienne activité industrielle. Au même titre que n’importe quel lieu
culturel, les friches culturelles épousent les critères des hétérotopies contemporaines de Michel
Foucault, surtout si l’on souligne leur implication dans l’action culturelle en direction des
populations, leur mode d’organisations associatives et solidaires, et leur nature contestataire vis‐à‐
vis du champ artistique et culturel existant. Lorsque les friches culturelles sont impulsées par la
10
société civile, elles peuvent s’apparenter à des formes sociales et politiques ascendantes, que l’on
pourrait désigner par l’expression « cultures réactives ». A côté de cela, d’autres exemples de friches
culturelles répondent à un long processus de décision hiérarchique et descendant, émanant
d’instances politiques et découlant d’opérations d’aménagement du territoire, visant à doter la ville
d’un nouvel équipement pour la culture. Ces exemples‐là se réfèrent davantage à la réutilisation, et
au changement d’usage des bâtiments, qui est un phénomène ancien dans l’histoire de l’architecture
des villes d’influence européenne, à l’image de la Mosquée stambouliote Sainte Sophie installée dans
une basilique romaine ou d’hôtels particuliers mués en ministères. La nouvelle sensibilité
européenne amenant à une démarche de réutilisation d’un patrimoine industriel pour le sauvegarder
(« Culture‐led‐regeneration ») est de plus en plus souvent empruntée pour valoriser des quartiers
ouvriers par des politiques de requalification (Bianchini F., Parkinson M., 1993 ; Bailey C., Miles S.,
Stark P., 2004 ; Miles M., 2005 ; Miles S., Paddison R., 2005). Créer dans l’existant est ainsi une
démarche qui s’affirme avec plus de force, où la volonté d’urbanité précède le projet architectural.
Cela peut également emprunter une forme participative résultant de la concertation de tous les
acteurs engagés dans un projet muséal, à commencer par la population locale (Racine, J.B., 2007,
2008). Dans le registre des friches culturelles issues de mouvements collectifs de la société civile, on
a vu émerger de nouvelles centralités urbaines. Certaines sont assez fortes pour déclencher un
mouvement de renouveau du quartier, d’autres plus conformes à l’implantation d’une nouvelle
activité culturelle en ville. On interroge ici la manière dont s’est déroulé le processus de
reterritorialisation d’espaces abandonnés, et sur les formes d’appropriation patrimoniale ou autre
qui ont accompagné ce processus. Une méthode d’évaluation des impacts sociaux et territoriaux
d’une requalification urbaine est proposée par le modèle MIST, envisageant la complexité des
regards qu’une équipe de chercheurs1 d’horizons disciplinaires différents peut poser sur un même
objet d’étude.
DES LIEUX CULTURELS… PARTICULIERS
Une des manières de s’intéresser à l’expression de la culture en société consiste à s’attacher à
comprendre cette catégorie particulière d’espaces publics dans la ville que constituent les lieux de
culture. Les philosophes soulignent qu’à partir du moment où une société existe, les hommes qui la
composent développent des formes culturelles qui peuvent s’enraciner dans des lieux. De façon plus
incisive, Maurice Godelier parle des lieux culturels en tant que création des sociétés humaines, dans
le sens où ces lieux constituent des productions humaines nécessaires pour vivre en société ou pour
« faire société » (Godelier M., 1984). Le processus de fabrique des lieux culturels est ainsi un
processus spatial et temporel qui anime les sociétés humaines de façon renouvelée. Dans nos
sociétés contemporaines, ces lieux composent un ensemble très hétéroclite qu’un inventaire à la
Prévert pourrait dresser : on y trouve des lieux festivaliers, des musées et des monuments, des
théâtres, des salles de spectacles ou de concerts, des bibliothèques et médiathèques, des écoles
artistiques, des centres culturels, des galeries d’art et salles d’exposition, des cafés‐musiques, des
cinémas et multiplexes, des opéras, des sites archéologiques, des services d’archives, des
artothèques, des friches culturelles … Les lieux culturels peuvent revêtir des aspects emblématiques
ou au contraire des habits plus simples : ils peuvent être des lieux de mémoire et de rituels sociaux,
des services urbains, de simples repères visuels monumentaux, des structures académiques, des
lieux populaires, des espaces plus atypiques. Si leur rôle peut varier, ils demeurent des éléments
constitutifs de l’entité « ville ». En tant qu’espaces publics, au sens de Jürgen Habermas, ces lieux
favorisent les échanges et les transactions sociales, et en cela, ils permettent à la société civile
d’intervenir (Habermas J., 1997). Les lieux de culture se distinguent nettement des « non‐lieux » sans
âme de Marc Augé : ils sont porteurs de sens, à la fois parce qu’ils sont immédiatement associés à
des formes d’expression de la culture en société, et aussi par ce qu’on appelle l’esprit du lieu, le
Genius Loci. Ce dernier contribue à personnifier un endroit, en lien avec les imaginaires de vie, avec
1
Equipe interdisciplinaire La Friche, CPER Culture et Société en Normandie 2008‐2012 (liste des partenaires en annexe 1).
11
l’histoire locale ou la grande Histoire, que les hommes perçoivent à travers l’ambiance créée par le
paysage et l’architecture (Norberg‐Schultz C., 1981; Pitte JR., 2010). Cumulant souvent plusieurs
finalités, les lieux culturels sollicitent plusieurs formes d’appropriation, car ils constituent des lieux de
rencontre et de création artistique ou développent des fonctions de production et de diffusion
culturelle, et plus simplement proposent une matérialité et un cadre physique aux pratiques
culturelles. Inscrits dans leur temps, ils jouent de leur capacité à juxtaposer plusieurs espaces et
plusieurs temporalités en un même lieu, à contester la société ou à en inventer une forme idéale,
selon le concept foucaldien d’hétérotopie, à l’image d’un jardin persan qui recrée un monde
harmonieux centré sur une fontaine (Foucault M., 1994). Les lieux culturels peuvent aussi constituer
des révélateurs de comportements culturels sociétaux et pour certains relever de formes
d’appropriation identitaire. En termes de politique culturelle, ils « ouvrent des possibles » selon
Michel de Certeau (De Certeau M., 1980). Ils deviennent par ailleurs de plus en plus des instruments
d’une politique culturelle territoriale, nationale ou plus locale, dans la perspective d’une valorisation
urbaine rendue possible par la capacité de ces pôles d’activité culturelle à instiller une dynamique
locale, à améliorer le cadre de vie et à changer l’image de la ville (Lucchini F., 2002, 2003, 2006,
2010).
Détenant l’ensemble des propriétés des lieux culturels, les friches culturelles offrent la spécificité
principale d’être des lieux issus d’opérations de requalification qui s’inscrivent dans une architecture
industrielle existante, à un moment donné du développement du quartier et de la ville. Lorsque
l’initiative de la requalification provient d’un mouvement ascendant de groupements collectifs de la
société civile et du monde artistique, les friches culturelles constituent des formes modestes mais
néanmoins intéressantes de reterritorialisation. Elles illustrent de véritables actes politiques de
reprise d’un territoire. Ces appropriations de territoires sont à replacer dans le contexte ancien et
toujours actuel des processus d’écriture d’espaces géographiques par l’ensemble des sociétés
humaines à la surface de la Terre, lorsqu’elles occupent et s’approprient des territoires plus ou moins
étendus, neufs ou déjà investis, pour fonder leur écoumène ou espace de vie. Ces processus se
déroulent selon des phases de mises en territoires successives : territorialisation, déterritorialisation,
reterritorialisation. La territorialisation correspond à la phase initiale de mise en territoire fondée sur
une fonctionnalité précise: par exemple, l’expression « espace industriel » désigne un état présent
d’activité industrielle. La déterritorialisation traduit l’abandon de l’ancienne fonctionnalité du lieu:
aussi, l’expression « friche industrielle » désigne‐t‐elle un état d’abandon d’une fonctionnalité
industrielle révolue. Suite à la friche, une autre fonctionnalité peut éclore, ce qui relève d’une
reterritorialisation. Le cas des friches culturelles relève d’un processus de reterritorialisation,
d’autant plus intéressant que leur appellation propose un paradoxe relevé par la linguistique.
Donnée par les principaux intéressés de ces mouvements, l’appellation « friche culturelle » devrait
désigner un état d’abandon d’une activité culturelle passée. Or, l’expression sous‐entend qu’il s’agit
d’un « entre‐deux » portant les traces du passé, et désignant un espace qui est devenu culturel. Il y a,
derrière cette appellation paradoxale, un phénomène de patrimonialisation : la trace territoriale est
un élément identitaire du lieu, dotée d’une fonctionnalité culturelle contemporaine (Figure 1). Par
ailleurs, notons qu’on utilise généralement en Europe l’expression « Art Factory », qui possède un
sens légèrement différent que l’on peut entrevoir par la traduction littérale « fabrique d’arts ».
12
Figure 1
Nous avons fait le choix de onze lieux culturels, qui ont été le plus souvent initiés par des collectifs
d’artistes, revendiquant un espace culturel et social différent des institutions existantes. Rejoignant
les principes des hétérotopies contemporaines et correspondants à des supports de réalité sociale,
économique et politique, les friches observées sont issues d’usages industriels variés (Figure 2).
Parmi ces usages, on trouve une firme allemande de production de film (ufa Fabrik à Berlin), un
marché couvert belge (Halles de Schaerbeek à Bruxelles), une brasserie de bière norvégienne (Tou
Scene à Stavanger), une minoterie grecque (Mylos à Thessalonique), et pour les anciens usages des
sept sites français, une manufacture de chaussures (Tout Nouveau Théâtre à Bordeaux), des
entrepôts du négoce caféier (Docks Océane au Havre), un carreau de mines de bassin houiller
(Culture Commune à Loos‐en‐Gohelle), une manufacture de tabac (Belle de Mai à Marseille), un siège
d’activité sociales et sportives d’une firme (Mains d’œuvres à Paris – Saint –Ouen), un entrepôt
d’électroménager (Confort Moderne à Poitiers) et un atelier de fabrication de locomotives (Atelier
231 à Sotteville‐lès‐Rouen). L’ancien usage industriel apparaît ainsi étranger au fait d’en faire une
friche culturelle ou non, de même que l’époque de création de ces sites industriels qui couvre deux
siècles (XIXe et XXe). Il faut explorer d’autres aspects pour esquisser les contours des motivations de
reconversion de friches industrielles, telles que les situations urbaines, les projets culturels et sociaux
menés et les conceptions patrimoniales et architecturales.
13
Figure 2
LA FABRIQUE D’ESPACES PUBLICS DE LA CULTURE
Au‐delà des singularités des onze expériences de friches culturelles étudiées en Europe, certains
points communs se dégagent. Elles sont des exemples représentatifs de mises en place d’un lieu
culturel de la toute fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle en Europe. Les Halles de Schaerbeek
sont pionnières (1974) suivies de peu par l’ufa Fabrik (1979) et du Confort Moderne (1985). Ces sites
proposent ainsi une durabilité allant de plus de 30 ans à moins de 10 ans. La plus récente friche
culturelle observée date de 2005 (Tou Scene). L’expression « châteaux d’industrie » s’applique bien
aux tailles de ces anciennes structures industrielles, offrant une superficie de 1000 à 5000 m², à
l’exception de deux sites plus vastes (45000 m² pour la Belle de Mai et 18566 m² pour l’ufa Fabrik).
Pour autant, ce n’est pas leur superficie mais leur situation urbaine potentielle ou générée, ainsi que
la puissance et le nombre de réseaux actionnés qui vont être déterminants pour expliquer la
transformation de ces lieux. En effet les espaces industriels en friche de la proche périphérie urbaine
(zone péricentrale à 20 mn du centre‐ville) ne constituaient pas, à l’époque de la mise en place des
friches culturelles que nous avons observées, des enjeux majeurs pour les décideurs politiques et les
aménageurs urbains des villes considérées. Cette faible pression immobilière et politique sur ces
espaces déshérités, accompagnée d’une absence de vision paysagère esthétique et patrimoniale sur
le matériau industriel urbain en place, a conduit les collectifs de la société civile et du monde
artistique, à investir ces espaces en creux de la ville, pour y développer leur projet d’espace public
culturel et social. Aujourd’hui en revanche, la rareté des espaces potentiellement disponibles et
proches du centre‐ville, ainsi que l’engouement pour le patrimoine urbain au sens large, conduisent
14
de nombreux décideurs urbains à requalifier leurs espaces industriels, plutôt que de les détruire ou
de les laisser à l’abandon. Les collectifs à l’initiative de projets des friches culturelles observées se
sont généralement constitués en associations à but non lucratif, excepté deux situations
d’actionnariat d’artistes (Tou Scene) et de Société Coopérative d’Initiative Culturelle (Belle de Mai).
Leur mode de gouvernance met en avant un système d’autonomie des branches artistiques
présentes au sein des friches culturelles, qui s’articule avec une direction resserrée pour les prises de
décision finales. En France ou ailleurs en Europe, si les ressources propres peuvent atteindre 20%, au
travers de la diversification des activités que les friches mettent en place (jusqu’à 40% pour Mains
d’Oeuvres), l’essentiel de leur financement provient de subventions publiques de collectivités locales
ou régionales, et d’instances nationales en lien avec les ministères de la Culture. Ce financement
public s’accompagne de quelques subventions de sponsors privés et d’opérations de mécénat.
L’économie des friches culturelles s’apparente beaucoup aux mécanismes de l’économie sociale et
solidaire, avec la présence d’une part de bénévolat. On aboutit ainsi pour les friches culturelles à une
nécessité forte d’inscription dans des réseaux professionnels, et à une situation d’interdépendance
avec des partenaires multiples constitués de décideurs politiques locaux, d’institutions culturelles et
éducatives, et d’organisations professionnelles aidant différents groupes sociaux à une meilleure
insertion dans la société.
Du point de vue du référentiel des mondes de l’art développé par Howard Becker, on peut observer
« la culture en train de se faire » à partir des dispositifs d’organisation et de gouvernance mis en
place pour parvenir à une œuvre (Becker H., 1988). On peut également observer ces mondes de l’art
à partir des formes culturelles créées sur place. Les activités artistiques des friches culturelles jouent
à la fois sur l’exigence artistique et sur l’intérêt porté à la population locale. Il peut arriver dans les
cas étudiés que des sites multiplient les activités sociales et culturelles sans qu’il soit facile de
percevoir une visibilité particulière pour un domaine artistique. L’ufa Fabrik par exemple, proposant
une école de cirque, un centre social, une ferme pour animaux, une boulangerie Bio, un café, une
école libre, une aire de jeux, des chambres d’hôtes…, est bien connue de la population du quartier,
mais son image est brouillée en raison de la diversité des activités présentes sur place. Dans les
autres friches culturelles, les activités artistiques sont plus lisibles et évoluent d’une posture avant‐
gardiste tournée vers un public assez élitaire (Halles de Schaerbeek) à une posture de « lieu de vie »
où, en plus de l’accueil en résidence d’artistes, on entend mettre à disposition de la population et des
visiteurs, des outils au service d’initiatives qui n’ont pas nécessairement de foncement artistique
(Mains d’Œuvres). De manière plus poussée, un petit nombre de projets culturels (5 à 10% du
nombre total de productions artistiques) dépassent les limites d’une simple performance à voir, et où
le spectateur classique devient un acteur à part entière du processus de création d’une œuvre. Ainsi,
des projets artistiques en co‐construction entre les artistes et la population locale peuvent intervenir
dans le partage des perceptions d’un espace de vie commun, par exemple à propos de la beauté
d’une ville labellisée au patrimoine mondial quand on est non voyant (Projet « Promenades
blanches » à Bordeaux, TNT) ou pour améliorer la manière dont un quartier à forte histoire
industrielle est perçu par sa population (Projet TW1 à Stavanger, Tou Scene, Figure 3).
15
Figure 3
La façon dont on regarde un espace et dont on peut en tirer une histoire implique qu’une
interrogation esthétique et mémorielle soit posée sur l’espace, ce que les démarches artistiques et
patrimoniales intègrent plus volontiers que les aménagements urbains fonctionnels. Dans le cas des
onze friches culturelles étudiées, leur transformation en centres culturels a dessiné sur le territoire
une hybridation matérielle entre la mémoire industrielle et l’usage culturel contemporain. Cette
hybridation et ce dialogue instauré avec les traces du passé a presque toujours pris la forme de la
conservation par les collectifs artistiques du nom de l’ancienne activité industrielle, sauf pour les cas
où le nom était connoté péjorativement (manufacture de tabac Seita devenue « Belle de Mai ») ou
désignait un espace plus étendu (bâtiment jouxtant le chevalement du puits 11/19 devenu « Culture
Commune »). Il y également eu la conservation et la mise en valeur de la façade du bâtiment
industriel principal de manière iconique, et d’outils de production lorsque l’ « enveloppe » constituée
par le bâtiment industriel n’était pas vide (pièces mécaniques de minoterie à Mylos, tables pour
fabriquer les chaussures au TNT, cuves de macération du houblon à Tou Scene, objets mémoriels
forts utilisés pour réactiver la mémoire comme la locomotive Pacifique 231 à l’Atelier 231…). Cela
répond à un mouvement généralisé de mise en avant de bâtiments phares dans la construction
neuve comme dans la réhabilitation urbaine. A cette fin, il n’est pas rare de convoquer le talent des
plus grands architectes étrangers pour réaliser ces bâtiments iconiques (constructions de tours
iconiques ponctuant verticalement des villes ; nouvelle esthétique et un remodelage du quartier).
Depuis le succès du Musée Guggenheim de Bilbao conçu par l’architecte Frank O. Ghery, beaucoup
de reconversions s’appuient au départ sur l’implantation d’un bâtiment iconique (ou de plusieurs,
formant ensemble une « piazza »), souvent signé d’un architecte de renom international. Dans ce
cas, se développe un mécanisme qui s’apparente à la fabrication d’un « haut lieu ». Cette notion de
« haut lieu », autrefois confondue avec ces lieux mémoriels d’une communauté de destins nationaux,
ou en lien avec l’histoire religieuse ou l’héritage spirituel du passé, s’est élargie à une acception
désignant des lieux incontournables, emblématiques, symboliques de valeurs, comme les hauts lieux
de l’alpinisme ou ceux de la pègre (Debarbieux B., 1993). Les friches culturelles étudiées n’accèdent
pas à ce titre, mais constituent bien des lieux patrimonialisés. On constate un phénomène de
patrimonialisation, dans le sens où des collectifs du monde artistique et de la société civile attribuent
une valeur à ces lieux. Une filiation inversée s’observe alors, dans la reconstruction d’une relation à
un passé singulier et précisément daté, ainsi que dans les dispositifs permettant la remémoration de
ce passé (Pouillon J., 1998). Les friches culturelles tentent ainsi de proposer dans des espaces non
standardisés des lieux de vie sur un principe global : à la fois pôle de convivialité (bar, restauration) et
lieu potentiel d’économie créative ayant une résonnance territoriale de proximité (création artistique
16
– renouvellement artistique et culturel, action sociale, réflexions sur le « bien vivre ensemble » –,
résidence d’artistes, production et diffusion de spectacles). Elles représentent des exemples pour
réenchanter le béton des villes et des industries, selon une conception humaniste de
l’environnement, pour mieux « habiter » un lieu au sens de Heiddeger (Heiddeger M., 2001).
UN MODELE POUR EVALUER L’IMPACT SOCIAL ET TERRITORIAL D’UNE REQUALIFICATION URBAINE
Le modèle MIST tente de lever le silence entourant l’impact potentiel ou effectif d’une
requalification, au‐delà d’une information sur le nombre de visiteurs de la structure considérée, qui
peut varier en l’occurrence d’un millier de visiteurs à un million par an (Mylos dans la décennie 1990‐
2000). Cet essai de modélisation descriptive et interdisciplinaire vise à mieux comprendre la
reterritorialisation qui se déroule à partir du moment déclencheur où on observe une requalification
d’un ancien site industriel. Autrement dit, les indicateurs quantitatifs et qualitatifs retenus répondent
à des questionnements interdisciplinaires et présentent sous un éclairage le plus complet possible le
processus de changement socio‐spatial, ainsi que l’ampleur de ce dernier, dans un quartier urbain qui
a été le théâtre d’une requalification par la culture (Figure 4). Si on regarde le détail des indicateurs
on comprend le regard interdisciplinaire qui est développé puisqu’on trouve des aspects
architecturaux, sociologiques, économiques, géographiques, historiques. Le modèle envisage le
fonctionnement interne des friches culturelles, mais aussi l’effet sur le quartier ou la ville.
Figure 4
Parmi l’ensemble des indicateurs du modèle, nous nous appuierons plus précisément sur deux
exemples. En prenant un premier exemple d’indicateur territorial qualitatif, à propos de la posture
face au patrimoine industriel et au travail architectural, on envisage les formes de maîtrise d’ouvrage
pour la dépollution et pour la mise en sécurité des sites, mais aussi les formes de maîtrise d’usage et,
notamment, la naissance de démarches participatives où les utilisateurs du lieu acquièrent plus de
poids dans les décisions. Par ailleurs, il se pose la question de la réversibilité des sites, et du challenge
de la reconversion qui consiste à insérer la nouvelle fonction dans une forme préexistante. Dans la
mesure où les bâtiments industriels sont classiquement composés de deux catégories d’édifices,
rationalistes et fonctionnalistes (typologie dressée par Adolf Behne en 1929), on a pu observer une
reconversion plus facile dans les édifices rationalistes constitués d’un seul bloc, que dans les édifices
fonctionnalistes composés de différents corps de bâtiments, dont la forme répond à une fonction
industrielle spécifique. Pour autant, on a pu constater une étonnante capacité de ces châteaux
d’industrie d’un côté, à accueillir une reconversion qui s’appuie sur un minimalisme savant (afin de
17
garder l’esprit « friche ») et, de l’autre côté, à inspirer des activités artistiques. C’est notamment le
cas dans le site de l’ancienne brasserie de bière Tou, où même des bunkers de stockage de houblon
sans lumière naturelle ont inspiré des productions plastiques aux artistes de Tou Scene.
En observant maintenant, un second exemple d’indicateurs qualitatifs évaluant l’impact social d’une
requalification, on évalue l’appropriation par la population de ces friches culturelles, à l’aide d’une
enquête composée d’entretiens et de réalisations de cartes mentales du quartier auprès de la
population locale et des visiteurs de ces structures. La perception de ces lieux transparaît dans les
mots choisis par les enquêtés pour décrire ces lieux, pour expliquer leurs pratiques culturelles et
leurs pratiques spatiales de l’offre présente sur leur espace de vie et dans leur parcours de vie. On
peut souligner que cette appropriation est un processus fragile, réversible qui se nourrit de différents
facteurs. Parmi ces facteurs, il faut rappeler la nature de ces lieux (lieux culturels), la physionomie de
ces lieux (ensemble paysager) et les fonctionnalités et l’actualité de ces lieux (multi ou mono
activités, présence d’espaces de convivialité –cafés, restaurants, aires de jeux, zones de promenade,
moments forts de l’activité culturelle ou temporalités basiques…), ainsi que les référentiels culturels
et spatiaux des personnes interrogées (pratiques individuelles de l’espace urbain, régularité et
diversité ou non des pratiques culturelles individuelles, présence d’une offre concurrentielle…).
L’analyse met en évidence les contours effectifs de la catégorisation de lieux par la population dans
des ensembles intitulés « espace utile », « espace de loisirs », « espace de repos »,
«espace culturel », en référence à un vocabulaire foucaldien (Foucault M., 1994), à des questions de
sociologie de la culture (Bourdieu P., Darbel A., 1969 ; Donnat O., 2009) et aux relations que noue
plus simplement un sujet avec son environnement (Lynch K., 1960). La visibilité d’une friche
culturelle ne signifie pas automatiquement que ce lieu soit catégorisé en « espace culturel » (cas de
l’ufa Fabrik). La connaissance du lieu ne conduit pas non plus automatiquement à un usage de ce lieu
par la population. Lorsque la friche culturelle bénéficie d’une certaine lisibilité culturelle, elle
demeure « pratiquée » par des habitués des offres culturelles, excepté dans des moments forts
comme les périodes festivalières (Atelier 231), ou bien, pendant et à la suite de politiques culturelles
urbaines d’importance (Capitales Européennes de la Culture : Thessalonique 1997, Stavanger 2008,
Marseille 2013 ; Classement au Patrimoine Mondial de l’Humanité : Bordeaux Port de la Lune 2007,
Le Havre centre‐ville reconstruit par Auguste Perret 2005) ou de politiques plus spécialisées (Prix
Europa Nostra : Mylos 1993 ; Interreg III et IV : Culture Commune ; ZEPA : Atelier 231, Culture
Commune).
Cette impulsion donnée sur le territoire possible après une reconversion par la culture, peut à travers
les facettes abordées par le modèle MIST conduire à une meilleure compréhension des formes de
reterritorialisation et de patrimonialisation, qui ont pu s’opérer dans ces requalifications. Ainsi, des
postures particulières empruntées par certaines friches culturelles étudiées, vis‐à‐vis de ces
phénomènes de reterritorialisation et de patrimonialisation, introduisent de la complexité (Figures 5
et 6).
18
Figure 5
Si l’on prend l’exemple du gradient précisant l’ampleur du changement socio‐spatial introduit dans le
quartier, suite à la mise en place d’une friche culturelle, on a pu constater des situations qui
pouvaient couvrir un éventail assez large, allant du pôle culturel isolé au pôle culturel déclencheur de
développement urbain. En s’attachant à comprendre la capacité de déclenchement d’un changement
socio‐spatial pour le quartier ‐voire pour la ville‐, et en regardant les exemples de friches culturelles
dont l’impact social et territorial dépasse l’implantation d’un nouveau lieu culturel en ville, deux cas
émergent (Figure 5). L’ufa Fabrik a choisi de proposer une palette très diversifiée d’activités et
bénéficie de l’absence de concurrence culturelle à l’échelle du quartier berlinois de Tempelhof. Le
second cas concerne le centre culturel norvégien Tou Scene, dont l’ouverture a convaincu des
artistes norvégiens de résider à Stavanger plutôt que d’aller travailler à Oslo, et a conduit à l’arrivée
de nouveaux logements et d’environ 200 entreprises d’économie créatrice. Ces deux exemples ont
pour autant une posture différente vis‐à‐vis du patrimoine industriel : le patrimoine est rappelé à
l’occasion pour le site allemand et recomposé avec une exigence environnementale, tandis qu’il est
convoqué dès le départ pour le site norvégien, comme moteur de la requalification. Une autre
complexité peut également surgir au sein d’un même site de friche culturelle, en raison d’une
évolution temporelle des finalités poursuivies par les équipes encadrantes. Le site grec de Mylos par
exemple, illustre cette complexité, où une orientation contemporaine, résolument économique, de
l’équipe en place dans la friche culturelle, prend le pas sur un projet artistique originel qui était
tourné vers l’action sociale et la fête (Figure 6).
19
Figure 6
CONCLUSION
La résonnance des activités culturelles des sociétés humaines s’envisage au travers des lieux
culturels, qui ont une traduction physique sur l’espace géographique. La mise en place de lieux de
culture, leur signification pour les populations, les possibilités de pratiques qu’ils offrent, les
configurations géographiques qu’ils dessinent sur le territoire urbain composent un système à
plusieurs facettes. Ces facettes sont inhérentes, du côté du visiteur à l’esprit d’apprentissage
éducatif, à la satisfaction individuelle, à la convivialité et au loisir. Du côté de l’initiateur de ces
structures culturelles, ces facettes se réfèrent à la vision de la société et du rôle des arts et de la
culture, à l’expression dans l’espace public, à la contestation de situations d’inégalités d’accès ou
encore à la notoriété et à divers ressorts économiques et politiques. En interrogeant les centralités
créées en ville par les friches culturelles, on porte un regard sur onze cas modestes de centres
culturels à rayonnement local, certes éloignés de centralités urbaines plus établies comme celle de la
Tate Modern de Londres, mais qui ont du sens pour les populations avoisinantes et pour les collectifs
qui les ont mis en place, comme pour les populations plus averties et habituées à fréquenter des
lieux culturels. Le modèle MIST permet d’aller plus loin qu’une simple évaluation de ces structures
culturelles par le volume de leur public annuel. Il brosse un tableau de ces requalifications par des
indicateurs qualitatifs et quantitatifs qui envisagent les aspects architecturaux, historiques,
sociologiques économiques et géographiques. La complexité inhérente aux opérations de
requalification urbaine semble ainsi se retrouver au travers de la lecture croisée de onze situations
singulières, mais apparaît plus clairement derrière les indicateurs du modèle MIST. Hétérotopies
pour les uns, repères visuels et spatiaux pour les autres, réutilisations urbaines dans une perspective
de « développement durable » et de régénération urbaine pour d’autres encore, les friches
culturelles se greffent sur l’existant et fonctionnent comme lieux culturels à part entière tout en
constituant une expression du changement urbain.
20
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possibilité de choisir sa ville aujourd’hui, quelques leçons de l’expérience lausannoise ». Bulletin
de la Société géographique de Liège n°4, 2008, 1‐19.
21
ANNEXE 1 : Liste des Partenaires composant l’Equipe La Friche
Nom – Prénom
CREMNITZER Jean‐Bernard
De VRIESE Muriel
GOURBIN Patrice
HENRY Philippe
JEANNE Philippe
JENNEQUIN Hugues
LEFEVRE‐MERCIER Betty
LUCCHINI Françoise
MAMALOUKAKI Christina
MARGUIN Séverine
ROLAND Pascal
SIZORN Magali
Unité de rattachement
ENSAN
Section scientifique de rattachement
Architecture (patrimoine industriel du
20e siècle)
EDEHN
Economie (de la culture)
ENSAN
Histoire
EA Scènes et Savoirs
Esthétique et sciences des arts, arts du
spectacle, 18e section
UMR CNRS IDEES
Linguistique
CREAM
Economie (des services)
CETAPS
Anthropologie et Sociologie
UMR CNRS IDEES
Géographie (géographie culturelle et
analyse spatiale)
Université Technique Natio‐ Architecture (patrimoine du 20e siècle)
nale d’Athènes
Leuphana
Universität Sociologie
Lüneburg – EHESS Paris
CETAPS
Sociologie
CETAPS
Sociologie
AUTEUR/AUTHOR
LUCCHINI Françoise
Université de Rouen – UMR CNRS IDEES
Maître de Conférences HDR en Géographie
francoise.lucchini@univ-rouen.fr
22
23
REINVESTIR L’EXISTANT : LA CREATIVITE ARCHITECTURALE
DANS LES FRICHES CULTURELLES
Jean‐Bernard CREMNITZER
RESUME/ABSTRACT
L’objet de la recherche a été d’identifier les processus du projet architectural de réutilisation des
friches industrielles en lieux de culture. Les spécificités spatiales des friches, en termes notamment
de situation dans l’espace urbain, de volumes, de matériaux et de textures les rendent
particulièrement adéquates à une appropriation par les artistes, qui en exploitent les potentialités, et
prennent en compte leur caractère « inspirant ». Que l’on soit en Norvège, en Grèce, en Belgique, en
Allemagne ou en France, les processus de fabrication du projet architectural s’avèrent similaires et
reflètent une forte implication des utilisateurs des lieux, qui, étant le plus souvent déjà en place
avant les travaux, ont ressenti l’esprit des lieux, et possèdent les capacités à élaborer un programme
qui s’adapte avec modestie à l’espace existant. Ce concept dit de Maîtrise d’usage, s’articule avec
ceux de la Maîtrise d’ouvrage (le donneur d’ordre du projet), et de la Maîtrise d’œuvre.
L’intervention de l’architecte, maître d’œuvre, demeure essentielle; il s’agit d’offrir plus, avec un
minimum de moyens (notion de minimalisme savant), de respecter le genius loci, et d’offrir la
meilleure fonctionnalité en intégrant la règlementation technique.
MOTS CLES/KEYWORDS
Patrimoine industriel, créativité architecturale, maîtrise d’usage, réhabilitation, friches culturelles
INTRODUCTION
La thématique « intervention architecturale » a été abordée plus particulièrement sur 7 des sites du
corpus, où l’intervention spatiale sur l’existant présente une certaine exemplarité ou une spécificité
remarquable.
Le caractère très particulier des friches industrielles et de leur architecture constitue à la fois un
atout et une contrainte dans le processus de reconversion ; le caractère particulier des interventions,
où les utilisateurs des lieux sont partie prenante du projet de façon plus ou moins conséquente, voire
l’acteur principal, modifie les règles du processus habituel de production des espaces, en termes de
maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre, et également de maîtrise d’usage, notion mal définie dans
les textes, qui indique une certaine implication de ces utilisateurs tant dans le programme de travaux
à établir que dans la gestion future des lieux. Enfin, l’objectif d’économie est devenu le
dénominateur commun de ces opérations, et influe radicalement sur la nature de l’intervention
architecturale et également sur le mode de dévolution des travaux, qui peut parfois aboutir à une
véritable auto‐construction par les acteurs mêmes du projet.
L’extravagance de l’espace industriel et son caractère inspirant
Les différents cas analysés témoignent de typologies architecturales très différentes, et qui sont
issues de la production industrielle d’origine et de ses évolutions. Le site de Schaerbeek à Bruxelles,
est une halle‐marché, l’UFA Fabrik est en quelque sorte un lotissement de pavillons indépendants,
l’ancienne brasserie TOU à Stavanger est un assemblage composite de volumes multiples qui se sont
connectés au fil de l’évolution de l’activité industrielle. l’Atelier 231 témoigne de l’architecture des
halles de machines de la fin du XIXe siècle, avec une nette influence anglaise. Le caractère hétéroclite
24
de ce corpus architectural possède cependant un certain nombre de constantes Les friches issues du
processus de désindustrialisation enclenché principalement depuis les années 1970, présentent des
spécificités qui sont distinctes de l’architecture dite « urbaine » (immeubles d’habitation,
équipements publics, etc..) ou « rurale ». On pourrait qualifier ces lieux par un certain gigantisme à
l’échelle du paysage, des situations urbaines souvent très particulières, le plus souvent à l’écart des
centres‐villes, et fréquemment constituant de faubourgs. Les matériaux et textures particuliers sont
également spécifiques : fonte, acier, verre et brique industrielle, assemblés dans des systèmes
constructifs particuliers, qui permettent notamment le franchissement de grandes portées, afin de
libérer au maximum l’espace de production de toute entrave structurelle; l’espace intérieur est
souvent constitué de grands volumes avec des hauteurs conséquentes, baignés d’une lumière
zénithale et ponctués de trames de poteaux répétitives. En l’absence de chauffage et d’isolation, les
amplitudes thermiques sont accentuées en hiver et en été; la poussière et les odeurs résiduelles des
anciennes activités imprègnent encore souvent les lieux. Les infrastructures, ponts roulants,
machines et objets abandonnés, relatent la mémoire de l’activité ancienne et participent à l’esprit
des lieux (genius loci) ; les textures des murs et leurs coloris portent les cicatrices du passé, et se
métamorphosent sous l’effet de la lumière. Les formes architecturales de l’espace industriel peuvent
être classifiées selon la terminologie de Adolf Behne1 ; espace fonctionnel (à chaque fonction
industrielle correspond un volume spécifique), ou au contraire espace rationaliste (les fonctions
industrielles s’intègrent dans un espace unifié, polyvalent, sous la forme d’une vaste halle à
occupation polyvalente, ou d’un espace à trame de poteaux régulière qui permet de gérer les
évolutions de la production). Les friches que l’on a pu ici étudier dans ce corpus international
combinent parfois ces deux modes d’organisation spatiale.
Les utilisateurs de ces nouveaux territoires, et en particulier les artistes, face à ces dimensions
inhabituelles, sont donc confrontés à des espaces à caractère « inspirant », à un potentiel de surfaces
et volumes souvent gigantesques ; ils sont cependant exposés à des conditions difficiles en termes
climatiques, en l’absence d’isolation thermique adaptée. La production artistique des créateurs qui
investissent ces lieux s’inscrit donc dans un espace qui était à l’origine un espace de production et se
transforme en lieu de production artistique, et à une mémoire qui transpire dans les murs et est
ressentie sans toutefois porter sur la question d’une patrimonialisation. Le regard des artistes sur
l’espace industriel et la friche constitue un élément non négligeable qui a marqué la production des
dernières décennies. On pourrait citer notamment Berenice Abbot, avec ses photographies des
entrepôts de New York(ou plus récemment la production d’anamorphoses par Georges Rousse
(photo 2).
L’un des sites du corpus de l’étude, Le Confort Moderne à Poitiers, a inspiré l’artiste James Turrell
(figure 1) pour une installation innovante qui a métamorphosé l’espace existant de la friche sur une
temporalité éphémère. De même à Stavanger en Norvège, des espaces à priori résiduels, sans
lumière naturelle, les containeurs de bière( figure 2), deviennent des supports d’intervention pour les
artistes, chaque espace à aménager devient un prétexte d’action plastique.
Figure 1
1
Figure 2
Die moderne zweckbau, Adolf Behne, Berlin 1929, traduit en français sous le titre « La construction fonctionnelle moderne, Ed. de la
Villette.
25
Si l’espace de la friche est souvent vécu à l’origine de l’appropriation par les artistes comme avant
tout une opportunité nouvelle, en particulier pour ses grands volumes et son faible coût, il devient
également un support inspirant qui peut dans certains cas être source de créativité.
La porosité entre les différents espaces de la friche, en termes de circulations, faible épaisseur des
murs, absence d’isolation acoustique et thermique, renforce l’identité des lieux et le sentiment
d’appartenance à un organe étrange et détaché des contingences de la vie urbaine.
Les modes de dévolution de la transformation de la friche :
Maîtrise d’ouvrage (MdO), maîtrise d’œuvre (MdOe), maîtrise d’usage (MdU)
Définitions
Avant de centrer cette thématique sur la question spécifique des acteurs des projets des friches, il
parait utile de préciser quelques définitions.
Toute modification d’un espace existant nécessite l’action au minimum d’un Maître d’ouvrage, qui
est le donneur d’ordre du projet et assure en général son financement, avec éventuellement le
support d’autres partenaires ; il peut être une personne morale ou physique, de droit public ou privé,
une association. Il n’est pas obligatoirement le propriétaire des lieux, celui‐ci pouvant déléguer
l’organisation et la gestion du projet à un maître d’ouvrage qu’il estime compétent. Le statut de
maître d’ouvrage est complexe et implique des responsabilités conséquentes en termes juridiques.
S’il ne possède pas toutes les compétences nécessaires, il peut s’entourer de spécialistes de
différentes disciplines (architecture, ingéniérie, contrôle des normes, etc..), ponctuellement ou en
totalité, en ayant ainsi recours à un maître d’œuvre (architecte et/ou bureau d’études techniques). Le
maître d’ouvrage confie alors la réalisation des travaux à une ou plusieurs entreprises du bâtiment,
qui peut elle‐même avoir des sous‐traitants.
Le Maître d’œuvre (architecte et/ou ingénieur‐bureau d’études) est chargé par le maître d’ouvrage
d’établir un projet, sous la forme de plans, de descriptifs des travaux et d’un cahier des charges. Il a
également pour tâche de contrôler et vérifier la réalisation des travaux qu’effectue l’entreprise
désignée par le maître d’ouvrage, voire de coordonner les différentes entreprises du chantier.
La notion de Maîtrise d’usage apparait dans les années 1970, dans un contexte de remise en cause
de la rationalisation de la production des années 1960, notamment dans celle des quartiers
d’habitation. L’exemple de référence est l’opération emblématique de l’Alma‐Gare à Roubaix, où les
habitants, qui s’opposaient à une rénovation urbaine établie sans concertation, programmation d’un
quartier et à la définition de nouvelles formes d’habitat et d’équipements publics. Ce concept,
dépourvu de valeur juridique, s’est étendu au champ des friches industrielles réinvesties par des
artistes, à partir des années 1980‐1990, avec la naissance de démarches participatives des
utilisateurs. Les limites de la maîtrise d’usage sont imprécises, et les compétences de ses acteurs
peuvent se limiter à un rôle d’interlocuteur incontournable de la maîtrise d’ouvrage, voire à la
définition d’un programme architectural et de travaux. Dans certains cas, on assiste à une
substitution en partie ou totalité de la mission du maître d’œuvre, voire à l’accession à un statut de
maître d’ouvrage (ou délégation de maîtrise d’ouvrage) avec par exemple la recherche des
financements nécessaires ou la désignation d’un maître d’œuvre et d’une entreprise, voire même à
la réalisation de travaux en auto‐construction. Le concept de maîtrise d’usage a notamment été
développé ces dernières années dans le cadre des travaux de l’Institut des Villes2, qui s’est penché
sur la question des nouveaux territoires de l’art.
2
Institut des Villes, mission Nouveaux Territoires de l’Art (C. Renard), Ph. Mejean consultant, 2007.
26
7 sites industriels, 7 processus différents
Le tableau ci‐dessous analyse les différentes formes de maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’oeuvre et
de maîtrise d’usage sur chaque opération.
SITE
PROPRIETE
M.
Ouvrage
M.Oeuvre
AT. 231
Publique
Ville
Tradition.
Tradition.
MAINS
D’OEUVRES
Publique
Association
Association
+Assistance
Tradition.+
SCHAERBEEK
Publique
Ville
Tradition.
Tradition.
TOU SCENE
Privée
(location)
Association
Assoc + Tradition.
Tradition.+
Privée
Association
MYLOS
M.
Usage
TRAVAUX
Autoconst.
Autoconst.
Assoc + Tradition.
Tradition.+
Autoconst.
CULTURE
COMMUNE
Publique
S.E.M
Tradition.
Tradition.
UFA FABRIK
Terrain Pub
Association
Association
+Assistance
Tradition.+
Bâtiment Privé
Autoconst.
27
Les situations varient d’une opération à l’autre, en termes notamment de :
. Domanialité : les propriétaires du foncier et du bâti peuvent être distincts, comme à l’UFA Fabrik à
Berlin, dont les terrains relèvent du domaine public, alors que les bâtiments appartiennent à
l’association en place.
. Maîtrise d’ouvrage : elle peut émaner soit d’une collectivité publique (ville, communauté
d’agglomération), soit d’une Société d’économie mixte (cas de Culture Commune à Loos en Gohelle),
ou parfois de l’association en place (UFA Fabrik, Mylos, Tou Scene),
. Maîtrise d’oeuvre : elle est présente de façon plus ou moins affirmée, allant de la mission complète
« traditionnelle » (Atelier 231, Halles de Schaerbeek, Culture Commune), à celle de simple conseil à la
maîtrise d’ouvrage (Mains d’œuvre, UFA Fabrik),
. Maîtrise d’usage : elle s’inscrit dans la plupart des cas dans le processus de reconversion des
espaces : elle peut concerner la définition d’un programme architectural et technique (cas de Culture
Commune), la gestion d’un programme de travaux avec le support d’un maître d’œuvre (cas de Tou
Scene à Stavanger), ou la réalisation de travaux en auto‐construction (UFA Fabrik, Mains d’œuvre,
Mylos).
Contrairement aux opérations emblématiques de reconversions de sites industriels qui relèvent d’un
processus établi, sans concertation avec les futurs acteurs des lieux (exemple des Grands Moulins de
Pantin ou du centre Nestlé dans l’ancienne usine Menier à Noisiel), les utilisateurs sont présents sur
le site avant le démarrage des travaux, et possèdent une vision programmatique des futures
activités, grâce à leurs compétences et également par leur sensibilité plastique aux espaces existants.
Le processus traditionnel de production des espaces, qui est utilisé habituellement dans les
opérations de reconversion/réhabilitation en France, implique une forte division des tâches et des
acteurs (programmation fonctionnelle, organisation d’un concours d’architecture, maîtrise d’œuvre
polyfonctionnelle, bureau de contrôle, entreprises, etc.), et induit une durée de réalisation
conséquente, ainsi que des coûts substantiels. L’impossible prise en compte des futurs utilisateurs,
qui sont les absents de fait de la phase de programmation, produit souvent hélas des espaces qui
s’avèrent inadaptés, et nécessitent des modifications souvent substantielles et coûteuses après
livraison des lieux.
Les exemples analysés dans cette recherche indiquent à des degrés divers une remise en cause des
règles habituelles de la production d’espaces, qui se traduit par une participation active des
utilisateurs à la définition d’un programme d‘aménagement, qui permet également des temporalités
de chantier différentes, avec un étalement dans le temps, adapté aux conditions budgétaires et à
l’évolution des programmes artistiques. Dans certains cas, les utilisateurs sont donneurs d’ordre des
travaux, et peuvent également aller au‐delà d’un simple d’aménagement des lieux, au profit des
thématiques innovantes. Ainsi l’UFA Fabrik à Berlin a engagé depuis plus de vingt ans nombre
d’expérimentations en matière de développement durable, en partenariat avec l’Université
technique de Berlin, ce qui fait de ce lieu un véritable laboratoire des nouvelles technologies
(récupération des eaux pluviales, éoliennes, toitures végétalisées, etc..).
Le rôle de la maîtrise d’œuvre dans ces opérations est ici souvent ambigu. S’il garde parfois son statut
de droit, comme à l’Atelier 231 ou à Schaerbeek, il se positionne souvent avec un statut plus
modeste de conseil ou d’accompagnateur du projet, notamment en ce qui concerne l’application des
normes, avec une très forte proximité à la maîtrise d’ouvrage, surtout quand elle est issue des
utilisateurs. A Mylos, l’architecte devient le coordonnateur des travaux, avec en charge l’engagement
d’ouvriers journaliers qui sont recrutés pour leurs compétences sur des tâches spécifiques. Dans tous
les cas de figures, l’engagement des architectes impliqués dans ces démarches apparait
particulièrement fort lorsqu’ils sont en dialogue direct avec les utilisateurs.
La maîtrise d’usage, quand elle est affirmée, favorise donc une synergie entre maîtrise d’ouvrage et
maîtrise d’œuvre, qui permet d’aboutir à des solutions adaptées aux besoins des utilisateurs et
respectueuses des conditions économiques, en termes de programme, de suivi des opérations, qui
peut aller jusqu’à une délégation de maîtrise d’ouvrage (exemple de l’association Mix‐Art à Toulouse,
28
2005), et de gestion des temporalités d’intervention. Elle ne peut faire l’objet d’une recette unique
adaptable à tous les sites ; au contraire chaque situation nécessite une optimisation spécifique de la
relation entre maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre et maîtrise d’usage, en alertant sur le fait que la
maîtrise d’usage n’est pas inscrite dans une législation précise. On soulignera toutefois le fait que
cette pratique de la maîtrise d’usage ne dispense pas de la technicité de l’architecte et de techniciens
compétents. Le recours à l’homme de l’art permet de valoriser l’identité d’un lieu et de l’adapter aux
besoins exprimés, tout en redonnant un sens à l’édifice.
Forme, fonction, valorisation du genius loci : le minimalisme savant
Contrairement aux réalisations en construction neuve, la reconversion des friches industrielles
implique que le programme architectural s’adapte à une forme construite existante. Dans le neuf, la
forme architecturale est en grande partie la résultante de la fonction (selon le célèbre adage de
l’architecte Louis Sullivan « form follows fonction », à l’origine du fonctionnalisme), alors que dans
les sites délaissés la fonction souhaitée s’intègre dans la forme existante. Au contraire dans les
friches à la recherche d’un nouvel usage, les fonctions nouvelles souhaitées par les artistes qui
investissent un lieu s’insèrent en fonction des potentialités spatiales existantes, et avec une
éventuelle adaptation aux conditions existantes. De fait les fonctions artistiques et logistiques
irriguent les lieux, sans occuper systématiquement la totalité de la friche, par un processus
« itératif » qui permet une adéquation entre le programme fonctionnel et son enveloppe spatiale. Le
lieu existant, par son potentiel, peut lui‐même générer de nouvelles pratiques artistiques,
inattendues au départ.
Dans la plupart des cas rencontrés, des espaces résiduels, auxquels on ne peut offrir une affectation
immédiate, prolongent l’état partiel de friche (Culture Commune, Atelier 231, TOU Scene), dans
l’attente d’une utilisation future. Dans certains cas au contraire, les espaces sont immédiatement
habités en totalité par des fonctions diverses (Mains d’œuvre, UFA Fabrik, Schaerbeek, Mylos).
Le rôle
Figure 3 – Atelier 231 – Sotteville‐Lès‐Rouen : adaptation des fonctions aux volumes existants
Le processus d’occupation des différents espaces de la friche varie selon les typologies des édifices.
On peut distinguer quelques familles de projets dominants :
. Le village « pavillonnaire » (exemples de UFA Fabrik‐ figure 4, et Mylos) est investi par des fonctions
spécifiques qui s’insèrent en fonction des potentialités de chaque bâtiment. La rue constitue l’espace
public qui connecte les différentes fonctions, y compris l’habitat des utilisateurs. L’autonomie des
fonctions est ainsi affirmée et est évolutive. La désaffectation de l’une des activités ne compromet
pas le bon fonctionnement des autres fonctions du site.
29
Figure 4 : ufa Fabrik – Berlin : Le village pavillonnaire
. La halle « composite » (exemple de Schaerbeek – figure 5) est divisée en fonctions qui s’adaptent
aux conditions des volumes existants : halle‐rue comme espace de répétition, ateliers de fabrication
des costumes et décors dans les espaces latéraux, salle de spectacles, etc.. Les exemples de
Schaerbeek et de Culture Commune présentent la même démarche architecturale. Les espaces sont
en étroite connexion, ce qui nécessite une parfaite harmonie entre les activités.
Figure 5 : Halles de Schaerbeek – Bruxelles : la halle composite
. Les ensembles d’édifices mis « en connexion » (exemple de Tou Scene) sont investis en fonction des
programmes artistiques (ateliers d’artistes, salles de musique, restaurant, etc..), et peuvent rester
libres de toute occupation, ou être réutilisés par des activités connexes (entreprises culturelles,
scénographie, etc..) , voire être détruits partiellement quand l’utilisation s’avère impossible (la tour
dominant le site de Stavanger a récemment été démolie, malgré son intérêt historique et paysager‐
figure 6)
30
Figure 6 : Tou Scene ‐ Stavanger : les édifices composites
En l’absence dans la plupart des cas de budgets conséquents, le minimalisme semble être la règle
commune (si l’on excepte les halles de Schaerbeek, qui ont fait l’objet de travaux substantiels). Il
s’agit de produire des espaces performants au moindre coût, ce qui suppose une faible intervention
sur le gros‐œuvre et les épidermes horizontaux et verticaux des volumes, avec le souci d’une certaine
flexibilité en termes de pratiques artistiques. L’essentiel des travaux consiste à assurer le clos et
couvert en protégeant au mieux les utilisateurs des agressions climatiques, à appliquer de façon
judicieuse une mise aux normes des lieux, en termes de sécurité incendie, d’électricité, de stabilité
structurelle et en fonction des catégories d’occupation (Etablissement recevant du public‐ERP/
Etablissement relevant du Code du travail), à proposer des cloisonnements et circulations qui
permettent d’optimiser la fonctionnalité des espaces, et si les moyens le permettent, le chauffage de
certains espaces. En conséquence, ce qui frappe avant tout le visiteur, c’est une modification des
lieux qui semble minimale, voire inexistante. Cette attitude permet la sauvegarde de l’esprit des
lieux, des matières des parois, des couleurs et de l’ambiance lumineuse d’origine. Ainsi les machines
sont souvent conservées sur place, voire utilisées ou transformées comme image de marque
(exemple de TOU SCENE – figure 7). Au TNT de Bordeaux, les éclairages naturels existants sont
sauvegardés, ce qui donne une potentialité supplémentaire à cet espace de spectacles, et que l’on
rencontre rarement dans des réalisations nouvelles.
Figure 7 : Tou Scene ‐ Stavanger : les anciens fours conservés
31
Ce minimalisme que l’on peut qualifier de savant, car il obéit à certaines règles a été conceptualisé
tout d’abord dans des aménagements scéniques (par exemple le théâtre des Bouffes du nord de
Peter Brook, ou la Cartoucherie de Vincennes) et ensuite par des architectes comme Patrick
Bouchain (Lieu Unique à Nantes, La Condition publique à Roubaix, etc.). De nouveaux modes
d’approche de l’architecture ont ainsi été conceptualisés, avec le refus de solutions génériques
répétitives, et avec un objectif d’intervention par étape et en fonction des possibilités. Il semble donc
que la ré‐intervention sur le patrimoine industriel, à l’exception des vastes opérations
emblématiques du type de celles déjà citées, est suscité une nouvelle pensée de la part des
architectes, confrontés à des édifices à forte charge symbolique. Les affinités et sensibilités à
l’espace, qui rassemblent architectes et artistes, facilitent le dialogue et concourrent à un acte de
création collective.
Ce minimalisme n’est pas pour autant source de démission de l’architecte ; il réside dans
l’apprentissage de la modestie. Il s’agit d’offrir plus, en intervenant le moins possible, et à faible coût,
en récupérant l’existant, ses volumes, ses structures et ses matériaux (ce qui correspond à la notion
d’énergie grise inscrite dans le développement durable). Le projet architectural a ici pour objet la
question de l’adaptation aux normes, du respect de l’architecture des lieux et des équipements
techniques et détails qui qualifient à terme les lieux. L’exemple de l’Atelier 231 est significatif de
cette démarche : adaptation aux normes de sécurité incendie, distribution adéquate des différents
locaux, installation des fluides (chauffage, plomberie et électricité), dessin des détails (fenêtres,
portes des ateliers, etc. .), économie maximale (B. Grimaux et L. Israël, architectes).
Le cas de Tou Scene présente la particularité d’une intervention volontariste des architectes (Helen
et Hard) visant à renforcer le caractère de friche industrielle, par une intervention de tags
programmée sur les différents lieux (bureaux, sanitaires, circulations‐ figure 8). L’architecte cite
comme source d’inspiration le Palais de Tokyo à Paris (Lacaton‐Vassal architectes), espace muséal
sans vocation industrielle, aménagé en « friche » culturelle.
Figure 8 : Tou Scene ‐ Stavanger : les surfaces tagguées
L’économie de la reconversion dans les friches reconverties
Les différentes situations rencontrées sur les sites indiquent des interventions en terme de travaux
de niveaux très variables : par exemple les halles de Schaerbeek ont fait l’objet d’un aménagement
exhaustif et en une seule phase, alors qu’au contraire à Mains d’œuvre ou TOU Scene, les travaux
sont réalisés « au minimum » et en plusieurs étapes.
Cet objectif de minimalisme d’intervention et la participation directe des utilisateurs à la réalisation
des travaux, comme à Mains d’œuvres, limite de toute évidence les coûts, qui dans certains cas
peuvent se réduire au seul achat de matériaux.
Le coût d’une réutilisation traditionnelle d’espace ne concerne toutefois pas seulement les travaux;
la somme des interventions de la chaîne des acteurs du projet (hors entreprise), maître d’ouvrage,
32
géomètres, architectes, bureaux d’études, bureaux de contrôle, etc., représente à elle seule au
minimum 25% du coût total d’une opération. Les processus observés sur les sites font apparaître une
limitation substantielle de ces coûts, du fait de l’implication considérable des artistes qui
s’approprient les lieux en minimisant les apports extérieurs, et acquièrent parfois une certaine
technicité, en limitant la parcellisation des tâches.
L’analyse économique des travaux réalisés à l’atelier 2313 propose de comparer le coût d’une
réutilisation de friche et à celui d’une construction neuve d’équipement. Deux paramètres sont
introduits pour affiner cette analyse : une plus‐value qui prend en compte le volume supplémentaire
qu’offre l’existant (hauteur sous‐plafond conséquente de la halle principale), ainsi qu’une plus‐value
représentée par les matériaux anciens remarquables de la friche (fonte, brique, meulière). L’ajout de
ces deux plus‐values au coût de la construction neuve « basique », fait apparaître un très fort
différentiel de coût, très favorable à la solution de la réutilisation de l’existant (figure 9).
Figure 9 ‐ Tableau de comparaison des coûts de travaux reconversion/construction neuve
(Valeur 2010‐ J‐B Cremnitzer‐ M. Ducroux MDETC)
Il convient d’insister sur le fait que le ratio de comparaison habituellement utilisé, en €/m2 est
inadapté aux édifices industriels du fait des volumes conséquents ; un ratio en €/m3 serait plus
judicieux. Enfin la notion de confort devrait également être un facteur d’évaluation entre neuf et
ancien; les artistes de l’Atelier 231 ou de Tou Scene acceptent des lieux à faible température, du fait
même qu’il s’agit d’édifices existants, et en l’absence de budget permettant un climat régulier. Dans
le cas d’une construction neuve, cette ambiance climatique ne serait sans doute pas tolérée.
Le minimalisme de l’intervention permet des économies à court terme, mais aussi à long terme : une
intervention légère ne modifie pas les structures existantes, elle permet de conserver la flexibilité
originelle, et autorise donc une réversibilité ultérieure des fonctions. Il favorise également la
sauvegarde de l’essence même des lieux, sans travaux lourds (traces de l’activité, matières, textures,
patines, et couleurs), et concoure à un possible processus de patrimonialisation, bien que cet objectif
ne soit pas en règle générale revendiqué par les utilisateurs des lieux.
Le cas de l’Atelier 231 ne peut toutefois être représentatif de toutes les opérations de ce type. Les
conditions d’origine du bâtiment, son potentiel d’adaptation de sa forme architecturale aux fonctions
nouvelles, ses pathologies structurelles, l’éventuelle pollution des sols, la présence d’amiante ou de
plomb sur le bâti ou encore la difficile application des normes (sécurité incendie, accessibilité
handicaps, etc.) sont autant de facteurs qui influent sur le coût final de la réalisation. La capacité de
l’architecte à intégrer ces différents paramètres constitue l’une des conditions de réussite du projet
en termes d’économie de la construction. Un bâtiment sain, et un programme fonctionnel adapté
aux potentialités des lieux sont les deux conditions majeures d’une économie raisonnée de la
réutilisation des friches industrielles.
Les traits communs des sites étudiés
Malgré la multiplicité des situations, et des différences en termes de typologies architecturales, de
localisations urbaines, de contextes de production, un certain nombre de caractéristiques communes
apparaissent sur ces lieux :
3
Référentiel reconversion du patrimoine industriel, analyse de 6 opérations, J‐B Cremnitzer architecte et M. Ducroux économiste, étude
commandée par le département de la Seine‐Saint‐Denis –Service du patrimoine culturel, 2009.
33
. L’optimisation des fonctions par rapport à la potentialité des espaces semble être la règle
dominante : c’est l’espace existant qui dicte le potentiel des futures activités. Les constructions
neuves « en greffe » sur les bâtiments, qui permettraient de répondre à l’intégralité d’un programme
fonctionnel, sont rares, car coûteuses, sauf en site « pavillonnaire » (UFA Fabrik) où des terrains
libres permettent une densification de l’îlot avec de nouveaux édifices. Autre cas de figure, quand
l’espace existant est excédentaire, on inscrit l’espace sans affectation comme une friche qui est en
attente d’une occupation future (Atelier 231).
. Les espaces produits semblent, selon les utilisateurs des lieux et en observant les pratiques des
usagers, le plus souvent bien adaptés aux pratiques culturelles des lieux, malgré le peu de travaux
réalisés. Le fait que ces utilisateurs soient le plus souvent les acteurs à part entière du projet et qu’ils
occupent au préalable le site, accentue le sentiment de satisfaction. Ce concept de maîtrise d’usage
est commun à l’ensemble des sites de façon plus ou moins conséquente. Le fait d’accepter que les
travaux soient réalisés par étapes, dans des temporalités variables, et en fonction du programme
culturel et des capacités budgétaires, renforce le degré d’appropriation par les utilisateurs, qui se
projettent sur le long ou moyen termes.
. Le caractère « inspirant » des espaces est un thème souvent cité par les utilisateurs et artistes en
place ; l’esprit des lieux sauvegardé, les volumes, les matières, la lumière, constituent des incitations
à la création artistique. Cette sauvegarde de l’existant ne provient pas d’une recherche de protection
patrimoniale, mais plutôt d’un souci d’économie générale. On accepte les espaces tels qu’ils sont,
avec leurs atouts et également leurs dysfonctionnements éventuels.
. Sur aucun des sites, dont certains possèdent toutefois une certaine valeur patrimoniale, on ne
constate de classement de type Monuments Historiques avant travaux. De même, les architectes qui
sont intervenus sur la requalification des espaces sont des architectes « généralistes » et non formés
spécifiquement à une démarche patrimoniale (Architectes en chef des Monuments historiques par
exemple). On note cependant un engagement fort dans la démarche des architectes, probablement
du fait que les utilisateurs des lieux sont déjà en place avant le processus de conception et qu’ils
constituent des interlocuteurs compétents et à l’écoute de solutions fonctionnelles réalistes.
. En termes de développement durable, ces opérations sont exemplaires en ce qui concerne le thème
de l’énergie grise : l’essentiel des structures et matériaux sont conservés, avec une très faible
production de déchets et de matériaux nouveaux importés sur le site.
Les sites réutilisés participent également à l’économie du territoire, et à sa requalification, du fait
même que ces friches se situent le plus souvent dans des zones délaissées qui ont subi de plein fouet
la désindustrialisation dans les années 1980 et 1990.
Les friches culturelles, support de nouveaux modes d’exercice pour l’architecte ?
. La présence d’une maîtrise d’usage sur site, avec des utilisateurs qui connaissent à priori le
programme et ont une compréhension sensorielle des lieux (lumière, acoustique, volumes) facilite le
dialogue et la pertinence des choix architecturaux, qui en principe n’ont pas à être remis en cause
après travaux, contrairement aux opérations livrées de toutes pièces à des futurs utilisateurs
inconnus au départ.
. L’objectif d’économie maximale implique une démarche à la fois modeste et ambitieuse dans la
résolution des espaces à aménager et également dans l’application des normes.
. La mission de l’architecte n’a pas toujours consisté en une mission dite de maîtrise d’œuvre (telle
que définie dans la loi M.O.P) ; notamment dans les opérations menées sous égide associative et non
publique, l’architecte est avant tout un conseil, il doit notamment assurer le clos et le couvert
(protection aux intempéries), une certaine fonctionnalité des espaces, et permettre l’application des
normes au site concerné. Dans certains cas, l’architecte encadre lui‐même une équipe d’ouvriers « à
la tâche » ou assiste les utilisateurs qui effectuent les travaux en régie directe, sans entreprises. Dans
tous les cas de figures, ce devoir de conseil constitue la base minimale d’intervention de l’architecte.
Proposer un minimum de travaux pour offrir une fonctionnalité maximale est l’objectif commun aux
interventions architecturales des différents sites.
34
. Sauvegarder l’esprit des lieux, dans les volumes existants, mais aussi à l’échelle du paysage, sans
nécessairement aborder une démarche de patrimonialisation, constitue également l’un des objectifs
architecturaux essentiel.
. En conclusion, il semble judicieux de poser la question d’un possible transfert des pratiques de ces
nouveaux territoires de l’art à d’autres opérations : ilôts d’habitations, équipements publics de
quartiers, espaces extérieurs collectifs ; l’application raisonnée du tryptique « maîtrise
d’ouvrage/maîtrise d’œuvre/ maîtrise d’usage » à ces opérations peut‐il être un outil performant et
adéquat, qui favorise un potentiel de citoyenneté, requis par la complexité de l’espace urbain
contemporain ?
REFERENCES
Behne A., 1929, Der moderne Zweckbau, Ed. Mann (Gebr.), Berlin [traduction française 2008, La
construction fonctionnelle moderne, Ed. de La Villette].
Renard C., Mejean P., 2007, Travaux de l’Institut des Villes, mission Nouveaux Territoires de l’Art.
Cremnitzer J‐B., Ducroux M., 2009, Référentiel reconversion du patrimoine industriel, analyse de 6
opérations, étude commandée par le département de la Seine‐Saint‐Denis –Service du
patrimoine culturel.
AUTEUR/AUTHOR
CREMNITZER Jean‐Bernard
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Normandie – Ecole Nationale Supérieure d’Architecture
Paris‐Belleville
Architecte DPLG Urbaniste SFU – Maître assistant ENSA Normandie, ENSA Paris‐Belleville
jb.c1@libertysurf.fr
35
DES FRICHES ET DES PRATIQUES
Betty LEFEVRE‐MERCIER
RESUME/ABSTRACT
Cette intervention a pour intention de présenter les principaux résultats obtenus par l’équipe
pluridisciplinaire « La Friche » en ce qui concerne notre 3eme axe de travail, c'est‐à‐dire les usages
des lieux et leur inscription territoriale. En tant qu’anthropologue, notre démarche a privilégié une
pensée de la friche en mouvement et des regards croisés sur ses transformations. Il s’agissait de
répondre à un questionnement apparemment simple: A quoi ça sert les friches aujourd’hui ? Qu’est‐
ce que la friche fait faire ou encore pour le dire avec Michel de Certeau, quelles sont les différentes
manières de faire la friche ? Comment pratique‐t‐on la friche ?
A partir du corpus de lieux étudiés et du repérage distinctif entre des ressources, des fonctions (ou
usage) et des pratiques, notre enquête tend à montrer des tensions entre des fonctions prévues et
des usages vécus, entre l’initial et l’actuel. De plus, en fonction des contextes et des acteurs porteurs
de projets, il existe de multiples façons de recycler une friche par la culture. En cela nous pouvons
avancer que « la friche » est un objet complexe, un entre deux qui, en jouant avec les frontières,
constitue un observatoire particulièrement heuristique des transformations d’un territoire, des
valeurs qui y sont attachées et de la portée symbolique des pratiques artistiques qui s’y réalisent.
MOTS CLES/KEYWORDS
La friche, pluridisciplinarité, processus culturel, transformations, ressources, usages et pratiques
INTRODUCTION
Cette journée a pour objet de présenter les résultats d’un travail en équipe issu de paradigmes
scientifiques différents, sur un objet de recherche atypique : « la Friche ».
Pour notre groupe pluridisciplinaire réunissant géographes, architectes, sociologues,
anthropologues, économistes, historiens, ces sites industriels abandonnés et reconvertis autour des
pratiques culturelles, offrent une mine d’interrogations et de ressources d’investigation.
Au fil du temps, l’originalité de notre projet va moins reposer sur les espaces proprement dits (déjà
largement étudiés et saisis par les collectivités depuis longtemps) que sur la dynamique de nos
regards croisés et la polyphonie des propos que cela engendre. De fait, cette posture
méthodologique du multiple nous a contraints à percevoir autrement les passages de la friche
industrielle à un lieu culturel, à tenter d’en saisir les sens cachés, les évolutions, les enjeux, en
d’autre terme à penser la friche en mouvement, non pas dans sa version factuelle, mais « comme un
faire social »1 (F. Laplantine, 2005. p. 194) en devenir, en évolution constante.
Dès lors notre étude s’est centrée sur les transformations des lieux appelés « Friches », les effets
complexes de ces recyclages (culturels, sociaux, territoriaux, économiques) mais aussi sur les
différentes manières de les pratiquer, d’en faire l’expérience sensible.
En ce qui concerne notre thème sur les usages des lieux notre questionnement s’est articulé autour
de deux axes majeurs: En quoi les usages transformés de ces espaces (disqualifiés ? abandonnés)
vont‐ils transformer à leur tour non seulement « la carte mais aussi le paysage »? Quelles sont les
formes d’actions et le rapport vécu à la « mise en culture des territoires » ? expression empruntée
au titre d’un ouvrage d’universitaires de Nancy qui précisent qu’« il s’agit par le truchement de
manifestations culturelles, de « cultiver » un lieu (un territoire géographique) pour en faire selon
1
Laplantine F. (2005) Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, p. 194
36
l’expression de Michel de Certeau2, « un espace : un lieu vécu, approprié, pratiqué, un lieu social et
pourrait‐on ajouter, politique ». (De Certeau, 1990) »3
Interdisciplinarité et choix méthodologiques
En ce qui concerne nos outils d’investigation, il faut rappeler que l’interdisciplinarité choisie si elle
est fondamentalement heuristique, est aussi source de difficulté : difficulté pour s’accorder sur nos
concepts respectifs, difficulté pour articuler enquête quantitative et qualitative, difficulté pour
apaiser les inquiétudes récurrentes de ne pas faire science, si nos résultats n’étaient pas chiffrés,
modélisés, cartographiés…etc, difficulté également quand la parole des « professionnelles du
champ » fait autorité et conforte les représentations. Nous avons opté pour une démarche inductive
et comparative avec l’ambition également de produire des éléments de généralisations successives :
par exemple, nous avons expérimenté un outil appelé « MIST », d’abord avec l’idée de mesurer les
effets de la transformations des friches puis comme modèle d’évaluation des effets (impacts)
sociaux et territoriaux de ces requalifications urbaines. En fait cet instrument tentait de répondre à
la question de l’animation de la ville en lien avec la présence d’une friche. Françoise Lucchini,
initiatrice de cette modélisation en a fait la présentation, montrant ses intérêts et ses limites.
Bref, ce préambule vise à mettre l’accent sur la nécessité d’un temps long pour tenter d’accepter
des stratégies différentes et les tensions que cela peut engendrer, pour se décentrer
provisoirement, pour comprendre la complexité de la réalité sociale et culturelle étudiée (la friche
dans tous ses états, non seulement comme structure mais comme éprouvé).
Le cadre de notre recherche va donc s’inscrire dans cette temporalité contrainte mais aussi dans une
volonté partagée, de comparer des lieux (onze sites français et européens ont été choisis pour leur
historicité, leur diversité et leur exemplarité), cette démarche comparative étant utilisée à tous les
moments de notre recherche : celui du recueil des données (géographiques, économiques, sociales,
culturelles), celui de la description, celui de la catégorisation, celui de l’interprétation. Or cette
approche comparative, si elle est particulièrement opérante, s’est heurtée aux caractéristiques
complexes de notre corpus: les friches d’un territoire à l’autre ne sont pas homogènes et lorsqu’on
obtient des données sur l’activité environnante des friches, on constate que ce ne sont pas les
mêmes d’une friche à l’autre et que l’effet du temps n’opère pas de la même façon. De plus il est
difficile (voire impossible) d’isoler les informations recueillies sur les friches des autres savoirs qui lui
sont associés, comme ceux touchant les domaines de l’art et de la culture, du patrimoine et des
politiques d’aménagement et de développement du territoire. A noter que cette « culture
rhizome »4 n’est pas spécifique à notre objet d’étude (on la retrouve par exemple dans tous les
compartiments de l’économie de la culture) et si ces connections multiples sont sources de
résistances, c’est aussi un défi particulièrement stimulant pour la pensée que de rendre compte de
ces espaces industriels « recyclés » comme processus pour réintroduire du vivant, du mouvement,
des expériences et des pratiques.
Si, comme nous le rappelle Gaston Bachelard5, la démarche scientifique se présente comme une
course d’obstacles, nous n’avons pas hésité à mettre nos préjugés, nos théories et méthodologies à
l’épreuve non pas pour accepter un compromis décevant, mais pour stimuler nos exigences en
terme de procédures employées, d’éthique et de rupture. Cette posture de concertation critique
nous a permis de mener une enquête de terrain qualitative en plusieurs temps : celui de la
description méticuleuse des lieux (date de création, ancien usage, surface, architecture,
informations quantitatives et qualitatives recueillies in situ…) puis 28 entretiens semi directifs avec
les responsables et fondateurs des différents lieux étudiés. Ces entretiens tous retranscrits ont fait
2
De Certeau M., L'Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 (1e éd. 1980)
Ouvrage collectif dirigé par Appel V., Bando C., Boulanger H., Crenn G., CroissantV., Toullec B., La mise en culture des territoires, PUN, 2008
p.16
4
Deleuze G., Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, en collaboration avec Félix Guattari, Les éditions de Minuit (coll. « Critique »),
Paris, 1980, 645 p
5
Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique. Paris, Librairie philosophique Vrin, 1999 (1ère édition : 1938), chapitre 1er.
3
37
l’objet d’une analyse des discours avec le logiciel Alceste. Même si certain lieu comme l’Atelier 231
on fait l’objet d’un prototype d’enquête complémentaire, il nous manque encore, dans le cadre
d’une approche pragmatique et dynamique, les récits de vie auprès d’informateurs privilégiés pour
saisir les expériences incarnées du lieu, comment il est approprié ou pas, pratiqué, imaginé.
Eléments d’une problématique : interroger ce qui bouge, ce qui se forme et se transforme
Pour obéir à une logique de distanciation, nous avons pris le temps du débat entre paradigmes
scientifiques pour comprendre les lignes de rupture mais aussi pour « créer » une démarche
originale permettant d’appréhender non seulement ce que sont les friches comme structures, leur
impact social, territorial, économique, patrimonial mais aussi pour le dire avec Nathalie Heinich6
« l’action de ces propositions » ce qu’elles font faire et font dire à ceux qui les pratiquent, comment
elles se déclinent, se métissent7, se transforment.
En tant qu’anthropologue j’ai construit un intérêt pour l’Homme en tant qu’il produit (qu’il fabrique)
des biens culturels (objets techniques mais aussi construction d’espaces, de manières de vivre
ensemble, de partager des valeurs). Lorsque j’ai intégré l’équipe « La friche », les mots ne me
semblaient pas pouvoir faire obstacle à notre projet. En fait, il a fallu revenir sur des termes comme
patrimoine, territoire, culture en cela qu’ils étaient porteurs d’ambivalence et de non‐dit. Par
exemple, lorsque notre équipe pluridisciplinaire s’est réunie la première fois, la notion de culture est
apparue comme un « malentendu », aucun d’entre nous ne lui donnait la même signification. Nous
avons alors privilégié une perspective qui laisserait la place aux nuances plutôt qu’à l’illusion de la
précision et nous avons envisagé la culture comme un processus8, des productions symboliques et
matérielles variées, des valeurs associées, du mouvant et de l’éphémère. Ce « frottement » des
perspectives scientifiques a, non seulement permis de dévoiler nos contradictions mais aussi de
privilégier l’étude des friches en s’attachant à ses transformations c'est‐à‐dire à une réalité qui n’est
pas quelque chose « que l’on pourrait « saisir »[…] non pas substance mais évènement »9. Il s’agit
alors d’interroger conjointement les présences de ces espaces requalifiés, les formes culturelles
qu’on y propose et les expériences vécues dans ces lieux par les acteurs eux‐mêmes.
Quelles sont les transformations des pratiques en terme de dynamique du territoire, d’animation du
quartier etc. ? Quelles sont les « nouvelles » modalités de « faire ensemble » engendrées, comment
le projet friche fait sens ou pas pour ses différents usagers? En quoi les transformations du paysage
urbain par la friche participent d’une image et de représentations différentes de la ville auprès des
habitants et des publics ? Quelles sont les transformations des formes symboliques et matérielles
générées par l’art et ses modes de production (création d’évènements, festivals, initiatives
culturelles variées) dans ces lieux recyclés ? La pérennité permet‐elle des transformations des
modes d’échanges entre les arts (métissage) ? Les modes de réception des « produits » culturels
sont‐ils également transformés ? Enfin comment l’attractivité économique du lieu est‐il dépendant
des ressources proposées par la friche?
L’objectif principal de notre recherche a donc été de montrer les processus de transformations des
friches avec le postulat que, souvent au nom de la sauvegarde des lieux, des techniques et des
mémoires des classes populaires, ces recyclages participent d’une réappropriation de l’espace par
les mondes de l’art et d’une certaine façon en prive les usagers antérieurs.
6
Heinich N., 1998, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris Editions de Minuit.
Laplantine F. Nouss A., (2008) Le Métissage : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, Réédition : éditions Téraèdre, coll.
« Réédition.
8
Becker H.S, (1988) Les mondes de l'art. Paris, Flammarion, 1988
9
Laplantine F., (2005) Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, p. 199
7
38
La friche ses fonctions et ses usages
Si j’ai donné comme titre à ma communication la Friche et ses pratiques, c’est pour insister sur la
notion d’activité en donnant la priorité aux discours des acteurs pour accéder à leurs actions : le
verbe « pratiquer » aurait été, sans doute, plus approprié en cela qu’il implique un certain
engagement physique, une expérience « esthétique » dans le sens de rapport au sensible. Comment
pratique‐t‐on la friche ?
De manière pragmatique, on pourrait résumer notre étude autour d’un questionnement simple : « A
quoi ça sert ? » Quelles sont les fonctions de ces lieux récupérés pour y faire autre chose ? Qu’a‐t‐on
fait des lieux de production d’hier (et qui étaient des lieux de travail et de vie) et à quelles attentes
répond ce qui est donné aujourd’hui ?
Autrement dit, quels sont les modes et modalités d’utilisation et d’investissement de ces friches
industrielles ? Ces lieux requalifiés ont comme mission (fonction) principale de promouvoir des
productions artistiques et/ou culturelles. Sont‐ils aussi porteurs d’un projet de société et comment
les différents « usagers » vivent‐ils la spécificité de ce lieu d’accueil particulier ? Comme l’évoquait
Gaston Bachelard10 « l’usager de la ville est une sorte de lecteur qui selon ses obligations et ses
déplacements, prélève des fragments pour les actualiser en secret ». En quelque sorte, il recrée, se
réapproprie, il pratique et tisse d’autres sens dans la ville. En cela, il me semble que la notion
d’usage ne s’autonomise pas de la figure de l’usager. Nos résultats tendent à montrer sur les sites
observés, des tensions entre des fonctions prévues et des usages vécus : par exemple certains de
ces sites avaient pour projet de « réenchanter » un quartier en restaurant du lien social mais après
quelques années de fonctionnement, on s’aperçoit de la difficulté de se rendre visible et d’avoir une
action auprès de la population locale. D’autres ont généré de l’animation au‐delà de leur espérance,
allant même jusqu’à attirer d’autres activités (en particulier des associations).
Nos collègues économistes préfèrent à la notion d’usage, celle de ressource, c'est‐à‐dire que ces
lieux possèdent des moyens d’actions « potentiels » que la requalification rendra opérants. A l’issue
de notre enquête, on peut repérer quatre types de ressources autour desquelles s’organise la
spécificité du recyclage d’une friche : tout d’abord les ressources foncières en cela que la friche est
généralement une grande superficie vide (entre 2000 à 18000 m2) mise à disposition (propos qui
rejoignent ceux du philosophe Paul Blanquart11 pour qui la friche est « comme un trou dans le tissu
plein de la société telle qu’elle fonctionnait auparavant »). Autre potentialité, celui des ressources
humaines représentées par les porteurs/initiateurs de projet qui dans la majorité des cas
appartenaient à des associations militantes. A noter que certaines de ces associations (artistiques ou
créatives) sont antérieures au réaménagement comme celle d’Usine Ephémère née dans les années
1980 mais installée à Saint‐Ouen (Mains d’œuvre) 17 ans après. Troisième type de ressources
opérantes : les ressources « sociales », celles qu’on trouve in situ : la population locale, des artistes,
des amateurs, les publics… vont suivre le processus de transformation de la friche en projet
territorial (symbolique et géographique) et jouer un rôle dans sa production. Et enfin, dans un
contexte de concurrence accrue, les ressources institutionnelles sont à mentionner, dans le sens où
la plupart des institutions s’engagent dans la valorisation et le développement des territoires avec le
plus souvent des aides de la ville et de la région (Etat décentralisé) pour financer le projet (loyer
gratuit, subventions).
Ces ressources font échos aux différentes activités observées dans ces espaces réhabilités, moyens,
tâches et objectifs constituant ce qu’on pourrait regrouper sous le terme générique de fonction.
Selon notre corpus de lieux étudiés, les friches recyclées tendent ainsi à se regrouper autour de
quatre fonctions principales :
- des fonctions pour promouvoir les mondes de l’art (traitement d’informations culturelles,
résidences d’artistes),
10
11
Bachelard G., (1957) Poétique de l’espace, Paris, PUF.
Blanquart P., (1998) Une histoire de la ville pour repenser la société, Paris, editions La Découverte
39
-
des fonctions territoriales (en termes d’identités collectives, revalorisation des espaces,
réinscription territoriale de l’acte artistique),
des fonctions sociales (liens sociaux, développement des publics, interactions avec les usagers,
effervescence sociale, réenchantement…),
des fonctions économiques (plus value touristique ? Effet d’implantation d’activités
commerciales ?) Production de services (au niveau matérielle, au niveau des pratiques, au
niveau de la création, au niveau de la diffusion). Production d’externalités générée par le
réaménagement du territoire (emplois, effet keynésien au sens large du terme, en lien avec les
évènements proposés).
Ces activités se présentent à chaque fois de manière originale en fonction des contextes et des
acteurs qui les mettent en œuvre.
La « friche » des usagers: une expérience incorporée
Nous avons également construit un schéma théorique relatif aux différents groupes d’usagers : on
peut repérer les « institutionnels » c'est‐à‐dire ceux qui initient les projets de requalification comme
les élus, les représentants de l’état, les responsables locaux de l’urbanisme et de l’aménagement, le
service des monuments historiques… Un autre groupe est constitué par les porteurs de projets, en
particulier les actuels administrateurs et leurs équipes. Egalement usagers des friches, les artistes
développent des expériences singulières dans ces espaces particuliers où, disent‐ils, la portée
symbolique du travail de création est différente et où le génie du lieu est porteur de valeurs. Un
autre type d’usagers est celui des amateurs‐pratiquants dont la vitalité contribue à la visibilité de ces
espaces recyclés. Quant au groupe des habitants du quartier, les locaux, ce sont des usagers
« potentiels » pouvant être à même de regarder le lieu du dehors (voire l’ignorer) ou de franchir la
porte. En ce qui concerne les usagers d’hier (anciens ouvriers, employés..), ils représentent la
mémoire du lieu et les traces d’une identité collective. Enfin, ces friches sont fréquentées
régulièrement par les publics d’aujourd’hui qui les habitent comme spect‐acteurs selon l’expression
de Daniel Sibony12.
Dans la réalité, ces groupes ne sont jamais clairement distincts ni parfaitement homogènes, toutes
sortes d’alliances et de recomposition sont possibles, sans compter qu’à titre individuel les
participants peuvent relever de plusieurs groupes à la fois. En résumé comme l’écrit Michel De
Certeau « il existe des manières différentes de faire la friche » des détournements, des
« braconnages13 » des usagers.
Pour analyser les modalités d’appropriation des friches par les citadins nous avons organisé des
micro‐trottoirs auprès de 50 personnes interrogées soit à proximité soit dans une des six friches
étudiées. Nous avons obtenu divers degrés d’appropriations du lieu, d’une part en fonction du profil
de la friche (lieu de convivialité, lieu public, site ouvert, politique de patrimonialisation, image
cohérente, etc.) et d’autre part en fonction du profil des citadins (âge, durée de résidence dans le
quartier, référentiel spatial et référentiel culturel ) ; on peut avancer que les friches fonctionnent
comme phare (au sens de point de repère), phare social, culturel et mémoriel dans le contour des
villes.
De plus il aurait été nécessaire de prendre en compte l’expérience incorporée14 du lieu. En faisant
converger l’esprit du lieu et le vécu de ses habitants, on témoigne alors des multiples façons qu’ont
les hommes de rendre sa fréquentation signifiante15. Sur ce sujet, les récits de vie des usagers
étaient indispensables mais nous n’avons pas eu les moyens (temporel, humain), à ce jour, de
conduire ce travail.
12
Sibony D., (2001) La jouissance du spect‐acteur, Libération, 3 mai 2001.
De Certeau M., (1990)) L'Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, (1e éd. 1980)
14
Dubet F., Martucelli D., (1996) À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire. Paris, Seuil, 1996.
15
Weber M., (2003) L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904‐1905) traduction par J. Chavy, Plon, 1964 ; nouvelle traduction
par J.‐P. Grossein, Gallimard.
13
40
Des transformations touchant les territoires et ses représentations
Ces multiples usages attestent de la transformation des territoires et de ses représentations.
Quels sont les effets attendus du recyclage d’une friche par la culture et ses actions sur l’image du
territoire ? Un territoire est à la fois géographiquement situé, délimité, mais aussi pratiqué,
approprié et investi par les imaginaires et selon le géographe américain Edward Soja16 c’est « un
phénomène de comportement associé à l’organisation de l’espace en sphères d’influence ou en
territoires clairement délimités qui prennent des caractères distinctifs et peuvent être considérés, au
moins partiellement, comme exclusifs pour leurs occupants ou ceux qui les définissent ». Cette
définition souligne l’aspect politique du territoire et les enjeux qui le traversent. En ce qui concerne
notre corpus, il existe une grande diversité des territoires recyclés : de la manufacture, à l’entrepôt
en passant par des ateliers, une minoterie, une brasserie…Outre cette hétérogénéité spatiale, les
temporalités sont également multiples en terme de patrimonialisation, d’inscription dans
l’histoire d’une mémoire industrielle, et les usages culturels actuels. A noter que si la majorité des
sites relève d’un statut juridique associatif, en ce qui concerne leur fréquentation, leurs tailles et la
flexibilité des espaces, les situations sont très variées
Il existe plusieurs formes de reterritorialisation qui seront présentées en détail dans l’atelier 4. Nous
nous arrêterons simplement sur un double questionnement: La friche est souvent incluse dans un
territoire qui peut avoir fait l’objet d’une reconnaissance globale. Quelles sont alors les
conséquences de cette présence requalifiée dans un territoire patrimonialisé (ou en cours de
patrimonialisation) ?
Inversement, la friche peut‐elle avoir un rayonnement suffisant (artification du lieu, objet
patrimonial) pour amener à la prise en compte d’un territoire dans son ensemble ou à une
redéfinition de ses contours perçus ?
A l’issue de notre enquête, le recyclage des friches étudiées témoigne d’un ensemble de tensions
entre le prévu et le réalisé, entre l’initial et l’actuel :
- des tensions entre l’exigence des offres artistiques (innovantes) (Halles de Schaerbeek depuis
les années 2000) et une conception plus « sociale » de l’action culturelle (Mains d’oeuvres),
- des tensions entre l’institutionnalisation (Halles de Schaerbeek, Atelier 231, Culture Commune)
et les enjeux d’une contestation originelle du mouvement des friches (Ufa Fabrik, Halles) dans la
première moitié des années 1970),
- des tensions entre le choix du développement économique (Docks Océane ; Mylos depuis les
années 2000) et l’action artistique et culturelle d’éducation populaire (TNT).
A noter que certains lieux connaissent des renversements de tendance comme les Halles et Mylos
Etude de cas : l’Atelier 231et ses pratiques
Qu’a‐t‐on fait avec la grande halle des ateliers de fonderie de 1878 ? A quelles attentes répond ce
qui est proposé aujourd’hui et pour qui? Cet ancien hangar de la SNCF est devenu un atelier de
fabrication pour des artistes, c'est‐à‐dire un espace où on monte des projets, où on expérimente des
formes innovantes tant pour l’artiste que pour le spectateur. C’est aujourd’hui un lieu d’accueil et
de co‐production des arts de la rue, particulièrement réputé : on y fabrique de l’art mais aussi et
surtout du vivre ensemble.
A partir de 49 « entretiens » qui ont eu lieu pour moitié pendant une période creuse de l’Atelier 231
et pour moitié pendant le festival17 Viva Cité en juin 2010, nous avons interrogé le public sur la
connaissancequ’il avait du lieu. Nos résultats pourraient se résumer ainsi : un continuum qui va
de l’ignorer, le repérer, en avoir une mémoire, le fréquenter.
16
17
Soja E., (1971) Organisation politique de l’espace, Annales of association of American Geographer
Lefevre. B, Roland P., Féménias D., (2008) Un festival sous le regard de ses spectateurs, Viva Cité le public est dans la rue, Rouen, PURH.
41
Il semble que les Sottevillais, globalement, connaissent peu l’Atelier 231. Ce sont les « cultureux » et
les Rouennais de la rive droite, ainsi que les personnes qui fréquentent le FRAC qui connaissent
l’Atelier 231. Les lieux de sorties « culturelles » les plus cités concernent, côté rive gauche de la Seine
le centre commercial Saint‐Sever, et côté rive droite d’autres sites, dont le nouveau multiplexe
installé dans les Docks 76.
Pour analyser plus finement ces résultats, il faudrait questionner les barrières géographiques
symboliques économiques sociales : la « culture » n’est pas forcément une priorité et on ne se rend
pas disponible pour fréquenter des lieux labellisés « culture ».
De plus seraient à développer les représentations de la friche sottevillaise par ceux qui la
fréquentent, artistes, public etc. On pourrait également s’attacher à montrer que l’Atelier 231 en
terme d’action sur le quartier participe d’une gentrification c'est‐à‐dire une appropriation par de
nouvelles classes sociales plus aisées de l’espace urbain.
On peut constater chez certains acteurs de la création du lieu, une exigence de démocratisation de
la culture artistique et en même temps des tensions entre le projet de requalification de l’Atelier
231, l’appartenance à un réseau artistique international et le rôle social qu’on voudrait qu’il ait dans
la ville.
Cette investigation rapide autour des activités de l’Atelier 231 montre que ses usagers sont
considérés (à tord ou à raison) par la population locale comme des « cultureux » et que cela renvoie
à l’histoire d’une ville sur un fleuve: la Seine comme frontière géographique mais aussi symbolique
entre la rive droite et la rive gauche. L’Atelier 231, utopie de la Rive Gauche n’a‐t‐il pas crée un
« nouveau pont », malgré lui ?
Les représentations du lieu par les Sottevillais se focalisent sur celles du réseau dont il faut faire
parti pour pouvoir être admis ou sur un espace clos et dont on n’ose pas franchir le seuil. En cela « le
monde de l’art » (au sens beckérien du terme) mis en place ne prive t‐il pas les anciens usagers de
leurs lieux de vie et ne restaure‐t‐il pas une hiérarchie entre culture savante (ou légitimée) et
culture populaire ?
CONCLUSION
Notre principe était de nous concentrer sur des actions observées en situations réelles et ces
investigations ont ouvert de nombreuses réflexions. A partir des onze cas étudiés, on peut avancer
que la « friche » est un objet complexe dont les usages s’inscrivent entre le prévu et le vécu, entre
les habitants d’hier et ceux d’aujourd’hui, entre fréquentation et ignorance, entre expérience
éphémère et appropriation, entre art et loisir, entre culture populaire et culture savante, entre
reterritorialisation sociale et patrimonialisation, entre institutionnalisation et contestation politique.
Ces entre deux, ces jeux avec les frontières font de « la friche » un observatoire particulièrement
heuristique des transformations d’un territoire, des valeurs qui y sont attachées et de la portée
symbolique des pratiques artistiques qui s’y réalisent. Reste aussi à étudier les échecs ou les
réussites partielles de ces reconversions.
REFERENCES
Appel V., Bando C., Boulanger H., Crenn G., Croissant V., Toullec B. (dir.), 2008, La mise en culture des
territoires, PUN, 16.
Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique. Paris, Librairie philosophique Vrin, 1999 (1ère
édition : 1938), chapitre 1er.
Bachelard G., 1957, Poétique de l’espace, Paris, PUF.
Blanquart P., 1998, Une histoire de la ville pour repenser la société, Paris, editions La Découverte.
Becker H.S, 1988, Les mondes de l'art. Paris, Flammarion, 1988.
De Certeau M., 1990, L'Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, (1e édition. 1980).
42
Deleuze G., Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, en collaboration avec Félix Guattari, Les
éditions de Minuit (coll. « Critique »), Paris, 1980, 645 p.
Dubet F., Martucelli D., 1996, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire. Paris, Seuil, 1996.
Heinich N., 1998, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris Editions de Minuit.
Laplantine F., 2005, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre,
194.
Laplantine F., 2005, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre,
199.
Laplantine F. Nouss A., 2008, Le Métissage : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir,
Paris, Réédition : éditions Téraèdre, coll. « Réédition.
Lefevre. B, Roland P., Féménias D., 2008, Un festival sous le regard de ses spectateurs, Viva Cité le
public est dans la rue, Rouen, PURH.
Sibony D., 2001, La jouissance du spect‐acteur, Libération, 3 mai 2001.
Soja E., 1971, Organisation politique de l’espace, Annales of association of American Geographer.
Weber M., 2003, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904‐1905) traduction par J. Chavy,
Plon, 1964 ; nouvelle traduction par J.‐P. Grossein, Gallimard.
AUTEUR/AUTHOR
Betty LEFEVRE‐MERCIER
Université de Rouen – CETAPS
Professeur des Universités en Anthropologie et Sociologie
Betty.mercier‐lefevre@univ‐rouen.fr
43
PROCESSUS ET ACTIONS PATRIMONIALES DANS LES FRICHES CULTURELLES
Patrice GOURBIN
RESUME/ABSTRACT
L’objet de cette étude est de relever les différentes formes de l’engagement patrimonial dans les
friches culturelles, à partir d’une dizaine d’exemples. Le patrimoine peut être constitutif du projet
culturel dès l’origine, et aboutir à une configuration innovante qui considère la mémoire et la culture
des populations locales comme des éléments de valeur, à préserver et comme support de la création.
Mais le plus souvent, la nécessité de conserver des éléments du passé, mémoire, objets ou bâtiments
se fait jour après l’installation de la friche. Les actions menées seront parfois partielles et peu
intégrées dans l’action artistique. Dans tous les cas, la pensée patrimoniale se manifeste d’abord par
une recherche sur l’histoire et la mémoire des lieux. Celle‐ci est surtout envisagée comme un moyen
de médiation entre groupes sociaux. Mais elle peut aussi déboucher sur une remise en cause du
fonctionnement courant du patrimoine. Celui‐ci n’est plus envisagé comme un objet figé, à
conserver, mais comme un support actif de transformation du territoire, y compris dans ses
dimensions sociales et politiques. De cette manière, le cœur du processus patrimonial n’est plus
l’objet, mais la personne qui le reconnaît comme tel.
MOTS‐CLES/KEYWORDS
patrimoine, patrimoine immatériel, médiation, mémoire, friche culturelle
INTRODUCTION
L’objet de cette étude est d’observer les différentes manifestations de l’engagement patrimonial
dans les lieux industriels investis par les artistes, que l’on désigne sous le terme générique de
« nouveaux territoires de l’art » ou « friches culturelles », en rapport avec le projet culturel innovant
qui en fait la spécificité1. La question patrimoniale y est parfois considérée comme sans objet du fait
d’une contradiction supposée entre les contraintes de la conservation et la liberté nécessaire à la
création2. Pourtant, parmi les exemples retenus dans le groupe de travail « Friches », quatre sur onze
(Schaerbeeck, Loos, Stavanger, Mylos) sont concernés par une patrimonialisation institutionnelle :
protection de type « Monument historique » ou restauration par des services officiels spécialisés3. En
outre, et comme l’a montré Jean‐Louis Tornatore pour la reconversion culturelle des lieux industriels,
la « mise en exergue de la qualité patrimoniale » ne se cantonne pas à la recherche d’une
reconnaissance officielle4. Si elle en est la forme la plus explicite, elle peut aussi se manifester par des
actions de valorisation, de connaissance ou de conservation qui ne font pas appel aux filières
courantes, habituellement encadrées par les professionnels du patrimoine.
Les lieux culturels sont autant de cas particuliers, de par leur histoire, leur architecture, leur terrain
social. Pour autant, si le « potentiel patrimonial » est très variable d’un lieu à l’autre, il n’explique pas
1
Lextrait (Fabrice), Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires... une nouvelle époque de l’action culturelle, rapport à
Michel Duffour, secrétariat d’Etat au patrimoine et à la décentralisation, 2001, 2 vol.
2
Tornatore Jean‐Louis, Paul Sébastien, « Publics ou populations ? La démocratie culturelle en question, de l’utopie écomuséale aux «
espaces intermédiaires », dans Donnat Olivier, Tolila Paul (dir.) Le(s) public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels.
Paris : Presses de Sciences Po, 2003 vol. II, p. 300
3
Le moulin de Mylos (Grèce) et la brasserie de Stavanger (Norvège) sont protégés selon la législation locale ; la halle de Schaerbeeck
(Belgique) a été inscrite sur la liste de sauvegarde de la région Bruxelles‐capitale ; la mine de Loos‐en‐Goehelle a été inscrite à l’inventaire
supplémentaire en 1992 et classée Monument historique en 2005, elle est incluse dans la liste des biens à protéger au patrimoine mondial
(dossier en cours sur le bassin minier du Nord‐Pas‐de‐Calais)
4
Tornatore Jean‐Louis, Paul Sébastien, op. cit.
44
à lui seul, par une sorte de déterminisme préétabli, la forme et l’intensité de l’action. S’appuyant sur
les caractéristiques du lieu, réelles ou mythifiées, l’investissement patrimonial se conjugue (ou
parfois s’oppose) avec les projets artistiques, les stratégies de revalorisation, les ambitions sociales
ou les nécessités de légitimation auprès des institutions locales. Notre analyse ne prétend pas rendre
compte de la totalité des configurations possibles, ce qu’interdirait de toute façon le nombre limité
des cas étudiés. L’objectif est de proposer un repérage schématique des grandes orientations à
l’œuvre, de repérer les éventuelles spécificités de l’action patrimoniale dans le cadre des friches
culturelles, et d’en souligner, le cas échéant, le caractère innovant.
Le premier questionnement se rapporte à la mécanique de la patrimonialisation. Nous distinguerons
en effet le patrimoine (reconnu, réglementé) et la patrimonialisation, processus s’étendant sur la
durée, infiniment varié dans son ampleur et son intensité et dont l’aboutissement théorique est la
reconnaissance institutionnelle5. La patrimonialisation est un moment de mobilisation des énergies,
et son mode opératoire est ouvert à toutes les expérimentations. Elle peut être fragmentaire et ne
jamais aboutir : peu importe, car la dynamique opère malgré tout. En second lieu, le phénomène
sera envisagé sous l’angle de la médiation. Construire une valeur patrimoniale, c’est aussi construire
des liens entre des groupes ou des individus issus d’horizons différents, en leur aménageant des
espaces d’interaction et de compréhension mutuelle. Le patrimoine suppose une appropriation
collective, ce qui implique d’obtenir l’adhésion du groupe social dans son ensemble6. Le phénomène
repose sur les volontés croisées de « médiateurs », individus ou groupes issus d’horizons variés :
usagers, élus, associations, administration de la culture..., qui déterminent la sélection et conduisent
le processus selon leurs propres motivations (artistiques, culturelles, économiques, politiques...)7 Il
sera enfin nécessaire d’interroger le travail sur la mémoire mené dans le cadre des friches culturelles.
Pour cet axe de recherche, la notion de « patrimoine immatériel », dans le sens de celui élaboré par
l’Unesco, est parfois revendiquée par les acteurs culturels comme un moyen d’imaginer de nouveaux
rapports aux lieux, à l’histoire, au territoire, aux publics. C’est peut‐être dans cette direction qu’il
faudra chercher une forme d’innovation patrimoniale qui serait spécifique aux nouveaux territoires
de l’art, et qui compléterait les innovations artistiques, sociales, territoriales déjà en cours.
Le patrimoine comme source de la friche culturelle
La dynamique patrimoniale peut constituer le point de départ d’une friche culturelle. Deux exemples
(Schaerbeeck et Loos) sont dans ce cas, le processus ayant pour origine un projet de démolition. À la
périphérie de Bruxelles, la halle de Schaerbeeck, devait faire place à un ensemble de logements,
selon une logique de promotion immobilière. Le carreau de la mine de Loos‐en‐Gohelle était
emblématique de l’état du « Pays noir » après la fermeture des derniers puits : pollution des sols et
des eaux, paysages bouleversés, chômage... L’État, principal acteur de la reconversion, considérait
l’effacement des traces de l’activité minière comme un préalable indispensable au renouvellement
du territoire et des activités8. Dans les deux cas, la menace de destruction a enclenché en réaction
une dynamique patrimoniale. Dans les années 1970, l’architecture XIXe de la halle de Schaerbeeck
était encore mal aimée, mais la décennie fut aussi celle de la reconnaissance de l’architecture du
« siècle de l’industrie »9. Bien que peu innovant pour son époque de construction, le bâtiment
présente une architecture savante, en brique, pierre et fonte, d’une grande qualité esthétique10.
Malgré un aspect peu engageant dû à plusieurs décennies de mauvais entretien, il répondait donc
5
Lamy Yvon « La formation d’un patrimoine culturel d’intérêt général : rêve d’héritage, contrôle institutionnel et éthique de la protection »,
dans Les Monuments historiques, un nouvel enjeu ?, actes du colloque de Limoges, Paris : L’harmattan 2003, p. 187‐203
6
Veschambre Vincent, Traces et mémoires urbaines. Enjeux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes : Presses universitaires de
Rennes, 2008, 315 p.
7
Leniaud Jean‐Michel, L’utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris : Mengés, 1992, 180 p.
8
Lacaze (Jean‐Paul), Les grandes friches industrielles. Rapport du Groupe de travail interministériel, Paris : la Documentation Française,
1986, 149 p.
9
Loyer (François), Le siècle de l’industrie, Paris : Skira, 1983, 319 p.
10
Construit en 1867 par l’architecte Hansotte et l’ingénieur Bertaux, la halle, détruite en 1898 par un incendie, est reconstruite à l’identique
en 1901. Fermée en 1920, elle sert ensuite de parking couvert.
45
très correctement aux critères de valeurs de la sélection patrimoniale, basés sur l’histoire de l’art. En
1971, diverses personnalités se mobilisèrent pour la sauvegarde de la halle et c’est dans ce contexte
que Jo Dekmine, directeur du théâtre 140, écrivit en 1972 une note d’intention en vue de l’animation
du lieu. Une convention fut signée l’année suivante avec la commission française de la culture de
l’agglomération de Bruxelles, qui racheta le bâtiment en 1975. Il fallut toutefois attendre 1983 pour
que la halle soit inscrite sur la liste de sauvegarde de la région, ce qui permit une première campagne
de restauration en 1984.
Dans le Nord‐Pas‐de‐Calais, l’idée d’une table rase comme préalable à la reconversion du bassin
minier était largement répandue, mais un mouvement contraire était simultanément perceptible.
Des associations locales de défense de l’environnement étudiaient les terrils et en demandaient la
préservation. À Loos‐en‐Gohelle, après la fermeture des puits en 1986, le maire, Marcel Caron,
cherchait à conserver les installations minières. De leur côté, les collectivités locales réfléchissaient à
sa propre politique de reconversion. La première manifestation concrète d’un retournement du
regard eut lieu en 1988, lorsqu’à l’initiative de Jean‐François Caron, fils du maire de Loos, six
associations se regroupèrent pour former un « collectif » qui prit le nom de « Chaîne des Terrils »11.
L‘objectif était d’organiser un événement festif, l’embrasement des terrils, qui eut lieu l’année
suivante. Dix‐sept terrils formant comme une chaîne de montagne étaient illuminés de manière
successive et les habitants étaient invités à monter au sommet du plus proche, d’où ils pouvaient
suivre la progression des lumières. Au même moment, la sociologue Françoise Lamarre, sociologue,
recevait commande par le Conseil général, d’une étude sur la possibilité d’un projet culturel
intercommunal, en lien avec la reconversion en cours. Remis en 1988, le document devint, à l’instar
du rapport Dekmine à Schaerbeeck, le document fondateur du nouveau territoire de l’art. « Culture
Commune » fut officiellement créée et commença à fonctionner en 1990 soit deux années après
l’apparition de la structure de médiation Chaîne des Terrils. En 1992, la direction régionale des
affaires culturelles engagea une campagne de protection Monument historique des sites miniers,
parmi lesquels fut retenu le site de la base 11/19 à Loos‐en‐Gohelle, dont la conservation était
désormais définitivement acquise.
La création de la friche culturelle de Loos participait au réseau d’initiatives patrimoniales portant sur
le bassin minier. L’objectif premier était de sauver des éléments matériels menacés de démolition. En
ce qui concerne la base 11/19 à Loos‐en‐Gohelle, sa conservation fut assurée par l’installation
progressive de divers organismes, notamment la Chaîne des Terrils et Culture Commune. La friche
culturelle n’a donc pas assuré, à elle seule, le sauvetage du site. Son apport spécifique était d’ajouter
une dimension humaine au processus patrimonial en cours. Le projet de Chantal Lamarre reposait en
effet sur la prise en compte de la culture ouvrière et de la mémoire collective, présentés comme des
éléments de valeur, à préserver. Le réseau patrimonial fonctionnait à l’échelle régionale, sur
l’ensemble du bassin minier, et la dynamique engagée a débouché sur une demande d’inscription au
patrimoine mondial de l’Unesco. Aujourd’hui comme il y a 20 ans, la patrimonialisation implique une
pluralité d’acteurs et d’initiatives correspondant à l’ampleur du projet.
Entraînement, juxtaposition, refus
La question patrimoniale peut aussi émerger après la création de la friche culturelle. L’émotion
manifestée par d’anciens usagers a ainsi confronté les artistes de Saint‐Ouen et de Stavanger à une
histoire collective qu’ils n’avaient pas mesurée jusque‐là. Ce fut pour Saint‐Ouen le point de départ
d’un travail de recherche historique sur l’usine Ferrodo. À Stavanger, Mylos, et Loos‐en‐Gohelle, les
services institutionnels du patrimoine ont lancé une procédure de protection après l’installation de la
friche culturelle. Leurs moyens d’intervention étant limités aux aspects matériels, l’assurance d’un
nouvel usage constituait une configuration favorable, tandis que réciproquement, la reconnaissance
institutionnelle assurait aux artistes la conservation définitive des lieux. Mais l’indépendance des
deux acteurs n’était pas sans incidences sur la manière de conduire le processus. À Stavanger, les
11
Entretien de l’auteur avec Myriam Masson, chargée de communication au CPIE Chaîne des Terrils, le 26 octobre 2011.
46
services régionaux du patrimoine ont pris en charge la restauration de la façade la plus ancienne, à
l’exclusion de toutes les autres installations du site. Non reconnus comme éléments de patrimoine,
les machines et équipements ont été détournés par les artistes en fonction de leurs seules qualités
plastiques, tandis que les espaces intérieurs étaient transformés dans un esprit « squat » (murs
tagués, enduits arrachés...) bien loin de celui d’origine. À Mylos au contraire, l’intervention
architecturale conduite par les responsables de la friche s’est conjuguée avec un réel souci de
conservation des éléments de la production industrielle. Il ne semble pas, toutefois, que ceux‐ci aient
été mis au service de la création artistique.
À Sotteville‐lès‐Rouen, une friche culturelle (l’Atelier 231) et un organisme patrimonial, le Pacific
vapeur club (PVC) sont installés sur le même site, une emprise SNCF comprenant plusieurs hangars
accolés. Deux d’entre eux sont le siège de l’Atelier 231, et trois sont utilisés par le PVC, créé en 1983
afin d’assurer le sauvetage et la mise en valeur de la locomotive à vapeur Pacific 23112. Classée
Monument historique en 1984, elle fonctionne aujourd’hui à raison de deux à trois voyages par an,
avec un train de wagons anciens (dont sept classés). La friche culturelle a été quant à elle créée à
l’initiative des politiques locaux au début des années 1990. La nouvelle équipe municipale élue en
1989 voulait en effet créer un grand événement festif, qui prit par la suite la forme d’un festival
d’arts de la rue. Le choix du bâtiment, destiné à la création des décors, était opportuniste : il
permettait à la ville de bénéficier de fonds européen FEDER destinés à la réhabilitation des entrées
de villes.
L’intervention conduite à la demande de la municipalité sur les hangars de l’atelier 231 démontre
une volonté affirmée de conservation de traces de l’activité ancienne. L’aménagement,
volontairement minimaliste, a laissé subsister les traces de l’ancien atelier, les écritures sur les murs,
les grandes verrières, les rails à l’intérieur, etc. Mais si l’atelier 231 est largement ouvert au public
(centre de documentation, visites), l’histoire du bâtiment lui‐même n’est guère mise en avant. Deux
stratégies patrimoniales coexistent sur le même site. La première, celle du Pacific Vapeur Club, est
une conservation intégrale du lieu, des machines, et de la fonction. La patrimonialisation est totale.
Celle de l’atelier 231 se limite à l’architecture. Le nom de la friche culturelle se réfère à la Pacific 231,
celle qui est classée, mais aussi à celle construite par Jean‐Paul Goude pour le défilé du bicentenaire
de 1989, et conservée dans l’atelier 231. Cette coexistence matérialise les deux logiques à l’œuvre,
non sans tensions :
« C'est‐à‐dire qu’à la fois pour les cheminots c’était … si tu veux … l’idée que y a y avait de ça aussi c’est
l’idée qu’y mette la loco de [Goude ?] ça paraît un peu bête parce que c’était un loco bidon mais y avait
aussi la pacifique 231 … la vraie, oui la vraie qui est classée monument historique et qui est logée là‐
dedans et tout ça fait que c’était bon un peu du patrimoine qui partait pour eux »13
À la friche de la Belle de Mai à Marseille, l’effacement de l’inscription « manufacture d’allumettes »
au fronton de l’usine, a été interprété comme une forme de refus patrimonial14. Ailleurs, la
conservation des traces du passé peut être très ponctuelle. Dans huit cas sur onze, le nom de la
friche se rapporte à l’activité ancienne, soit en reprenant le nom de l’entreprise (UFA Fabrick), soit en
rappelant le type d’activité (la Linerie, Mylos15). La conservation du nom ancien peut créer un
décalage poétique, par associations d’idées (le Confort Moderne). Mais le plus souvent, l’effet est
neutre, (la Linerie, les docks, Mylos, la halle de Schaerbeeck, UFA Fabrick). Dans le même ordre
d’idées, la conservation ponctuelle d’éléments du passé industriel est parfois revendiquée. La page
d’accueil Internet du TNT signale ainsi que le bar est « aujourd'hui encore équipé du mobilier de la
manufacture de chaussures »16. Il convient alors d’interroger la valeur qui est donnée à ces éléments,
mobilier ou nom, et leur capacité à porter l’histoire du lieu. S’agit‐il d’un simple détail exotique,
d’une manière de donner une ambiance un peu décalée, mais sans risque, à l’instar d’un loft ?
D’affirmer l’individualité ou la notoriété du lieu en rappelant l’activité passée ? Au TNT, le mobilier ne
12
Le siège de l’association proprement dit se situe 15, rue de la Gare à Sotteville. Le hangar dont il est question ne sert que de lieu de
dépôt.
13
Entretien avec Denis Auvray, directeur de l’urbanisme de la ville de Sotteville‐les‐Rouen
14
Jacques Livchine, cité par Jean‐Louis Tornatore et Sébastien Paul, op. cit., p. 304
15
Mylos en grec veut dire le moulin
16
Page d’accueil du site Internet de TNT, http://www.letnt.com/index.php?id=201, consulté le 24 avril 2011
47
suffit pas pour comprendre le fonctionnement de l’ancienne usine, les outils et les machines n’ayant
pas été conservés. Au Havre, la conservation de l’ambiance industrialo‐portuaire permet surtout de
donner à la galerie marchande des docks Vauban une image originale reposant sur la conservation
des espaces anciens. De même à Mylos, après l’incendie et le changement de propriétaire qui a suivi,
l’activité de la friche a pris une orientation nettement commerciale. S’appuyant sur la notoriété du
lieu, l’ambiance industrielle y devient une simple imagerie, un décor permettant d’attirer le chaland.
Il n’existe qu’un seul exemple d’utilisation du produit de l’activité industrielle passée comme base
possible de la création artistique. À la Linerie, les installations plastiques utilisant le lin comme
matériau sont explicitement favorisées17. L’attitude peut‐elle être assimilée à une forme de
patrimonialisation ? La continuité temporelle avec le lieu et le territoire environnant qui est ainsi
affirmée apparaît un peu artificielle (le lin est aujourd’hui produit en Chine). Mais quoiqu’il en soit,
l’utilisation du produit de l’industrie constitue un support de valorisation qui n’a pas d’autre
équivalent dans le panorama des friches culturelles.
Le patrimoine comme médiation
Un travail approfondi sur l’histoire a été mené ou est en cours dans certain nombre de friches
culturelles (Saint‐Ouen, la Linerie, Loos). Dans le processus courant de patrimonialisation, conduit par
des professionnels, la connaissance du passé permet d’estimer la valeur de l’objet étudié et de
justifier sa sélection comme élément à conserver. Mais pour les friches culturelles, c’est moins le
résultat qui compte que le processus de construction du récit et sa valorisation. L’objectif n’est pas
tant d’aboutir à la sacralisation de l’objet historique, consacré par un statut patrimonial officiel, que
de construire des ponts, entre passé et avenir, entre présent et futur, et entre groupes sociaux. Le
processus engagé dans les friches, qui rassemble l’écriture du récit historique et sa restitution peut
apparaître comme un moyen de donner sens et de relier les différentes phases d’occupation du lieu
– utilisation culturelle comprise – dans une perspective valorisante. Il offre aussi la possibilité de
connecter les groupes concernés par le site de la friche, mais qui n’ont ni le même passé, ni la même
culture : habitants, artistes, anciens ouvriers, visiteurs, porteurs de projets, mais aussi responsables
institutionnels et financeurs.
À Saint‐Ouen, le travail a été conduit en vue de construire une histoire objective et globale. Un
archiviste a été missionné pour travailler sur les sources écrites et documentaires, en complément
des entretiens réalisés au sein de la friche. Une même ambition d’objectivité scientifique préside à
l’étude menée à la Linerie. Financée par la DRAC et les collectivités locales, elle a été confiée à des
ethnologues. À Loos, des campagnes d’entretiens ont été menées auprès de populations ciblées
(anciens mineurs, femmes de mineurs, Polonais). L’essentiel du travail historique mené dans les
friches porte sur la mémoire, les aspects plus matériels (architecture, production industrielle) étant
laissés aux professionnels du patrimoine et de l’architecture, ce qui tendrait à confirmer l’affirmation
de Patrick Bouchain pour qui « les artistes ne se sont pas attachés au patrimoine architectural, mais
au patrimoine social et politique »18. Or, si toutes les friches ont développé une politique d’action
culturelle ciblée en direction des habitants du quartier, de la ville ou de la région, les matériaux d’un
« patrimoine social » ne présentent pas partout une profondeur historique liée au site de la friche. À
Schaerbeeck, les halles ont fermé en 1920. La population bourgeoise d’origine a ensuite été
remplacée par des immigrés qui ont donné au quartier, aujourd’hui surnommé « la petite Anatolie »
sa composition sociale actuelle. La mémoire des habitants est indépendante du lieu de la friche
culturelle. À l’extrême inverse, dans le Nord‐Pas‐de‐Calais, deux années seulement séparent la
cessation de l’activité sur le carreau de la mine 11/19 et la définition du projet de Culture Commune
en 1988. Le travail sur la mémoire de la mine et sur la culture ouvrière engagé par Culture Commune
ne porte pas sur un passé révolu : la matière de l’enquête est le présent lui‐même. La Linerie
17
Sizorn Magali, Faire d’une ancienne linerie un centre d’art. La patrimonialisation au service d’une reconversion culturelle. Document
dactylographié, 5 p.
18
Bouchain (Patrick) « Une architecture de la transformation », dans Lextrait (Fabrice), Kahn (Frédéric) (coord.), Nouveaux territoires de
l’art, Paris : Sujet‐Objet, 2005, p. 259‐262
48
présente une configuration intermédiaire, où la friche artistique a été créée 35 ans après l’abandon
de l’activité industrielle. Le travail sur la mémoire se présente donc comme l’exploration d’un passé
ancien, dont les détenteurs ne sont plus actifs.
Si les entretiens permettent le dialogue entre les porteurs de mémoire et les acteurs culturels, ils ne
suffisent pas à construire une valeur patrimoniale. Celle‐ci n’existe que si l’objet est reconnu, donc
lisible. Sa « mise en valeur » est l’occasion de définir et de rendre compréhensibles auprès de
l’ensemble du corps social le sens et les qualités de l’objet patrimonial. Réciproquement, le regard du
public destinataire légitime le sens et la valeur du patrimoine. En cela, le processus est une stratégie
de communication19. La mise en valeur de l’histoire ou de la mémoire positionne les friches
culturelles en tant que médiateurs du territoire environnant et cette action légitime leur occupation
des lieux, tant auprès des publics que des pouvoirs publics. Les documents récoltés peuvent être
présentés au public au travers d’une exposition, publication d’un document audiovisuel ou résumé
sur le site Internet (Saint‐Ouen et Loos). Pour Schaerbeeck, un même ouvrage rassemble des
contributions sur l’histoire du lieu, la restauration et le projet culturel20. À Culture Commune, un
« centre de ressources » sur « la transmission de la mémoire, le patrimoine et la création », a été mis
en place, dirigé par une historienne de formation (mais le poste est vacant depuis 2006). À Saint‐
Ouen, les matériaux collectés dans la recherche historique ont servi de base à des actions
pédagogiques menées dans le cadre scolaire, simultanément à leur utilisation dans un processus
créatif. De la même manière, les entretiens menés par Culture Commune ont été mis au service de
créations, mais la formule a ensuite évolué dans le sens d’une intégration plus poussée entre collecte
et production artistique.
Fortement présent par sa matérialité, le site ou le bâtiment lui‐même peut également constituer le
support de la médiation. La formule la plus courante est l’ouverture à la visite lors d’événements
ponctuels, tels que les journées du patrimoine, qui associent présentation des actions culturelles et
du site lui‐même. Les halles de Schaerbeeck sont quant à elles dotées d’un service de visites guidées
fonctionnant toute l’année, destinées aux groupes, scolaires ou individuels, et qui peut organiser des
présentations spécifiques du bâtiment. Mais il n’existe pas toujours une adéquation entre la logique
historique et la friche culturelle. Mains d’Œuvres occupe ainsi un bâtiment autrefois dédié aux
œuvres sociales de l’usine et non le site industriel lui‐même. Culture Commune est installée sur un
site gigantesque, qu’elle partage avec plusieurs organismes. Des stratégies y ont été mises en place
pour faire découvrir le site dans toute son étendue (« rendez‐vous cavaliers » par exemple), en
collaboration avec la structure de la médiation (le CPIE Chaîne des terrils), qui organise elle‐même
visites guidées et autres actions touristiques.
Enfin le processus d’inversion des valeurs à l’œuvre dans la patrimonialisation repose parfois sur
l’esthétisation des lieux. À Loos‐en‐Gohelle, « l’embrasement des terrils » transformait un
monstrueux déchet en objet poétique, une chaîne de montagne, exotique dans la plaine. Il ne
s’agissait pas seulement de construire une image visuelle, mais aussi d’une invitation à visiter le lieu,
à le parcourir, opérant ainsi une sorte d’appropriation physique. Dans une perspective plus classique,
la restauration de type patrimonial permet aussi de redonner à voir la qualité architecturale du
bâtiment, en en gommant l’usure et la saleté. À Stavanger ou à Schaerbeeck, le ravalement des
façades a profondément transformé l’image des lieux, autrefois noircis et usés. Cette nouvelle image
offerte aux visiteurs, belle, propre et lisse, ne risque‐t‐elle pas de construire un contresens
historique ? Le risque d’une sur‐valorisation, a été repéré à la Linerie, où les artistes magnifient à
l’excès l’activité passée, en sous‐estimant gravement la pénibilité du travail.
19
20
Davallon (Jean), Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris : Hermés, 2006, 222 p.
Dubois (Myriam), de Salle (Jean), COOPARCH‐RU, Les halles de Schaerbeeck, Bruxelles : La lettre volée, 2004, 108 p.
49
Un patrimoine immatériel
Dans quelle mesure le travail conduit par les friches culturelles sur la mémoire peut‐il aboutir à la
constitution d’un « patrimoine immatériel » ? Cette notion, nouvelle dans le champ du patrimoine, a
été développée dans le cadre de l’Unesco21. Suivant les bases théoriques posées par la convention de
2003, le patrimoine culturel immatériel ne diffère pas seulement des autres catégories de patrimoine
par son objet, mais aussi par ses acteurs et par son rapport à l’avenir. La convention met l’accent sur
« l’effacement des experts et l’importance fondamentale des communautés »22 dans la désignation
de son patrimoine. En cela, il se distingue du patrimoine traditionnel, où la sélection et la gestion
relèvent de l’expertise scientifique. Il ne s’agit pas non plus de conserver un objet intangible. Si la
sauvegarde est affirmée comme objectif principal, le patrimoine immatériel n’existera que s’il est
vivant, c’est‐à‐dire reconnu comme tel par ceux qui en sont les dépositaires, et transmis entre les
générations dans un mouvement de perpétuel renouvellement. Son évolution sous forme de
recréation permanente est donc considérée comme nécessaire.
L’innovation apportée par la notion de patrimoine immatériel selon l’Unesco ne porte donc pas
tellement sur la nature de l’objet reconnu. La mémoire enregistrée par les experts scientifiques
comme un document d’archive, conservé et valorisé comme tel, ne relève pas de cette catégorie,
mais plutôt du patrimoine ethnologique. Celui‐ci est circonscrit, il relève du passé, ces deux
caractéristiques étant cristallisées par le processus de patrimonialisation lui‐même. C’est la voie qui a
été choisie dans un premier temps à Loos et à Saint‐Ouen. Or la friche culturelle est autre chose
qu’un centre de recherche scientifique, faute de moyens peut‐être, mais surtout de par sa nature
même. Les acteurs culturels ont donc cherché à dépasser le stade de l’enregistrement et de la
présentation en utilisant les éléments récoltés comme base de la création : deux expériences
pédagogiques à Saint‐Ouen, « récits de vie » à Loos‐en‐Gohelle. L’expérience toutefois ne change
guère la nature même du patrimoine, les trois niveaux (collecte, valorisation, création) restant
distincts du point de vue de leur temporalité. Enfin, si la récolte a été conduite par les artistes
(secondés par des experts à Saint‐Ouen), qui ont mobilisé leurs moyens propres, elle ne semble pas
fondamentalement différente dans ses méthodes de celle qui aurait pu être menée par des
scientifiques.
L’expérience menée au sein de Culture Commune depuis 2004 par la compagnie HDVZ en résidence
est une tentative pour dépasser le stade du patrimoine ethnologique23. Depuis 2004, le travail mené
dans le cadre des « Veillées », par la compagnie HDVZ en résidence à Loos auprès des habitants vise
moins à recueillir la mémoire des lieux qu’un univers culturel : moins le passé que le présent, moins
la connaissance factuelle de l’histoire qu’une identité commune (accent, postures, valeurs...) Ces
éléments sont ensuite valorisés dans des interventions artistiques aux formes diversifiées. L’objectif
annoncé est de participer activement à la transformation du territoire en accompagnant la
maturation des populations, dans une perspective de mutation sociale et politique. Par ce projet
militant, les acteurs de la friche revendiquent la place de médiateurs au service de la valorisation
d’un patrimoine immatériel. Entendue dans ce sens, la notion se rapproche de la définition de
l’Unesco en ce sens qu’il s’agit bien d’un patrimoine vivant, transmis entre les générations, et que le
processus de sauvegarde implique sa recréation et sa transformation, et non sa conservation en
l’état. La nouveauté, apportée par la friche culturelle vient de l’ajout, dans le processus de
patrimonialisation, de l’action artistique comme révélateur du patrimoine, la nécessité d’une
neutralité objective de la sélection étant désormais sans objet.
21
Unesco, Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel de l’humanité, Paris, 17 octobre 2003, 13 p.
Grenet (Sylvie), Hottin (Christian), « Avant‐propos », dans Bortolotto (Chiara) (dir.), Le patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une
nouvelle catégorie, Paris : éditions de la maison des sciences de l’homme, 2011, p. 14
23
Fauquemberg (Olivier), Dulieu (Quentin), « Présentation des veillées », 11 p., présenté lors de l’atelier de réflexion La place des habitants
dans la démarche artistique, décembre 2008, Loos‐en‐Gohelle, document pdf, http://www.artfactories.net/La‐place‐des‐habitants‐dans‐
la.html , consulté le 2 juin 2012
22
50
CONCLUSION
Élaborée en 2005 au sein du Conseil de l’Europe, « la convention de Faro sur la valeur du patrimoine
culturel pour la société » s’inscrit dans la continuité de la réflexion lancée par l’Unesco à propos du
patrimoine immatériel24. Envisageant le patrimoine comme ressource, culturelle, mais aussi
économique, elle affirme le droit au patrimoine pour tous, mais aussi le droit de tous à choisir et à
« contribuer à son enrichissement ». La ratification de la convention est récente (2011, la France ne
faisant pas partie des signataires), mais les principes théoriques ainsi développés sont déjà soumis à
l’épreuve du terrain. S’appuyant sur un réseau composé d’habitants, d’artistes, d’entreprises et de
collectivités locales, la coopérative Hôtel du Nord à Marseille se réclame de la convention pour
inventer, à partir du patrimoine, de nouveaux rapports au territoire, à l’activité, à la population, à la
culture25. Simple effet d’annonce sans lendemain ou prémisse d’un renouvellement fondamental du
patrimoine dans la société contemporaine ? La proximité de ce projet avec celui de certaines friches
culturelles invite à une mise en regard qui permettrait de mieux comprendre la spécificité des
nouveaux territoires de l’art dans le domaine de l’innovation patrimoniale.
REFERENCES
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Lextrait F., Kahn F. (coord.), 2005, Nouveaux territoires de l’art, Paris : Sujet‐Objet, 295 p.
24
Conseil de l’Europe, Convention‐cadre sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, Faro, 27 octobre 2005
page de présentation de la coopérative Hôtel du nord, http://hoteldunord.coop/produit‐2/produit/le‐choix‐de‐la‐cooperative‐pour‐
exercer‐le‐droit‐au‐patrimoine‐culturel/, consulté le 2 juin 2012
25
51
Tornatore J.‐L., Paul S., 2003, « Publics ou populations ? La démocratie culturelle en question, de
l’utopie écomuséale aux « espaces intermédiaires », dans Donnat Olivier, Tolila Paul (dir.) Le(s)
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AUTEUR/AUTHOR
Patrice GOURBIN
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Normandie
Historien
patrice_gourbin@hotmail.com
52
53
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
ATELIER 1 – LA FABRIQUE DES LIEUX
14h30 – 17h30
salle du Tender
Cet atelier évoque l’histoire de « la fabrique des lieux », c’est‐à‐dire « la transformation de friches
industrielles en lieux culturels ». Sont alors décrits la genèse des démarches de friches culturelles, les
hommes et femmes porteurs de projets, les histoires des lieux, les objectifs initiaux et les
orientations actuelles. Une attention particulière est portée sur la notion de fabrique d’un lieu
culturel et ses transformations. Les temporalités et les événements de l’investissement du lieu
(mutations, ruptures, crises…) peuvent éclairer le déroulement des processus.
HENRY Philippe, Université Paris 8 (modérateur)
Les friches culturelles d’hier à aujourd’hui : entre fabriques artistiques et démarches artistiques
partagées
DESMAISON Thomas, Sciences Politiques de Bordeaux
Bordeaux : les fabriques du paradoxe
GRAVEREAU Sophie, Université du Littoral
LX FACTORY dans le quartier d’Alcantara à Lisbonne : un îlot artistique et culturel provisoire dans un
territoire en pleine transformation
JELIDI Charlotte, Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis
Des abattoirs aux Abattoirs. Naissance d’une fabrique culturelle à Casablanca
RAFFIN Fabrice, Université de Picardie et SEA Europe Paris
La trame culturelle de la vibration quotidienne
NGUYEN Jean‐Marc, EHESS
Friches culturelles, Nouveaux Territoires de l’Art… Un problème public encore en devenir
54
55
LES FRICHES CULTURELLES D’HIER A AUJOURD’HUI : ENTRE FABRIQUES
ARTISTIQUES ET DEMARCHES ARTISTIQUES PARTAGEES
Philippe HENRY
RESUME/ABSTRACT
La revitalisation de bâtiments industriels et commerciaux délaissés en espaces de projets artistiques
et culturels est, de nos jours, devenu un enjeu d’aménagement local. Ces espaces peuvent désormais
se situer assez loin des premières expériences de friches culturelles, apparues en Europe dès la fin
des années 1970. Héritières des formes de contestation sociale et politique de cette époque, celles‐ci
se sont longtemps voulues exemplaires d’une circulation entre processus artistiques et autres
dimensions de la vie sociale. Les équipes artistiques qui gèrent aujourd’hui de tels espaces ne se
réclament pas toutes de cette dynamique historique. Elles se trouvent plus nettement confrontées à
une tension croissante entre, d’une part, leur volonté d’être ou de rester des lieux d’expérimentation
et de présentation artistiques, au sein de filières qui se sont fortement professionnalisées, et, d’autre
part, leur désir – très variable selon les cas – de prise en compte des préoccupations identitaires et
culturelles des personnes vivant dans leur territoire de proximité."
Cet exposé introductif à l'Atelier « La fabrique des lieux » reprend synthétiquement et complète les
principaux résultats du rapport de synthèse écrit en avril 2010 pour la première tâche “Identification
des spécificités des bâtiments en friche recyclés en espaces de projets artistiques et culturels” du
projet CPER 2008‐2009 Haute‐Normandie La friche, cadre d’une aventure culturelle et espace urbain
polyvalent et durable. Ce rapport Quel devenir pour les friches culturelles en France ? (ainsi qu'une
traduction partielle en anglais) est consultable sur le site de ARTfactories/Autre(s)pARTs
<http://www.artfactories.net/>.
Le présent exposé fera l'objet d'une contribution écrite développée dans le cadre de l'ouvrage
scientifique collectif clôturant cette recherche.
AUTEUR/AUTHOR
HENRY Philippe
Université de Paris 8 ‐ Laboratoire Scènes et Savoirs
Maître de conférences – HDR en Sociologie
phenry4@wanadoo.fr
56
57
BORDEAUX : LES FABRIQUES DU PARADOXE
Thomas DESMAISON
RESUME
Depuis 1965, la politique municipale et métropolitaine à Bordeaux a affiché une appréhension de
l’enjeu culturel comme transversal à la réflexion sur l'urbain. Les acteurs culturels non‐publics ont pu
ponctuellement proposer des renouvellements conceptuels autour de la fabrique du lieu, et
développer des pratiques innovantes.
Pourtant précurseurs dans le traitement des polymorphes fabriques culturelles, les pouvoirs locaux
instituent actuellement un statu quo, au moment même où ils se donnent les objectifs les plus
ambitieux.
Du chabanisme aux arènes de décisions pluralisées, les entrepreneurs de changement locaux se sont
périodiquement trouvés confrontés à des impasses qui ont freiné voire interdit la pérennisation de
leurs activités. La lecture du cas bordelais de fabrique du lieu culturel en zone urbaine mutante
engage de fait à une traversée d'un demi‐siècle paradoxal, possiblement révélateur des tensions d'un
modèle de gouvernance singulièrement français.
ABSTRACT
Since 1965, the municipal and metropolitan policy in Bordeaux has shown an apprehension of the
cultural issue as cross‐disciplinary on urban reflection. The non‐public cultural actors have been
punctually able to propose conceptual renewals around the construction of the place, and to develop
innovative practices.
Although precursors in the treatment of polymorph art factories, the local powers are currently
establishing a status quo, at the very moment when they give themselves the most ambitious
objectives.
From chabanism to the widened arenas of decisions, the local entrepreneurs of change have been
periodically confronted with dead ends which have impeded, or even forbidden the sustainability of
their activities. Thus, in the context of Bordeaux, the construction of the cultural place in mutant
urban area leads to a crossing of a paradoxical half‐century, possibly revealing the tensions of a
radically French governance model.
MOTS CLÉS/KEYWORDS
Bordeaux – fabrique – Pola – Sigma – paradoxe
INTRODUCTION
Au début d'un siècle où montent en puissance à l'échelle planétaire de gigantesques mégalopoles
sans limites et sans territoires, la métropole millionnaire s'invite comme une réaction d'essence
européenne, dans laquelle la recomposition de la ville sur elle‐même s'affiche comme un modèle de
développement vertueux. […] Dans cette voie, la métropole millionnaire s'attache d'abord à
recomposer sans cesse son territoire dans le souci d'éviter toute dilatation dispendieuse. La réflexion
opportune engagée par la Communauté urbaine avec le projet "50 000 logements" a bien comme
enjeu majeur de retisser des liens urbains dans un espace connu : combler les vides, réfléchir aux non‐
lieux, remettre en tension les espaces urbains, rapprocher les grandes polarités, rompre avec la
monofonctionnalité en insufflant partout de la complexité urbaine. Le projet de territoire bordelais
s'inscrit dans cette logique d'un territoire à recomposer qui est la sienne depuis 15 ans, avec
58
l'ambition complémentaire d'en faire à chaque fois une nouvelle centralité et de renforcer celles qui
existent déjà1.
Bordeaux affiche « depuis 15 ans » un volontarisme de renouvellement des modes de régulation de
l'urbain, tel que les sociologues, politologues, urbanistes, économistes, etc., l'analysent.
Le champ artistico‐culturel local se lie officiellement à la dynamique de la « métropole millionnaire »
avec la candidature malheureuse au titre de Capitale européenne de la culture 2013. Lancée début
2008, celle‐ci va permettre l'émergence d'acteurs nouveaux dans l'espace politique local. Les
« ordres locaux négociés » (Saez, 1999) accueillent des « entrepreneurs de changement »
(Hassenteufel, Palier, 2001) aux références ancrées dans l'Europe des reconversions de friches
industrielles en lieux culturels atypiques. La métropole bordelaise, dans ses communications et ses
projections, s'inscrit alors de plus en dans une vision de reconversion créative (Vivant, 2009) de son
territoire à l'horizon 2030.
Dès les années 60, un festival comme Sigma et un lieu comme l'entrepôt Lainé ont apporté des
preuves de singularités pionnières, éclairant une démarche et des pratiques novatrices de fabrique du
lieu. Pourtant, le festival défricheur des espaces et des avant‐gardes et une des premières fabriques
artistiques française ne sont pas parvenus jusqu'à nous sous ces formes.
Le mot fabrique s'accole désormais à Pola et ses membres, artistes et structures culturelles, qui, liés à
la municipalité bordelaise par un bail précaire dans la périphérie de l'hypercentre, espèrent la fin des
atermoiements politiques. Un espace définitif est promis depuis 2008, moment de leurs propositions
retenues pour Bordeaux 2013.
Qui ont été ces précurseurs, et comment qualifier les concordances d'alors avec les prérogatives
politiques ? Quelles sont les caractéristiques de leurs initiatives ? Pourquoi et sous quelles formes ont
ré‐émergé les postures signalées par ces pionniers ? Quel à été le rôle du contexte politique local ?
Comment définir et expliquer la situation de statu quo actuel, et quelles perspectives pragmatiques
peut‐on distinguer ?
En bref, comment se fabrique le lieu culturel, en zone urbaine mutante, depuis les années 60 à
Bordeaux, et comment expliquer le paradoxe des matérialisations et dématérialisations successives
des référentiels qui sous‐tendent cette fabrication ?
LES LIEUX, LES ACTEURS, LES HISTOIRES
1965 : première édition de Sigma ; 1974 : installation du groupe des utilisateurs de l'entrepôt Lainé
dans un des vestiges du Port de la Lune ; 1997 : ouverture du TNT – Manufacture de chaussures ;
2000 : création de la Fédération Pola ; 2008 : candidature Bordeaux 2013 ; 2009 : première édition
d'Evento... Ces moments définissent la trame d'une histoire locale complexe entre les pouvoirs
locaux et les entrepreneurs de changement de la fabrique du lieu dans le champ culturel.
Les faits du Prince (1965‐1995)
De 1947 à 1995, la longévité exceptionnelle de Jacques Chaban‐Delmas « permet de discerner un
volontarisme et de lire une évolution » (Taliano‐des Garets, 1999). Le « chabanisme culturel » est le
signe de la période où, par une double stratégie « de l’identification et du rassemblement »,
Bordeaux et son maire se distinguent par une « précocité de l’intérêt que le pouvoir municipal porte
à l’enjeu culturel ». Du fait d'un goût personnel pour le contre‐courant, des possibilités offertes par
sa stature politique nationale, et par stratégie de renforcement de celle‐ci, la culture à Bordeaux
devient le « fait du prince ».
1 Mairie de Bordeaux, janvier 2011, Bordeaux – Projet de territoire d'un centre métropolitain. Contribution au projet métropolitain et à
l'élaboration du PLU 3.1.
59
Un festival pluridisciplinaire est créé en 1965, Sigma. Le maire accepte le projet de Roger Lafosse,
touche‐à‐tout au CV marqué par le frottement permanent aux « émergences », qu'il rencontre en
1964. Les deux hommes se séduisent, et les ambitions de mise en lumière grand public des avant‐
gardes à Bordeaux prennent forme. L'intervention du tandem Chaban‐Lafosse dans l'espace public va
impulser un fort rayonnement culturel, imprimer une marque sur l'identité territoriale2, et
contourner les codes du « jeu du catalogue » (Friedberg, Urfalino, 1984).
Par ailleurs apparaît en 1972 un référentiel nouveau : la sauvegarde du bâti délaissé par la disgrâce
de l'activité qui avait déterminé sa construction. « L'Entrepôt Lainé » ne sert plus au stockage des
marchandises mais son architecture et son identité historique retiennent l'attention de l'adjointe au
maire en charge de la culture, Anne Claverie, qui se refuse à laisser le projet de démolition aller
jusqu'à son terme. Elle défend l'importance du lieu auprès du maire, qui permet l'installation du
groupe des utilisateurs de l'entrepôt Lainé en 1974. Sigma et Lafosse font partie de ce groupe, et le
festival s'y produit. À leurs côtés s'installent le Centre d’Arts Plastiques Contemporains (CAPC) et son
fondateur Jean‐Louis Froment, et la compagnie théâtrale Fartov et Belcher et son administrateur
Richard Coconnier.
« Le lieu symbolisa très vite le modernisme culturel bordelais » (Taliano‐des Garets, 1992) ; de
nombreuses pratiques collectives innovantes instituent une des premières formes française de
réhabilitation culturelle d'une friche industrielle par impulsion à la fois civile et institutionnelle :
chaque structure peut utiliser le lieu à sa guise, sous le couvert d'une mutualisation des matériels et
des espaces et de modes de décision participatifs.
Après Sigma, Jacques Chaban‐Delmas ajoute ainsi une singulière touche personnelle à l'héritage
d'André Malraux. Le « fait du prince », c'est‐à‐dire « un processus inflationniste qui associe tradition
et avant‐garde » se décline en plusieurs « audaces », et permet de « déprovincialiser Bordeaux »
(Taliano‐des Garets, 1999).
Cependant, le « prince » choisit de privilégier en 1989 le CAPC de Jean‐Louis Froment, qui a alors
l' « oreille de Chaban »3. Sigma et les autres membres du Groupe des utilisateurs sont exclus. Roger
Lafosse déménage son festival : « Les derniers festivals se sont donc déroulés dans un hangar
désaffecté du port ; c'est un bon exemple de reconversion culturelle d'un espace urbain en friches »
(Taliano‐des Garets, 1992).
Du « rayonnement » à l' « attractivité » (1995 – 2012)
Après l'« ère d’euphorie », la décennie 90 est celle du changement dans la continuité. Les dernières
années Chaban sont des années d'austérité budgétaires, du fait des premiers effets « pervers » de la
décentralisation. La municipalité « est la première à souligner les charges de centralité qui lui
incombent » (Taliano‐des Garets, 1999).
En 1995, Alain Juppé s'installe à l’Hôtel de Ville avec, lui aussi, une stature nationale. Si son projet
pour la ville reste au fond très semblable à celui de son prédécesseur – renouveler l’image de la cité,
désenclaver les quartiers excentrés et relancer la culture – le slogan est de donner « un nouvel
élan »4.
La rupture recherchée avec le chabanisme culturel et les élites qui le soutenait s'illustre par les
nombreuses responsabilités qui changent de mains, par exemple au CAPC, où Jean‐Louis Froment
doit quitter la direction en 1996. En outre, le nouveau maire souhaite complexifier le décisionnel. Son
ambition est de rationaliser l’approche et de moderniser la gouvernance. Il commande des audits sur
les institutions culturelles, abaisse les subventions accordées à certaines structures privées.
2 Cf. le film très bien documenté Les années Sigma de Jean‐Philippe Clarac et Olivier Deloeil.
3 Entretien avec Richard Coconnier, avril 2009.
4 Cf. notamment Le Journal de la Ville de juillet 1995.
60
Par ailleurs, Alain Juppé entend de surcroît imprimer sa propre marque vis‐à‐vis des notables
associés aux « notabilités » émergentes (Lagroye, 1974) sur lesquels Chaban‐Delmas se reposait pour
agir. Cette « base » évolue vers une forme moderne de « partenariats » (Le Galès, 1995) auprès des
autres collectivités territoriales ou des acteurs privés de l'économie locale.
Le nouveau locataire longue durée du Palais Rohan priorise un programme visant la réhabilitation du
bâti historique. La ville se doit dorénavant, dans une perspective foncière et économique, d'être
attractive.
La transition Chaban‐Juppé voit donc se maintenir l'assainissement budgétaire. Les piliers d'action
publique efficience et économie relèguent la culture et l’équité (Howell‐Moroney, 2008) à un rang
inférieur. Un article de Sud Ouest titre d’ailleurs en 1998 « La culture au régime »5. La
déconcentration culturelle participe de cette évolution, autorisant à la municipalité la délégation de
compétences dans les investissements dédiés.
Sigma organise sa dernière édition en 1997, année où cinq personnalités locales lancent la première
saison d'un nouvel établissement, le TNT‐Manufacture de Chaussures.
Comme son nom l'indique, il s'agit d'une ancienne manufacture ouvrière, transformée en espace de
plaidoyer pour les écritures du théâtre contemporain. Les fondateurs – dont notamment Éric
Chevance, figure de proue de la structure jusqu'en 2012 – désirent combler « les carences
d'infrastructures »6 de l'agglomération dans ce champ artistique. Le projet précède le lieu, et obtient
la délégation de service public sollicitée, principalement soutenu par l’État. Par la suite, le TNT‐
Manufacture de chaussures s'insère dans les réseaux Art Factories et Trans Europe Halles.
Si le théâtre compte alors un nouvel élément singulier, les arts plastiques et visuels se retrouvent
face au vide.
Les plasticiens de la nouvelle génération réclament un soutien concernant des moyens de production
et de diffusion décents. Le service culturel de la ville leur propose ainsi en 2000 un « marché de la
création » mensuel sur les quais. Ce malentendu déclenche un tollé général du milieu, qui transforme
ses incompréhensions en lettre commune, puis en collectif structuré : la Fédération Pola est née,
collectif lié par des ambitions et des pratiques reliées aux expériences du même type en France et en
Europe. Malgré les reconnaissances publiques de ces démarches et le rapport de Fabrice Lextrait
(Lextrait, 2001), Pola va devoir attendre 2008 et la candidature de Bordeaux au titre de Capitale
européenne de la Culture, pour observer la véritable fin des « salles d'attentes ». Les projections de
Pola concernant l'espace en friche, rive droite de la Garonne, de l'ancienne Caserne militaire du
Maréchal Niel sont retenues et valorisées par le comité de candidature – l'association Bordeaux 2013
– comprenant les quatre collectivités (municipalité, intercommunalité, département, région). Ce
comité est dirigé par le « revenant » Richard Coconnier.
Bordeaux n'est pas retenue, mais Bordeaux 2013 alloue la part restante du budget de la candidature
à ce dernier pour la réalisation d'une étude sur ce que l'on spécifie en « friches artistiques » ainsi que
sur les tenants et aboutissants d'une politique volontariste en faveur de leur développement7. En
mars 2009, Pola débute son déménagement au sein du terminal inusité de la société Citram, mais,
avec son partenaire Darwin8 et les partenaires institutionnels, ses acteurs se projettent de l'autre
côté du fleuve.
En septembre 2009, l'inauguration de ce bail précaire fait l'objet d'un discours in situ d'Alain Juppé et
de nombreuses communications médiatiques9. Les projets de la toute fringante Fabrique Pola
peuvent réellement commencer à prospérer.
5 Sud Ouest, 1er avril 1998.
6 Entretien avec Éric Chevance, avril 2009.
7 NBC Nouveau Bâtiment Culturel, note sur le développement et la mise en réseau des friches artistiques urbaines, Richard Coconnier pour
l'association Bordeaux 2013, Juillet 2009.
8 http://www.darwin‐ecosysteme.fr/
de
la
télévision
locale
Tv7
du
22/09/2009 :
9
À
voir
notamment,
encore
disponible,
la
chronique
http://www.dailymotion.com/video/xakq2d_fabrique‐pola‐tv7_creation
61
Néanmoins, le constat actuel définit un immobilisme péremptoire.
Entre‐temps, des alter ego tel qu'À Suivre... Lieu d'art ont mis la clé sous la porte ; le TNT‐
Manufacture de Chaussures doit laisser sa place à un projet de moindre volume financier, porté par
de nouveaux acteurs et un nouveau nom, la Manufacture Atlantique. Malgré sa volonté affichée,
Bordeaux semble à nouveau, après 1989, 1995 et 2000 se désintéresser des propositions des acteurs
du champ artistique non‐public dans le sens de la « la complexité urbaine ».
LES TRAJECTOIRES CROISÉES DES RÉFÉRENTIELS
Ce bref historique indique une analyse itérative. Il convient d'appréhender la complexification des
réseaux de gouvernance autant que le renouvellement des acteurs. De 1965 à 2012, les référentiels
d'actions locaux vis‐à‐vis des fabriques artistiques n'ont‐ils pas évolué à l'image de celles‐ci, à savoir
selon des mutations liées à des dynamiques plus globales ? Peut‐on retrouver certaines
caractéristiques de transferts (Dolowitz, Marsh, 2000) ou de transcodages (Lascoumes, 1996) ?
Patrimoine « totémique » et territoires de projets
S'interroger sur les formes modernes de la gouvernance, de la problématisation des enjeux et des
articulations entre arènes politiques et arènes de négociations sectorielles revient à saisir les
caractéristiques des tensions entre les différentes grandes logiques mises en œuvre, et à prendre en
compte trois types de dispositifs « totalement interdépendants » : dispositifs de mobilisation sur des
problèmes publics, de connaissance et d'expertise, et politico‐administratifs et professionnels de
décision et de gestion (Lascoumes, Le Galès, 2005).
Lorsque l'on s’attache ainsi à l'observation de notre objet sur le territoire de la métropole bordelaise,
on remarque une redondance : les politiques envers la culture et ses acteurs sont inextricablement
liées aux logiques de patrimoine totémique (Pauilhac, 2002) et de territoires de projets. Les deux
maires de l'après‐guerre subordonnent le patrimoine à la classique démocratisation culturelle, mais
également, plus loin, au projet de développement territorial. Le champ artistique, s'il est lié, dans ces
mouvements top down, à la valorisation de l'existant, se doit en outre de participer à un
développement plus transversal de l'ensemble urbain.
Sigma est un élément parmi d'autres d'une dynamique prospective de « rénovation culturelle » de
Bordeaux dès les années 60 : « En 1965, le Mai musical avait 15 ans, Jacques Chaban‐Delmas,
soucieux du rayonnement extérieur de sa ville, jugea opportun de donner à Bordeaux un nouveau
pôle culturel » (Taliano‐des Garets, 1992). Aussi, « rénovation et décentralisation ne sont pas, dans
l'esprit de Jacques Chaban‐Delmas, dissociables de l'enjeu économique : le festival doit servir à
Bordeaux, dit‐il, « pour conserver son rôle de grande métropole commerciale, industrielle et
culturelle » ».
L’administration suivante propose une perspective de métropole « européenne », « durable », où
« la culture [serait] au fondement »10
En septembre 2012 encore, la manifestation Agora, « biennale d'architecture, d'urbanisme et de
design », va proposer un exemple de cette logique centrifuge et centripète : « En 2010 Agora
explorait le futur de la métropole millionnaire et son avenir peuplé de villes plus grandes, plus
denses. Plus étalées aussi. L’interrogation d’Agora 2012 se recentre sur l’intérieur de cette métropole
millionnaire : quelle est la valeur du ou des patrimoines ?... quelle est la valeur du ou des centres ?...
en quoi les centres et les patrimoines sont‐ils créateurs de culture, et en quoi peuvent‐ils avoir un
impact sur la totalité de la métropole ? Quelle est leur valeur créatrice, indépendamment de leur
valeur patrimoniale objective ? »11.
10 Vers le Grand Bordeaux 2030, une métropole durable, ouvrage de présentation du projet urbain de Bordeaux, direction générale de
l’aménagement de la Ville de Bordeaux, mars 2009.
11 Dossier de presse, Agora 2012.
62
Le dispositif de mobilisation autour de ces logiques publiques passe par l'organisation
d’événementiels ambitieux – comme Agora.
Si Sigma a comme objectif premier, figurant dans ses statuts, « la recherche dans tous les arts »
(article 3), le dispositif de décision et de gestion de l'organe – associatif – de coordination interroge la
marge d'indépendance laissée à Roger Lafosse et ses collègues fondateurs issus de la société civile.
Jusqu'en 1989, où le déménagement vers les quais signe la fin de la place prioritaire dans les intérêts
locaux, Les automnes de Sigma sont d'abord au service de la politique municipale, et plus loin de la
politique du maire (Taliano‐des Garets, 1992).
Après Sigma, différents événementiels ambitieux sont promus et régit par la municipalité Juppé,
dont Evento : autour du concept de « carte blanche », Didier Faustino puis Michelangelo Pistoletto se
devaient donc, en 2009 puis 2011 de « porter un nouveau regard sur la ville, de l’explorer et d’en
faire un territoire d’expérimentation artistique atypique ». Plus grande part du budget culturel de la
ville, cette biennale se veut mobilisatrice autour de la création et des lieux au service du territoire,
bref « à une réinvention de la ville et du vivre ensemble »12.
La « Fabrique Métropolitaine »
La CUB13 prend une part croissante dans la construction des mobilisations collectives autour des
projets territoriaux, et, bien qu'elle n'en eût pas la compétence, accorde également de plus en plus
de place au culturel comme principe transversal à ceux‐ci.
En effet, l'épisode Bordeaux 2013 a lancé une dynamique de réflexion sur la notion d' « urbanité », et
Vincent Feltesse recrute en 2009 Richard Coconnier, « personne idoine »14 au sein de
l'intercommunalité dont il est le président. Après son rapport, Richard Coconnier prend de fait en
charge une mission « urbanité(s)‐culture(s) » à la CUB, et va œuvrer dans le sens d'un nouveau
chantier : « la mise en réseau des « fabriques culturelles » qui émergent »15.
Une période de concertations, d'études et de communications, synthétisée sous l'appellation
« Fabrique métropolitaine » va s'étendre de l'installation de ce nouveau poste jusqu'à fin 2011. elle
se décline en une multitude d'appels à participations aux rencontres, ateliers, workshops, débats,
associés à des enquêtes de terrain d'experts locaux et nationaux. Finalement, le vote du « projet
métropolitain » intervient en novembre 2011, date à laquelle est éditée une synthèse, qui appelle de
ses vœux la « métropole stimulante », « celle qui propose une offre culturelle abordable et accessible
pour tout le monde »16.
Enfin, la CUB vote en juillet 2011 une Déclaration d'Intérêt Communautaire (DIC), où elle « propose
de mettre la culture au cœur du processus de fabrication de la ville et d’y affecter 1 % de son budget
d’investissement »17, et ceci en plus de la pérennisation de la mission urbanité(s)‐culture(s).
12 http://evento2011.com/evento‐2011/concept/
13 Communauté Urbaine de Bordeaux.
14 La CUB développe sa stratégie créative, 20 minutes, 9 octobre 2009.
15 Id.
16 La Fabrique Métropolitaine. Bilan de la participation, décembre 2011, Direction de la Communication de la Communauté Urbaine de
Bordeaux.
17 PV du Conseil de CUB du 8 juillet 2011.
63
Les acteurs entrepreneurs de changements face à la personnification du pouvoir
Comme l'a montré Jacques Lagroye, Chaban asseyait son pouvoir par l'intégration de nouvelles
« notabilités » (Lagroye, 1974) dans ces arènes de négociation très fermées, à savoir des tenants de
renouvellement, des entrepreneurs de changements comme Roger Lafosse ou les membres du
groupe des utilisateurs de l'entrepôt Lainé. Beaucoup de ces derniers n'ont pas disparu avec le déclin
de l'ancien maire. De plus, les années 90 puis 2000 ont amené de nouveaux individus porteurs de
convictions divergentes.
Ceux de Pola et du TNT affichent lisiblement la conception que l'on retrouve dans les écrits de
Fabrice Lextrait, Boris Grésillon, Philippe Henry ou Fabrice Raffin, d'une nature fondamentalement
continentale et datée des années 70. À Bordeaux, celle‐ci entre pleinement et simultanément dans
les arènes pluralisées au moment de Bordeaux 2013. Ceci est confirmé en 2009 par Richard
Coconnier lui‐même18. Les hypothèses de Pola sont retenues, leurs pratiques renouvelant les
logiques institutionnelles19. Avec les notions de « ville créative », « clusters culturels », « économie
créative » etc., ces référentiels surgissent dans les règlements d'interventions et les organigrammes
des collectivités, adossés à des normes transnationales comme l'Agenda 21.
Alors en 2012, pourquoi un statu quo ?
Le « chantier de mise en réseau des fabriques culturelles » est au point mort. Toutes les observations
concluent à une forme d'hypothèse simpliste : à l'instar de la période Chaban, la culture à Bordeaux
est demeurée une arène de décision et de négociation qui encourage une seule entité de leadership.
Si Jacques Chaban‐Delmas considérait personnifier la culture à Bordeaux20, Alain Juppé a, lui, affaire à
un rival identifié, Vincent Feltesse21. À l'horizon de 2014, et l'activation de la réforme des collectivités
locales, le pouvoir culturel pourrait s'émanciper de « pyramide municipale ». La DIC de la CUB
concernant sa compétence culturelle est ainsi sujet de discorde en Conseil municipal22. Discorde à la
source de l'attentisme décisionnel et de la précarité des acteurs‐entrepreneurs de changement de la
seule fabrique restante du territoire métropolitain bordelais, malgré les promesses de la dernière
« ère d'euphorie ». D'autres jettent l'éponge, comme Éric Chevance, qui décide de passer la main à
de nouveaux acteurs.
Gilbert Tiberghien, un des fondateurs du TNT, met en scène le dernier spectacle, et présente celui‐ci :
« L’arrêt du TNT, c’est la fin d’un cycle et donc une renaissance, comme cela est arrivé de l’entrepôt
Lainé à la Manufacture de chaussures. Dans la perte il y a toujours un avenir, un renouveau. La perte
nous permet de nous projeter en trouvant, en inventant de nouveaux repères ».
Sa compagnie jouera Le Discours de la Servitude Volontaire.
CONCLUSION
La traversée bordelaise – très succincte – de la période de 1965 à nos jours et de ses principaux traits
concernant les acteurs, les stratégies et les histoires des fabriques du lieu culturel en zones urbaines
mutantes, démontrent des fluctuations pour le moins contradictoire. L'observateur et ses
instruments d'analyse parcourent en effet un large moment d'histoire paradoxale, qui éclaire des
18 Entretien avec Richard Coconnier, avril 2009.
19 Entretien avec Pola, avril 2009.
20 « À Bordeaux, la culture, c'est moi », entretien avec Françoise Taliano‐des Garets, 1990.
21 Vincent Feltesse est socialiste, proche de François Hollande.
22 Les collectivités locales, sujets à hauts risques, Sud Ouest, 14 février 2012.
64
structures d'opportunités politiques qui s'ouvrent et se ferment selon des caractéristiques bien
éloignées de celles définies par le comparatiste Sidney Tarrow (Tarrow, 1996).
La « pyramide » chabanienne a instauré une forme de gestion politique locale spécifique. Depuis
1995, les codes de gouvernance ont changé, suivant en cela des dynamiques transnationales de
pluralisation des acteurs, mais les enjeux ne semblent pas avoir largement évolué. Il s'agit toujours
de permettre à Bordeaux de « rayonner », d'être « attractive », d'être « stimulante ». L'écrivain Jean
Eimer le résumait ainsi : « Bordeaux, ville du 45e parallèle, ou comment être au centre sans être une
capitale »23. Or, une métropolisation que l'on se doit de contrôler, non plus uniquement du point de
vue de la ville‐centre, mais à un échelon plus « meso » (Le Galès, 2003), plus pertinent en termes de
territoire, impose à la personnification bordelaise le partage des pouvoirs, dont celui de la
compétence culturelle.
Notre objet et ses acteurs semblent dès lors se situer en plein cœur d'un conflit aigu de gouvernance
urbaine, entre la centralisation et son évolution inéluctable vers la fragmentation (Hoffmann‐
Martinot, Sellers, 2007). Aucun des tenants des deux orientations n'a permis jusqu'à présent la
pérennisation d'initiatives pourtant représentées par des individus de plus en plus légitimés. Ni le
chabanisme, ni les projets de territoires successifs n'ont pu soutenir l'implantation à Bordeaux d'une
expérience de friche culturelle viable, alors même qu'il s'agissait d'une des premières municipalités
européennes à en reconnaître l'utilité.
Le précèdent Entrepôt Lainé s'est commué en musée en 1989. Le sens du festival Sigma a disparu en
1997, pour réapparaître sous une forme repensée par les services techniques municipaux. La zone
stratégique de Bastide‐Niel est désormais soumise aux projections d'un urbaniste reconnu
internationalement24 et le projet municipal prévoit de l'orienter vers un « IBA à la bordelaise »25, soit
la création d'un nouveau totem. La CUB lance actuellement un nouveau processus concerté, « la
coopérative métropolitaine » et présente un des aspects de sa Fabrique métropolitaine,
l' « opération 50 000 logements », dans une biennale internationale d'urbanisme, à Rotterdam.
Bordeaux possède le label mondial de « patrimoine Unesco », national de « ville d'art et d'histoire »,
mais pas celui, européen, de « capitale de la culture ».
Se trouverait‐il là le véritable paradoxe ? Deux formes d'ambition politique sur un même territoire,
conscientes des enjeux renouvelés, de l'identité des entrepreneurs de changement et des exemples
extérieurs, fortement dotées en capitaux artistique, patrimonial, foncier et financier, qui pourtant
s'annihilent ? La fabrique des lieux à Bordeaux serait‐elle une illustration de l'impasse dans laquelle
se retrouve une élite politique française toujours tentée de privilégier un monde de l'art, au
détriment de tous les autres dont font partie les friches culturelles, ces « objets polymorphes et
multifonctionnels », qui, malgré toutes les tentatives, « échappent aux catégories habituelles »
(Grésillon, 2010) ? Leur nature hétérotopique d'« anti‐équipements culturels » (Gravari‐Barbas,
2004) peut‐elle seulement cadrer avec les centralités « d'essence européenne » qu'on les enjoint à
forger ?
23 Jean Eimer, Le pari de Bordeaux, Sud Ouest, 4 novembre 1987.
24 Le Hollandais Winy Maas et son agence MVRDV.
25 « IBA » : « Internationale Bauaustellung ». En Allemagne, dans les années 20 et 30, les IBA, grandes biennales regroupant les meilleurs
architectes mondiaux, proposaient à ceux‐ci de produire chacun une œuvre exclusive sur un espace urbain donné.
Cf. http://www.darchitectures.com/un‐iba‐la‐bordelaise‐a417.html
65
REFERENCES
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2030, une métropole durable », ouvrage de présentation du projet urbain de Bordeaux.
66
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époque de l’action culturelle », rapport à Michel Duffour, secrétariat d’Etat au Patrimoine et à la
Décentralisation culturelle.
Mairie de Bordeaux, janvier 2011, « Bordeaux – Projet de territoire d'un centre métropolitain »,
Contribution au projet métropolitain et à l'élaboration du PLU 3.1.
AUTEUR/AUTHOR
DESMAISON Thomas
Ecole doctorale de Sciences Politiques de Bordeaux (École doctorale SP2)
Consultant et doctorant
th.desmaison@gmail.com
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LX FACTORY DANS LE QUARTIER D’ALCANTARA A LISBONNE :
UN ILOT ARTISTIQUE ET CULTUREL PROVISOIRE
DANS UN TERRITOIRE EN PLEINE TRANSFORMATION
Sophie GRAVEREAU
RESUME
Les villes produisent volontiers de nouveaux lieux pour faire croire à l’existence d’un nouveau
territoire. Les friches industrielles et leur transformation en espaces artistiques et culturels évoquent
l’histoire d’une ville, son patrimoine, ses résidents, ainsi que sa requalification urbaine récente.
Cachée au cœur d’Alcantara, quartier populaire de Lisbonne en pleine transformation, la LX Factory,
îlot culturel en lieu et place de la Société de fils et de tissus Lisbonense, offre un exemple à la fois
significatif et singulier de la requalification des friches industrielles en lieux culturels. L’objectif de
cette communication est de réfléchir à la fabrique et à la production d’un lieu – la LX Factory – tout
d’abord dans sa singularité, et, plus largement, en tant qu'outil de description et d'analyse des
phénomènes urbains. Dans quelle mesure la création de nouveaux lieux participe t‐ elle à la
construction de l’image de la ville ?
ABSTRACT
Cities generate new places to believe in the existence of a new territory. Industrial wasteland and
their transformation into artistic and cultural spaces show the history of a city, its heritage, its
residents and its recent urban renewal. Hidden in the heart of Alcantara, neighborhood of Lisbon in
transformation, the LX Factory, cultural island in place of the Company of fabric Lisbonense, is a
singular and significant example of renewal of industrial wasteland in cultural places. The objective of
this paper is to reflect on the making and the production of a place ‐ the LX Factory ‐ first in its
singularity, and, more broadly, as a tool for description and analysis urban transformation. How the
creation of these new places build the image of the city?
MOTS CLES/KEYWORDS
Culture, friches, Lisbonne, requalification, quartier.
Culture, vacant industrial land, Lisbon, renewal, neighborhood
INTRODUCTION
Nichée sous le pont métallique du vingt‐cinq avril, qui enjambe le Tage de Lisbonne vers sa banlieue,
et cachée au fond d’une longue rue étroite, se trouve la LX Factory (abréviation de Lisboa Factory),
véritable îlot artistique et culturel au cœur d’Alcantara, ancien quartier industriel et populaire de
Lisbonne, aujourd’hui en pleine mutation.
A l’origine de la LX Factory, une vaste friche industrielle laissée vacante par ses anciens occupants
successifs : la Companhia de Fiação e Tecidos Lisbonense, qui fût, jusqu’en 1917, l'un des plus grands
complexes de fabrication textile lisboète du XIXème siècle, l’entreprise Santo Amaro, compagnie
portugaise de fabrication et commercialisation du sucre, la tipografia anuario commercial, la société
typographique responsable de l’édition de l’annuaire commercial portugais et enfin l’imprimeur
Grafica Mirandela, encore partiellement installé sur place. Depuis 2008, cette friche industrielle s’est
mue en une immense « usine culturelle », pour reprendre les termes de la ville de Lisbonne,
accueillant en son sein, sur vingt‐trois mille mètres carrés de terrain, plus de quatre‐vingt
68
associations et sociétés consacrées aux domaines des arts, de l’architecture, de la décoration, de
l’audiovisuel, du design, des loisirs, de la mode, de la publicité, du spectacle, etc.
La transformation du site, propriété conjointe de la société immobilière lisboète Main Side et de la
Câmara municipal de Lisboa, s’inscrit dans un grand programme de rénovation du quartier
d’Alcântara, des berges du Tage au pont du vingt‐cinq avril, débuté en 2005 via le plan d’urbanisme
Alcântara XXI, commandité par la ville. La LX Factory se veut, donc, aux yeux des promoteurs et des
édiles locaux, un lieu d’avenir, à travers lequel se lit l’histoire de la ville, l’évolution de son
patrimoine, ainsi que sa requalification urbaine récente.
L’objectif de cette communication est de réfléchir à la fabrique et à la production d’un lieu – la LX
Factory – tout d’abord dans sa singularité, soit‐elle architecturale, artistique, culturelle, créative,
patrimoniale sociologique, et, plus largement, en tant qu'outil de description et d'analyse des
phénomènes urbains, proprement citadins, locaux, municipaux, régionaux. Pourquoi requalifie‐t‐on
un lieu ? Quels enjeux économiques, patrimoniaux, politiques et sociaux sous‐tendent de telles
opérations ? Quelles sont les motivations explicites ou implicites de ceux qui interviennent sur les
espaces urbains et de quelle manière mettent‐ils en application leurs projets? Comment ceux‐ci sont‐
ils perçus par les acteurs voisinant ces nouveaux lieux de l’art et de la culture ? Dans quelle mesure la
création de nouveaux lieux participe t‐ elle à la construction de l’image de la ville ?
Les questionnements et les résultats exposés dans cet article se fondent sur un travail
ethnographique récent réalisé à Lisbonne entre 2011 et 2012 au sein du Centro de investigaçäo e
estudos de sociologia (CIES) de l’Instituto Universitário de Lisboa (ISCTE‐IUL).
L’objectif de l’enquête est saisir les relations entre itinéraires et lieux touristiques et constructions
urbaines. Qu’est‐ce qu’un lieu touristique ? Quels acteurs – organisateurs et visiteurs – prennent
part à ces nouvelles formes de construction citadine ? Quel patrimoine culturel et symbolique est
mis en valeur ? Comment se construit, à travers les pratiques touristiques, un Lisbonne ? De quelles
façons les différents acteurs appelés à intervenir sur la ville, modifient‐ils – ou contribuent‐ils à
modifier – l'espace dans lequel ils s'inscrivent et se meuvent.
L’investigation s’est également nourrie, dans une démarche comparative, de plusieurs enquêtes,
plus longues, réalisées dans différentes friches industrielles transformées en lieux culturels, dans le
quartier de Belleville à Paris et dans le Nord‐Pas‐de‐Calais, à Dunkerque et à Lille.
DE LA LISBONENSE A LA LX FACTORY : HISTOIRE D’UN LIEU ET D’UN QUARTIER
Un héritage industriel et patrimonial
L’histoire du site de la LX Factory débute en 1847 lorsque la direction de la Companhia de Fiação e
Tecidos Lisbonense, contrainte de quitter l'ancien Couvent de Saint François d'Xabregas, détruit par
un incendie, entreprend de construire, de l’autre côté de Lisbonne, un nouveau bâtiment pour y
installer le filage et le tissage de sa production. Elle décide de s’établir à Santo Amaro, dans le
quartier ouvrier et populaire d’Alcântara.
Les plans et la construction de l’usine sont confiés à l'architecte portugais João Pires da Fonte, lequel
introduit à Lisbonne une nouvelle forme d’architecture industrielle basée sur « le modèle anglais des
usines non‐combustibles, c’est à dire s’appuyant sur la rationalisation de l'espace organisée de façon
logique et productive et adaptée à l'ingénierie du textile, et l'utilisation de la pierre dans les façades
69
et du fer dans la structure interne, comme matériaux de construction et de soutien des étages »1. Le
vaste site de Santo Amaro, inauguré en 1849, est constitué d’un bâtiment central rectangulaire de
quatre étages, doté d’une immense cheminée interne et d’un moteur à vapeur servant à la fois au
tissage et à la filature, deux secteurs totalement interconnectés au sein de l’usine. Plus tard, entre
1851 et 1855, la Companhia de Fiação e Tecidos Lisbonense entreprend la construction de cinq
nouveaux édifices, entourant le bâtiment principal, afin que soient rassemblées, sur le site de Santo
Amaro, les machines de filature et de tissage, dispersées, depuis l’incendie, dans Lisbonne. Ces
nouvelles constructions sont connues sous le nom de « petite usine », car plus modestes par
opposition à l’immensité du bâtiment principal. Enfin, vers 1900, la société Lisbonense parachève la
construction de son usine par la réalisation de nouveaux ateliers où elles rassemblent plus de deux
cent métiers à tisser.
L’histoire locale de la Companhia de Fiação e Tecidos Lisbonense ne se limite pas au site de Santo
Amaro. En 1873, la société Lisbonense a également construit alentours un quartier ouvrier destiné
aux personnels de l’usine et leurs familles. Ce « quartier » correspond aujourd’hui à l’ensemble
d’immeubles indépendants, séparés et situés à l'arrière de la LX Factory.
Peu de réalisations ont été effectuées, après le départ en 1917 de la Lisbonense, par les propriétaires
successifs. La structure générale des bâtiments a très peu été modifiée ; seuls les ateliers, entrepôts
et agencements intérieurs ont été transformés, s’adaptant aux activités des nouveaux occupants,
notamment la société Santo Amaro et les imprimeurs, la tipografia anuario commercial et la Grafica
Mirandela. La première a principalement investi les étages du bâtiment central, remplaçant les
engins de filage et de tissage par des machines nécessaires au conditionnement et à la
commercialisation du sucre ; les autres édifices du site servant principalement d’entrepôts2. La
tipografia anuario commercial s’est également implantée dans le grand bâtiment, apportant
quelques modifications à l’agencement des lieux. La Grafica Mirandela a, quant à elle, choisi les
locaux de la « petite usine », où sont conservés encore aujourd’hui les presses, assembleuses,
plieuses, etc., et autres machines utiles à l’imprimerie.
La LX Factory garde aujourd’hui toute son identité industrielle et revendique son héritage
patrimonial. A l'extérieur, presque rien n'a changé depuis le départ de la Lisbonense : hangars et
entrepôts en acier, brique, verre et béton armés demeurent et sont préservés par le nouveau
propriétaire des lieux, la société immobilière lisboète Main Side. Le site est d’ailleurs sur le point
d’être classé par l’Instituto Português do Património Arquitectónico (IPPAR). Pour un architecte
designers, nouveau locataire d’un espace, Main Side entend « conserver l’aspect brut, qui justement
fait tout son charme : hauteur de plafond, escaliers en fer, ascenseur XXL, verrières, sols à l’état brut,
câblage, poutres métalliques et autres installations apparentes »3. Bien qu’une partie des machines
et matériaux ait été maintenue sur place, à l'intérieur des ateliers et édifices, l'ossature métallique
associée au verre et au béton contraste avec le nouvel esthétisme soigné des boutiques de design,
restaurants et galeries d'art, récemment installées.
Les diverses mises en valeur esthétiques participent à la transformation de la valeur urbaine des lieux
en une valeur artistique. Jean‐François Augoyard utilise le terme « d’artitiation » pour qualifier
l’émergence de « situations artistiques ou plus généralement esthétiques à partir d’objets non
réputés d’emblée artistiques »4. Cette esthétisation de l’urbain s’effectue à travers de multiples
domaines : architecture, aménagement, urbanisme, mais également par le biais des actions
1
Traduction de « modelo inglês das fábricas incombustíveis, de espaços racionalizados e organizados segundo uma lógica produtiva,
adaptada à engenharia têxtil e com utilização de pedra nas fachadas, e de ferro, na estrutura interna, como material de construção e
suporte de pisos », dans Custodio J., 1994, "Fábrica de Fiação e Tecidos de Algodão de Santo Amaro", Serrão J. (dir.), Dicionário de história
de Portugal, Lisboa, 373.
2
Voir notament : Ataide M., 1988, Monumentos e edifícios notáveis do distrito de Lisboa, Vol. V (3º tomo).
3
Propos recueillis auprès d’un architecte‐designer, locataire d’un espace dans la LX Factory. Entretien réalisé le 28 avril 2011.
4
Augoyard J. F. (dir.), 2003.
70
artistiques et culturelles en ville5. Le rôle « révélateur » de l’art et de la culture illustre clairement les
propos de l’urbaniste, pour lequel les villes développeraient de plus en plus volontiers leur potentiel
artistique et esthétique. Comment concilier les attentes et les intérêts de chacun des acteurs
impliqués dans la transformation de la LX Factory ?
La LX Factory : projet éphémère au cœur du plan d’urbanisme Alcantara XXI
Lorsqu’en 2008, la société de placements immobiliers lisboète Main Side, spécialisée dans la
réhabilitation d’immeubles anciens6, entreprend de transformer, en sollicitant le soutien de la ville,
l’un des complexes industriels les plus importants de Lisbonne en vaste centre artistique et culturel
consacré aux loisirs et à la créativité, elle se voit confrontée aux objections la Câmara municipal de
Lisboa dont les projets d’urbanisme, qui s’étendent jusqu’au site de la friche, semblent inconciliables
avec les souhaits de Main Side.
Le territoire, qui court des berges du Tage au pont du vingt‐cinq avril, connait en effet une vaste
opération publique de requalification urbaine7. Depuis le début des années 90, deux projets
d’urbanisation ont cours dans le quartier d’Alcântara : Vale de Alcântara (résorption d’un bidonville
et relogements des habitants) et Alcântara Rio (réhabilitation d’une ancienne usine de savons et
construction d’une zone d’habitat de standing et d’activités tertiaires)8. Ces projets sont ensuite
relayés, en 2005, par le plan stratégique Alcântara XXI, prévoyant notamment la transformation des
quais et entrepôts bordant le Tage, les Docas, autrefois destinés à l’activité portuaire et industrielle,
en un espace de loisirs et de consommation. L’objectif est selon Frederico Valsassina, architecte en
charge du projet, de « reconvertir et requalifier un espace significatif de la ville » en intégrant « les
valeurs patrimoniales préexistantes à une forte image de modernité »9. Les ambitions du projet, ainsi
formulées, rejoignent volontiers les intentions exprimées par la société Main Side : « dans le projet, il
a été décidé de combiner les caractéristiques premières du tissu urbain et les nouvelles exigences
relatives aux activités prévues et à leurs utilisations. (…) Comme un horizon différent, visuellement
rénové, tout en préservant le patrimoine existant, pour sauver la mémoire »10. Bien que les objectifs
de Main Side et de la ville à l’échelle du quartier convergent, la Câmara municipal de Lisboa
n'approuve pas le premier projet de rénovation de la LX Factory, « trop coûteux, peu ouvert et trop
proche des Docas, plus populaire que la LX », selon un responsable de la société immobilière11.
Les Docas d’Alcântara ont été conçus par la Câmara municipal comme un nouveau pôle stratégique
pour la ville, pôle localisé jusqu’alors plus à l’est dans la zone du Parque das Nações. Implantés dans
les anciens docks de Lisbonne, ils se composent de nombreux bars, cafés, commerces, restaurants et
discothèques dominant le Tage et constituent un lieu de balades dominicales et de sorties nocturnes
pour les lisboètes et les touristes étrangers. Les ambitions de la ville12 sont très proches de celle de
Main Side qui entend « mettre en valeur cet espace unique à l'image de ce qui existe déjà à New
York, Berlin ou Londres »13. Après les lourdes sommes investies dans les Docas et les besoins
d’aménagements pressants du quartier d’Alcântara, dont les zones les plus populaires demeurent
5
Augoyard J. F., 2000.
Plusieurs réhabilitations et requalification de bâtiments anciens, engagés par la société Main Side, sont également en cours, ailleurs dans
Lisbonne, notamment dans le Bairro Alto. Cf : http://www.mainside.pt/. Site consulté en mars 2012
7
Câmara municipal de Lisboa, 2002, Plano de urbanização de Alcântara‐rio. Termos de referência.
8
Sur ce sujet, voir notamment : Giroud M., 2007 et Giroud M., 2011.
9
Câmara municipal de Lisboa, 2005, Lisboa viva, activa, criativa, inovadora.
10
Traduit de : « Na proposta optou‐se por conciliar as caracteristicas do teçido urbano herdado com a exigencias dos novos usos e
actividades previstas. (…) comme uma skyline diferent do actual, renovado visualmente, ainda que preservando o patrimonio existente,
para resgate da memoria », in http://www.mainside.pt/#/Catumbel. Site consulté en mars 2012.
11
Propos recueillis auprès d’un responsable de la société Main Side. Entretien réalisé le 15 mars 2011.
12
Giroud, 2011, 39.
13
« Lx Factory : une usine culturelle éphémère au centre de Lisbonne », in http://www.rtl.be/info/ monde/ international/. Site consulté en
septembre 2011.
6
71
insalubres et dont les habitants fréquentent davantage les docks que la LX Factory, la Câmara
municipal de Lisboa tarde à s’engager dans les réhabilitations de la friche industrielle.
Aussi, en attendant une décision de la municipalité sur l'avenir du quartier, la LX Factory demeure un
espace éphémère et au futur incertain. Dans cette perspective, les opérations de restauration et
d’aménagement restent superficielles. Chaque artiste, association ou entreprise qui s’installe à la LX
Factory prend en partie en charge la réhabilitation de son espace, qu’il loue à la ville et qu’il partage
avec la société Main Side, gestionnaire du site. « Les locataires de la friche déboursent entre six et
douze euros le mètre carré mais savent qu'ils s'installent provisoirement (…). Ils signent des baux de
trois ou cinq ans, renouvelables, mais peuvent être amenés à quitter les lieux avant ce délai sans
avoir droit à des indemnités. Tout ce qui est ici maintenant, un jour deviendra quelque chose
d'autre »14, explique Filipa Baptista. La société Main Side affirme néanmoins ne pas envisager la
vente de la friche ; un projet serait en cours d’étude pour réhabiliter la zone dans son ensemble et y
inclure la construction d’habitations. Seule certitude pour les occupants : la validation du projet et
des plans peut encore prendre plusieurs années et ainsi leur permettre de rester le plus longtemps
sur place.
Depuis 2008, « l’usine culturelle éphémère LX Factory », pour reprendre les termes de la société
Main Side, ne cesse d’accroitre sa notoriété, multipliant le nombre d’occupants, artistes, architectes,
associations, galeristes, restaurants, etc., et de visiteurs, faisant ainsi de cet espace provisoire le
nouveau pôle créatif pérenne de la ville.
LA LX FACTORY : DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU « HAUT LIEU » CULTUREL LISBOETE
Emergence d’un nouveau pôle créatif à Lisbonne
Le LX Factory serait, à en croire certains magazines citadins, « une île dans la ville créative et lieu
incontournable de toute visite de Lisbonne »15. L'ancienne usine de filage et de tissage Lisbonense est
aujourd’hui pleinement dédiée à l’art, la culture et toute autre forme de créativité : ateliers, agences
de publicité, producteurs de cinéma, la mode et des médias, design et d'architecture, des ateliers
pour les artistes, musiciens, une école de danse, restaurants, terrasses et même une librairie.
Dès l’entrée dans l’enceinte de l’ancienne friche industrielle, l’ambiance se veut créative : une
boutique de vêtements créés à partir de matières biologiques s’est installée dans un entrepôt de
tissus aujourd’hui transformé en atelier de confection et boutique de luxe. En face, un restaurant, la
Cantina LX, « mélange de la cantine ouvrière et de galerie d’art » ; le mobilier et le matériel ont été
récupérés dans les entrepôts et mis en scène dans l’ancien réfectoire de l’usine.
A côté du restaurant, un lieu emblématique de la LX Factory : la librairire Ler Devagar (Lire
lentement), installée depuis avril 2009 dans les vaste locaux de la Grafica Mirandela, dont les
machines et le matériel d’imprimerie ont été conservés. Ces derniers servent de décor à la librairie
où tout est mis en scène autour des vestiges industriels : les étagères de livres, le café, l’espace de
conférence, la galerie, etc. Ler Devagar se veut dont bien plus qu’une librairie : elle constitue « un
espace interactif où la création et l’imaginaire ont toutes leur place. Il ne s’agit pas d’une simple
boutique mais d’un lieu de vie axé sur l’échange et la culture avec un restaurant/café littéraire au
centre de l’espace. Ler Devagar invite à prendre son temps, à découvrir de nouveaux horizons par la
lecture : des endroits sur lesquels on aimerait tomber plus souvent »16. En plus de la vente de livres,
14
« Está a nascer uma cidade criativa em Alcântara », in Time out Lisboa, mars 2008.
http://www.ruadebaixo.com/lxfactory.html. Site consulté en septembre 2011.
16
http://www.lerdevagar.com/. Site consulté en septembre 2011.
15
72
une programmation artistique et culturelle – concerts, expositions, projections – est proposée par à
dans la libraire.
En face, plusieurs créateurs – peintres, designers, graveurs, etc. ‐ occupent les anciens ateliers de
tissage, profitant de la lumière des verrières et de vastes espaces de travail. A leur côté, occupants
les mêmes espaces, notamment, un cabinet d’architectes, un bureau de la conception, EVOL,
consacré aux produits graphiques et à la création de mobiliers d’intérieurs, Le Electric brothers,
atelier de travail, spécialisé dans la publicité et la décoration des espaces à partir de fibre optique,
etc.
Le bâtiment central, vestige de l’ancienne usine, est désormais consacré à l’art et à la culture. Les
divers étages regorgent désormais d’associations et d’entreprises créatives. On y trouve entre autres,
au premier, une école de formation pour les acteurs, AGIR, créée par Patricia Vasconcelos à
destination du cinéma et de la télévision ; un journal de mode, Zoot, The International Fashion and
Music Magazine From Portugal, dédié aux nouvelles tendances, aux événements artistiques et
culturels portugais et internationaux, un studio de design multidisciplinaire, etc. Au second et
troisième étage se sont notamment établis Forum Dança, une association à but non lucratif, fondée
en 1990, qui vise à promouvoir la danse à travers la formation professionnelle, l'édition et la
documentation, ainsi que le Dio Compact, agence et studio de photographes professionnels
espagnols. Enfin, au quatrième étage, un bar très branché et sélectif, le Lollipop, avec de grandes
fenêtres donnant sur la rivière et une immense terrasse, qui réjouissent les autres locataires et
attirent de plus en plus de visiteurs.
A côté des artistes, des associations, des boutiques et des sociétés établies, une quantité
d'événements artistiques et culturels rythment la vie de la LX Factory : brocantes, concerts, congrès,
défilés de mode, expositions, performances, projections, tournage de films, etc., se déroulent dans
les divers espaces et vastes entrepôts dédiés à cet effet.
L’usine, d’après les magazines citadins locaux et internationaux et les guides touristiques, se serait
rapidement « imposée comme un nouveau lieu de loisir et de culture, notamment en soirée. Ses
nuits portes ouvertes concurrencent fortement le Bairro Alto, quartier caractéristique de la movida
lisboète depuis plus de vingt ans. Un endroit à ne pas rater dans la capitale portugaise au gré d'une
balade artistique et culturelle »17. La LX Factory constituerait‐il un nouveau pôle créatif à Lisbonne et
un lieu exemplaire pour la ville ?
La fabrique d’un lieu exemplaire
Les lieux artistiques et culturels sont volontiers représentés, par ceux qui les créent, qui les occupent
et qui les fréquentent, comme des lieux exemplaires. Ils sont à la fois lieu de mémoire, hébergés dans
des anciens locaux et bâtiments témoins d’un passé révolu, et « des lieux produits et construits pour
signifier la possibilité d’un avenir différent. Des lieux donc qui se définissent en ce qu’ils sont le
théâtre d’une action sociale pour la résolution d’un problème ; lieux de théâtre, et donc non pas
seulement lieux d’une mise en scène, mais lieux eux‐mêmes mis en scène »18. Ces lieux sont ainsi
exposer et exhiber lors des évènements parce qu’ils sont perçus, par les visiteurs comme des « beaux
lieux » qu’il faut montrer pour faire venir le public. Le regard porté sur les paysages urbains est
étroitement associé à une manière de les investir et d’agir sur eux. Les friches industrielles sont
exemplaires en ce qu’elles représentent une certaine vision de la ville et de la vie urbaine. Ces images
sont d’autant prégnantes qu’elles s’opposent aux grands ensembles voisins, lesquels ne répondent
pas aux canons d’une esthétique urbaine.
17
18
« Lx Factory, une "usine culturelle" éphémère au centre de Lisbonne », Le Parisien, 28 juillet 2010.
Micoud A., 1991, 53.
73
La légitimité des lieux artistiques et culturels se fonde en partie sur la mise en spectacle de leur
passé, réel ou réinventé. Le lieu devient emblématique à partir du moment où il est détourné de sa
fonction première : des lieux « populaires » et des « bas lieux » deviennent ainsi les espaces de
référence pour une certaine catégorie de visiteurs. Ces qualificatifs sont utilisés par une certaine
catégorie de citadins, lecteur d’une presse urbaine qui cherche à vendre de la ville. Ces lieux ne
représentent pas la totalité de la ville, mais identifient un certain territoire constitué de lieux
idéalisés.
Certains lieux, plus que d’autres, paraissent ainsi caractériser la ville. Pas de visite de Lisbonne sans
passer par les ruelles de l’Alfama, sans parcourir la Baixa Pombalina et ne pas s’arrêter à Elevador de
Santa Justa, sans aller Praça Luis de Camoes et ne pas s’arrêter boire un verre au café A Brasileira,
sans monter au Bairro Alto et ne pas passer par la rua da Bica, et enfin sans passer à la LX Factory,
etc.
Les transformations et les réhabilitations des espaces industrielles permettent la production de
« lieux exemplaires », à travers lesquels se lit la politique culturelle et urbaine des villes. Non
seulement ces espaces sont, aux yeux des édiles politiques, des outils de promotion artistique qui
témoignent d’un dynamisme culturel local ; mais ils sont aussi des lieux‐témoins d’une politique
urbanistique qui s’exprime à travers la réalisation d’édifices architecturaux à l’image des ambitions
d’une cité. Produire de tels espaces signifie construire un territoire, à la fois sociologiquement,
spatialement et symboliquement.
CONCLUSION
Sont exprimés ci‐dessus les divers enjeux, bien identifiés par les géographes, sociologues, urbanistes,
etc.19, que recouvrent la transformation et la réhabilitation des friches industrielles en lieux culturels
et créatifs : enjeux patrimoniaux, d’abord, à travers la sauvegarde des sites industriels et leur mise en
valeur ; enjeux économiques et sociologiques, ensuite, via la dynamisation locale et les retombées
financières des industries créatives et de loisirs ; enjeux politiques, enfin, pour les villes, actrices
principales de la requalification des sites industriels et de leur valorisation culturelle. Par la question
des friches et nouveaux lieux culturels, c’est la question de la ville dans son ensemble qui est posée,
comme enjeu territorial des constructions urbaines et des représentations sociales.
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19
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AUTEUR/AUTHOR
GRAVEREAU Sophie
Université du Littoral‐Côte‐d’Opale, laboratoire TVES‐CNRS
Maître de conférences en Anthropologie et Sociologie
sophie.gravereau@free.fr
75
DES ABATTOIRS AUX ABATTOIRS1.
NAISSANCE D’UNE FABRIQUE CULTURELLE A CASABLANCA
Charlotte JELIDI
RÉSUMÉ
La Fabrique culturelle des Abattoirs, à Casablanca, est un lieu unique au Maghreb et plus largement
dans le Monde arabe. Ouverte en 2009 et gérée par un collectif associatif sous la houlette de
Casamémoire, une association qui lutte pour la sauvegarde du patrimoine architectural du XXe s,
cette Fabrique culturelle détone dans le paysage culturel marocain. Dans un pays où le patrimoine
industriel est habituellement peu considéré, et où les lieux d’expositions subissent, le plus souvent, la
désaffection du public, le succès de cet espace étonne, surtout au regard de la précarité des moyens
dont elle dispose, de la précarité même de son statut.
Comment comprendre l’affluence du public dans un espace qui manque de moyens ? Autrement dit,
comment attire‐t‐il le public en nombre, en dépit des handicaps qu’on lui prête ? Pour comprendre
son succès, il faut revenir à la genèse de cet espace, à la transformation de cette friche industrielle en
fabrique culturelle. Quels enjeux, politiques, patrimoniaux, sociaux, sous‐tendent la transformation
des anciens abattoirs. Quels sont les acteurs du projet ? Qui l’a porté, qui l’a freiné ?
C’est à ces questions que cette contribution tentera d’apporter des réponses pour comprendre le
succès de la reconversion de ce lieu, exceptionnel en Afrique du Nord.
MOTS‐CLÉS
Friche industrielle, patrimoine industriel, reconversion, association, public.
INTRODUCTION
Dans le paysage culturel marocain et plus largement maghrébin, la Fabrique culturelle des anciens
abattoirs de Casablanca fait figure d’exception. D’abord parce que l’Afrique du Nord ne compte
qu’un nombre très restreint d’espaces de création et d’exposition contemporaines à but non lucratif.
Ensuite, parce que le patrimoine industriel y est peu, voire pas, considéré.
Le Maghreb n’a pas totalement succombé au tout patrimoine, à l’obsession de préserver toutes les
traces du passé qui a gagné l’Europe au cours du XIXe siècle, et dont les effets pervers ont été
maintes fois soulignés (Jeudy, 1990, Choay, 1992). Certes, ici comme ailleurs, la tendance est à
l’« inflation patrimoniale » (Heinich, 2009), puisque le champ s’étend. Depuis quelques années,
plusieurs notions ont fait leur apparition : celles de patrimoine immatériel, patrimoine naturel,
patrimoine bâti contemporain, etc. Sans dresser un Inventaire à la Prévert, il convient de préciser
que désormais le patrimoine maghrébin inclut des éléments aussi divers que des ruines d’époque
romaine ou punique, la place Djemaa el Fna de Marrakech et ses conteurs (Samrakandi, 1999 ;
Borghi, 2004 ; Vatin, 2009), la Kasbah d’Alger, le théâtre de Tunis2, le palmier dattier (Zaïane, 2004 ;
Brixi, 2011), le couscous et autres mets (Smati, 2006), etc. Toutefois, certaines notions restent
exclues du champ patrimonial, à l’instar du patrimoine industriel. Contrairement à ce qui est
1
Cet article doit beaucoup à Aadel Essaadani, directeur technique de la Fabrique culturelle des Abattoirs de Casablanca. Il présenta son
travail au sein de la Fabrique lors des journées d’études que nous avons organisées à l’Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain
(Tunis) en octobre 2010 sur le thème : Les publics des musées et des lieux d’exposition au Maghreb et il nous accorda un long entretien en
2011 (Jelidi dir., à paraître, 2012). Défenseur du lieu, il nous permis d’accéder à de précieuses informations pour la rédaction de ce papier.
Qu’il en soit ici remercié.
2
Le sort réservé aux architectures produites en contexte colonial est varié selon les pays, et même selon les villes. Au Maroc, un dossier de
classement de la ville de Casablanca par l’UNESCO est en cours de préparation, alors que dans les villes de l’intérieur aucun des édifices
remarquables du XXe siècle n’est classé. Sur la question nous nous permettons de renvoyer à GIRARD, JELIDI, 2010.
76
observable au Nord de la Méditerranée, peu de complexes industriels sont classés ou reconvertis au
Maghreb. Au Maroc, particulièrement, le bâti et les artefacts issus de l'industrialisation n'ont pas (pas
encore ?) trouvé leur place au sein du patrimoine national.
Aussi, est‐il intéressant de comprendre comment la reconversion des anciens abattoirs de
Casablanca, expérience singulière, a pu être menée dans ce contexte ; et pourquoi le lieu a rencontré
un succès si fulgurant.
Quelles contingences ont rendu possible son invention ? Quelles sont les personnes à l'origine du
projet ? Quels enjeux politiques, patrimoniaux et sociaux, le sous‐tendent ? Quels acteurs se sont
mobilisés pour le soutenir ? De quelle manière fonctionne la Fabrique des Abattoirs depuis son
ouverture au public ? Quel est son statut juridique ? Quelle offre culturelle propose‐t‐elle ? Apporter
des réponses à ces questions permettra de comprendre le succès de cette initiative, succès rare dans
un pays où la désaffection du public touche la plupart des musées et lieux d’exposition. Nous nous
intéresserons d’abord à la genèse du projet, en analysant le rôle des différents protagonistes, et en
essayant de comprendre la nature des atermoiements que la reconversion du lieu a connus. Ensuite
nous évoquerons les diverses activités qu’accueille la Fabrique depuis son ouverture au public, en
avril 2009.
LA FABRIQUE : UNE LONGUE GESTATION
Les anciens abattoirs municipaux de Casablanca ont été construits à l’époque du Protectorat français
(1912‐1956), plus précisément au début des années 1920. Ils sont l’œuvre de deux architectes de
nationalité française : Georges‐Ernest Desmaret (1877‐1959) et Albert Greslin (1888‐1966) (COHEN,
ELEB, 2004, 463 et 465). Ce complexe regroupe plusieurs édifices, entre autres : les bureaux du
personnel, les écuries, les frigorifiques, les abattoirs proprement dits, etc. Ces constructions aux
formes massives et cubiques, sont marquées du sceau art‐déco, en vogue à l'époque. La plupart des
façades sont caractérisées par une sobriété décorative, seulement rythmées par les claustras en
béton qui marquent la présence des fenêtres. La simplicité des lignes de l’ensemble est toutefois
rompue par la façade du hall principal et son entrée monumentale. Avec son arc rehaussé de stuc
ouvragé, ses tours latérales, ses zelliges colorés, etc., celle‐ci est volontairement évocatrice des
portes fortifiées des médinas de Rabat ou de Fès. Cette alliance du vocabulaire architectural
vernaculaire et des formes art‐déco donne à l’ensemble un cachet architectural non dénué
d’intérêts.
Parce qu’ils ne répondaient plus aux besoins et aux normes sanitaires, les abattoirs ont été fermés en
2002. Et, immédiatement, ils ont focalisé les regards les plus divers : promoteurs immobiliers mais
aussi artistes rêvant d'y développer un projet culturel.
Un premier projet avorté : des artistes esseulés ?
Dès 2002, un petit groupe d’artistes composé de Rachid Andaloussi (architecte), Hassan Darsi
(plasticien), Mohamed Kacimi (plasticien), Jabrane Touira (comédienne), Mostafa Nissabouri (poète),
Selma Zerhouni (architecte) perçoit le potentiel des lieux, séduit par leurs larges surfaces exploitables
et leur localisation dans la ville. Il propose à la municipalité d’envisager leur reconversion en espace
dédié à la culture. Ils fondent l’Association Majazir Addar Al Baïdaa, destinée à appuyer leur projet. Il
n’était pas question pour eux de transformer les abattoirs en lieu réflexif, de mettre en musée la
mémoire industrielle casablancais. Dès le début, le projet était de créer une Fabrique culturelle
dédiée aux arts contemporains.
Pendant qu'ont lieu les premières négociations avec les pouvoirs publics, quelques artistes
investissent les anciens abattoirs de manière ponctuelle. Le photographe belge Georges Rousse y
77
présente quelques performances, avec les étudiants des Beaux‐arts de la ville3. La Compagnie
Monkeyz ex Machina y joue Ajax de Sophocle4.
Mais les porteurs du projet ne trouvent pas d’écho auprès des pouvoirs publics locaux. A cette
époque, la municipalité n’est encore prête à céder ce terrain à la Culture, plus exactement à
renoncer à la possibilité de vendre ce lot potentiellement très rentable. En effet, les anciens abattoirs
occupent un terrain de plus de 4 hectares. Situé dans le quartier Ain Sebaa‐Hay Mohammedi, à deux
pas de la gare de Casa‐voyageurs, le lot est peu à peu rattrapé par le centre‐ville, au fur et à mesure
que la cité s’étend. Le terrain constitue une réserve foncière importante, et la municipalité semble
préférer la rentabilité au développement de la culture.
En France, l’intérêt pour le patrimoine industriel est né dans les années 1970 et s’est matérialisé, fin
1973, grâce à la création de l’écomusée du Creusot. Le monde académique en a fait un objet
d’études, qui s’est confirmé dans les années 1980 (Nord‐Pas‐de‐Calais, Office Régional de la Culture
et de l’Education Permanente, 1983 ; Conférence internationale pour l’étude et la mise en valeur du
patrimoine industriel, 1985). Au tournant du siècle, il a connu un second souffle initié par
l’accélération du processus de désindustrialisation. Des projets de reconversion se développent et
pléthore d’ouvrage sont consacrés à ce patrimoine (notamment Andrieux J.‐Y., 1992 ; Andrieux J.‐Y.,
André B., et alii, 1996 ; Bergeron L ., Dorel‐Ferré G., 1996 ; Cartier C., 2002 ; Daumas J.‐C. (dir.),
2006). Au Maroc, rien de tel. Le contexte économique marocain, résolument différent, explique, en
partie, l’absence d’intérêt pour le patrimoine industriel, relativisée par la reconversion des anciens
abattoirs. C’est, le plus souvent, la perte, réelle ou supposée, d’un objet qui favorise sa
patrimonialisation, la prise de conscience de la nécessité de le préserver. Ainsi, à l’échelle du Maroc,
on observe que l’industrialisation se développe et aucune prise de conscience nationale n’émerge.
Mais à l’échelle de Casablanca, parce qu’un édifice est en péril, il apparaît nécessaire, pour une partie
de la société civile locale, d’assurer sa protection, de lui conférer une dimension patrimoniale.
Un second projet : l'alliance des pouvoirs publics et du monde associatif casablancais ?
Après de nombreux atermoiements, et à la faveur d’une élection municipale5, le projet est remis à
l’agenda en 2008. Une coopération avec la ville d’Amsterdam épaule cette démarche. Le maire de
Casablanca, Mohamed Sajid, et son homologue amsterdemois se sont rencontrés quelques années
plus tôt et se sont mis d’accord pour que la ville d’Amsterdam apporte, à la capitale économique
marocaine, un appui technique pour la mise en œuvre de projets culturels. Un expert
hollandais, Evert Verhagen, est alors mandaté pour analyser la faisabilité de la reconversion des
abattoirs. Son rapport6 servira de base au projet. Il explique : « Il y a suffisamment d’espace, le
terrain […] pour des activités fixes ou temporaires […], qui ont toutes un lien avec la culture, et le
développement des ressources talentueuses locales. Le tout devra se réaliser sur base commerciale
avec le moins de subventions possibles. Le projet devra être indépendant et autonome. Une
entreprise indépendante dans laquelle les autorités participent partiellement est sans doute la
meilleure construction juridique. L’espace public (aussi bien couvert que non couvert) sera
également entièrement aménagé […]. Il pourra y avoir des expositions, des événements plus au
moins importants. Il faut penser aux possibilités d’événements d’une capacité maximale de 20 000
visiteurs, comme un festival de musique où plusieurs groupes montent sur scène à la fois »7.
3
Maréchaud C., "Friches marocaines. De l’art aux Abattoirs !", RFI, http://www.rfi.fr/culturefr/articles/112/article_80506.asp [consulté le
12 avril 2012].
4
Daki A., "Une tragédie dans un abattoir, Aujourd'hui", Le Maroc, 10 décembre 2003.
5
Entretien avec Aadel Essaadani, directeur technique de la Fabrique culturelle des Abattoirs, mars 2011.
6
Verhagen E., 2008, « Un projet pour l’abattoir à Casablanca. La ville d’Amsterdam », rapport, Janvier,
http://www.evertverhagen.nl/Download/Casablanca%20Abattoir%20(klein%20FRa).pdf [consulté le 29 janvier 2012].
7
Idem, p. 21
78
Il précise aussi que « le nouvel abattoir pourra avoir une importance pour Casablanca comparable au
Centre Pompidou ou le Parc de la Villette à Paris, le Tate Modern à Londres ou le Guggenheim à
Bilbao »8. Et les reconversions d’espaces industriels cités en exemple sont, en particulier, le Centre de
création contemporaine Matadero à Madrid et le musée des Abattoirs à Toulouse9. Il faut préciser
que les musées et lieux culturels « occidentaux », leurs normes muséographiques et expographiques,
sont toujours pris comme des référents au Maghreb, même si parfois elles sont débattues. En
effet, les acteurs qui font les musées et lieux d’exposition en Afrique du Nord définissent toujours
leurs travaux en fonction d’eux, tantôt en déclarant s’y conformer, tantôt en affirmant qu’il faut en
trouver de nouvelles, plus en accord avec les particularismes de la région. La reconversion d'espaces
industriels en lieux culturels n'existant pas au Maroc, ou plus largement dans le monde arabe, ce
sont donc des structures européennes qui sont citées en exemple, même si on assure, dès le début,
du projet, qu’il faut les adapter au public local, très particulier. Au Maroc, le taux d’analphabétisme
est encore élevé‐ il est estimé à 40% de la population âgée de 10 ans et plus‐10. Et la population qui a
été scolarisée est généralement peu sensibilisée au patrimoine, à la Culture. L’accès de ce public a
été pensé dès le début, les protagonistes souhaitant que le lieu soit ouvert à tous.
Pour mener à bien le projet, et assurer sa défense, est créé le Collectif des Abattoirs. Il regroupe des
associations culturelles marocaines : Association culturelle Arts Métisses, Association Extramuros,
Association marocaine des créateurs de mode, Association marocaine de Skateboard, CasaProjecta,
Compagnie 2kFar, Compagnie Beldi Roumi, EAC‐L’Boulvart (sic)1, Fondation des Arts vivants, Irisson
(centre des arts visuels, électroniques et du multimédia), La Source du Lion, et l'Union marocaine de
Jazz et d'Improvisation. Ce collectif est chapeauté par Casamémoire. L'implication dans le processus
de reconversion des Abattoirs de cette association, qui milite depuis 1995 en faveur de la protection
du patrimoine architectural du XXe siècle au Maroc et particulièrement dans la capitale économique
du Royaume, a été déterminante. Créée à la suite de la destruction de la Villa Mokri construite par
l’architecte Marius Boyer dans le quartier Anfa, elle regroupe essentiellement des architectes
casablancais, mais aussi quelques chercheurs, des journalistes et d'autres amateurs. Elle exerce
plusieurs activités, destinées à faire connaître ce patrimoine, à le valoriser (GARRET, 2003)11. Assistée
d’experts, elle est impliquée, notamment, dans la préparation du dossier de demande d’inscription
de la ville de Casablanca sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Témoins de destructions
importantes dans cette ville, les membres de cette association sont conscients du danger qui menace
un édifice désaffecté. Le classement sur la liste du patrimoine national12, seul, est jugé insatisfaisant,
à la lumière des destructions de quelques‐uns des immeubles emblématiques de la ville, pourtant
classés, à l’instar de l’hôtel Lincoln13. Certains édifices du complexe des Abattoirs sont déjà vétustes ‐
un incendie a notamment endommagé le bâtiment des frigorifiques en 2004. L’association
Casamémoire s’est donc mobilisée pour protéger le complexe, prémunir ses bâtiments de la
dégradation liée à leur désaffection14. L’objectif était également de faire face à la convoitise des
promoteurs immobiliers.
8
Idem.
Collectif, S.d., « Casablanca, Fabrique culturelle des Abattoirs », http://crevilles.org/mambo/textes/AbattoirsCasablancaTours.pdf
[consulté le 28 janvier 2012].
10
Tawil S., Cerbelle S., Alama A., 2010, « Éducation au Maroc : analyse du secteur », Maroc, UNESCO,
http://www.tanmia.ma/IMG/pdf/Rapport_de_l_UNESCO_sur_l_education_au_MAROC_‐_2010.pdf [consulté le 12 avril 2012].
11
Ses membres sont « réunis autour de valeurs communes : préservation de la spécificité de Casablanca, valorisation du patrimoine
architectural, du tourisme culturel et de la mémoire collective. Site internet officiel de Casamémoire :
http://www.casamemoire.org/index.php?id=4 [consulté le 22 avril 2012].
12
Les Abattoirs ont été classés par arrêté n°1 301 03 du 27 juin 2003 (ROYAUME DU MAROC, 2003). Ce n’est pas en qualité de patrimoine
industriel qu’il est classé, mais comme représentant du patrimoine bâti contemporain.
13
Cet immeuble du centre‐ville, classé en 2000, était très endommagé et s’est effondré en 2009.
14
Dans le même but, l’association a investi, ponctuellement, d’autres édifices casablancais en attente de réaffectation : l’aquarium et la
cathédrale du Sacré‐Cœur.
9
79
En 2009, elle a signé une convention avec les pouvoirs publics locaux15 qui assure au collectif la
gestion des anciens abattoirs qu'elle a investis, convention d'une durée d'un an, qui aboutira, en
janvier 2010, à un statu quo que nous ne manquerons pas d'évoquer.
QUELLES ACTIVITES POUR LA FABRIQUE ?
Casamémoire ambitionne, dès le début, de dédier les anciens abattoirs à tous les arts, de leur
création à leur diffusion, et à tous les Casablancais. Abderrahim Kassou, architecte et président de
l'association, explique : « Ce qu’on veut réussir, c’est un projet culturel et artistique ouvert dédié aux
arts urbains contemporains. Un véritable espace public, certes à vocation artistique et culturelle,
mais surtout libre et ouvert à tous ».16
Les Transculturelles des Abattoirs, premier événement organisé dans l'ancien complexe industriel
après quelques petits travaux nécessaires pour permettre l'accueil du public en toute sécurité –il n’y
a pas eu de travaux de gros œuvre‐, répondaient ces objectifs.
Les Transculturelles : un événement fondateur et fédérateur
Organisées les 11 et 12 avril 2009, les premières Transculturelles des Abattoirs ont réuni 250 artistes.
Et 30 000 visiteurs sont venus, selon les organisateurs17, un chiffre considérable au regard des rares
statistiques qui existent concernant les lieux culturels au Maroc. A titre de comparaison, les jardins
de Majorelle à Marrakech, un des sites qui drainent le plus de monde –il est intégré aux circuits
touristiques‐, accueillent 600 000 personnes par an18 ; et un musée comme celui du judaïsme
marocain, à Casablanca, estime sa fréquentation à 1 500 entrées payantes, groupes scolaires non
compris19.
Le public accueilli au cours des deux journées fut très varié : des personnes habituées à arpenter les
lieux culturels, comme des personnes qui n'en avaient jamais fréquentés, souvent des habitants des
quartiers environnants. Parmi eux, il y avait beaucoup d'enfants20. Pour faire venir ce public
hétéroclite, les organisateurs ont établi une programmation fédératrice mêlant théâtre,
marionnettes, conte, cirque, musique, danse, installations, performances, défilé de mode, etc.
Les organisateurs ont proposé quelques activités revêtant une dimension patrimoniale. La première,
a été pensée en lien avec l’histoire des lieux. Il s’agit d’un documentaire, intitulé Les tripes ont‐elles
une mémoire ?, qui a été réalisé par de jeunes artistes et qui ambitionnaient de capter la mémoire
des anciens abattoirs, en filmant d’anciens employés se racontant. L’objectif était de valoriser cette
histoire locale. Autre activité à dimension patrimoniale, sans lien direct, cette fois, avec l’héritage
industriel : une exposition didactique intitulée Chouf Houmtek/Hkili 3la houmtek (Regarde ton
quartier/Parle‐moi de ton quartier) organisée pour sensibiliser la population locale aux architectures
contemporaines remarquables situées dans le quartier.
Pour accueillir les différentes activités proposées, il fallait adapter les lieux, et aussi casser leur
solennité, encore toute relative. Les Abattoirs offrent des espaces très vastes, parfois trop vastes,
15
Convention cadre de partenariat, relative à la reconversion des anciens abattoirs de Casablanca en site culturel, entre le Conseil de la
Ville de Casablanca et l'Association Casamémoire, signée le 20 janvier 2009.
16
Collectif, 2009, « Abattoirs de Casablanca, Fabrique culturelle, Bilan d'activités, avril, mai et juin 2009 »,
http://www.casamemoire.org/rapports/Abattoirs_RapportdActivites_01.pdf, p. 3. [Consulté le 29 janvier 2012].
17
Idem, p. 10.
18
Fondation Pierre Bergé‐Yves Saint Laurent, 2010, « Yves Saint Laurent et le Maroc, du 27 novembre 2010 au 18 mars 2011»,
http://www.google.fr/url?sa=t&source=web&cd=8&ved=0CE4QFjAH&url=http%3A%2F%2Fwww.fondation‐pb‐
ysl.net%2Fsite%2Fdp_yves_saint_laurent_et_le_marocpdf‐fr‐53‐2.html&ei=hBxxToSqJKbb4QT1q8i5CQ&usg=AFQjCNH6APh5LLzcHU5Iz0‐
6GAQlAVp3LA [consulté le 15 septembre 2011].
19
Cette estimation nous a été communiquée par Mr Simon Lévy, directeur du musée, en avril 2011.
20
Entretien avec Aadel Essaadani, mars 2011.
80
inadaptés à certaines formes d'art. Avec des moyens financiers très limités, et une convention d'un
an, trop courte pour lever des fonds, les organisateurs avaient la tâche rude. Mais leur imagination,
leur réseau, a supplée aux conditions matérielles. Plusieurs bureaux d'architecture, nationaux et
internationaux ont produit des structures mobiles pour créer, au sein des Abattoirs, des micro‐
espaces publics chaleureux. Ont participé : Bow‐Wow (Tokyo), EAST (Los Angeles/Fès), Eric Ellingsen
(Chicago), Khoury Levit Fong/Emergent Software (Toronto), Kilo Architecture (Casablanca), etc.
Des artistes ont transformé les anciens cros de bouchers en balançoires sur lesquels les enfants se
sont précipités. D’autres, ont travaillé avec des matériaux de récupération, pour créer des
installations ludiques, etc. Ensemble, ils ont minimisé le côté dramatique que peut revêtir un tel
espace pour un public non averti. Ils ont mis en scène un espace accueillant et expérimental dans
lequel le public néophyte ne se sent pas mal à l’aise. La Fabrique des Abattoirs a été conçue comme
l’antithèse de certains temples de la culture qui sont, particulièrement au Maroc, activateurs d’une
barrière mentale chez le public non initié et dans lesquels le public est généralement peu nombreux,
souvent homogène et éduqué.
"Un lieu de conception, de production et de diffusion de la culture"21 ?
Casamémoire et le collectif qu'elle pilotait se sont heurtés, à partir de janvier 2010, à un flou
statutaire. En effet, la convention signée en 2009 a pris fin un an plus tard. Et les pouvoirs publics ont
volontairement tardé à rompre le statu quo. Pendant plus de deux ans, aucun cadre juridique ne
réglementait les actions culturelles qui ont continué à être menées, bon an mal an, au sein de la
Fabrique. Casamémoire et les associations partenaires ont voulu poursuivre leurs activités pour ne
pas laisser le champ libre aux desseins lucratifs des promoteurs immobiliers, toujours en embuscade.
Expositions, conférences, débats, mais aussi festivals ont été organisés, bien que sur le plan légal,
l'occupation des lieux s'apparentait à un squattage. La lenteur avec laquelle la municipalité s’est
décidée à signer une nouvelle convention ne trompe pas. La valeur du terrain des anciens abattoirs
est susceptible de remettre en cause la Fabrique culturelle en gestation, en dépit du succès inégalé
qu’elle a rencontré.
Cette indétermination statutaire n’a pas été sans poser des problèmes aux « activistes culturels »22
de la Fabrique des Abattoirs. Si l’action des bénévoles et des artistes n’a pas faibli, si le public a
continué à être au rendez‐vous, nombreux, la mobilisation des ressources financières, elle, s’est
arrêtée. Les bailleurs de fonds étaient en effet contraints d’attendre la clarification légale du statut
de la Fabrique culturelle pour agir. Le collectif des Abattoirs a donc poursuivi son action de diffusion
de la culture et, dans une moindre mesure, son action de soutien à la création. En effet, certaines
initiatives visant à développer la conception et la production artistique ont été freinées. Ainsi, le
financement d’un studio d’enregistrement par la commune de Valence, par exemple, n’a pas être
finalisé, faute de partenariat durable avec les pouvoirs publics locaux.
Au début de l'année 2011, au bout de deux ans d'attente, une nouvelle convention a été signée par
le maire et l'association Casamémoire. Mais la portée de ce nouvel accord est relative dans la mesure
où, une fois encore, la durée de l'accord est fixée à une année. Aadel Essaadani, directeur technique
de la Fabrique, regrette ce choix. Il explique : « Nous avons besoin d’une durée plus longue afin de
mettre en pratique nos partenariats avec Paris, Berlin, Amsterdam […] Avec une convention d’un an,
c’est comme si la municipalité ne nous faisait pas confiance »23. Le collectif des Abattoirs est prêt à
21
Propos de l'un des organisateurs des Transculturelles des Abattoirs de 2009 rapportés par Bouithy A., "Premières transculturelles des
abattoirs de Casablanca, 11 et 12 avril : Une fabrique culturelle", Libération, 2 avril 2009.
22
Cette formule est empruntée à Aadel Essaadani, membre du collectif des Abattoirs, qui se définit ainsi. Entretien avec Aadel Essaadani,
mars 2011.
23
Mrabet A., "Abattoirs. On fait le bilan…", TelQuel Online, n°472, du 7 au 13 mai 2011, http://www.telquel‐
online.com/archives/472/mage_culture3_472.shtml [consulté le 10 mars 2012].
81
investir les lieux de manière pérenne ‐les membres du collectif ont fait des études poussées
concernant les transformations à effectuer, ont établi un programme architectural‐, le public est là ‐
depuis 2009, 400 000 personnes ont visité les lieux‐, seuls traînent les pouvoirs publics. En attendant
que ceux‐ci prennent les décisions nécessaires, le Collectif des Abattoirs, et ses membres militants,
continuent à fait vivre le lieu, activement.
CONCLUSION
La Fabrique des Abattoirs de Casablanca, est lieu unique au Maroc. Inspirés par quelques modèles
puisés au nord de la Méditerranée, ses maîtres d’œuvres et maîtres d’ouvrage ont adapté le concept
de reconversion du patrimoine industriel au contexte marocain.
Parce que la Fabrique vient combler un grand vide du paysage culturel local, mais aussi parce que ses
responsables savent établir des programmations variées, non élitistes mais au contraire fédératrices,
elle a su créer son public, capter les esthètes comme des exclus de la Culture. Paradoxalement, alors
que le lieu jouit d’un succès certain, salué par tous les spécialistes, son statut reste précaire, bien
qu'obtenu de haute lutte. Malgré les difficultés légales et celles, financières, qu’elle induit, le lieu est
vivant, grâce à un tissu associatif solide et à la mobilisation de nombreux bénévoles.
Patrice Béghain rappelle le rôle, dans le domaine du patrimoine, de « la puissance publique, par le
cadre juridique qu’elle met en place, par son administration, par ses institutions » (Béghain, 1998,
105). Au Maghreb, on peut légitimement se demander quel est le degré d’implication des plus hautes
instances de l’État dans la préservation du patrimoine. Les récentes affaires (re)mises24 au jour par le
« printemps arabe » –la privatisation de trésors nationaux par l’ancien Président tunisien et sa
famille et la spoliation de pièces archéologiques détenues par le voisin algérien25‐ sont révélatrices
de la place accordée, par les dirigeants et des services de l’État complices, au patrimoine, aux musées
(dépouillés) et aux publics potentiels (privés d’un partie de leur héritage). Le « printemps » a avorté
au Maroc, et aucune affaire de ce type n’a été révélée. Cependant, le statut légal précaire accordé à
la Fabrique culturelle des Abattoirs, et surtout sa reconduction, ‐la pérennisation du lieu étant
toujours remise aux calendes grecques‐ témoignent du fossé qui se creuse, dans le domaine du
patrimoine, entre puissance publique et mobilisation bénévole de la société civile.
24
L’étendue des spoliations était déjà été évoquées avant la « Révolution » (notamment Boyer 2000 ; Gutron, 2010).
Rynea, "Comment la pièce archéologique pesant plus de 300 kilos a pu traverser la frontière ? La Gorgone volée à Annaba chez la fille
ainée de Ben Ali", « La voix de l’Oranie », 25 janvier 2011.
25
82
REFERENCES
Ressources électroniques
Site officiel de Casamémoire : http://www.casamemoire.org/index.php?id=4 [consulté le 22 avril
2012].
Articles de presse
Bouithy A., « Premières transculturelles des abattoirs de Casablanca, 11 et 12 avril : Une fabrique
culturelle », Libération, 2 avril 2009.
Daki A., « Une tragédie dans un abattoir, Aujourd'hui », Le Maroc, 10 décembre 2003.
Maréchaud
C.,
"Friches
marocaines.
De
l’art
aux
Abattoirs
!",
RFI,
http://www.rfi.fr/culturefr/articles/112/article_80506.asp [consulté le 12 avril 2012].
Mrabet A., "Abattoirs. On fait le bilan…", TelQuel Online, n°472, du 7 au 13 mai 2011,
http://www.telquel‐online.com/archives/472/mage_culture3_472.shtml [consulté le 10 mars
2012].
RNYEA, « Comment la pièce archéologique pesant plus de 300 kilos a pu traverser la frontière ? La
Gorgone volée à Annaba chez la fille aînée de Ben Ali », La voix de l’Oranie, 25 janvier 2011.
Rapports
Collectif, 2009, « Abattoirs de Casablanca, Fabrique culturelle, Bilan d'activités, avril, mai et juin
2009 », http://www.casamemoire.org/rapports/Abattoirs_RapportdActivites_01.pdf [consulté le
29 janvier 2012].
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AUTEUR/AUTHOR
JELIDI Charlotte
Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis.
Post‐doctorante
charlottejelidi@hotmail.fr
84
85
LA TRAME CULTURELLE DE LA VIBRATION QUOTIDIENNE
Fabrice RAFFIN
RESUME/ABSTRACT
Ce texte montre comment les projets nommés aujourd’hui « friches culturelles » par métonymie ne
seraient qu’un renouvellement contemporain de formes culturelles indigènes à dimension artistique
qui ponctuent l’histoire à toutes les époques ; Des formes culturelles non séparées de « l’expérience
ordinaire », de la vie quotidienne ; Des formes et des projets culturels simultanément à l’écart de
l’histoire des beaux‐arts et des centralités urbaines, mais qui les alimentent ; Des cultures minorées
évoluant en catimini, mais des cultures qui, leurs protagonistes additionnés, concernent et
impliquent « le plus grand nombre ».
Cependant, à de très rares exceptions, les projets analysés dans ce texte n’existent plus en France en
tant que tels.
MOTS CLES/KEYWORDS
Culture indigène, Résistance, expérimentation artistique et culturelle, friches
« Les œuvres d’art ayant perdu leur statut indigène, elles en ont acquis un
nouveau : elles sont désormais exclusivement des spécimens des beaux‐arts.
(…). Les objets qui par le passé étaient valides et signifiants à cause de leur
place dans la vie de la communauté fonctionnent à présent sans le moindre
lien avec les conditions entourant leur apparition. » (John Dewey, L’art
comme expérience, Ed. Gallimard, Paris, 2010)
Le faubourg est l’endroit où se retrouvent « tout ceux qui ne peuvent se payer la ville ». La
convergence en ces territoires urbains de pratiques culturelles non légitimées dans les mondes
des arts1 institués n’a rien d’une nouveauté. Remonter aux bohèmes du XIXe siècle suffit pour trouver
des lieux entièrement semblables aux « friches culturelles » actuelles (Murger H., 1847). Des lieux et
surtout des projets2 culturels qui se présentent comme les premières résistances à l’académisme,
alternatives aux institutions culturelles, mais qui sont aussi des expérimentations sociales et
politiques. Des espaces en parallèle pour des cultures « illégitimes » qui, depuis le XIXe siècle au
moins, se situent à l’écart des institutions artistiques tout en les nourrissant. Le XIXe siècle et les
bohèmes qui révèleraient de plus, un mouvement transitoire du régime représentatif des arts vers un
régime esthétique entendu comme « la fin de l’art et l’identification de ses pratiques avec celles qui
édifient, rythment ou décorent les espaces et les temps de la vie commune »3.
Le régime de mimesis correspondrait en partie à la trame de la culture quotidienne appréhendée
dans ce texte. Mais une analyse de l’art ne suffit pas. Il s’agit d’aller plus loin en interrogeant dans ces
projets le lien entre culture et art, leurs statuts respectifs dans « la vie commune ». L’action collective
culturelle est ici définie de manière plus large que l’art comme toute action collective qui mobilise de
manière centrale, mais non exclusive, le registre esthétique. Cette mobilisation centrale du registre
esthétique est toujours articulée en proportion variable à d’autres registres : sociaux, économiques,
politiques, éducatifs, festifs, etc. Ces articulations de registres, chaque fois originale en fonction de
leurs protagonistes, définissent autant de types d’actions culturelles collectives. L’esthétique prend
1 Becker H.S., Les mondes de l’art, Paris : Flammarion, 1988.
2 Sur la notion de projet utilisée ici voir (p.157) Boltanski L., Thévenot L., De la justification, Les économies de la grandeur, Paris : Editions
Gallimard, 1991.
3
Rancière J., Le Partage du sensible, esthétique et politique, La fabrique Editions, 2000.
86
alors un sens commun, du beau, du sensible sans lien nécessaire avec l’art, mais comme élément
structurant de l’action culturelle collective4.
A l’analyse, les projets nommés aujourd’hui « friches culturelles » par métonymie, ne sont qu’un
renouvellement contemporain de formes culturelles indigènes à dimension artistique qui ponctuent
l’histoire à toutes les époques ; Des formes culturelles non séparées de « l’expérience ordinaire », de
la vie quotidienne telles que décrites par J. Dewey5 ; Des formes et des projets culturels
simultanément à l’écart de l’histoire des beaux‐arts et des centralités urbaines6, mais qui les
alimentent ; Des cultures minorées évoluant souvent en catimini, mais des cultures qui, leurs
protagonistes additionnés, concernent et impliquent le plus grand nombre7.
Le pluriel est de mise tant ces formes culturelles ne sont pas homogènes, évoluant à chaque
génération, liées à des styles et des disciplines chaque fois originaux : chanson, jazz, rock, reggae,
techno, hiphop pour la musique par exemple8. Le point commun de cette diversité culturelle serait
leur lien direct entre culture et quotidien, leur place dans la vie de ceux qui les portent, leur
enracinement local (« Grassrooted »)9 .
Ces projets en disent tout aussi long sur les espaces et les processus urbains que sur les usages d’une
« culture ordinaire », irréductible à l’art tout en étant paradoxalement une source de
renouvellement des formes artistiques des mondes de l’art institués. De génération en génération,
ces projets culturels indigènes se renouvellent et mettent en avant une conception de la culture non
ségrégée de la vie.
Ce qui attire l’attention dans ces projets est bien moins les objets esthétiques qu’ils produisent que la
vie sociale intégrée qu’ils génèrent lors de leur mise en œuvre. Culture intégrale, intégrée et
intégrante, dans ces projets se joue la construction d’un rapport au monde pour ceux qui y
participent. Par intégration à la vie, il faut comprendre une continuité des productions culturelles
avec les diverses sphères professionnelles et de loisirs, publiques et privées, participatives et
contemplatives, une culture où les sens esthétiques et les expériences « ordinaires » sont continus10.
Par intégration à la vie, il faut aussi comprendre des modes d’organisation sociale et économique, un
rapport à la ville et au territoire, des postures politiques. Il faut enfin comprendre une continuité
d’usages et de temporalités inscrites dans le quotidien. A la différence de nombreux exemples
français aujourd’hui classés comme « friche culturelle », jamais dans ces initiatives l’art n’est une fin
4
La notion d’esthétique dans ce dernier sens a été élaborée en collaboration avec S. Kellenberger : « Afin d’éviter une confusion de sens
entre art, esthétique et pratiques artistiques, nous retenons que dans une tradition philosophique, l’esthétique comme science concerne :
les règles de l’Art, les lois du Beau et le code du Goût ou dans un sens plus actuel “toute réflexion philosophique sur l’art” (Huisman, 1971).
Loin de considérer l’esthétique comme une valeur universelle et transcendante, nous l’abordons comme une notion émergente au sein de
divers registres de pratiques et de représentations, à la fois socialement constituées, en redéfinition constante et fonctionnant comme un
principe de rapprochement et de distanciation », dans Relations esthétiques, frontières culturelles et enjeux politiques, avril 2000.
5 Dewey J., L’art comme expérience, Ed. Gallimard, Paris, 2010
6 Le faubourg d’antan est devenu centre d’aujourd’hui. Le faubourg ne se définit pas uniquement par une situation géographique par
rapport au centre, mais aussi par une dimension économique et notamment, les prix du foncier. Les descriptions faites par Murger H. des
bohèmes parisiennes s’appliquent mot pour mot aux « friches culturelles » d’aujourd’hui. Par ailleurs, certains projets se situent en centre
ville de manière illégale. Mais les projets en squats définis par cette illégalité sont dans une situation précaire et se terminent
systématiquement par l’expulsion à court ou moyen terme.
7
Le terme de « minorée » est employé ici et non celui de « minoritaire ». Il s’agit d’insister sur le type de regard dont ces pratiques font
habituellement l’objet, et le fait que ces pratiques sont au contraire en nombre de pratiquants, de mobilisation, de réalité économique
aussi, dominantes. Des analyses de la pratique des musiques métal montrent par exemple que ce genre est l’un des plus répandu et
pratiqué au monde. Il est pourtant invisible dans les médias ainsi que les politiques publiques et ses acteurs se retrouvent très souvent dans
les friches culturelles et les squats. Voir la revue Sociétés, « Musiques rock et métal : regards et perspectives des sciences sociales », n°118,
2012. Voir aussi Dunn S. et Mcfadyen S., Global Metal, documentaire, 2008.
8
Reprendre des analyses comme les cultural studies pourrait éclairer ces « grassrooted » cultures et leurs déclinaisons multiples : par
exemple pour le rock des formes culturelles hippies, rocksteady, mod, punk, skin, grunge, métal, que l’on retrouve toujours dans les projets
cités.
9 Le terme de « diversité culturelle » ne se réduit pas et ne recouvre pas la diversité ethnique caractéristique aujourd’hui de la société
française. Elle renvoie à des formes d’expressions qui prennent racines (grassrooted culture) et se développent dans différents milieux
sociaux, par différents médias : musique, danse, arts plastiques, etc. Voir Collins R., The credential society, New York : Academics Press,
1979.
10
Nous serions à l’opposé du régime esthétique de l’art tel que définit par Jacques Rancière, voir, Le Partage du sensible, esthétique et
politique, La fabrique Editions, 2000.
87
principale du projet, la production esthétique, centrale, est au contraire prétexte et instrument
social, économique, politique. Le lieu ne fait pas le projet, l’instrumentalisation culturelle est chaque
fois originale renvoyant au parcours de chacun des acteurs et à l’action collective (A. Touraine, 1978,
1984) qu’ils construisent, au contexte local aussi.
A l’analyse de plusieurs dizaines de ces projets, leur trajectoire en trois temps va d’un projet culturel
contestataire, à son intégration participative et citoyenne dans la vie des villes dans lesquelles ils
prennent place, jusqu’à la diffusion des modes d’actions et de ses productions esthétiques :
Opposition, participation, dissémination.
CULTURES INDIGENES ET RECHERCHE D’ALTERNATIVES
Les formes culturelles analysées ici ont été initiées par des collectifs organisés en association à partir
des années 1970, dans plusieurs villes d’Europe. Pour la vingtaine de lieux de référence de ce texte11,
le contexte politique et l’état de l’offre culturelle, vont conduire de « jeunes passionnés » de
musiques (15 à 25 ans) à ouvrir leur propre salle de concert. Aux passionnés de musique
s’associeront dès le début des amateurs d’autres disciplines (théâtre, arts plastiques, photographies,
etc.). Les collectifs seront hétérogènes dès le début. En plus de 30 ans, ces lieux qui fonctionnent
toujours, sont devenus des équipements majeurs de leur ville : la Ufa Fabrik à Berlin, le Melkweg à
Amsterdam, les Halles de Schaerbeek à Bruxelles, l’Usine à Genève, etc.
A partir d’un lien entre culture et quotidien propre à ces actions collectives se construisent des
espaces de vie, lieux de débats et de publicité (HABERMAS J., 1972), de sociabilité et de créativité
non nécessairement liés aux mondes de l’art ; lieux d’expérimentation sociale, économique,
politique, écologique, autres. En toile de fond, leurs protagonistes partagent une interrogation ou
une opposition aux institutions. Ils mettent en avant l’idée de tâtonnement non de l’établi,
l’expérimentation face au normatif, jusqu’à explorer les interdits sociaux. Ils interrogent l’institué et
produisent des formes alternatives aux institutions. Ces dernières représentent pour eux à la fois
l’imposition d’usages normatifs dans différents domaines sociaux et simultanément l’imposition de
valeurs sociales auxquelles ils n’adhèrent pas a priori.
Ces collectifs ne sont pas mus par des goûts artistiques communs ou la défense d’un style à la
manière des écoles du XXe siècle comme le surréalisme par exemple. S’ils sont souvent porteurs de
multidisciplinarité c’est bien plutôt parce que s’y retrouvent tous ceux qui ne trouvent pas
localement dans les institutions publiques ou privées de quoi satisfaire leurs aspirations culturelles,
en termes de disciplines, de styles, et surtout de rapport à la culture. Au mieux se rassemblent‐ils
dans les lieux par discipline, par style, mais ils peuvent aussi s’opposer les uns aux autres à partir de
ces mêmes goûts, parfois en de violents conflits. D’entrée, la question de la gestion de l’altérité est
posée lors de la constitution des collectifs. Leur histoire interne, leur action collective, alternent
entre conflits et gestion continue du compromis d’organisation, l’invention de solutions,
l’apprentissage démocratique en acte : répartition des espaces, administration et gestion associative,
choix des modalités économiques, communication et relations publiques, enjeux d’image.
Ce n’est donc pas un goût artistique commun qui lie les acteurs de ces collectifs à leurs débuts. Par
contre, le recueil d’histoires de vie de plusieurs dizaines d’acteurs d’une vingtaine de projet à travers
l’Europe, entre 1993 et 2005, montre que la quasi‐totalité d’entre eux partageait une posture
11
Une vingtaine de projets européens sont les terrains de référence de ce texte. Leur analyse a donné lieu à deux publications dans
lesquelles se trouve leur liste. Beaucoup d’entre eux faisaient parties du réseau Trans Europe Halles http://www.teh.net/ . Voir RAFFIN F.,
Les Fabriques : lieux imprévus, Editions de l’Imprimeur, 2000 et Friches industrielles – Un monde culturel européen en mutation, Editions
l’Harmattan, 2007. Les projets contemporain appelés « friches culturelles » sont structurés en associations regroupant autour d’un « noyau
dur » de quelques personnes jusqu’à plusieurs milliers d’individus. Ce sont de jeunes habitants les villes concernées ayant entre 16 et
25ans au début de leur « aventure ». Parmi les expériences dont il est question ici, certaines créées dans les années 1980 existent toujours
ayant connu les évolutions et l’institutionnalisation abordées plus loin dans le texte.
88
« contestataire », notamment une critique des institutions12 au moment de leur rapprochement puis
de leur engagement dans les associations qui structurent les projets. Ce qu’il y avait de commun aux
itinéraires recueillis était une perspective (formalisée ou non), un rapport à leur environnement
proche ou lointain, fondés à la fois sur l’insatisfaction, la « critique sociale » acerbe et des situations
de « mal‐être ».
Le rapport que les protagonistes des associations entretiennent avec des disciplines artistiques, la
musique par exemple, se construit sur deux axes interdépendants et entremêlés, entre esthétique et
liens cognitifs avec leur situation personnelle et un propos public, citoyen, en l’occurrence une
perspective sur le monde très critique. La posture critique sur le monde, sa formalisation et bien
souvent sa résolution, sont mobilisées au moment du rapprochement et de l’engagement dans les
collectifs. Ces points sont simultanément mobilisés dans le rapport à l’art, la construction de l’intérêt
et des goûts esthétiques13.
Ces cultures indigènes, souvent nommées « cultures alternatives » interrogent ainsi les institutions,
mais aussi la segmentation croissante des domaines et activités sociales (Weber, 1959, 1964). Elles
se présentent comme des modes de résistance aux segmentations des domaines et des acteurs de la
vie sociale, elles tentent de « recoller les morceaux ». Ces projets portent la transversalité, le
multidimensionnel, le multidisciplinaire. Ils sont donc souvent inclassables puisque initiés dans
chaque contexte en fonction des parcours de leurs protagonistes et des relations qu’ils construisent
entre eux. Ces projets s’évertuent à recréer des liens par opposition à la spécialisation croissante des
institutions en services segmentés. Lors des moments de demandes de subvention, il est toujours
révélateur de voir les institutions sollicitées renvoyer les demandeurs vers d’autres services, « pas
assez artistique ou trop social ou trop éducatif, etc.». La transversalité culturelle a bien du mal à
entrer dans les cases prédéfinies par l’administration. C’est une culture vibratoire parce qu’elle fait
écho et continuité entre différentes sphères du quotidien.
ESPACE EN FRICHE CULTURE VIVANTE14
Formalisant la trame de cette culture inscrite dans le quotidien, Jo Demkine fondateur des Halles de
Schaerbeek à Bruxelles avançait dans les années 1970 l’idée que dans ces projets la culture n’était
pas un but en soi et l’art encore moins. Pour lui « le spectacle est un feu ouvert, pas une finalité,
disait‐il, le lieu existe plus fort que le spectacle et les gens plus forts que le lieu ». Pour lui, on
viendrait dans ces lieux « sur une impulsion. On pourrait s’asseoir où l’on veut, changer de place,
s’étendre même si on est fatigué, emporter son verre de bière ou de limonade, fumer sa cigarette.
Une sorte de place publique où rien n’interdirait qu’un guitariste se mette à jouer dans un coin ou
qu’un petit orchestre improvise un bal populaire. Le marché (la Halle de Schaerbeek) doit avoir sa
pharmacie perpétuellement de garde, la librairie où l’on peut acheter une gazette à 10 heures du soir
ou un tableau ou une orange à minuit, l’Espagnol qui fait des gambas, le boucher musulman qui cuit
le méchoui ». La culture comme trame non comme finalité, la culture mêlée à des activités
quotidiennes, mais la culture axe central de structuration d’un lieu, d’une administration qui la met
12
Dans les discours recueillis, la famille apparaît au premier rang des institutions critiquées. Cœur d’un « mal‐être », elle est le foyer
d’attitudes révoltées. Les critiques s’étendent au système éducatif puis, d’autres institutions sont attaquées : le monde du travail et de
l’économie, celui des médias, de la politique, des religions. L’objet de la critique, ce sont toutes les institutions. À partir de cette position
globale va naître une perspective sur le monde, fondée sur des sentiments brouillés, d’injustice, de souffrance, et dans certains cas de
« révolte ». De l’insoumis au chercheur en passant par l’entrepreneur culturel et l’artiste maudit, plusieurs figures de la contestation se
côtoient. Voir F. Raffin, op. cit.
13
Pour la musique par exemple, « Un groupe est bon notamment, parce que je peux faire le lien entre son message et ce que moi je connais
dans mon quotidien, mes manières de me positionner et de m’orienter dans la vie, mes opinions sur tel problème social, politique,
économique ou autre ». Les registres de médiation du rapport aux formes esthétiques ne mettent pas « l’œuvre » à distance, mais tentent
au contraire de la rapprocher dans une perspective d’identification, de quasi‐fusion. Autrement dit, les médiations aux formes esthétiques
interviennent ici différemment de celles observées dans le cas de la contemplation artistique. L’œuvre participe à la vie du public et
réciproquement.
14
Ce paragraphe reprend des éléments d’un article paru en 2002, « Espace en friche – Culture Vivante », le Monde Diplomatique, Octobre
2002.
89
en œuvre, et surtout la culture comme fondement de sociabilité et de socialisation pour ses
protagonistes15.
Le quotidien de cette trame culturelle est tracé par le projet initial « contestataire » des
protagonistes. Néanmoins, la critique doit faire ses preuves. L’alternative de principe doit être mise
en œuvre et être performative (Augé M., 1994). De fait, lorsque les projets fonctionnent, le concert,
la pièce de théâtre, le film qui le week‐end, viennent ponctuer la semaine en un moment de
sociabilité, pratique conviviale à potentiel festif. La fête16 ponctue et structure tous les projets dont il
est question ici. La fête comme moment social normalisé, événement de la trame quotidienne : les
lieux proposent tous des boites de nuit, des espaces de danse, mais dans des conditions
économiques « abordables ». La trame quotidienne est aussi implication dans la culture sur un mode
banalisé : dans l’organisation d’une exposition, avec des amis ou sur le mode de la rencontre, une
organisation qui occupe parfois pendant six mois, une année. La participation à des ateliers de
pratiques (peinture, photo, cuisine, autres) ou de débats. La mise en œuvre d’une activité artisanale
dans laquelle des membres du groupe s’investissent « corps et âmes », un atelier de couture pour un
théâtre, un magasin de disque, une boulangerie, un coiffeur. La participation à l’administration du
projet, à la vie associative. Il y a le restaurant où l’on vient manger régulièrement, tous les midis
parfois, parce qu’on travaille à côté, que l’on connaît les personnes du quartier qui y travaillent. La
culture est là, à chaque moment l’esthétique se confond avec l’art de vivre, des manières de faire et
d’appréhender le monde. L’art est relié au domaine socioculturel, à la sociabilité de quartier. Ce sont
là autant de prises sociales qui inscrivent le projet culturel et son lieu dans la trame de la vie
quotidienne. Le sens de l’engagement culturel se construit alors par rapport aux trajectoires
individuelles : à partir d’une culture ordinaire, paradoxalement pour beaucoup, il s’agit de faire
œuvre de sa vie ou de faire œuvre de résistance, parfois de faire œuvre d’art17.
L’ancrage local des projets ne se fait pas de manière artificielle venant d’un extérieur ou d’un groupe
d’artistes présents ponctuellement18. Il est porté sur un temps long, par des habitants, citadins des
villes, parfois acteurs associatifs, parfois artistes, parfois étudiants ou salariés. Le statut d’habitant
construit en amont l’engagement et le partage culturel.
DE L’OPPOSITION A L’INSTITUTIONNALISATION : PROCESSUS DE DISSEMINATION DE L’INVENTIVITE
ALTERNATIVE
L’inscription urbaine dans les faubourgs des villes de la totalité de ces initiatives n’est pas un choix.
Au mieux est‐elle un choix par défaut. Pour les formes culturelles indigènes, alternatives, non
académiques ou ne relevant pas du marché de l’art, l’accès à la ville et le simple accès à un lieu
apparaissent comme une opportunité par défaut pour mettre en œuvre un projet. Lorsque les
projets prennent place dans un lieu, l’enjeu de leur reconnaissance est amplifié du fait de
l'acquisition accrue d'une visibilité publique. Le lieu permet de poser les jalons d’un processus
d'ancrage territorial, entre affirmation de la cohérence d'un groupe d'individus, reconnaissance et
15
La notion de public s’estompe dans ces projets au profit de celle protagoniste. Ceux qui les portent sont les premiers publics de la
diffusion artistique qu’ils organisent. Ils participent alternativement, successivement ou sporadiquement à l’organisation de la diffusion et
de l’administration culturelle, ils peuvent le cas échéant en fonction de leur besoin devenir eux‐mêmes créateur. La notion de culture
participative prend ici tout son sens, initiés par une partie des populations locales, de ses besoins et portée par elle.
16
La fête à laquelle il est fait référence ici est un moment collectif d’animation et de convivialité durant lequel les conventions sociales
s’estompent, se brouillent, évoluent. Loin de la convivialité aseptisée proposée par les institutions, il s’agit d’une définition de la fête
comme expérience qui permet de « violer, de transgresser, le cadre général de notre vie. (…). Dialectique qui s’instaure entre une remise en
question continue et la trame de vie collective (…), (qui) puise dans la découverte de l’anéantissante vocation de la nature une force qui
l’oblige à embrasser de nouvelles régions d’une expérience limitée par la culture » ‐ dans, Jean Duvignaud, Fêtes et Civilisation, Ed. Scarabée
& Compagnie, 1984.
17
Pour H. Arendt « l’œuvre » qualifie des pratiques plus larges que le travail en termes d’activités, de valeurs, d’utilités et de finalités. Alors
que le travail « correspond au processus biologique humain », l’œuvre contient des significations liées aux valeurs qui dépassent
l’utilitarisme, touche à la réalisation de l’individu, à son enrichissement personnel. H. Arendt.‐ La condition de l’homme moderne.‐ Paris :
Calman‐Lévy, 1983.
18
L’art en partage, relève de cette logique artistique interventionniste, « travailler avec les populations, créer avec les habitants », par
ailleurs tout à fait pertinente, mais d’un sens social différent. Voir, HENRY Ph., Démarches artistiques partagés : des processus culturels plus
démocratiques ? – Doc. Electronique, 2011.
90
pérennité de l’action (Grafmeyer Y., 1992). Le lieu implique notamment de gérer une interaction
physique et symbolique avec les acteurs locaux, ceux de la proximité spatiale, notamment les
riverains et ceux de la ville dans son ensemble. Le processus n’est pas joué d’avance, et la
négociation d’une inscription urbaine peut tourner court, se terminer par « l’expulsion » des projets.
L’origine indigène des projets ne signifie pas qu’ils représentent la population dans son ensemble. Si
des collectifs représentent parfois une grande part de la diversité culturelle des villes où ils
apparaissent, ils ne représentent jamais qu’une partie de la population.
La trajectoire qui mène les collectifs d’un statut de l’écart à pérennité et à la reconnaissance
institutionnelle est contrainte et rusée (De Certeau M., 1990). Conflit et négociation continus avec les
riverains, les acteurs économiques locaux, les « autorités publiques » locales. Les tactiques qu’ils
empruntent jouent de la visibilité et de l’opportunité spatiale pour les conduire de l’opposition et de
l’interrogation de l’institué, à des formes d’institutionnalisation de leur projet. L’étape du conflit
terminée, leurs parcours relèvent alors d’un processus d’institutionnalisation, de l’opposition radicale
à l’entrée de leurs protagonistes dans les institutions (artistiques, politiques, autres).
Le processus d’institutionnalisation des projets correspond d’abord à une trajectoire spatiale.
L’intention initiale de tous les collectifs était d’être au centre ville. Et c’est dans le centre ville que
débute leur aventure collective. Mais il est impossible pour eux d’acquérir un lieu et une visibilité
dans le centre caractérisé par la concurrence entre acteurs, un ordre de légitimité des activités et des
équilibres territoriaux hérités de longue date (Rémy J., 2000). Ils vont ainsi se déplacer, pour certains
d’un petit appartement siège de leur association, pour d’autres de l’illégalité cachée d’un squat vers
la mise en visibilité urbaine vers la périphérie. Prendre place, l’institutionnalisation du projet est aussi
l’institutionnalisation du lieu du projet, l’acquisition d’un droit à être dans la ville pour des pratiques
de « jeunes gens jugées frivoles » sans légitimités sociales ou artistiques a priori. Ceux qui ne peuvent
se payer le centre se retrouvent dans les faubourgs où les industries fermées ont laissé des espaces
libres19.
L’autre part de l’institutionnalisation relève de la rationalisation des fonctionnements économiques
et administratifs internes. Ce processus correspond au niveau individuel à l’acquisition de
compétence, à une socialisation et une professionnalisation des parcours. Néanmoins, dans ce
processus de rationalisation de l’organisation l’enjeu pour les collectifs reste de ménager la
possibilité de l’expérimentation sociale, du débat et de l’incertitude. De cette possibilité dépend
notamment le lien aux plus jeunes générations. Les modes de fonctionnement institutionnels qu’ils
construisent gardent ainsi le plus souvent une part d’originalité.
A partir de cette rationalisation interne plus ou moins longue et finalisée, la troisième phase de
l’institutionnalisation relève d’un rapprochement et d’une collaboration avec les institutions. Les
trajectoires individuelles révèlent ce processus. Sur une période de 5 à 15 ans, de nombreux
protagonistes quittent les lieux. Ils passent progressivement d’une posture contestataire au statut
d’acteurs des institutions. Ainsi de cette ancienne membre de la Rote Fabrik à Zürich devenue chef
d’entreprise organisatrice d’évènements X‐Games financés par Nestlé, Migros en Suisse (institution
économique). Ainsi d’une membre du Confort Moderne à Poitiers devenue directrice d’un lieu
culturel de la Ville de Nancy (institution culturelle). D’un membre de l’Usine à Genève devenu
conseillé municipal de la Ville de Genève (institution politique). De ce dernier enfin, également de
l’Usine à Genève, qui expose désormais à la Foire internationale d’art contemporain de Bâle
(institution artistique). Ce dernier parcours illustre la manière dont les cultures indigènes peuvent
nourrir les mondes de l’art.
Des parcours qui ne manquent donc pas de surprendre au regard d’une posture initiale
contestataire, mais qui montrent la force des processus d’apprentissage et de socialisation internes
aux projets culturels décrits.
19
ième
S’il est une différence entre les friches culturelles et les cultures indigènes successives du 20
siècle, elle réside peut‐être dans cette
visibilité localisée à un lieu alors qu’elles furent spatialement diffuses à l’échelle d’un quartier Montmartre, St Germain pour Paris, quartier
de Mitte pour Berlin par exemple dans les années 1920.
91
LE CAS FRANÇAIS : OBSESSION ARTISTIQUE ET AMPUTATION CULTURELLE
Les projets analysés dans ce texte n’existent plus en France tels quels. Parfois en retrouve‐t‐on les
traits principaux dans les projets en « squats », rarement dans les projets conventionnés. Pour en
trouver de comparables, il faut se rendre dans d’autres pays européens, moins soumis à l’impératif
artistique, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, en Belgique. Les évolutions récentes et plus anciennes du
contexte culturel français depuis la segmentation entre secteurs artistiques et socioculturels, les
modalités d’attribution de subventions20, le vieillissement des équipes, poussent les expériences
hexagonales vers un recentrage sur leur propos artistique. Cette affirmation dans les friches
culturelles françaises s’amplifie depuis les années 2000. Les projets qu’elles abritent apparaissent
moins politiques, moins sociaux, moins festifs, ne proposant que rarement simultanément création,
diffusion, production, commerce, fête, éducation, domaine politique et social, sur un même lieu.
Moins transversales et moins indexés sur le quotidien que les exemples européens de ce texte, elles
se positionnent sur une affirmation croissante de « l’art » dans leur projet, très souvent dans une
perspective d’intégration aux mondes de l’art21. Des « friches culturelles » décrites dans ce texte,
nous sommes passés en France aux « friches artistiques ».
REFERENCES
Arendt H.‐ La condition de l’homme moderne.‐ Paris : Calman‐Lévy, 1983.
Augé M., Non‐lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992
Becker H.S., Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1992.
Boltanski L. et Thévenot L., De la justification, Les économies de la grandeur.‐ Paris :Editions Gallimard,
1991.
Collins R., The credential society, New York : Academics Press, 1979.
De Certeau M., L’invention du quotidien ‐ 1. Arts de faire.‐ Paris : Ed. Gallimard, 1990.
Deleuze G., Guattari F., Mille Plateaux, Paris : Les Editions de Minuit, 1980.
Dewey J., L’art comme expérience, Ed. Gallimard, Paris, 2010J. Duvignaud, Fêtes et Civilisation, Ed.
Scarabée & Compagnie, 1984.
Grafmeyer Y., Sociologie Urbaine, Paris : Nathan Université, Sociologie 128, 1994.
Habermas J., L'espace public, Payot, 1972
Raffin F., Friches industrielles – Un monde culturel européen en mutation, L’Harmattan, 2007.
Rancière J., Le Partage du sensible, esthétique et politique, La fabrique Editions, 2000.
Rémy J., La ville phénomène économique, Editions Economica, 2000.
AUTEUR/AUTHOR
RAFFIN Fabrice
Université de Picardie Jules Verne – Laboratoire SEA EUROPE – Laboratoire Habiter Monde (4287)
Maître de Conférences en sociologie, Directeur de recherches
fbraffin@gmail.com
20
Dont l’étalon est en dernière analyse la « qualité artistique » indexée sur les mondes de l’art, mais articulée à une instrumentalisation à
trois niveaux : cohésion sociale, communication, développement territorial.
21
Cette trajectoire d’intégration prenant les aspects de celle des francs‐tireurs décrits par H.Becker.
92
93
FRICHES CULTURELLES, NOUVEAUX TERRITOIRES DE L’ART…
UN PROBLEME PUBLIC ENCORE EN DEVENIR.
RETOURS SUR LES ENJEUX D’UNE REVENDICATION :
LE DROIT A LA MAITRISE D’USAGE
Jean‐Marc NGUYEN
RESUME/ABSTRACT
Les expériences développées au sein des friches culturelles, souvent de manière précaire, parfois de
manière illégale, posent le problème de la capacité d’initiatives issues de la société civile à contribuer
à la production du bien public. La revendication du droit à la maitrise d’usage a pris son sens dans ce
contexte afin de reconnaitre à l’usager le droit d’être associé à un mode de production du projet
architectural et urbain dans lequel il n’a pas sa place. Pour autant, cette notion apparaît encore floue.
D’une part, elle ne permet guère aux acteurs de constituer de nouveaux appuis face aux situations
problématiques qu’ils rencontrent, et d’autre part, elle tend à se réduire à une ingénierie technique
la vidant de son contenu politique. Il s’agit donc d’approfondir le sens donné à cette notion au regard
de l’agir et des perspectives ouvertes par la conception du public proposée par J. Dewey.
MOTS CLES/KEYWORDS
Problème, public, expérience, commun, reconnaissance
INTRODUCTION
Les expériences développées au sein des friches culturelles, souvent de manière précaire, parfois
dans l’illégalité, posent le problème de la capacité d’initiatives issues de la société civile à contribuer
à la production du bien public. La revendication du droit à la maitrise d’usage a pris son sens dans ce
contexte afin de reconnaitre à l’usager le droit d’être associé à un mode de production du projet
architectural et urbain dans lequel il n’a pas sa place.
DES NTA A LA MAITRISE D’USAGE
Les « Nouveaux territoires de l’art »
Le rapport Lextrait1 a permis d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur ces projets. La mission NTA
(Nouveaux territoires de l’art), créée à sa suite, a cherché à accompagner ces expérimentations en
restant attachée à ce mouvement artistique et citoyen, d’occupation de friches, de lieux
intermédiaires, d’espaces pour des projets partagés, évitant de les formater par un label. Rattachée à
la Politique de la Ville, elle en a d’une part repris l’« interministérialité de projets », visant à ne pas
séparer leurs dimensions urbaines, sociales, économiques et culturelles et d’autre part, hérité des
principes d’accompagnement, prenant le risque de soutenir des démarches artistiques et culturelles
qui, sans toujours correspondre aux critères d’excellence artistique du Ministère de la Culture et de
la Communication. Avec les NTA, les élus et techniciens ont assisté à de nouvelles postures d’artistes
dans la cité qui, en recherche d’espaces de travail et de partage, n’ont pas attendu les institutions
pour expérimenter des relations différentes avec les populations. Si ces démarches sont
opérationnelles, elles restent fragilisées par un contexte où l’expérimentation n’est pas
accompagnée à la hauteur des questions sociales, urbaines, patrimoniales, artistiques, économiques
1
Lextrait Fabrice, 2001, « Friches, laboratoires, fabriques, squats… et autres projets pluridisciplinaires. Une nouvelle époque de l’action
culturelle », Paris, La documentation française,
94
soulevées. Confrontés à des fonctionnements de services techniques ou de l’urbanisme qui ne
correspondent ni à leurs urgences, ni à leurs exigences, les porteurs de ces aventures se retrouvent
souvent seuls et sans droits. La volonté politique est alors la seule à pouvoir intervenir. Mais
l’inadéquation des outils et des procédures existant laissent les élus également seuls et en première
ligne pour répondre dans l’urgence aux situations rencontrées. C’est à la lumière de cette double
absence, de droit pour les uns et de procédure de prise en compte pour les autres, qu’est apparue la
notion de maitrise d’usage (MDU), par analogie à la maitrise d’ouvrage (MDO) et à la maitrise
d’œuvre (MDOE), pour défendre ce droit à inventer des usagers à prendre part, aux cotés de la
maîtrise d’ouvrage, à la définition du cahier des charges de la maîtrise d’œuvre, droit qui n’est pas
évoquer « la participation des habitants » promue par la Politique de la Ville2.
Une étude de cas
Une recherche‐action3, suivie d’une étude confiée à l’urbaniste Philippe Méjean a été réalisée afin
d’identifier quelques configurations au regard du système de la commande publique et les manières
dont une maitrise d’usage a pu ou non se constituer dans les cinq cas observés. Plusieurs
enseignements et interrogations peuvent être tirés à partir de cas étudiés (cf tableau ci‐dessous)
quant à la manière dont « l’ « usager » parvient à s’instituer en tant que tel et à construire sa
maîtrise : en s’organisant à son propre niveau, en se faisant reconnaître, et en assumant la
production d’un projet » 4.
L’existence d’une MDO déclarée s’avère une condition préalable indispensable à la réhabilitation des
lieux occupés. Elle n’est cependant pas systématique. On retrouve ici la séparation entre la société
civile et les pouvoirs publics, incarnés par l’Etat et les collectivités seuls détenteurs de l’intérêt
général5. La force instituante de ces démarches, soumise aux cadres de l’action publique, est alors
tenue de faire la preuve de sa légitimité. En quoi les projets concernent‐ils la collectivité ?
Aussi problématique, il s’agit pour les occupants de se faire connaître, de se définir comme usagers
et d’en définir les usages. La capacité à être pris en compte par les interlocuteurs institutionnels
nécessite de s’instituer publiquement et implique deux opérations : la constitution d’un acteur
collectif porte‐parole et la formulation d’un discours. Si le premier relève d’un « apparaître en
public », le second renvoie à la capacité à être audible, écouté et entendu. Si cela a été réalisé pour la
Grainerie, l’Usine et Mix’Art Myrys, cette phase est apparue plus compliquée dans le cas de Mais…
l’Usine et du Comptoir Toussaint‐Victorine. Il s’agit ici de répondre aux questions : Quels sont les
usages et usagers ? Comment se présentent‐ils et sont‐ils représentés ? Comment sont‐ils perçus par
leurs interlocuteurs et partenaires ?
La définition des besoins et la mise en forme des propositions apparaissent une étape cruciale pour
les trois projets toulousains. Ces travaux, réalisés par des architectes ou programmistes, ont permis,
dans des phases d’incertitude de faire avancer le processus d’élaboration concertée d’un projet (au
niveau architectural et urbain) et la constitution d’un système d’acteurs MDO‐MDOE‐MDU. Si ces
expériences révèlent l’importance de médiations, certaines montrent aussi l’ambivalence des
médiateurs6 qui, maitrisant la technique deviennent aussi les porte‐parole des usagers, de nouveau
exclus du débat. Ce qui amène cette double interrogation : Comment dans la phase technique
d’élaboration et de réalisation du projet prendre en compte toutes les parties, en particulier les
usagers ? Comment les usagers peuvent‐ils être représentés et tenir leur place durant le processus ?
Trois enjeux apparaissent dans la perspective de la mission NTA : un enjeu moral (reconnaissance du
« bien », légitimité), un enjeu politique (constitution d’une parole publique, présentation et
2
La circulaire du 31 décembre 1998 en a fait une condition de mise en œuvre des contrats de ville 2000‐2006.
Cette recherche‐action, initiée par la mission NTA, a associé cinq lieux ainsi que l’architecte Olivier Gondouin, le sociologue Fabrice Raffin,
l’urbaniste Philippe Méjean et Artfactories, plateforme internationale de ressources dédiée aux projets culturels de créativité artistique et
sociale.
4
Mejean Philippe, 2009, Rapport de mission, programme d’investigation sur la maitrise d’usage, Institut des villes
5
Laville Jean‐Louis, 2010, « Politique de l’association », Paris, Seuil
6
Latour Bruno, 2005, « Changer de société, refaire de la sociologie », Paris, La Découverte
3
95
représentation des usagers) et un enjeu technique (compétences, traduction des revendications des
usagers dans un langage technique).
Projets
Mais…l’Usine
(Limoges)
Collectif
d’artistes,
associations et
habitants
Lieux,modes
d’occupation
Installation en 2003 dans
une ancienne usine de
porcelaine,
louée
en
convention d’occupation
précaire.
Comptoir
ToussaintVictorine
(Marseille)
Artistes, PME,
associations
Espaces loués dans une
ancienne usine
d’allumettes.
Préemption avant rachat du
site en 2008 par la ville de
Marseille.
Mix’Art
Myrys
(Toulouse)
Collectif
autogéré
d’artistes (300
adhérents
env.) créé en
1997.
La Grainerie
(Balma)
Collectif
d’artistes et de
compagnies de
cirque créé en
1998.
Fabrique des
arts du cirque.
Occupations de plusieurs
squats à Toulouse (usine
Myrys, ancienne
préfecture….) de 1997 à
2005.Relogement en 2005
dans un hangar de
stockage, mis à disposition
par la CAGT.
L’Usine
(Tournefeuille)
Compagnies de
théâtre de rue
et associations
culturelles
prof.
Occupation par un collectif
informel d’une ancienne
menuiserie
dès
1997.Relogement
temporaire en 2005 sur un
ancien camp militaire à
Balma, future ZAC de
Gramont, en attente de la
réhabilitation
d’une
ancienne halle du site.
Début des travaux fin
2007,
inauguration en
2012.
Collectif informel en 1985,
squat
d’une
usine
d’équarrissage à Blagnac
puis déménagement à
Tournefeuille en 1994 dans
une ancienne menuiserie
(bail précaire jusqu’en
2007). Début des travaux
de la nouvelle « usine » en
2006, inaugurée en 2008.
MDO
MDOE
(décision)
(exécution)
MDU
Observations
Absentes. Situation de
blocage : si l’Etat et la
région étaient prêts à
s’engager, le refus réitéré
de la ville de Limoges a
constitué un obstacle
majeur.
Ville
de NonMarseille,
désignée
CG
Bouches
du Rhône
et région
Paca.
CAGT
Architecte
mandaté
par MixArt
Myrys
Présentation
d’un projet de
reconversionréhabilitation en
fabrique
de
création
pluridisciplinaire
Union des
résidents
constituée pour
la sauvegarde du
site puis
divergences et
scission.
Obtention de la
MDO déléguée,
accompagnemen
t par l’architecte
O. Demay lors
des différentes
occupations.
Dissolution
du
collectif en 2008,
face au blocage de
la mairie et à la
démobilisation
interne.
CAGT,
MDO
répartie
entre
3
services
(urbanisme
, cohésion
sociale,
bâtiments)
Cabinet
d’architectes
Structuration
progressive du
collectif.
Programmation
« bricolée » par
un
régisseur
proche
du
collectif.
Parcours chaotique
face à une MDO
qui peine à se
structurer.
(changements
d’interlocuteurs,
retards, défaut de
pilotage et révision
du projet).
CAGT
mais MDO
déléguée à
la ville de
Tournefeuille
Cabinet
d’architectes
Travail
de
programmation
réalisé
par
l’architecte G.
Farage, en appui
du projet du
collectif.
Un
scénographe
(ex-membre
du
collectif)
est
recruté par la ville
pour une mission
d’assistance
à
maitrise d’ouvrage
(AMO), il jouera
un
rôle
de
médiateur
important.
Incertitude sur la
structuration de la
MDO et ses
intentions,
absence
d’interlocuteurs
Absence
d’interlocuteurs et
de pilotage de la
MDO, réduction
des moyens alloués
(30% de
l’enveloppe
initiale).
96
DES LIEUX A L’EXPERIENCE
Suite à cette approche de la maitrise d’usage dans la perspective de la mission, il importe de resituer
ces enjeux dans le « champ d’expérience » et l’ « horizon d’attente » des acteurs7 afin de pouvoir
appréhender les difficultés et enjeux auxquels il convient d’en articuler le sens. Notre propos s’ancre
dans l’étude d’une quinzaine d’expériences complémentaires8.
Prendre place et apparaître
Pour toutes les équipes rencontrées, l’investissement de lieux est tourné vers la création d’un outil et
d’un milieu pensé autour de la création mais aussi vers l’expérience et les rapports rendus possibles
dans un environnement donné, à un moment donné. Les lieux ne prennent véritablement sens que
quand ils deviennent des interfaces entre artistes, proches, partenaires, habitants, voisinage. Prendre
place est ainsi une modalité « d’être en rapport », qui relève à la fois d’un ancrage9 et d’une
apparition dans l’espace urbain d’une pluralité10.
Cet être en rapport, dans le processus de fabrication des lieux, donne lieu à deux modalités de l’agir
ou régimes d’engagements11 : l’usage ou régime d’engagement familier et le projet ou régime
d’engagement en plan. D’un côté, l’appropriation de l’espace relève de l’expérimentation, de la
réaffectation d’usages, de récits et d’imaginaires dans des lieux abandonnés, ouvrant la voie de
possibles, à l’expérience interstitielle, à l’hétérotopie décrite par M. Foucault, bref à la fabrication
d’un habiter et d’une réappropriation de soi12. De l’autre, le rapport à l’espace se joue aussi en
termes de projection et d’organisation collective qui s’incarnent dans le projet comme « anticipation
opératoire, individuelle ou collective d’un futur désiré »13. Deux plans s’agencent selon deux modes
de coordination de l’agir : l’organisation du collectif et la recherche d’accords avec les partenaires
institutionnels, d’où deux figures archétypales tendent à se dégager : le squat, comme expérience
d’un habiter collectif où priorité est donnée à l’engagement dans le proche et la recherche
d’autonomie et l’équipement culturel, comme forme issue d’ajustements aux normes publiques.
La diversité sinon l’hétérogénéité des usages des lieux demande ainsi à être analysée au regard d’un
double pluralisme de l’agir14 traversant ces processus d’auto‐institution. L’agir déployé peut
s’analyser dans l’ordre de la justification où la cohabitation de grandeurs ou principes supérieurs
relatifs à différentes cités (domestique, marchande, civique, industrielle, inspirée…)15 est mise à
l’épreuve dans l’auto‐organisation du collectif comme dans la qualification publique des projets. Mais
sur un plan séquent, les pratiques elles‐mêmes renvoient à une pluralité de régimes d’engagement,
que la visibilité de l’expérience publique urbaine met également à l’épreuve.
7
« Tout homme, toute communauté humaine dispose d’un espace d’expérience vécue, à partir duquel on agit, dans lequel ce qui s’est passé
est présent ou remémoré, et des horizons d’attente, en fonction desquels on agit. » Kosselleck R., 1990, « Le Futur passé. Contribution à la
sémantique des temps historiques », Paris , Editions de l’EHESS,
8
Trente entretiens réalisés de 2008 à 2011 auprès d’équipes porteuses de projets « NTA » viennent compléter les données disponibles.
Certains filmés ont fait l’objet d’un projet intitulé « Paroles d’acteurs », réalisé en collaboration avec Artfactories/AutrespARTs sous la forme
de micro‐documentaires consultables en ligne. http://www.artfactories.net/‐Micro‐documentaires‐.html
9
Raffin Fabrice, 2007, « Territorialisation de projets culturels en Ile‐de‐France. Propositions pour un modèle d’analyse complexe », Rapport
de recherche pour le Ministère de la Culture, Paris, SEA Europe
10
Murard N., Tassin E., 2006/2, « La citoyenneté entre les frontières », L'homme et la société, n° 160‐161, p. 17‐35.
11
La sociologie des régimes d’engagement proposée par L. Thévenot distinguant trois modalités de coordination de l’agir en situation,
rendant compte des ajustements des personnes entre elles et avec leur environnement au regard du « bien » recherché, ainsi l’aisance
personnelle pour le régime de familiarité, l’accomplissement du projet dans l’action en plan et le respect des conventions dans le régime de
justification en public. Thévenot Laurent, 2006, « L’action au pluriel », La découverte
12
Usages décrits et analysés par M. de Certeau, notamment au travers des agencements pluriels et des pratiques d’espaces, constitutives
de l’habiter. De Certeau, 2004, « L’invention du quotidien, 1. Arts de faire », Gallimard
13
Boutinet Jean‐Pierre, 2005, « Anthropologie du projet », PUF
14
« L'organisation de la chose publique ne se limite pas à l'État (…). Les associations tiennent aussi une place originale dans cette
organisation en raison de leur capacité à contribuer à un bien public en composant avec une pluralité de biens. (…). Toutefois, à ce premier
pluralisme d'ordre public s'en ajoute un second qui correspond à la différence entre engagements publics et engagements de proximité. »
Thévenot Laurent, 2001, « S’associer pour composer une chose publique », In Chopart Jean‐Noël et alii (eds), 2001, Actions associatives,
solidarités et territoires, Saint‐Etienne, Publications de l'Université de Saint Etienne, pp.267‐274.
15
Boltanski Luc, Thévenot Laurent, 1991, « De la justification. Les économies de la grandeur », Gallimard
97
Construire des prises, composer des accords
La dynamique d’appropriation de l’espace par son usage et le déploiement de l’habiter se donne à
voir comme processus d’aménagement d’espaces et production d’arrangements matériels16. Le bien
visé et constitué, entre l’idéal et le possible, le souhaitable et le réalisable a valeur de « prises »17
confortant l’usager dans son usage de l’espace et permettant son usage par d’autres usagers. Ces
prises s’entendent ainsi au regard d’un espace rendu « capable », impératif pour la plupart des
artistes et des compagnies vivant de leur production, mais aussi comme équipement de situations de
co‐présence et de visibilité où s’organise une expérience publique. Or, dans ces lieux où l’exigence de
conformité aux normes et réglementations n’est pas satisfaite, c’est sur ces prises et la confiance
qu’elles génèrent dans la situation que peut s’instituer un ordre public local18 dans l’interaction entre
divers usagers familiers et étrangers amenés à se croiser, à se rencontrer, à collaborer autour de
« démarches artistiques partagées »19 et avoir une expérience. L’importance de la constitution de ces
prises est ainsi à appréhender dans une double perspective de construction d’un outil de travail et
d’une expérience publique éprouvée sur le mode de la satisfaction et du bien‐être ou de la situation
douteuse voire troublée.
Dans le cas de Mais… l’Usine, la volonté de conserver les lieux « vides » et le refus du « squat » ont
traduit l’impact des attentes exprimées par les institutions dans la production d’apparences
acceptables20, mais au prix d’un déficit d’équipement de l’espace, d’une difficulté plus grande à
l’habiter et d’une fragilisation du collectif par la restriction d’usages.
Dans une autre configuration, les résidents du Comptoir Toussaint‐Victorine ont pu aménager des
espaces de travail et s’y maintenir, se conformant à l’interdiction d’accueil de public. Si le lien entre
les diverses structures présentes et les habitants du quartier a pu se constituer lors de la mobilisation
organisée par « L’Union des résidents » pour sauver le site, l’association créée pour la circonstance
n’a pas réussi à tenir, échouant à s’entendre autour d’un projet commun. Pourtant comme P. Méjean
le constate, ils « ont été capables, et ce n’est pas rien, de créer un rapport de force tel que la ville de
Marseille a été obligée de préempter, là où de toute évidence ce n’était pas son intention initiale. »
Dans ces deux cas, le repli sur les usages autorisés des lieux, motivés par la prudence, réduit la portée
de l’expérience publique dans la dynamique de constitution des lieux et tend à rétablir des lignes de
partage entre usagers à l’opposé de finalités recherchées, interrogeant à chaque fois le type
d’accords qu’il convient de privilégier. Dans ces conditions, la définition de l’usager, inscrite dans un
double mouvement de reconnaissance des usagers par les pouvoirs publics articulée à la
reconnaissance par les usagers d’une figure (introuvable) d’un « nous » commun, peine à s’affranchir
d’une séparation entre usages privés et publics des lieux.
16
Ces termes désignent les éléments matériels (porte, poignée, verrou, interrupteur, prise électrique, affichage, table, bureau…) mais aussi
les infrastructures (électricité, plomberie, chauffage, éclairage...) constitutifs des espaces autant que des usages que l’on peut en faire.
17
« Conjuguer activité et incompétence, c’est penser un espace dans lequel on aurait implanté des modes d'emploi, des indices permettant
de définir les contextes et d'exploiter les ressources disponibles. (…) Ce que l'espace, mais aussi le mobilier urbain ou les équipements et
objets techniques, peut offrir à un usager comme être agissant ou parlant, ce sont des prises. Une prise, ou affordance, est une disponibilité
pratique dans un contexte et pour une activité donnés. C'est, par exemple, le cendrier pour le fumeur — il indique les endroits où l'on peut
fumer ou écraser sa cigarette ‐ ou, pour l'alpiniste, une prise dans une paroi. » Joseph Isaac, 1997, « Prises, réserves, épreuves ». In
Communications, 65, pp. 131‐142
18
Cefai Daniel, 2012, « L’ordre public. Micropolitique de Goffman », Postface de Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux
publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris, Economica, à paraître en 2012.
19
Henry Philippe, 2011, « Démarches artistiques partagées #1 : des processus culturels plus démocratiques ? ». Consultable en ligne
http://www.artfactories.net/IMG/pdf/_P‐HENRY_Arts_partages.pdf
20
A cet égard, l’écart entre les représentations d’élus et techniciens assimilant l’art au « beau » et les pratiques effectives dans les lieux et
du travail de création (salissantes, bruyantes,…) est significatif.
98
S’organiser et gouverner le collectif
L’expérience de Mix’Art Myrys apparaît intéressante en ce qu’elle a tenté de penser ensemble ces
différents moments de l’agir : prendre place, construire des prises et des accords et « apparaître en
public ». Ce collectif a ainsi cherché à articuler ce double mouvement d’appropriation par l’usage et
de projet dans l’investissement des lieux, aidé d’un architecte mais aussi soutenu par une pratique
de l’autogestion, acquise à l’épreuve de luttes collectives. A travers cette expérience, le collectif
« équipé » apparaît une alternative, en termes de solidarité et de conquête d’autonomie, permettant
de tenir dans des conditions difficiles et incertaines, voire illégales.
La notion de collectif, prégnante dans ces démarches, témoigne de l’attachement aux valeurs de
partage, de solidarité et aux principes démocratiques constitutives de ces expériences. Mais si cette
micro‐politique de l’agir tend à dessiner un possible dépassement de tensions (entre usage et projet,
individu et collectif, privé et public), elle s’avère aussi mise à l’épreuve à l’interne entre des
demandes d’engagement personnel plus importants et une coordination plus complexe de la
pluralité des désirs, et dans ses rapports aux institutions. Comme l’explique F. du Collectif 12 à
Mantes‐la‐Jolie : « c’est pas évident, sur la question de la responsabilité, notamment par rapport aux
conventions signées, puisqu’on sait bien que les tutelles ont du mal avec cette notion de collectif. (…)
Est‐ce qu’on va aller vers un fonctionnement plus classique ? (...) A partir du moment où on se
retrouve dans des négociations de conventions ou dans des cahiers des charges plus serrés, (…) est‐ce
qu’il ne faut pas aller vers une direction resserrée portant ce projet‐là et missionnant des gens pour
répondre à un cahier des charges ? Et ça tout le débat il est là. Comment on résiste ou on ne résiste
pas à ces questions‐là ? ».
L’écart entre des attentes institutionnelles de structuration hiérarchique ou de direction artistique
garant d’une ligne conforme et ces « formes de vie » porte à analyser ces tensions en terme de
conflits de valeurs, ce dont témoignent les disqualifications rapportées par ces acteurs dans leur
rapport avec les pouvoirs publics. Celles‐ci ne sont pas sans impact sur les collectifs, sur la définition
des usages et usagers, sur leur manière de se présenter, de se désigner et de se représenter,
autrement dit sur les rapports des collectifs avec eux‐mêmes.
De l’habiter à la constitution de prises, de la composition du collectif à la production d’accords, de
l’organisation au gouvernement de soi, ces processus d’agencements et d’ajustements pluriels (des
individus à l’espace, des individus entre eux, du collectif à son environnement) donnent à voir la
fabrique d’un monde commun rendu possible par la publicisation d’expériences. L’expérience
esthétique apparaît en creux, logée dans les dimensions sensibles et partagées de l’expérience
publique, ce sur quoi cette fabrication repose. Cependant, dans le régime de la reconnaissance
publique, une part de l’expérience vécue et partagée, éprouvée et sensible reste dans l’ombre,
invisible et sans voix.
DE L’INSTITUTION D’UNE MAITRISE D’USAGE A L’ENQUETE
La situation problématique comme lieu d’enquête
Au regard de cette analyse, la maitrise d’usage appréhendée en tant que démarche de concertation
appliquée au projet architectural et urbain paraît limitée et se méprendre. En tant que mode de
figuration dans des espaces de décision, elle s’avère bien peu armée face à la double délégation21 de
pouvoir des citoyens aux élus et aux experts22. En tant que représentant et porte‐parole, elle court le
21
Callon Michel, Lascoumes Pierre et Barthe Yannick, 2001, « Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie représentative », Paris,
Seuil
22
Les architectes de la Grainerie, rapporte P. Méjean, « tiennent aussi à fixer des limites à ce type de démarche : d’une part par rapport à la
maîtrise d’ouvrage, qui a à assumer la responsabilité juridique de ses actes, et d’autre part par rapport aux architectes qui, à la différence de
l’usager, maîtrisent les questions techniques. Ils insistent aussi, et ceci mérite réflexion, sur la souplesse et la liberté que ménagent les
situations de ce type, quand les rôles respectifs et les postures ne sont pas figés : de ce point de vue ils se disent peu favorables à une
reconnaissance institutionnelle (et juridique) de la maîtrise d’usage. »
99
risque d’une réification des projets et des usages. En effet, il ne s’agit pas tant de représenter des
acteurs existants, renvoyant aux catégorisations‐assignations, que de préserver des processus et
architectures relationnelles, symboliques et esthétiques. La réflexion de J. Dewey offre de nouvelles
perspectives pour repenser la maitrise d’usage non plus à partir d’une participation (permise) des
usagers mais de leurs problèmes, c'est‐à‐dire des situations problématiques. Leur examen montre
qu’elles renvoient à un faisceau d’empêchements et de sous‐problèmes qui rendent les situations
confuses, réduisent les capacités d’agir et empêchent d’avoir une expérience en ré‐instituant des
lignes de partage, un « partage du sensible » pour reprendre Rancière. Une maitrise d’usage ne peut
se constituer ni tenir ses promesses, à savoir assurer la continuité de l’expérience publique, si elle ne
s’institue pas à l’endroit de ces situations problématiques par l’enquête23, permettant de mesurer les
conséquences de transactions, bonnes ou mauvaises, auprès des personnes affectées.
La composition du collectif
L’enquête, telle que l’entend Dewey, est le processus par lequel se constitue un public24, en
identifiant ses intérêts. L’intérêt individuel, habituellement opposé à l’intérêt général, désigne ce qui
relie les individus et l’espace du politique, « l’espace entre les hommes » (inter‐esse) dont parle H.
Arendt. Ainsi appréhendée, l’enquête entraîne la constitution d’une communauté d’enquêteurs,
amenée à reprendre à nouveaux frais les questions de savoir qui est l’usager et quelles sont les
conséquences directes et indirectes des démarches initiées par les NTA. L’ancrage de la maitrise
d’usage dans l’enquête permet ainsi de faire réapparaître les usagers invisibles, redonnant place et
voix au chapitre à l’ensemble du « public » associé à ces projets.
Ce processus permet également de reprendre l’examen de la question « En quoi cela implique‐t‐il la
collectivité ? ». Le jugement du bien public est non plus uniquement conçu en termes de principes
supérieurs communs mais à la lumière d’intérêts, de conséquences et d’expériences (qui demandent
enquête), réintroduisant dans le débat une pluralité de personnes affectées. Cette dynamique de
jugement et d’évaluation n’est pas sans faire écho aux enquêtes menées par différents collectifs
d’acteurs, à ceci près qu’elle réinscrit ces démarches en situation et implique une recomposition du
collectif.
Cette mise en visibilité d’un réseau d’acteurs s’inscrit dans la continuité des friches culturelles
comme apparition dans l’espace urbain d’une pluralité. Ainsi conçue, la maitrise d’usage participe de
cette recherche de représentation de la pluralité et d’un mode de figuration en réponse aux
questions : « Comment éviter qu’une prise de parole ne se traduise immédiatement en prise de
pouvoir ? Comment partager les enseignements d’une expérience sans la priver de sa singularité? »25.
Un devenir‐public
Suite logique à la question du concernement et de l’évaluation, le processus de l’enquête aboutit à la
nécessité de rendre compte de l’expérience, a fortiori au regard de conceptions de l’art
expérimentées et revendiquées par ces acteurs. Cherchant à rompre avec la réification, la
fétichisation et l’autonomie de l’art, les démarches artistiques et culturelles rappellent que « l’art
n’est qu’en action (…) [qu’] il se mesure ou s’apprécie à ses effets plus qu’à sa nature »26. Il s’avère
alors légitime de faire place aux figures du tiers et du témoin27, et de donner corps à une
communauté d’interprètes en charge de contre‐évaluations28.
Rendre compte, rendre accessible et disponible la connaissance participe en retour à une
publicisation de l’expérience publique et à l’approfondissement de l’exploration des conséquences.
C’est dans ce processus en spirale que le public peut se former un jugement, continue de s’identifier
23
« Une enquête, explique Dewey, est la méthode dont disposent les hommes pour restaurer le continuum de leurs expériences quand celui‐
ci est interrompu. » Zask Joëlle, 2008, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés n°15
24
Entendu comme l’ensemble des personnes concernées, incluant « ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bien ou en
mal» Dewey John, 2010 [1927], « Le Public et ses problèmes », Paris, Gallimard
25
Nicolas‐Le Strat Pascal, 2011/2, « Faire politique latéralement. La fonction intermédiatrice du récit », In Multitudes, n° 45, p. 192‐197
26
Cometti Jean‐Pierre, 2010, Qu’est‐ce que le pragmatisme ?; Gallimard,
27
« Aujourd’hui ces tentatives se multiplient donnant à l’art une nouvelle dimension et au public un nouveau rôle celui de témoin. Plus
qu’hier, il y a nécessité du témoignage. Il faut quelqu’un pour constater, dire de la création et témoigner. Le public (sous toutes ses formes)
doit jouer ce rôle et participer à l’œuvre. » Bressler Sonia, 2005, « Quel art, pour quel(s) public(s) » In Nouveaux territoires de l’art, Ed. Sujet
Objet
28
J.M Lucas développe des thèses similaires sur l’évaluation. Textes en ligne : http://www.irma.asso.fr/Jean‐Michel‐Lucas‐Doc‐Kasimir
100
et de se former, réagencer des perspectives et entrevoir sous un nouveau jour le problème. En outre,
cet élargissement du collectif à de nouvelles personnes ré‐interroge la question de la représentation
et des portes‐paroles. L’enjeu de figuration des intérêts en présence s’articule à celui de la mise en
visibilité de ces absents/présents dans les débats et conjointement à une clarification du rôle des
représentants (qui/quels intérêts les représentants représentent ?).
Mais s’il s’agit de rendre compte, il s’agit aussi de rendre des comptes. Par ce double mouvement qui
implique de rendre compte, c'est‐à‐dire d’enrichir l’approche des problèmes par différents enjeux et
intérêts, et de rendre des comptes, c'est‐à‐dire se soumettre au jugement, l’enquête s’ancre dans
une expérience démocratique enrichie et permet d’approfondir les rapports de connaissances et de
coopération entre citoyens, habitants, artistes, élus et professionnels. Le public au sens de Dewey
ressemble beaucoup ce tiers avec qui s’écrivent, se construisent et deviennent publiques ces
aventures mais qui à l’image de la maitrise d’usage peine à trouver sa place et faire entendre sa voix.
CONCLUSION
Pour que la notion de maitrise d’usage n’en reste pas à un vœu pieux, elle doit être pensée au regard
de l’agir en situation problématique, et non comme invocation participative. Sauf à fétichiser les
espaces investis, cela implique de prendre en compte les finalités poursuivies, les expériences vécues
et de comprendre de quels processus ces lieux sont le produit pour revenir au présent des situations
problématiques et à l’enquête. Celle‐ci ne remplace pas une invocation par une autre mais s’inscrit
au contraire dans un processus « naturel » et démocratique d’exploration, de connaissance et
d’évaluation. Rapportée aux NTA, elle constitue une opportunité d’apparition de ce « public
fantôme », part manquante et pourtant omniprésente dans les discours comme les pratiques. Cette
instance tierce offre en outre une médiation permettant d’articuler une expérience souvent séparée
entre l’intérieur des collectifs et l’extérieur, entre un « nous » et « eux », un commun et sa
publicisation. Mais, la dynamique de l’enquête est aussi porteuse de recomposition du collectif, à
travers l’exploration des conséquences et intérêts, l’évaluation des accords et alliances, l’examen des
débats et controverses. Elle peut alors déplacer les coordonnées d’un problème et le remettre à
l’étude, imputer des causes et des responsabilités jusqu’alors invisibles, et faire de nouvelles
propositions.
La maitrise d’usage ainsi considérée représente une opportunité de requalification des friches
culturelles où la démocratie culturelle appelée par de nombreux acteurs peut trouver dans
l’approfondissement de la démocratie urbaine une sortie du sentier de dépendance où ces aventures
semblent s’être engagées sans trouver de réponses adéquates.
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AUTEUR/AUTHOR
NGUYEN Jean‐Marc
Etudiant
Chargé de projet et d’études de l’association CRI, étudiant en Master de Sociologie à l’EHESS
102
103
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
ATELIER 2 – LA CREATIVITE ARCHITECTURALE DANS LES FRICHES CULTURELLES
14h30 – 17h30
salle Studio 1
Cet atelier porte sur « la créativité architecturale dans les friches culturelles». Il s’agit de questionner
les contraintes posées par la transformation architecturale des lieux, et de voir en quoi les projets
des friches culturelles sont supports de créativité. Les opérations menées ont‐elles donné lieu à un
laboratoire d’innovations architecturales et urbaines ?
MAMALOUKAKI Christina, Athènes (modérateur)
Créativité architecturale dans les friches culturelles : architecture industrielle, reconversion
des espaces industriels, cas particuliers
BOUMPARI Eleni, University of Thessaly Volos
The Greek Paradigm of Industrial Wastelands and their Transformation
FOURNIER Bertrand, Service Régional de l’Inventaire du Patrimoine Culturel Région Picardie
La sucrerie de Francières (Oise), de la friche au centre d’interprétation du patrimoine
industriel
KITSAKI Spyridoula‐Lida, Katholieke Universiteit Leuven
From an Industrial Memory to a Concrete Presence : the Case of the “Paraboloide” in Casale
Montferrato
KOCH Carole, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille
La reconversion du patrimoine industriel, entre sauvegarde et valorisation : le cas de
l’ancienne poudrerie royale de Saint‐Chamas (13)
KOWALSKA Ela, Université Paris 4
La friche industrielle comme lieu de création et d’exposition de l’art contemporain – d’un
mariage de convenances à un mariage d’amour
LA CHINA Maria‐Lina, Istruttore Direttivo Tecnico – Provincia di Catania
Friche témoignage de l’histoire économique d’une île
104
105
CREATIVITE ARCHITECTURALE DANS LES FRICHES CULTURELLES :
ARCHITECTURE INDUSTRIELLE, RECONVERSION DES ESPACES
INDUSTRIELS, CAS PARTICULIERS
Christina MAMALOUKAKI
RESUME/ABSTRACT
Architecture industrielle : besoins de l’industrie, expression architecturale, caractéristiques des
espaces industriels.
Porteurs d’une histoire et d’une mémoire significative, de l’ère industrielle et du travail ouvrier, les
usines sont aussi témoins de la mise en œuvre de l’évolution scientifique et technologique et de
l’effort continu surtout des ingénieurs, mais des architectes aussi, pour une construction économique
et efficace au service de l’industrie.
On parle, en principe, d’une architecture industrielle fonctionnaliste; des espaces organisés
strictement selon la ligne de production et le fonctionnement mécanique, avec une grille
constructive et une structure répétitive et rigide; des espaces programmés à fonctionner d’une
manière spécifique et singulière. Cependant, les besoins d’une industrie en pleine transformation et
les problèmes constants de réorganisation‐restructuration de l’espace ont menés les architectes‐
ingénieurs à l’adoption d’une architecture plus flexible, une structure plus souple, une enveloppe qui
puisse arbitrer toutes les éventuelles différentes fonctions (figure 1).
Ces espaces, plus ou moins adaptés aux altérations constantes de la production, sont aujourd’hui
désaffectés, privés de leur ancienne activité industrielle et destinés à changer de nouveau de
fonction pour s’adapter aux besoins de la vie contemporaine.
Reconversion des espaces industriels : réinterprétation et redéfinition de l’espace, moyens et outils
des architectes, contradictions et contraintes
Dans le cadre d’un réaménagement général des territoires et de renouveau urbain, les architectes
contemporains sont menés à adopter des nouveaux usages pour les friches industrielles et réaliser
divers projets de reconversion des bâtiments. Cependant «la reconversion est un art qui résiste à
toute logique de normalisation. »(Reichen Bernard, Habiter les chais, 2012). Dans leurs projets ils
font face à diverses contraintes: dépasser la grille constructive austère, la structure rigide et
restrictive, la hiérarchie de l’espace ; à la fois les principes mêmes de l’architecture industrielle. Ils
sont donc menés à revaloriser les divers éléments architecturaux par rapport aux autres, à
restructurer, réorganiser et redéfinir l’espace (figure 2). Les enjeux actuels sur la réinterprétation et
la recréation des espaces industriels, peuvent être perçus dans le contexte des études d’assimilation
des nouvelles fonctions désirables dans des espaces existants, mais également d’encouragement de
toute transformation éventuelle future de l’espace, vitale pour sa subsistance.
Cas particulier de reconversion de la friche industrielle en lieu culturel : réinterprétation des friches
industrielles par des artistes‐ interaction des artistes avec le public‐ transmission de l’expérience‐
appropriation de l’espace
106
Dans le cas particulier de la reconversion du site industriel en lieu culturel, les artistes contribuent à
la redéfinition et recréation de l’espace, parfois dès la conception du projet. A travers leur activité
artistique, ils interprètent l’espace d’une manière alternative, ils y laissent leurs propres traces et
repères, qui ensuite, avec l’interaction du public, puissent être appropriés et utilisés par tous. Les
usagers de l’espace sont ainsi capables d’apercevoir cette réinterprétation de l’espace, de le sentir le
sien et mieux s’en approprier. (figures 3, 4)
Figure 1 : Caractéristiques de l’architecture industrielle
Source: L’Architecture d’Aujourd’hui, Centrale Thermique de Vainville, J.Demaret Architecte, No27 édition spéciale, 1949.
Figure 2 : Eléments architecturaux : outils des architectes pour la (re)definition de l’espace.
La relation des éléments structurels avec la grille‐ Digression de la grille
Source : Biris Tassos, Signes et Leçons d’Architecture, aux traces de la synthèse structurale, Editions de l’Institut
d’Enseignement de la Banque Nationale, Athènes, 2001.
107
Figures 3, 4 : Réinterprétation de l’espace par les artistes. « Octobre dure un mois » 1991, « Jazz en octobre » 1992
Source : Association des Amis du Chai à Vin Photographies : Guillaume Painchault, Francois Dugue, Marc Noel Picard.
MOTS CLES/KEYWORDS
Créativité architecturale, architecture industrielle, reconversion des espaces industriels, cas
particuliers
AUTEUR/AUTHOR
MAMALOUKAKI Christina
Icomos – Grèce
cmamaloukaki@gmail.com
108
109
“THE GREEK PARADIGM OF INDUSTRIAL WASTELANDS
AND THEIR TRANSFORMATION”
Eleni BOUMPARI
RESUME/ABSTRACT
This paper is an attempt to present an ongoing research that started in 2005 and is constantly being
updated. This research concerns the particular part of the Hellenic industrial heritage that has
already been restored and re‐used as cultural centers. These cultural places in turn have upgraded
wide areas of contemporary Greek cities from urban dustbins to urban ornaments, attracting
significant numbers of cultural and industrial tourists and also sensitizing the neighbors of these sites
and many other civilians of these cities. In order to point out why industrial reuse is not a trend but a
condition for urban regeneration, the industrial buildings advantages are examined as far as their
ability for reuse is concerned. After examining the advantages, some paradigms from Volos city,
Thessaloniki and Athens are presented in order to understand how certain areas have been
transformed after industrial reuse. The reuse of one industrial complex is worth fighting for and this
can be easily understood from the multiple reuses of industries effect that is constantly growing and
constantly creating an upgraded view of the city.
MOTS CLES/KEYWORDS
Industrial heritage, restoration, re‐use, cultural centers, Greece
INTRODUCTION
During the past years the number of re‐used industrial sites in Greece has been steadily growing.
When this research started the restored industrial sites that had been re‐used, only as cultural
centers and museums was 35 in total, while in 2011 this number would be over 50. In order to
understand these numbers it would be useful to understand what are the advantages of these
industrial sites that make the restoration and re‐use grounds fertile for cultural uses and also what
were the social circumstances under which these restorations took place.
De‐industrialization in Greece took place mostly during the 80’s and 90’s but had already started
during the second half of the 70’s. From that period and on, many industrial buildings in the center of
contemporary Greek cities would remain unused waiting for their demolishment or revival through
reuse. These industrial sites were not few in number and during the period of their uselessness many
of them hosted homeless people, drug addicts, illegal immigrants, young vandals and other liminal
public groups. Both in the case of illegal re‐use or not, these buildings ended up being damaged and
concentrating large amounts of urban waste either by their inhabitants or other mindless civilians.
These cases justify the term “Industrial Wastelands” that is the current subject of this conference.
ADVANTAGES OF INDUSTRIAL RESTORATION AND REUSE
Location‐based advantages
As far as the advantages of the industrial sites are concerned, in almost all occasions, the location of
the sites is ideal, since at the time they were built they were considered to be suburban industries.
Today these areas are large sites in the middle of contemporary Greek cities that can be easily
approached by car since, they can provide the parking spaces needed for the new uses. Large urban
spaces primarily used for material storage now host school and tourist buses or individual cars. The
location of the sites also, allows visitors to walk there, since these industrial sites occupy central
110
spots in the cities, so these places are easily accessed by the public. In addition, these sites were built
nearby main transportation stations like ports, railway, rivers or great auto‐routes in order to be able
to easily import raw materials and export final products. So, their current place in the urban web
makes them approachable not only by car but also by public means of transportation, while the
location is in many cases accessed by other means also.
Structural advantages
Another advantage of the industrial buildings is their rigid structure, which resulted large open
spaces in order to be able to host big‐scale and heavy machinery or great amounts of materials. The
buildings inner structural elements at first were made of wood and later concrete or steel, which
allowed large openings between them. These open spaces with only few columns in between, result
a great flexibility for new use adoption that can satisfy lots of different building programs.
Furthermore, the buildings of the industrial complexes are in many cases in a very good shape,
without great damages since the function of most of them was terminated during the end of de‐
industrialization in Greece, during the 80’s. Also the great needs of reinforced buildings that could
last through heavy loads, earthquakes and time, resulted the construction of large‐scale (in
comparison to other Greek buildings) buildings that were lightly damaged through the years. This
lack of damages results quite an economical gain concerning the restoration budget.
Sentimental advantages
For example the workers of old industries and as a result the other residents of the cities that
industries are built in, are psychologically connected to the industrial sites. This connection is many
times sentimental, since the residents themselves or members of their family had worked there or
lived and grown up nearby the sites, considering the sites part of their life’s past and present. These
sentimentally charged sites can easily be transformed into landmarks since very often whole
neighborhoods are named after the former factory owner or use of the industries. Also, the heavy
machinery and the remaining raw materials or products, create a theatrical scenery that enhances
public will to visit these sites. As in many international paradigms the industrial scenery can be used
intact in order to host cultural uses such as theatrical plays, contemporary art exhibitions or even
ancient Hellenic sculpture, so in a way the industrial wastelands can be used as cultural vessels.
THE GREEK PARADIGMS
In Greece there are more than 50 industrial sites have been transformed into cultural centers. These
sites are spread all over the country and are divided into two basic categories of paradigms, first of
all are the cities that used to concentrate industrial uses to great extent. Some of these industrial
areas are in Athens, Thessaloniki, Volos, Lesvos island and Syros island. The second category, which
is the largest, contains the cities that have only restored and reused as cultural center, only one
industrial building. In order to understand how the restoration and reuse of old industrial buildings or
complexes into cultural centers has transformed whole areas, some characteristic paradigms are
going to be presented further on. The paradigms concern the large‐scale effects that these reuses
can cause since there are multiple examples in the same area.
The paradigm of Thessaloniki
Thessaloniki is the second largest city of the country and from the late nineteenth century the
industrial activities were flourishing. The western part of Thermaikos gulf was the epicenter of those
industries since it was an area that was not a part of the city at the time but its location was focal.
There were many inns, workshops and stores mostly due to the many different routes that started
from the area and led to the rest of Greece and abroad. The area was by the sea and the city’s
111
industrial port, so the materials both raw and refined could be easily transferred to and from the
industries. Another semantic advantage of the location was the railway and train station that also
supported the product circulation. This area, that nowadays is part of the city is crossed by the 26th of
October avenue that for many decades used to be the western entrance of Thessaloniki, so many
industries were built around it. For many years the activities in the area were in decline and this
resulted in the creation of a liminal suburban area. Fortunately the industrial restoration movement
affected the city very early, the first restoration took place in 1984, almost a decade before the
phenomenon expanded to Athens and the rest Greek cities. It would be useful to take an imaginary
tour through the years and around some of the remaining industries that after their abandonment
experienced a resurrection as cultural centers.
The first paradigm of Thessaloniki was the restoration of the old pump station of the city. The pump
station was built in 1890 and used to supply water to the whole city. The complex used to function
until 1978 when it was permanently discontinued. In 1984 the Organization of Water supply
management board decided to reuse the complex as a Water Museum. The machinery and
equipment remained intact and for exhibitional purposes are still running.
Another important restoration, which totally transformed the status of the area took place six years
later, in 1990. Chadjiyannakis and Altinalmazis flour mill was established in 1924 but after 1934 the
company declined. Between the years 1958‐1983 Allatini flour company had rented the complex,
while the production was finally terminated in 1987. The restoration process begun in 1990 and by
the year 1991 the complex was transformed into the first culture and entertainment multi‐center of
Greece, “Mylos”.
Five years later, Vilka the complex just opposite Mylos, was also reused. The complex was built in
1905 for The Torres and Co. Weaving Company. In 1942 the Michaelides family bought it and
transformed the production line in order to produce burlap sacks, flax and hemp. The company
stopped working in 1988 after it went bankrupt due to the general crisis of the textile industry. In
1995 the complex reopened its gates to the public, without having undergone any serious restoration
and was hosting cultural event halls as theaters and exhibition galleries and entertainment halls as
restaurants, bars and nightclubs. Vilka and Mylos resulted in the regeneration of the area and within
very few years not only abandoned warehouses were being reused but also new buildings, started
appearing.
Another important industrial complex in the area is known as “ Fix”. The first building of the complex
was built in 1888 when the Misrahi distillery was established. In 1892 Misraxi, Allatini and Fernandez
took over the company and transformed it into a brewery. In 1926 the company was bought by the
Athenean company “Karolos Fix” and its production line kept running until the early 80’s. In 1994 the
Ministry of Culture registered the complex and its equipment as a historical monument. The complex
has not been restored, although many proposals have been made during the past years. Some parts
of it are being used as music stages and nightclubs until some serious decision will be taken about
the historical complex.
Some other industrial buildings that after their reuse have transformed a certain area in Thessaloniki
are the dock warehouses at the port and the customs building. These buildings were constructed in
1910, during the formation processes of the commercial port. The building of the Customs was very
impressive since its length was 200m. Nowadays it has been restored and functions as a passenger
terminal for the Thessaloniki port. The warehouses were built during the same period and were
restored in 1997, when Thessaloniki was Cultural Capital of Europe. Warehouse A was turned into
Cinema Museum of Thessaloniki, Warehouse B was turned into State Museum of Contemporary Art.
Warehouse C was turned into a restaurant and Warehouse D into exhibition hall. Since the reuse of
the warehouses, the dock acquired a special position in Thessaloniki’s cultural life and as a result a
part of the city that was not easily accessible to the public beforehand, opened its gates to the rest of
the city.
112
The Paradigm of Volos
Volos is a coastal city of 200,000 citizens located in central Greece and is part of Thessalia County.
The first manufactures started appearing after 1840 and by the end of the century the manufactures
had already started evolving into small factories. The main sectors of industry that were flourishing
at the time were textiles, steel, the food and drinks industry, tanneries and those of tobacco
processing. During the early 20th century the Thessalian valley produced tobacco, which was
transferred to Volos city mostly by train and was processed in order to produce cigarettes. The city
was connected through the railway to the rest of the country and was an ideal industrial center
mostly due to its port, which connected central Greece to Istanbul and Syria.
Volos is the strongest paradigm of industrial reuses in Greece, since during the last 20 years 26 out of
the 53 recorded industries and manufactures have already been reused or are in the process of reuse
at the moment. In this virtual tour of the city, not all of the cases are going to be presented. There
will be a focus in “palia” area, the area of the old city outside the castle, where most of these
activities took place.
Public Investments in Volos
During the early ‘80s both public and private investors aimed at the exploitation of the unused
industrial sites as vacant urban land. Their perception was to demolish the existing buildings without
further justification and “develop” the area by exceeding the building regulations. The Ministry of
Culture characterized Paparigas mechanical workshops complex during the 80’s. The complex, which
was built in 1889, was claimed by the new founded at the time University of Thessaly in collaboration
with Volos Municipality. It was finally bought and restored by the University in order to host the
Technological University in 1990. The new University development plan proposed the diffusion of the
departments all over the city, using vacant industrial complexes for this purpose. The plan was
successfully implemented and this movement acted as the cornerstone for the following wave of
characterization, restoration and reuse of the city.
During the next ten years the Municipality acted in a very organized and direct way by buying and
characterizing several workshops, industrial buildings and complexes in the area. One of these cases
is the Henbane Wheat Manufacturing Plant, which was founded in 1922 and kept functioning until
1976 when strychnine use was banned. In 1994 the building came under municipal ownership and
was funded by the European program URBAN, a program for the degraded areas regeneration. In
1998 the restoration had finished and the building was reused as a cultural center and disabled
people creative occupation workshop. Another case is the Manufacturing Plant of Disinsectization,
which was established in 1963 and remained in function until the early 90’s. The building was also
funded by the URBAN and after it was rebuilt, in 2000 it was back in use as Regional Energy Centre.
Private and Mixed Investments in Volos
In the same area, during the Hellenic de‐industrialization most warehouses and industries had
detained their operation. Some of these buildings had remained unused, for 15 years or so, decaying
from time and concentrating liminal groups of the society. After the first public movements towards
industrial reuse, the private investors started joining the move. During the decade of mid 90’s to mid
00’s several buildings were used as nightclubs and music stages by private investors. In 2004 a large
weaving mill complex established in 1905 and formerly owned by Papageorgiou family, was
transformed into a shopping center by a big company. One year later, the great flour mill of Loulis
company, which was established in 1914 and detained its operation until the early 80’s, was turned
into a multiplex hosting cinemas, nightclubs, bowling centers etc.
113
Apart from the clearly public or private investments there is also the example of Tsalapatas, which
was a combination of both. In 1994 Tsalapatas brick and tile factory, which was founded in 1917 was
bought by the Municipality. Tsalapatas complex is one of the largest complexes in the Balkans
hosting among others an intact Hoffmann furnace. The factory ceased its activity in 1978 but due to
its owner Aris Tsalapatas, a very sensitive mechanical engineer, both the buildings and the
equipment were maintained in a very good shape until the mid 90’s. In 1995 the complex was sold to
the Municipality of Volos and was directly characterized by the Ministry of Culture. At the same time
it was funded by the European program URBAN and the CITIES NETWORK program of the Ministry of
Culture. The restoration and reuse process of the complex lasted until 2007 when the Tsalapatas
technological museum of brick and tileworks was finally inaugurated. The museum was planned and
is financially supported and run by the Cultural Foundation of Pireaus Bank (ΠΙΟΠ).
The network proposals
During the past decade the University of Thessaly, the Municipality and Technical Chamber of Greece
have made some proposals in order to create an industrial network that would connect the reused
industrial complexes. There would be signs in the streets indicating the directions towards the
network buildings, signs outside the buildings indicating the former and current use and also some of
the city roads would be turned into pedestrian roads in order to be easily accessed by the public as a
walk. The proposal due to lack of funds has not been realized yet but the authorities remain
optimistic about the future of this project.
In 2005 after O. Deligianni’s proposal and as part of the European program “Industrial Heritage
between land and sea – European network of Ecomuseums”, a working group of architecture
students of the University of Thessaly was created. The goal of this group was to study the possibility
of establishing and running an Ecomuseum around Pagasitikos gulf. The Ecomuseum would combine
the industrial heritage of the area with its varied natural environment. This way, not only the cultural
and natural landscape of the area would be combined, but also the coexistence of cultural heritage
with sustainable development would be encouraged.
The paradigm of Athens
At the end of the 20th century Athens, the capital of Greece, was connected to Pireaus through
Kifissos river and industries started developing around it. Kifissos was used as an urban dustbin, since
the industries of the area, as it used to happen in most industrial cities of the western world, used to
get rid of their waste in it. In addition, central areas nearby the historical center of the city, such as
Keramikos, Elaionas and Pireos Avenue started becoming industrial areas. These areas after the
dictatorship and the oil crisis during the 70’s declined and were gradually abandoned since the
survived industries moved to the new industrial areas away from the city suburbs. As a result, a great
part of the city industrial building stock remained unused for several decades and was occasionally
used by liminal groups. These areas remained in decadence for at least two decades, until the end of
‘90s that the wave of industrial buildings transformation hit the Athenean shores for the first time.
The first Athenean industrial transformation was Poulopoulos hat factory that was built in 1886. The
Municipality of Athens bought it in 1988, after many years that it had been closed down. A couple of
years later, in 1992 the building opened its gates to the public as “Melina Merkouri” Cultural Center,
which hosts different kinds of exhibitions and cultural activities. It also hosts two permanent
exhibitions, the "Journey of Athens" and the "Charidimos" Museum of Shadow Theatre.
The Athenian Gas factory, owned by the French Company, also known as “Gazi”, was established in
1857 and was one of the first factories in Greece and is located in the same area as Poulopoulos. This
industrial complex was built in 4 phases, from 1862 to 1984 when its operation was permanently
discontinued. For 15 years it remained closed, while its restoration took place in two phases, the first
one was held during the late 90’s and the second just before the 2004 Olympics. Since 1999, thirty
acres are in operation hosting new cultural uses under the name "Technopolis". Apart from the
114
several exhibition areas available, there also are two museums in the complex. “Maria Kallas”
museum was set for many years in D1 tool warehouse but never opened its gates to the public.
Today the famous soprano’s belongings are being registered and moved to a warehouse until
someone decides their future. Hopefully D1 building will now be reused as museum of “industrial
history” as was lately announced. The museum of “Radio” is placed in a small part of D2 building.
“Gazi” functioned as a boost to the area decontamination after its reuse as a Cultural center.
Technopolis is a very vibrant complex that especially after its regeneration in 2004 has transformed
and upgraded Kerameikos area.
Another paradigm of this regenerated area is the “Contemporary Cultural Center of Benaki
Museum”, which was reused in 2004. The 70’s building of the motor dealership, with the interesting
atrium was added one floor during 2001‐2004 and was transformed into one of the most popular
cultural centers of contemporary Athens.
“Athinais”, was a silk factory that was established in 1929 by the anonymous silk company, in
Votanikos area. It was closed in 1940 but after the war it regained its dominance on the silk sector,
until the mid 50’s when rayon took over the industry. The complex was used as a warehouse for
several years and it was gradually being abandoned until the year 2000 when the restoration process
begun. The complex hosts cultural uses such as theatrical scenes, a small museum of Temporal Art,
exhibition areas and conference rooms.
Private investments and public proposals
As a result of the reuse of industrial buildings as cultural centers in the area, many warehouses were
reused as clubs and music stages. Furthermore, during the last decade several examples of reuse for
housing have appeared as part of the loft‐housing trend. From the year 2004 and on the area gained
a sophisticated rumor and its upgrade became a matter of political strategy. The Ministry of
Environment, Energy and Climate Change proposed regulations for the Identification and
characterization of the axis of Piraeus as a traditional historical part of town that aim to this zone’s
protection. Some of the regulations are the Characterization of important buildings and building
complexes 45 of which are related to industrial volumes. Also, proposed the reuse of shells, those of
buildings that remain untapped, including new uses of leisure and cultural activities including the
protection of their surroundings (SANITAS, NELSON, IVI, CHROPEI etc.). As far as the building
maintenance is concerned, the determination of specific conditions in the schedule established by
the old building stock is proposed.
CONCLUSION
Many industrial volumes have remained unused for several years and converted whole areas into
wastelands. Since the 80’s when the first characterizations of industrial volumes as Cultural
Monuments many things have changed and great parts of those areas have been transformed into
cultural places. For the first ten years the industrial reuse as a cultural centers in Greece was a matter
of public investment. Organized moves were made not only for the characterization of the volumes
but also for their funding, as most of them were enrolled in European programs. In the industrial
cities of the country the paradigms were several so the transformation was not focused on a complex
but due to the multiple incidents, it was expanded and pulled the rest of the area in the game of
development and urban upgrade through industrial restoration and reuse.
Thessaloniki was the first city to adopt the phenomenon, which had already flourished in the rest of
Europe. Although at first most restorations and reuses in Greece took place as part of public
investment, the first cases in Thessaloniki were supported by private investors. In Volos city the
phenomenon was widely spread since half of the industrial volumes that remained in disuse for the
‘70s and ‘80s were reused by Public Organizations such as the University and the Municipality during
the ‘90s. Soon after, the private investors also jumped into the game of industrial reuse and urban
redevelopment. The phenomenon in Athens was also adopted by public investors for the first years
115
and later by private investors which sensed the change in the urban environments and took
advantage of the low prices in areas formerly liminal.
The industrial area redevelopment boost in Greece took place during 1995 and 2005 when both the
financial and cultural conditions allowed it. During these years both public and private funding from
the European Union were abundant in order to motivate local investors to take part in the “Hellenic
development”, so the investors seized the opportunity to invest in culture. Furthermore, several
proposals were made by organizations such as the technical Chamber of Greece, the Ministry of
Culture, Greek Universities and the Municipalities in order to create city networks that would
promote the industrial culture of each destination and Ecomuseums that would combine the
industrial heritage and culture to the natural environment appreciation.
To conclude, the urban redevelopment that occurred during the past decades in several Greek cities,
due to industrial characterization, restoration and reuse is a semantic urban phenomenon since
cores of culture have been created in areas formerly abandoned. The revitalized volumes “inspire”
further purification and transformation to the rest of the surrounding areas. This phenomenon can
also be noticed in paradigms from the rest of Greece, in cities where not many volumes have been
reused, but these reuses were motivating enough in order to transform these neighborhoods.
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Piraeus axis Proposals, http://minenv.gr
AUTEUR/AUTHOR
BOUMPARI Eleni
Architect, MA Social Anthropology – University of Thessaly (GR)
Lne.boubari@gmail.com
116
117
LA SUCRERIE DE FRANCIERES (OISE), DE LA FRICHE AU PARCOURS
D’INTERPRETATION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL
Bertrand FOURNIER
RESUME/ABSTRACT
Après quarante ans d’abandon et de dégradation progressive de ses bâtiments, la sucrerie de
Francières (Oise) a enfin trouvé un nouvel usage. Un espace d’interprétation consacré à l’industrie
sucrière a ouvert ses portes en mars 2012 et a posé la première pierre d’une reconversion longue et
difficile. Il a d’abord fallu modifier l’image de ce que beaucoup considéraient comme une ruine
industrielle, à la silhouette quasi fantomatique en bordure de la route nationale.
Du travail d’inventaire du patrimoine industriel à l’inscription à l’inventaire supplémentaire des
Monuments historiques, en passant par la création d’une association de sauvegarde de la sucrerie, il
aura fallu une dizaine d’années pour que la valeur patrimoniale du lieu soit reconnue.
Cette reconnaissance fut aussi conditionnée à l’obligation d’un nouvel usage. Inspirée par la volonté
de conserver « l’esprit de la friche », la reconversion architecturale intègre sans complexe le
processus de friche dans l’histoire du bâtiment.
MOTS CLES/KEYWORDS
Oise ; Sucrerie ; Parcours d’interprétation
INTRODUCTION
Le pays Compiégnois fut longtemps une des principales régions productrices de sucre de betteraves
en Picardie. C’est au cœur de ce territoire, entouré de plaines agricoles, que la sucrerie de Francières
dresse une silhouette quasi fantomatique, tel un immense vaisseau industriel abandonné ; une
impression qui est renforcée par l’isolement du site.
Dans la région, de nombreuses sucreries sont dans un état similaire ou ont déjà été démontées,
effacées du paysage. A la fin du XIXe siècle, on en dénombrait près de deux cents alors qu’elles ne
sont plus que six en activité aujourd’hui. Pourtant, la Picardie reste la première région productrice
française de sucre de betteraves. Le secteur participe même à l’identité et à la culture industrielle de
la région. Mais en définitive, si autant de sucreries ont aujourd’hui perdu leur usage, pourquoi
conserver cette sucrerie de Francières en particulier, alors que tant d’autres sont démolies, ne laissant
au mieux qu’une cheminée quasi totémique1 ? Pourquoi en faire le symbole d’une réussite
industrielle exemplaire ?
La première raison tient évidemment à l’histoire même du lieu, à son ancienneté et à son
importance. La seconde est attachée à la mobilisation dynamique de l’association de sauvegarde
locale qui, à force de persuasions légitimes, est parvenue à patrimonialiser cette ancienne usine et
rallier autour d’elle les partenaires institutionnels et privés au sein d’un projet fédérateur.
1
C’est le cas de la sucrerie d’Abbeville (Somme), fermé en 2008 et entièrement démolie a l’exception de sa cheminée.
118
HISTOIRE DE LA SUCRERIE
La sucrerie de Francières est l’une des premières sucreries fondées en Picardie et surtout l’une des
plus anciennes qui soit conservée. Son histoire commence en 1829, quand César Auguste Thirial, l’un
des principaux cultivateurs de la petite commune de Francières (Oise), décide de se lancer dans
l’aventure de la fabrication de sucre à partir de la betterave. Il est, à l’époque, l’un des rares à croire
à nouveau en cette industrie après l’échec qu’elle avait connu sous le Premier Empire. En 1811,
Napoléon avait en effet décrété l’introduction de la culture de la betterave sur l’ensemble du
territoire français, afin de concurrencer le sucre de canne issu des colonies. Mais quatre ans après, à
la chute de l’Empire et à la fin du blocus continental, le sucre de canne revenait massivement sur le
sol de la métropole française. Mal organisée avec des techniques de culture et de fabrication encore
empiriques, l’industrie du sucre de betterave ne pouvait lutter. Seuls quelques industriels, souvent
pionniers du secteur, continuèrent à parfaire leur technique d’extraction du sucre pour la relancer
vers 1827‐1828 et la diffuser auprès du plus grand nombre agriculteurs industriels.
Une des premières sucreries de Picardie (1829‐1859)
Au cours de cette seconde période, Thirial fonde sa sucrerie. En mars 1829, quand naît le projet
d’une sucrerie de betteraves à Francières, ils ne sont encore qu’une poignée en Picardie à avoir
franchi le pas, et il est de ceux‐là. L’industriel fait construire les premiers bâtiments qui se
composent d’un atelier de fabrication d’une trentaine de mètres de long, précédés de deux petits
pavillons qui flanquent l’entrée principale donnant sur une cour pavée. Malgré ces investissements,
Thirial n’obtient visiblement pas les résultats escomptés et décide, en 1831, de quitter la direction de
la société qu’il venait de constituer un an auparavant. L’histoire aurait pu être éphémère et
ressembler au sort de plusieurs sucreries qui, à la même époque, cessèrent leur activité quelques
années à peine après avoir été fondées. Mais c’était sans compter sur la persuasion d’un des
actionnaires qui appelle Louis François‐Xavier Crespel‐Dellisse pour relancer la sucrerie de Francières.
L’homme est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs des techniques d’extraction du sucre, et
surtout l’un des personnages historiques reconnus dans cette industrie pour avoir réussi à fabriquer
un pain de sucre à partir de la betterave dans son atelier lillois en 1809. A l’époque, Crespel‐Dellisse
montre à quel point il croit en l’avenir de cette industrie en possédant déjà plusieurs établissements
dans le Nord, le Pas‐de‐Calais et la Picardie. Il reprend la sucrerie de Francières en 1833 et la fait
profiter de toute son expérience. L’usine passe rapidement pour l’une des plus modernes et des plus
productives de la région. En moins de dix ans, la production est multipliée par cinq pour atteindre
320 tonnes en 1849, quand beaucoup d’établissements peinent à dépasser la centaine de tonnes.
Vers 1850, alors que l’industriel commence à connaître quelques difficultés financières liées à de
mauvais placements, il continue d’investir à la sucrerie de Francières, qu’il équipe d’une des
premières distilleries d’alcool de betteraves. Au moment où il est contraint de vendre son usine en
1859, tous les bâtiments réservés aux logements du personnel, situés le long de la route nationale,
ainsi que ceux qui ferment la cour pavée existent déjà. Certains bâtiments vont être reconstruits ou
vont changer de destination par la suite, mais les trente années de direction et d’investissement de
Crespel‐Dellisse à la sucrerie de Francières restent parfaitement lisibles dans l’agencement de
l’espace.
Une sucrerie à la pointe de la technologie (1859‐1906)
En 1859, avec l’arrivée des nouveaux propriétaires, Bachoux et Grieninger, la sucrerie va connaître un
nouvel élan. La double combinaison des financiers d’une part, et des techniciens d’autre part va
hisser la sucrerie de Francières à la pointe de l’innovation technologique. Charles Gallois et François
Dupont ‐celui‐ci arrivé en 1877‐ ne vont cesser d’être à l’affut des améliorations techniques que
l’industrie sucrière va connaître jusque dans les années 1890, avec une profusion incroyable. Le four
à chaux (v. 1860) qui permet l’épuration du jus sucré, la salle de diffusion rendue nécessaire avec
119
l’adoption de cette nouvelle technique introduite en France en 1877 et sans doute adoptée à
Francières avant 1880, la nouvelle cour à betteraves aménagée au sud du site primitif, la seconde
distillerie (1880) ou l’embranchement ferroviaire qui relie l’usine à la gare d’Estrées‐Saint‐Denis à
partir de 1891, sont autant de jalons de l’évolution du site. Une nouvelle échelle industrielle se
dessine, soutenue par d’importants capitaux issus de la toute nouvelle société anonyme Sucrerie et
Distillerie de Francières, dont les statuts sont déposés en 1884. La plupart des infrastructures
développées sur le site au cours de cette période sont, là encore, toujours présentes. Elles
témoignent des investissements colossaux qui ont été opérés à l’époque et permettent
d’appréhender la nouvelle orientation spatiale donnée au site vers le sud, afin de répondre aux
nouveaux flux de circulation.
Les signes et les effets d’une gestion paternaliste de l’entreprise (1906‐1969)
Lorsque que Prudent Druelle, qui dirigeait la Sucrerie Distillerie de Francières depuis 1884, décède en
1906, Gaston Benoit le remplace. Le nouveau dirigeant poursuit quelques améliorations techniques,
mais apporte surtout sa sensibilité et sa gestion paternaliste à l’entreprise. Il s’agit là d’une tendance
marquée chez de nombreux industriels agriculteurs empreints de catholicisme social. Dans le
domaine de l’industrie sucrière, cela pouvait se traduire par la mise en place de processions ou de
cérémonies qui marquaient le début de chaque campagne betteravière. Parfois, on est allé jusqu’à
placer l’usine sous le patronage d’un saint local ou de la Vierge2 ou de la fait bénir par un prêtre3. Et
surtout on entretient les valeurs chrétiennes et morales tout en organisant la vie quotidienne du
personnel et de leur famille.
A Francières, le phénomène est d’autant plus marqué qu’il est légitimé par la situation d’isolement
de la sucrerie autour de laquelle s’est constitué le hameau. Après les logements d’ouvriers, qui
existaient déjà en partie le long de la route, au nord de la cour d’honneur, Gaston Benoit fonde en
1907 une école pour les enfants du personnel de la sucrerie, leur évitant ainsi de faire chaque jour les
trois kilomètres qui les séparent du village de Francières. Son épouse, Marguerite Benoit, fait ensuite
aménager une chapelle à l’intérieur même de l’espace usinier et prend en charge le catéchisme. Elle
met en place des ateliers de théâtre qui se déroulent dans les magasins à sucre. Dans l’entre‐deux‐
guerres, alors que le secteur tout entier se modernise et voit la naissance des premières
concentrations importantes de capitaux, Gaston Benoit privilégie le maintien d’une organisation à
dominante familiale. En plus des différents équipements et des logements, il doit procéder à
d’importants travaux liés à la production. Après l’incendie des bâtiments de l’aile droite en 1926, il
est contraint de faire reconstruire en urgence le laboratoire, qu’il profite de faire prolonger pour y
installer de nouveaux bureaux. Enfin, au Nord, il fait construire une nouvelle distillerie qui est mise
en fonctionnement en 1933. C’est dans cette configuration spatiale que l’usine va fonctionner
jusqu’à sa fermeture en 1969. Victime d’une gestion et de choix techniques archaïques, elle ne va
plus être en mesure de rivaliser avec les grands groupes industriels.
Sans qu’il soit décidé de démolir véritablement l’ensemble des bâtiments du site, l’usine va être
débarrassée de tout son matériel et entrer progressivement dans une phase d’abandon qui va durer
près de vingt‐cinq ans.
LA PATRIMONIALISATION DU SITE INDUSTRIEL
La sucrerie de Francières va être redécouverte en 1993, à la faveur d’une enquête d’inventaire du
patrimoine industriel. Son histoire exceptionnelle, marquée notamment pas la présence de Crespel‐
Dellisse, son ancienneté et surtout la lisibilité des strates de ses principales périodes d’expansion en
font rapidement un site de première importance aux yeux des chercheurs, et ce, malgré son état de
2
La sucrerie de Nizy‐le‐Comte (Aisne), construite en 1865, était placée sous le patronage de la Vierge. Elle fut bénie par l’archiprêtre de
Laon le 5 décembre 1865.
3
En 1857, le Maire de la commune du Verguier (Aisne) souhaita faire bénir la distillerie d’alcool de betterave nouvellement construite.
120
conservation dégradé. Cet intérêt gagne bientôt le propriétaire qui redécouvre une partie de son
héritage familial. Enfin, une association de sauvegarde4 est créée en 1996 avec la volonté de
préserver ces bâtiments, de faire connaître l’histoire du lieu et surtout de créer un musée du sucre.
Les membres de l’association ASSF se lancent donc dans la collecte de témoignages des personnes
qui ont travaillé dans cette usine, dépouillent une partie des archives privées et étoffent ainsi
l’histoire du lieu. Ils récoltent également de nombreuses machines et objets provenant de sucreries
démantelées. Petit à petit, les éléments d’un futur musée se mettent en place. Mais, lorsqu’en 1996,
l’association propose la protection de la sucrerie au titre des Monuments historiques, la COREPHAE
ne perçoit pas la crédibilité d’un projet de musée, qui ne semble porté que par une poignée de
passionnés, et ne donne pas une suite favorable à cette proposition. L’importance historique est bien
soulignée mais l’état de friche, voire de péril que présentent certains bâtiments, exclut une
quelconque protection sans qu’un véritable projet de réaffectation y soit associé. La perspective d’un
nouvel usage est ici comme ailleurs la seule garantie de pérennité des bâtiments. A l’époque,
l’association vient tout juste d’être créée et l’idée de musée n’est pas assez avancée pour être une
solution crédible.
Si l’enthousiasme des premiers temps est un peu entamé après le refus de la commission, très vite
l’association redouble d’efforts et se lance dans l’écriture et la publication de l’histoire de la
sucrerie5. Elle obtient parallèlement le financement par la DRAC d’une première étude de faisabilité
menée par le cabinet Menighetti Programmation. Sur la base de premières réflexions
muséographiques associées à une analyse sanitaire du site et de son potentiel, l’étude conclut à la
faisabilité d’un musée du sucre et pose les premiers jalons de ses conditions. Le dossier de demande
de protection est examiné à nouveau en 1999 et, cette fois, la sucrerie obtient l’inscription à
l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques6. La sucrerie de Francières devient le
premier établissement sucrier de France métropolitaine ‐resté le seul à ce jour‐ à obtenir une telle
reconnaissance patrimoniale. Mais au‐delà de ce statut, d’importants travaux de mise hors d’eau
doivent être engagés. Le propriétaire les réalise dans les premières années qui suivent, avec le
soutien financier de la DRAC.
Parallèlement, le projet de musée du sucre fait l’objet d’études complémentaires. En 2006, un avant‐
projet est confié à l’agence l’Harmattan qui décline une muséographie assez ludique, articulée autour
de la fabrication du sucre et de la gourmandise.
LA RECONVERSION EN ESPACE MUSEAL
La genèse du projet
Le projet de création d’un musée consacré à l’industrie sucrière était déjà dans les statuts de
l’association de sauvegarde, qui marquait dès le début son ambition. Plusieurs études de faisabilité,
dont celle menée par le cabinet l’Harmattan en 2006, appuyèrent cette démarche, tout en en
montrant le coût, et donc les limites. La réhabilitation du site et son aménagement pour créer
l’OdySucre étaient alors estimés à plus de 14 millions d’euros, dont la moitié consacrée à la
réhabilitation architecturale. Aucune collectivité n’était prête à s’engager seule dans le financement
de ce musée, dont la fréquentation estimée semblait d’ailleurs bien surévaluée7. Le cabinet concluait
d’ailleurs à la nécessité d’obtenir l’appui et l’investissement de partenaires privés, et soulignait la
capacité de cet ensemble industriel à devenir un site identitaire de la Picardie toute entière.
4
L’Association pour la Sauvegarde de la Sucrerie de Francières est créée en 1996 et présidée par l’historien Jean‐Pierre Besse.
Association pour la Sauvegarde de la Sucrerie de Francières, 1999, « La sucrerie de Francières : Mémoires ». Francières, ASSF.
6
Arrêté de protection au titre des Monuments historiques en date du 22 juin 1999.
7
La fréquentation prévisionnelle est évaluée à 70000 visiteurs la première année pour atteindre 100000 visiteurs quatre ans plus tard. A
titre comparatif, le familistère de Guise accueillait 25000 visiteurs en 2006 et a progressé de 15 % par an en moyenne, grâce à l’ouverture
régulière de nouveaux espaces. Le site a atteint 52000 visiteurs en 2011 et les 70000 visiteurs ne sont pas attendus avant 2014. En terme
de fréquentation, il est aujourd’hui le premier musée du département de l’Aisne.
5
121
Ces deux éléments furent repris par la Région, engagée dans une volonté de valoriser trois sites
représentatifs de l’identité industrielle picarde. La sucrerie de Francières fut ainsi retenue au même
titre que le familistère de Guise (Aisne) et les anciens tissages Saint Frères à Flixecourt (Somme).
En 2009, en accord avec la DRAC, cet engagement fut conditionné, d’une part, à l’abandon de l’idée
du musée en tant que tel, pour des raisons de coûts de gestion importants, au profit d’un parcours
d’interprétation, et d’autre part, à une approche muséographique associant l’histoire du site, celle de
l’industrie sucrière et une présentation des enjeux d’avenir de la filière, avec les pôles de
compétitivité et les utilisations futures des cultures non alimentaires.
Une fois le projet délimité, le financement fut apporté principalement par le dispositif européen du
Programme de restructuration national (PRN) accompagnant la restructuration de l’industrie
sucrière8. Il fut complété à parité par un financement de la Région et du Département, ainsi que par
le mécénat du groupe Tereos, premier groupe sucrier mondial, et du Crédit Agricole Brie‐Picardie.
Parmi les contraintes imposées par le financement européen, figuraient un plafond limité à deux
millions d’euros, un taux d’aide à 100 %, et un délai de réalisation du projet fixé à un an.
La réalisation
Ces éléments de programme et le financement du projet à deux millions d’euros ont obligé à revoir
fortement l’ambition qui caractérisait les études précédentes au profit d’une solution pragmatique,
adaptée à la situation et aux délais.
D’emblée il est apparu évident que l’ensemble du site ne pouvait bénéficier de cette réhabilitation et
qu’il ne fallait pas concentrer les travaux sur les bureaux et le laboratoire situés à droite de la cour
pavée, comme cela avait été imaginé initialement pour des questions de dimensions. Quitte à ne pas
tout réhabiliter, il fallait que les bâtiments concernés par cette première tranche de travaux soient
particulièrement représentatifs, voire symboliques. Le choix se s’est donc porté sur les deux grandes
halles de fabrication qui occupaient le fond de la cour pavée. C'est en effet dans l’une de ces halles –
la halle Thirial ‐ que tout avait commencé et que se trouvait donc l’origine de la toute première
sucrerie de Francières. Les murs de brique portaient par ailleurs de nombreux stigmates de
l’évolution du site, qui rendaient intelligible son histoire. La reprise des murs de brique, l’obturation
des ouvertures d’origine constituaient autant d’indices à exploiter et montrait comment les maîtres
d’ouvrages successifs avaient eu le souci de répondre aux évolutions techniques et aux
agrandissements, sans effacer ce qui avait été fait auparavant pour, au contraire, adapter l’existant
aux nouveaux usages.
La troisième raison avancée pour privilégier ces halles, a été qu'elles concentraient sur différents
niveaux les principales étapes de fabrication du sucre. Leurs volumes, vastes et hauts, permettaient
de fournir, comme nulle part ailleurs sur le site, l’échelle de cette industrie. Et de surcroît, ils
pouvaient accueillir la portion d’un diffuseur, véritable pièce maîtresse du processus d’extraction du
sucre de betterave, longue de plus de 13 m et pesant près de 90 t. Pour toutes ces raisons, il était
logique d’amener le visiteur prioritairement dans ces espaces, qui constituent le cœur même de la
sucrerie.
Après avoir fait le choix des volumes à investir, les contraintes budgétaires ont orienté naturellement
le parti pris de la réhabilitation architecturale. Pour l’architecte Yves Bour de l’agence YX, il fallait
simplement suivre le cours de l’Histoire, sans chercher à revenir à un état antérieur, forcément
hypothétique et partiel. Une telle démarche aurait d’ailleurs eu l’inconvénient, selon la période
retenue, de laisser de côté une partie importante des bâtiments composant la sucrerie dans sa
globalité. Quel sens donner, en effet, aux bâtiments des années trente en considérant un état de la
sucrerie telle qu’elle pouvait être au début du siècle ? s’engager dans un tel processus revenait à
hiérarchiser les périodes de constructions sans avoir les éléments objectifs pour en privilégier une.
8
« Document régional du programme de restructuration national ‐ Région Picardie : aide à la diversification dans le cadre de la réforme de
l’industrie sucrière », p. 29. Fiche PRN‐323 E.
http://draaf.picardie.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/DR‐PRN_Picardie_V3‐5bis_cle8fd768.pdf
122
Aussi, plutôt que de tenter de restituer un état 1860, 1900, 1930 ou même celui du site tel qu’il était
au moment de sa fermeture en 1969, il est apparu plus pertinent de placer cette nouvelle
intervention architecturale dans la continuité des phases précédentes, de respecter l’évolution
jusqu’à l’état de friche, et même de considérer cette dernière phase comme partie intégrante de
cette évolution.
L’intervention architecturale a donc consisté à traiter les murs par une simple purge et un
rebouchage des parties dégradées tout en laissant l’élévation entièrement brute et apparente à
l’intérieur. Il en était de même pour les parties métalliques, dont la rouille était simplement
stabilisée. Si les travaux les plus spectaculaires ont sans doute été le transfert des deux machines à
l’intérieur des espaces qui leur était dévolus, les travaux les plus conséquents ont consisté dans
l’installation d’une nouvelle structure porteuse indépendante destinée à soutenir la nouvelle toiture
des deux halles de fabrication, tout en évitant de fragiliser les murs de l’ancienne sucrerie. Pour
respecter l’esprit de la restitution architecturale qu’il s’était imposé, l’architecte a fait le choix du
verre comme matériaux pour les parties à restituer. Ce matériau présentait le double avantage de
limiter l’impact visuel de l’intervention tout en garantissant une luminosité importante. Le même
esprit guida le choix de la clôture sur cour de l’ancienne halle Thirial par un mur rideau en verre. Là
encore, cette option a permis d’apporter une touche de modernité particulièrement adaptée à un
espace destiné à l’exposition Promesses végétales, qui présente les perspectives d’avenir des
industries agro‐ressources.
Enfin, Il était important que les visiteurs puissent accéder aux espaces réhabilités tout en voyant les
autres bâtiments, rendus pourtant inaccessibles pour des raisons de sécurité. Cet élément constituait
un élément de programme de l’interprétation globale du site. Dans la mesure où le parcours
muséographique évoquait le logement patronal, la distillerie, le four à chaux ou les bureaux, il était
primordial de pouvoir les montrer.
La solution retenue a donc été de poser un cheminement de caillebotis métallique sur le pavé ancien
de la cour et de le border d'un garde‐corps allant des pavillons d’entrée à la halle Thirial. Un dispositif
similaire a aussi été utilisé pour la terrasse d’observation extérieure, située au sud de la halle de
diffusion. Un tel choix présentait plusieurs avantages : c'était d'abord un choix économique, qui
pouvait être réversible lorsque d'autres bâtiments seraient accessibles. En outre, il permettait de
préserver le pavage ancien, de répondre aux exigences d'accès pour les personnes à mobilité réduite,
et, par le choix des matériaux, de renforcer l’image d’un site en chantier, dont la réhabilitation n’est
pas achevée. Enfin, le garde‐corps trouvait un dernier usage, comme support aux pupitres
d'interprétation du site.
Pour autant, cet ensemble de solutions architecturales n’a pas été exempt de critiques. Il a constitué
la réponse architecturale à un programme de reconversion, limité dans le temps et sur un plan
budgétaire. L’urgence a sans doute empêché l’élaboration d’une véritable programmation intégrant
tous les espaces. Cette absence handicape la poursuite des travaux et légitime actuellement
l’absence d’engagement des partenaires potentiels. Même s’ils sont convaincus de la nécessité de
poursuivre la réhabilitation du site, il est difficile de les mobiliser tant que les usages et les priorités
ne sont pas définis clairement.
L’autre critique relevée tient, dans une vision globale, à l’aspect à peine visible de l’intervention
architecturale, qui, pour beaucoup, est apparue trop minimaliste pour modifier l’image négative et
peu engageante de la friche industrielle. Pour le visiteur, l’aspect extérieur rend à peine perceptible
le travail effectué. Cette impression est d’ailleurs renforcée par l’absence de traitement des abords
immédiats. Pourtant, c’est bien dans cette finesse de traitement que réside la qualité du projet
architectural et dans cette impression qui oppose l’extérieur, laissé relativement brut, à l’intérieur
dynamisé par le traitement du sol, les éclairages et les couleurs utilisées dans la scénographie du
parcours.
123
CONCLUSION
Il aura fallu plus de quinze ans pour que la première pierre du projet de l’Association de Sauvegarde
de la Sucrerie de Francières soit enfin posée, pour passer de la friche industrielle au parcours
d’interprétation du patrimoine. Certes le lieu n’est pas encore entièrement accompli. Il ne constitue
pas le musée rêvé par l’association et ne résout pas encore le sort des collections d’objets accumulés,
mais son état actuel marque un jalon essentiel qui appelle d’autres phases. Le public peut néanmoins
parcourir les 900 m² désormais accessibles et découvrir l’une des plus anciennes sucreries de France.
Il peut également comprendre le processus de fabrication du sucre, son histoire, et connaître les
enjeux à venir des usages non alimentaires des agro‐ressources.
REFERENCES
Association pour la Sauvegarde de la Sucrerie de Francières, 1999, « La sucrerie de Francières :
Mémoires ». Francières, ASSF.
Besse, J.P., 2008, « La sucrerie de Francières : une aventure industrielle », Vieilles Maisons
Françaises, 255, 60‐63.
Bour, Y., Fournier, B., Varoqueaux, M., 2010, « La nouvelle vie de la sucrerie de Francières (Oise) ».
Archéologie industrielle en France, 57, 16‐25.
Lazzarotti, O., 1999. « La sucrerie de Francières (Oise) : friche industrielle ou élément du
patrimoine ? ». Hommes et terres du Nord, 123‐128.
Schnackenburg, C., 2010, « Histoire de l’industrie sucrière en Picardie (1810‐2010)», Paris,
L’Harmattan.
AUTEUR/AUTHOR
FOURNIER Bertrand
Direction de l’Inventaire et du patrimoine culturel – Conseil régional de Picardie
Chercheur chargé du patrimoine industriel
bfournier@cr‐picardie.fr
124
125
FROM AN INDUSTRIAL MEMORY TO A CONCRETE PRESENCE: THE CASE OF
THE “PARABOLOIDE” IN CASALE MONFERRATO
Spyridoula‐Lida KITSAKI
RESUME/ABSTRACT
The “Paraboloide”, a clinker depot constructed in reinforced concrete during the late 1920s, is the
only surviving part of the Ex‐Italcementi complex in Casale Monferrato, the Italian “cradle of
cement”. The present article deals with the safeguarding of this outstanding building which, thanks
to its imposing architectural result and the refined use of a new, for that time, material, is nowadays
considered an industrial monument. This objective, however, was compromised by the vast
dissolution of the building’s industrial past and its material deterioration throughout the last
decades. A transversal reading of the current situation helped to establish the framework of the
urban setting where the rehabilitation proposal would be allocated. The main conservation decisions,
as implemented in a hypothetical rehabilitation proposal, aimed to highlight a building‐landmark for
Casale Monferrato by rendering it a reference point where the industrial past and the cultural future
of the town merge.
MOTS CLES/KEYWORDS
cement industry, clinker depot, concrete architecture, parabola, museum of industry
INTRODUCTION
The first attestations that confirm the presence of lime extracting activities throughout the territory
of Monferrato, date back to the II century A.D., while the “calce forte” (strong lime) of Casale is
mentioned during the Medieval times, when the territory is under the dominance of Paleologi di
Monferrato. In the territory of Casale, during the second half of the XVIII century there was a notable
development of the stone’s extraction and elaboration, which set the basis for the affirmation of
Casale as national capital of the lime and the cement1. The market, always more active, was asking for
a major quantitative of hydraulic lime and, apart from Casale, also another town of Italy, Bergamo,
prepared a similar product. In order to stand up to the competition, the businessmen from Casale
considered getting united in a society in 1867. The agreement took place on the 27 March 1870 and a
collective society was founded, under the name “Società Anonima di Casale Monferrato per la cottura
di calce idraulica”. The Society disposed an enormous capital for the erection of the so‐called
“Robatti” plant in 1874, in the zone Piazza d’Armi, which took the name “Stabilimento Robatti”, since
it was raised on the terrain belonging to Conte Robatti2.
The Anonymous Society, that was the major industry of Casale, started having contacts in 1914 with
the “Società Italiana Cementi di Bergamo” and, after long negotiations, an agreement was reached.
The union was probably provoked by the crisis in the sector, due to the strong competition with
foreign cements, sold in lower prices, and by an overproduction at a national level. This episode,
which represented the most important corporative agreement of the cement‐production industry in
Monferrato, signed the end of the autonomy of the largest productive unit in Casale, the Anonymous
Society, and the beginning of the decline of Casale’s industry. The new, merged society constructed in
1
Rossini G.M., 2005, « Oltre l’archeologia industriale : incubatore per l’innovazione a Casale Monferrato », Torino.
Cappa R., 1985, «Appunti per un archivio di archeologia industriale ‐ Gli insediamenti industriali nel casalese tra ‘800 e ‘900», Alessandria,
Edizioni dell’Orso.
2
126
Casale, at the end of the 1920s’, a big complex in the zone of the Citadel, within the terrain of the
Anonymous Society’s “Robatti” complex3. It is the complex that included the clinker depot,
constructed in reinforced concrete with a parabolic section, called “Paraboloide”, and it represented,
beyond any doubt, an important presence in the panorama of the cement industries from a
technological point of view.
DOCUMENTATION
The documentation of not only the “Paraboloide”, but of almost all the industrial buildings of
Monferrato, has been quite problematic. In fact, as Rossella Cappa points out: «The construction
archives of Casale and the other communes are inconsultable when they are not absolutely
inexistent. The archive of the town of Casale nowadays results gathered until 1899, but filed only
until 1801. For the period between 1899 and 1935 the documents are not yet consultable, as the
sorting work has not yet been definitely concluded»4.
A first introduction to the building’s specific function is included in the report «Rimembranze sulla
cementeria ITALCEMENTI e in particolare sul capannone parabolico di deposito del clinker» of
Romano Vanoli, who was a worker at the plant: «Assumed by the society in 1943, at the age of
fourteen, I believe I am the only survivor capable of remembering and writing, in short, the specific
function of this building, which was an integral part of the factory’s technologic cycle and some of its
details, from the quarries to the plant for the expedition of the cement».
The clinker deposit consists of funnels of reinforced concrete, with a shape of reversed truncated
pyramids; under each pyramid, a hatch – called “bocca di leone” (lion’s mouth) – was located for the
extraction of the clinker by gravity. At the left side of the deposit, some cells allowed the discharge of
the gharries with the other necessary materials: gypsum, corrective and other materials for the
production of 500‐type cement and the hydraulic lime. The necessary material for the pulverization
of the cement was extracted by the deposit and full rustic wagons hanging from a monorail, with
other opportune exchanges, arrived at the corresponding funnel where the discharged mix, through
a bucket elevator, arrived, at the corresponding altitude, at the feeding silo of each mill.
One could say that the memory of the “Paraboloide” is endangered, since the chartaceous
information is scarce, while the verbal testimonies of the people who lived and worked there risk
being lost together with them. The continuation of the archive research, however, might still give
some interesting results. An extensive series of interviews with the locals and the former workers of
the plant, however, should be planned in the immediate future. As an overall conclusion with regards
to the industrial past of the “Paraboloide” and its contribution to the formation of the building’s
identity, it could be said that this particular character of the building is almost extinct by now, as the
mechanical equipment of the building is not present at the interior of the building, which has been
radically emptied, and no detailed documentation has arrived to us today. It is very likely that the
atmosphere and the configuration of its space can never be reconstructed again. What remains to
see is how the material substance of its reinforced concrete shell continues to transmit important
heritage values to us today.
COMPARATIVE ANALYSIS
Even though the “Paraboloide” of Casale Monferrato, with its extraordinary structure and its
rationalized design, seems to be a unique case of industrial building, numerous examples of the same
building typology can be found spread throughout Italy. The illustration of the various buildings under
this category in terms of time period, function and scale, should contribute to a better understanding
of the value “Paraboloide” not only as a symbol of the cement industry for Casale Monferrato, but
3
4
Fumagalli C., 1964, « La ltalcementi, origini e vicende storiche », Bergamo.
See note 2.
127
also as a testimony of a particular typology at a national level and a pioneering example of the use of
reinforced concrete for such structures.
The great architectural expressiveness, inherent in reinforced concrete – after the indisputable high
notes of its “childhood” – began to appear during the 1920s only in works of high structural loads. A
singular process was therefore verified: those works –such as bridges, viaducts, industrial sheds –
were generally regarded as “neutral” from an architectural point of view, covered, in short, by a
technical immunity that deprived them from an architectural personality, confining them into a
grayness and an anonymity, were to build the “new frontiers” of the reinforced concrete
architecture. It still remains unclear why reinforced concrete was commonly not exposed as an
architectural feature of the industrial society, as was indeed the case in many industrial buildings. It
was only after the turn of the last century that the development and the use of concrete led to
buildings that took full advantage of the material properties and the versatility of reinforced
concrete. Large spans and heights were constructed for example in silos, bridges and towers, while
concrete shells and saddle‐shaped parabolic roofs were used for medium and large halls5.
Paraboloids and hyperboloids were the new geometric figures realizable with this material, such as,
for example, the Orly Hangars (1916), the hyperbolic profile cooling towers, 180 m high with a
minimum thickness of 7.6 cm, in Chivaux, France (1930), or the pavilion of the cement industry in the
exposition of Zurich (1934), with the spectacular parabolic profile thin vaults of Robert Maillart.
Other famous similar constructions, based on the principle of the reversed catenary arch, are the
projects by Antoni Gaudì, e.g. the roofing of Casa Milà and Casa Batllò, the Colegio de Las Teresianas,
the study models for Sagrada Família etc. These are among the few cases in which a simple
mathematical approach of the structure’s behavior is close to the reality: it is undoubtedly one of the
amazing achievements of mathematical intuition6.
Returning to the “Paraboloide” of Casale Monferrato, it is inevitable to compare it to the works of the
Italian engineer and architect Pier Luigi Nervi (21 June 1891, Sondrio, Italy – 9 January 1979, Rome,
Italy). Although Nervi’s primary concern was never aesthetic, many of his works, nonetheless,
reached the realm of poetry. Through his use of interpenetrating planes, of folded and bent plates,
and of warping surfaces, Nervi introduced a new three‐dimensional vocabulary into architectural
design. He reminded architects that «materials, statics, the technology of construction, economic
efficiency and functional needs are the vocabulary of the architectural speech». A special category of
buildings realized by Nervi in the 1950s is a series of parabolic salt depots, constructed in reinforced
concrete. These works, which interest the confrontation with our clinker depot, are located in
different parts of Italy, but they all share the same concept in their functional organization and the
exploitation of parabolic arches for the formation of the shed. Beyond any doubt, the “Paraboloide”
constitutes a herald of Nervi’s projects and it is almost certainly the first representative of this
building category in Italy.
HERITAGE VALUE ASSESSMENT
The heritage values of the “Paraboloide” can be read in two parallel levels: i) as a testimony of the
industrial past of Casale Monferrato, which is identified with the cement production, that is a local
value; and ii) as a brilliant example of a certain building typology, realized in reinforced concrete,
that is a supralocal value.
The local value of the “Paraboloide” is verified by the following criteria:
- Historic criterion
- Social criterion
- Associative criterion
5
Burkhard B., 1997, “A Modern Movement in engineering. Structural developments in architectural history”, The Fair Face of Concrete,
conservation and REpair of Exposed Concrete, p. 24‐32.
6
Bertolini‐Cestari C., 2011, « Il Paraboloide. Un’architettura resistente per forma : la volta sottile di Casale », Atti e Rassegna Tecnica degli
Ingegneri e degli Architetti in Torino, Nuova Serie, Anno 65, n. 2, p. 19‐25.
128
On the other hand, the supralocal value of the “Paraboloide”, recognized at a both national and
international level, is affirmed by the following criteria:
- Technical criterion (constructional aspect)
- Scientific criterion (functional aspect)
- Representative criterion
- Rarity criterion
- Aesthetic criterion
The major asset that attributes an extraordinary value to the building, and its main value that is still
tangible, visible and self‐evident today, is therefore its material aspect as a reinforced concrete
construction. Its industrial identity, on the other hand, has been severely compromised due to the
extensive alterations at the building’s interior and exterior and the removal of all the mechanical
equipment, thereupon can only be sensed as an intangible asset and after a certain interpretation. Of
course, those two aspects of the “Paraboloide” are like the two sides of the same coin: they
symbolize a brilliant accomplishment, where the concepts of container and content, form and
function, find an ingenious solution.
TOWARDS A “MISE EN VALEUR”
The “Paraboloide” in particular, as well as the whole area of Piazza d’Armi, have been the object of
various rehabilitation and mise en valeur proposals by the Commune and numerous professionals,
some of which have been partially implemented. Ever since the projects concerning Piazza d’Armi
have either been concluded or suspended, other projects relative to the mise en valeur of Casale
Monferrato’s industrial heritage have been launched within the territory. The management of this
great chapter of the town’s identity is a quite delicate question, as the town still counts the victims of
the asbestos‐cement industries that were present in Borgo Ronzone (the trial for the notorious
“Eternit case” was concluded in February 2012). The efforts are concentrated in the rehabilitation of
the terrains where the asbestos‐cement industries were located, as well as the highlighting of all the
other aspects connected to the cement production and the exceptional industrial buildings.
The Association “Il Cemento nell’identità del Monferrato Casalese” was founded on 22 April 2006,
precisely with the objective of creating a close collaboration between different entities: single
citizens, communes, universities, on a project of a great historical and cultural content in order to
safeguard, transmit and revalorize the industrial heritage linked to the cement and lime production
of Monferrato. At the initiative of the Association, a project for a touristic itinerary among the
industrial and mining sites included between the Communes of Coniolo and Ozzano Monferrato was
launched in 2008. The aforementioned project obviously includes the “Paraboloide”, which holds a
particular place among the various testimonies of Casale’s industrial identity. In fact, the Association
is majorly interested in this particular industrial shell and in its transformation for museal purposes.
Piazza d’Armi: in seek of an urban identity
The Detailed Plan for the Piazza d’Armi zone, the implementation instrument of the General
Regulatory Plan, assigns vast surfaces for parking, neighborhood green and public park, as well as for
public interest facilities, all together forming a unique metacentric area in respect to the foreseen
developments and a hinge of functional connection with the nearby trade show and recreation pole
(ex‐Eternit depots) in course of definition and realization. What is evident from the Detailed Plan is
the effort of the Commune to transform the “Paraboloide” into a cultural pole for the whole area;
the choice of restraining the constructions in its surrounding open spaces is indeed an appropriate
decision. The unobstructed view to the “Paraboloide” can, in fact, highlight its presence within the
building block, not to mention the issue of its sufficient functional connection with the rest of the
area. However, the arrangement of the surrounding green spaces could be considered kind of
customary and does not seem to take into account the specific characteristics and the (industrial)
origins of this particular building block.
129
In order to carry out an overall evaluation of the development perspectives of the Piazza d’Armi
zone, as it has been described previously, the method of the SWOT analysis was chosen, which can
be illustrated in the following table:
STRENGTHS
Two industrial monuments, the
“Paraboloide” (not listed) and the ex‐
Eternit magazines (listed)
Vicinity to the historic city centre
(distance 1,2 km)
Vicinity to the public gardens
(distance 500 m)
Served by public transport (Bus:
green line)
Vicinity to the railway (distance 750
m)
One of Casale’s former industrial
poles
Vicinity to industrial park of Buzzi
UNICEM
WEAKNESSES
Lack of urban squares
(“urban void”)
Traffic pressure in the
surrounding streets
Lack of cultural functions
Low architectural quality
of the surrounding
apartment buildings
Scarce mix of functions,
not frequented on a 24‐
hour basis
Not included in the
Limited Traffic Zone
OPPORTUNITIES
Requalification of the
“Paraboloide”, interest from
the Association “Il Cemento”
Cultural routes “Itinerari del
cemento”
Link with the EterNOT Park
Connection with the Citadel
THREATS
Building
speculation
Concentration of
car parking
Location of low
quality commercial
functions
Gentrification
Synthesis: Establishing a Conservation Plan
A Conservation Plan is a useful tool to assist those with responsibility for individual parts of the built
heritage to consider the needs of their site, building, monument or landscape and how it can be
effectively and efficiently managed. The building is currently abandoned and deprived from a
function; it is in a questionable state of conservation which is worsened day by day due to this
neglect. Luckily, it is currently a public property, therefore no major statutory consents or special
bureaucratic procedures are necessary. What comes up as an overall observation is the urgent need
to work on the building immediately, starting from its survey and recording.
The intervention area includes not only the building itself, but also its immediate surroundings. As
already seen, the building block of the “Paraboloide” is a very peculiar one, and the mise ne valeur of
the building is closely linked to the utilization of its surroundings. Therefore, the efforts for the
revitalization of the area and the subsequent design principles extend to the surrounding open
spaces.
The investments of the Region in «regional interventions for the development, the revitalization and
the enhancement of the touristic territories», the efforts of the Commune, as well as the initiatives
of local associations aim to the exploitation of the existing industrial building’s potential. This
exploitation could be realized with an insertion of a museal function inside the “Paraboloide”, within
a network of cultural routes that run through the whole area of Monferrato Casalese and unify the
remaining industries. The unique character, the symbolic value and the privileged position of the
former clinker depot within this network, make it a reference point for the historic center of the city
and an essential junction within this network of cultural routes. The efforts of the Commune and the
diligent Association “Il Cemento nell’identità del Monferrato Casalese” concentrate indeed on the
rehabilitation and reuse of the “Paraboloide” as a museum and exhibition space.
A REHABILITATION HYPOTHESIS
The hypothetical rehabilitation scenario for the “Paraboloide” starts with the assumption that its
space will be used for museal functions. The building’s surrounding space is vital both for its visual
perception and its functional diffusion; therefore, this proposal considers that the actual situation of
the building block remains unaltered in terms of construction, and takes into account the design of
this space as an “urban square”.
130
The building block of the “Paraboloide” is located at the margins of the route that connects the
railway station with the ex‐Eternit depots; at a larger level, it is practically the same route that
connects the historic city centre with the suburban green pole of the Citadel. Even though the route
passes only at the least frequented side of the building block, the presence of the “Paraboloide” can
be perceived along this route from various viewpoints. This intuition of a historical monument’s
presence should be paralleled to the work of an archaeologist, who suspects the presence of an
important historical exhibit thanks to some evidence, and digs into the earth until he comes up with a
finding. In the case of the “Paraboloide”, which is an outstanding testimony of the industrial
archaeology, the accessibility pattern should follow the same logic: the balance of the existing
surroundings is not disturbed with the opening of new axes, but the building’s strategic views are
elaborated in such a way that the building is highlighted and the potential visitor is intrigued and tries
to approach it.
When it comes to the design of an urban square, the question of how to define this square’s limits
comes up. In the Italian tradition, urban squares are usually perceived as open spaces within the
urban tissue, defined by civil buildings with public functions. With regards to this particular building
block, this is not the case: it is a building block that has lost its integrity, with a random, recent
building development that eliminated its precedent circulation pattern. Today, the “Paraboloide”,
after this wave of building speculation around it, has lost its organic surroundings which gave
meaning to its presence and its composition; yet, at the same time, the demolition of the complex,
which enclosed an industrial reality hard to understand from the outside, has somewhat highlighted
this outstanding structure. It seems that the “Paraboloide”, the only survivor from this insistent
attempt to eliminate the block’s industrial past, is in a dialogue with the only other testimony which
is left standing there, the ex‐Eternit depots.
The main interest of the hypothetical proposal for the rehabilitation “Paraboloide” focuses, of course,
on the building itself. All the attempts for the mise en valeur of the depot should aim to the
accentuation of its precedent function, which could be realized with the reinterpretation of its
circulation pattern and space arrangement.
In the ICOM definition, the museum is an institution at the service of society and its development.
We know that the museum world is linked to the concept of heritage, but it is far larger than this.
The museum world has evolved a great deal over the years, both in terms of its functions and
through its materiality and the main elements upon which its work is built. Museum architecture is
defined as the art of designing and installing or building a space that will be used to house specific
museum functions, more particularly the functions of exhibition and display, preventive and remedial
active conservation, study, management, and receiving visitors. Although the form of museum
buildings was often focused on safeguarding collections, it evolved as new functions in museum work
were developed7. When it comes to industrial heritage, the adaptation of an industrial site to a new
use to ensure its conservation is usually acceptable, except in the case of sites of especial historical
significance. New uses should respect the significant material and maintain original patterns of
circulation and activity, and should be compatible as much as possible with the original or principal
use.
In view of the building’s reconversion into a museal space, the organization its space and the
distribution of the various functions is the first priority: at this point, the scheme with the division of
the building in three different zones comes back. During the building’s “heyday”, it functioned as an
enclosed space that could not be looked into from the exterior, and the workers were basically
moving in the subterranean galleries; the ground level, on the other hand, was completely occupied
by the funnels. The division of the shell in three zones could be a starting point once again, but in
order to make this space accessible, it is necessary to reverse its initial configuration, and render the
ground level open and approachable. In this manner, the ground level would become a sort of a
“covered square” – a physical extension of the surrounding urban square – while the upper and the
7
Desvallées A., Mairesse F. (edited by), 2010, « Key Concepts of Museology », Armand Colin.
131
lower part of the building would host the museum and exhibition functions. In particular, the
museum function could be located at the “loft” that would be created in the upper level, while the
location of the exhibition space in the underground galleries would ensure the sustainability and the
continuous “productivity” of the place. This also offers another advantage, that of control in terms of
energy consumption and safety. Finally, the “passerella” at the top of the building could be rendered
visitable, offering a fascinating view of the town from the top.
One important question, however, is then imposed: if the building is divided in three zones, how will
its major assets be perceived from the visitors? As already affirmed, the building has a dual identity,
that of an avant‐garde reinforced concrete structure and that of an industrial testimony. Those two
aspects should be both visible from the ground level. Once again, the concept of the archaeological
activity returns: the visitor is invited to find out about the building’s significance through certain
intimations. This time, however, archaeology is not only performed looking downwards, as usual, but
also looking upwards at the reinforced concrete arches. The configuration of the paving at the
various levels should therefore permit the visual contact with the ground level, which becomes a sort
of a “mirror”.
CONCLUSION
After this argumentation, it seems that the direction of converting the “Paraboloide” into a museal
space could be regarded as admissible. The shell of the “Paraboloide”, however, represents certain
peculiarities if considered as a space destined to museal purposes. The logic and the arrangement of
the building impose some serious considerations, regarding its function as a public exhibition space.
The concepts of sustainable design and energy saving, as well as the facilities requirements, come to
add up in the reflection for the revitalization of the space. On the other hand, the intrinsic values of
the edifice, its industrial memories and its concrete structure, turn it into a museum of itself. Of
course the building would be destined to host objects related to the industry and labor of the
Monferrato territory, but the interrelation between container and content should be, once again, of
crucial importance. It seems that the accentuation of its structure, the interpretation of its former
function and the exhibition of objects are three components that could easily come into conflict,
rendering the restoration of this exceptional building a fascinating challenge for the future.
AUTEURS/AUTHORS
KITSAKI Spyridoula‐Lida
Ir. Αrchitecte NTUA
Hellenic ICOMOS
lida.kitsaki@gmail.com
132
133
LA RECONVERSION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL,
ENTRE SAUVEGARDE ET VALORISATION :
LE CAS DE L’ANCIENNE POUDRERIE ROYALE DE SAINT‐CHAMAS (13)
Carole KOCH
Farid AMEZIANE
Fabricia FAUQUET
Mélissa SCANDOLERA
RESUME
La Poudrerie Royale de Saint‐Chamas est créée à la fin du XVIIe siècle sur un territoire de la rive Nord
de l’étang de Berre, dans les Bouches‐du‐Rhône. Au fil des siècles, le site accueillant cette activité
industrielle militaire s’étend et gagne à la fois sur l’étang et sur la commune voisine de Miramas. De
la fermeture du site en 1974 à son acquisition par le Conservatoire du Littoral en 2001, si chaque ville
revendique une appartenance à ce lieu de patrimoine à la fois industriel et naturel, aucune ne
semble vouloir investir ce lieu de mémoire, source de tensions entre les deux municipalités. Dès lors,
le syndicat en charge de sa gestion focalise son action sur le maintien de la biodiversité de ce lieu
dont les atouts naturels sont valorisés en priorité. Dans ce contexte, le laboratoire de recherche
InsARTis de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille développe un projet portant sur
la valorisation des archives et du patrimoine bâti du site respectivement par numérisation et
modélisation 3D. L’équipe s’interroge sur les conséquences et les retombées d’une initiative qui
apporte une visibilité nouvelle et une reconnaissance culturelle au patrimoine industriel du site.
MOTS‐CLES
réhabilitation, reconversion, patrimoine industriel, friche industrielle, valorisation, sauvegarde,
poudrerie, Saint‐Chamas, modélisation 3D
ABSTRACT
The Royal Gunpowder factory of Saint‐Chamas was created in 1690 on the North shore of Etang de
Berre, a large inland body of salt water. Through the centuries the site expanded on the lake and on
the land of the neighbouring city of Miramas. From its closure in 1974 untill a French conservation
NGO bought the piece of land in 2001, none of the cities seemed to be interested in conserving nor
converting the industrial and natural heritage of the Poudrerie. While all efforts have been focused
on maintaining the extraordinary biodiversity of the park, a group of researchers at the School of
architecture of Marseilles (France) launched a project aiming at conserving and promoting local
archives and producing a 3D model of mills. This paper is the first step to assessing the consequences
and returns of a recently started project, i.e. the widened visibility and enhanced “cultural”
dimension granted to the industrial heritage of the site.
KEYWORDS
re‐qualification, conversion, industrial heritage, industrial wasteland, promotion, conservation,
powder mills, Saint‐Chamas, 3D model
134
INTRODUCTION
Après 300 ans d’existence, l’ancienne Poudrerie Royale de Saint‐Chamas a définitivement fermé ses
portes en 1974. Depuis lors, le site a traversé plusieurs périodes, qui lui ont conféré divers statuts :
d’un espace pollué et oublié – voire récusé – par les politiques et les populations locales, il devient un
« site naturel à préserver », grâce à l’intervention du Conservatoire du Littoral, qui en fait
l’acquisition au début des années 2000. En juillet 2011, le Conservatoire du Littoral lance une étude
sur la revalorisation des anciens moulins à poudre du site1, pilotée par des professionnels de
l’architecture et de l’urbanisme, qui, également chercheurs au sein d’un laboratoire de l’ENSA
Marseille2, décident fin 2011 de mettre en place un projet de valorisation des archives de la
Poudrerie, tenant compte à la fois de la politique de préservation mise en oeuvre et du potentiel
historique du site. Ce projet, démarré en janvier 2012, a entamé le classement, la numérisation et la
diffusion en ligne des archives en lien avec le site et la restitution historique du fonctionnement des
anciens moulins, notamment par la modélisation 3D des vestiges de ces bâtiments et des canaux qui
les alimentent, ayant également vocation à être diffusée en ligne et utilisée sur le site même de la
Poudrerie.
A la fois observateurs privilégiés de la lente transformation d’un site industriel remarquable et
acteurs contribuant modestement à sa reconversion, notre communication poursuit plusieurs
objectifs. Tout d’abord, il s’agit, au travers de son histoire, de retracer les différentes étapes et
d’identifier les acteurs successifs qui ont pris en charge (ou délaissé) la Poudrerie devenue friche,
jusqu’au « Parc » que nous connaissons aujourd’hui. Ce faisant, nous rendrons compte de l’évolution
de son image et de sa perception par les acteurs locaux. Après cet état des lieux, il conviendra de
présenter le « Projet de valorisation des archives de l’ancienne Poudrerie Royale de Saint‐Chamas »
qui ouvre de nouvelles perspectives dans le processus de patrimonialisation actuellement en cours.
En effet, l’une des spécificités de ce projet réside dans la dimension « virtuelle » de la reconversion
du site, qui ne prévoit, pour le moment, aucune intervention physique sur le bâti. L’autre originalité
du projet est qu’il étend considérablement le périmètre de rayonnement du site, qui passe d’un lieu
touristique local à un objet de recherche exposé à l’échelle nationale et internationale.
Du fait du démarrage récent du projet, la présente communication a été élaborée comme un
« témoignage actif » qui matérialise et illustre l’investissement de la société civile, là où les stratégies
politiques de développement local se révèlent parfois inefficaces ou insuffisantes. Les retombées
attendues du projet n’étant pas immédiates, notre analyse ne saura être exhaustive, et devra être
complétée dans les mois, et certainement les années à venir, lorsque le recul nécessaire aura été
atteint.
L’ancienne Poudrerie Royale de Saint‐Chamas : des sursauts de l’histoire à la réhabilitation
Saint‐Chamas est une petite ville portuaire de près de 7800 habitants3, située au Nord du
département des Bouches‐du‐Rhône et sur le rivage Nord de l’étang de Berre, à cheval entre les
communes limitrophes de Saint‐Chamas et de Miramas. Le vieux village a été construit sur la colline
du « Baou », espace fortifié au Moyen‐Age et donnant directement sur l’étang. La ville moderne se
développe en contrebas à partir du XVIIe siècle, avec la création du port et de la Poudrerie, première
industrie locale depuis la création du village.
1
Etude menée du 23/07 au 12/08/2011, supervisée par Farid Ameziane et Carole Koch, organisée dans le cadre d’un « Campus international »
de l’APARE (Association pour le développement régional), regroupant 7 étudiants et jeunes professionnels de 5 pays de la Méditerranée
2
Unité de Recherche INSARTIS, Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille
3
Source : INSEE (2009)
135
DE LA NAISSANCE D’UNE INDUSTRIE MILITAIRE (1690) A LA FERMETURE DU SITE (1974)
L’eau, à l’origine de tout
La présence de l’eau a favorisé l’essor industriel en Provence, notamment sur une zone allant de
Marseille à l’embouchure du Rhône.
Figure 1 Carte de la rade de Marseille au XVIIe siècle (source : AD 13)
Dès le Moyen‐Age, l’artisanat est très développé sur le rivage Nord de l’étang de Berre, mettant à
profit la force motrice de l’eau, disponible en abondance, pour faire fonctionner des moulins.
A Saint‐Chamas, où l’eau est acheminée grâce aux canaux de dérivation de la Touloubre, les premiers
moulins sont utilisés pour transformer le blé et produire de l’huile, puis cette énergie est utilisée
pour mouvoir les martinets à poudre. Par ailleurs, l’étang de Berre, relié à la Méditerranée par le
Chenal de Caronte, permet la circulation des marchandises produites dans la ville.
L’avènement de l’industrie de fabrication de la poudre, puis des explosifs
En 1690, Louis XIV, fait l’acquisition d’un domaine à la limite Nord Est de Saint‐Chamas et des droits
d'alimentation en eau de moulins à blé et à huile, pour y construire des moulins à poudre noire.
Le site s’étend alors sur une bande littorale d’un hectare et demi au pied d’une colline de safre à
l’écart du centre ville. Les moulins permettent le malaxage de la pâte issue du mélange de charbon
de bois, de soufre et de salpêtre, qui est ensuite séchée à l’air libre, tamisée et conditionnée pour
être acheminée sur des attelages vers le port.
La Poudrerie ne cessera ensuite de s’étendre par vagues successives, gagnant toujours plus sur
l’étang. Au plus fort de son extension, la Poudrerie couvrait plus de 130 hectares1, dont 60% sur la
commune de Miramas et 40% sur celle de Saint‐Chamas.
1
A ce jour, le domaine acquis par le Conservatoire du Littoral atteint les 117,7 hectares ; 4,6 hectares en bordure de la ville de Saint‐Chamas
ont été acquis par la municipalité de Saint‐Chamas à la fin des années 90, pour y installer notamment les Services Techniques ; une enclave
militaire d’environ 5 hectares en plein cœur du site ouvert au public, demeure.
136
Figure 2 Vue du port et de la Poudrerie de Saint‐Chamas (source : AD13)
Dès la fin du XIXe siècle, l’évolution des techniques de production et des besoins de l’armée
engendrent de grandes transformations du site. En 1887 commence ainsi la fabrication de mélinite,
explosif alors le plus utilisé en France. Au début du XXe siècle, la Poudrerie fabrique aussi de la tolite,
du phénol synthétique, de la crésilyte ou de la schneidérite2. La fabrication de ces produits dérivés du
pétrole est favorisée par le développement des raffineries pétrochimiques sur le pourtour de l’étang
de Berre à partir de la fin du XIXe siècle.3
De nombreux hangars abritant usines et ateliers sont construits : on dénombre 250 bâtiments au
plus fort du développement du site. Si cela augmente considérablement la dangerosité du site – le 16
novembre 1936, l’atelier 104, dédié au finissage de la tolite, explose et fait 53 morts et plus de 150
blessés ‐ la Poudrerie devient néanmoins une industrie majeure du pourtour de l’étang de Berre :
4500 personnes travaillent sur le site en 1946, alors que la population du village est de 3400
habitants4.
L’une des autres particularités de la Poudrerie réside dans la variété des espèces végétales qui s’y
sont développées, en partie de manière artificielle. En effet, on dénombre plus de 150 espèces
d’arbres différents, originaires de régions et de pays lointains. Cela s’explique par la nécessité de
planter les portions de terrain gagnées artificiellement sur l’étang afin de les assainir et d’entourer
les aires de fabrication les plus dangereuses d’arbres afin d’absorber l’onde de choc en cas
d’explosion.
La prolifération des espèces d’arbres est aussi due à la fantaisie de l’homme. Ainsi, les directeurs de
la Poudrerie qui se sont succédé, étaient logés au cœur du site, dans une demeure aujourd’hui
disparue et entourée d’un jardin planté d’une multitude d’arbres exotiques.
La seconde guerre mondiale et les travailleurs indochinois : une page particulière de l’histoire de la
Poudrerie
Pendant la seconde guerre mondiale, la Poudrerie manque de bras : les hommes ont été envoyés au
front, et les femmes, pourtant employées en nombre, ne suffisent pas à répondre à la demande.
Cette situation étant généralisée à l’ensemble des sites de production militaires du pays, le
gouvernement français décide de recourir à une main d’œuvre issue des colonies, principalement
d’Indochine, qui sera enrôlée de force.
A la Poudrerie de Saint‐Chamas, près d’un millier de travailleurs originaires de plusieurs provinces
d’Indochine sont recrutés pour assurer le fonctionnement du site, tout d’abord pour le
gouvernement français, puis sous l’autorité des forces d’occupation.
2
cf. Lafran Paul, La Poudrerie de Saint‐Chamas, Des origines à 1914 – Aperçu historique, Bulletin n°7 des Amis du Vieux Saint‐Chamas,
Marseille, 1983
3
cf. Daumalin Xavier, Du sel au pétrole: l'industrie chimique de Marseille‐Berre au XIXe siècle, éditions Paul Tacussel, Marseille, 2003
4
En 1917, le nombre de travailleurs atteint 7800 alors que la population est de 2449 en 1911 et de 2856 habitants en 1926
137
Cette page très singulière de l’histoire de France et, d’un point de vue plus local, de la Poudrerie
de Saint‐Chamas, a fait l’objet d’un travail d’investigation très poussé d’un journaliste français, Pierre
DAUM, à partir d’archives et d’entretiens réalisés en France et au Vietnam. Il décrit dans son ouvrage
publié en 20095 les conditions d’exploitation, proches de l’esclavage, de ces travailleurs dont la
présence dans le sud de la France a permis l’introduction du riz en Camargue.
1974 – 1999 : TRENTE ANS POUR « PRODUIRE » UNE FRICHE INDUSTRIELLE
Arrêt : les conséquences immédiates
Après trois siècles de fonctionnement, la Poudrerie cesse son activité le 30 juin 1974. La fermeture
du site laisse environ 300 Saint‐Chamassens et Miramassens sans emploi et impacte fortement
l’économie locale.
Le traumatisme semble encore plus fort du côté de Saint‐Chamas, dans la mesure où la Poudrerie,
intégrée à la ville, rythmait véritablement la vie de la cité. Avec cette fermeture, la Poudrerie est
coupée de la ville et il faudra encore attendre de nombreuses années avant qu’un processus de
réappropriation ne se mette en marche.
Démantèlement et décontamination, avec le maintien d’activités militaires
En 1977, l’établissement, dont le propriétaire demeure l’Etat, est désaffecté et la plupart des
bâtiments sont démolis puis le site dépollué. Cette vaste tâche dure jusqu’en 1995.
Malgré l’arrêt des activités de production d’explosifs, la fabrication de torpilles est mise en place sur
le site, à l’initiative de la Direction des Constructions Navales de Toulon, jusque dans les années 90,
ce qui a permis le maintien des quelques bâtiments encore en usage aujourd’hui.
La base militaire d’Istres utilise la Poudrerie et son parc jusqu’au début des années 2000 pour des
manœuvres et des exercices d’entraînement.
Plus de vingt ans après sa fermeture, le site n’est donc pas encore prêt à une reconversion, ni même
ouvert au public.
Rivalités politiques locales : des freins à l’élaboration d’un projet commun
Le statut administratif de la Poudrerie est particulier. Située à cheval entre deux communes
rattachées à deux intercommunalités6 aux couleurs politiques distinctes, les tensions et les rivalités
ont toute latitude pour se développer. Ce climat n’est pas propice à une collaboration autour d’un
projet commun, bien qu’entre la fermeture du site et le début des années 90, plusieurs idées de
reconversion aient été évoquées (voir liste en annexe).
Une fois la décontamination terminée, les élus des deux communes ne semblent s’intéresser à la
friche qu’en termes de réserve foncière ou d’espace de loisirs. Ainsi, en 1997, la municipalité de
Saint‐Chamas acquiert une bande de 4,6 hectares le long de l’ancienne entrée principale du site pour
y installer ses Services Techniques, et plus récemment une école maternelle, une cantine scolaire, les
archives municipales et le conservatoire de musique. Un théâtre de verdure y est également
construit.
On retrouve cette entrée majestueuse sur de nombreux documents iconographiques de l’époque
(exemple ci‐dessous).
5
cf. Daum Pierre, Immigrés de force. Les travailleurs indochinois en France (1939 ‐ 1952), éd. Solin/Actes Sud, coll. Archives du colonialisme,
2009
6
Saint‐Chamas appartient à la communauté d’agglomération « Agglopôle Provence » (plutôt marqué à droite) et Miramas au Syndicat
d’agglomération nouvelle (SAN) « Ouest Provence » (résolument à gauche)
138
Figure 3 Entrée principale de la Poudrerie vers 1900 (Collection L. A.)
Des tensions entre les équipes politiques qui, de la fin des années 70 au début des années 2000, se
sont succédées au sein des deux municipalités, n’ont pas facilité la mise en place d’une stratégie
commune. A certains moments, le dialogue entre des équipes municipales de bords politiques
opposés ou rivaux a même pratiquement été rompu.
D’une friche industrielle à un « Parc » naturel
Le site, à l’abandon depuis la fin des années 1970, a vu la nature reprendre ses droits. De
nombreuses espèces végétales et animales7 présentes se sont développées au sein d’une mosaïque
de milieux8. Les traces de l’ancienne activité industrielle n’ont pas complètement disparu, puisque
demeurent certains vestiges : les bâtiments de l’entrée principale et son portail majestueux, trois
anciens moulins à poudre noire, la tour de safre creusée dans la colline, des galeries souterraines,
des ouvrages hydrauliques ou encore des restes de voies ferrées.
Les collectivités ne prennent que tardivement conscience de la richesse et du potentiel de cet
espace. Dès le début des années 1980 pourtant, apparaît en France une sensibilité naissante à l’égard
de la notion de « patrimoine industriel » (CHASSAGNE, 2002). L’idée d’une reconversion, à des fins
culturelles, de ce qui était jusque‐là vu comme de simples friches abandonnées, se diffuse suite à
divers colloques et publications (ANDRIEUX, 1991).
Ce n’est qu’en 1998 que le Maire PC de Miramas, Georges THORAND, exige finalement la
réouverture du site au profit des habitants, lors des Journées du patrimoine9.
7
Près de 150 espèces d’oiseaux différentes ont été recensées à ce jour
Une zone sèche autour des collines, une zone humide constituée d’une roselière et d’une sansouire sur les rivages de l’Etang de Berre et,
exemple très rare en Provence, une zone de forêt de feuillus, de type ripisylve ainsi qu’un peuplement important d’espèces ligneuses
exotiques
9
Estimation de 10000 visiteurs sur 3 journées (source : Ville de Miramas)
8
139
Figure 4 : La tour de safre (APARE, 2011)
Des discussions sont alors entamées avec le Conservatoire du Littoral, un établissement public
national ayant pour vocation de protéger et de conserver les sites naturels et les paysages des
rivages lacustres et maritimes, dans le cadre d’une politique d’acquisition. En 1999, le SIANPOU
(Syndicat de l’ancienne Poudrerie) voit le jour, syndicat de gestion du site, qui rassemble les
municipalités de Saint‐Chamas et Miramas.
ACQUISITION DU SITE PAR LE CONSERVATOIRE DU LITTORAL (2001) : L’AMORCE D’UNE TIMIDE
RECONVERSION
Une stratégie « écologique » basée sur un interventionnisme minimal et une fréquentation limitée
L’acquisition par le Conservatoire du Littoral est finalisée en 2001. Le nouveau propriétaire engage
alors une stratégie de préservation stricte du site, basée sur une approche tout d’abord écologique,
qui passe par la mise en valeur de la dimension « naturelle » de la Poudrerie.
Des études sont lancées entre 2001 et 2003, parmi lesquelles un plan d’aménagement et de gestion,
proposant une réflexion globale sur le devenir du site. Jusqu’à présent, les actions proposées par ce
plan – qu’il s’agisse de son volet « naturel » ou « bâti historique » ‐ n’ont été que peu suivies.
Les interventions sur les espaces naturels ont été minimales et n’ont concerné jusqu’à présent que la
sécurisation des zones dédiées à l’accueil du public. Les propositions visant à réhabiliter, reconvertir
et valoriser le patrimoine bâti existant et doter la poudrerie des services et animations
indispensables pour en faire un véritable lieu de mémoire industrielle sont pour le moment restées
sans suite.
Dès 2005, le programme Natura 2000 est mis en application et avec lui, deux directives européennes
concernant la protection des oiseaux10 et leurs habitats11.
Un positionnement centré sur la dimension « naturelle » du site
Du fait des contraintes liées à la préservation du site, la dimension « industrielle » de l’ancienne
poudrerie à travers son patrimoine bâti et son histoire sociale, économique et politique passe au
second plan.
En matière de gestion, le nouveau propriétaire entend maîtriser l’accès du public afin de limiter la
pression d’une fréquentation trop importante sur des milieux fragiles (site ouvert le mercredi après
midi et deux dimanches par mois, de 10h à 17h). Fermée en juillet et août, la Poudrerie accueille
néanmoins quelques manifestations locales tout au long de l’année.
10
11
Directive européenne 79/402/CEE, dite « directive Oiseaux »
Directive européenne 92/43 CEE dite « Habitats Faune Flore »
140
Les manifestations culturelles ciblant ou non la Poudrerie et son histoire sont assez rares. Seules
quelques expositions sont proposées par les associations culturelles locales qui s’appuient sur un
réseau de bénévoles érudits12.
Figure 5 : Figuier poussant entre les pierres de l’aqueduc amenant l’eau au moulin à poudre (APARE, 2011)
Ainsi, la friche industrielle de l’ancienne poudrerie, dont le patrimoine matériel (par exemple les
anciens bâtiments) a presque disparu, est en mauvais état ou n’est pas accessible au public est
positionné comme « espace naturel remarquable » ; on le nomme d’ailleurs le « Parc » de la
poudrerie. C’est ainsi que la plupart des usagers du site (habitants, scolaires, touristes, sportifs…) le
perçoivent ; la poignée « d’irréductibles historiens autodidactes » du village n’ayant pas les
ressources ni les moyens de valoriser davantage les atouts historiques du site.
Des moyens limités au fonctionnement a minima du site
L’une des autres raisons importantes de ce positionnement particulier qui valorise principalement le
volet « naturel » de la friche réside dans le peu de moyens dont dispose le SIANPOU, le syndicat de
gestion.
Avec un budget annuel inférieur à 80 000 Euros, et quatorze agents pour la plupart mis à disposition
par la ville de Miramas tout en étant affectés, pour certains, à d’autres tâches au sein de cette
municipalité, le SIANPOU consacre principalement ses ressources à la surveillance et à la sécurisation
du site.
En revanche, au sein de l’équipe opérationnelle du SIANPOU, il n’y a ni personnel d’accueil, ni
spécialiste des milieux naturels, du patrimoine ou de la gestion culturelle.
Le recours à des « chantiers internationaux de jeunes » pour des travaux se développe et mène à
l’organisation d’un premier « campus international de jeunes » à l’été 2011 pour la réalisation d’une
étude sur la réhabilitation des anciens moulins (cf. supra).
Les agents affectés sur le site sont confrontés à ce manque de moyens matériels contrastant avec
l’ampleur de la tâche qu’il leur faudrait réaliser pour répondre à la demande des usagers de la
Poudrerie. Travaillant pour la plupart depuis de nombreuses années au cœur de ce joyau, un peu à
l’écart, aux contacts limités avec l’extérieur, le site est en quelque sorte devenu « leur » domaine
privilégié.
Du point de vue administratif, un Comité de gestion se réunit chaque année pour faire le point sur
l’avancée du Plan de gestion élaboré tous les cinq ans. Au sein de ce comité, siègent des
12
En particulier l’Association des Amis du Vieux Saint‐Chamas, créée en 1948, qui est à l’origine de la création du musée municipal, labellisé
« Musée de France » depuis peu. Depuis sa création, les membres de l’association ont mené des recherches qui ont permis la publication de
près de quarante ouvrages sur différents sujets en lien avec le village et son histoire
141
représentants du Conservatoire du Littoral, des deux municipalités, le SIANPOU, des associations
locales (culturelles et de défense de la nature) ainsi que des collectivités.
Un manque d’ambition malgré un conflit de mémoire
En définitive, la préservation de la mémoire industrielle et la reconversion des éléments tangibles qui
la constituent souffre principalement du manque d’investissement des acteurs de la sphère publique.
C’est là un phénomène contraire à ce que l’on peut observer en présence d’anciens sites industriels
au potentiel équivalent à celui de la Poudrerie, mais pour lesquels les politiques publiques ont elles‐
mêmes pris l’initiative de se mettre au service des territoires (GASNIER, 2011). Sans volonté politique
forte, il ne peut en effet y avoir de projet de réhabilitation ou de reconversion (KOURCHID et MELIN,
2002).
On remarque ainsi que sur d’autres sites comparables, la prise en charge a été différente et les
résultats tout autres. L’exemple de la reconversion de l’ancienne dynamiterie Nobel de Paulilles,
dans les Pyrénées Orientales, constitue un contraste frappant avec la poudrerie de Saint‐Chamas. En
effet, le site, qui a également été acquis par le Conservatoire du Littoral, présente des richesses aussi
remarquables que celui de Saint‐Chamas, tant sur le plan de la biodiversité et des milieux que
concernant le patrimoine industriel. La gestion du site a été prise en charge par le Conseil Général
des Pyrénées Orientales, et douze millions d’Euros ont été investis pour la reconversion de ce parc de
17 hectares en bord de mer accueillant 200 000 visiteurs par an.
Bien que revendiquant – autant à Saint‐Chamas qu’à Miramas – une appartenance particulière au
site13, aucune des deux municipalités n’a pris depuis trente ans de décision forte ou d’initiative pour
une véritable reconversion et une valorisation effective du patrimoine industriel de la Poudrerie.
Un conflit de mémoire se développe entre Saint‐Chamas et Miramas. Les tensions sont notamment
visibles autour des commémorations de l’explosion meurtrière de 1936, qui, jusqu’à la création du
SIANPOU, étaient exclusivement organisées à Saint‐Chamas, par la municipalité. Dès lors est instauré
un « roulement » qui permet à Miramas de prendre en charge cette commémoration une année sur
deux.
En l’absence d’un projet commun, il semble que chaque municipalité se soit quelque peu retranchée
sur « sa » partie de territoire : Saint‐Chamas en utilisant la réserve foncière issue de l’achat au
Ministère de la défense de la partie limitrophe à la ville basse, Miramas en favorisant l’usage du
« Parc » à des fins de loisirs à la disposition des associations et centres aérés locaux.
LE PROJET DE VALORISATION DE L’UR INSARTIS DE L’ENSA MARSEILLE : LE NUMERIQUE AU SERVICE
DE LA CONSERVATION
Les origines
Le « Projet de valorisation des archives de l’ancienne Poudrerie Royale de Saint‐Chamas – Miramas »
est lancé par l’unité de recherche INSARTIS de l’ENSA – Marseille en janvier 2012.
Le point de départ de cette initiative est la découverte du site de l’ancienne poudrerie de Saint‐
Chamas en juillet‐août 2011, dans le cadre du « Campus international » de l’APARE (cf. supra).
Ce premier contact entraîne un constat évident : le site de l’ancienne poudrerie, situé sur deux
communes, recèle des trésors historiques et naturels à la fois méconnus, peu valorisés et pourtant en
danger : d’une part la stratégie mise en œuvre par le Conservatoire du Littoral à travers son syndicat
de gestion intercommunal ne permet pas une prise en charge complète des milieux14 et ne favorise
13
Chacune des villes revendique une appellation exclusive du site : la « Poudrerie de Saint‐Chamas » à Saint‐Chamas et la « Poudrerie de
Miramas » à Miramas (d’où le fait que nous l’ayons dénommée « la Poudrerie de Saint‐Chamas – Miramas »)
14
Le diagnostic d’un naturaliste, interrogé dans le cadre du campus, révèle que la gestion du parc est avant tout liée à la notion de
« propre », ne favorise pas la conservation de la biodiversité et s’apparente plutôt à la façon dont sont gérés les espaces verts. Ainsi, le
fauchage régulier des bas côtés détruit la pelouse sèche, l’un des types de végétation remarquable de la Poudrerie et dans la ripisylve
humide, l’aristoloche, hôte d’une espèce protégée de papillons : la diane
142
ni la visibilité ni la lisibilité du site et de son patrimoine au sens large. D’autre part, le « laisser faire »
de l’ensemble des acteurs publics menace la pérennité même de certains éléments tangibles du
patrimoine (notamment le bâti et les archives).
Le contenu
Archives et restitution historique en 3D
Le projet, dans son édition 2012, repose sur deux axes.
Tout d’abord, il prévoit le repérage (et le classement, si nécessaire) des fonds cartographiques,
iconographiques et des textes d’archives libres de droit ainsi que la numérisation d’une sélection de
documents en lien avec la Poudrerie. Ce corpus sera complété par la prise de vue d’objets relatifs à la
Poudrerie et l’ensemble donnera lieu à la création d’une base de données, qui sera mise en ligne sur
un site Internet dédié.
Le second volet consiste en la modélisation 3D des anciens moulins à poudre, qui servira de base à
un contenu muséographique et sera également mis en ligne. Cette maquette 3D dynamique
proposera une restitution historique dialoguant avec les données recueillies par l’analyse des
archives.
Autour de ces deux actions, des collaborations avec des scientifiques de champs disciplinaires
complémentaires (histoire, sociologie, géographie, archéologie…) sont en cours. Le présent article en
est l’une des premières étapes.
Par ailleurs, un travail de transmission auprès du grand public et des scolaires est également prévu : il
sera réalisé grâce à la mise en place d’un cycle d’information et de découverte s’appuyant sur des
fiches pédagogiques adaptées.
Etat d’avancement
Le projet repose sur une équipe constituée de professionnels et chercheurs en aménagement,
archivistique et histoire (voir présentation en annexe).
Depuis le démarrage effectif du projet, l’équipe a :
- accédé aux différentes sources documentaires pour les identifier,
- entrepris le classement de ces documents, objets et données et la production d’un inventaire
détaillé15 (sur le fonds des archives municipales de Saint‐Chamas)
- entrepris le développement de recherches et de publications scientifiques, ainsi que
l’organisation d’une conférence aux Archives Départementales des Bouches‐du‐Rhône et
d’un séminaire à l’ENSA – Marseille
- communiqué régulièrement sur l’avancée des travaux vers les partenaires du projet (état
d’avancement mensuel) et le grand public (relations presse)
- Une fois l’ensemble des classements et inventaires réalisés, il conviendra :
- de réaliser les prises de vues nécessaires,
- d’effectuer une sélection des documents, objets et données pertinents,
- de mener à bien la campagne de numérisation,
- de créer une base de données,
- de réaliser une modélisation 3D des anciens moulins,
- de valoriser ces données sur un site Internet,
- de développer des projets annexes (recherches, échanges, publications, conférences,
expositions)
15
Voir le Plan de classement en annexe
143
Les partenaires
Créé à l’initiative de l’UR InsARTis de l’ENSA – Marseille, le projet est porté par une structure
associative : ID Méditerranée, une association loi 1901 pour la réalisation d’actions de formation, la
promotion et le développement d’outils numériques à des fins de valorisation du patrimoine bâti.
Les municipalités de Saint‐Chamas et Miramas ont toutes deux donné rapidement leur accord de
principe et adhéré pleinement à la démarche, pour à la fois apporter un soutien financier et faciliter
les contacts et les démarches auprès des différents interlocuteurs. Le Musée municipal de Saint‐
Chamas et l’association des Amis du Vieux Saint‐Chamas, détenteurs de collections, ont suivi.
Les Archives Départementales des Bouches‐du‐Rhône, contactées dans un second temps, ont
immédiatement rejoint les partenaires et apportent depuis lors une précieuse aide technique et un
soutien pour le rayonnement du projet.
Des contacts sont en cours avec le Conseil Général des Bouches‐du‐Rhône et le Conseil Régional
PACA, ainsi qu’avec des sites industriels remarquables en France et en Europe.
Premiers constats
Ouverture et rayonnement culturel
Avec ce projet, les acteurs locaux voient arriver une équipe « neutre », qualifiée, susceptible
d’apporter un regard nouveau et expert sur le site et son devenir. Cela explique en partie le bon
accueil réservé à une telle démarche.
De plus, cette initiative donne aux villes la perspective d’une communication de qualité autour d’un
projet qu’elles soutiennent directement16.
Une fois que les municipalités ont adhéré au projet, les premières réticences des équipes
opérationnelles, notamment au niveau du syndicat de gestion, sont surmontées au fil des semaines.
Les agents semblent avoir accepté l’idée de « partager » leur joyau avec le grand public et la
communauté scientifique.
Pour les acteurs institutionnels locaux, la valorisation des richesses patrimoniales du site auprès de la
communauté scientifique internationale suscite des attentes en termes de « retours ». Ainsi, le
Conservatoire du Littoral en particulier, considère à juste titre que la diffusion des données en lien
avec le site auprès des chercheurs et professionnels au niveau national et international permettra la
production de nouvelles analyses et l’élargissement du corpus de connaissances relatifs à la
Poudrerie. Par une meilleure compréhension du site et de ses enjeux, ces éléments pourront servir
d’appui à la mise en place de stratégies et d’actions adaptées.
Archives : premières découvertes
Passée la « surprise » en réalisant que les sources documentaires des Archives Municipales de Saint‐
Chamas nécessitaient un classement dans les règles de l’art, les premières découvertes ont élargi
l’éventail des thématiques exploitables. Ainsi, nous avons retrouvé des documents sur le travail des
femmes, la naissance d’un mouvement syndical, l’existence de poudreries sur le territoire algérien,
l’évolution des techniques de production, etc.
De plus, certains documents précieux (des plans en couleurs du XVIIIe siècle, réalisés à la main ou des
manuscrits datant du XVIIe siècle) ont immédiatement été sélectionnés pour la campagne de
numérisation et la diffusion sur le web.
Sous l’impulsion de l’archiviste, les conditions de conservation des sources documentaires du fonds
seront améliorées puisque l’achat de contenants répondant aux normes et adaptés aux formats et à
la nature des documents est en cours, et permettra d’en optimiser le conditionnement.
16
Rappelons qu’à ce jour, les deux municipalités sont les seuls soutiens financiers du projet
144
Cette première étape d’une longue série de collections à découvrir, analyser, classer et mettre en
valeur a convaincu l’équipe de l’utilité et de l’importance de sa mission de conservation et de
transmission.
Des partenariats variés
Compte tenu du travail réalisé sur les archives et leur pérennisation, les Archives Départementales
des Bouches‐du‐Rhône ont immédiatement marqué leur intérêt pour le projet et apporté leur aide
par des conseils et un accompagnement dans les aspects techniques liés à la numérisation (stade que
nous n’atteindrons qu’une fois que le repérage des fonds sera terminé).
L’intérêt de la communauté scientifique pour le projet se fait jour : des contacts avec des chercheurs
de disciplines en lien direct, ou connexes, commencent à porter leurs fruits. Ainsi, un séminaire sera
organisé prochainement à Marseille avec des chercheurs en sciences des techniques et de l’industrie
et des spécialistes de l’archivistique, pour échanger de « bonnes pratiques » et développer des
partenariats. Par ailleurs, une conférence réunissant des chercheurs, un écrivain et des historiens se
déroulera aux Archives Départementales des Bouches‐du‐Rhône à l’automne prochain.
Originalité de la démarche
L’originalité de la démarche réside tout d’abord dans la position de l’équipe, qui bénéficie d’un
double statut. Tout d’abord, nous sommes les observateurs d’un système d’acteurs que nous
étudions, au même titre que le site, ses archives, ses richesses patrimoniales naturelles et
industrielles. Par ailleurs, nous sommes nous‐mêmes des acteurs de ce système, dans la mesure où
notre action induit des réactions et occasionne des conséquences sur le devenir du site et aussi en
partie, sur le fonctionnement même du système d’acteurs.
Par ailleurs, le processus de patrimonialisation s’appuie traditionnellement sur deux leviers. Le
premier est une prise de conscience, une mobilisation et une implication forte des pouvoirs publics
dans les projets. Le second repose sur une « matérialisation » de la mémoire : des investissements
conséquents sont nécessaires pour « donner corps » à la reconversion du site industriel.
Or, notre projet ne correspond pas à cette conception dans la mesure où il ne prévoit pas
d’intervention sur le bâti. Il n’y a pas de travaux lourds de réhabilitation, pas d’investissement, pas de
reconversion économique.
En effet, le projet valorise le site par « réhabilitation virtuelle », en s’appuyant, pour ce qui relève
des anciens moulins, sur la maquette 3D dynamique, liée aux données par ailleurs recueillies dans le
cadre du traitement des archives.
Perspectives
Le « virtuel » en questions
Toute l’ambition du Projet de valorisation des archives de l’ancienne Poudrerie Royale de Saint‐
Chamas – Miramas est de rendre accessible des sources documentaires jusque là non numérisées et
surtout dispersées.
La dimension « virtuelle » du projet, avec la numérisation des sources documentaires et la restitution
historique d’un élément de patrimoine bâti, par une maquette 3D dynamique, suscite pourtant de
nombreuses questions.
Une projection virtuelle suffira‐t‐elle à créer un sentiment d’appartenance des publics locaux et des
visiteurs ? Cette question fait écho au rôle joué par le patrimoine dans l’élaboration des
représentations spatiales et dans l’appropriation d’un territoire par ses habitants (DI MEO, 1994).
Sans intervention sur le bâti, sans support matériel tangible, sans espace aménagé, parviendra‐t‐on à
créer une sphère culturelle même « virtuelle » ?
145
Sans réhabilitation économique du lieu permettant la création d’un nouvel espace à vocation
culturelle, peut‐on parler de reconversion ?
Du « virtuel » au « réel » ?
L’une des questions les plus importantes, à nos yeux, est de savoir si ce projet restera au stade
« virtuel » ou s’il aura un effet de levier pour la réalisation d’un projet ambitieux « en dur ».
En effet, face à l’adhésion des pouvoirs publics, non seulement à l’intérieur de la sphère locale
(municipalités) mais aussi (et surtout) au‐delà (intérêt du Conseil Général des Bouches‐du‐Rhône, des
Archives Départementales, du Conseil Régional PACA), le projet réussira‐t‐il à déclencher la prise de
conscience des municipalités et mènera‐t‐il à l’élaboration d’un véritable projet – politique, en
premier lieu – de reconversion d’un ancien site industriel en un espace culturel ?
Au‐delà de l’aspect simplement économique souvent mis en avant (GASNIER, LAMARD, 2007), la
prise de conscience patrimoniale représente la possibilité de s’engager dans une nouvelle aventure
politique et culturelle.
Si tel est le cas, il conviendra de souligner que cette prise de conscience est en partie le résultat
d’une impulsion donnée par un groupe d’acteurs de la société civile.
CONCLUSION
Bien que remarquable, le patrimoine historique de l’ancienne poudrerie de Saint‐Chamas – Miramas
ne bénéficie pas d’une mise en valeur à la hauteur du programme – même timide – de sauvegarde et
de valorisation du patrimoine naturel du site, appliqué depuis le début des années 2000 par le
Conservatoire du Littoral.
Avec l’ouverture du site au public en 2001, après la sécurisation et la réhabilitation d’une partie des
espaces naturels, les tensions entre les deux municipalités concernant la gestion, l’utilisation et le
devenir de la friche se sont exacerbées autour d’un conflit de mémoire.
La mise en œuvre, début 2012, d’un projet conçu et réalisé par des chercheurs et des professionnels
de l’aménagement et de l’archivistique, semble avoir contribué à apaiser les relations entre les
acteurs publics, qui se retrouvent aujourd’hui autour d’objectifs communs, soutenus par de
nombreux partenaires institutionnels de la sphère culturelle et universitaire.
Pour autant, compte tenu de la nature même du projet, qui propose une réhabilitation « virtuelle »
du site par l’utilisation du numérique pour le développement et la diffusion d’un corpus de
connaissances s’appuyant sur des archives et sur la restitution historique du fonctionnement de
moulins, pose un certain nombre de questions : peut‐on dans ce cas parler de « reconversion » du
site, alors même qu’il n’y a aucune intervention « physique » sur le bâti ? La mise en œuvre du
projet, avec une valorisation en local auprès de différents publics (scolaires, grand public,
associations culturelles) s’appuyant sur une stratégie de diffusion organisée (relations presse,
conférences, animations pédagogiques) réussira‐t‐elle à changer l’image du site et la perception que
peuvent en avoir ces différents publics ? Quels seront les effets du projet sur le futur de la
Poudrerie : restera‐t‐il au stade virtuel ou produira‐t‐il un effet de levier vers une réelle
transformation pour la valorisation du patrimoine industriel auprès des publics locaux et lointains ?
L’équipe du projet souhaite poursuivre son action dans les années à venir, et étendre son périmètre
d’intervention à d’autres sites comparables en France et en Europe, afin d’enrichir la réflexion par
des échanges et l’étude des « bonnes pratiques » développées ailleurs. Ainsi, nous espérons, dans un
futur proche, avoir les moyens et le recul nécessaire pour répondre à ces questionnements, dont le
présent témoignage est le point de départ.
146
ANNEXES
Liste des projets de reconversion restés sans suite
Depuis la fermeture de la Poudrerie, quelques projets ont été proposés, certains sérieusement
envisagés, mais aucun n’a pu voir le jour. En 1976, un projet de parc naturel régional est porté par un
candidat aux élections cantonales, M. GOUIN, qui ne sera pas élu. Ce projet ne sera pas repris par le
conseiller général entrant. Entre les années 80 et 90, d’autres projets évoqués ne seront pas réalisés,
face aux problèmes liés à la contamination du sol. Par exemple, la Légion étrangère avait étudié
l’éventualité d’installer un centre d’accueil pour les anciens légionnaires à la Poudrerie. Il était
également question d’y construire une prison, qui a finalement été érigée à Salon‐de‐Provence.
Certaines propositions, trop éloignées des objectifs de conservation des acteurs publics, comme celle
d’un parc de loisirs privé, ont été rejetées par la municipalité miramassenne.
Sources documentaires
L’un des défis importants du projet réside dans le fait que les sources documentaires ciblées sont de
diverses origines et dispersées sur le territoire national :
- Collections de l’association des Amis du Vieux Saint‐Chamas et du Musée de Saint‐Chamas
(objets de tradition et d’ornement, documents)
- Fonds du Centre d’archives municipales de Saint‐Chamas (cartes, plans, photographies
anciennes, affiches, diapositives, registres…)
- Fonds du Syndicat de l’ancienne Poudrerie (SIANPOU), gestionnaire du site (plans, registres)
- Fonds du Centre d’archives municipales de Miramas (plans cadastraux anciens)
- Collections privées locales difficilement identifiables et accessibles pour certaines d’entre elles
(plaques de verre, cartes postales, journaux d’époque, photographies, petits objets, films)
- Collection du Centre d’archives de l’armement et du personnel (Ministère de la Défense) à
Châtellerault (86) et Vincennes
Présentation de l’équipe du projet
L’équipe est constituée de personnes‐ressource et professionnels régionaux :
- Chef de projet : Carole KOCH, consultante en aménagement du territoire, A+ Architecture
Consulting, Saint‐Chamas et chercheur associé au laboratoire INSARTIS, ENSA Marseille
- Appui scientifique : Farid AMEZIANE, architecte dplg, docteur en productique, professeur,
directeur du laboratoire INSARTIS, Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille (ENSA
Marseille)
- Documentaliste principal : Jacques LEMAIRE, historien, Saint‐Chamas
- Administrateur de base de données et spécialiste modélisation 3D : Fabricia FAUQUET, architecte
dplg, docteur en histoire et chercheur au laboratoire INSARTIS, ENSA Marseille, assistée de
Hicham KHELFALLAH, architecte
- Mélissa SCANDOLERA, historienne, archiviste, chercheur associé au laboratoire INSARTIS, ENSA
Marseille
Proposition de plan de classement des archives de la Poudrerie conservées aux Archives Municipales
de Saint‐Chamas
Récolement sommaire de l’état actuel des fonds
-
15W57 – Aménagement électrique de la Poudrerie.
17W46 – Acquisition du rocher des Moulières par la Poudrerie (fin XIXe)
17W49 – Affaires et contentieux concernant la gestion immobilière de la Poudrerie ; Relevés des
immeubles de la Poudrerie et de ses cantonnements ; Plans.
147
-
17W50 – Bornage et acquisition immobilières de la Poudrerie ; Travaux d’entretien ; Syndicat des
ouvriers ; Finances et impôts ; Explosions de 1936 et 1940.
17W52 – Explosion de 1936, avec constitution d’un Comité de secours ; Explosion de 1940.
17W53 – Acquisition d’anciens terrains de la Poudrerie par la Commune de Saint‐Chamas (1990‐
2000)
17W56 – Polygone d’isolement de la Poudrerie (années 1960) ; Gestion immobilière du site ;
Explosion de 1936.
17W58 – Registres du personnel (XXe siècle)
17W63 – Projet de voie ferrée et assainissement d’un marais à la Poudrerie.
20W27 – Polygone d’isolement de la Poudrerie (années 1960)
20W57 – Syndicat du personnel.
21W29 – Plans du cantonnement des ouvriers dans le quartier du Loir (années 1940)
26W10 – Photographies (vues aériennes, vues des bâtiments, vue des cantonnements, vues du
site annexe de Saint‐Martin‐de‐Crau)
12 plans roulés de l’ensemble du site
1 boite contenant des tampons
Plan de classement des documents écrits
1)
2)
3)
4)
5)
6)
Gestion immobilière
- Relevé des propriétés
- Acquisitions immobilières
- Baux et droits d’usage
Aménagement et entretien
- Canal de la Poudrerie
- Lignes électriques
- Voie ferrée
Incidents graves survenus lors de l’exploitation
- Explosion de 1936 (listes des victimes, obsèques nationales, comité de secours,
aménagement des sépultures du cimetière de Saint‐Chamas, aménagement d’un
monument au mort)
- Explosion de 1940
Personnel
- Admissions
- Affectation
- Accidents du travail
- Syndicats
Finances et impôts
Sécurité, hygiène publique et prévention des risques
Plan de classement des documents iconographiques
1)
2)
La Poudrerie
- Plans d’ensemble
- Plans du canal
- Plans du bâti
Les cantonnements des ouvriers
148
Plan de classement des photographies
1)
2)
3)
La Poudrerie
- Vues aériennes
- Bâtiments de production
- Incidents
Cantonnement des ouvriers
Site annexe de Saint‐Martin de Crau
Tampons
A classer en fonction de l’émetteur (tampons généraux, directeur, services…)
Mélissa SCANDOLERA, le 24/04/12.
REFERENCES
Ouvrages
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Lafran P., La Poudrerie de Saint‐Chamas, Des origines à 1914 – Aperçu historique, Bulletin n°7 des
Amis du Vieux Saint‐Chamas, Marseille, 1983
Lafran P., La Poudrerie Nationale : le cinquantenaire de l’explosion de 1936, Bulletin n°10 des Amis
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Daumalin X., Du sel au pétrole : l'industrie chimique de Marseille‐Berre au XIXe siècle, éditions Paul
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Daumas J.‐C. (dir.), La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Presses universitaires de
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Garnier J. et Zimermann J.‐B., « L'Aire Métropolitaine Marseillaise et les territoires de l'industrie »,
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Gasnier M., Lamard P., Le patrimoine industriel comme vecteur de reconquête économique, Editions
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149
Saint Chamas – Anniversaires – 1906 : Inauguration de l’hôtel de Ville – 1936 : Explosion à la
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Etudes
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Ressources numériques
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ligne à partir de : http://www.ades.cnrs.fr/IMG/pdf/GDM_PP_et_CT_Poitiers.pdf [consulté le
14/05/2012]
AUTEURS/AUTHORS
Carole KOCH Unité de recherche InsARTis, Ecole nationale supérieure d’architecture de Marseille
urbaniste, chercheur associé, carolekoch@yahoo.fr
Farid
AMEZIANE,
architecte,
docteur,
professeur,
directeur
de
l’UR
InsARTis,
farid.ameziane@marseille.archi.fr
Fabricia FAUQUET, architecte, docteur, chercheur, fabricia.fauquet@marseille.archi.fr
Mélissa SCANDOLERA, archiviste, chercheur associé, melissa.scandolera@laposte.net
Jacques LEMAIRE, Association des Amis du Vieux Saint‐Chamas (reconnue par les Sociétés Savantes
de France)
150
151
LA FRICHE INDUSTRIELLE COMME LIEU DE CREATION ET D’EXPOSITION DE
L'ART CONTEMPORAIN :
D'UN MARIAGE DE CONVENANCES A UN MARIAGE D’AMOUR
Ela KOWALSKA
RESUME/ABSTRACT
Dans le dernier quart du XXe siècle, l'Etat et les collectivités territoriales, souhaitant d’une part
promouvoir la création contemporaine, sans pour autant trouver suffisamment d'espace et de
moyens pour bâtir les volumes importants adaptés à ses usages nouveaux, et d’autre part préserver
un patrimoine industriel, sans pour autant toujours savoir comment le valoriser, ont pris l'initiative
de marier une création à la recherche d’un toit et des friches en recherche d'usagers. Ont donc été
adoptées des solutions architecturales et muséographiques mêlant conservation et revitalisation des
friches, mémoire industrielle et art contemporain – à tel point que le public perçoit aujourd’hui
comme naturel un mariage pourtant fort récent. A travers l’exemple de l’Entrepôt Lainé à Bordeaux
qui héberge le CAPC et celui du Magasin à Grenoble, qui accueille le CNAC, il s’agira ici d’interroger
cette perception, en soulevant les enjeux pratiques, techniques, théoriques et esthétiques que pose
la superposition des structures anciennes et des artefacts modernes.
MOTS CLES/KEYWORDS
Patrimoine / Art contemporain / Création / Reconversion / Affectation
INTRODUCTION
Dans la deuxième partie du XXe siècle est apparue la volonté de renouveler l’approche de la
protection, de la conservation et surtout de la valorisation du patrimoine. La loi Malraux du 4 août
1962 a ainsi été conçue pour protéger les secteurs sauvegardés, parmi lesquels pouvaient être
amenées à figurer des zones urbaines contenant une architecture industrielle. Les autorités
publiques ont pris conscience de la nécessité d'étudier, d’inventorier, de protéger et de conserver le
patrimoine industriel de la Nation, les services du Ministère de la Culture finissant en 1983 par être
officiellement chargés de cette mission.
La friche industrielle, devenue désuète, dévalorisée par des destructions massives et abandonnée par
ses propriétaires, pose cependant d’importants problèmes économiques et politiques. Si les meubles
peuvent être préservés dans des lieux dédiés, les immeubles ne peuvent quasiment jamais retrouver
un usage industriel. De plus, la plupart des bâtiments de ce type sont mal isolés, non étanches, etc.,
ce qui rend difficile leur transformation en habitat, en locaux administratifs ou en équipements
publics. Ils représentent pourtant des volumes très importants, d’autant plus précieux qu’ils sont
rares dans un urbanisme contemporain soumis aux pressions de la politique foncière…
En parallèle, est apparue une nouvelle vague d'art contemporain, dont l'une des spécificités fut de
prendre radicalement possession de l'espace. Ainsi, exposer l’art contemporain implique désormais
non seulement de disposer de volumes de plus en plus importants, mais aussi de pouvoir accueillir
des modes de création inédits. A titre d’exemple, les matériaux utilisés peuvent être salissants (eau,
sable, denrées périssables, etc.) et les installations ou happenings demandent souvent que les
spectateurs ou la création elle‐même puissent se mouvoir et agir. Or, dans la pratique, il est
généralement inconcevable de laisser libre cours à de telles créations dans les musées : les bâtiments
152
sont souvent trop petits ou inadaptés, et les musées abrités dans les monuments historiques ne
peuvent se permettre d’exposer des œuvres susceptibles d’engendrer des dégâts matériels. A
l’inverse, les friches industrielles, grâce à leurs grands volumes, à leurs matériaux, à l’accessibilité de
leurs accès extérieurs, à leur qualité d'éclairage, en bref grâce à leur flexibilité et leur adaptabilité, se
prêtent particulièrement bien à ce type d’activités artistiques.
L'Etat et les collectivités territoriales, souhaitant d’une part promouvoir la création contemporaine,
sans pour autant trouver suffisamment d'espace et de moyens pour bâtir les volumes adaptés à de
tels usages, et d’autre part préserver un patrimoine industriel, sans pour autant toujours savoir
comment le valoriser, ont donc pris l'initiative de marier une création à la recherche d’un toit et des
friches en recherche d'usagers. De telles reconversions ont de plus l’immense avantage de nécessiter
relativement peu d’injections financières, notamment parce que la volonté de laisser la structure
industrielle apparente réduit les aménagements esthétiques tout en stimulant l’imaginaire des
artistes, qui voient souvent dans la référence à l’ère industrielle un écho à leurs réflexions sur la
société moderne de consommation.
Deux exemples permettent de mieux saisir les problématiques soulevées par ces nouvelles
utilisations : l’Entrepôt Lainé à Bordeaux et Le Magasin à Grenoble. Précisons toutefois que seuls les
espaces d’exposition seront étudiés ici, les locaux administratifs, institutionnels ou commerciaux
présents dans les lieux relevant dans leurs usages, pratiques, et réglementations de tout un autre
champ de problématiques.
L'Entrepôt Lainé a vu le jour en 1824. Nommé après Joachim Hostein, vicomte Lainé (1767‐1835),
homme politique et avocat, qui fut l'un des initiateurs de ce projet soutenu par la chambre de
commerce locale, il avait une double fonction : celle pragmatique d’entreposer des denrées
coloniales sur le port de Bordeaux, et celle plus symbolique de témoigner de l’expansion économique
de la ville. Malgré l’ambition de départ, l’industrialisation et la modernisation du port ont cependant
rendu peu à peu l’entrepôt désuet. Après avoir été loué, puis abandonné dans les années 1960, il fut
finalement inscrit sur l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques en 1973, puis acquis
par la ville et soumis à une longue campagne de travaux de restauration et de réaménagement,
conduite par les architectes Patrick Mazery, Michel Joanne, Denis Valode et Jean Pistre. De multiples
projets culturels y sont abrités depuis, avec au premier plan le CAPC (Centre d’Arts Plastiques
Contemporains).
Halle de 3 000 m2, le Magasin fut quant à lui construit par les ateliers de Gustave Eiffel pour
l'Exposition Universelle de 1900, avant d’être ensuite démonté et transporté à Grenoble sur le site
Pouchayer‐Viallet, symbole de l’industrialisation et de l’urbanisme grenoblois. Il servit alors pendant
60 ans d'atelier de chaudronnerie puis de lieu de stockage. Dans une vision très postmoderne du
patrimoine, qui l’a vu régulièrement changer de statut et d’usage, il fut acheté par la municipalité en
1980, pour devenir, à l’initiative de Jack Lang, et après des travaux menés par l’architecte Patrick
Bouchain, un lieu d'exposition et création en 1986 ‐ et abrite l’un des premiers centres nationaux
d'art contemporain en France, le CNAC.
Jugée particulièrement convaincante, la solution architecturale et muséographique adoptée par
l'Entrepôt Lainé et le Magasin, mêlant conservation et revitalisation des friches, mémoire industrielle
et art contemporain, fut reprise à l’échelle nationale – à tel point que le public perçoit aujourd’hui
comme naturel un mariage pourtant fort récent. Il s’agit cependant d’interroger cette fausse
évidence, derrière laquelle se dissimule trop souvent une forme de relégation des friches
industrielles comme de l’art contemporain.
153
UNE COHABITATION DU PATRIMOINE ET DE LA CREATION
Entre protection et aménagement d'un monument industriel
Si aujourd’hui la fonction principale autant de l'Entrepôt Lainé que du Magasin est la création et
l’exposition de l'art contemporain, il est difficile de nier leur rôle patrimonial et mémoriel. Les
travaux d’aménagement de ces friches industrielles furent ainsi menés en concordance avec cette
double volonté de valorisation et de protection.
L'Entrepôt Lainé fut sauvé, puis légalement protégé par une inscription à l'inventaire supplémentaire
des Monuments historiques, grâce à une campagne très active menée par les Bordelais. Il témoigne
non seulement de la mémoire économique de la ville, mais également du développement de
l'ingénierie et de l’architecture industrielle. L’Entrepôt fut en effet édifié par l’ingénieur Claude
Deschamps (1765‐1834), qui avait déjà marqué le paysage de Bordeaux en bâtissant le premier pont
de pierre franchissant la Garonne. L’édifice célèbre le mariage harmonieux entre l'industriel et
l’artisanal, l’utile et l’esthétique, le quotidien et le symbolique. Dès lors, le bâtiment a dépassé son
usage de lieu de stockage pour porter quelque chose de léger, de beau et de romantique. Cette
perception fut favorisée par le fait qu’il n’abritait pas bois ou charbon, mais vanille de l'Ile Bourbon,
cannelle de Ceylan, fèves de cacao de Guyane, indigo du Bengale ou encore safran, girofle, ambre,
coton, corail, défenses d'éléphant, absinthe ou opium. Le bâtiment permettait donc de voyager en
éveillant l'imaginaire et en évoquant les colonies – d’autant plus que l'odeur de vanille qui s’en
dégageait a pendant des années enveloppé Bordeaux. Si de l'extérieur l’édifice est assez massif, à
l’instar d’un entrepôt de stockage, l'intérieur, espace rarement admiré par l'œil, fut valorisé par une
densité d’éléments architecturaux, comme pour anoblir encore plus les denrées qui y étaient
stockées. La double nef abrite ainsi une succession de six grands arcs, les collatéraux sont dotés
d’étages sur trois niveaux abritant des corridors voûtés et divisés par des arceaux, et le tout bâti est
composé de trois matériaux répartis non sans soin esthétique : de la pierre blonde de Bourg et de
Saint‐Macaire, des briques claires et du bois de pin de l'Oregon pour la charpente. Dans une optique
de sauvegarde du patrimoine, les travaux de réaménagement de l'Entrepôt furent associés à une
importante campagne de rénovation qui a permis de mettre en valeur les traces laissées sur le
bâtiment par l'histoire, tels les graffitis ou les signatures des manutentionnaires du XIXème siècle, ou
encore les marques d'usure laissées par les câbles et les chariots.
De même, au Magasin ont été laissé les murs porteurs, marqués par les traces des tâches
industrielles exécutées jadis dans l'atelier. Même sans être légalement protégé, le Magasin a ainsi,
dans la lignée de l'Entrepôt, bénéficié d’une volonté locale de valoriser l'architecture et l'histoire.
Cette halle construite en 1900 témoigne en effet du travail typique des ateliers Eiffel sur le verre et le
métal. Construite pour l'Exposition Universelle de Paris, elle porte en elle l'histoire du
développement non seulement de l'architecture industrielle mais aussi de l'économie et de
l'industrie elle‐même. Apres avoir été bâtie à Paris, elle fut, suite à son rachat par les industriels
Joseph Bouchayer et Félix Viallet et grâce à légèreté de sa structure, démontée, transportée et
réassemblée à son emplacement actuel à Grenoble devenant un lieu de fabrication puis finalement
de stockage. Le nom « Magasin », devenu l’appellation et le logo du CNAC de Grenoble, et ayant
trouvé place sur la porte principale (à l’image de l’Entrepôt Lainé, lui aussi doté d’une enseigne
contemporaine à l’entrée), témoigne de cette même volonté de garder le passé et l'histoire bien
visibles.
S’il est indéniable que les deux bâtiments ont acquis un statut mémoriel et patrimonial proche, leur
statut juridique est cependant assez différent. L'Entrepôt Lainé est un monument historique inscrit
depuis 1973, et cette protection légale a permis de manière assez naturelle de recaler toutes
interventions architecturales qui auraient modifié le monument en lui enlevant ses qualités
essentielles. L'architecte, pouvant profiter de l'avis et du soutien des conservateurs ainsi que de
154
l’architecte en chef des monuments historiques, a ainsi pu mesurer les effets que les projets de
modification auraient eu sur l’apparence physique réelle du bâti et sa perception.
Même si le Magasin n'a pas pu bénéficier d'un tel type de protection, la démarche mise en place fut
indéniablement semblable, sa réutilisation s’inscrivant dans la filiation de celle de l'Entrepôt. Une
différence majeure doit pourtant être indiquée ici : le Magasin, non protégé, n'ayant pas été assujetti
à la législation patrimoniale, il n'a pas pu bénéficier des avantages financiers des monuments
historiques – qui auraient pourtant pu l’aider à répondre dans les temps aux dégâts importants,
notamment d’étanchéité, auxquels il a du faire face entre les années 1990 et 2000. Plus encore, les
travaux, et en particulier le choix des matériaux utilisés, ne furent pas assujettis à l’avis bénéfique
des acteurs patrimoniaux.
Des modifications minimalistes
L’application des lois patrimoniales ne peut cependant suffire à expliquer le choix d'interventions
minimalistes – les deux édifices ayant des statuts différents. Leur réaménagement s’inscrit ainsi bien
davantage dans le cadre de la doctrine européenne de restauration du patrimoine. Ainsi, la Charte de
Venise de 19651 indique qu’en cas d’ajouts contemporains sur le monument, le public ne doit pas
être trompé par des simulations d’éléments anciens détruits, volés ou perdus : « Les éléments
destinés à remplacer les parties manquantes doivent s'intégrer harmonieusement à l'ensemble, tout
en se distinguant des parties originales, afin que la restauration ne falsifie pas le document d'art et
d'histoire »2.
Les choix opérés sur les deux monuments reflètent donc les questionnements de l'époque – toujours
d'actualité. Des trois types de travaux possibles (un réaménagement important et marqué
esthétiquement de l’architecture ancienne, une restauration simple, ou une restauration à laquelle
s’ajoute des éléments modernes), c’est la troisième option qui fut privilégiée dans les deux cas. En
effet, les deux projets ont tous deux préconisé une imbrication des éléments contemporains dans de
l'architecture ancienne, sur le mode des poupées russes. Les artefacts modernes y sont non
seulement très visibles (et repérables en tant qu’apports nouveaux), mais aussi détachés. De plus, les
deux interventions sont réversibles, ce qui non seulement a empêché toute modification majeure
des structures anciennes, mais laisse ouverte la possibilité d’un retour à l’état initial.
Le souhait de n’intervenir que de manière minimaliste sur les deux bâtiments n’a cependant pu
s’accomplir que parce qu’ils étaient destinés à devenir des lieux d'exposition et de création pour l'art
contemporain. La majorité des projets de changement d’usage se serait en effet heurtée à des
désavantages majeurs : l'Entrepôt Lainé manque drastiquement d'éclairage, et la structure
métallique comme la verrière du Magasin créent un lieu peu étanche, peu facile à chauffer et à
protéger. De plus, des aménagements plus conventionnels en locaux administratifs, en habitation ou
autre, auraient impliqué une subdivision permanente de l'espace, des modifications majeures et non
réversibles ainsi que la nécessité de cacher par des structures modernes la majorité des éléments
architecturaux anciens. A contrario, la faible ampleur des ajouts est due à la volonté des architectes
de tirer profit des spécificités du lieu (leur lumière naturelle, leurs matériaux de structure, leur
répartition spatiale). Ainsi, les travaux d'aménagement du Magasin préalables à l’installation du
CNAP ont seulement duré 180 jours. Il est indéniable qu’une aussi courte durée est incomparable au
temps de construction d'un bâtiment neuf. Ceci est d'autant plus vrai que la construction neuve
incite à adopter un cahier des charges non seulement très moderne, mais surtout parfois trop
chargé. Si les travaux sur l'Entrepôt Lainé furent quant à eux étendus sur dix ans, la structure
préexistante a permis non seulement le maintien des activités culturelles pendant les travaux, mais
1
Charte Internationale sur la Conservation et la Restauration des Monuments et des Sites, dite de Venise, de 1964. La Charte fut adoptée
par l’ICOMOS en 1965.
2
Charte de Venise, article 12.
155
surtout la mise en place d’une réflexion théorique quant à la pertinence de tel ou tel
réaménagement, permettant de transformer la friche en centre d'art contemporain.
Cependant, si la fonction nouvelle attribuée aux bâtiments les libéra du poids de modifications
majeures, et si l'aménagement choisi y souligne la dichotomie entre édifice ancien et apport
contemporain, les éléments modernes n’y sont ni complètements autonomes, ni complètement
détachés des édifices ‐ créant de fait une unité avec les strates anciennes. A l'Entrepôt, les espaces
sont « délimités par des murs qui peuvent eux‐mêmes devenir tableaux. Le lieu et l'art sont ainsi en
prise directe l'un avec l'autre »3. La scénographie porte donc en elle non seulement quelque chose
d'éminemment moderne, à l'instar des espaces contemporains des musées d'art, mais aussi une
vision postmoderne du patrimoine invitant au collage. Dès lors, les expositions prennent possession
de l'intégralité du volume en s'immisçant dans les voûtes et les arcades à l'Entrepôt ou sous l'ample
espace de la verrière dans le Magasin.
Néanmoins, on constate également sur ce point une différence entre le monument qui est protégé
au titre des monuments historiques et celui qui ne l’est pas. Si la nef de l'Entrepôt est laissée presque
vide pour n’être remplie que de manière éphémère par des expositions temporaires, le Magasin a
été doté d’éléments scénographiques permanents d'une ampleur très considérable. Si à Bordeaux les
architectes ont avant tout voulu mettre en valeur l'ensemble patrimonial, afin que les visiteurs
puissent saisir l’intégrité architecturale du monument protégé, Patrick Bouchain à Grenoble a amené
l’expérience beaucoup plus loin. Le Magasin crée en effet un jeu conscient et omniprésent entre
« neuf/vieux, sale/propre, lisse/rugueux, blanc/noir, intérieur/extérieur ou construit/non‐construit »4
à travers la superposition et la juxtaposition des formes et des matériaux. Ainsi, la légèreté de
l'aluminium un peu ondulé répond aux imposants murs porteurs, tandis que les surfaces lisses des
panneaux soulignent l’aspect rugueux des structures originelles. La volonté ostensible de ne pas
s'effacer devant le bâtiment mais d’afficher clairement les ajouts contemporains attire donc
l’attention vers l'assise d'Eiffel. Paradoxalement, si les modifications apportées aux bâtiments
pointent la différence entre monument protégé ou non, elles créent ainsi une extraordinaire
passerelle pratique et théorique entre la réutilisation des friches industrielles et la doctrine
volontariste de la Charte de Venise.
L'APPROPRIATION DES LIEUX PAR L’ART
Une muséographie moderne dans un contexte ancien
Au‐delà du collage postmoderne unifiant éléments anciens et contemporains, la modernité de ces
deux nouveaux espaces de création et d'exposition réside dans leur muséographie, adaptée aux
développements des styles et des techniques artistiques.
Le Magasin adopte une double approche, avec deux espaces muséographiques distincts. L'aire
centrale d'exposition, surnommée « la Rue », est en effet entourée de murs / panneaux, derrière
lesquels ont été créées de petites salles, héritières du cube blanc moderne. Ces espaces cloisonnés
dégagent un sentiment de simplicité et de mise à nu, renforcé par l'omniprésente couleur blanche et
l'éclairage franc. Ils sont par ailleurs complètement transformables et modulables. Cette tentative de
neutralisation et de modularité est dans la continuée du Centre Georges‐Pompidou inauguré en
1977. Inversement, « la Rue » permet de saisir visuellement la redéfinition de l'espace qui a été
opérée, via une succession de panneaux constituant comme des murs artificiels qui vient ainsi diviser
sa surface, en formant dans la halle tantôt une diagonale, tantôt une courbe ou une ligne droite, afin
de créer une diversification spatiale et de favoriser une programmation tranchée, avec ou sans
3
4
Fessy Georges, Veilletet Pierre, 1992, « L’entrepôt lainé à Bordeaux, Valode & Pistre », Paris, Les éditions du demi‐cercle, p. 6.
Magasin Central national d’art contemporain, 2005, « Magasin, 1986‐2006 », Zurich, JRP Ringier, p. 171.
156
itinéraire. De fait, le volume reste presque entier, les panneaux étant non seulement situés aux
extrémités de la halle plutôt qu'en son centre, mais surtout peu élevés par rapport à la grande
hauteur sous plafond du bâtiment, ce qui laisse toujours ouverte la possibilité d'exposer une ou
plusieurs œuvres monumentales. La mise en place de ces panneaux de séparation crée donc en
même temps un espace unique avec un caractère fort et un lieu d'exposition permettant jeux des
volumes, des supports et des fonctionnalités.
Le parcours muséographique de l'Entrepôt passe lui aussi par des panneaux, horizontaux et
verticaux, permettant de combler le déficit initial d’espaces muraux. Ils sont cependant plus simples
que ceux du Magasin et ont moins été conçus en fonction des futures expositions qu'au regard de
l'architecture même du lieu. Ils doivent ainsi en même temps constituer un ajout visible aux
matériaux anciens, et s’intégrer en n'imposant pas de distraction visuelle – ce qui fut notamment
obtenu grâce à leur positionnement dans les arcs en briques. De plus, ils ont toujours une épaisseur
de 20 centimètres, toujours à la même distance des murs extérieurs et ont toujours la même
implantation par rapport aux axes et aux dessins de la charpente. Les panneaux créent ainsi une
constante, et l’unité qui en découle leur permet à la fois de ressortir et de trouver un équilibre avec
leur environnement. A la fois mis en avant et effacé, ce dispositif mouvant permet donc aux œuvres
exposées d'exister plus fortement.
Il ressort donc que si le Magasin crée une muséographique audacieuse et tranchée, l'Entrepôt
permet une grande modularité, et laisse peut‐être même une plus grande liberté aux commissaires
d'exposition et aux artistes. Dans les deux lieux, les panneaux sont d'une taille assez importante et
donc aptes à recevoir des œuvres de formats et de poids conséquents. Ils constituent une alternative
pratique, et esthétique, aux cimaises classiques, et grâce à leur volume permettent de ne pas voir
l'œuvre comme étant étrangère à l'édifice, mais au contraire comme pouvant apporter un regard
nouveau sur celui‐ci. Cette manière d’assumer des choix radicaux légitime non seulement les
éléments muséographiques mais par ricochet les œuvres elles‐mêmes – ce qui dote les centres d’une
identité forte. L’exposition et les œuvres sont dès lors intimement liées au CAPC de Bordeaux ou au
CNAC de Grenoble.
Si la dualité des espaces du Magasin s’inscrit clairement dans la muséographie moderne, elle renvoie
aussi au schisme de l'art contemporain qui s’est opéré dans les années 1970 à propos du lien que
l'artiste entretient avec son environnement. Ainsi, si l'espace aseptisé du cube blanc fait écho au
groupe Zéro, aux minimalistes, à la volonté radicale d’industrialiser l'art et d’effacer toutes traces des
outils et de la main de l'homme, le mariage de l'architecture ancienne et d’une muséographie très
moderne dans la halle noue des liens avec des courants tels que l'Arte Povera ou le Process Art qui
développent quant à eux une parenté entre les matériaux, les lieux, l'environnement, la mise en
scène et les œuvres. La halle permet dès lors d'exposer en lien direct avec ce qui l’entoure.
De plus, la friche permet à l'esprit de vagabonder non seulement dans le lieu même, mais aussi dans
l'espace urbain. Contrairement aux palais ou encore aux églises qui, dans la perception publique,
fonctionnent comme des bâtiments autonomes, une usine est en effet perçue comme directement
inscrite dans la cité ‐ celle‐ci étant le prolongement du lieu de travail, de production ou de stockage
tant d’un point de vue social qu’économique. L’appellation « la Rue » souligne d'ailleurs cette
dimension – on y pénètre en continuité directe avec la ville, d'autant plus que le Magasin, dans le
souci de démocratiser l'art et la culture, valorise l'ancienne entrée directe, ne créant pas d’obstacles
sur le chemin des visiteurs.
157
Le patrimoine industriel, une source de créativité
Au cours des quelques dernières dizaines d’années, les artistes ont régulièrement été accusés de ne
produire qu’un « art pour l’art », déconnecté non seulement des questions sociétales et politiques,
mais aussi de son environnement matériel. L’institutionnalisation de l’art contemporain, désormais
accueilli dans des espaces d’exposition créés pour lui, a eu tendance à nourrir cette critique. En effet,
tout en présentant l’avantage de constituer un environnement neutre permettant de donner un
poids équivalant à toutes les formes d’art, sans jugement et surtout sans exclusion, ces lieux
nouveaux ont eu propension à imposer des espaces souvent dépourvus d’une identité forte, partant
du constat erroné que la création contemporaine ne pouvait que se déployer dans des surfaces ad
hoc. Ainsi, alors que les formes précédentes des lieux d’exposition ‐ dans des musées souvent dotés
eux‐mêmes d’architectures opulentes – avaient stimulé les artistes, les obligeant inconsciemment ou
non à se positionner face aux formes antérieures, les volumes blancs et vides contemporains leur ont
ôté cette part de défi artistique.
A contrario, les expériences du Magasin et de l’Entrepôt ont opéré un retour conscient vers les
pratiques anciennes. A en croire les théories de l’art contemporain qui dénoncent la supposée
incapacité, voire le refus, des artistes contemporains à renouer avec leur environnement et la société
en général, les expériences de Grenoble et Bordeaux auraient nécessairement du se solder par un
échec. La pratique a cependant permis de constater que la situation était toute inverse. Leur pari de
départ, qui consistait à inviter les créateurs à « jouer » avec l’architecture, a non seulement été
relevé, mais les années passant ce défi est devenu la marque de fabrique des deux centres. Cette
politique fut particulièrement transparente dans le cas du Magasin, qui pour son ouverture choisit
« Diagonale pour un Lieu » de Daniel Buren. Buren était à l’époque, et continue d’être, l’un des noms
que l’on associait le plus spontanément à la confrontation de l’art contemporain et d’un
environnement ancien ‐ suite à son installation des « Deux Plateaux » au Palais Royal. La richesse du
jeu sur les formes, les matières, et les significations qu’il avait mises en place à Paris, Daniel Buren l’a
continué à Grenoble. Alors même que ces colonnes risquaient une destruction dans la capitale, il
insère dans « la Rue » une série de cadres en bois, marqués par ses emblématiques rayures, mais
surtout ayant pour but d’amener le regard directement de l’entrée vers les trois baies vitrées du fond
de la halle. Il marque ainsi sa volonté de créer directement en lien avec le lieu. Le Magasin ayant
choisi ne pas posséder ses propres collections et de rendre « la Rue » aux artistes, afin d’attribuer
son espace à une création continue et in situ, celle‐ci a joué, depuis cette première exposition, autant
avec le lieu ancien, qu’avec ces panneaux si évocateurs. Ainsi, en 1989, Robert Barry a couvert les
murs blancs d’un rouge omniprésent et d’inscriptions dorées, et en 1992 Barbara Kruger utilisa pour
son exposition non seulement les panneaux, mais aussi la structure métallique de la halle elle‐même.
A l’Entrepôt également, les artistes se sont emparés pleinement autant des éléments
muséographiques qu’architecturaux. Les peintres de grands formats se sont saisis de la hauteur et de
la largeur de l’espace, à l’instar de Simon Hantaï, de Keith Haring ou de Daniel Buren qui acceptent le
parti pris du lieu et jouent avec les arcs, les voûtes et l’absence de murs. Mais le dialogue ne se
termine pas là. Si en 1991 Daniel Buren renverse complètement l’équilibre de l’Entrepôt avec
« Dominant‐Dominé, travail in situ », en 1995 Robert Morris joue avec les effets de brume et de
vapeur rappelant le passé industriel de la friche, alors qu’en 1990 Richard Serra ancre au contraire
ses œuvres dans la lourde réalité des murs imposants à travers « Treats of Hell ».
D’un autre coté certaines installations permettent au spectateur de connecter lui‐même l’œuvre
avec l’espace contemporain. Ainsi, en 1990 l’exposition « Arrangement » d’Ange Leccia prend une
toute nouvelle dimension au Magasin. Si dans un espace vide et blanc ses deux tracteurs et son tas
de terre auraient en soi été imposants, leur présence au sein d’une friche donne au spectateur des
attaches visuelles, sociologiques et politiques permettant une interprétation plus complète et
imagée, à l’instar du squelette géant allongé sur le sol en béton par Gino De Dominicis la même
année, ou encore, des carcasses de voitures disposées comme dans une décharge par Sylvie Fleury
158
en 2001 (« She‐Devils on Wheels, Headquarters II »). De même, les araignées de Louise Bourgeois
(« Spiders », 1998) prennent une toute autre dimension dans l’Entrepôt, à l’ombre des matériaux
anciens.
L’audace et l’inventivité des créations et des conceptions d’exposition à Grenoble et Bordeaux, dues
en grande partie à leur inscription dans un espace à l’identité forte, ont permis à ces deux centres de
devenir des références internationales en matière d’exposition d’art contemporain. L’histoire amène
aujourd’hui à penser que c’est justement leur démarche inhabituelle, et leur stimulation de la
création, qui leur ont permis de s’affirmer, plus que ne l’aurait fait le choix sûr et classique d’un
bâtiment moderne en cube blanc. Dans l’élan de leur popularité et de leur prestige croissants, le
CAPC et le CNAC ont pu mettre en place des expositions qui sont parmi les plus innovantes et les plus
audacieuses de ces dernières années, avec en tête la très controversée exposition « Présumés
Innocents » au CAPC en 2000.
CONCLUSION
Si le mariage des friches industrielles et de l'art contemporain est aujourd’hui perçu comme une
évidence autant à l'Entrepôt qu’au Magasin, et si ces institutions publiques ont réussi à instaurer non
seulement une politique culturelle nouvelle, mais surtout à répondre au défi lancé par l'Etat et les
collectivités territoriales aux artistes en créant un environnement de travail fertile, on ne peut
cependant pas considérer qu’il s’agisse d’un rapprochement durable et pacifique entre la création
contemporain et le patrimoine. Ce phénomène démontre peut‐être même au contraire que s’est
créée une dichotomie entre un patrimoine industriel souvent considéré comme dépourvu de qualités
architecturales, et des monuments plus classiques (tels qu’églises, hôtels particuliers ou palais)
estimés comme étant plus dignes d'intérêt patrimonial. La friche serait dès lors jugée comme plus à
même de recevoir l'art contemporain, lui aussi étant souvent accusé de manquer de qualités
esthétiques. Cette hypothèse se verrait par ailleurs confirmée par le fait que l’insertion, tant
permanente qu’éphémère, de créations contemporaines dans les monuments historiques suscite
toujours une querelle violente – marquée par les colonnes de Daniel Buren au Palais‐Royal, la
Pyramide du Louvre ou encore les expositions d’art contemporain à Versailles, pour ne citer que les
exemples les plus médiatisés. Or, considérer qu’une friche ne serait compatible qu’avec l'art
contemporain, et un château qu’avec l'art ancien, n’est‐ce pas instaurer un patrimoine à deux
vitesses ?
159
REFERENCES
Andrieux J.‐Y., Seitz F., 1998, « Pratiques architecturales et enjeux politiques, France 1945‐1995 »,
Paris, Picard.
Ardenne P., 1993, « capcMusée : 1973‐1993 », Paris, Editions du Regard.
Fessy G., Veilletet P., 1992, « L'entrepôt lainé à Bordeaux, Valode & Pistre », Paris, Les éditions du
demi‐cercle.
Guillemeteaud F., 2000, « L'entrepôt », Paris, Editions Scala.
Heinich N., 2010, « Guerre culturelle et art contemporain », Paris, Hermann.
Magasin Centre national d’art contemporain, 1986, « Le Centre national d’art contemporain de
Grenoble », Paris, Centre national d’art contemporain.
Magasin Centre national d’art contemporain, 2005, « Magasin, 1986‐2006 », Zurich, JRP Ringier.
Magasin Centre national d’art contemporain, 2007, « Masterpieces », Paris, Cinq Sens.
AUTEURS/AUTHORS
KOWALSKA Ela
Doctorante en Histoire de l’Art
Université Paris IV, École doctorale 124 Histoire de l’art et archéologie
ela.a.kowalska@gmail.com
160
161
FRICHE TEMOIGNAGE DE L’HISTOIRE ECONOMIQUE D’UNE ILE
Maria Lina LA CHINA
RESUME/ABSTRACT
On peut parler de deux types de "terres abandonnées": les territoires inclus dans le centre‐ville et
ceux qui sont à l'extérieur, touchés les uns comme les autres par la crise économique et par la
désindustrialisation.
On doit mieux comprendre quels sont les principaux acteurs qui ont activé les transformations, le
rôle des organisations politiques locales et des associations autonomes qui ont permis la réutilisation
et l'exploitation de certaines de ces zones abandonnées. Les friches industrielles offrent l'occasion de
réfléchir : sur la participation des associations et du domaine privé à l’action de transformation et sur
le développement local durable.
Le choix de prendre soin des zones abandonnées, est dû à une indéniable reconnaissance symbolique
et esthétique de ces noyaux, dont les habitants des villes ont pris conscience à travers un processus
de patrimonialisation.
A Catane le lieu nommé "Ciminiere", pris comme exemple, est témoignage d’une densité d’activités
humaines inhérentes à l’histoire complexe de la Sicile entière, ce qui a été la principale incitation à
des actions d'engagement social et de réutilisation.
MOTS CLES/KEYWORDS
Vides urbains, patrimoine culturel, reconnaissance symbolique, participation, activités culturelles.
INTRODUCTION
Ce qui m'a amené à travailler sur ce thème de recherche, a été l'intérêt pour certaines questions
inhérentes aux friches, souvent dénommées "vides urbains", qui permettent d'illustrer certains
processus de la planification. Je vous parlerai de la relation étroite entre la conception et la
planification stratégique, et la nécessité de travailler sur ces lieux, avec des actions systémiques ; en
les utilisant comme les nœuds d'un réseau de rénovation urbaine qui intéresse la multiplicité des
acteurs politiques (Europe avec ses financements, Etat, Région, Provincia, Municipalité), tout comme
différents acteurs économiques et culturels locaux.
Par ailleurs, la régénération urbaine semble être «le premier et le principal thème de la
transformation du territoire ; quelle que soit la diversité des situations, informe la stratégie de
chaque plan de développement, la récupération des zones abandonnées, l’intervention dans les aires
industrielles des banlieues»1.
Il est d'usage de distinguer deux types de "terres abandonnées": celles qui sont incluses dans le
centre‐ville ou dans ses banlieues plus proches, et celles qui se trouvent, souvent comme cathédrale
dans le désert, au milieu d’une campagne agricole mal exploitée. Les deux sont touchées par la crise
économique des dernières années, par la désindustrialisation, et par l'exode des gens qui y
travaillaient.
La tendance à retrouver un lien avec ces territoires, qui ont une valeur économique, sociale,
artistique, culturelle, et qui sont témoignage de notre passé historique, nous fait réfléchir.
On peut observer que, au moins en Sicile on a l’absence d’un plan de transformation de
réhabilitation complexe et structuré, donc il a été permis la réalisation de tous types de projets, plus
ou moins cohérents, basés sur ses exigences locales.
1
Oliva F., 2003, "Piani e sviluppo locale. Dal PRG di tradizione al piano strutturale". Rapporto dal territorio 2003, Roma, INU edizioni.
162
LES FRICHES ET LEUR REUTILISATION
En particulier les friches industrielles dans les centres des villes, offrent l'occasion de réfléchir en
particulier sur l'aspect social de la transformation liée au développement durable, et aux actions
participatives. L'auto‐développement, local et durable, est souvent étroitement lié à l’aspect culturel
du développement.
Il est donc intéressant d’analyser le rôle des principaux acteurs qui agissent dans la transformation de
ces friches : le rôle des organisations locales autonomes et ceux des institutions qui ont permis la
réutilisation et l'exploitation de certaines de ces zones.
En regardant les différentes approches et motivations à la transformation des friches, au niveau
européen, j’en ai pu distinguer six types:
- La valorisation du patrimoine de l'archéologie, la culture industrielle et le divertissement ;
- L’intérêt pour les nouvelles technologies, parcs technologiques et complexes touristiques
(enclaves) ;
- L’utilisation de part de la "communauté" comme espace de partage d’un but commun;
- La valeur marchande de la propriété et de la spéculation ;
- La réutilisation et de nouvelles formes de production industrielle ;
- Le réaménagement du tissu urbain, avec une pluralité de fonctions.
Par rapport à l’exemple de Catane, si le complexe des Ciminiere est surtout un front maritime,
aménagé comme tissu urbain avec une pluralité de fonction (musée, théâtre, foire d’exposition), les
environs sont devenus, avec leurs anciens magasins de souffre réaménagé, des lieux de rencontre
pour les soirées des jeunes.
Malgré les différences évidentes dans la réutilisation des friches, qui ont été transformées en lieu de
rencontre culturel ou artistique, ou dans lieu d’accueil pour aider les personnes défavorisées
(l’exemple et celui de la mission "Espoir et Charité" né à Palerme sur trois sites en friche), il est
évident que les friches sont des lieux qui permettent une profonde action dans le tissu social.
Politique et planification
L’action des institutions sur ces lieux, qui, par leur emplacement stratégique au sein du tissu urbain, a
aiguisé les appétits consolidés des possibles spéculateurs, n’était pas si rapide, et ceci devrait nous
amener à une série de réflexions sur la planification urbaine et sur la réutilisation, la participation et
les lignes directrices de la politique et de la démocratie.
Dans le langage courant le terme politique est utilisé de façon très large et se réfère à «des buts, des
objectifs et des choix d'une institution ou d’une association ; dans un sens plus étroit, à l’action de
l'État et son organisation des partis, mouvements sociaux, groupes d'intérêt»2.
Les choix d'action politique ont une incidence directe sur le travail de l’urbaniste qui souvent agit
pour réussir à mettre en œuvre une stratégie "proposée" par une autorité publique.
Si les politiques publiques concernent l'action du gouvernement sur la société, alors nous ne devons
pas oublier que leur formation est, dans son ensemble, fortement influencée par les caractéristiques
de la société, de l'économie et des mouvements sociaux en général.
Il est clair donc que les politiques spatiales, urbaines ou environnementales sont fortement
influencées par l'ensemble du système.
Quand je parle de "politique", je parle de l'attitude adoptée par le système politique et le
gouvernement pour la réalisation de certaines fins, ainsi que des moyens d'influence de l'action
adoptés par des groupes économiques et sociaux, qui ont parfois "conduit" la transformation des
friches industrielles.
En regardant les politiques publiques actuellement en place j’ai aperçu deux différents styles de
décision, l’une de type "traditionnel‐globale" et l’autre inspirée par la "négociation". Dans le premier
cas, la décision est prise par une seule entité qui adopte tous les moyens pour atteindre ses buts ;
2
Bagnasco A., Barbagalli M., Cavalli A., 1997, «Corso di sociologia», Bologna, ed. il Mulino.
163
dans le deuxième cas, les décisions sont le résultat d’un processus collectif, d’interactions des acteurs
avec les ressources, les objectifs, les logiques d'action différentes.
Malheureusement ce deuxième cas est moins fréquent. Puisqu’en Sicile les politiques sont souvent
déterminées par des conditions d'urgence, elles ne s’activent pour la réhabilitation des friches
uniquement quand ces lieux sont devenus un problème pour la sûreté des quartiers qui les
contiennent.
Dans l'ère que nous vivons, de reconstruction et de conversion, les expériences de transformation se
sont développées surtout au sein des grandes villes ; «La ville est, peut‐être, devenue un théâtre de
conflit "social" et des gens qui revendiquent leur "pouvoir "» 3 et ceci est valable surtout pour les
friches.
Le gouvernement, les politiciens et les propriétaires des friches se trouvent face à la gestion de ces
espaces éparpillés dans la ville ; ils doivent "inventer" un nouveau processus de dialogue pour
répondre aux besoins locaux.
Souvent on se retrouve à suivre des modèles de planification déjà mis en œuvre dans d'autres
endroits ; exemples que le processus de globalisation nous présente comme solutions pré‐
construites, pour obtenir les jugements "politiques" favorables d’un projet partagé.
La friche industrielle urbaine est témoignage tangible des contradictions vécues au sein du processus
de décision ; le jeu autour de ces espaces révèle, plus qu'ailleurs, quelques‐unes des caractéristiques
de la modernité: le conflit entre intérêt fort et faible, l'insécurité, le manque de cohérence.
Dans le processus de développement urbain et de réaménagement, l'action des acteurs locaux, et
surtout de "collectifs" d’action sociale, peut être la meilleure façon de répondre aux défis
économiques de ces friches et de la société postindustrielle en général.
Il est évident que de rendre les friches en des lieux de nouvelle production, d’événements culturels
et, si l’on veut même, en des lieux de publicité pour la ville, peut être considéré comme l’une des
méthodes les plus efficaces pour promouvoir le changement des alentours.
Dans la ville contemporaine, où le projet est plus une expression du marché, en particulier dans le
cas des vides urbains, les informations sur la façon de décider sur la réutilisation de ce type de
patrimoine ainsi que la sensibilisation pour l’action publique devraient s'étendre à tous.
Les lieux
Le choix de prendre soin des zones abandonnées, incorporé au sein de l'urbain consolidé, est du à
l’indéniable valeur symbolique et esthétique de ces lieux et à la prise de conscience que c'est la
densité des activités humaines inhérentes la ville qui peut être une grande incitation à des actions
d'engagement social visant la réutilisation des friches même.
Marc Augé nous parle de la puissance poétique de la ville, d'une puissance de séduction et
d'identification.
Les transformations des friches industrielles que j’ai pu analyser en Sicile, dérivent directement d’un
mécanisme de planification de l’urbain basé sur des processus consolidés de politiques publiques et
d’une planification qui vient du haut. Ceci est évident pour le complexe des "Ciminiere" de Catane,
qui est de propriété de la province Régionale même ; le processus est plus nuancé pour le bâtiment
utilisé par la coopérative culturel Zò ; il ne faut toutefois pas oublier les récents cas de squats qui ont
amené à récupérer un des théâtres abandonnés de la ville de Catane.
Donc l’action locale devient de plus en plus moins contrôlable par une instance politique
partiellement délégitimée par sa propre inactivité.
3
Lucido S., 2000, «Attraverso la città. Percorsi di ecologia politica», Milano, Ed. F. Angeli.
164
PATRIMOINE, ARCHEOLOGIE ET CULTURE
L'intérêt vers les témoignages qui racontent les étapes de l'industrialisation, sa croissance et sa fin,
devient de plus en plus évident pendant les années 80 et se décline en plusieurs expérimentations
jusqu’à nos jours.
La conversion des complexes industriels est même considérée comme une partie essentielle du
processus de transformation des villes.
On peut se rappeler d’une période appelée "écologiste", qui se développe dans la plupart des villes
européennes, s’expliquant par une réaction apparente à la délocalisation dans les banlieues de
nombreuses activités et par l’exigence de ne pas gaspiller l’espace. La montée du mouvement
écologiste a souligné les répercussions négatives de l'industrie (pollution, bruit, etc ..); on a donc
souvent essayé, en quelque sorte, de supprimer de façon permanente à la fois les structures,
considérées comme obsolètes, et les effets négatifs qu'elles ont produit sur l’apparence des lieux
naturels.
Seulement plus tard on a commencé à parler de "patrimoine à réinventer".
La notion de patrimoine devient progressivement plus large et permet de prendre en compte non
seulement un élément isolé du paysage urbain, mais aussi une plus large partie du tissu de la ville,
dans le cadre intégrant aussi le contexte spatial et social.
Dans cette perspective, les bâtiments industriels du XXe siècle sont devenus de plus en plus dignes
d'intérêt, compte tenu de leur potentiel pour la conversion, et leur importante valeur symbolique.
Les premières initiatives pour la protection de ce patrimoine, ont été les actions des acteurs locaux,
qui se sont intéressés d’abord au recensement des bâtiments en friche et de leur état, et par la suite
à leur possible réutilisation.
Le paradoxe de l’archéologie industrielle
L'archéologie industrielle en tant que discipline partagée par les spécialistes dans divers domaines,
vient de la volonté de conserver une mémoire des gens et de leur vécu ; cette prise de conscience de
la valeur de certains "produits" industriels comme preuve des difficultés de la vie ouvrière et de la
culture d'un peuple, a permis une lente diminution des démolitions et reconstructions qui ont
agressivement détruit plusieurs témoignages du passé.
Le terme "archéologie", dans son usage courant, se réfère à la découverte de matériel grâce à des
fouilles, qui sont absentes dans le cas de l'archéologie industrielle ; il s'agit en fait de restaurer à leurs
ancien état des usines abîmées et partiellement détruites. Quant au terme "industriel", il définit les
installations de production, et parfois même les produits eux‐mêmes, qui témoignent de la
production de biens manufacturés "normalisés".
La combinaison des deux termes, qui en première lecture peut sembler paradoxale, puisque le
premier terme se réfère généralement à l'antiquité, tandis que le second est synonyme de
modernité, est devenue une habitude, et est définie « non pas comme une nouvelle discipline dans
l'histoire, mais comme une nouvelle approche historique dans l'industrie » 4.
Plus généralement, la combinaison des deux termes est utilisée pour définir l’étude des différentes
composantes de la culture industrielle: les structures architecturales, l’organisation du travail, la
production et la circulation des objets, la construction de bâtiments à usage communautaire.
L'intérêt pour le patrimoine industriel a augmenté au fil du temps, marqué par une sensibilité
émergente vis‐à‐vis de l'architecture des XIXe et XXe siècles, dont la conservation est fortement
menacée en raison de la spéculation immobilière.
4
L'utilisation de ce terme utilisé pour la première fois en 1950 remonte au professeur de l'Université de Birmingham, M.D. Dudley ; il a été
rendu officiel en 1955 par le professeur Rix, mais seulement en 1959 les activités liées à l'archéologie industrielle ont été inscrites au
registre des activités scientifiques du British Council archéologique.
165
Déjà en 1973 on pouvait lire les signes d'un revirement, c’est la date de la première convention
internationale sur la protection des bâtiments Industriels.
Suite à la Conférence de Stockholm de 1978, le terme "archéologie industrielle "a été abandonné au
profit de la notion de "patrimoine industriel ", qui nous permet d'inclure une plus grande variété
d'objets et d'expliquer le caractère interdisciplinaire propre aux friches.
Valeur du patrimoine industriel
Aujourd'hui, dans la définition du patrimoine industriel, on peut recueillir un véritable écosystème,
qui intègre la structure et les espaces publics et leurs caractéristiques morphologiques et sociales.
Cette définition est extrêmement large, et met l'accent sur l'importance attribuée à la fois
au"récipient" (les bâtiments, l’architecture, le paysage) ainsi qu’au contenu, la dimension
immatérielle du contexte culturel, économique, sociale, etc. .
Si des fois on préfère se rappeler, devant ces friches, des témoignages de la culture technique,
cependant il ne faut pas oublier que, en particulier dans les pays européens, le travail en usine était
souvent associé à la souffrance; je pense surtout aux mines de souffre et à toutes les usines liées à
cette production.
Les friches sont donc un témoignage pluriel de la vie d’un peuple.
L’évolution vers la prise en compte du contexte implique une approche plus ciblée sur les processus
de mémoire collective, plutôt que sur des objets individuels.
En termes généraux, nous pouvons dire que la naissance de l'archéologie industrielle a contribué à
mettre l'accent sur les valeurs inhérentes à ce patrimoine5:
- La valeur de la mémoire, il constitue en fait un témoin fondamental du temps passé: les aspects
sociaux, liés aux conditions de travail et de production, les modes de vie, les aspects
économiques et techniques ;
- La valeur pédagogique, car il représente une source d'information important et constitue un
original soutien éducatif ;
- La valeur esthétique, les artistes de plus en plus trouvent leur inspiration dans les lieux du passé
industriel déjà à partir du début du XXe siècle.
- La valeur d'usage, les bâtiments industriels sont généralement conçus en fonction d'un interne
libre, flexible, qui permet de réaliser facilement des adaptations importantes ;
- La valeur économique, il occupe souvent de grands espaces dans les centres‐villes et par
conséquent il est objet d'intérêt pour une variété d'acteurs sociaux ;
- La valeur du signe, on peut souligner que dans le patrimoine industriel, les éléments
d'intégration qui ont une visibilité et un caractère spécial, comme les cheminées des fours,
peuvent faciliter la lecture du milieu urbain en général, représentant à la fois pour les résidents
que pour les touristes un élément de référence et de repère.
Mais la protection du patrimoine industriel ne garantit pas sa survie: de nouveaux usages doivent
être trouvés pour que l'objet reste "vivant" et qu’il puisse devenir une force motrice de l'économie,
plutôt que d’entraîner des coûts élevés, en particulier du point de vue environnemental.
Dans nombreuses opérations de réutilisation, la tentative a été faite de relier les témoignages du
passé industriel avec la mémoire et la culture, en transformant ces friches en lieux de production
culturelle et de spectacle.
5
Stein V., 2003, «La reconquête du centre ville: du patrimoine à l’espace public», Genève, thèse de doctorat en sciences économiques et
sociales. Mention en géographie, inédite.
166
LE CIMINIERE A CATANIA
Dans le cas de Catane il s'agit aussi du réaménagement d’une friche dont le sort est lié à la rédaction
du nouveau plan de règlement du sol urbain. La récupération et le réaménagement de la ville
existante et de son territoire, remettent ces zones rejetées au centre du débat et elles deviennent
protagonistes absolues d’une nouvelle stratégie.
Selon de nombreux acteurs locaux de Catane, l'avenir même de la ville dépendra avant tout par les
choix pris en rapport à ces friches, soit industrielles, nées avec la fin de la production, soit casernes,
théâtres et hôpitaux abandonnés ou désuets, puisque désormais plus fonctionnels à leur objectif
initial.
Les "friches" plus importantes pour la planification de la municipalité de Catane sont, à part les
Ciminiere: les zones de Corso Martiri della Libertà, les hôpitaux Garibaldi et Vittorio Emanuele, le
dépôt A.M.T. en Via Plebiscito, la caserne Sommaruga, les blocs devant le Port, les Cimenterie, les
domaines de la FF.SS. (Chemins de fer).
Pour mettre en œuvre les plans et les travaux sur ces zones, le "Piano Regolatore" semble être
insuffisant. Il a été nécessaire de mettre en place des outils de programmation négociés, avec une
concertation dynamique qui vise à trouver un nouvel emploi pour ces friches. On parle de Patti
Territoriali, Contratti di Quartiere, etc. ; malheureusement, aucune de ces propositions a produit
encore des transformation réelles.
Même dans le PTP (Piano Territoriale Provinciale) de la province da Catane, on peut lire : « la
planification intégrée, participative, compatible, est la seule apte à produire le "succès" des
opérations de traitement des friches industrielles », mais il n’existe pas beaucoup d’exemples de
transformation.
En général on peut dire que, si en théorie au niveau régional et local on a acquis une perception
claire du rôle important que les friches industrielles peuvent avoir pour la planification, de l'autre
coté, pour des raisons diverses, qui peuvent être financières ou liées à l'absence d'idées claires sur le
but des réutilisations, leur mise au premier plan de temps en temps, avec des interventions qui sont
parfois anachroniques, montre l’absence d'une stratégie générale.
Le contexte local et la zone d'intervention
L'intense activité des raffineries de soufre a eu la plus grande expansion dans les premières années
de 1900. Le déclin commence après la Première Guerre mondiale, lorsque les technologies
l'extraction du soufre adoptées aux États‐Unis, mettent à l’épreuve les mines de Sicile qui sont
concurrentielles seulement par les faibles coûts de la main‐d'œuvre, et non pas par une vraie
industrialisation.
Par conséquent, depuis le début du siècle, l'activité des raffineries se réduit considérablement
jusqu’à cesser presque complètement à la fin de 1960.
Pour la ville de Catane le Dr. Ledo Prato, mandaté en tant que consultant de la municipalité pour
l'étude et le développement des friches industrielles, s’est occupé de proposer une politique
d’analyse et action sur les friches industrielles au sein du tissu urbain, à partir d'un point de vue
global.
Parmi les mesures mises en œuvre on peut noter la transformation en centre sportif de l'ancien
abattoir de Rue Zurria et la réutilisation comme d'espaces théâtraux expérimentaux de l'ancienne
usine de gaz ; ces deux exemples ont été mis en œuvre au niveau communal avec l’aide de PIT, et des
financements européens.
La zone d'étude de l'ancienne raffinerie de soufre de Catane, qui s'étendait sur des dizaines
d'hectares en proximité de la gare centrale et du port est due à l’action conjointe de la municipalité,
de la province et, dernièrement, des associations locales.
La construction de deux grands axes de viabilité (Viale Africa e Piazzale Asia) s’est imposée sur la
spontanéité et la confusion de l’ancienne Citadelle du soufre. Les zones situées entre les chemins de
167
fer et les voies nouvelles ont vu une transformation des anciens bâtiments, qui ont été réutilisés
pour du stockage, des ateliers de menuiserie.
Ce n'est qu'après un long processus de sensibilisation et une série d'actes, de résolutions et de
variantes qu’une prise de conscience s’est produite sur l’importance de cet endroit pour la ville.
La réutilisation de la friche a été un acte successif.
Le projet de la Province pour la réutilisation de l'ancienne raffinerie de soufre comme lieu privilégié
pour des activités culturelles, tout au long de la côte entre Ognina et le Port semble être
convaincant, mais elle est encore in fieri.
Pour mettre en œuvre les plans et les travaux sur ces zones, avant l'inaccessible, il a été rédigé, par
l’architecte G. Leone, une variation du plan 19796.
Le projet a vu la construction d'un bâtiment de 16.000 m² avec 8.000 m² de parking en sous‐sol.
Selon le prof. G. Dato «Le réaménagement de la côte peut reprendre le thème du parc urbain et
territorial et en fonctionnant en parallèle à la mer, pourrait améliorer l'une des plus belles plages de
sable fin de la Sicile»7.
Les opérations qui se sont orientées vers la réutilisation des bâtiments les plus intéressants ont
promu le processus de régénération du tissu adjacent.
L'action, les acteurs et l'histoire du projet
Jusqu'à la fin des années soixante‐dix, personne ne donnait une valeur à ce qui avait été construit
sur le front de mer dans la ligne qui lie Catane à Ognina‐Porto. Même le PRG du 1964 avait prédit la
destruction totale de ces bâtiments.
Lorsqu’en 1977, un plan détaillé proposa la construction d'une grande gare des Bus sur ces zones,
une bataille acharnée s’est déclenchée aussi contre la construction de la Poste et d’un nouveau
bâtiment pour les bureaux du chemin de fer.
En 1979, le conseil municipal de Catane a adopté une résolution qui incluait les "macerie cave" entre
les zones faisant l'objet d'un plan de récupération, en précisant l'utilisation et le processus
d'acquisition par la municipalité. Mais dans les années qui ont suivi, les administrations municipales
successives, n’ont pas procédé à la préparation du Plan de récupération et n’ont pas ajouté dans les
budgets annuels les montants pour l’acquisition de ces friches.
On peut donc dire que le projet existant s’est mis en place seulement au début des années ’90.
Avant il était possible d’assister à un conflit direct entre la position de la Sovrintendenza, pour
laquelle les ex‐ raffineries n’avaient aucun valeur, ni historique, ni environnementale, et ne
préconisaient qu’une vague "méthodologie d’édification", théorie supportée aussi par la Commission
Municipale, et le rédacteur de la variante, l’arch. Leone, qui le premier avait vu la valeur patrimoniale
de la friche.
L’architecte, en proposant la récupération et la restructuration avec des finalités culturelles,
éducatives et récréatives, a souligné la pertinence de la récupération de ces lieux comme témoignage
de la mémoire historique.
Seulement en 1980, le conseil municipal, sensibilisé par la campagne de préservation du patrimoine
mise en place par les associations culturelles locales, a inséré dans le programme d'investissement un
montant considérable pour l'acquisition de centaines d'hectares désaffectés, tels qu’étaient l'ex‐
raffinerie en bordure des chemins de fer.
La zone occupée par les activités liées au raffinage du soufre, d’une étendue d’environ 300.000
mètres carrés, à l'Ouest du Viale Afrique, a été inséré dans les domaines de la récupération: plus de
deux millions de mètres carrés d'aires protégées et sous réserve d’utilité publique.
Malheureusement, le manque de financement a encore une fois forcé la suspension des travaux. Ce
n’est qu’en 1989, que la Province Régionale de Catane a identifié ces zones pour la réalisation d'une
6
Il faut se rappeler que cette délibération de variation du plan de Catane pour la transformation et la récupération des "Ciminiere" est
introuvable et a eu des difficiles exits judiciaires.
7
AAVV, 1991, « Le vie dello zolfo in Sicilia: storia ed architettura», Roma, ed. Officina.
168
foire pour l’artisanat et la culture, un lieu de rencontre et d’échanges culturels et sociaux, qui
permette à la population de prendre possession, au moins visuellement, de la mer.
Des musées ont été créés, tout comme des espaces d'exposition, des galeries d'art, des bureaux, des
cinémas, un petit théâtre expérimental et un grand théâtre sous la forme de "cailloux". C’était une
série uniforme d'activités culturelles bien adaptées aux architectures existantes. Aujourd'hui encore
des travaux sont en cours pour la construction d'un centre multifonctionnel.
Juste à coté du complexe projet déjà consolidé, s’est produite l’action d’une coopérative culturelle
locale. C’est le projet du jeune architecte anglais Nigel Allen pour une petite coopérative qui a permis
de réhabiliter un bâtiment de 1.100 mètres carrés.
Dans ce petit groupe la production culturelle constituée par les ateliers coopératifs est très
importante. Il s'agit d'une petite Coopérative, formée par 5 personnes, avec compétences,
formations et moyens expressifs de travail fondés sur l'intégration des langages artistiques
contemporains.
Financé avec la Loi italienne de promotion des coopératives des jeunes 8, Zò est un réseau culturel
dans lequel la jeunesse culturelle de Catane peut jouer un rôle actif et produire des spectacles, des
concerts, des installations audio‐visuelles.
Après une gestation difficile, au cours de laquelle des négociations ont été entamées entre la
municipalité de Catane (propriétaire du bâtiment) et la coopérative, finalement aujourd’hui cette
intervention est considérée comme un "projet pilote", car elle combine un fort esprit culturel et
expérimental, avec une forme d'entreprise innovante.
Le début des travaux de restauration a commencé en octobre 2000, mais le certificat de conformité a
été obtenu seulement en 2003, avec tous les inconvénients liés à ce délai.
L’activité du centre s’adresse à un auditoire non seulement de jeunes, et propose des fêtes locales
qui traitent souvent des questions urbaines, de la culture, des langues, de l'art, de l'architecture et
des nouveaux médias.
CONCLUSION
Je pense qu'un plan d’aménagement est l’élément clé du projet de "reconstruction sociale", qui vise
au renforcement et à l'amélioration des relations entre les communautés politiques et la société
civile et il est la base fondamentale pour le réaménagement des friches.
Un programme clair, construit sur des politiques cohérentes, peut être mis en place efficacement
seulement si on a une image complète de la situation réelle: des habitants, de leurs besoins, des
opportunités et ressources locales, et enfin des différents modes d'accès aux ressources financières.
Attribuer à la libre concurrence la capacité à résoudre les problèmes sociaux et à produire des
richesses peut être une aide aux gouvernements locaux.
Mais il ne faut pas oublier que souvent le marché n’est pas totalement libre de l'influence des
éventuels éléments "corrupteurs", qui ont intérêt à protéger l'intérêt de certains lobbies.
Aujourd'hui le rôle de l'aménagement du territoire, avec sa fonction de référence (social,
institutionnel, économique) pour guider les décisions des individus institutionnels, mais aussi
sociaux, semble être surmonté; d’une part pour une marque de cohérence, d’autre part pour l’action
des citoyens qui proposent, à partir du bas, leurs propres solutions à la planification.
Ce n’est qu’avec la participation réelle des citoyens, et non pas uniquement par la mise à disposition
de ressources financières, dans la phase de conception préliminaire et du programme du projet de
réaménagement, qu’on peut donner lieu à une opération inspirée par la véritable vocation du site.
Même si la communauté locale devient fondamentale dans la nouvelle ville postmoderne, les
citoyens, qui confondent souvent la participation à la manifestation, doivent se rendre compte que le
refus systématique de toutes les modifications ne peut donner aucun bénéfice"9.
8
9
Loi 236/93 ‐ Imprenditorialità giovanile – Fruizione dei beni culturali
SIZA R., 2002, «Progettare nel Sociale. Regole, metodi e strumenti per una progettazione sostenibile», Milano, ed F. Angeli.
169
La question sur la meilleure façon de réussir à gérer les friches industrielles n’a bien évidemment pas
une réponse unique ; il faut s’assurer que les transformations de ces lieux, dans une évaluation qui
ne soit pas uniquement économique, dépendent principalement des nouveaux acteurs qui agissent
sur ce lieu.
Tout investissement dans ces lieux, avant d’être économique, doit être un investissement d'idées,
visant à générer des phénomènes de régénération sociale et pas seulement un intérêt financier
immédiat.
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Musée d'Orsay (Paris), Garage du Closelet (Lausanne), Théátre Kléber‐Méleau(Renens), La Rote
Fabrik (Zurich), Avenue de l'Eglise‐Anglaise (Lausanne), Lafabrique Pétermann SA (Moutier) ”.
Cahiers de l’ASPAN‐ SO N° 3, dans Habitation N° 11/12.
AAVV, (COMUNE DI CATANIA Settore Pianificazione urbanistica), 1994‐1995, « Piano regolatore
Generale
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sostenibile», Milano, ed F. Angeli.
Stein V., 2003, « La reconquête du centre ville: du patrimoine à l’espace public», Genève ,Thèse de
doctorat en sciences économiques et sociales‐ Mention en géographie, inédite.
AUTEUR/AUTHOR
Maria Lina La China
Fonction : Istruttore Direttivo Tecnico
Organisation: Provincia Regionale di Catania
Email: lachinaml@gmail.com
170
171
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
ATELIER 3 – LES USAGES DES LIEUX ET L’INSCRIPTION TERRITORIALE
14h30 – 17h30
salle Studio 2
Cet atelier aborde « les usages des lieux et l’inscription territoriale ». Outre la fréquentation des
espaces par des publics et par des artistes, il s’agit ici de rendre compte des impacts sociaux,
économiques et territoriaux de la requalification de friches industrielles dans un quartier urbain. On
s’attachera également à explorer les conditions d’une pérennisation et d’une durabilité de ces sites.
Du côté de la production, de la diffusion et de l’appropriation des activités artistiques et culturelles,
on exposera la tension qui s’exerce entre fabrique d’art et démarche artistique partagée.
JENNEQUIN Hugues, Université de Rouen ; DE VRIESE Muriel, Université du Havre, modérateurs
L’analyse économique de l’inscription territoriale des « lieux culturels »
AUCLAIR Elisabeth, Université de Cergy‐Pontoise
Friche culturelle et inscription territoriale, une application du principe de relocalisation ?
L’exemple de Mains d’œuvres
BOICHOT Camille, Université de Paris I, Université Viadrina Francfort s/ Oder
De la friche à l’atelier : l’importance du délaissé urbain dans le devenir d’un quartier
artistique. Exemples parisiens et berlinois en perspective
BOSREDON Pauline, Université de Lille 1 ; GREGORIS Marie‐Thérèse, Université de Lille 1
Friches culturelles et territoires urbains à Lille : des micro‐expériences de lieux à la fabrique
d’une nouvelle urbanité
MASSON Eric, Université de Lille 1 ; MELIN Hélène, Université de Lille 1
Photographie, participation et co‐construction pour l’analyse de la perception
environnementale d’une friche industrielle et de sa requalification : application à la ZAC de
l’Union (Lille, Roubaix, Tourcoing – France)
MORELLI Roberta, ENSA Normandie et ENSA PVS
Quand l’aménagement urbain devient‐il un acte culturel ( ?)
172
173
ANALYSE ECONOMIQUE DE L’INSCRIPTION TERRITORIALE
DES « LIEUX » CULTURELS
Muriel DE VRIESE
Hugues JENNEQUIN
RESUME/ABSTRACT
L’objectif de cette communication est d’analyser l’inscription territoriale des friches en amont et en
aval de leur réhabilitation en « lieux culturels ». Pour cela, nous tentons d’abord de localiser les
activités artistiques et culturelles sur le territoire national afin de saisir leur relative concentration.
Nous définissons ensuite les déterminants économiques nécessaires à la réhabilitation de certaines
friches industrielles en « lieux culturels ». Nous tentons enfin d’analyser les répercussions
économiques de ces réhabilitations sur les territoires (production de services et production
d’externalités). Notre démarche s’appuie sur une analyse « englobante » (ensemble des services)
pour se diriger vers une approche spécifique aux activités culturelles reliées aux lieux culturels, grâce
à deux études : l’une portant sur les effets des services sur les territoires (DATAR, 2010), l’autre sur
des données de l’INSEE (données nationales et locales).
MOTS‐CLES/KEYWORDS
culture, services, localisation, ressources, externalités
INTRODUCTION
Cette communication s’interroge sur les liens qui peuvent exister entre la réhabilitation des friches
industrielles en « lieux culturels » et leur territoire d’implantation. Le terme « lieux culturels » a été
choisi car il permet de désigner une réalité de situations très hétérogènes. En effet, les structures
que nous étudions peuvent être dédiées à la musique (Confort Moderne à Poitiers), aux arts de la rue
(Atelier 231 à Sotteville‐lès‐Rouen), aux arts du cirque et des arts d’avant‐garde (Halles de
Schaerbeek à Bruxelles) ou encore être pluridisciplinaires (Belle de mai à Marseille, Culture
Commune à Loos‐en‐Gohelle, Mains d’œuvres à Saint‐Ouen, TNT à Bordeaux, Ufa Fabrik à Berlin).
Aussi, leur statut n’est pas toujours le même : elles peuvent être des centres nationaux (Atelier 231),
des scènes nationales (Culture Commune), des centres culturels (Confort Moderne) européens
(Halles de Schaerbeek) ou internationaux (Ufa Fabrik), des Sociétés coopératives d’intérêt collectif
(Belle de Mai) ou encore des associations sans label institutionnel particulier (TNT, Mains d’œuvre).
Elles diffèrent également par les services qu’elles proposent : elles peuvent être des structures de
diffusion, de pratiques amateurs, de créations professionnelles, de résidences d’artistes, des lieux de
sociabilité ou encore proposer des services annexes (location d’espaces par exemple) : elles peuvent
privilégier l’une (ou plusieurs) de ses activités ou les proposer toutes à la fois.
Quelle que soit la structure, les liens qu’elle entretient avec son territoire d’implantation renforcent
sa singularité. Ces liens peuvent s’entendre dans les deux sens. Plus précisément, on peut se poser la
question de savoir pourquoi la production de biens et services culturels se localise dans certains
espaces géographiques et, de manière complémentaire, quels sont les effets de ces implantations sur
les territoires. Pour traiter ces liens, plusieurs étapes sont nécessaires. Il importe dans un premier
temps d’avoir un aperçu de la localisation des activités artistiques et culturelles sur le territoire
national. Même si les données comptables restent assez frustres quant à ces activités, une
concentration spatiale relative des activités artistiques est décelable et justifie, dans un second
174
temps, de comprendre les motivations de ces localisations en analysant les ressources recherchées
par ces activités et proposées par les territoires. Ce n’est qu’une fois ce travail effectué que nous
pourrons mieux comprendre en retour les effets de ces productions sur les territoires, d’une part en
analysant la nature spécifique de la production de biens et services culturels qui s’y déroule et
d’autre part, en adoptant une grille de lecture permettant de classer et d’évaluer qualitativement les
effets de cette production sur les territoires.
LA LOCALISATION DES ACTIVITES ARTISTIQUES ET CULTURELLES
L’hétérogénéité inhérente à l’ensemble des activités culturelles et l’absence partielle de
professionnalisation de celles‐ci compliquent d’emblée tout travail d’analyse statistique. Pour autant,
ces écueils naturels et inévitables n’empêchent nullement de se nourrir des enseignements d’études
descriptives.
Dans le cadre de la localisation des activités artistiques et culturelles, le principal problème vient des
données à mobiliser si l’on cherche à offrir une image globale de la situation au niveau régional ou
national. Deux possibilités peuvent être explorées : recourir à une typologie récente des activités de
services établie récemment par un groupe de travail de la DATAR (Mouhoud, 2010) d’une part ou
observer la répartition géographique des activités artistiques et culturelles en reprenant directement
les classifications sectorielles définies par l’Insee d’autre part.
Afin de mieux cerner les effets des services sur les territoires, un rapport de la DATAR a établi une
classification des services selon leurs déterminants de localisation. Six types de services y sont
distingués, selon les besoins de proximité avec les clients, la nécessité de recourir à des ressources
spécifiques au territoire ou encore la possibilité d’y bénéficier d’externalités de localisation. Or,
parmi les six types de services figurent les services dénommés ‘immatériels de consommation finale’.
Ces derniers ont besoin de ressources, à la fois foncières et naturelles pour s’établir. L’ancrage y est
donc relativement important et naturel. Le tourisme rural ou les stations touristiques représentent
donc des exemples phare de ces activités de services et se déclinent suivant les aspects associés
(culturels, historiques…). Certaines activités culturelles apparaissent donc dans cette classification.
Pour autant, celles‐ci se retrouvent associées à des activités purement touristiques déconnectées de
notre problématique tandis que, comme souligné par les auteurs, la classification comptable peine à
rendre correctement compte de ces services immatériels1. La cartographie de la répartition spatiale
de ces activités entre les zones d’emploi françaises offre par la même une image très marquée avec
une spécialisation forte dans les zones côtières et montagneuses, très dépendantes du tourisme et
très peu des activités artistiques. Si l’effort de typologie permet de mieux comprendre les effets des
services sur les territoires, cette démarche ne fournit pas d’enseignements suffisamment spécifiques
au cas particulier des services liés aux activités artistiques.
Une seconde voie est de partir non plus des déterminants de localisation sur les territoires mais, de
manière plus classique, des données comptables. De fait, nous utilisons la classification en NAF 700
de l’Insee en ressortant la classe 923A dénommée « activités artistiques »2. En analysant la
localisation spatiale des emplois relevant de cette classe sur les 348 zones d’emploi que compte la
France métropolitaine, nous illustrons la répartition des activités artistiques sur le territoire au
moyen de la carte 1.
1
A titre d’exemple, la comptabilité s’appuyant sur la nature de l’output dans ses classifications, il est toujours difficile d’homogénéiser des
données relatives à un secteur tel que le tourisme.
2
Pour reprendre la définition officielle de l’Insee, cette classe comprend les activités exercées par les artistes indépendants dans le domaine
des arts dramatiques et musicaux (musiciens, acteurs, danseurs, artistes de music hall, metteurs en scène, etc.), les activités des ensembles
permanents, non liés à une salle (troupes, orchestres, compagnies, etc.), les activités de création de spectacles (danse, théâtre, concert,
opéra, etc.), les activités exercées par les autres artistes indépendants (peintres, dessinateurs, sculpteurs, écrivains, etc.), la gestion des
droits attachés aux oeuvres artistiques, littéraires, musicales, etc. (sauf oeuvres cinématographiques et audiovisuelles), la restauration
d'objets d'art n.c.a. (sauf constructions, meubles, vitraux et instruments de musique), les décorateurs d'art sur céramique, la fabrication de
statues en bronze (si artistique), l'organisation de manifestations culturelles et la promotion de spectacles.
175
Carte 1 : Concentration spatiale des emplois relevant du secteur ‘activités artistiques’
Celle‐ci est obtenue en mesurant l’importance relative de l’emploi N de chaque secteur k au sein
d’un territoire i (c’est à dire sa sur‐représentation ou sa sous‐représentation), par le biais de
l’indicateur de Hoover (ou indice de spécialisation de Balassa) :
Ni N•
(1)
HOOVik = ki / k•
N• N•
En comparant les deux fractions, les valeurs de l’indicateur vont théoriquement de zéro à l’infini.
Ainsi, nous pouvons repérer les productions relativement déterminantes dans les structures de
production tertiaires de chaque zone d’emploi. Un indice de valeur supérieure (inférieure) à l’unité
indique que le type de services ou la fonction, suivant les données étudiées, est plus (moins) présent
sur le territoire relativement aux autres zones d’emploi.
On obtient au final une image assez marquée avec une réelle concentration de ce secteur3. Or, ce
dernier représente selon les chiffres de l’Insee, 112 135 emplois en 2006 (RP, 2006). Statistiquement,
plus le secteur est important, moins une concentration spatiale est probable. De fait, l’hétérogénéité
de la localisation de ces services sur les territoires que nous obtenons interpelle et justifie de
chercher à comprendre les déterminants de celles‐ci afin, dans un second temps de s’interroger sur
les effets potentiels à attendre sur les territoires d’accueil.
La science économique analyse souvent les effets des structures de production sur les territoires par
l’intermédiaire du concept d’externalités. La présence au sein d’un territoire d’une activité ou, à
l’inverse, son absence, induit des effets positifs ou négatifs4. Les structures de production
transforment donc les territoires. La science économique tend par contre trop souvent à mésestimer
la relation inverse, c’est à dire les effets des territoires sur les structures de production. Dans le cas
des friches, le territoire participe au processus de production, le modèle et l’influence. Bien plus, il
participe au projet : « L’analyse des contextes locaux nous a appris que le paysage local influe, bien
entendu, fortement sur l’émergence des projets intermédiaires, sans que l’on puisse pour autant
identifier des conditions favorisant celle‐ci. » (Lextrait, 2001, p.16). Il pourra même parfois servir de
matériau aux projets artistiques (dans le cas par exemple d’exposition photos sur la ville à l’intérieur
de la friche). On retrouve ainsi souvent l’expression de « réappropriation du territoire » induite par la
réhabilitation des friches dans le discours des personnalités (ibid.). Si bien que « La fin de l’expérience
3
Les zones d’emploi de Ganges‐Le Vigan (3,43), Paris (3,42), Apt (3,33), Lille (2,73), Menton (2,31) et Manosque (2,14) affichent les
indicateurs de concentration relative les plus élevés. Grandes métropoles et zones périphériques cohabitent donc.
4
A titre d’exemple, la concentration géographique des activités touristiques induit à la fois des effets bénéfiques sur l’économie locale, tout
en induisant des effets indirects négatifs en termes de congestion ou de pollution.
176
de la Grange aux Belles, pour n’en citer qu’une, a été douloureusement vécue par la population qui
avait trouvé, par cette occupation, une animation, une identité qui générait des flux économiques et
sociaux propices à la vie du quartier » (ibid, p.32).
Afin de comprendre les effets sur les territoires, deux questions doivent successivement être posées :
quelles ressources sont nécessaires à la réhabilitation d’une friche industrielle en « lieu » culturel ?
Quelle est la nature de la production ?
LA RENCONTRE DE TROIS RESSOURCES
La production naît de la rencontre de trois types de ressources qui sont le plus souvent préexistantes
à la réhabilitation de la friche industrielle en lieu culturel : les ressources humaines, les ressources
foncières et les ressources « institutionnelles ».
Pour un produit économique standard, les ressources humaines font référence aux individus qui
travaillent dans l’entreprise. L’aspect qualitatif de cette ressource tend souvent à l’emporter sur
l’aspect quantitatif. Dans le cas des lieux culturels, elles comprennent à la fois ces individus qui vont
faire fonctionner la structure, mais plus encore elles tiennent compte des compétences artistiques
ou créatives de personnalités qui sont non seulement à la base de la réhabilitation de la friche, mais
qui vont également lui donner son identité. Il s’agit d’abord d’individus, tels une main d’œuvre
spécifique, réunis autour d’un projet, le plus souvent même autour d’une association. Cette réunion
d’individus préexiste le plus souvent à la réhabilitation du lieu. Se crée une synergie entre porteurs
du projet, parfois avec des personnalités locales, autour d’un projet créatif ou politique et social qui
reste, au moins au début, indépendant du lieu qu’il occupera. Parmi les projets étudiés, deux cas de
figure sont envisagés.
D’une part, un premier groupe de projets a une visée essentiellement culturelle et créative. C’est le
cas de l’association « Usine Ephémère » née dans les années 1980. A la base, le projet était itinérant
puisqu’il avait pour ambition de créer des évènements liés à l’art contemporain dans différents lieux.
L’association existait avant l’installation dans l’hôpital Bretonneau (1990) puis dans l’ancien site
Valéo à Saint‐Ouen (1997, friche Mains d’œuvres). On retrouve le même phénomène pour les autres
lieux, comme pour Culture Commune (association « Culture Commune » créée en 1990 avant
l’occupation du site 11/19 à Loos‐en‐Gohelle en 1998), Confort Moderne (association « l’Oreille est
Hardie » créée en 1985, mais qui organise des concerts de jazz depuis 1977 avant d’organiser des
concerts rock dans les années 1980) ou encore la Friche la Belle‐de‐Mai (association « Système Friche
Théâtre » (SFT) créée en 1990, localisée dans l’ancienne manufacture de tabac à partir de 1992).
D’autre part, pour d’autres cas d’étude, la rencontre des individus prédomine sur le projet culturel.
L’ambition est de sauver un lieu, de vivre une expérience culturelle ou même un projet politique et
donner naissance à la réhabilitation. C’est le cas des Halles de Schaerbeeck ou de la Ufa fabrik.
Les ressources foncières concernent la friche industrielle, le lieu laissé pour vide, le plus souvent à
l’abandon. Pour que le projet prenne forme, il faut que le groupe « porteur » (les ressources
humaines) rencontre un lieu. La pénurie de ressources foncières au cœur des villes associée à
l’absence de moyens financiers, conduisent à privilégier une installation dans un lieu désaffecté, « un
vide » dans la ville. Ce lieu préexiste aussi au groupe d’individus ou au projet créatif. Ce « vide » va
être « comblé » par le projet, et le projet va se moduler en fonction du lieu. Les architectes auront, à
ce niveau, un rôle considérable. Dans la plupart des cas étudiés, le lieu est fourni par la ville (loyer
gratuit), même si parfois, il a été occupé de manière irrégulière (squats)5.
Les ressources foncières peuvent également se comprendre dans une vision immatérielle du
territoire, à travers notamment la notion de patrimoine immatériel : les friches sont marquées par
leur histoire qui fait partie de l’histoire des habitants du quartier. Les friches ont souvent une identité
5
Halles de Schaerbeek et Ufa Fabrik.
177
très forte du fait de leur contenu « immatériel » historique et culturel. Cette notion renvoie à la
« mémoire du lieu ».
A ces deux types de ressources s’ajoutent ce que l’on peut qualifier de ressources
« institutionnelles », dans le sens du « Projet institutionnel » qui peut suivre deux objectifs, souvent
entremêlés : celui de l’aménagement du territoire d’une part et les objectifs culturels et artistiques
des élus d’autre part. Pour autant les relations entre les friches réhabilitées et les institutions sont
diverses et quelquefois ambiguës.
D’une part, les institutions représentent des ressources à part entière. Leur influence se visualise
principalement à deux niveaux. D’un côté, elles sont une ressource financière importante
puisqu’elles participent le plus souvent au financement du projet (financement de la production et
financement du processus de réhabilitation). Ainsi, les subventions publiques peuvent parfois
représenter 90% du budget (Atelier 231). En général, les deux principaux financeurs extérieurs sont
d’abord les communes et collectivités locales puis l’Etat. D’un autre côté, les ressources
institutionnelles participent à l’émergence du projet en y prenant une part active, par exemple par le
biais de la mise en place des objectifs artistiques.
D’autre part, les liens entre friches réhabilitées et institutions peuvent également être plus
complexes. Ainsi, certains projets, comme celui du Confort Moderne, veulent répondre a contrario à
une carence des institutions. Ils veulent combler un manque artistique, culturel et/ou social en
créant un lieu culturel non existant sur le territoire. De manière plus conflictuelle, la dimension
politique peut aussi se traduire par un rejet des institutions (et par là‐même des subventions). Ce fut
le cas, par exemple, de la Ufa Fabrik qui s’est traduit par la non revendication du droit à un lieu et
l’occupation illégale, à partir de 1979, des anciens ateliers et studios de l’entreprise
cinématographique, avec une volonté forte d’autogestion administrative et financière. Le projet a
ainsi été envisagé comme une alternative au modèle de consommation capitaliste des années
1970 (Raffin, 1998).
L’étude de la déclinaison de ces différents types de ressources montre la concomitance des
ressources matérielles et immatérielles. Par ressources immatérielles, on entend l’ensemble des
facteurs où le continu cognitif et relationnel prime et requiert une stratégie de localisation spécifique
(DATAR, 2010). Or, ces dernières tendent clairement à occuper une place primordiale dans la
réhabilitation des friches industrielles en lieux culturels. En effet, les ressources matérielles dont les
lieux culturels disposent (infrastructures de transport ou ressources naturelles) sont en général peu
importantes : les friches se trouvent le plus souvent en périphérie des villes, dans des endroits isolés,
désaffectés (phénomène lié à la désindustrialisation). A l’inverse, le territoire dans sa version
immatérielle prend tout son sens et son importance, et son rôle s’étend aux populations locales.
C’est de la rencontre de ces trois ressources que va naître le projet, et dont va dépendre son
évolution. C’est cette rencontre qui explique, au moins en partie, la singularité de chaque lieu et de
chaque expérience. Il nous faut maintenant comprendre quels sont les effets potentiels de ces
réhabilitations sur les territoires. Ces effets sont par nature spécifiques à chaque projet. Pour autant,
certains traits plus ou moins communs émergent. Afin de mieux comprendre ces effets territoriaux,
deux étapes sont encore nécessaires : analyser d’une part les spécificités des activités en cours au
sein des friches ; catégoriser les effets potentiels d’autre part, en adoptant une grille de lecture
utilisée par un groupe de travail de la DATAR (2010), spécifique aux activités de services.
QUELLE PRODUCTION ?
Les friches réhabilitées en « lieux » culturels vont produire des services, mais de quels types sont‐ils ?
Aussi, elles vont produire des externalités sur le territoire sur lequel elles sont implantées.
178
La production de services
La plupart des services se caractérisent par la coexistence de trois dimensions : l’immatérialité (le
produit proposé est intangible), l’interactivité (coproduction, le client devient un input) et
l’immédiateté (le service est non stockable).
Nous retenons la définition de Gadrey (1996) à la suite des travaux de Hill (1977)6. Celle‐ci insiste sur
l’importance de la co‐production du service, impliquant à la fois le prestataire et le bénéficiaire. Dans
le cas des friches, l’analyse est rendue plus complexe. D’une part, nous ne nous situons pas dans le
cadre d’une transaction économique traditionnelle, avec des services marchands offerts par un
prestataire à un client. D’autre part, la complexité vient du fait qu’il existe de multiples types de
« clients » que nous qualifions davantage d’usagers. Quatre sont à distinguer : le public (diffusion),
les artistes (production de carrières), les amateurs (production d’espaces pour pratiquer) et les
habitants du quartier (riverains). Ce dernier groupe, qui ne fait pas toujours partie du public, va
néanmoins être bénéficiaire et « consommateur » d’externalités. Selon Bernard Lubat (Lextrait,
2001, p.28). « Tous les projets que nous avons pu observer insistent sur cette urgence qu’il y a à
provoquer par l’expérimentation, par le laboratoire, par le chantier, par la résidence, des croisements
entre les artistes, des croisements avec les populations ».
Les lieux culturels vont produire certains types de services qui vont une fois de plus leurs conférer un
statut particulier. D’un point de vue général, chaque activité tertiaire combine quatre types
d’opérations dans des proportions diverses, variables dans le temps et dans l’espace (Djellal et
Gallouj, 2007) : des opérations « matérielles » qui reposent sur le traitement d’objets tangibles, des
opérations « informationnelles » qui prennent la forme de traitement d’informations codifiées, des
opérations « relationnelles » dont le principal support est le client lui‐même (services directs, en
contact) et des opérations « cognitives » qui se traduisent par le traitement de la connaissance par
des méthodes.
Dans le cas des friches, la production de services culturels se fait à quatre niveaux : la diffusion
artistique (concerts, représentations théâtrales, de danse, conférences, etc. devant le public), les
pratiques amateurs (location de studios d’enregistrement, de locaux pour répéter, cours, initiation,
etc.), la création (résidence d’artistes, coproduction avec d’autres établissement culturels, etc.) et les
services annexes (location de salles, restauration, bars, espaces de vie). Il est possible, pour chacun
de ces niveaux, d’analyser les différentes opérations mobilisées (Erreur ! Source du renvoi
introuvable.).
Tableau 1 : Opérations de services mobilisées à chaque niveau de la production de services culturels
Matérielles
Informationnelles
Relationnelles
Cognitives
Diffusion
x
xx
x
Pratiques
Création
Services annexes
x
xx
x
x
x
x
xx
xx
x
Légende : xx=opérations principales, x=opérations secondaires
Avec la diversité des usagers, on note que le service peut‐être très individualisé (pratique de la
musique par exemple, ou enregistrement de bande‐son de groupes amateurs), mais aussi
6
« La prestation de service est constituée de trois éléments qui forment les angles du triangle : le client (A), le prestataire (B) et le support de
services (C). Le service est ainsi défini comme un ensemble d’actes (opérations de traitements) réalisés par B au profit de A et souvent avec la
participation de ce dernier (coproduction). Les actes réalisés par A ont pour objectif de « transformer l’état » du support C, autrement dit de
transformer un problème relatif à C, sans aboutir pour autant à la production d’un bien qui bénéficierait d’une circulation économique
indépendante de C. Le service peut porter sur des supports divers : des biens matériels, des informations codifiées, des connaissances, ou
l’individu lui‐même (dans ses différentes dimensions, physiques, esthétiques, émotionnelles, de localisation spatiales, etc.) » (Djellal et
Gallouj, 2007, p.12‐13).
179
standardisé (cas du concert : phénomène de groupe, identique pour tous, bien qu’en construction
avec le groupe).
La production d’externalités
Outre le service en lui‐même, l’activité culturelle nouvelle au sein de la friche génère un certain
nombre d’effets secondaires, externes, qui affectent positivement ou négativement les agents
proches et le territoire sur lequel elle est implantée. Si on reprend la typologie des effets des
services sur les territoires de la DATAR (2010), trois catégories d’effets sont dissociées.
Le premier type d’effets concerne les impacts en termes de revenus, d’emploi et de dépenses dans
la zone géographique (zone d’emplois, ville, département, région). Le second type est celui des
effets sur la production d’économies d’agglomération, et donc sur l’attractivité globale du territoire.
Cette plus ou moins forte attractivité peut concerner soit l’ensemble des activités (économies
d’urbanisation), soit les activités de même nature (économies de spécialisation), soit encore des
activités complémentaires (économies de complémentation). Le dernier type d’effets regroupe les
effets patrimoniaux issus de la localisation de services. Ces effets intègrent des composantes de la
création de richesses et de bien‐être sur les différents territoires qui ne sont pas purement
économiques et sont généralement négligés par les études d’impact. Ils concernent à la fois les
externalités de connaissance liés à la diffusion de la connaissance, de la culture, les effets sur le
cadre de vie (sécurité, habitat, environnement) et sur la cohésion sociale (résorption de l’exclusion
et du chômage, réhabilitation des quartiers et logements, élargissement de l’accès aux services
publics locaux…).
Cette grille d’analyse, mise au point pour l’étude de différents types de services peut se révéler très
instructive et enrichissante afin de mieux analyser et comprendre l’ensemble des effets territoriaux
liés à la réhabilitation des friches en lieux culturels. Par définition, à ce stade de la recherche,
l’analyse est d’emblée qualitative.
‐ Les effets sur les revenus, l’emploi et les dépenses
o La création d’emplois
Les lieux culturels créent des emplois : on compte par exemple, en 2008, 22 personnes pour
assurer la permanence de Culture Commune, 39 salariés pour SFT et 27 postes rémunérés pour Main
d’œuvre (Henry, 2010). Notons qu’à côté de ces emplois plus ou moins stables7, il existe un nombre
important d’emplois saisonniers (festivals), voire précaires (intermittence). Aussi, le recours au
bénévolat est fréquent, en particulier pour les manifestations ponctuelles. De fait, en fonction des
situations, les effets restent relativement modérés.
o Les revenus et les dépenses
En plus des effets salariaux directs, d’autres formes de revenus sont générés. L’exemple de la
friche « Belle de mai » montre des effets indirects significatifs sur les revenus territoriaux permis par
les activités de la friche. Ainsi, une évaluation économique réalisée par SFT auprès des structures
résidentes a montré que le chiffre d’affaires de la friche, estimé à 10,6 millions d’euros en 2003, a
permis d’injecter 6,93 millions d’euros dans l’économie locale. L’étude montre également qu’un euro
dépensé par la Ville en subventions permet d’en réinjecter quatre dans l’économie marseillaise. En
effet, la réhabilitation de la friche va attirer des usagers qui sont potentiellement de nouveaux
« clients » pour les commerces à proximité du site. Ce phénomène est renforcé par le fait que les
friches se trouvent le plus souvent en périphérie des villes, dans des endroits parfois peu fréquentés
par les consommateurs (Atelier 231, Belle‐de‐Mai et TNT tous trois au bord d’une voie ferrée, la Base
11/19 près de pavillons au bord de l’autoroute ou Mains d’œuvres près du boulevard périphérique).
7
SFT a compté jusqu’à 50 salariés en 2002 (Henri, 2010).
180
Elles peuvent donc devenir des « catalyseurs », en particulier lors de manifestations ponctuelles
(type festivals).
‐ Les effets sur la production d’économies d’urbanisation, de spécialisation et de complémentation
sont difficilement identifiables. On ne peut pas encore dire à ce jour que les friches attirent tel ou
tel type d’activités de façon générale. En effet, chaque cas est spécifique : les lieux dans lesquels se
situent ces friches sont peu propices à l’établissement de nouvelles activités, car très souvent
excentrés. Si tel est le cas, l’établissement de ces nouvelles activités se fait le plus souvent selon
une politique pré‐établie d’aménagement des territoires (clusters créatifs, à Nantes par exemple).
Il faut donc voir ces projets comme la première pierre de programmes de réhabilitation plus
globaux et d’ampleur supérieure. A ce titre, les effets positifs s’entendent au mieux à moyen
terme, sinon à long terme.
‐ Les effets patrimoniaux :
o Externalités de connaissance qui existent à plusieurs niveaux :
Du côté du public : les externalités de connaissance existent grâce à la diffusion, la
politique des publics, etc… Elles vont permettre de fournir du capital culturel aux publics
qui vont aller plus facilement dans des lieux culturels, créant de la sorte une « proximité
culturelle ». Le même phénomène se retrouve dans les services annexes à la friche tels que
les centres de documentation ou les ateliers organisés avec le public (enfants, par
exemple).
Du côté des artistes : les externalités de connaissance existent aussi dans la « production
de carrières ». Les résidences d’artistes en particulier vont permettre de coproduire une
visibilité sociale, culturelle et économique avec les artistes, dans leur pays et dans leur ville,
parfois à l’étranger. Elles vont permettre à l’artiste de s’insérer dans les réseaux artistiques
et culturels de la friche et vont participer à la construction de leur parcours.
De part et d’autre : un des effets important va être le gain de temps généré par le lieu. Ce
problème de temps est typique dans les services mais est renforcé dans le domaine
culturel du fait de l’asymétrie d’information qui existe au sein des marchés culturels. En
effet, les personnes ne détiennent pas les mêmes informations sur les produits culturels,
puisque d’une part, tous les individus n’ont pas le même capital culturel, et d’autre part, ils
n’ont pas tous le même accès aux moyens d’information (tout dépend du lieu de résidence,
de la distance avec les structures culturelles, de l’accès aux structures de transports, etc.).
La rencontre entre les acteurs a donc un coût, qui correspond à la somme des coûts de
recherche en information (coût en temps), des coûts de déplacement, et, pour les artistes,
des coûts liés aux contrats. Cette somme est augmentée par les coûts liés à la rencontre
entre les artistes, entre les artistes et les producteurs, entre les artistes et le public, entre
les producteurs et le public. Dans le cas de la réhabilitation des friches en lieux culturels,
ces coûts sont considérablement diminués : les rencontres se font en un seul et même lieu.
Ainsi, le rôle de la confiance en la structure va être prépondérant. En effet, les marchés
culturels offrent des contenus divers et variés (plus ou moins élitistes par exemple). Le fait
d’avoir confiance en ce lieu peut amener les individus à revenir pour un même spectacle,
car ils vont faire référence à la structure culturelle (je vais tenter quelque chose que je ne
connais pas car j’ai confiance en cette structure, en ce qu’elle propose). Cette confiance va
être augmentée par la proximité géographique des usagers.
o
Cadre de vie
La réhabilitation des friches a une influence indéniable sur le cadre de vie des habitants. En
effet, cette démarche de développement durable (recyclage d’un lieu abandonné), associée à
l’activité culturelle et sociale du lieu crée du dynamisme sur un territoire qui était à
l’abandon. De plus, ces friches participent également à une politique d’aménagement du
181
territoire (cf. intra) qui rend le cadre de vie plus agréable (parfois, création de nouveaux
logements).
o
Cohésion sociale
C’est l’un des objectifs initiaux des friches, affiché clairement dans l’élaboration du projet par
ses créateurs. La production de liens sociaux, avec les habitants du quartier en particulier,
offre des bénéfices « civiques » et « politiques ». « Les notions de développement durable,
d’écologie artistique et d’équilibre territorial » reviennent (Lextrait, 2001, p.17). Chaque
projet s’appuie sur son patrimoine matériel et « immatériel » pour créer des projets
artistiques. D’un côté, le patrimoine matériel (la friche en elle‐même) permet, grâce aux
architectes, de conserver un site non dénaturé. De l’autre côté, le patrimoine immatériel va
servir de support à la création artistique et constituer un lien entre les individus autour de la
mémoire du lieu. Parmi de nombreux exemples, Mains d’œuvres a créé en 2002, le projet
« Mémoire et transmission d’une histoire industrielle à Saint‐Ouen » né de la rencontre entre
des retraités de chez Ferodo/Valeo, équipementier automobile, ayant travaillé sur le site et
des responsables de l’association Mains d’Œuvres, dédiée à la création contemporaine. On
crée ainsi un lien entre passé et présent et entre les individus, plus globalement, entre les
générations.
Chaque friche réhabilitée est un cas singulier, marquée par la particularité de son histoire (porteurs
de projet, configuration du bâtiment, mémoire du lieu, intervention ou non des pouvoirs publics,
etc.). Cependant, cette communication permet de mettre en lumière des traits économiques
communs : chaque friche étudiée appuie son activité sur trois types de ressources (humaines,
foncières et institutionnelles) identifiées sur un territoire précis ; la rencontre de ces ressources lui
permet de produire quatre types de services (diffusion, pratique, création, services annexes), qui
génèreront des effets externes importants (en termes de revenus et de dépenses sur le territoire,
d’économie d’urbanisation et d’effets patrimoniaux). Cependant, des difficultés empêchent d’évaluer
la totalité des effets économiques de la réhabilitation des friches industrielles en lieux culturels sur
les territoires. D’abord le caractère qualitatif d’un grand nombre d’effets (en particulier les effets
patrimoniaux) empêchera de les évaluer. Ensuite, les effets sont peu marqués à court terme (la
cohésion sociale par exemple) et nécessitent une prise en compte des effets à plus long terme. Enfin,
l’output dépend du système de valeur et renvoie donc à la « convention » du produit retenue
(comment évaluer les bienfaits des pratiques amateurs sur les populations locales ?). Les analyses
d’impacts souvent mobilisées pour quantifier des effets des structures culturelles sur les territoires
semblent donc insuffisantes pour maîtriser la totalité de ces effets. Dans certains cas, elles peuvent
même s’avérer néfastes, en particulier si elles sont commanditées par les pouvoirs publics pour
décider ou non d’un renouvellement de subventions.
REFERENCES
Mouhoud E.M. (sous la dir. de), 2010, « Economie des services et développement des territoires »,
collection Travaux de la DATAR, n°11, 103p.
Djellal F., Gallouj C., 2007, Introduction à l’économie des services, Presses Universitaires de Grenoble,
116 p.
Gadrey J., 1996, Services : la productivité en question, Paris, Desclée de Brouwer, 359 p.
Hill P., 1977, "On goods and services", The Review of Income and Wealth, vol. 4, n° 23, pp. 315‐338.
Lextrait F., 2001, Une nouvelle époque de l’action culturelle, Rapport à M. Duffour, La
Documentation française, vol1 et 2,260 p.
Henry P., 2010, Quel devenir pour les friches culturelles en France ? D’une conception culturelle des
pratiques artistiques à des centres artistiques territorialisés, vol. 2, 126 p.
182
Raffin F., 1998, La mise en culture des friches industrielles ‐ Poitiers, Genève, Berlin‐ De l’épreuve
locale au développement de dispositifs transnationaux, Rapport de recherche, ARIESE (Lyon 2),
Ministère de l’Equipement, du Logement et des Transports, 148 p.
ANNEXE
Carte 2 : spécialisation des zones d’emploi françaises dans les services immatériels de
consommation finale
AUTEURS/AUTHORS
DE VRIESE Muriel
Université du Havre ‐ laboratoire EDEHN
muriel.de_vriese@yahoo.fr
JENNEQUIN Hugues
Université de Rouen – laboratoire CREAM
hugues@jennequin.eu
183
FRICHE CULTURELLE ET INSCRIPTION TERRITORIALE,
UNE APPLICATION DU PRINCIPE DE RELOCALISATION ?
L’EXEMPLE DE MAINS D’ŒUVRES
Elizabeth AUCLAIR
RESUME
Certaines friches culturelles semblent constituer une application du principe de relocalisation prôné
par les objecteurs de croissance, dans la mesure où ces lieux développent un rapport particulier au
local. L’article pour ainsi objet de mettre en évidence la spécificité des relations que développent les
friches culturelles avec leur territoire, à partir de l’exemple des actions menées par Mains d’œuvres,
structure située à Saint Ouen (93). Les analyses soulignent la manière dont ces structures
parviennent à prendre en compte les réalités économiques et sociales du territoire pour bâtir un
projet original et toujours en mouvement, ouvert à l’ensemble des populations, sans perdre pour
autant leur finalité première qui reste celle d’être des lieux artistiques. Les friches culturelles se
positionnent comme des formes de laboratoires urbains en quelque sorte, à travers leur volonté
affichée d’être des lieux de réflexion mais aussi d’application d’un certain nombre de principes et de
valeurs, contribuant à remettre les arts et la culture au cœur de la Cité.
MOTS CLEFS
Friche culturelle, projet artistique, ancrage territorial, décroissance, relocalisation, participation des
habitants
INTRODUCTION
La dimension territoriale des actions culturelles constitue un enjeu important pour les politiques de
développement local. Mais lorsqu’on parle de la « territorialisation » des politiques publiques de la
culture, il s’agit généralement de rendre compte de l’évolution du paysage institutionnel de la
culture de ces vingt ou trente dernières années, et plus précisément de l’engagement croissant pour
la culture de la part des collectivités territoriales, parallèlement au désengagement progressif de
l’Etat. Mais peut‐on pour autant vraiment parler d’un phénomène de territorialisation? Le territoire,
est‐ce seulement une question d’échelle ou de niveau administratif ? Si la décentralisation a
forcément induit une évolution des politiques culturelles locales et une meilleure prise en compte
des réalités du territoire, on reste encore bien souvent dans des schémas institutionnels, marqués
par des démarches sectorielles et des approches descendantes. Notons toutefois que les réflexions
qui se développent autour de l’agenda 21 de la culture semblent modifier les stratégies de certaines
villes qui cherchent à intégrer la dimension culturelle dans l’ensemble de leurs politiques publiques, à
promouvoir la transversalité et à mettre l’accent sur les démarches participatives. Cependant, si
l’Etat n’est certes plus le moteur qu’il a été dans le passé, ce ne sont pas non plus les collectivités
locales confrontées à des difficultés financières qui semblent aujourd’hui porter les dynamiques
artistiques et culturelles nouvelles.
En effet, les projets initiés par des acteurs diversifiés se multiplient à l’extérieur du cadre
institutionnel, souvent « hors les murs », dans des espaces publics ou dans des « lieux
intermédiaires ». Une partie de ce foisonnement culturel est désigné depuis plusieurs années déjà
par le terme « nouveaux territoires de l’art » (Lextrait, Kahn, 2005), parmi lesquels on trouve les
friches culturelles. Malgré la très grande diversité dans l’organisation et le fonctionnement de ces
friches culturelles, une des spécificités repose dans leur capacité à proposer de nouvelles modalités
d’intervention sur le territoire. De nombreuses friches ont ainsi pour objectif d’opérer un réel
184
ancrage dans le territoire, en travaillant avec les structures du quartier et en développant des
relations avec les habitants. Tout en contribuant à remettre les arts et la culture au cœur de la Cité,
les friches culturelles défendent souvent un certain nombre de valeurs, comme la mixité, le partage,
la convivialité et la citoyenneté... Les friches culturelles constituent‐elles alors des exemples de mise
en application du principe de relocalisation, prôné par les objecteurs de croissance ? Après avoir mis
en lumière les corrélations qui existent entre les objectifs poursuivis par les friches culturelles, et les
principes et valeurs défendus par le mouvement de la décroissance, nous étudierons plus
précisément le cas de la friche culturelle de Mains d’œuvres, située à Saint‐Ouen, dans le
Département de Seine‐Saint Denis (93), afin d’examiner de quelle manière celle‐ci applique ce
principe de relocalisation.
ANCRAGE TERRITORIAL DES FRICHES CULTURELLES ET PRINCIPE DE RELOCALISATION
Les friches culturelles et leur rapport au territoire
Les friches culturelles font partie de toutes ces structures situées hors des institutions, qu’il est
difficile de définir ou de classer en raison de la multiplicité des formes d’organisation et de la
pluralité des projets mis en œuvre dans ces lieux. Ce qui rassemble pourtant une grande partie de
ces structures, c’est l’envie de s’appuyer sur les arts et la culture pour devenir des carrefours de
rencontres et d’échanges. Elles partagent en effet « le désir de faire de l’œuvre le lieu de prédilection
de la rencontre entre les hommes »1. Si les enjeux artistiques restent au cœur de ces démarches, ils
s’inscrivent dans des objectifs plus larges de développement local, et visent la revitalisation sociale et
culturelle du quartier et de la ville, et la réappropriation du territoire par les habitants (Auclair 2011).
S’appuyant sur des valeurs fortes, de nombreuses friches culturelles cherchent à promouvoir une
citoyenneté de proximité, plus active et collective. Une grande partie de ces « nouvelles aventures
culturelles » dont beaucoup se sont, dès l’origine, construites sur des postures militantes, continuent
d’afficher des positions politiques clairement revendiquées. Il s’agit donc pour ces lieux non
seulement de valoriser les arts et la culture, mais aussi, face aux tentations de repli nationaliste,
identitaire voire xénophobe, de jouer un rôle politique plus global permettant une articulation entre
le passé et le futur, et un croisement entre le local et l’universel. Selon Fazette Bordage 2 : « je crois
que notre société a beaucoup développé de boîtes à outils pour avoir, nous essayons au contraire de
développer des boîtes à outils pour être, pour être des êtres humains ». Ainsi, les friches culturelles
apparaissent souvent en rupture avec le modèle économique et social dominant, elles expérimentent
d’autres modes de production et consommation, et elles défendent des valeurs et des manières de
faire différentes. Par leur positionnement distancié par rapport au système actuel, elles semblent
relativement proches des idées développées par les théoriciens de la décroissance.
Relocaliser : un principe issu du mouvement de la décroissance
C’est surtout au cours des années 2000 avec notamment la médiatisation des ouvrages de Serge
Latouche, un des principaux théoriciens de la décroissance en France (Latouche, 2007), que l’on
commence à évoquer le terme de décroissance, même si les premières réflexions concernant les
dangers liés à la croissance sont plus anciennes3. Cependant ce terme fait souvent polémique dans la
mesure où beaucoup de confusions entourent la compréhension du mot. Il s’agit de fait de rompre
avec l’objectif de croissance que propose le modèle économique néolibéral actuel. Le principe
fondamental repose sur le constat qu’une croissance infinie est incompatible avec l’existence d’une
planète fragile aux ressources limitées. La notion de décroissance ne signifie donc pas une croissance
1
Cf discours de Michel Duffour, dans l’ouvrage de F. Lextrait et F.Kahn , Nouveaux territoires de l’art
Fazette Bordage a été à l’initiative de la création de plusieurs lieux comme le Confort Moderne à Poitiers puis Mains d’œuvres à Saint
Ouen, et a été chargée de mission sur les Nouveaux Territoires de l’Art, à l’Institut des villes. (Elle est maintenant Présidente de Mains
d’œuvres).
3
On peut citer par exemple le rapport Meadows réalisé pour le Club de Rome en 1972, sous le titre Halte à la croissance
2
185
négative dont les implications économiques sont néfastes – on commence déjà à le voir avec
l’aggravation de la crise économique et financière depuis 2008 – mais propose au contraire un projet
alternatif pour la construction de « sociétés conviviales, autonomes et économes » (Latouche 2007).
L’objectif visé par les objecteurs de croissance est justement d’éviter la régression sociale et
culturelle qui risque de survenir si les sociétés ne changent pas de trajectoire. Selon Serge Latouche,
il s’agit d’opérer une véritable révolution basée sur huit principes essentiels, commençant tous par la
lettre R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, réduire, redistribuer, réutiliser, recycler, et enfin
relocaliser. Ces principes conduisent à mettre en œuvre des politiques et pratiques plus éthiques,
plus respectueuses de l’environnement et plus justes sur le plan social. Si de nombreuses
propositions rejoignent ainsi les idées véhiculées par le concept de développement durable, des
divergences existent notamment le plan économique et sur celui des valeurs : les objecteurs de
croissance opèrent en effet une rupture plus nette avec le modèle économique actuel, et s’opposent
aux valeurs de performance, d’excellence, de compétition et de concurrence prônées actuellement, y
compris par la « croissance verte », et défendent plutôt celles d’égalité, de partage, de solidarité et
de convivialité … L’accent est également mis sur une « frugalité joyeuse », qui sous entend la
possibilité de retrouver le temps de vivre, qui favorise le qualitatif au lieu du quantitatif, la
contemplation à la place de la consommation, le développement des relations personnelles, et qui
s’illustre notamment dans le slogan « moins de biens, plus de liens » (Brune 2006).
Parmi les différents principes proposés par les objecteurs de croissance, la relocalisation semble
constituer une dimension intéressante, au regard de la volonté d’ancrage territorial des friches
culturelles. Dans un processus de « décroissance sereine, conviviale et soutenable », il s’agit en effet
de relocaliser, c'est‐à‐dire de contrer les effets négatifs de la mondialisation et de favoriser la
production locale, en limiter les mouvements de marchandises et de capitaux à ce qui est
indispensable ‐ certains mouvements politiques ont d’ailleurs récemment parlé de
« démondialisation ». Mais la relocalisation ne concerne pas seulement l’économie, même si elle
constitue une notion essentielle qui concerne la vie quotidienne et l’emploi de millions de personnes
dans le monde. Pour Serge Latouche, la politique, la culture, le sens de la vie, doivent aussi trouver
leur ancrage territorial : la décroissance relève bien d’une attention particulière portée au local,
même si elle s’inscrit dans un contexte plus ouvert. C’est bien au niveau local que semblent
s’élaborer aujourd’hui les réflexions les plus pertinentes et se déployer les nouvelles
expérimentations permettant une action globale.
MAINS D’OEUVRES : UN EXEMPLE DE RELOCALISATION ?
Mains d’œuvres occupe un bâtiment d’une superficie de 4000 m2, qui a été construit en 1959 en tant
que centre social et sportif du comité d’entreprise des Usines Férodo‐Valéo ‐ un équipementier
automobile‐ qui se trouvaient à proximité. Le bâtiment qui a été occupé par le comité d’entreprise
jusqu’en 1992, a été racheté en 1997 par la ville de Saint‐Ouen. Reconnaissant l’intérêt du projet
artistique et social, la ville a accepté de racheter le bâtiment et de le louer à l’équipe de Mains
d’Œuvres. Des travaux et aménagements ont été faits, et la structure a ouvert ses portes au public en
janvier 2001. Cinq principaux éléments permettent de caractériser la démarche de Mains d’œuvres :
la proximité, le temps, la résilience, l’ouverture et la transversalité et enfin la mixité.
Création d’un nouvel espace social de proximité
Le projet initial de Mains d’œuvres était de créer une pépinière de jeunes artistes français et
étrangers en émergence, et de mettre en place une aide au démarrage à la fois pour des artistes,
mais aussi pour des activités sociales et civiques. Le principe était de proposer une structure
artistique et culturelle ouverte sur le quartier, avec une grande amplitude horaire, offrant des
activités pour différentes catégories de populations ainsi qu’un bar‐restaurant, et constituant un lieu
de proximité, un lieu de vie pour les habitants du quartier et au‐delà.
186
L’objectif de Mains d’œuvres est de mettre l’art au cœur de la démarche, et de permettre
l’innovation et la créativité par un rapprochement physique des activités et des projets (Henri, 2010).
Si un recentrage sur l’artistique a été opéré à partir de 1997 concernant notamment l’accueil des
projets en résidence, la structure continue d’être ouverte aux thématiques sociales et citoyennes,
par l’organisation régulière d’ateliers et événements, et par des moments d’échanges et de débats.
L’enjeu reste de parvenir à croiser créativité artistique et créativité sociale. Par la qualité du projet
artistique mais aussi par la diversité des actions proposées, la friche parvient à obtenir des
financements de la part des collectivités locales, et d’autres partenaires publics et privés. Mais au‐
delà du seul aspect financier, des collaborations se créent aussi autour de projets menés avec les
services de la ville (service prévention – sécurité, et service solidarité par exemple). Un des moyens
pour s’ancrer dans le territoire et de devenir « visible » pour les habitants, est de prêter ou de louer
des salles à des associations ou à des entreprises locales : Mains d’Œuvres prête ainsi une salle pour
du soutien scolaire par exemple, ce qui permet aux enfants mais aussi aux parents de fréquenter le
lieu et par la suite d’être potentiellement intéressés par les autres actions proposées par la structure.
Donner du temps au temps : un moyen d’ancrage et un outil de convivialité
Un des éléments mis en avant par Mains d’œuvres concerne l’attention donnée au temps, qu’il
s’agisse du temps nécessaire pour devenir un lieu de vie dans le quartier, du temps accordée à la
création ou encore au temps essentiel pour le partage et la convivialité que souhaite proposer la
structure. L’ancrage territorial est en effet un processus lent qui demande du temps pour que la
structure soit connue puis reconnue et acceptée par les habitants et par les structures locales. C’est
un travail de longue haleine, qui doit être alimenté en permanence par un travail de veille sur les
projets des services de la ville, des associations locales, des établissements scolaires : il s’agit en effet
de participer aux fêtes de quartiers, de prendre des contacts, de nouer des relations, et de les faire
vivre dans la durée. Une friche culturelle qui s’implante dans un quartier ne soulève pas d’emblée un
accueil favorable4 ; il y a rarement une réelle attente de la part des habitants ou de la société civile ; il
peut même y avoir des inquiétudes, et il faut donc du temps pour que la structure trouve sa place et
parvienne à légitimer son rôle dans le quartier. C’est la raison pour laquelle Mains d’œuvres a recruté
il y a trois ans une personne spécifiquement en charge des relations de proximité. De la même
manière, mais dans un autre registre, la structure présente la particularité de proposer des
résidences longues aux artistes (3 ans), ce qui permet de les accompagner véritablement dans leur
travail artistique sur la durée, même si elle propose aussi quelques accueils plus courts (quelques
semaines) pour des projets artistiques spécifiques ou pour développer certaines phases d’un travail.
Au‐delà, cette friche culturelle revendique aussi d’être un lieu de vie, où l’on peut juste venir pour
passer un moment ou boire un verre. La démarche de Mains d’Œuvres amène à rompre avec les
critères d’évaluation habituellement en usage – et souvent utilisés par les financeurs ‐ comme une
rentabilité immédiate, des performances rapides, et des résultats vite obtenus. En effet, les
structures comme Mains d’œuvres qui cherchent à se positionner hors de ces injonctions à la
performance et à la rentabilité, sont souvent à la recherche d’autres indicateurs plus qualitatifs pour
mettre en valeur le travail qu’elles mènent sur le territoire.
La résilience : l’articulation passé‐présent‐futur et l’accompagnement des changements
Les friches culturelles présentent dans leur projet même de récupération d’anciens bâtiments pour le
développement de leurs actions artistiques, cette possibilité d’articuler plusieurs temporalités. Un
des enjeux semble en effet de pouvoir jouer sur la dynamique du contraste entre des bâtiments
anciens, porteurs d’une mémoire architecturale mais aussi économique et sociale, et des projets
artistiques généralement orientés sur les formes artistiques contemporaines et sur les technologies
4
Des problèmes de voisinage peuvent même exister notamment lorsque des spectacles musicaux se terminent tard…
187
de communication les plus innovantes, tout en abordant les enjeux actuels de la société. Les artistes
accueillis à Mains d’œuvres sont généralement sélectionnés en fonction de leur projet artistique
mais aussi en fonction de leur adhésion à l’esprit du lieu et aux valeurs qu’il porte. Cette structure
défend les pratiques contemporaines et favorise la liberté de chercher, d’inventer, de se tromper et
de recommencer ; elle soutient les projets participatifs, l’exploration de nouveaux langages et la
transversalité des disciplines et des formes, tout en recherchant des artistes qui se saisissent des
problématiques sociétales. En outre, l’exemple de Mains d’œuvre montre que si l’attention portée
au local ne signifie pas un retour vers le passé et une glorification de l’histoire ancienne ou des
traditions, il semble toutefois important de ne pas occulter ce passé. Ainsi quelques temps après son
ouverture au public, Mains d’Œuvres a organisé plusieurs événements autour des anciens ouvriers
qui travaillaient dans les usines Valéo et qui de ce fait utilisaient à l’époque le centre social et sportif.
Un banquet a été organisé avec les ouvriers et a réuni plus d’une centaine de personnes, puis des
classes patrimoines ont été organisées avec les enfants des écoles pour les sensibiliser au passé
industriel de leur ville. Dans le cadre du projet «Mémoire et transmission d’une histoire industrielle à
Saint Ouen », différentes initiatives ont été lancées telles que la réalisation d’une chorale avec les
anciens de l’usine, un documentaire audiovisuel, des textes et des photographies, des conférences,
etc. L’intérêt est de pouvoir accompagner les habitants dans la transformation de leur quartier et de
leur ville, sachant que dans le Département de la Seine Saint Denis comme dans d’autres régions
ouvrières, les évolutions urbaines, économiques et sociales ont été difficiles pour les populations
locales. L’articulation entre les temporalités permet aux structures de ne pas se figer dans une
posture déterminée, et, en étant ouverte aux évolutions, de s’adapter aux changements volontaires
ou imposés. Cette faculté d’adaptation semble tout particulièrement utile en temps de crise, puisque
les structures sont en effet sans cesse en mouvement, à la recherche de nouvelles solutions pour
faire face aux difficultés – souvent d’ordre financier. Cette possibilité d’innovations et
d’expérimentations développées par Mains d’Œuvres grâce à son ancrage territorial renvoie à la
notion de résilience qui semble aujourd’hui constituer un enjeu important dans cette période de
mutations auxquelles sont confrontées nos sociétés.
Ouverture et transversalité, pour une hybridation des projets
Mains d’œuvres se caractérise, comme d’autres friches culturelles, par sa capacité à jouer à la fois
sur les deux registres de la proximité et de l’ouverture, ainsi que sur la transversalité de sa démarche.
Il semble en effet y avoir un va et vient permanent entre le niveau local et le niveau régional ou
national, voire international. Cette fameuse articulation entre le local et le global se trouve ici
conjuguée de manière plus intégrée encore, dans la mesure où toutes ces échelles se croisent et
s’emboitent. Mains d’œuvres développe ainsi des partenariats éducatifs et sociaux à différents
niveaux. La friche travaille avec de nombreuses structures de la ville telles que les établissements
scolaires, les bibliothèques, le Foyer de jeunes travailleurs, le centre aéré, l’association des Puces de
St Ouen, une librairie, etc. Il s’agit de travailler avec tous les acteurs locaux concernés par le
développement du quartier et de la ville, c'est‐à‐dire les services de la ville, les associations et les
partenaires privés, mais aussi de nouer des relations avec les services du Conseil général et des
acteurs répartis plus largement dans la région parisienne ou ayant une implantation nationale5. Des
démarches sont actuellement en cours pour renforcer les partenariats au niveau intercommunal
puisque la ville de Saint‐Ouen a rejoint la Communauté d’agglomération de Plaine Commune, et des
réflexions s’engagent dans le cadre du Grand Paris. Cette synergie des échelles se traduit par le
développement de coopérations entre les mondes des arts et de la culture, du social, de l’éducation,
de l’économie... La friche accueille ainsi une AMAP tous les mercredis et les réunions de parents
d’élèves le samedi matin. Un projet de « café culturel » est actuellement à l’étude, l’objectif étant de
proposer un espace pour que des associations locales puissent venir organiser des débats autours de
leurs projets et de leurs valeurs. Des débats, conférences ou ateliers animés par des artistes avec
5
On citera par exemple le CROUS, le Secours Catholique, le Collectif Richesse, Dialogues en humanité…
188
différents groupes de personnes (enfants, adultes, personnes âgées) ont déjà été organisés sur des
enjeux de société comme par exemple sur les jardins partagés, la consommation, les énergies
renouvelables, les médias et ou encore la question de l’exclusion et des sans abri. Il ne s’agit donc
pas pour la friche culturelle de simplement imposer une programmation artistique, ni de venir
proposer aux collectivités locales et aux partenaires de la société civile des projets clefs en main,
mais bien de travailler avec eux pour identifier les besoins et attentes et pour co‐construire des
projets issus du terrain. Ces approches ascendantes désormais considérées comme les nouveaux
modes de gouvernance indispensables pour le développement des territoires, nécessitent de réaliser
un long et minutieux travail de préparation en amont mais aussi d’imaginer des projets spécifiques et
différents à chaque fois. Comme le dit Camille Dumas, la directrice du lieu : « on essaie de
comprendre les attentes du territoire pour favoriser le développement individuel des personnes,
avec nos outils à nous, c'est‐à‐dire la création artistique »6. Le croisement entre proximité et
ouverture concerne aussi les partenariats artistiques. Le fait de réunir dans un même lieu plusieurs
artistes travaillant dans différentes disciplines a pour objet de favoriser le métissage et l’hybridation.
Cette recherche d’ouverture et de brassage se traduit par l’accueil d’artistes venant de la région
parisienne mais aussi par l’accueil d’artistes étrangers. Par ailleurs, Mains d’œuvres s’associe à
différentes structures dans le Département, à Paris et dans la région, voire au‐delà, pour mutualiser
les coûts, donner plus de visibilité aux artistes qu’elle accompagne, et pour donner de l’ampleur aux
projets7. Enfin, Mains d’Œuvres fait partie de plusieurs réseaux nationaux et internationaux8. Cette
mise en réseaux de lieux intermédiaires et de friches culturelles présente un intérêt sur le plan
artistique, économique et organisationnel. Tous ces croisements illustrent bien les démarches
transversales que l’on cherche aujourd’hui à mettre en place, en opposition aux approches purement
disciplinaires ou sectorielles.
Les enjeux de la mixité, en périphérie parisienne
Un des objectifs de ces friches culturelles est de devenir de véritables lieux de vie ouverts à toutes les
populations. Il s’agit de toucher les habitants en privilégiant les relations de proximité, tout en
favorisant le brassage et donc la mixité culturelle, sociale et intergénérationnelle. Il semble toutefois
que ce principe soit un des plus difficiles à réaliser, à l’instar de l’objectif de mixité sociale dans
l’habitat. En effet, ces friches étant généralement implantées dans des quartiers populaires souvent
marqués par la présence de populations en plus ou moins grande difficulté, une tension évidente
apparaît entre la volonté de maintenir une certaine qualité artistique et l’adhésion des populations
locales, souvent éloignées de l’offre culturelle traditionnelle et peu habituées aux esthétiques
contemporaines. On a parfois accusé ces friches culturelles de se complaire au final dans leur image
de lieux « branchés » réservés aux élites « bobo », image souvent alimentée par l’engouement pour
l’esprit « vintage » des aménagements et décorations – ou absence de décoration ? ‐ des lieux. Alors,
faut‐il adapter la programmation artistique et la rendre « plus accessible » ? Si l’équipe de Mains
d’Œuvres ne souhaite pas considérer les habitants de Saint‐Ouen comme un public spécifique à part,
et donc cloisonner son public, la structure ne semble toutefois pas échapper à certaines difficultés
dans la poursuite de cet objectif de mixité sociale et culturelle. Un ensemble d’activités est mis en
place justement pour tenter de réduire ce fossé entre le public d’amateurs et de connaisseurs,
souvent parisiens, et la population locale, dont une partie semble éloignée de l’offre culturelle,
comme par exemple l’organisation de spectacles gratuits à domicile ‐ intitulés « Artistes à la maison »
‐ à Saint‐Ouen mais aussi dans les communes voisines de Saint‐Denis et de Clichy, ou encore le travail
effectué en partenariat avec des bailleurs sociaux pour la mise en place de spectacles dans les cours
6
Entretien réalisé le 12 avril 2012
On peut mentionner par exemple Les Instants Chavirés et le CDN à Montreuil, le Théâtre de l’Etoile du Nord, le Festival Faits d’hiver, le
Point Ephémère, le Rex, le Micadanse, à Paris, le Collectif 12 à Mantes la Jolie, la Gare mondiale à Bergerac et l’Echangeur de Fère en
Tardennois…
8
Mains d’œuvres fait partie des réseaux Actes‐If, Usines Ephémères, TransEuropeHalles, Autre(s)pARTs, Résartis, et héberge la plate forme
de ressources Artfactories
7
189
et les espaces publics. On peut aussi mentionner les répétitions publiques gratuites suivies de débats
appelés « Nourriture sensible », réservées à la population locale (et interdites de ce fait aux artistes
et professionnels) et ayant pour objectif de déclencher des discussions sensibles et spontanées et
non des débats techniques ou esthétiques. Notons que la localisation de Mains d’œuvres située en
bordure de Paris présente à la fois des avantages et des inconvénients : c’est trop près ou trop loin.
Cette friche peut en effet profiter de la dynamique parisienne, en bénéficiant d’un important
« vivier » d’artistes parisiens, mais aussi en accueillant un public relativement fidèle pour les
événements artistiques. Au vu des petites jauges de ses salles de spectacles et d’exposition, Mains
d’œuvres n’a pas besoin de travailler pour tenter « d’élargir son public », comme sont amenées à le
faire de nombreuses institutions culturelles situées en banlieue parisienne. Néanmoins, les artistes
locaux issus de la ville ou des communes voisines sont peu nombreux, et cette friche culturelle est
souvent assimilée à une structure parisienne, sans en tirer les bénéfices notamment sur le plan
financier9.
CONCLUSION : Un laboratoire artistique et culturel pour la promotion de nouvelles valeurs
Comme de nombreuses friches culturelles, Mains d’œuvres revendique une forme d’engagement
militant, voire politique. La mission du lieu est en effet de réunir les conditions pour que l’art puisse
être un vecteur de développement social et culturel. Alors que la citoyenneté apparaît comme un
principe transversal aux diverses activités (Blouët 2008), d’autres enjeux de société sont abordés au
sein de la friche. Depuis trois ans, la structure développe une réflexion autour des pratiques et
comportements liés au concept de développement durable (tri des déchets, réhabilitation du
bâtiment…) et envisage de définir une charte. Au‐delà elle s’interroge sur les processus économiques
et la manière de favoriser une économie sociale et solidaire : souhaitant être davantage qu’un simple
lieu de consommation culturelle et artistique, elle envisage la création d’une AMACCA10 et la mise en
place d’une monnaie locale (un S.E.L.), en partenariat avec la Communauté d’agglomération de
Plaine Commune. Elle souhaite également engager un travail autour des indicateurs de richesse et
des critères d’évaluation des projets. Ainsi, l’objectif de Mains d’Œuvres n’est pas d’être juste un lieu
culturel qui s’ouvre sur le public local, mais de favoriser une conscience collective autour des
problèmes de notre société auprès des artistes accueillis mais aussi plus largement dans la ville, à
partir d’une approche sensible, ouverte à l’imagination et à l’inventivité, et non seulement d’une
approche intellectuelle. En outre, la logique même des friches culturelles qui est d’occuper d’anciens
bâtiments inoccupés peut à certains égards constituer une forme d’engagement, illustrant l’intérêt
de la récupération, de la réhabilitation, et de la réutilisation, et s’opposant de ce fait à la construction
très médiatisée de certains nouveaux édifices dédiés à des grandes institutions culturelles. Avec peu
de moyens financiers, les friches tentent de garder « l’esprit des lieux » et de s’ancrer dans le
territoire, tout en s’inscrivant dans l’actualité artistique, culturelle et sociale. Mains d’œuvres affiche
clairement sa volonté de développer une démarche éthique et conviviale et d’encourager « une
politique du bien vivre », c'est‐à‐dire un projet dont les principes rejoignent ceux des objecteurs de
croissance.
REFERENCES
Auclair E., 2011, « Revenir vers les habitants, revenir sur les territoires. L’articulation entre culture et
développement durable dans les projets de développement local », Développement durable et
territoires, volume n° 2.
Blouët C., 2008, « Mains d’œuvres, la citoyenneté à cœur », dossier de Master 2 MAA, Université
d’Angers.
Brune F., 2006, « Frugalité heureuse », Entropia n°1, Parangon.
Latouche S., 2007, Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, p. 130.
9
Toutefois des négociations ont permis à Mains d’œuvres de toucher quelques aides de la part de la Ville de Paris
AMACCA : Association pour le maintien des alternatives en matière de culture et de création artistique.
10
190
Lextrait F. , Kahn F., 2005, « Nouveaux territoires de l’art », sujet/objet, avec le soutien de l’Institut
des villes et la Caisse des dépôts et consignations.
Henry P.,2010, « Quel devenir pour les friches culturelles en France ? D’une conception culturelle des
pratiques artistiques à des centres artistiques territorialisés », Rapport de synthèse.
AUTEUR
AUCLAIR Elizabeth
Université de Cergy‐Pontoise ‐ Laboratoire MRTE
Maître de Conférences en Aménagement, Directrice du Master Développement culturel et
valorisation des patrimoines
elizabeth.auclair@u‐cergy.fr
191
DE LA FRICHE À L'ATELIER : L'IMPORTANCE DU DÉLAISSÉ URBAIN
DANS LE DEVENIR D'UN QUARTIER ARTISTIQUE.
EXEMPLES PARISIENS ET BERLINOIS EN PERSPECTIVE
Camille BOICHOT
RÉSUMÉ/ABSTRACT
A partir de l'exemple de Montreuil, commune de l'Est de la Petite‐Couronne parisienne et de
Neukölln au Sud Est de l'agglomération berlinoise, nous mettons en évidence la variété des formes
des friches qui marquent le paysage de deux quartiers s'affirmant comme des quartiers de création
des métropoles parisienne et berlinoise (Boichot, 2011). Nous montrons dans cette communication
qu'il n'existe pas une friche artistique, mais des pratiques individuelles de transformation des friches
pour répondre aux besoins particuliers d'une organisation de la vie professionnelle et personnelle qui
évoluent au fil d'un parcours et des choix esthétiques. Nous identifions ainsi plusieurs modèles de
transformation des friches en friches artistiques : la friche‐spectacle, la friche spécialisée et la friche
opportunité, tous traversés et nourrissant la figure emblématique de la friche devenue elle‐même le
support de l’œuvre.
MOTS CLÉS/KEYWORDS
culture, friches, quartier artistique, recomposition urbaine, usages
Le terme de friche industrielle renvoie bien souvent dans l'imaginaire collectif à des corps de
bâtiment et des espaces délaissés de grande envergure. Cette image masque cependant parfois des
friches urbaines de nature et de taille variables qui peuvent également faire l'objet d'une
reconversion fonctionnelle et en particulier être utilisés dans le cadre de projets artistiques et
culturels. Quels facteurs président à la réutilisation d'espaces urbains en friche par les artistes ?
Quelles sont les modalités de cette réappropriation territoriale ?
Au prisme des enquêtes de terrain réalisées à Berlin et à Paris, métropoles culturelles s'il en est
(Grésillon, 2002; Lucchini, 2002), nous émettons l'hypothèse que la forme urbaine infléchit les
réappropriations artistiques, facilitant ici la diffusion du modèle de l'atelier‐logement (Zukin, 1982),
là une performance dansée.
A partir de l'exemple de Montreuil, commune de l'Est de la Petite‐Couronne parisienne et de
Neukölln au Sud Est de l'agglomération berlinoise, nous mettons dans un premier temps en évidence
la variété des formes des friches qui marquent le paysage de deux quartiers s'affirmant comme des
quartiers de création des métropoles parisienne et berlinoise (Boichot, 2011).
Nous nous concentrons dans un second temps sur les modalités de transformation et d'appropriation
du bâti réalisés à l'échelle des artistes à travers trois figures de « dé‐fricheurs » (Vivant, 2009).
L'appropriation artistique de délaissés urbains montre en dernier lieu la friche artistique comme
espace médiatisé et transformé non plus pour mais par l'art.
LE RÔLE DES ARTISTES DANS LA REVALORISATION DES FRICHES URBAINES À MONTREUIL (PARIS) ET
NEUKÖLLN (BERLIN)
Le paysage urbain des métropoles comme Paris et Berlin est marqué par la transformation de
l'économie au cours du XXe siècle et par notamment par l'abandon de la plupart des activités
industrielles dans les villes. Il en résulte un nombre important d'espaces de production aujourd'hui
en friche, c'est‐à‐dire, pour reprendre la définition de Françoise Plet dans le Dictionnaire de la
géographie et de l'espace des sociétés, « un espace laissé sans soin, inexploité, ou en déshérence »
192
(2004, p. 381). À l'inverse, les activités créatives et culturelles ne cessent de se développer dans les
métropoles et apparaissent comme une spécialisation économique toujours plus valorisée à l'heure
d'une compétition inter‐métropolitaine accrue. Le développement de nouvelles activités génère de
nouveaux besoins d'espaces, et dans le cas des activités culturelles et créatives, les espaces
industriels en friche représentent une réserve de plus en plus fréquemment valorisée par les
« culturepreneurs » (Lange, 2007). La relation entre espaces disponibles et nouvelles activités
urbaines n'est évidemment pas mécanique et dépend à la fois du contexte urbain particulier où la
nature même des friches varie et du jeu des acteurs en mesure de les valoriser. Cette première partie
de notre exposé présente la particularité des contextes urbains de Montreuil et de Neukölln, deux
espaces urbains péricentraux des métropoles parisienne et berlinoise très marqués par la présence
des artistes, qui contribuent à la transformation du paysage à travers l'investissement de délaissés
urbains de formes et de tailles variables.
Quartiers artistiques à Montreuil et Neukölln
Montreuil et Neukölln sont aujourd'hui fortement marqués par la présence artistique, au point que
des « quartiers artistiques » y soient identifiés, dans la presse notamment, du Tip qui compare le
Nord de Neukölln au nouveau Lower East Side berlinois1 au Point qui montre le mouvement des
artistes vers Montreuil et titre en 2003 : « l'art passe le périph »2. Fantasme ou réalité ? L'installation
des artistes dans ces deux quartiers a fortement augmenté, depuis la fin des années 1980 à
Montreuil, depuis le début des années 2000 à Neukölln.
Les données statistiques disponibles quant à la répartition des artistes montrent en effet une
importante population d'artistes dans l'arrondissement de Neukölln et dans la Commune de
Montreuil, à l'instar d'autres quartiers et communes de proche périphérie où l'espace disponible et le
prix de l'immobilier offre des possibilités d'installation à moindre coût à proximité des centres de
deux métropoles culturelles majeures (Grésillon, 2002; Lucchini, 2002). La catégorie des Professions
de l'information, des Arts et du Spectacle (PIAS) du Recensement Général de la Population (RGP)
constitue dans le cas français un indicateur intéressant des logiques résidentielles d'actifs des
secteurs artistiques et culturels. La localisation des actifs des PIAS dépasse celle des seuls artistes
plasticiens mais en constitue un bon indice lorsqu'on la croise à celle des ateliers, particulièrement
nombreux dans certains arrondissements et communes de l'agglomération parisienne comme
Belleville ou Montreuil, où l'on a recensé respectivement 152 et 192 lieux3. Ces sources montrent la
concentrations d'actifs des PIAS et d'artistes dans les arrondissements du Nord Est parisien et dans
certaines communes de proche périphérie Est et Sud telles que Montrouge, Montreuil ou Bagnolet
(Figure 1). La localisation des lieux de résidence et de création d'individus créatifs correspond à des
arrondissements et communes marqués par la présence ouvrière et par la trace d'anciennes activités
manufacturières ou industrielles lisibles dans le bâti, qu'il s'agisse de petit bâti industriel ou
d'anciennes cours manufacturières (Clerval, 2004, 2008).
1
Magazine urbain berlinois, le TIP titre le 4/03/2010 : « Nord Neukölln, Berlins Lower East Side »
Le Point, publié le 15/08/2003
3
Sources: Association les Ateliers d'Artistes de Belleville, Mairie de Montreuil et centre National des Arts Plastiques (CNAP) 2010
2
193
Figure 1 : Les PIAS à Paris et en Petite‐Couronne
Ce schème de répartition de la création artistique en périphérie directe des centres anciens, dans des
espaces marqués par les activités industrielles et manufacturières se retrouve également à Berlin,
malgré une organisation centre‐périphérie moins accusée que dans le cas parisien. Les artistes
déclarés à la Berufsverband für Bildende Künstler (BBK)4 (Figure 2) se regroupent en effet, quelque
soit l'activité artistique pratiquée, dans les Bezirke ou arrondissements centraux et péricentraux de
l'agglomération berlinoise, et notamment en très proche périphérie du quartier central de Mitte, où
sont concentrées la majeure partie des infrastructures culturelles et artistiques (Boichot, 2011).
Ces indicateurs statistiques nous montrent que les espaces de l'art concernent davantage le Bas‐
Montreuil et le Nord de Neukölln, mais que l'aire d'installation des acteurs artistiques a tendance à
s'étendre. Ils mettent en ce sens en lumière les éléments constitutifs de quartiers artistiques qui se
définissent au sens de M. Traversier comme des « zone(s) infra‐urbaine(s) de concentration de
l’habitat des artistes et de polarisation des pratiques de production et de consommation culturelle »
caractérisées au cours de l'histoire par la malléabilité et la mobilité dans l'espace urbain (2009 p. 10).
L'objet de cette communication n'est pas de définir des limites précises des quartiers artistiques mais
de montrer que ceux‐ci se sont constitués autour de pratiques de requalification urbaine où la
morphologie du bâti joue, avec les caractéristiques sociales et foncières des quartiers, pour
beaucoup dans les possibilités d'implantation des artistes. L'une des caractéristiques des quartiers
artistiques de Montreuil et de Neukölln réside justement dans la disponibilité, à un moment donné,
d'espaces urbains en friche qui ont été investis, entre autres, par des artistes.
4
Fédération des artistes plasticiens et caisse d'assurance maladie principale des artistes déclarés. N.B: Le système d'assurance maladie
allemand diffère du système français est est organisé autour de plusieurs caisses spécialisées et privées, conventionnées ou non, entre
lesquelles il est possible de choisir
194
Figure 2 : Les lieux de résidence des artistes à Berlin en 2009
Ceci est‐il une friche ?
Le paysage urbain est marqué, à Montreuil et à Neukölln, par l'existence de nombreuses friches
industrielles ou commerciales dont les formes et les modalités de réinvestissement différent. Un tour
d'horizon des friches de Montreuil et de Neukölln nous permet de mettre en évidence des friches
bâties de tailles variables, de l'imposante fabrique au petit local commercial abandonné en rez‐de‐
chaussée en passant par le « terrain vague » ou délaissé urbain.
Montreuil est caractérisé par de nombreux bâtiments industriels aujourd'hui hors de leurs fonctions
premières, qui marquent l'important passé industriel de cette commune de l'Est parisien. De taille
variable, ces bâtiments industriels offrent des possibilités de réinvestissements multiples, dont les
contraintes spécifiques donnent lieux depuis les années 1980 à des reconversions qui sont surtout le
fait d'initiatives privées. Le petit bâti industriel est d'abord très caractéristique du bâti montreuillois.
Petites usines ou ateliers manufacturiers sont légions et constituent au début des années 1980 un
important parc foncier rendu disponible du fait de la cessation de la plupart des activités
industrielles. Manne immobilière en proche périphérie du centre de l'agglomération parisienne, ces
petites usines et autres ateliers ont, en une dizaine d'années, été largement réinvestis par des
populations à la recherche d'espaces accessibles à la propriété pour un prix bien plus bas que dans le
centre de Paris. Ce « rent‐gap », levier désormais bien connu des processus de gentrification urbaine
(Smith, 1966) a fonctionné à plein dans le cas de Montreuil et du Bas‐Montreuil notamment, plus
proche de Paris (Collet, 2008). La reconversion de ce type de friches industrielles de petite taille a été
très majoritairement résidentielle, tout en permettant à certaines populations dont les besoins
professionnels et résidentiels se conjuguent, comme les artistes, de disposer d'espaces modulables
propices à une inventivité architecturale privée, cachée derrière la peau des anciens espaces de
productions. Le loft‐living (Zukin, 1982) s'est ainsi développé dans des espaces propices à ces
pratiques habitantes. D'autres friches, comme l'usine Mozinor ou l'usine Pernod‐Ricard sont de taille
bien plus imposante et font ou ont fait l'objet de traitements architecturaux et urbanistiques
dépassant l'initiative individuelle. L'investissement de ce type de bâti par les artistes existe
également, mais plutôt sous la forme d’investissements concertés comme dans le cas de l'usine
195
Mozinor, où prennent place aujourd'hui des ateliers d'artistes, aux côtés d'initiatives privées de
réhabilitation et de valorisation du bâti, qui s'inscrit dans une volonté de réhabilitation plus complète
des hauts de Montreuil. Le paysage industriel de Montreuil s'est beaucoup transformé depuis les
années 1980, et les artistes ont participé à ces transformations sans toutefois que l'on voit se mettre
en place de friche culturelle au sens propre du terme (Andres & Grésillon, 2011).
Le paysage urbain de Neukölln est également marqué par de nombreux espaces en friche qui sont,
de manière plus récente, également réinvestis par de nouveaux habitants dont de nombreux artistes,
sans que l'on puisse là non plus parler de véritable friche culturelle. Les friches de Neukölln sont
multiples : anciens bâtiments industriels de grande envergure à l'instar de l'ancienne brasserie Kindl
ou usine de pompage pour deux grandes usines dont l'activité a cessé dans les années 1990 ou petits
locaux commerciaux laissés à l'abandon, dont les rideaux baissés ponctuent les rues de
l'arrondissement et marque son peu d'attrait, mais aussi bandes de terrain non construites,
délaissées, qui rappelle la présence du mur et les innombrables bandes de terrain envahies d'herbe
qui courent aujourd'hui à sa place. Le réinvestissement de ces espaces en friche est un processus que
l'on observe, mais qui reste bien moins avancé qu'à Montreuil et davantage caractérisé par des
usages temporaires. Les questions soulevées par une nouvelle utilisation de bâtiments de grande
taille comme les anciennes usines sont très similaires à Neukölln et dans la plupart des villes
européennes, et pose la question des acteurs du réinvestissement et de ses formes. L'ancienne
brasserie Kindl a par exemple été utilisée comme espaces d'exposition par le réseau d'artistes
NeuköllnImport et comme espace festif par des organisateurs des soirées électroniques mais reste
dans l'attente d'un changement de propriétaire. Mais ce type de friches industrielles est plutôt
l'exception à Neukölln. Les petites friches commerciales marquent le paysage urbain de manière plus
évidente. De nombreuses surfaces commerciales donnant sur la rue sont en effet laissées à
l'abandon. Leur inutilisation pose autant des problèmes techniques de dégradation du bâti ancien
que des problèmes sociaux liés à l'inactivité. « L'entre‐usage »5 de ces lieux apparaît comme une
solution transitoire permettant la revalorisation fonctionnelle et paysagère de ces petites friches
commerciales, et a été favorisé par la «zwischennützung Agentur » dans le quartier, de 2005 à 2007
(Brammer, 2008; Fasche & Mundelius, 2010). Plusieurs galeries‐ateliers ont été ouvertes pendant
cette période à Neukölln et notamment dans le Reuterkiez grâce à ce type de baux transitoires.
Dernier élément paysager typique de Berlin en général et de Neukölln en particulier : les nombreux
espaces en friche laissés par le mur séparant la ville de 1962 à 1989. Friches au sens propres du
terme, il s'agit surtout d'espaces urbains sans caractère, délaissés, dont seules les appropriations
contribuent selon certains auteurs à les faire passer de délaissés urbains à de véritables espaces, au
sens où ils acquièrent une nouvelle fonction sociale (Löw, 2001).
Ces espaces en friche connaissent depuis une vingtaine d'années à Montreuil, depuis moins de dix
ans à Neukölln, des réappropriations qui sont surtout le fait d'initiatives privées, individus ou
investisseurs. Parmi ces acteurs, les artistes jouent un rôle particulier et profitent de l'espace libre
propice à l'inventivité, ces espaces de serendipité dont parle E. Vivant (2009), pour développer des
usages artistiques des friches, sans pour autant faire naître des friches culturelles à proprement
parler.
L'INVESTISSEMENT ARTISTIQUE DES FRICHES ET DES DÉLAISSÉS URBAINS : ESPACE DE VIE ET
ESPACES EN VIE
Les friches urbaines apparaissent comme des espaces d'opportunité pour les artistes auprès desquels
nous avons enquêté à Montreuil et à Neukölln. La diversité formelle de ces friches que l'on vient de
mettre en évidence et le moment de l'arrivée des artistes à Montreuil et Neukölln laissent apparaître
des processus de transformation propres aux contextes métropolitains parisien et berlinois. Le point
5
Traduction littérale de l'expression allemande « zwischennützung » qui désigne un usage temporaire des lieux non‐utilisés avant que le
statut de ces derniers ne soit redéfini.
196
commun entre les friches investies par des artistes à Montreuil et à Neukölln restant le rôle
prédominant de l'initiative privée.
De l'usine à l'atelier : transformations artistiques des friches bâties
Les enquêtes menées à Montreuil et à Neukölln montrent une figure désormais bien connue de
l'artiste, celle de l'artiste bâtisseur qui depuis les années 1960 réinvestit les anciennes usines pour
créer un espace de vie à sa mesure, celui du loft (Zukin, 1982). Lorsqu'on s'intéresse de plus près aux
espaces résidentiels et professionnels des artistes à Montreuil et Neukölln, on voit pourtant
apparaître de multiples formes de « loft‐living » qui témoignent davantage d'un jeu d'opportunités
ou de contraintes que de l'adhésion à un modèle voire une mode de production d'espaces
profondément lié aux conditions capitalistes de production de la ville. Quelques figures d'artistes que
nous avons rencontrées illustrent des modalités variées de transformation des friches en ateliers‐
résidence.
La première est celle qui se rapproche le plus de la figure warholienne d'un artiste dont les pratiques
résidentielles témoignent à la fois d'une émancipation vis‐à‐vis des normes sociales et d'une
intégration aux réseaux artistiques marchands dominants. C'est peut‐être le seul cas de figure pour
lequel on puisse réellement parler de « loft‐living » au sens où l'entend S. Zukin. Le mode de
valorisation du bâti témoigne dans les cas rencontrés de moyens financiers importants. L'argument
financier joue dans les entretiens, mais le plus souvent dans la possibilité de mettre en œuvre des
transformations architecturales visant à la mise en valeur esthétique et fonctionnelle des bâtiments,
en faisant appel à des professionnels. C'est ce que met en évidence le discours de cet artiste
interviewé à Montreuil :
« Je suis tombé amoureux de cet endroit et à ce moment‐là (N.B. début des années 1990 apprendra‐
t‐on par la suite) on pouvait acheter à Montreuil. J'avais un peu d'argent et j'ai toujours voulu investir
dans un endroit qui reflète mon art, où je puisse travailler et vivre » F., Novembre 2009
L'atelier‐logement de cet artiste est une ancienne usine. L'espace a été entièrement repensé pour
correspondre à son travail de plasticien réalisant des œuvres de grande taille et des performances
nécessitant de la place. L'ensemble représente plus de 200 mètres carrés, agencés en un mixte
d'espaces privés, de lieux de travail et d'espaces de représentation à même de recevoir des publics
professionnels comme des collectionneurs et galeristes qui inscrivent dans le lieu le statut d'un
artiste bien intégré aux réseaux marchands parisiens et internationaux. On retrouve la même
configuration d'espaces voués à la vie privée et d'espaces de travail et de représentation dans l'usine
de pompage de Neukölln conçue et réalisée en 2011 par l'architecte O. Pälmke pour l'artiste
Jonathan Meese (Pälmke PE‐P, 2011). Il en résulte ce que l'on peut appeler une friche‐spectacle, le
bâti industriel étant reconverti de manière à offrir à la fois les espaces nécessaires au travail
artistique et à la vie privée qu'à la représentation de deux sphères qui se croisent dans le modèle
archétypique d'un réinvestissement artistique des friches : celui du loft.
La seconde figure est celle de l'artiste ou médiateur artistique (Grésillon, 2002) qui utilise la friche
comme un lieu‐ressource pour sa pratique professionnelle. Il s'agit de la friche spécialisée au sens où
l'espace de la friche a été transformé en espace à vocation spécifiquement artistique, qu'il s'agisse
d'un espace de production ou d'un espace de diffusion. L'argument récurrent dans les discours des
artistes rencontrés est là encore un espace disponible à moindre coût. L'usage qui en est fait diffère
dans la mesure où il s'agit de l'organisation d'un lieu spécifiquement dédié au travail artistique et
dont a séparation d'avec le logement est appréciée de l'artiste ou du curateur. C'est ce qu'exprime
cette artiste résidant à Neukölln, qui a réhabilité un local commercial pour y installer son atelier :
« Avant, mon atelier était dans l'appartement. Je trouve ça bien de sortir, que mes affaires soient ici,
de retourner ensuite dans mon appartement. [..] Et ici, ce qui est bien, c'est cette vitrine, en rez‐de‐
chaussée, qui permet aux gens de jeter un œil à l’intérieur. En été, je laisse toujours ouvert. »6 C.
6
« Aber ich finde auch generell so gut nicht mehr in meiner Wohnung zu arbeiten. Also ich hatte vorher ein Atelier in der Wohnung mit, so,
197
Février 2011
Il s'agit dans ce cas d'une réhabilitation et d'un usage exclusivement professionnel d'une évolution
fonctionnelle des espaces de production où les activités artistiques viennent remplacer des activités
commerciales comme dans le cas que l'on vient d'évoquer, ou industrielles comme dans le cas de la
galerie l'Escalier à Montreuil (Figure 3). Là encore, l'initiative privée joue un rôle prédominant et
s'inscrit dans des lieux de petite taille mais qui offrent des possibilités d'être ouverts au public.
Figure 3 : la galerie l'Escalier à Montreuil, installée dans une ancienne usine transformée en locaux professionnels
Une dernière figure, certainement à l'origine des précédentes, est celle de l'artiste en phase
d'affirmation professionnelle, qui utilise le potentiel de la friche comme un moyen de disposer d'un
espace de vie et de création suffisant malgré des moyens financiers réduits. Ces transformations de
ce que l'on peut appeler une friche‐opportunité sont bien souvent celles qui font preuve de la plus
grande ingéniosité, puisque les individus disposent de moins de moyens que dans les deux cas
précédents. Il en résulte des espaces de vie et de travail dont l'aspect formel apparaît moins figé du
fait d'agencements évoluant avec les besoins du moment : exposition, vie personnelle, création etc.
et au gré des matériaux disponibles pour les mettre en œuvre comme ce que l'on peut voir dans le
cas d'un atelier de la Boddinstrasse à Neukölln (Figure 4), qui est aussi l'appartement de l'artiste et
une petite salle de spectacle où elle organise des représentations de théâtre, des concerts, des
projections de film...
Figure 4 : Un atelier‐logement dans une friche commerciale à Neukölln
und ich finde das gut, da weg zu gehen und hier meine Sache zu haben und dann wieder in meine Wohnung zu kommen. Auch dieser Weg
dazwischen, der ist mir ganz wichtig. [,..] Und hier ist es auch gut mit diesem Erdgeschossfenster, damit die Leute auch reingucken können.
Also im Sommer habe ich immer die Fenster offen. » Traduction de l'auteure
198
Ce qui reste visible dans certains ateliers d'artistes de Montreuil est à l'heure actuelle monnaie
courante dans le Nord de Neukölln où les artistes qui viennent s'installer sont plutôt jeunes avec peu
de moyens. Ils profitent des loyers relativement bas et des espaces vides qui leur permet de
s'installer dans une métropole culturelle offrant des ressources pour la création et la diffusion
artistique. Le nombre croissant d'artistes vient alimenter des « scènes » créatives comme dans le
Nord de Neukölln, dont le dynamisme vient aussi de la flexibilité et de la disponibilité des espaces
urbains.
Le bâti industriel ou commercial en friche est présenté dans tous les cas de figure comme un
potentiel dont la faible valeur immobilière permet l'accès et l'investissement. La position sociale et
professionnelle des artistes contribue toutefois à différencier des usages de la friche‐opportunité qui
agit comme un incubateur essentiel au début d'une vie professionnelle d'artiste à la friche‐spectacle
qui permet à l'artiste bien intégré professionnellement et économiquement de mettre en scène son
travail, en passant par la friche spécialisée où la réhabilitation d'une friche permet aux artistes ou
aux médiateurs d'affirmer leur identité professionnelle dans un espace qui lui soit dédié.
Dans tous les cas la portée esthétique du lieu n'est pas indépendante du travail artistique et
contribue à la représentation de friches artistiques où l'individu, en détournant les lieux au fil de ses
moyens contribue à la transformation d'un bâti auparavant inutilisé. Dans certains cas, la friche
devient le support même du travail artistique, où l'appropriation de l'espace urbain jusque là sans
forme, délaissé, prend la forme de la création.
Le territoire performé : le délaissé urbain comme élément de la création
La friche peut devenir artistique par la nature de la création d'un espace auparavant sans qualités
(Grésillon, 2008). L'art est ainsi bien souvent un moyen de détourner des délaissés urbain au profit
d'une production esthétique nouvelle, du street‐art à la performance. Nous illustrons ce cas
particulier de pratiques spatiales des artistes à travers l'exemple d'un atelier de performance qui a eu
lieu en juillet 2009 à Neukölln :« Abgestellte Orte », qui signifie littéralement lieux délaissés. Parmi
ces derniers, une ancienne plate‐forme ferroviaire et les piles du pont du Landwehrkanal ont fait
l'objet d'une réappropriation artistique. Des lieux échappent traditionnellement à un regard
spectateur ont ainsi été mis en scène par un petit groupe de danseurs, musiciens et photographes.
Alors que l'enjeu était surtout de fournir aux organisateurs de l'atelier un matériau visuel montrant
des lieux urbains abandonnés réactivés par un détournement des usages, ceux‐ci sont devenus de
véritables territoires artistiques en étant dans le temps de la performance identifiés par les passants
comme des lieux de création et de spectacle (Figure 5).
Cet exemple montre comment le délaissé urbain peut acquérir une identité artistique particulière au‐
delà de son caractère de friche. Les vides urbains sont bien plus nombreux dans l'agglomération
berlinoise que dans l'agglomération parisienne, ce qui offrent davantage d'opportunités d'investir les
lieux sans conflits. Ces vides existent toutefois aussi à Paris ou à Montreuil, en témoignent les
multiples peintures et grafs muraux d'artistes renommés comme Mesnager ou Nemo sous le pont du
périphérique au Nord de Montreuil, ou complètement inconnus. Le délaissé urbain constitue, du
point de vue artistique, un interstice propice à l'invention de formes d'expression adaptées au
contexte, quelle que soit la taille de l'espace disponible.
199
Figure 5 : Le territoire performé à neukölln, image de l'atelier « Abgestellte Orte »
CONCLUSION
La friche urbaine, qu'il s'agisse d'une friche commerciale, industrielle ou d'un délaissé urbain
contribue à l'existence des quartiers artistiques de Montreuil et de Neukölln. Non qu'elles soient un
ingrédient indispensable, mais elles offrent les interstices et les espaces libres nécessaires à
l'installation de nouvelles activités. Les artistes, nombreux dans des métropoles culturelles comme
Paris ou Berlin y trouvent une réserve foncière accessible du point de vue économique et des
espaces dont les possibilités d'agencement s'accordent avec les nécessités de la création et de la
monstration artistiques. Il n'existe pourtant pas, comme on l'a montré, une friche artistique, mais des
pratiques individuelles de transformations des friches pour répondre aux besoins particuliers d'une
organisation de la vie professionnelle et personnelle qui évoluent au fil d'un parcours et des choix
esthétiques. La friche peut aussi incarner la création lorsqu'elle devient l’œuvre elle‐même, à
l'interface du geste artistique et du contexte urbain. Au final, toute friche urbaine représente un
potentiel d'invention, un lieu de sérendipidité, mais il faut, pour qu'elle s'active en friche artistique,
que le regard et le geste des artistes s'y incarnent. Leur existence souligne l'importance des pratiques
spatiales des individus qui contribuent par là à transformer l'espace urbain, de la portion de mur à un
ensemble de rues.
REFERENCES
Boichot, C., 2011, « Centralités artistiques et recomposition des espaces urbains: Les enjeux d’une
géographie de l'art à Paris et à Berlin », Mondes du tourisme, 350‐361.
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Brammer, M., 2008, « Zwischennutzung in Berlin Neukölln » Standort, 32(2), 71‐77.
Clerval, A., 2008, La gentrification à Paris intra‐muros: dynamiques spatiales, rapports sociaux et
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Grésillon, B., 2008, Ville et création artistique. Pour une autre approche de la géographie culturelle.
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Lange, B., 2007, Die Räume der Kreativszenen. Culturepreneurs und ihre Orte in Berlin , Bielefeld,
Transcript.
Löw M., 2001, Raumsoziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp
Lucchini, F., 2002, La culture au service des villes, Paris, Anthropos/Economica, Collection “Villes.”
200
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Plet F., 2003, Friche, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin
Smith, N., 1966, The new urban frontier: gentrification and the revanchist city , Londres, Routledge.
Vivant, E., 2009, Qu’est‐ce que la ville créative ?, Paris, Presses universitaires de France.
Zukin, S., 1982, Loft living. Culture and capital in urban change, New Brunswick, Rutger’s University
Press.
AUTEUR/AUTHOR
BOICHOT Camille
4 G UMR85‐Géographie‐Cités, Institut d'Urbanisme de Lyon
camille.boichot@gmail.com
201
FRICHES CULTURELLES ET TERRITOIRES URBAINS A LILLE :
DES MICRO‐EXPERIENCES DE LIEUX
A LA FABRIQUE D’UNE NOUVELLE URBANITE
Pauline BOSREDON
Marie‐Thérèse GREGORIS
RESUME/ABSTRACT
Dans cette communication, nous formulons l’hypothèse que de nouvelles formes d’urbanités se
tissent à partir de micro‐actions ou micro‐expériences enclenchées par les collectifs d’artistes et les
associations occupant les friches culturelles. Depuis les années quatre‐vingt dix, le territoire lillois
s’est enrichi de ce type de lieu par des dynamiques spontanées ainsi que par des logiques
institutionnelles. Une première observation montre que le contact, la relation entre les occupants du
lieu et les habitants de leur environnement immédiat se réalise sur des modes qui diffèrent selon le
projet du collectif défricheur. Dans tous les cas, la réalisation d’une œuvre, la mise en place d’un
évènement sont des temps d’expériences qui peuvent être créateurs de liens entre les habitants et
les occupants du lieu.
MOTS CLES/KEYWORDS
Friche culturelle, Lille, réseau, territoire, artistes.
INTRODUCTION
Cette communication est le premier pas d’une recherche qui débute tout juste (dans le cadre du
POPSU 2 – Lille / Economie de la connaissance) ; elle propose d’utiliser ce concept de « territoire
apprenant » dans la métropole lilloise en se penchant sur les friches industrielles requalifiées en lieux
artistiques et culturels, et sur leur inscription territoriale.
Le terme « territoire » a connu, on le sait, une formidable diffusion dans les sciences sociales. Il a
surtout concerné dans un premier temps le domaine de l'action publique et collective, défini comme
appropriation et domination d’une portion d’espace délimité, comme le souligne Robert Hérin dès
1984 dans le Manuel de géographie sociale : « le territoire délimite, pour une classe d'âge, une
collectivité, qu'elle soit agraire, commerçante ou autre, le domaine des pratiques de tous ordres qui
démarquent spatialement tel groupe social par rapport à tel autre. Dire territoire, c'est parler
frontière, appropriation, rapports à d'autres groupes, pouvoir » (p. 90). De cette première acception,
le territoire a connu un élargissement considérable de son sens à partir des années 19801.
Aujourd’hui, nous retiendrons du territoire qu’il se compose de plusieurs dimensions coexistantes : il
est à la fois « espace social » et « espace vécu »2 de chaque individu ; il y est question de
reproduction sociale mais aussi d’appropriation. Nous formulons l’hypothèse que les territoires
urbains possèdent également une dimension apprenante par laquelle ils permettent un processus
d’apprentissage ou processus « expérientiel ». Nous reprenons ici des thèmes développés en
sciences de l’éducation : « c’est la ville tout entière, le "cadre d’expérience" qu’elle constitue,
l’ambiance et les interactions qu’elle crée, ou permet de créer, qui participent à [l’] éducation. Dans ce
contexte, l’éducation se fait aussi par la ville. À l’instar du sociologue et philosophe Bruno Latour,
1
Cf. Hypergéo, article « Historique du territoire ».
Cf. Séchet R. et Keerle R., 2007, Petite histoire des délicatesses de « l’équipe‐de‐géographie‐sociale‐de‐la‐France‐de‐l’Ouest » avec le
territoire, ESO Travaux et Documents n°26.
2
Cf. A. Frémont, 1976, La région, espace vécu, Flammarion.
202
nous pourrions dire que les acteurs de l’éducation ne se réduisent pas aux seuls humains et a fortiori
aux seuls professionnels de l’éducation, mais comprennent aussi le monde des choses et des faits qui
nous environnent et participent à nos apprentissages » (Bier, 2010, p.161). Par l’expérience de la ville,
l’individu apprend, change ses pratiques, s’approprie de nouveaux espaces : il devient un citadin, ou
le devient davantage3.
Comment les « friches culturelles » lilloises prennent‐elles part au processus expérientiel permettant
l’existence d’une dimension apprenante des territoires urbains ? Comment la requalification des
friches industrielles (des espaces délaissés, dégradés, à l’image négative ou tout simplement
invisible) en lieux de création artistique et de diffusion culturelle agit‐elle sur le quartier et permet‐
elle une réappropriation (matérielle et symbolique) d’un espace et d’une histoire urbain‐e‐s par les
habitants ? Peut‐on affirmer comme Christian Ruby et David Desbons que les friches « bien [qu’elles]
ne puissent être trop facilement englobées dans un commentaire homogène, parce qu’elles ne se
réclament d’aucun modèle unique, [...] tendent à assumer des fonctions éducatives urbaines » (Ruby
et Desbons, 2002) ?
En paraphrasant la métaphore de Renée Rochefort4, nous entendons montrer dans cette recherche
comment les friches culturelles permettent la fabrique d’une nouvelle urbanité en resserrant le
maillage social sur la trame spatiale que constitue le quartier. L’apparition de ces fabriques
culturelles, qu’elles soient d’origine institutionnelle ou non, permet en effet avant tout une mise en
réseau des lieux et des individus : il s’agit de tisser des liens entre les lieux eux‐mêmes (notamment
par la création de réseaux comme celui des Fabriques culturelles, à l’initiative de LMCU5), des liens
entre les artistes (par l’apparition de collectifs constitués en association et inscrits territorialement
dans des quartiers bien identifiés comme les artistes de la Ferblanterie, autrefois à Moulins,
aujourd’hui à Lille‐Sud), mais aussi des liens entre les artistes et le quartier dans ses dimensions
spatiale et sociale. L’apparition d’un lieu comme celui de la Ferblanterie à Lille‐Sud, un ancien
entrepôt de motos, lieu invisible dans un quartier populaire peu marqué par l’expérience culturelle,
se signale en effet comme un micro‐changement dans le territoire matérialisé par l’apparition d’une
nouvelle vitrine insolite sur la rue, de nouveaux occupants également étranges, l’organisation
d’événements à caractère festifs... Ce micro‐changement va entraîner de micro‐mutations au sein du
quartier : animation embryonnaire, curiosité, rencontres entraînant d’autres rencontres etc.
Notre communication propose une première approche du territoire qui sera étudié dans cette
recherche, à savoir la métropole lilloise, par deux entrées : celle des fabriques culturelles qui sont
pour quelques‐unes d’anciennes friches industrielles et qui sont soutenues par les institutions, et
celle des quartiers, en l’occurrence des quartiers de Wazemmes, de Moulins et de Lille‐Sud.
LES « FABRIQUES CULTURELLES » INITIEES PAR LES INSTITUTIONS
Les « fabriques culturelles » désignent une programmation artistique contemporaine commune à
onze structures réparties sur le territoire de Lille Métropole Communauté Urbaine. Ce programme
biannuel est publié dans le livret « Lille MAP6 Fabrique Culturelle ». Avant d’être renseignées sur son
contenu, le terme de fabrique culturelle nous a interpelées à plusieurs titres. D’abord, il rappelle
symboliquement les établissements de l’industrie qui imprègnent encore le tissu urbain lillois, alors
qu’en réalité, seules trois structures sur les onze sont installées dans des anciennes usines. Mais c’est
la signification contemporaine du mot fabrique qui s’avère la plus apte à les caractériser, en
évoquant le rôle de la pratique, d’une population et d’artistes nombreux, de diverses disciplines.
3
Cf. J. Lévy et M. Lussault, 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin ; « citadinité » : « relation dynamique entre
un acteur individuel (individuel au premier chef mais aussi collectif) et l’objet urbain. […] La citadinité constitue un ensemble — très
complexe et évolutif — de représentations nourrissant des pratiques spatiales, celles‐ci en retour, par réflexivité, contribuant à modifier
celles‐là »
Cf. M. Lussault et P. Signoles, 1996, La citadinité en questions, URBAMA / Université de Tours.
Cf. texte de lancement (2002) du Séminaire « Urbanité et vies citadines », organisé par E. Dorier‐Apprill et P. Gervais‐Lambony.
4
R. Rochefort, 1963, Géographie sociale et sciences humaines, Bulletin de l’association des géographes français, n°314‐315, p. 20.
5
LMCU : Lille Métropole Communauté Urbaine
6
Lille Metropolitan Art Programme
203
Enfin, entrer dans la ville expérientielle par ces lieux peut s’avérer tout à fait pertinent, dans la
mesure où leurs programmations sollicitent l’expérience des artistes et des publics. Avant d’amener
l’hypothèse que ces lieux génèrent des opportunités pour des apprentissages expérientiels, seront
retracées les motivations qui poussent la collectivité territoriale à soutenir ces équipements, puis la
manière dont ils peuvent interagir avec un environnement territorial souvent qualifié de
« proximité ».
La politique culturelle de Lille Métropole Communauté Urbaine s’intègre dans le pôle « vivre
ensemble », à la base de la cohésion et de l’attractivité territoriales revendiquées par le projet
communautaire depuis 2008. L’action « fabriques culturelles », comme l’ensemble de la politique
culturelle trouvent leurs fondements dans les principes de la démocratisation culturelle et dans les
préparatifs de la manifestation de Lille 2004. Si la communauté urbaine de Lille choisit de ne pas
prendre la totalité de la compétence culture, le 20 novembre 2000, les conseillers délibèrent pour
mettre en œuvre dès 2002 des conventions de partenariat avec un réseau d’équipements au nombre
limité, dotés de qualités structurantes pour la métropole et prêts à organiser des évènements dans
le cadre de Lille, Capitale européenne de la Culture en 2004. Dès 2005, la programmation « Lille en
tous sens » fédère neuf structures dont sept sont des maisons Folies créées pour la mise en place du
grand évènement dans une perspective de pérennité. Il s’agissait de ne pas laisser ces structures
seules, après une année très dynamique, mais aussi de les conforter comme des lieux d’où émane le
rayonnement de la métropole. Le projet communautaire de 2008 poursuit cette action, et en 2011
lui attribue un nouveau nom, « Fabriques culturelles ».
L’objectif du soutien apporté par LMCU aux onze « Fabriques culturelles » est « d’accompagner la
création artistique dans toutes les disciplines, de favoriser la circulation des artistes et des publics,
d’encourager l’implication des habitants dans le processus de création artistique et de faciliter l’accès
de la culture pour tous ». La méthode de la mise en réseau repose sur 3 types d’actions. Une action
d’animation est menée envers les directeurs et les professionnels des structures : les directeurs se
réunissent tous les mois pour échanger sur les programmes ; plus ponctuellement, l’ensemble du
personnel peut être invité pour aller visiter d’autres équipements, notamment en Belgique et
recevoir à leur tour les professionnels belges. La deuxième action, structurante pour le réseau, est
l’élaboration du programme « Fabriques culturelles » : chaque structure propose un ou plusieurs
évènements, lesquels peuvent être rejoués ou répétés dans un ou plusieurs équipements du même
réseau. La troisième action peut être qualifiée de fédératrice. Depuis 2005, « Le tour de chauffe »
permet à de jeunes formations musicales de s’exercer à la scène. Les groupes sont sélectionnés, puis
préparés sur une durée de neuf mois (enregistrements en studio, jeu scénique…) avant de jouer en
première partie d’une tête d’affiche, lors d’une soirée du mois de novembre dans un des dix
équipements du réseau. Ainsi pendant trois semaines le public peut passer d’un équipement à un
autre, alors que les modalités de sélection et le suivi des groupes permet aux professionnels des
structures de se constituer une expérience commune.
204
DES INVESTISSEMENTS SPONTANES, PERENNES OU EPHEMERES, DE FRICHES : QUELQUES
EXEMPLES A MOULINS ET A LILLE‐SUD
A Moulins, la « logique du lieu »
Favoriser les échanges avec le lieu, avec le milieu environnant, créer du lien entre les habitants et le
quartier.
Des expériences pionnières et éphémères
Le 49 TER est la première friche culturelle de Lille : c’est avec elle que commence l’aventure des
friches d’artistes7. Investie en 1986 par Emmanuel Guenon et par le metteur en scène Vincent
Dujardin (alors directeur de la Compagnie Quazar, Art forain), la friche lilloise va durant treize ans
être l’un des sites associatifs les plus dynamiques de la ville, réunissant une vingtaine de structures et
d’indépendants en autogestion, avant une fermeture imposée pour raisons de sécurité (au motif de
non‐résistance au feu). L’expérience, fondatrice, impulse la création d’autres friches artistiques en
différents points de la métropole, notamment l’ouverture de la Malterie voisine. Elle est également
directement à l’origine de la création d’un nouveau collectif d’artistes, l’association A Chahuter, dont
les membres s’autoproclament « fabricants de spectacles » et qui regroupe différentes compagnies
de spectacle vivant (théâtre, danse, cirque, marionnette…). En 2005, la compagnie A Chahuter fonde
« Métalu‐A Chahuter8 » avec l’association Métalu, centrée sur la gestion d’une autre friche
industrielle (les anciennes usines Métalu de Loos). Presque tous les artistes présents à Métalu sont
des « anciens » du 49 TER, dont Vincent Desjardins, actuellement contributeur d’un nouveau projet,
Transport Culturel Fluvial9, dont les ateliers sont installés dans les anciens hangars d’Arcelor Mittal
de la gare d’eau de Lille, face au quartier des Bois Blancs.
Toujours à Moulins, la reconversion de l’ancienne usine Lagache (une usine de fer‐blanc) est à
l’origine de la première « Ferblanterie ». Les coordinateurs de ce premier projet sont Benjamin
Gourdin (que l’on retrouve dans nombre d’autres projets artistiques et culturels dont Les Fenêtres
qui parlent10 et AJOnc‐Association des Amis des Jardins Ouverts et néanmoins clôturés11) et Jacky
Marquet, dit Jacky La Brocante, artiste ferrailleur12 et figure locale du quartier de Moulins lui aussi
investi dans de nombreux projets collaboratifs (notamment l’ouverture récente de l’Usine Bis, une
nouvelle friche culturelle de Moulins sur laquelle nous allons revenir).
Le lieu est une ancienne ferblanterie offrant 1700 m2 à investir qui se trouvent dans un piteux état
lorsque les artistes à l’origine du projet commencent à s’y intéresser. Le propriétaire est alors Eric
Lamerand : « Il y a une âme ici, j'ai connu des ouvrières qui travaillaient là depuis trois générations. Je
ne voulais pas en faire n'importe quoi mais ce n'était plus adapté pour un process industriel »,
raconte Éric Lamerand en 2009 au moment de l’ouverture des ateliers d’artistes (article Nord Eclair,
04/10/2009). Une fois l'activité Paul Lagache complètement transférée à Seclin, l’idée d'y installer
des ateliers partagés pour des artistes et des artisans lui est donnée par son ami et voisin, Jacky
Marquet (Jacky La Brocante).
Le projet est avant toute chose un projet collectif. Il s’agit dès le début d’une communauté
hétéroclite d’artistes et d’artisans (comme ils se définissent eux‐mêmes) qui s’installe à la
Ferblanterie, inspirée par les squats d’artistes parisiens et le même esprit communautaire : un
7
Cf. Estienne I., Aboumadj Y. et Dubreux P., 2008, Le paysage culturel de la métropole lilloise : état des lieux, POPSU‐Lille, Rapport final.
http://www.metaluachahuter.com/
9
http://www.transportculturelfluvial.eu/
10
Cf. http://www.lesfenetresquiparlent.org/ Les fenêtres qui parlent sont un événement de l’association Reso Asso Metro. Pendant le temps
de l’événement, des artistes (généralement locaux) exposent leurs oeuvres derrière les vitres des fenêtres des riverains d’une rue devenue
galerie d’art à ciel ouvert. « La fenêtre, c’est la frontière entre le public et le privé, c’est l’espace de dialogue entre l’intérieur et l’extérieur. Les
fenêtres changent le quotidien des rues, suscitent ainsi la curiosité des passants, leur émotion, leur questionnement et pourquoi pas la
rencontre entre passants et exposants, tout simplement entre habitants ? »
11
Cf. http://www.ajonc.org/
12
Cf. http://jackym.canalblog.com/
8
205
tailleur de pierre, un photographe, un marionnettiste, une costumière qui était déjà installée à Fives
mais n’avait « plus envie de travailler seule », un maréchal ferrant, une troupe théâtrale etc.
L'objectif partagé par ces artistes est l’écriture des nouvelles pages de la vie de l'usine Lagache. Ainsi
s’exprime Jacky La Brocante dans un article du Nord Eclair (04/10/2009) : « Moi, qui ai connu la rue
avec sa forge tout au bout et des chevaux, ça faisait longtemps que ça me trottait dans la tête,
explique Jacky Marquet. Ces ateliers, c'est comme redonner une âme à ce quartier : il aura un
forgeron, un tailleur de pierre... ». La liberté conférée par les conditions d’occupation du lieu (pas de
caution, un loyer très modeste de 7,5€ / m2, un préavis de 15 jours) est également un puissant
moteur pour la plupart des personnes engagées dans un projet qui s’inscrit dans le refus de
l’institutionnalisation et notamment des subventions publiques.
Parmi les premières réalisations, on trouve la conception de deux fenêtres mobiles pour le collectif
Reso Asso Metro qui organise « Les Fenêtres qui parlent », structures qui ont également été
présentées lors de la première nuit des « Fenêtres qui parlent », organisées à la gare Saint‐Sauveur le
7 novembre 2009. On voit déjà ici apparaître un réseau d’acteurs et de lieux artistiques, un milieu
adossé aux friches culturelles de la métropole lilloise que nous tenterons de schématiser.
Essentiel aussi au projet de la Ferblanterie, le public, sa participation, sa place centrale : « Parce que
vraiment l'idée, c'est de partager, donner en retour, s'échanger, insiste Jacky Marquet » (article Nord
Eclair, 04/10/2009). Jacky Marquet dit « La Brocante » qui s’exprime ici dans la presse régionale est le
personnage clé de cette aventure en particulier et de l’animation culturelle du quartier de Moulins
en général. Artiste ferrailleur, recycleur de déchets en œuvres d’art, il s’épanouit dans les friches
industrielles de Moulins qu’il contribue là aussi à recycler en lieu de production non plus industrielle
mais artistique. Ce qui vaut pour l’œuvre vaut pour le lieu de production/création : « Aujourd'hui, on
achète, on s'en fout et puis on jette, alors que depuis toujours il existe une tradition de la
récupération. Avant, on réparait. Aujourd'hui, on n'a rien inventé : on n'a pas attendu les écolo‐
bobos ! (…) Quand je rentre chez un ferrailleur, je vois des formes. Je ramasse les pièces qui
m'intéressent et je les soude. C'est un jeu » (article Métro, 04/04/2011). Fin 2010, pour des raisons
économiques, l’usine Lagache est mise en vente et le collectif La Ferblanterie migre à Lille‐Sud : le
projet a précédé le lieu dans cette seconde aventure. Jacky n’a pas suivi, préférant conserver le
quartier de Moulins au cœur de son projet personnel : c’est « la logique du lieu » qui agit davantage
que la logique du projet collectif qu’il délaisse sitôt qu’il se re‐territorialise ailleurs. Il s’en explique
dans la presse: « La vérité de l'art est chez les pauvres. C'est l'art de la rue, pas la bourgeoisie
maladive » (article Nord‐Eclair, 24/02/2012). Lui, cherche sa vérité dans les rues de Moulins et
auprès de leurs habitants. Ce sont eux à la fois la matière première et les acteurs de ce processus de
recyclage (des objets et des lieux) dont il s’est fait une mission.
L’Usine Bis13
De cette posture vient la recherche d’un autre lieu où poursuivre l’aventure des ateliers Lagache, à
Moulins : ça sera l’Usine Bis, une ancienne usine de soudure d’environ 450 m2, située juste en face du
Bec à Plumes, un restaurant qui est également un lieu d’exposition des artistes du quartier14. « On
redémarre un lieu de partage, dit‐il. On reprend le vrai contexte de la Ferblanterie, on reprend une
partie des gamins et on redémarre, toujours avec le Tire‐Laine, Nono [Arnaud Van Lancker : co‐
créateur du Tire‐Laine15], des artistes et artisans. (…) On veut surtout faire bouger ce p... de quartier,
insiste Jacky. Et on a bien l'intention d'occuper la plaine à côté pour des concerts ou des animations. »
13
http://fr‐fr.facebook.com/pages/Usine‐Bis/209756625712823
Restaurant créé par le groupe Vitamine T dont la principale mission est l’insertion et la lutte contre la précarité par l’activité économique.
La Compagnie du Tire‐Laine a été créée en 1992 à l’initiative d’Arnaud Van Lancker (dit Nono) ‐ accordéoniste & auteur‐compositeur ‐ et
d’Armel Richard ‐ chanteur, metteur en scène & auteur. La compagnie s’installe d’abord dans le quartier de Wazemmes, puis à Moulins
depuis 2007. La Compagnie s'est alors dotée d'un lieu de création et d'accueil du public : il s’agit d’une maison cédée par la Ville de Lille : un
2
2
bâtiment de plus de 500 m , avec un jardin de 300 m . En 2009, la Compagnie s’est équipée d’un studio d’enregistrement mobile lui
permettant de simplifier l’édition de ces albums. Nono : « À Wazemmes d'où je viens, il existe désormais de nombreux lieux culturels, nous
avons une carte à jouer à Moulins » (article paru dans Sortir – Lille Eurorégion).
14
15
206
L’installation des artistes s’est échelonnée depuis le mois de février 2012, et l’inauguration a eu lieu
le week‐end du 30 mars/1er avril 2012.
A Lille‐Sud, micro‐mutations et animation embryonnaire du quartier
La 2e Ferblanterie
Alors que le collectif fonctionnait sur le mode de l’informalité lorsque les artistes occupaient l’usine
Lagache de Moulins, une association a été créée en octobre 2010, au moment où les artistes ont
appris qu’ils devaient déménager. La recherche d’un second lieu après le départ forcé correspondait
à un double besoin : disposer d’un espace partagé pour travailler qui réponde aux exigences de leurs
activités (en termes de surface, de confort minimum etc.) et ancrer spatialement une envie de
travailler ensemble autour de projets communs.
A Lille Sud, c’est donc l’existence préalable du collectif qui a entraîné la création d’un nouveau lieu et
d’une nouvelle dynamique de quartier autour de ce lieu. De l’avis des artistes installés dans cet
ancien entrepôt de motos, l’ancienne usine Lagache, ce beau bâtiment industriel chargé d’histoire où
s’était créée la première Ferblanterie, avait beaucoup de cachet mais n’était pas du tout adaptée à
leurs activités. Le nouveau bâtiment manque encore de confort (notamment de chauffage), mais il
est plus habitable avec ses 1200 m2 adaptés à des activités variées qui nécessitent à la fois une
isolation minimum, de grands espaces, des bureaux…. Le coût de la location d’une surface de travail y
est supérieur d’un euro qu’à l’Usine Bis, soit 8,50€/m2. A titre d’exemple, la compagnie de théâtre
Les Baltringues y a ses bureaux qu’elle loue 136€ mensuels.
Collectif et réseau d’artistes : des projets communs, une vie artistique collective
Etre un « Ferblanteux », comme ils se nomment eux‐mêmes, représente un investissement
personnel plus important que la simple occupation d’un atelier. Les assemblées générales de
l’association, organisées tous les 2 mois, rassemblent pas moins de cinquante artistes et artisans. Des
ateliers (avec les riverains) et des projets sont menés de manière collective : « l’esprit de la
Ferblanterie, c’est : le contact, la convivialité, le réseau » (C. Roux, secrétaire de l’association).
Un exemple récent de cette vie artistique collective est la participation d’un certain nombre de
plasticiens de la Ferblanterie à l’exposition sur le papier « Papier libre » au Colysée de Lambersart. Le
projet est déjà en soi une entreprise pensée collective comme cela est présenté sur le site de la ville
de Lambersart : « Papier libre » ou la créativité de 15 artistes (…) Dans le cadre du réseau "Les
Fabriques culturelles", le même thème a été décliné à l’Hospice d’Havré, maison Folie de Tourcoing, et
à la maison Folie Beaulieu de Lomme. (…) Sans oublier les pliages et froissages de Franck Depoilly, qui
aboutissent à luminaires tels des fleurs, le travail étonnant sur le papier peint de Carine Abraham ou
les maisons en papier décorées par le collectif la Ferblanterie, à Lille, qui se déploieront une à une au
fil des semaines. » Dans le cas d’un tel projet, c’est « La Ferblanterie », et non les artistes
individuellement, qui expose et s’affiche en tant que telle (comme collectif). Utiliser le nom de
l’association est à la fois un moyen de communiquer sur leur existence et sur l’existence du lieu, et
une façon de mettre en pratique leur ambition de création collective.
Un autre exemple correspond à l’opération « Les rencontres hasardeuses », lors desquelles sont tirés
au sort deux artistes de la Ferblanterie qui doivent ensuite produire une œuvre ensemble. Lorsqu’il
s’agit d’un plasticien et d’un comédien, l’expérience est souvent inédite. Ces initiatives amènent des
artistes ayant des pratiques très différentes à se rencontrer autour de projets communs.
Des liens qui se tissent avec les habitants du quartier, par la mobilisation d’autres associations ou
directement, par l’interaction du lieu avec les habitants du quartier
La Ferblanterie n’a l’autorisation d’accueillir du public que six fois par an car le bâtiment n’est pas aux
normes de sécurité permettant d’obtenir l’agrément pour devenir un ERP – établissement recevant
du public. Cela n’empêche pas le collectif d’organiser plusieurs événements annuels lors desquels les
portes des ateliers s’ouvrent et le lieu est mis en scène le temps d’une journée de rencontre et
207
d’exposition. Lors des journées Portes Ouvertes des « Fenêtres qui parlent » en 2011, la Ferblanterie
accueillait ainsi 800 personnes au total dans la journée.
Ce lien avec le quartier (Lille‐Sud) et ses habitants est encore embryonnaire. Dans la première
ferblanterie, à l’usine Lagache, le lien avec le quartier était fort, d’emblée, grâce à la présence de
Jacky Marquet : des expositions étaient organisées à l’hôpital St‐Vincent, des interventions de rue,
des ateliers avec des enfants des centres sociaux etc. Les artistes attirés par cette dynamique
commençaient à être bien implantés, mais ils durent partir trop vite, dix‐huit mois seulement après
le début de l’aventure. Dans le nouveau lieu, tous ces liens pour l’instant en germe sont à construire.
Les premières Portes Ouvertes, en avril 2011, ont montré que la greffe dans le quartier n’allait pas de
soi : « tout le monde était invité bien sûr, tout le quartier, mais tout le monde n’est pas venu. Les gens
pensent spontanément que ce n’est pas pour eux, que ça ne leur est pas adressé » (C. Roux, secrétaire
de l’association). Tout un travail de médiation avec les « voisins » est à faire, dans un quartier
populaire, marginalisé par sa situation au sud du périphérique (une coupure urbaine tant physique
que psychologique) et pauvre en offre culturelle.
De ce fait, pour les Portes Ouvertes d’avril 2012, organisées à nouveau à l’occasion des « Fenêtres
qui parlent » cette année sur le thème « Green Dance » (une jungle a é installée à la Ferblanterie), les
artistes ont décidé de travailler très en amont avec les habitants du quartier. Des ateliers ont été
organisés avec les voisins, des « grands‐mères du centre social » ont été invitées à venir fabriquer des
fleurs au crochet pour la jungle etc. Pour préparer l’événement comme tel, une réunion de quartier a
été organisée pour laquelle les artistes ont fait du porte‐à‐porte dans les rues Abélard et le Fort : « ça
a été un peu difficile, mais ça a finalement bien fonctionné et les gens sont venus ».
Micro‐mutations spatiales
Il n’est donc pas si facile de venir de soi même à la Ferblanterie : le lieu est fermé car il n’y a pas
d’accueil permanent, il faut sonner à une porte close pour entrer et il n’est pas garanti que quelqu’un
soit disponible pour accueillir le visiteur et lui faire visiter les lieux. Aucun membre de l’association,
salarié ou bénévole, n’est en effet dévolu à l’accueil, l’information et l’orientation du public. Et
pourtant, la simple présence dans la paysage de la rue Abélard de cette nouvelle façade suffit à
entraîner les regards vers l’intérieur du hangar, vers les messages affichés derrière les vitres, à faire
tendre l’oreille aux sons insolites des activités qui ont repris et redonné vie au bâtiment, et
finalement à susciter la curiosité.
Les Ferblanteux n’en sont qu’au début de leur aventure à Lille‐Sud : peu d’entre eux habitent le
quartier (trois ou quatre seulement), et le processus d’apprivoisement croisé entre eux et les
habitants commence seulement. Des liens sont pourtant déjà en train de se nouer : par la
participation active des riverains des rues adjacentes à l’opération « Fenêtres qui parlent », par la
rencontre entre les comédiens de la compagnie de théâtre et les travailleurs sociaux de la maison de
quartier qui les ont à leur tour invités à jouer dans le quartier…
ELEMENTS DE CONCLUSION
L’accroche entre le lieu et le quartier, la fabrication du tissu de relations et d’interaction entre la
friche, ses artistes occupants, le quartier et les riverains, peut donc se faire selon deux modes.
La première modalité est celle que nous avons décrite dans le quartier de Moulins et que nous avons
dénommée comme « la logique du lieu » : c’est la friche et son investissement qui sont à l’origine du
projet. Dans le cas de la première Ferblanterie ou de l’Usine Bis, nous nous trouvons face à un réseau
d’artistes déjà présents et investis dans le quartier, acteurs de son animation et de sa vitalité, plus ou
moins déjà liés par le fait qu’ils habitent ou pratiquent le quartier de longue date.
La seconde modalité est celle que l’on a décrite dans la seconde Ferblanterie à Lille‐Sud : il s’agit d’un
collectif d’artistes déjà constitué, porteur d’un projet artistique, à la recherche d’un lieu dans lequel
s’implanter. Ce lieu est à la fois un lieu de travail répondant à des critères techniques précis et un
point d’ancrage qui va permettre une territorialisation du collectif et de son projet. C’est donc bien
208
dans un second temps que commencent à se tisser les liens avec le quartier, la greffe pouvant se
révéler plus ou moins longue et aisée.
Dans un cas comme dans l’autre, on observe à l’échelle du quartier la formation de micro‐liens qui se
forment autour du lieu, par l’interaction des artistes avec les voisins de la friche. A une échelle plus
large, celle de Lille et au‐delà celle de la métropole, ces lieux appartiennent à un réseau plus étendu.
C’est le second enseignement de la première phase de cette recherche, que nous avons essayé de
schématiser (en nous focalisant sur les liens tissés entre les trois quartiers de Moulins, Wazemmes et
Lille‐Sud).
Cartographie du réseau de friches artistiques
Peut‐on finalement parler de la fabrication d’une nouvelle urbanité ? Cette première approche du
terrain lillois nous permet au moins de mettre en évidence la multiplication des liens entre les lieux,
entre les individus, entre les habitants et le quartier, et combien celle‐ci repose sur la volonté
d’individus qui pourraient être qualifiés d’acteurs moteurs : « "Il faut continuer à tisser la toile dans
le quartier", énonce Jacky » (Article La Voix du Nord (27/10/2011). Les friches culturelles peuvent
alors être abordées comme des fabriques d’expériences et de liens sociaux. Pour aller plus loin dans
cette démonstration, nous souhaiterions élargir l’échantillon des ces friches par un examen plus fin
d’un ou deux quartiers lillois, identifier les types de liens et d’échanges qu’elles engagent, et
approfondir la notion d’expériences par des entretiens avec les acteurs de manière à décomposer
le(s) processus expérientiel(s) en rapport avec ces lieux.
209
REFERENCES
Bier B., 2010, Des villes éducatrices ou l’utopie du « territoire apprenant », Informations sociales
n°161, Eduquer et prévenir : ce que fait l’école, p. 118‐124.
Frémont A., 1976, La région, espace vécu, Flammarion.
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et Territoires, p. 230‐277.
Gravari‐Barbas M., 2010, Culture et requalification de friches : le front pionnier de la conquête des
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Grésillon B., 2011, Les figures de la friche dans les villes culturelles et créatives. Regards croisés
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d’État au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle, vol. 1 & 2.
Lussault M. et Signoles P., 1996, La citadinité en questions, URBAMA / Université de Tours.
Rochefort R., 1963, Géographie sociale et sciences humaines, Bulletin de l’association des
géographes français, n°314‐315.
Ruby C. et Desbons D., Des friches pour la culture ?, EspacesTemps.net, Textuel, 01.05.2002
http://espacestemps.net/document338.html
Séchet R. et Keerle R., 2007, Petite histoire des délicatesses de « l’équipe‐de‐géographie‐sociale‐de‐
la‐France‐de‐l’Ouest » avec le territoire, ESO Travaux et Documents n°26.
Vanhamme M. et Loubon P., 2001, Arts en friches, usines désaffectées : fabriques d’imaginaires,
Europe, Éditions Alternatives.
Van Hamme M., 2000, Friches industrielles, friches culturelles : appropriation ou transmission ?, in
Bernié‐Boissard C. (dir), Espaces de la Culture, Politiques de l’Art, Paris, L’Harmattan, coll.
Logiques Sociales, p. 128‐143.
AUTEURS/AUTHORS
BOSREDON Pauline
MCF en géographie ‐ EA 4477 Territoires, Villes, Environnement et Sociétés (TVES)
Université Lille 1 Sciences et Technologies
pauline.bosredon@univ‐lille1.fr
GRÉGORIS Marie‐Thérèse
MCF en géographie ‐ EA 4477 Territoires, Villes, Environnement et Sociétés (TVES)
Université Lille 1 Sciences et Technologies
marie‐therese.gregoris@univ‐lille1.fr
210
211
PHOTOGRAPHIE, PARTICIPATION ET CO‐CONSTRUCTION POUR L’ANALYSE DE
LA PERCEPTION ENVIRONNEMENTALE D’UNE FRICHE INDUSTRIELLE
ET DE SA REQUALIFICATION : APPLICATION A LA ZAC DE L’UNION
(LILLE, ROUBAIX, TOURCOING, FRANCE)
Eric MASSON
Hélène MELIN
RESUME/ABSTRACT
Notre proposition de communication s’inscrit dans le 3ème axe du colloque portant sur « les usages
des lieux et l’inscription territoriale » et sera menée en français.
L’objet de notre communication est de présenter une démarche de recherche pluridisciplinaire qui
allie l’anthropologie et la géographie, dans l’étude des représentations sociales de l’environnement
urbain d’une friche industrielle en cours de requalification durable.
La zone de l’Union, dans la Métropole lilloise (Nord – Pas de Calais) est une friche industrielle textile
en cours de requalification en territoire de développement durable. Elle sera à terme composée
d’une zone de logements HQE, d’un parc urbain et d’entreprises des secteurs de l’image, du
numérique et de la création culturelle. L’objectif de ses promoteurs est également de conserver la
mémoire de l’industrie textile des lieux par une valorisation patrimoniale. Il s’agit du premier
écoquartier français labellisé par le MEEDM ; il est, en outre, l’un des six pôles d’excellence en
France, site pilote dans le cadre de la charte des écoquartiers de la Lille Métropole Communauté
Urbaine (LMCU) et de l’agenda 21. Ce type de territoire constitue un cas d’étude prospectif des
espaces en mutation, d’abord par la diversité des acteurs engagés, qui montre une mobilisation
sociale, politique et économique pour redonner du sens à un territoire en déclin. Les concertations
mises en œuvre tout au long du processus, ensuite, croisent et confrontent expertise scientifique et
savoirs profanes de la nature expérimentant ainsi une mobilisation collective, à la fois écologique,
patrimoniale et culturelle. Il s’agit dans ce cadre, pour nous, de travailler sur les ruptures et les
transitions. On parle en effet de territoires urbains en mutation. Les changements sont entendus
dans une triple acception : mutation physique (requalification d’espaces dégradés), mutation
fonctionnelle (territoires de travail industriel qui deviennent des territoires de la culture et du
numérique) et mutation de sens (image de disqualification sociale et économique versus exemplarité
du territoire local).
Nous nous proposons d’accompagner cette analyse de la requalification par la mise en œuvre d’une
démarche d’enquête participative qui mobilise l’outil photographique. La démarche classique en
sciences sociales, quand la photo est utilisée, est que le chercheur prenne des photos puis les
soumette aux enquêtés au cours d’un entretien, afin que ces derniers construisent leur discours en
réaction aux clichés. La méthode que nous souhaitons exposer est différente et innovante. Elle laisse
la parole et l’acte photographique d’abord aux enquêtés. En effet, les chercheurs accompagnent des
usagers (riverains, anciens ouvriers, aménageurs…) en leur confiant un appareil photo muni d’un
téléobjectif puissant afin de pouvoir saisir le paysage urbain en transformation ainsi que des
éléments parfois distants ou de petite surface visuelle qui leurs semblent représentatifs de leur
perception environnementale du site. L’originalité du processus tient tant à la technique utilisée
(photo grande distance, traitement numérique d’image orienté objet (OBIA)) qu’à la façon de
l’expérimenter en donnant la possibilité à une population de participer dès le départ à une réflexion
sur l’environnement urbain et la transformation d’espaces dégradés en territoires exemplaires au
plan environnemental, social et économique. A la suite des prises de vues, des entretiens
sociologiques qualitatifs sont réalisés sur l’évolution du paysage urbain et industriel. Puis une analyse
212
des dissonances cognitives entre images et réponses aux entretiens permet de revenir vers les
répondants dans une seconde vague d’entretiens pour tester la stabilité de perceptions
environnementales en les confrontant d’une part à leurs éventuelles dissonances et, d’autre part,
aux points de vues contradictoires (images et réponses) des autres répondants. Cette procédure
expérimentale initie ainsi un mécanisme de co‐construction et de co‐production des savoirs et de
l’expertise urbains durables.
Le travail photographique co‐produit, contribue à l’appropriation sociale des friches et porte un
nouveau regard sur les pratiques et les usages locaux d’espaces en mutation. Il inclut les populations,
en fait des acteurs à part entière des recompositions urbaines et donc des gestionnaires durables de
ces espaces qu’ils devront ensuite faire vivre et durer.
MOTS CLES/KEYWORDS
co‐construction, environnement urbain, méthodologie participative, photographie, représentations
sociales
AUTEURS/AUTHORS
MASSON Eric
Maître de conférences en géographie ‐ Université des Sciences et Technologies Lille 1 – laboratoire
TVES EA 4477
eric.masson@univ‐lille1.fr
MELIN Hélène
Maître de conférences en anthropologie –Université des Sciences et Technologie de Lille 1 –
laboratoire CLERSE UMR 8019
helene.melin@univ‐lille1.fr
213
QUAND L’AMENAGEMENT URBAIN DEVIENT‐IL UN ACTE CULTUREL ?
Roberta MORELLI
RESUME/ABSTRACT
Longtemps marquée par le manque de richesse de sa vie culturelle, la ville de Nantes a reconnu à la
culture un rôle majeur dans la transformation urbaine impulsée à la suite de la fermeture des ses
chantiers navals. Depuis le début des années 90, la reconversion des friches industrialo‐portuaires
qui occupaient l'Ile de Nantes est devenue un vrai « projet de ville », qui a donné les bases d’une
nouvelle identité territoriale et d’une nouvelle géographie sociale et politique. La richesse des
programmes, la diversité des échelles et la pluralité des acteurs impliqués, témoignent d’une vision
partagée, qui ne voit pas dans la culture un simple volet de nouvelles dynamiques économiques,
mais qui considère l’aménagement urbain, dans sa globalité, comme un « acte culturel ».
MOTS CLES/KEYWORDS
identité, territoire, culture, aménagement urbain, Ile de Nantes
INTRODUCTION
Jusqu'à la fin des années 1980, la pointe Ouest de l'Ile de Nantes était un vaste site industriel,
témoignant des activités portuaires et industrielles sur lesquelles s’étaient construites l’histoire et
l’identité de la ville. En 1987 la fermeture des ces chantiers navals provoque un vrai traumatisme
pour Nantes. Mais si l’abandon des activités industrialo‐portuaires marque la fin d’une époque, il est
à la fois le début d’une nouvelle histoire.
L’objectif de ma communication c’est de faire émerger dans cette histoire le rôle que la culture a
progressivement assumé dans la transformation de l’Ile de Nantes et, plus en général, dans la ville.
Déjà reconnu depuis quelques années comme une des plus grandes opérations de reconversion des
friches industrielles, ce projet est sans doute original par rapport à d’autres expériences similaires.
Cela se doit à la synergie de sensibilités individuelles diverses qui ont contribué à faire émerger la
force d’une intelligence collective, construite à travers la recherche de l’identité d’un territoire en
évolution. En refusant l’idée d’un « projet phare » conçu selon le modèle du Guggenheim à Bilbao,
ces acteurs ont opté pour une approche systémique, en associant le défi de l’attractivité urbaine à un
concept plus vaste de qualité de vie globale de et dans la ville. Dans cette vision et autour de ces
principes, la culture a assumé un rôle jusqu’à alors méconnu à la politique urbaine de la ville. En
devenant, à la fois, objectif central du projet et outil essentiel de sa mise en œuvre, la mise en
culture des friches industrielles a permis ainsi d’associer les attentes des divers acteurs impliqués et
de fédérer leurs énergies, en impulsant plusieurs actions différentes : la réhabilitation de bâtiments
existants, la création d’évents artistiques, la construction de nouveaux pôles culturels et la définition
de nouveaux outils de médiatisation culturelle représentent non seulement le résultat d’exigences de
compétitivité nationale et internationale, mais le fruit aussi d’une nouvelle approche urbaine.
Cette communication est articulée en deux parties, qui correspondent à l’analyse des aspects
spécifiques concernant les actions culturelles impulsées et les impacts induits du projet. Il s’agit donc,
de reconstruire l’histoire de la « métamorphose » de l’Ile de Nantes, d’une part, à travers un regard
focalisé sur l’incidence que la culture a assumé sur les choix de projet et, d’autre part, de mettre en
évidence les effets directs et indirects produits du rapport entre la culture, le territoire et la société.
214
ILE DE NANTES : UN « PROJET DE VILLE » QUI RENOUE AVEC LA CULTURE
L’histoire d’un projet de ville à travers la reconversion des friches nantaises
Cœur dynamique de l’estuaire de la Loire, Nantes est caractérisée premièrement pour sa relation à
l’eau, qui est à l’origine d’une histoire urbaine mouvementée. Née de son port il y a 3000 ans, Nantes
a été d’abord une place forte du commerce, puis de la construction navale, jusqu’au moment, dans
les années 80, où l’idée de pouvoir détourner le dos au fleuve voulait imaginer un développement
urbain vers les nord autour de l’Erdre, affluent de la Loire. Le choc de la fermeture des chantiers
navals, en 1987, marque une rupture de cette histoire et la présence d’un vaste espace de friches,
face à la Loire et au centre‐historique, oblige la ville à réinterroger sa relation au fleuve.
Privilégiant son cœur, Nantes choisi alors de se renforcer sur soi‐même, dans le cadre d’une nouvelle
politique urbaine qui, de la fin des années 80, accompagnera une croissance démographique et un
nouveau rapport avec l’espace urbain. La Loire, qui avait progressivement perdu son rôle dans le
développement économique et dans la structuration des échanges, apparait comme un vecteur fort
de renouveau, à la fois lieu de vie et lien entre les territoires. A la suite d’une une série d’opérations
de renouvellement urbain focalisées sur la reconstruction de la ville sur elle‐même, (« centre‐ville »,
« Madeleine Champs de Mars » et « Prés‐Gauchet Malakoff»), les attentes de la municipalité se
concentrent donc sur la transformation de l’Ile et sur le nouveau rapport entre la ville et la Loire.
Alternative à l’étalement urbain, le projet « Ile de Nantes » devient ainsi l’opération plus importante
de la fabrique urbaine nantaise : il s’agit de transformer un territoire composite de 350 ha en un
véritable centre d’agglomération, au cœur de la reconstruction d’une nouvelle identité territoriale.
Mais la prise de conscience des enjeux et des objectifs du projet est lente et progressive.
A l’époque de la fermeture des chantiers navals, face au potentiel urbain du site, plusieurs acteurs
locaux avaient déjà imaginé de convertir les friches en nouvelle cité d’affaires. Mais quand Jean‐Marc
Ayrault devient maire de Nantes en 1989, s’affirme une vision urbaine diverse : « La fermeture des
chantiers est une blessure pour Nantes, mais le destin de la ville se joue ici. » La nouvelle équipe
municipale décide de réhabiliter les nefs Dubigeon et le bâtiment principal des chantiers, patrimoine
industriel, mémoire du travail et du mouvement ouvrier. C’est le premier acte fondateur de ce qui
deviendra le projet « Ile de Nantes ». L’identité et la territorialité d’un site au centre de la ville et au
cœur de l’estuaire, doit être réinventée en valorisant le potentiel et les ressources d’un territoire
multiple et diversifié. Constituée, au fil des décennies, par le comblement de petits bras de Loire, le
site a conservé la trace de la dizaine d’îles qui le composent, en se caractérisant à l’Ouest par la vaste
zone industrielle héritée du développement urbain du XIXe et XXe siècle, au centre, par le faubourg
traditionnel d’habitat populaire des XVIIe et XVIIIe siècles et, à l’Est, par une zone urbanisée depuis les
années 1960. La ville décide de se donner le temps pour réfléchir sur le futur de l’ile et sur la manière
de traiter sa complexité, en dessinant les grandes lignes du projet au cours d’une décennie d’études.
Les étapes fondamentales de cette histoire peuvent être reconduites aux périodes suivantes :
‐ 1989‐1997 : « le temps de la réflexion »
L’équipe municipale de Jean Marc Ayrault, en 1991, confie aux architectes‐urbanistes Perrault et
Grether une étude sur le devenir de l’île en lien avec l’agglomération, d’où sors pour la première fois
l’appellation « ile de Nantes » et, avec ça, la nécessité de transformer l’ensemble du territoire, en
renouant avec la Loire. Les documents qui suivent ‐ le Projet 2005, adopté en 1995 du District de
l'Agglomération et l’Atlas des Rives de Loire, élaboré de l’Agence d’Urbanisme en 1996 ‐ traduisent
ces indications, en plaçant la Loire au centre de la nouvelle vision du territoire.
L’implantation du nouveau Palais de Justice dans l’ile, en 1996, est le premier acte concret de la
réintégration des friches dans la ville et le point de départ d’une nouvelle stratégie basée sur le
développement de divers pôles (juridique, médias, santé, formation, art et culture) intégrés dans le
tissu urbain existant ou transformé.
215
‐ 1998‐2003 : « le temps de l’action »
En 1998, la ville lance une consultation ouverte à trois équipes pluridisciplinaires pour imaginer le
projet « île de Nantes » et le groupe dirigé par Alexandre Chemetoff (Atelier Ile de Nantes) gagne sur
la base de la méthode proposée. Dans le cadre d’un contrat de maîtrise d’œuvre urbaine de neuf ans,
Chemetoff met à point une nouvelle approche, explicitée à travers le Plan Guide, qui, sans imposer la
rigidité d’une règle ou d’une procédure, devient un outil évolutif de la fabrication urbaine. La
maîtrise d’ouvrage du projet est transférée à la Communauté Urbaine, créé en 2011, mais la
complexité de la transformation demande une structure dédiée uniquement à l’opération.
‐ 2003‐2008 : « réalisation de la première phase des travaux »
Sous la direction de Laurent Théry, la SAMOA (Société d’Aménagement de la Métropole Ouest
Atlantique) est crée en 2003, dans le cadre d’une convention publique d’aménagement avec Nantes
Métropole, pour assurer la mission de maîtrise d’ouvrage du projet pour une durée de 20 ans.
Jusqu’au 2008 le rythme de cette première phase de travaux est intense : l’ouverture des Nefs de la
Loire, la requalification des quais (F. Mitterand, des Antilles, de l’Estacade, Blancho), la réhabilitation
du centre commercial Beaulieu, la réalisation de la nouvelle Ecole d’Architecture, l’inauguration du
parc des Chantiers et la reconversion des ex‐hangars portuaires témoignent de l’efficacité et de la
rapidité de cette phase. Mais la fin imminente du contrat de maitrise d’œuvre de l’Atelier Ile de
Nantes annonce une nouvelle étape dans l’histoire du projet.
‐ Depuis 2009 : « une page qui tourne »
Terminée la mission de Chemetoff en 2009, la municipalité lance une nouvelle consultation en 2010
d’où sors le groupe de Marcel Smets, nouveau maitre d’œuvre urbain. Une page se tourne, à la suite
des nombreux acteurs qui partent avec Chemetoff et le projet cherche un nouveau souffle pour
accomplir le complexe programme prévue dans la phase précédente :
‐
550.000 m² d’habitat, pour 18.000 nouveaux habitants ;
‐
300.000 m² d’activités et de bureaux, pour 15.000 nouveaux emplois
‐
150.000 m² d’équipements métropolitains
‐
160 ha d’espaces publics créés ou réhabilités ;
‐
2 nouvelles lignes de transport en site propre ;
‐
12 km de promenade en bord de Loire
Après cette impasse, la maîtrise d’ouvrage urbaine continue à promouvoir l’intégration d’une
nouvelle couche de l’histoire urbaine, en conservant les traces du passé et en transformant les
bâtiments industriels existants. La richesse des programmes prévus, la pluralité des échelles
engagées et la diversité des acteurs impliqués fait de cette opération un véritable « projet de ville »,
en train de transformer l’image et l’économie d’une ville et d’un territoire.
Un nouveau rôle pour la culture dans la transformation urbaine nantaise
La colonisation des friches industrielles nantaises par les lieux de culture s’est imposée de façon
progressive pour répondre à une double volonté : préserver un patrimoine industriel historique de la
ville et offrir de vastes espaces à des activités culturelles différentes, capables de concilier le respect
de la mémoire avec la créativité du futur. Cet esprit a commencé à se diffuser avec la reconversion
de l'usine LU, en 1999, transformé dans le centre culturel Lieu Unique. Mais c’est vrai que Jean Blaise,
à la base de l’initiative, avait déjà préparé le terrain avec les six éditions du festival nocturne
« Allumées », en faisant découvrir aux Nantais leurs friches industrielles. C’est grâce à ces opérations,
donc, que la culture a commencé à s’inscrire au sein des politiques de la ville et à ouvrir la voie à
toutes les reconversions d'entrepôts et d'usines multipliées dans le projet « Ile de Nantes ».
Une des opérations les plus importantes de ce type c'est la transformation du Hangar à bananes qui,
depuis juin 2007, est devenu un lieu d’exposition et de loisirs de référence pour la ville. Terminal
fruitier à l’origine, reconverti en entrepôt de sucre pour la raffinerie Beghin Say, ce grand espace de
216
8000 m² ne faisait pas partie des priorités du projet urbain ; mais lorsque la mise à point de la
Biennale d’art contemporaine « Estuaire » a suggéré de saisir les potentialités des friches, la maîtrise
d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage se sont lancées dans une étonnante reconversion des hangars,
réalisée en dix‐huit mois, aussi grâce à la pugnacité d'un promoteur privé. L’intervention minimale,
voulue afin de conserver l’architecture de ce bâtiment caractéristique du patrimoine portuaire et
maritime de Nantes, a permis l’aménagement d’espaces indépendants accueillant restaurants et
bars, une salle d’exposition de 1 700 m² et une discothèque de 2 500 m². Le succès de l’opération ‐
conjuguée à l'installation des anneaux de Daniel Buren, appréciés par les 500 000 visiteurs qui ont
participé à l’inauguration de la Biennale en 2007 ‐ a été fondamental pour la construction d’un
nouveau rapport entre culture, société et ville, témoigné de la multiplication des efforts suivis. A côté
des bars et des restaurants, l’espace qui était dédié aux expositions est aujourd’hui devenu un lieu
permanent dédié à l’art contemporain, connu sous le nom de « HAB Galerie », où trois partenaires ‐
l’Ecole supérieure des beaux‐arts de Nantes Métropole, le Musée des beaux‐arts de Nantes et le Frac
Pays de la Loire ‐ accueillent autant des expositions d’art que des expositions thématiques ou des
événementiels.
La réhabilitation des Nefs de Loire, bâtiments industriels et portuaires hérités des chantiers navals,
constitue une autre des reconversions exemplaires des friches industrielles nantaises. Dans le cadre
de la réalisation du Parc des Chantiers, ces deux grandes rues piétonnes longues de 180 mètres,
larges de 60 mètres, hautes de 26 mètres, accueillent aujourd’hui des activités pérennes et
temporaires qui offrent au public un nouveau lieu de loisirs et un nouvel espace public dans la ville :
depuis 2007, l’Atelier et la Galerie des « Machines de l’île », de François Delarozière et Pierre Orefice,
occupent ces vastes volumes, permettant de présenter à un large public un projet artistique
totalement inédit, situé à la croisée des « mondes inventés » de Jules Verne, de l’univers mécanique
de Léonard de Vinci et de l’histoire industrielle de Nantes.
L’Atelier des Chantiers de Nantes, emblème du patrimoine portuaire de la ville et ancien siège des
chantiers navals, est devenu un lieu de promenade, de tourisme culturel et d’apprentissage, grâce à
la reconversion de l’ancien bâtiment en nouvelle Maison des Hommes et des Techniques et en
Centre d’histoire du travail, accueillant les 9000 adhérents de la formation continue et l’Université
permanente de l’Université de Nantes. Cette transformation est associée à celle des espaces publics
extérieurs (Parc des Chantiers), concernant la rèalisation de quatre jardins thématiques en front de
Loire et la réhabilitation des anciennes cales de lancement de bateaux, qui mettent en valeur les
éléments du patrimoine industriel et qui offrent de nouveaux espaces de détente et de loisirs en
bord du fleuve. Grand parc public urbain, dès l’été 2007, le Parc des Chantiers est devenu également
un lieu d’accueil de manifestations, événements, activités pérennes ou temporaires.
Mais le succès des ces premières œuvres n’aurait pas été le même sans la manifestation culturelle
« Estuaire », pensée de Jean Blaise, pour amener le public vers l’art contemporain. Cette aventure
artistique conçue en trois épisodes ‐ dont l’épilogue est prévu pour l’été 2012 ‐ est née avec l’objectif
d’accompagner le processus de métropolisation, à travers la découverte des lieux de l’estuaire par le
biais de la culture : depuis 2007, des œuvres pérennes ou éphémères ont été ainsi réalisées à Nantes,
Saint Nazaire et le long de l’estuaire de la Loire qui les relie, en formant les éléments d’un
« monument dispersé » sur 120 km. Chaque œuvre à ciel ouvert guide vers un lieu atypique ou un
site remarquable, en créant le fil rouge d’un espace en mutation. En jouant sur un niveau inédit à
d’autres projets de reconversion de friches industrielles, Estuaire a basculé vers la grande échelle, en
misant sur la puissance d’un paysage fluvial et sur la construction d’un territoire politique. A la base
de cette initiative il y a, donc, la volonté d’engager une nouvelle relation territoriale entre art, nature
et société, qui puisse dépasser le destin d’une seule ville pour réunir les contrastes et les forces d’un
territoire composite.
217
LES IMPACTS DE LA CULTURE SUR L’AMENAGEMENT URBAIN DE NANTES
Un « Quartier de la Création »
La prise de conscience de l’impact des actions culturelles sur la transformation urbaine des friches est
devenue de plus en plus importante au sein du projet « Ile de Nantes ». La volonté d’inventer un
nouveau modèle et de s’appuyer sur l’histoire industrielle comme une force, a ainsi poussé la
municipalité à réaliser un programme de nouveaux pôles intégrés, conçus pour développer une
économie de la connaissance. Une des opérations plus significatives est, en ce sens, la formation du
Cluster « Quartier de la Création », dédié à la promotion d’activités culturelles et créatives, réparties
sur une quinzaine d’hectares dans l’ile de Nantes. Inscrite dans le réseau du projet européen ECIA
(The European Creative Industries Alliance) ‐ associant Amsterdam, Milan, Berlin, Barcelone et le duo
Tampere‐Helsinki ‐ cette action propose un défi ambitieux : « promouvoir les entreprises culturelles
et créatives pour qu’elles fertilisent les filières industrielles, dans une logique de projets collaboratifs,
afin que la création contribue au développement de notre territoire, source d’initiatives, y crée des
emplois et renforce sa capacité à innover. Figurer sur la carte européenne et s’enraciner comme ville
créative est aussi notre ambition ». Les mots de Jean‐Luc Charles ‐ nouveau directeur de la SAMOA à
laquelle la ville a confié ce projet ‐ synthétisent la pluralité de missions auxquelles le Cluster doit
répondre : organiser de « mariages » entre les entrepreneurs et les porteurs de projets créatifs,
construire des ponts entre les arts, la culture scientifique et technique, l’économie et la formation et
faire interagir les talents et les habitants de la ville. L'équipe du Cluster doit aussi accompagner
l'Université dans la constitution d'un pôle de recherche et de formation dédié aux industries
créatives et jouer un rôle de passerelle entre les acteurs de la recherche et le grand public.
Pour accomplir ces objectifs il s’agit de réaliser une cartographie des compétences présentes à
l'échelle de la région, de développer un dispositif global associant l'ensemble des structures
intervenant dans le champ de l'information, du conseil de l'hébergement, du financement, de
l'innovation et de proposer un suivi personnalisé aux porteurs de projets. Le Cluster doit donc
soutenir les initiatives locales, en favorisant la rencontre de compétences, le développement de
projets créatifs et innovants et le montage des dossiers de réponses aux appels d'offre lancés au
niveau régional, national ou européen.
Etape décisive de la prise de conscience de l’émergence d’une économie de la connaissance a été, en
2009, l’arrivée sur l’île de la nouvelle Ecole d’Architecture. Mais déjà dès 2003, la politique foncière,
urbaine et architecturale portée par la SAMOA a conforté et renforcé cet élan avec la Biennale
Estuaire, avec les Machines de l’île et surtout avec la décision de réhabiliter les anciennes halles de
l’entreprise Alstom. Situés au cœur du Quartier de la Création, les 26 000 m² des halles accueilleront
la nouvelle Ecole Supérieure des Beaux‐arts de Nantes Métropole, l’université de Nantes, un
ensemble d’immobilier de bureaux, des locaux pour regrouper les acteurs d’animation du pôle
économique du quartier, un pôle technique (ateliers à machines, ateliers de montage…), des ateliers
d’artistes et d’expérimentation (laboratoire de fabrication), un espace de médiation/exposition et, en
dehors un programme de restauration, un marché « filière courte » et un espace pédagogique
d’atelier du goût. Le réseau où ces pôles ce sont inscrits fait la force de chaque programme.
Beaucoup d’autres projets, en cours ou achevées, font partie du Quartier de la Création : entre
autres, La Fabrique (équipement municipal dédié aux musiques actuelles, aux arts numériques et aux
pratiques émergentes), Eureka (bureaux ouverts à l'ensemble des acteurs des industries créatives),
Manny (espace dédié à l'architecture et au design), Ile Rouge (siège du Conseil Régional de l'Ordre
des Architectes et de la Maison Régionale de l'Architecture), le Pôle des Arts Graphiques et la
Pépinière des biotechnologies, représentent l’expression diversifiée d’un projet unitaire, qui mêle la
culture avec les arts, la formation, l’innovation, la recherche et les industries créatives (dans les
domaines de la communication, du design, des arts de la scène, de l’architecture et des arts visuels).
La volonté de soutenir de façon globale la formation des entreprises créatives sur l’île, s’explicite
aussi à travers d’autres programmes complémentaires. C’est le cas, par exemple, de la réhabilitation
de l’ancien Karting, situé à coté de l’hangar à Bananes, pensée pour constituer une offre immobilière
218
dédiée à accueillir une quarantaine d'entreprises culturelles et créatives. Il s’agit d’un concept de
bureaux écologiques et économiques, élaboré à partir de containers recyclés, aménagés et
superposés, répartis en surfaces adaptables aux diverses exigences de travail possibles.
Les « Ateliers du Quartier de la Création » constituent une autre des opérations complémentaires
impulsées par le Cluster : il s’agit de rencontres organisées autour d'expositions, de conférences, de
débats, d'itinérances insolites et de workshops, pensés pour constituer un moment propice à
l'inspiration, à la production et à l'échange. Adressés aux entrepreneurs et porteurs de projets, aux
étudiants et chercheurs, aux artistes, aux associations, aux acteurs de la culture scientifique et
technique et aux habitants, ces ateliers sont pensés pour valoriser les talents, susciter les vocations
et favoriser l'émergence de projets collaboratifs innovants.
L’ensemble des actions inscrites au sein du Quartier de la Création est un des résultats plus
importants de la politique de la ville plus récente: nouveau moteur du développement urbain et
territorial, la culture est devenue une clé essentielle pour promouvoir de programmes complexes,
qui sont à la fois un projet d'économie locale.
Les impacts d’un nouveau concept d’aménagement urbain
Face au centre‐ville et au cœur de l’estuaire, la transformation de l’Ile de Nantes a dépassé les limites
de son périmètre physique, en accueillant des initiatives très diverses, réalisées grâce à une ambition
politique forte et à la synergie des acteurs publics et privés impliqués. La volonté de constituer un
centre‐ville requalifié et élargi, de restituer une vitalité commerciale renforcée, de développer une
importante attractivité culturelle et de créer des espaces publics valorisant le potentiel du site a été
traduite dans une pluralité d’actions, qui ont eu plusieurs impacts sur le territoire. La méthode
innovante qui a transformé le rapport entre les acteurs du projet a su faire évoluer l’engagement
politique et financier, la souplesse de la règle urbaine, la gestion dans la durée et les effets d’un
urbanisme négocié. Mais les impacts spatiaux et procéduraux produits par la transformation de l’ile
de Nantes ne sont pas les seules qui témoignent de son exemplarité : la régénération que la ville a
enclenchée dans les dernières quinze années a pris la forme d’une transformation profonde, qui a
modifié les bases de l’identité territoriale et de la géographie sociale et politique du contexte
métropolitain.
Un rôle essentiel de ce changement est sans doute du à la Biennale « Estuaire », qui a contribué à
élargir le scénario du projet urbain à un territoire métropolitain plus vaste et complexe. Conçu
comme un étonnant voyage au cœur de l’art contemporain, Estuaire est devenue une des plus
ambitieuses manifestations artistique‐culturel de l’Ouest de la France, s’appuyant sur la topographie
et l’âme d’un territoire étonnant, fait d’une nature sauvage et diversifiée, d’un patrimoine industriel
et portuaire remarquable et d’un fleuve à retrouver sans cesse. Proposée de Jean Blaise pour
accompagner le processus de formation de la métropole Nantes‐Saint Nazaire, cette manifestation
s’est affirmée à travers le partage d’une vision territoriale commune, de la part d’une pluralité
d’acteurs différents, traditionnellement séparés ou liés par des relations exclusives. Vrai extension du
laboratoire urbain de l’Ile de Nantes, la Biennale Estuaire s’est configurée comme une invitation à
découvrir un paysage méconnu, à travers un parcours artistique reliant des échelles différentes, où
l’œuvre d’art est devenue un outil territorial fondamental de médiation avec le grand public. Les
débats et les programmes de développement territorial enclenchés par la manifestation, ont fait de
l’estuaire la figure centrale d’une politique intercommunale renouvelée et le fondement de la
nouvelle identité métropolitaine, soutenue aussi par les habitants, devenus coproducteurs du projet
artistique et politique.
Mais la valeur de la reconversion des friches nantaises se mesure aussi par rapport à un autre type
d’impact. En proximité de la conclusion des trois éditions d’Estuaire la municipalité de Nantes s’est
trouvée obligée à réinterroger le rapport entre culture et politique urbaine pour les années à venir :
en voulant inscrire les résultats de la reconversion industrielle dans un nouveau et plus vaste projet
de réorganisation de l’offre touristique‐culturelle de la ville, Jean‐Marc Ayrault a donné carte blanche
à Jean Blaise, pour promouvoir la valorisation du patrimoine culturel nantais, à niveau national et
219
international. C’est comme ça qu’est né Le Voyage à Nantes, produit de la volonté politique de
franchir une nouvelle étape pour s’imposer dans le concert des villes européennes et mondiales.
Sous le statut de Société Publique Locale, la nouvelle structure regroupe, dès 2012, l’office de
tourisme de Nantes Métropole, la SEM Nantes culture et patrimoine et la structure Estuaire dans une
même entité. A partir d’une réflexion portant sur la volonté d’exploiter le tourisme culturel d’une
ville qui ne peut pas être connue pour ses monuments historiques, Le Voyage à Nantes propose des
itinéraires différents, dans un parcours intégré de 8,5 km qui vont du Lieu Unique à la pointe Ouest
de l’Ile de Nantes. En promouvant des synergies avec les divers acteurs culturels du Quartier de la
Création, l’initiative ouverte aux turistes et aux habitants s’articule à travers de différentes disciplines
ou activités, pensées pour valoriser l’économie locale. Le projet qui vient de démarrer se concentre
uniquement sur le périmètre communal, en communiquant un certain détachement des principes
d’Estuaire. Mais dès 2013, Jean Blaise commencerait à travailler sur des projets plus excentrés ‐
comme l’axe Nantes‐Clisson ‐ en développant la route des vins, les commerces, les restaurants et les
bars autour de la Loire et de l’Erdre.
Les impacts territoriaux, sociaux, politiques et économiques produits de la transformation de l’ile de
Nantes sont confirmé de la pluralité d’actions témoignant d’un nouveau rapport entre la ville et la
culture. La réalisation de structures dédiées pour favoriser la croissance économique par le biais du
développement des entreprises et la structuration de la filière culturelle (« Nantes Création », mise
en œuvre dans le cadre du projet européen ECCE, Economic Clusters of Cultural Enterprises) et la
promotion de projets de recherche spécifiques concernant l’approfondissement des impacts des
activités culturelles (« VALEUR(S) et utilités de la culture », financé par le Conseil Régional des Pays
de la Loire) s’ajoutent comme une nouvelle preuve du changement que la ville a opéré dans les
dernières années.
CONCLUSION
Grâce à la transformation des friches industrielles, la culture a trouvé une nouvelle place dans les
politiques urbaines de Nantes. Moteur de développement d’une métamorphose spatiale, sociale,
économique et politique, le processus de reconversion est devenu une opportunité fondamentale
pour réinterpréter la mémoire du passé et valoriser le patrimoine existant, pour favoriser le sens
d’appartenance aux lieux et des nouvelles pratiques usagères, pour stimuler la créativité et exploiter
les ressources économiques locales et pour accélérer, enfin, les phénomènes de coopération
territoriale et de gouvernance métropolitaine.
Bien que les instances de la fabrique urbaine soient toujours liées aux défis d’attractivité et de
compétitivité, qui caractérisent beaucoup de villes françaises et européennes, la transformation
culturelle des friches à Nantes présentent des traits rares et singuliers. Au delà des résultats qui
restent à découvrir, la diversité des échelles, des temporalités et des dimensions sur lesquelles on
peut mesurer les impacts produits témoignent d’un projet qui ne se contente pas de concevoir la
culture comme un simple « volet » de nouvelles dynamiques économiques, mais qui considère
l’aménagement urbain, dans sa globalité, comme un « acte culturel ». La richesse des programmes et
la complexité des processus avec lesquels ils se mettent en acte, font de ce projet une vraie aventure
urbaine et métropolitaine, qui peut contribuer à nourrir la réflexion en cours. Le projet de « Ile de
Nantes » montre, en effet, comme la culture peut devenir partenaire et coproducteur d’une
opération d’aménagement, en contribuant à redéfinir la géographie d’un territoire et à renouveler
les pratiques usagères de ses habitants.
220
REFERENCES
Bureau des Paysages, Chemetoff A., Berthomieu J.L., 1999, « L’Ile de Nantes – le plan guide en
projet », Ed. MEMO
Chemetoff A., 2010, « Le plan guide (suites) », Ed. Archibooks
Masboungi A. (sous la direction de), 2003, « NANTES. La Loire dessine le projet », Paris, Ed. de la
Villette
Devisme L. (sous la direction de), 2009, « NANTES. Petite et grande fabrique urbaine », Ed.
Parenthèses
Garat I., Pottier P., Guinebertau T., Jousseaume V., Madoré F., 2005, « Nantes. De la belle endormie
au nouvel Eden de l’Ouest », Paris, Ed. Economica Anthropos
Revue culturelle des Pays de la Loire n°106, 2009, « 303 arts recherches créations _ ESTUAIRE 2009
Le paysage, l’art, le fleuve », Legovic
Frébault J., (sous la direction de), 2005, « La maitrise d’ouvrage urbaine », Paris, Ed. Le Moniteur
Pinson G., 2010, « Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes »,
Paris, Sciences PO Les Presses
AUTEUR/AUTHOR
MORELLI Roberta
Maitre assistant associé, ENSA de Normandie (Rouen)
Post‐doc CRH (Centre Recherche sur l’Habitat), UMR CNRS 7218 LAVUE, ENSA PVS (Paris)
robertamorelli13@gmail.com
221
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU LIEU CULTUREL
FROM INDUSTRIAL WASTELAND TO CULTURAL PLACE
14 juin 2012
ATELIER 4 – FRICHES INDUSTRIELLES ET PATRIMONIALISATION
14h30 – 17h30
salle de documentation
Cet atelier s’attache au lien possible entre « Friches industrielles et patrimonialisation » et explore les
positionnements des friches culturelles vis‐à‐vis du phénomène patrimonial. On interrogera ici la
capacité des friches culturelles à inventer et à expérimenter un nouveau rapport au patrimoine.
Peuvent‐elles créer ou participer à un processus de reconnaissance patrimoniale, et de quelle
manière ? Peut‐on faire d’une friche industrielle un patrimoine ? Et, si oui, dans quelle mesure les
procédures de protection institutionnelle (classement aux monuments historiques, au patrimoine
mondial UNESCO, en ZPPAUP…) entravent ou incitent à la reconversion et au projet culturel de la
friche ? Il s’agit à partir d’enquêtes sur des friches culturelles de questionner ce que peut être le
patrimoine.
ROLAND Pascal, Université de Rouen ; SIZORN Magali, Université de Rouen (modérateurs)
Reconversions et requalifications. Que font les friches au patrimoine ?
BERTRAM Catherine, Mission Bassin Minier Nord‐Pas‐de‐Calais ; DELMER Sylvie, Université de Lille 1
De la fosse minière au Métaphone : la conversion du site du 9/9 bis en grand projet de
territoire et élément exceptionnel de la candidature du bassin minier Nord‐Pas‐de‐Calais à
l’UNESCO en tant que paysage culturel évolutif
CALAME François, DRAC Haute‐Normandie
Notre Dame du textile, de la viabilité d’une route de tourisme industriel en Picardie
DEBELLE Daisy, Université de Paris 1 ; HU Lian, EHESS
Le patrimoine industriel européen au service de la construction identitaire chinoise
GEORGES Pierre‐Marie, Université Lumière Lyon 2
La friche industrielle en milieu rural, de la marge artistique à l’émergence d’une spatialité
créative : le cas de Saint‐Julien‐Molin‐Molette
LUSSO Bruno, Université de Lille 1
La reconversion culturelle des anciennes infrastructures minières : regards croisés sur les
bassins charbonniers du Nord‐Pas‐de‐Calais (France) et la Ruhr (Allemagne)
222
223
RECONVERSION ET REQUALIFICATION :
QUE FONT LES FRICHES AU PATRIMOINE ?
Magali SIZORN
Pascal ROLAND
RESUME/ABSTRACT
L’atelier « Friches industrielles et patrimonialisation » s’intéresse aux processus de transformation
de lieux industriels délaissés reconvertis en espaces culturels. Il questionne la place du patrimoine
dans des processus de requalification s’opérant sous des formes multiples d’usages et de fabrique du
patrimoine. Si plusieurs modalités de requalification sont observables, toutes contribuent à la
construction de la valeur des lieux, des activités et des acteurs. Elles participent également à
l’extension de la notion de patrimoine en convoquant des motifs esthétiques, mémoriels,
scientifiques qui permettent de construire un autre récit des lieux investis.
MOTS CLES/KEYWORDS
Patrimonialisation, requalification, construction de la valeur, mémoire, friches.
INTRODUCTION
S’intéresser aux processus de transformations de lieux industriels délaissés, désormais reconvertis en
espaces de fabrique, de création ou de diffusion artistique consiste à s’intéresser à des changements
d’usages, de regards et de valeurs, à une requalification des espaces et de ce qui s’y « produit ». Dans
le cas des friches industrielles reconverties en espaces culturels, cette requalification repose sur une
revalorisation des espaces par le rapprochement entre des activités hautement valorisées
socialement, les activités artistiques, et des lieux ayant accueilli des activités généralement peu
valorisées quant‐à‐elles (celles du faire, du bruit, de la sueur, des odeurs, de la reproductibilité
technique), et portant les signes, voire les stigmates, de l’arrêt de l’activité. La requalification s’opère
également dans des formes multiples d’usages du patrimoine, de la citation à la patrimonialisation au
sens strict, par attribution d’un statut par les institutions qualifiantes.
DES LIEUX DE « FABRIQUE DU PATRIMOINE »
Avec Pascal Dibie, nous considérons que « la patrimonialisation, invention des conservateurs (à
entendre dans tous les sens) soutenus par des gestionnaires et conseillés par des anthropologues, est
ce processus par lequel un collectif humain cherche à conserver en l’état le passé ou à la ressaisir afin
de le mettre en collection, autrement dit en évidence »1. C’est bien à cette mise en visibilité du
patrimoine opérée par les acteurs eux‐mêmes (des militants aux architectes, en passant par les
artistes, chercheurs et professionnels de l’Inventaire) dont il sera question ici, et plus généralement,
à la « fabrique du patrimoine »2 dans le cadre des reconversions de friches industrielles en espaces
artistiques et culturels.
Nombreux sont ceux qui avant nous ont constaté l’extension de la définition du patrimoine.
L’élargissement de ses limites est pluriel (chronologique, topographique, catégoriel et conceptuel3),
ce dont témoignent les espaces étudiés : reconnaissance du bâti en tant que lieu typique d’une
histoire industrielle, intérêt pour la mémoire orale comme trace de l’immatérialité de l’activité
1
Pascal Dibie, Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon, 2006, p. 101.
Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2009.
3
Nathalie Heinich, idem, p. 17‐20.
2
224
passée des lieux… La reconnaissance du patrimoine industriel est d’ailleurs un bon exemple de cet
élargissement : apparu dans les années 1970 en tant que catégorie patrimoniale, une section à
l’Inventaire lui fut attribuée non pas sans susciter de nombreux débats4. Mais c’est moins à ce
patrimoine industriel que nous nous intéresserons, qu’à ce que l’attitude patrimoniale fait aux friches
industrielles et inversement.
Cette posture, pragmatique, permet de poser le débat en évitant toute posture normative,
légitimiste ou hiérarchisante. En effet, les terrains et outils méthodologiques mis en œuvre nous ont
amenés à observer les reconversions des espaces investis, à analyser les processus de
transformations et carrières de ces friches et à faire expliciter aux acteurs leurs démarches, choix,
actions.
Dès lors, la définition du patrimoine ne sera pas ici posée à priori : il sera appréhendé comme
résultant d’un processus de reconnaissance, de classement, de hiérarchisation sur des échelles de
valeurs qu’il nous importera aujourd’hui d’expliciter, de situer et de comprendre5.
Pour ce faire, plusieurs regards et postures sont associés. Ils sont ceux des places occupées sur les
terrains investis, ceux que nous avons développés dans l’équipe « La Friche », ceux aussi des
différents participants à cet atelier. A l’instar de ce qu’a décrit Chiara Bortolotto, à propos du rôle des
ethnologues dans les processus de reconnaissance du patrimoine culturel immatériel, nous pouvons
distinguer plusieurs modalités d’engagement des chercheurs dans leurs terrains : les analyses
distanciées, les scientifiques acteurs et analystes des effets de la patrimonialisation ; les chercheurs
inscrits dans une perspective compréhensive et pragmatique6, laquelle repose sur un engagement
dans le terrain étudié associé à une neutralité axiologique et à une analyse mettant au jour les
logiques d’actions des acteurs, dans leurs cohérences comme dans leurs contradictions, controverses
et débats.
L’atelier « Friches industrielles et patrimonialisation » rassemble des chercheurs ayant des formes
d’engagement différentes. François Calame, par exemple, propose, dans un exercice réflexif, une
communication sur la création dans les années 1990 d’une route du textile en Picardie, cette route
participant d’un travail de reconnaissance et de valorisation d’un patrimoine industriel
particulièrement important et riche dans cette région. Alors conseiller pour l’ethnologie à la Drac de
Picardie, il a été l’un des acteurs de ce projet à échelle régionale mais dont les réussites locales, sur
des sites bien spécifiques, ont connu des « fortunes diverses ». Bruno Lusso, quant à lui, présentera
une analyse des modalités de patrimonialisation et de reconversion des friches par la culture sans
avoir été un acteur direct de ces requalifications, mais proposant pour autant une évaluation de leur
impact, économique notamment.
Dans l’équipe « La Friche », certains chercheurs ont travaillé à distance, d’autres étaient ou sont
devenus des acteurs des transformations observées. Ainsi, en s’intéressant au projet de
réhabilitation de l’ancienne usine de teillage de Crosville‐sur‐Scie dite « La linerie », une enquête
ethnographique a été menée en associant plusieurs outils et types d’engagement : des entretiens
relatifs au projet de reconversion, des observations participantes pour accéder aux situations réelles,
la coordination d’une enquête sur la mémoire du lieu et l’histoire locale du lin, consistant à recueillir
des récits d’anciens travailleurs de l’usine et de la filière linière, enquête co‐financée par la Région
Haute Normandie et la Communauté de communes Varenne et Scie. Cette dernière enquête nourrit
aujourd’hui la réflexion sur la question patrimoniale : comment ce travail sur la mémoire participe‐t‐il
de l’existence et de la reconnaissance du lieu ?
La Linerie n’est pas représentative de l’ensemble des processus de reconversion, ni même d’une
partie quantifiable d’un échantillon. Cette friche a retenu notre attention car elle est différente des
friches composant notre corpus : Mains d’œuvres, la Belle de Mai, l’Atelier 231, toutes des friches
urbaines, déjà réhabilités et reconnues. Mais la Linerie est « typique », « au sens où [elle est] bien
4
Jean‐Louis Tornatore, « Beau comme un haut fourneau », L'Homme, 2004/2 n° 170, p. 79‐116.
Nathalie Heinich, op. cit.
6
Chiara Bortolotto, « Le trouble du patrimoine culturel immatériel », in Chiara Bortolotto (dir.), Le patrimoine culturel immatériel. Enjeux
d’une nouvelle catégorie, Paris, Editions de la MSH, 2011, p. 38.
5
225
typée, voire extrême »7. C’est en effet une friche industrielle rurale, offrant par ailleurs un beau
terrain d’observation d’un processus de réhabilitation en cours. Ce n’est certes pas un cas unique,
mais les reconversions de friches industrielles restent très généralement associées à des questions
d’urbanité. Pierre‐Marie Georges s’intéresse précisément à cette question, en travaillant sur
l’installation d’artistes dans les friches de l’industrie textile lyonnaise, dans un village du massif du
Pilat (Saint‐Julien‐Molin‐Molette). Y sont particulièrement visibles les croisements des imaginaires
(urbains et ruraux) comme ceux des motifs d’actions des acteurs, entre logiques artistiques,
économiques, politiques et sociales.
USAGES DU PATRIMOINE
A la Linerie, le projet met très clairement l’accent, et de plus en plus, sur le lien entre l’ancienne
activité du lieu (le travail du lin) et sa réouverture actuelle : le nom du lieu en est un exemple, tout
comme les nombreux projets d’artistes utilisant le lin, ou encore le projet de « collectage de la
mémoire » (recueil d’entretiens auprès d’anciens ouvriers, agriculteurs et travailleurs du lin). La
conscience patrimoniale semble ici construite dans un territoire où le lin est certes une culture
relativement prestigieuse, mais dont le traitement en usine n’a jamais fait l’objet d’une quelconque
valorisation sociale. En cela, le patrimoine ici rappelé s’inscrit dans une logique de reconversion
prenant appui sur une possible reconnaissance patrimoniale (celle de la culture du lin, de formes de
sociabilités et de techniques, plus que celle du bâti) participant du projet global de requalification. Le
patrimoine est un soutien, étayant le désir et le projet de réhabilitation.
D’autres types d’usages du patrimoine (au sens de l’idéal‐type sociologique) rendent compte d’une
multiplicité et d’une complexité des rapports entre les reconversions des friches et les logiques
patrimoniales. Non plus uniquement rappelé, le patrimoine est parfois déclencheur : le bâti est
reconnu pour son potentiel patrimonial, éventuellement classé comme monument historique ou
inscrit à l’Inventaire et, à ce titre, est reconverti, réhabilité, conservé. L’intervention de François
Calame nous invitera à une réflexion sur ce rapport au patrimoine, montrant que l’attribution d’un
statut ne garantit ni le succès d’une réhabilitation, ni même la conservation du bâti.
La transformation en espace artistique ou culturel est dans d’autres cas concomitante à la mise en
valeur patrimoniale, sans pour autant en être dépendante ou strictement liée. Le patrimoine est
alors juxtaposé. L’Atelier 231 à Sotteville‐lès‐Rouen illustre bien ce type d’usage du patrimoine.
Appartenant désormais à la ville de Sotteville qui y a installé le Centre national des arts de la rue, lieu
de « fabrique » de spectacles de rue, l’Atelier a d’abord été dédié à la fabrication de locomotives, dès
1878, lorsque la société Alcard‐Buddicum y installe ses ateliers de chaudronnerie de fer. Le nom
« Atelier 231 » est une référence à la locomotive Pacific 231, classée monument historique, dont une
maquette géante, réalisée par Jean‐Paul Goude à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, est
conservée et exposée dans la Grande halle. Sur le site internet de la Ville de Sotteville‐lès‐Rouen, une
mention particulière est faite à la dimension patrimoniale du lieu : « La ville a souhaité sauvegarder la
partie la plus représentative de ce patrimoine. Le projet de réhabilitation a consisté à conserver le
caractère industriel de ce grand bâtiment, de belle qualité architecturale, par des aménagements
fonctionnels simples, l’utilisation de matériaux bruts et de mobiliers peu sophistiqués. » Sans effacer
les traces d’un passé désormais valorisé par « la ville des chemins de fer », la réhabilitation du lieu
s’est surtout avérée fonctionnelle, relativement peu coûteuse si on la compare à d’autres
programmes de réhabilitation, et mettant davantage l’accent sur les nouveaux usages (ceux du faire,
comme hier, ceux de la création artistique surtout), que sur la valeur patrimoniale du bâtiment et de
son ancienne activité.
Enfin, certaines reconversions de friches industrielles ne font pas état d’une attitude patrimoniale. Le
patrimoine est alors négligé voire oublié, comme c’est le cas de tant de bâtiments utilisés en dehors
de toute conscience patrimoniale ou, à l’inverse, de ces friches pourtant classées et détruites.
L’usage du patrimoine est même totalement absent des processus de reconversion : la réussite de la
7
Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur, Paris, La Découverte, 1999, p.32.
226
requalification du Confort Moderne de Poitiers ne s’est notamment jamais appuyé sur un travail de
valorisation du patrimoine, matériel ou immatériel, du lieu.
PATRIMONIALISATION ET CONSTRUCTION DE LA VALEUR
L’attitude patrimoniale observée dans les transformations des friches industrielles en espaces
culturels atteste d’une « agentivité » du bâti sur les actions entreprises et les représentations des
lieux. L’antériorité du lieu induit des imaginaires, inscrit l’actualité de l’espace investi dans une
continuité passé‐présent, quand bien même la revendication patrimoniale n’entre pas dans le projet
de réhabilitation.
Lorsque le patrimoine n’est ni absent ni oublié, son traitement aboutit à une combinaison des usages
des lieux. Ces anciennes friches, pour lesquelles est souvent valorisé « l’esprit du lieu », mettent en
scène une pluralité identitaire, pour continuer à filer la métaphore anthropomorphique : lieux de
création, lieux de diffusion, mais aussi lieux de mémoire, voire lieux‐musées consacrés tout ou partie
à l’activité passée. La Fabrique des savoirs à Elbeuf, équipement aménagé par la CREA, accueille par
exemple dans l’ancienne friche des usines textiles Blin et Blin un musée (mêlant collections de
l’ancien musée de la Ville d’Elbeuf, dont des animaux naturalisés, et machines de l’industrie textile
telles qu’on pouvait en trouver dans des usines comme celle d’Elbeuf), le Centre d’interprétation de
l’architecture et du patrimoine, les archives d’Elbeuf, mais aussi la MJC et un pôle formation,
regroupant le GRETA, la circonscription d’Elbeuf de l’Inspection de l’Education nationale, et un centre
de formation pour jeunes adultes.
L’idée de patrimoine a souvent pu apparaître comme une contrainte pour les acteurs des premières
générations de « friches culturelles », comme un risque de momification pour des espaces dédiés à la
création. Elle est aujourd’hui investie plus explicitement, et de contrainte, devient ressource. Ce n’est
toutefois pas à une attribution de statut que l’on assiste le plus souvent, mais à une construction de
valeur (patrimoniale notamment) par les acteurs et collectifs impliqués. S’inscrivant dans la logique
du passage de l’historique au remémoratif décrit par Pierre Nora8, expliquant le passage d’une
société française fondée sur l’idée de nation à une société fondée sur la mémoire et une recherche
de consensus, les friches réhabilitées, si elles ne sont pas de « hauts lieux » de mémoire, sont
investies d’émotions, porteuses d’une histoire collective, d’un passé commun. D’autres
configurations, institutionnelles et politiques, notamment, ont contribué à ce changement de
considération de la question patrimoniale. Le rôle des collectivités territoriales s’est particulièrement
accru en termes de politiques culturelles, associant démocratisation culturelle, aménagement du
territoire et développement économique.
A la combinaison des usages du lieu s’ajoute alors une combinaison des valeurs. La valeur
patrimoniale participe de la légitimation des lieux, au même titre que la valeur accordée aux activités
artistiques et culturelles accueillies et développées. Ces combinaisons offrent une tentative
(utopique ?) de résolution des contradictions apparentes observées dans de nombreux espaces
culturels muséalisés9, donnant à voir la continuité avec le passé et la métamorphose du lieu,
valorisant la culture de l’homme ordinaire et celle des Mondes de l’art, rapprochant divertissement
et création artistique, et conjuguant, enfin, les différentes logiques d’action du politique, de l’artiste,
du militant et de l’expert.
8
9
Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. Les France. De l'archive à l'emblème, Paris, Gallimard, 1992, vol. 3.
Monique Laigneau, « Pratiques symboliques autour d’espaces patrimonialisés », Hermès, n° 20, 1996, p. 177‐182.
227
REHABILITATIONS ET CONSTRUCTIONS DU PATRIMOINE
Les processus de transformation des friches industrielles en espaces d’art et de culture passent par
des temps différents aux finalités (artistiques, ludiques, économiques, territoriales…) pouvant
évoluer. Au‐delà de cette multiplicité, ces reconversions sont toutes des constructions à partir de
l’existant. Espaces habités par de nouveaux imaginaires, leur passé est également reconstruit,
réinterprété dans un récit qui se dit et se reçoit ici et maintenant.
Cette attention au passé, à la conservation et la mise en scène des traces rappelle cette « obsession
patrimoniale » décrite par Henri‐Pierre Jeudy10 à propos des sociétés occidentales contemporaines.
Cette logique de conservation, voire de « révélation », s’inscrit dans la logique d’extension de la
définition du patrimoine (extension reposant souvent moins sur des critères esthétiques
qu’émotionnels ou mémoriels), tout en soulignant les limites catégorielles des découpages
institutionnels du patrimoine. Ainsi, la distinction matériel/immatériel est mise à mal dans la
reconnaissance patrimoniale de ces friches. Jean‐Louis Tornatore, critiquant cette distinction,
arguant d’une interdépendance entre le matériel et l’immatériel, entre le bâti, le lieu et son esprit,
cite Michel de Certeau : « Entre l’exorcisme et le débordement, entre le patrimoine et les esprits du
lieu, se joue une lutte entre deux formes d’autorité, celle de la réhabilitation objectivante assurant le
contrôle mutuel des conservateurs et des marchands‐promoteurs et celle de l’usage poétique des
lieux par des habitants‐artistes »11. Les friches sont ces espaces de « friction » décrits par Jean‐Louis
Tornatore, précisément car il s’agit d’hétérotopies aux plis multiples, dans les engagements de leurs
acteurs, leurs usages, leurs identités.
La reconnaissance patrimoniale rejoint des préoccupations qui ne sont plus uniquement liées à l’art
et à la culture, mais aussi et peut‐être surtout au développement territorial. Au même titre que les
pratiques culturelles, la mémoire et les identités locales jouent alors un rôle important dans
l’attractivité du territoire12, entraînant parfois une survalorisation du typique et du « couleur locale ».
Les friches sont ainsi de bons observatoires de la construction de la valeur patrimoniale, construction
relevant désormais autant de procédures institutionnelles descendantes que de revendications
portées par des acteurs porteurs d’une culture à valoriser (la leur ou celle de l’autre), la mise en
patrimoine (en valeur plus qu’en statut) devient alors ce qui fait lien, entre les cultures, celle de
l’homme ordinaire et celle de l’artiste, celle de ceux qui fréquentaient le lieu hier et ceux qui
l’habitent aujourd’hui.
LES CRITERES DE LA MISE EN PATRIMOINE
Dire ce qu'est le patrimoine et la patrimonialisation implique de relever les éléments signifiants
l'appartenance à ce domaine et les processus menant à celle‐ci. Si l'on reprend l'approche qu'en fait
Nathalie Heinich, quatre critères sont mobilisés pour justifier, ou non, l'intégration au patrimoine :
l'esthétique, le temps, l'authenticité et la possibilité de construire un récit13.
Les friches mettent en évidence de manière paradoxale le critère esthétique et ses composantes.
Issues du monde industriel, elles ne renvoient pas à l'idée commune de la construction sociale du
beau que l'idéal classique éclaire par l'harmonie. Ainsi le Confort Moderne, l'Atelier 231, la Linerie ou
les Halles de Schaerbeek ne répondent pas de la beauté conventionnelle mais à son opposée. Ce
n'est pas un beau esthète, au sens de Heinich14, qui peut être sollicité, mais un beau scientifique, qui
construit les raisons potentielles de la conservation. Les friches soulignent cette requalification
esthétique des bâtiments industriels dont l'intérêt patrimonial « brut » peut être inexistant, et qui
10
Henri‐Pierre Jeudy, La machinerie patrimoniale, Paris, Sens et Tonka éditeurs, 2001.
Michel de Certeau, « Les revenants de la ville », in Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien, t.2, Habiter,
cuisiner, Paris, Gallimard, 1994 (1980), cité par Jean‐Louis Tornatore, « Du patrimoine ethnologique au patrimoine culturel immatériel :
suivre la voie politique de l’immatérialité culturelle », in Chiara Bortotto, Le patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle
catégorie, Paris, Editions de la MSH, 2011, p. 219.
12
OCDE, La culture et le développement local, Paris, OCDE, 2005.
13
Nathalie Heinich, op. cit.
14
Ibid.
11
228
ont pu entraîner, comme en Chine, des analyses de la « qualité esthétique » des bâtiments, ainsi que
le précisent Lian Hu et Daisy Debelle. La transformation des critères du jugement esthétique s’est
avérée nécessaire pour modifier « l’image répulsive de "pays noir" » qu’évoque Bruno Lusso dans
l’analyse du différentiel de requalification des édifices industriels entre le bassin minier français et la
Ruhr. La requalification des friches industrielles implique donc un glissement des attestations
conventionnelles du Beau vers des qualités définies comme pertinentes par un groupe d’experts –
ethnologues, architectes,…– distanciant la dimension sensible de la perception esthétique, ou plutôt
ré‐agençant la perception sensible à partir de motifs rationalisés.
Le second critère s’inscrit malgré tout dans la perspective classique participant du jugement
esthétique : le temps. Car la « valeur d’ancienneté », telle que la définit Aloïs Riegl15, concourt à celle
de l’ « objet ». Il est ainsi compréhensible que les bâtiments du milieu du XXe siècle du Confort
Moderne suscitent peu d’intérêts alors que, déjà plus anciens, même de peu, ceux des bassins
miniers éveillent une attention plus soutenue. Et ce d’autant plus que le temps construit la rareté,
élément indispensable de l’accroissement de la valeur. Il est d’ailleurs significatif que les friches des
concessions chinoises, au moment du risque de leur disparition, reprennent les critères occidentaux
pour en faire émerger l’intérêt, ce que signalent Lian Hu et Daisy Debelle, alors que l’on connaît le
rapport différent que la Chine entretient avec les vielles constructions urbaines.
Le critère temporel a cette particularité que, sous son caractère objectivant, s’expriment des
subjectivités. Le témoignage de l’épreuve du temps qu’exposent les friches industrielles exprime les
souvenirs des groupes ayant fréquenté les lieux. Comme toute mémoire, il s’agit d’une
reconstruction qui idéalise les moments vécus et les expériences sensibles, quand bien même celles‐
ci furent celles de la souffrance au travail. L’attrait du « vieux », de l’ancien, relate la recherche un
sens originel qui donne de la valeur aux actions et aux choses. En ce sens, le temps – et la rareté
engagée – romantise les lieux investis, au sens strict évoqué par Novalis16, par l’élaboration d’un récit
imaginé suggérant des valeurs morales implicites. Un « Age d’Or » est recréé, par lequel s’expriment
les aspirations du groupe l’investissant. Agissant comme une réaction du sentiment contre la raison,
le temps fabrique une nostalgie qui valorise ainsi les « objets » considérés.
Au‐delà de la rareté, le temps interagit avec un autre critère, celui de l’authenticité. Par la distance
qu’il induit, le temps élabore un voile qui souligne la dégradation ou la valorisation du bâtiment
considéré. C’est la recherche de l’authenticité qui en découvre la qualité, ou son absence. Très
souvent, comme le relève Nathalie Heinich, la cohérence historique des éléments constituant l’objet
fonde son authenticité et aide à sa patrimonialisation17. Elle institue également son origine, dont le
caractère « original » infère la nature même de sa reconnaissance. La requalification des friches est
donc questionnée par les logiques sociales qui définissent leur « authenticité ».
Anthropologiquement, toute recherche d’origine s’inscrit dans une quête de pureté. Si l’on suit
l’analyse qu’en fait Mary Douglas, celle‐ci est une remise en ordre du monde18. Comment celle‐ci
s’opère‐t‐elle dans le cas de la requalification des friches industrielles ? Le premier élément de
réponse s’observe dans le glissement de l’esthétique, par la prise en compte d’un beau scientifique,
déjà évoqué. Une des finalités du discours scientifique, même si la discussion épistémologique reste
possible, est de dire le vrai. Il en devient le « pur », l’origine indiscutable d’un monde réorganisé
autour des critères définis, et par la valeur que la science, en elle‐même, induit. Le second point se
constate par les modalités de requalification. Comme le signalent Catherine Bertram et Sylvie
Delmer dans leur intervention, « patrimonialiser, c’est donc susciter la réappropriation des biens par
la collectivité ». Le rôle du groupe est déterminant dans l’existence de l’objet. C’est le vécu humain
qui permet la sienne. En recouvrant l’activité humaine, le lieu reprend vie. En ce sens, l’activité
sociale reconstruit la pureté du lieu, elle devient rédemptrice. La présence de l’être humain réalise –
au sens de met en réel – un ordre qui donne la signification de la vitalité du lieu, et donc le purifie.
15
Nathalie Heinich, « L'administration de l'authenticité », De l'expertise collective à la décision patrimoniale, Ethnologie française, 2009/3,
Vol. 39, p. 509‐519.
16
Novalis, Le monde doit être romantisé, Paris, Allia, 2002 (1798).
17
Nathalie Heinich, ibid.
18
Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, 2001 (1966).
229
Ces friches existaient par l’activité industrieuse des hommes, leur nouvelle présence les fait revivre.
Le paradoxe ici est que l’activité humaine est plutôt associée à la souillure, alors que dans nos
exemples, elle purifie.
Cela est d’autant plus prégnant que dans ces lieux la pollution est littérale, ainsi que l’évoque Bruno
Lusso. Mais Mary Douglas souligne bien le lien entre lutte contre la saleté (pollution) et système
moral19. De fait, au‐delà de l’opération matérielle se concrétise une opération symbolique qui recrée
du propre, de l’ordre. Ainsi, derrière toutes les rhétoriques de changement d’image, que ce soit pour
la friche 9/9bis d'Oignies (Bertram et Delmer), pour le bassin minier (Lusso), ou pour les concessions
chinoises (Hu et Debelle), s’exprime un travail symbolique de mise en ordre du monde qui émerge de
la transmutation de l’impur en pur.
Le dernier critère intervenant dans la requalification et/ou la patrimonialisation des friches relève du
registre herméneutique, par la construction d’un récit donnant sens au projet d’investissement et de
développement des lieux.
Plusieurs éléments sont mobilisés pour construire une histoire. La mémoire est le premier d’entre
eux, du fait même de l’ancienneté nécessaire, et du critère temporel déjà évoqué. Elle est sollicitée
dans la reconstruction magnifiée de l’existence du lieu, dans la réécriture d’un vécu idéalisé, dans
laquelle les contraintes ayant existé sont euphémisées voire éludées. Comme le souligne Maurice
Halbwachs, il s’agit nécessairement d’une reconstruction du passé par l’intermédiaire des
préoccupations de l’époque présente20. Les composantes de l’élaboration des significations nous en
donnent les indices. Il est notamment fait appel à « l’esprit du lieu » en ce qu’il sollicite une
continuité entre les groupes sociaux ayant investi les lieux et ceux qui les réinvestissent. Cela
ressemble à une célébration des dieux lares, ces genii loci qui unissent le groupe par l’appartenance à
un continuum commun. L’histoire construite valorise le collectif, la patrimonialisation œuvrant à la
fédération de projets signifiant son existence, comme le suggèrent Catherine Bertram et Sylvie
Delmer dans leur communication.
Ainsi les groupes sociaux se mettent en scène et justifient leur existence par la composition d’un récit
qui exprime leur identité et leur souci de reconnaissance. Lorsque Lian Hu et Daisy Debelle posent la
question de l’expression d’une identité chinoise par l’intermédiaire du réinvestissement des
concessions, et la mise en œuvre du processus de reconnaissance au patrimoine mondial de
l’humanité par l’UNESCO, celle‐ci en précise implicitement les orientations. Derrière la
reconnaissance institutionnalisée, c’est bien celle de la singularité du groupe qui est recherchée, et
intensifie « l’espace‐monde » comme référence première de la construction de la valeur. De fait, le
monde est l’espace d’appartenance qui reconnait l’existence des identités collectives, l’inscription au
patrimoine mondial participant au récit de leurs reconnaissances, institutionnelle et symbolique.
La parure du discours s’effectue par sa sensibilisation, par sa distanciation par les sens. Chiara
Bortolotto mentionne que pour le patrimoine culturel immatériel s’exprime un usage poétique des
lieux21, comme on peut d’ailleurs le noter dans les réflexions d’artistes venant visiter la Linerie, où les
briques et le lierre manifestent, pour eux, l’atmosphère propice à la création. Cette romantisation,
déjà relevée, participe de l’éloignement du réel nécessaire à la fusion des aspirations des singularités.
Si pour Nathalie Heinich la fonction du patrimoine s’étend désormais au‐delà de l’art22, celle du récit
est de le réintégrer dans des finalités esthétiques. En cela, il reconstruit une « aura », au sens de
Walter Benjamin23, extrayant de la gangue de la répétitivité ces bâtiments industriels par l’exposition
de leur unicité.
Les différents critères de la patrimonialisation mettent en évidence que la requalification des friches
industrielles passe avant tout par la sollicitation d’une fabrique du signe. Celle‐ci célèbre l’utopie du
lien, qu’il soit entre les lieux, entre les générations, entre les groupes. Ce sont les usages qui le
19
Ibid, chap.8.
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925, chap.3.
21
Chiara Bortolotto, op. cit., p.21‐43.
22
Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine, op. cit..
23
Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011 (1936).
20
230
mettent en œuvre, et dont le politique peut s’emparer24, élaborant la trame d’une identité singulière
dans un univers mondialisé.
REFERENCES
Benjamin W., 2011 (1936), L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia.
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patrimoine culturel immatériel. Enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Editions de la MSH.
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L’invention du quotidien, t.2, Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard.
Dibie P., 2006, Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon.
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patrimoniale, Ethnologie française, 3, vol. 39, 509‐519.
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Tornatore J.‐L., 2004, « Beau comme un haut fourneau », L'Homme, 170, 79‐116.
AUTEURS/AUTHORS
SIZORN Magali
Université de Rouen ‐ CETAPS EA 3832
magali.sizorn@univ‐rouen.fr
ROLAND Pascal
Université de Rouen – CETAPS EA 3832
pascal.roland@univ‐rouen.fr
24
Chiara Bortolotto, ibid.
231
DE LA FOSSE MINIERE AU METAPHONE : LA CONVERSION DU SITE DU 9/9 BIS
EN GRAND PROJET DE TERRITOIRE ET ELEMENT EXCEPTIONNEL DE LA
CANDIDATURE DU BASSIN MINIER NORD‐PAS‐DE‐CALAIS A l’UNESCO EN
TANT QUE PAYSAGE CULTUREL EVOLUTIF
Catherine BERTRAM
Sylvie DELMER
RESUME/ABSTRACT
Le patrimoine est devenu un levier de développement territorial. Le Bassin Minier du Nord‐Pas de
Calais connait une conversion similaire à d’autres bassins industriels en Europe. Ce territoire s’est
structuré et outillé pour porter un projet commun de « l’après mine » et figurer sur la liste du
patrimoine mondial de l’UNESCO. Ayant pris conscience de sa richesse patrimoniale et du potentiel
de ses sites‐remarquables comme locomotives culturelle, historique et créative, le territoire est en
pleine mue. L’exemple choisi ici, articule mémoire et création musicale. Ce projet est pensé pour
développer échanges et création avec les populations locales. C’est un cas de reconversion mixte,
mêlant activités logistiques et culturelles.
Comment les acteurs adhérent‐ils à ces mutations ? La greffe culturelle prend‐elle localement ?
Comment les projets de sites s’intègrent‐ils dans une politique plus globale de patrimonialisation ?
Le changement territorial est engagé, les acteurs mobilisés, la spirale vertueuse du développement
par la culture amorcée.
MOTS CLES/KEYWORDS
Friche industrielle, reconversion, patrimoine mondial, portage de projet, développement territorial
INTRODUCTION
Comment le patrimoine est‐il devenu fédérateur de projet de développement pour le bassin minier
Nord‐Pas de Calais ? 2012 sera l’année de la récolte des fruits de cette reconquête puisqu’elle verra
successivement l’inscription du bassin minier sur la liste du patrimoine mondial, et l’inauguration du
Louvre‐Lens.
Ce bassin s’est outillé pour mener le développement de l’après‐mine avec la création en 2000 de la
Mission Bassin Minier Nord‐Pas de Calais ‐ outil d'ingénierie de développement et d'aménagement
du territoire adapté à ce territoire. Elle est née pour appuyer la mise en œuvre d'un programme de
restructuration du bassin minier et a été mandatée pour mener avec l’association « Bassin Minier Uni
pour la candidature à l’UNESCO » un projet de territoire global autour de l’inscription sur la liste du
patrimoine mondial de l’UNESCO. Le périmètre proposé à l’inscription s’étend sur 120 kilomètres de
long et 15 à 20 kilomètres de large et s’appuie sur les 4 grands sites de la mémoire minière qui
présentent des projets ambitieux et complémentaires. Ce processus est en passe d’être achevé
puisque le projet de candidature sera examiné par le Comité du Patrimoine Mondial à l’été 2012.
La métamorphose qui s’opère dans ce territoire s’inscrit dans une histoire européenne de
reconquête et de valorisation d’espaces longtemps relégués, tels des « no man's land ».
La renaissance du 9/9 bis de Oignies est un exemple récent de ce processus qui a déjà suscité
d’autres reconquêtes culturelles valorisant la culture urbaine contemporaine ‐ Culture Commune,
232
« Fabrique théâtrale » à Loos‐en‐Gohelle ou la « Fabrique à image »à Wallers‐Arenberg. Cette spirale
vertueuse se poursuit par l’implantation du Louvre‐Lens qui ouvrira ses portes en décembre 2012.
Nous cherchons à comprendre comment la culture apparait comme une stratégie de développement
essentielle pour surmonter les problèmes de reconversion, à identifier le changement de perception
de ce territoire minier, et enfin, à saisir la manière dont la « greffe » culturelle prend dans l’ensemble
du bassin minier. Nous nous intéresserons en particulier à la manière dont les projets des grands
sites s’articulent dans un projet plus global de mutation territoriale.
LA « MUE » DU CARREAU DE FOSSE DU 9/9 BIS DE OIGNIES
Un site emblématique de l’exploitation charbonnière
Un site‐charnière
La fosse 9‐9bis de Oignies constitue la figure emblématique de l’exploitation minière par les
Houillères du Nord‐Pas‐de‐Calais. Construit entre 1927 et 1933, c’est un site hautement symbolique
puisque c’est en 1842, que le charbon y est découvert fortuitement et c’est aussi le dernier site à
fermer le 21 décembre 1990.
De 1720 (date de la découverte du charbon dans le Nord) jusqu’au milieu du XIXe siècle, le Bassin du
Pas‐de‐Calais reste inconnu. Il faut attendre la découverte de Oignies pour que l’orientation réelle du
gisement soit dévoilée (est‐ouest).
La création de la fosse 9‐9bis suit la période de reconstruction d’après guerre pour les régions
dévastées. L’année 1930 marque le commencement de la troisième phase historique de
l’exploitation du charbon dite « De l’apogée au déclin », où la production de charbon pour le Bassin
minier du Nord‐Pas‐de‐Calais affichait son meilleur chiffre (35 millions de tonnes/an de charbon soit
64% de la production nationale). La fosse 9 resta en exploitation jusqu’en 1960, date de la décision
de concentration de l’exploitation sur le puits n°10 d’Oignies. Elle témoigne donc au travers de son
ensemble préservé, des dispositifs mis en place par la Société des mines de Dourges, pour sa
participation active à l’essor charbonnier à la fin de la seconde moitié du XXe siècle et au début des
années 1960 dans la région du Pas‐de‐Calais.
Un ensemble paysager minier remarquable
Le 9/9bis constitue un exemple remarquable de la logique de formation des paysages du Bassin
Minier, autour du triptyque fosse/ terrils/ cités, dont la cité Declercq, exemple de cités‐jardins
exceptionnelles bâties dans le premier quart du 20ème siècle. Il fait partie d’un vaste ensemble
réparti sur plusieurs hectares qui comprend notamment le parc à bois où était stocké le bois pour la
construction des galeries, les terrils 110, 116 et 117. Le parc du Hautois situé à proximité est classé
Espace Naturel Sensible par le Conseil Général du Pas de Calais.
Le carreau de fosse est organisé autour du puits d’extraction : un axe principal qui mène de la cité au
lieu de travail sépare les bâtiments administratifs des bâtiments d’extraction. Il forme donc un
ensemble fonctionnel, cohérent et organisé typique des années 30 avec l’utilisation du béton armé et
le style régionaliste.
Les bâtiments d’extraction abritent encore les machines en excellent état. Du point de vue
technique, le site révèle les principales évolutions techniques de la mine, l’électricité sous très haute
tension comme force motrice, le câble métallique, les cages à plusieurs étages, les treuils
bicylindroconiques, le chevalement métallique à avant‐carré.
233
Une prise de conscience récente de son intérêt patrimonial
Avec l’arrêt de l’extraction en décembre 1990, c’est 270 ans d’histoire minière qui s’éteignent sur ce
bassin et le 9/9 bis devient une friche industrielle. En 1991, les pouvoirs publics décident de
remblayer les puits 9 et 9bis. Une prise de conscience de l’intérêt architectural, historique et
technique du site naît cependant. Le tournage d’une partie des scènes du film Germinal en 1992 y
contribue. Echappant à la démolition, le site est inscrit à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments
Historiques en 1992.
L’association d’anciens mineurs Accusto Seci est créée en 1993 et parvient à faire classer le site
(bâtiments principaux directement liés à l’extraction et les machines) au titre des Monuments
Historiques le 10 février 1994.
En 2000, après restauration des bâtiments administratifs, la Mission Bassin Minier vient s’installer sur
le site. Sa mission principale est d’accélérer la mise en œuvre de l’après mine, programme ambitieux
de restructuration urbaine, sociale, économique et environnementale de l’ancien bassin minier. En
2003, la Communauté d’Agglomération Hénin‐Carvin (CAHC) fait l’acquisition du site et entreprend
depuis un projet de réhabilitation et de reconversion du site alliant développement culturel et
développement économique.
Le projet de redéveloppement
L’étape de la requalification massive : réussir le changement d’image
A l’instar des 3 autres grands sites de la mémoire minière (le 11/19 de Loos‐en‐Gohelle, le site de
Wallers‐Arenberg et le Centre Historique Minier de Lewarde), le 9/9 bis a bénéficié de travaux de
requalification d’ampleur (clos et couvert), préalables à son redéveloppement, menés de 2003 à
2006.
Parallèlement, le projet de requalification du site est engagé depuis 2004 par la CAHC, maître
d’ouvrage stratégique, accompagnée par la Mission Bassin Minier et les concepteurs ‐ l’équipe
d’architectes Hérault et Arnod. A l’issue du marché de définition relatif à l’avenir du 9‐9 bis, la CAHC
avait défini un programme en deux phases : initier la reconquête du site et assurer son rayonnement
euro‐régional.
La première phase est aujourd’hui quasiment aboutie : accessible depuis l’autoroute A1 (2007), doté
d’un premier bâtiment tertiaire de 1500 m² de bureau à l’architecture contemporaine dont la
structure est entrelacée à au bâti des anciens magasins et écuries (2009), le site est pourvu d’espaces
publics aménagés (2010).
Un projet articulant développement économique, culture et patrimoine
La seconde phase de la reconversion du site, celle qui inscrira le site dans une échelle de
rayonnement euro‐régionale, est bien engagée. Les éléments du programme sont connus et
s’articulent autour d’un triptyque développement économique/valorisation patrimoniale/musique.
Concernant le volet économique, le 9/9 bis, jouxte la plate‐forme multimodale Delta 3 et s’inscrit
dans la dynamique du pôle d’excellence EURALOGISTIC, avec le développement d’un business‐park
dédié au tertiaire logistique et à l’accueil du campus de la logistique. Pour conforter sa vocation
culturelle et touristique, le 9‐9bis accueillera aussi des services d’hôtellerie, d’hébergement et
d’accueil (salles de séminaire). Enfin, les conditions d’installation des entreprises et structures sur le
carreau de fosse seront progressivement optimisées, offrant 3 000 à 6 000 m2 de bureaux.
Le projet culturel du site du 9/9 bis est réalisé à l’articulation de la mémoire culturelle et de la
création artistique. Profitant d’un terreau favorable grâce à la tradition des fanfares et des harmonies
234
minières, et paradoxalement, pour rattraper un certain retard dans le domaine de l’enseignement de
la musique, le programme prévoit le développement d’une chaîne des pratiques musicales. Il se
concrétisera autour de la sensibilisation, de l’éducation musicale, de la qualification de
l’enseignement, de la pratique et de la création partagées avec les populations locales. Future salle
de concert (livrée en 2013), le Métaphone, habillé de sa résille sonore (véritable instrument de
musique architectural) sera le point d’orgue de cette chaîne des pratiques musicales, avec un volet
ambitieux de diffusion.
Enfin, le projet comporte également un parcours d’interprétation patrimoniale, en complément du
Centre Historique Minier de Lewarde. Ce projet a été pensé pour permettre les échanges et la
création avec les populations locales, pour vivre avec le milieu associatif et participer à
l’enrichissement culturel « de, par et pour » les habitants du bassin minier.
L’élaboration de ce parcours patrimonial est en cours et doit être complémentaire de l’offre des
autres grands sites. Deux axes forts sont au cœur de ce projet d’interprétation. L’association
d’anciens mineurs ACCUSTO SECI est consultée à toutes les étapes.
. L’omniprésence des machines
Au sein des espaces pressentis pour l’accueil et l’immersion des visiteurs, les machines sont
incontournables et suscitent curiosité et attraction.
Le parcours d’interprétation se compose de :
La galerie photographique et de l’espace audiovisuel immersif (histoire des mineurs et du devenir
du site).
Du treuil 9, toujours en état de marche (histoire des hommes et des techniques) et de la maquette
interactive du site (histoire du site de la création à la fin de l’exploitation)
L’interprétation des machines, dans l’univers « électrique de la mine ». Les machines témoignent en
effet de la révolution industrielle par l’électricité, moment‐clef d’évolution des techniques et
pratiques d’extraction du charbon. En articulation avec la dimension d’histoire technique, une
dimension ludo‐pédagogique (manipulations sur la « fée électricité ») est dédiée au plus jeune
public.
. Des sons de la mine à la création musicale contemporaine …
La musique ‐ et plus spécifiquement dans ce parcours interprétatif le recours au son comme média
identitaire ‐ constitue le lien entre la vie « d’avant » du site et la nouvelle vie en train de s’y installer.
Dans le parcours d’interprétation, le son interviendra à la fois comme thème, comme outil de
médiation, comme vecteur d’émotions et de sensations – s’appuyant sur la puissance évocatrice de
toutes les formes de contacts et d’immersion sonores possibles.
La Galerie Sonore, clôt le parcours : à la fois, lieu de création artistique et jalon entre la dimension
interprétative et patrimoniale de ce parcours et la reconversion musicale de l’ensemble du site de la
fosse 9‐9bis.
Ainsi, le site du 9/9bis de Oignies sera un site majeur dans un réseau de sites de la mémoire à
l’échelle du Bassin Minier, une pièce maitresse du développement culturel et touristique régional.
235
LA LABELLISATION UNESCO « PAYSAGE CULTUREL EVOLUTIF » : UNE DEMARCHE CENTRALE POUR
UN RENOUVEAU TERRITORIAL
Le paysage comme reconnaissance d’un certain héritage et comme outil de développement
Le paysage – un jeu de boîtes qui fait système
Selon les géographes de l’école française de Besançon, le paysage est un signe d’un système de
forces en action, un spectacle visible. Le poly‐système paysage (Wieber et Brossard) permet
d’englober dans une lecture systémique les trois sens du mot paysage ‐ paysage objet, paysage
visible, paysage utilisé ‐ et de comprendre les interactions qui se produisent entre ces boîtes‐
paysage. Le paysage n’est pas un agencement banal d’objets, mais une construction propre à chaque
individu, en fonction de filtres qui lui sont propres (personnalité, culture, civilisation) de sa curiosité,
et de sa volonté d’agir. Ainsi un quatrième agent intervient dans le système : la perception
individuelle et collective.
« Les hommes héritent d’un patrimoine culturel commun qu’ils partagent, parce qu’ils communiquent
entre eux, ils structurent cette diversité des représentations » (Bailly A. 1995)
Ainsi, le Bassin Minier du Nord‐Pas de Calais peut être analysé à la lumière de cette méthode de
lecture du paysage et cela dans une démarche multi‐scalaire que nous ne développerons pas ici.
Le polysystème paysage d’après Th Brossard et J.C. Wieber
D’après Caille‐Cattin C., 2005.
Si l’on s’en tient à la petite échelle, celle du site, le paysage est en pleine mutation. Les éléments
relatifs à la boîte paysage objet ont connu des transformations importantes du fait des
aménagements entrepris depuis 2004. Ainsi, le paysage visible renvoie de nouvelles images du
tryptique Fosse/ terrils /cités par l’existence d’espaces publics ouverts, de nouveaux accès et une
certaine mise en scène des abords du site. Ainsi ce paysage se donne à voir. C’est la boîte paysage
utilisé qui est alors remodelée laissant place à de nouvelles perceptions de cet espace minier devenu
espace de la mémoire et de la compréhension de l’histoire minière. Les activités récemment
implantées (musique, parcours d’interprétation) et leurs marqueurs spatiaux (Métaphone,
réhabilitation du site) révèlent aussi de nouvelles images collectives qui participent à une certaine
promotion territoriale. Ces différents niveaux de lecture du paysage dévoilent bien un système en
236
boucle révélateur de la transformation de la société et des dynamiques spatiales. Ce système
paysage génère de nouveaux projets et renouvèle la perception du territoire.
La patrimonialisation, processus au long cours pour le patrimoine minier
« La patrimonialisation d’un bien est en effet issue de la reconnaissance institutionnelle de la valeur
que la société lui attribue et de la volonté conjointe de transmettre ce bien aux générations futures. »
(Droeven E., Dubois C., Feltz C., 2007)
Il s’agit d’un acte par lequel on tente de donner ou redonner un sens et une valeur à un objet
existant, en l’occurrence, les vestiges miniers. Cette démarche consiste, en réalité, à changer les
mentalités et le rapport des populations au sujet. Patrimonialiser, c’est donc susciter la
réappropriation des biens par la collectivité. La démarche de candidature à l’UNESCO lancée en
2002 est un activateur puissant de cette reconnaissance de la valeur de ce patrimoine, par
l’extérieur et à l’intérieur surtout par les habitants.
Selon l’article 4 de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, « Chacun des Etats
parties a l'obligation d'assurer l'identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la
transmission aux générations futures du patrimoine culturel et naturel.»
Cette initiative UNESCO est arrivée plus de 10 ans après la fermeture de la dernière fosse, soit bien
après la phase « pionnière » de la reconversion où se sont longtemps entrechoqués le rejet de
certains des symboles du passé minier et la fierté d’autres d’avoir participé à cette communauté et à
l’épopée économique que l’exploitation minière a produite.
Des actions et politiques pionnières à la « greffe réussie »
De la reconversion lourde vers une politique intégrée
Dans le Bassin Minier, à part la fosse Delloye à Lewarde (choisie comme site muséal par les
Houillères, la patrimonialisation s’est traduite par des actes de sauvegarde d’associations d’anciens
mineurs (Accusto Seci, Amis de Germinal) ou de naturalistes (Chaîne des terrils) qui ont empêché la
démolition et/ou assuré une surveillance/occupation transitoire des bâtiments. Ces actes
« pionniers » ont été relayés (sans cause à effet) par les mesures de protection de l’Etat au titre des
Monuments Historiques et les dispositifs liés aux friches industrielles dans les Contrats de Plan
Etat/Région. De 1984 à 2006, la politique Etat/Région de traitement massif et quantitatif des
stigmates (« grandes friches industrielles » 1989‐1993) et de pré‐verdissement d’espaces en attente
d’un usage futur (« friches environnementales » 1994‐1999) a progressivement évolué vers une
politique intégrée, au service du renouvellement urbain, des grands projets économiques d’intérêt
régional et de traitement écologique et d'ouverture au public, dans le cadre de la Trame verte
(« reconquête des espaces dégradés » 2000‐2006). La notion d’ « espaces dégradés » recouvre non
seulement les friches industrielles mais aussi celles d’origine commerciale et les friches habitat.
Depuis 1990, l’Établissement Public Foncier Nord‐Pas de Calais est devenu le bras armé de la
politique « friches industrielles ».
Le patrimoine, affaire d’Etat, est progressivement devenu l’affaire des collectivités avec les
intercommunalités au premier plan qui se sont dotées de compétences et de la maîtrise d’ouvrage
de projets afin de dynamiser cet héritage. Et ce, en insufflant des dynamiques de connaissance,
sauvegarde, conservation, protection et de valorisation économique, culturelle et touristique, qui se
retrouvent au cœur des projets de redéveloppement des grands sites.
Les acteurs de la patrimonialisation du Bassin Minier sont donc multiples et le territoire entré de
façon volontariste dans l’après‐mine:
237
•
•
L’implication dès 1997‐1998 de J.F. Caron (Maire de Loos en Gohelle et élu à la Région) dans le
dossier de l’après‐mine en est révélatrice (CPBM et Livre blanc), il gardera ensuite cette ambition
pour le bassin minier dans ses différentes fonctions (Conseiller régional, Vice président CALL,
Président de l’association BMU). Daniel Percheron (Président de Région Nord‐Pas de Calais) a lui
aussi encouragé ce projet, tandis que Pierre Mauroy (ancien Premier ministre et Président de la
LMCU) a été l’un des premiers en 2002 à accompagner le virage de l’après‐mine par la culture en
présidant le comité de soutien de l’association Bassin Minier Uni (BMU) porteuse de la
candidature UNESCO.
Par la création des Ateliers de BMU, les bénévoles ont construit les actions de soutien à la
candidature à l’inventaire du patrimoine Unesco. Au‐delà, les clubs sont constitués par des
structures locales (établissements scolaires, associations d’anciens mineurs, harmonies ou centre
de formation supérieure) et participent à la publication et aux rencontres événementielles
autour de la candidature. Le territoire accompagne cet élan populaire par la création
d’événements comme celui des « Rutilants » depuis 2003, sur le site du 9/9bis. Ce festival (porté
par la CAHC) fait se rencontrer un patrimoine évolutif vivant (fanfares, harmonies, majorettes et
orchestres populaires) et un patrimoine historique bâti (interprété au travers de visites guidées
par d’anciens mineurs).
Toute l’ambition et le pari de la candidature repose sur l’articulation – socialement acceptée et
politiquement portée ‐ entre le respect de l’intégrité et de l’authenticité, contenus dans les critères
de l’UNESCO, et la nécessaire évolutivité d’un territoire où vivent 1,2 million d’habitants.
Un autre défi à relever est l’amélioration de l’image du territoire et, plus largement, de la région.
Longtemps méprisé et stigmatisé, le Bassin Minier souffre, aujourd’hui encore, d’une image négative.
Faire disparaître les clichés, bien trop ancrés dans les esprits est l’objectif des acteurs qui comptent
énormément sur cette candidature. Elle attirerait les regards sur des atouts reconnus et approuvés
par la communauté internationale et permettrait de véhiculer une image renouvelée et positive pour
ainsi développer l’attractivité. Bien au‐delà de cette conséquence, la sensibilisation toucherait tout
autant les populations résidentes et leur redonnerait une certaine fierté en s’appropriant les valeurs
revendiquées par l’inscription.
Le rôle de locomotives des grands sites et la place de la culture dans les projets
Les 4 grands sites de la mémoire sont des locomotives du changement de regard porté sur l’héritage
industriel. Ils sont très complémentaires et constituent les nœuds d’un réseau articulé autour du
patrimoine bâti ou non, de la culture et de la création artistique.
- La fosse Delloye à Lewarde est un exemple‐phare de reconversion muséale et culturelle devenue
Centre Historique Minier.
- Le 9/9Bis constitue un pôle mixte entre projet à dominante économique et projet culturel en
cours de développement, (musique, tourisme d’affaire, logistique).
- Le site de Wallers‐Arenberg se développe en une « Fabrique à image » autour d’activités
cinématographiques, du pôle « Images » incubateur d’entreprises multimédia et du laboratoire
universitaire DREAM de Valenciennes.
- Le 11/19 à Loos en Gohelle est orienté vers la production de spectacle vivant (Culture commune
scène nationale du Bassin minier du Pas de Calais) et le développement durable (CPIE Chaine des
Terrils, Centre Ressources du Développement durable CRDD et cd2e).
Ils sont autant de témoins complémentaires d’une nouvelle ambition et ambassadeurs d’une
perception positive de tout un patrimoine, dans un paysage qui continuera à évoluer.
Avec la renaissance des grands sites, points d’appui de la démarche globale de l’UNESCO, le
patrimoine minier se place au cœur de dynamiques de développement local. Le but étant de
transformer les handicaps liés au passé minier de la région en atouts susceptibles de créer des
238
activités. On pense en premier lieu au tourisme. En effet, « le développement d’un tourisme culturel
associé à l’inscription d’un site sur la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO, qui ne devait être
considéré, au moment de la signature de la Convention en 1972, qu’une retombée indirecte, est
devenu aujourd’hui une des raisons motrices de la démarche. » (Amalric M., Servain‐Courant S.,
Vervelli L. Yengue JL., 2007) Mais au‐delà du développement touristique, les exemples présentés
montrent la diversité des filières économiques concernées depuis le pôle image, la filière musicale,
jusqu’au développement durable et l’éco‐construction.
Une “greffe” culturelle réussie ou spirale de développement vertueux ? Louvre‐Lens‐ territoire
minier
La politique de développement territoriale s’étoffe et change de dimension avec la réalisation du
nouvel établissement du Louvre à Lens. Ce grand projet de territoire est né en 2003 de la volonté de
l’Etat de décentraliser les grands établissements culturels parisiens. 2012 marque le temps de la
concrétisation avec l’ouverture du musée en fin d’année et l’existence d’offre culturelle diversifiée.
Cette politique ne relève pas seulement d’un processus top‐down mais aussi d’une très forte
implication des territoires locaux. Elle est certes visible dans les investissements consentis pour ce
projet (60 % des investissements par la Région Nord‐Pas de Calais, 10% par la CALL et la Ville de Lens,
20% par les fonds européens) mais c’est aussi dans l’orientation politique du développement, tourné
vers l’économie de la connaissance et de la culture, que l’on voit une dynamique Bottom‐up se
réaliser.
Le Louvre‐Lens apparaît comme une greffe culturelle réussie. La Maison du Projet –lieu d’accueil et
de médiation sur le futur musée – participe à la politique de sensibilisation des populations et
accompagne le projet. Le choix d'un ancien carreau de fosse comme site d'implantation du futur
Louvre est un signe fort, témoin du passé industriel et reflet de la métamorphose. Au‐delà de la
symbolique, le site offre de vrais atouts au cœur d'une agglomération dense et permet l’insertion du
musée dans un écrin paysager.
Cet équipement est l’un des projets structurants du Bassin Minier. Afin d’accompagner le projet
urbain et de jouer des effets d’entraînement, les collectivités ‐ Région et intercommunalités du
bassin minier ‐ ont créé en 2009 une structure fédératrice de projets. Ce nom d’Euralens est
polysémique et rassemble une ambition partagée, un territoire de projet et une structure de
gouvernance. Il accueille le Louvre‐Lens mais il est aussi une métropole en archipel en cours de
métamorphose.
Ainsi, le musée est bien plus qu’une action de décentralisation de la culture en région. Comme
d’autres icônes en Europe (Gugenheim à Bilbao ou Tate à Liverpool), il porte le symbole du
changement territorial en sublimant son passé. Evidemment, une analyse déterministe simple de
cause à effet (projet urbain‐effet structurant) serait une erreur, mais le contexte territorial et la
stratégie des acteurs concordent, permettant de penser que l’effet‐levier fonctionnera. La
congruence entre le projet urbain (à l’échelle métropolitaine) et la vision partagée des acteurs
(publics, privés et associatifs) conforte la perspective d’une revitalisation réussie de ce territoire.
CONCLUSION
Au‐delà de ces projets ambitieux, est‐on face à un territoire entré dans le cercle vertueux du
développement par le patrimoine et la culture ? Le réseau de sites majeurs, le pôle structurant du
Louvre‐Lens et Euralens, l’ensemble du bien proposé à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial
et son plan de gestion, seront‐ils au 21me siècle, les pôles structurants que prônait jadis F. Perroux ?
Les nouveaux moteurs culturels portent une symbolique inédite : la culture et le patrimoine
s’associent dans une politique territoriale de revitalisation. Le Bassin Minier Nord‐Pas de Calais entre
dans l’ère de l’économie de la connaissance grâce à un passé réinterprété.
239
REFERENCES
Altermuseo, 15 mars 2012, rapport « Fosse 9/9 bis de Oignies vers un scénario muséographique »,
Groupement de maîtrise d’oeuvre Hérault – Arnod
Amalric M., Servain‐Courant S., Verdelli L. Yengue JL., 2007, Pré‐actes stratégies de protection
patrimoniale et valorisation touristique des paysages culturels, trois démarches significatives, in
6e Rencontres de Mâcon, «Tourismes et territoires» ‐ 13, 14 et 15 septembre.
Bailly A., 1995, « Les concepts de la Géographie Humaine », Paris, Masson, 293p.
Brossard Th., Wieber J‐C, 1984, « le paysage : trois définitions, un mode d’analyse et de
cartographie », in L’Espace géographique, Tome 13 n°1, 5‐12pp.
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candidature au Patrimoine mondial, p.31
Caille – Cattin C., 2005, « Le paysage de l’information à l’élaboration d’une culture paysagère », thèse
de Doctorat de Géographie, Université de Franche Comté, 348 p.
Debrabant V., Dumont G., 2007, « Les trois âges de la mine », 3 tomes (tome 1, Le temps des
pionniers, 1720‐1830 ; tome 2, L’ère du charbon roi, 1830‐1914 ; tome 3, De l’apogée au déclin,
1914‐1990), Lille, La Voix du Nord éditions.
Colin M., Pautonnier L., Louvel‐Allart C (Bureau d’études GRAHAL), 2009, « Oignies, fosse du 9/9bis ».
Rapport de la mission d’assistance scientifique dans le cadre du dossier de candidature du Bassin
minier du Nord‐Pas‐de‐Calais à l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial, p. 120‐162
Chevrel R. (Bureau d’études Public & Culture), 2011, « Rapport relatif au projet du 9‐9bis ». Etude
relative aux projets d’interprétation des 4 grands sites de la mémoire minière, Mission Bassin
Minier Nord‐Pas de Calais
Collectif (BMU, Mission Bassin Minier Nord‐Pas de Calais, Centre Historique Minier de Lewarde,
CPIE‐Chaîne des Terrils), 2010, « Proposition d’inscription du Bassin minier Nord‐Pas de Calais au
Patrimoine mondial de l’UNESCO », dossier d’inscription UNESCO.
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Prud’homme Rémy, 2008, note sur les impacts socio‐économiques de l’inscription d’un site sur la
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Vanhamme M., 2001, « Arts en Friches : usines désaffectées : fabrique d’imaginaire ». Alternatives,
123 p.
AUTEURS/AUTHORS
BERTRAM Catherine
Directrice d’études programmation‐partenariats
Mission Bassin Minier Nord‐Pas‐de‐Calais
cbertram@missionbassinminier.org
DELMER Sylvie
Maître de conférences en géographie – Université de Lille 1 – laboratoire TVES (Territoire, Ville,
Environnement et Société)
Sylvie.delmer@univ‐lille1.fr
240
241
NOTRE DAME DU TEXTILE, DE LA VIABILITE D'UNE ROUTE
DE TOURISME INDUSTRIEL EN PICARDIE
François CALAME
La Picardie, ce « mortel boulevard » comme l'appelait le général de Gaulle, est depuis deux mille ans
une terre industrieuse et industrielle. Associée aux travaux saisonniers des champs avides d'une main
d'oeuvre nombreuse, l'activité du textile a toujours fourni un complément d'activité à la mauvaise
saison dans des domaines d'une diversité vraiment saisissante. Liée à l'implantation même de la
production de la matière d'oeuvre, la transformation des produits se situe souvent en milieu rural, au
moins à l'origine. On citera ainsi la culture du lin et celle du pastel fondatrices des grandes fortunes
manufacturières médiévales. La production lainière découle dans différentes zones rurales de la
présence de grands troupeaux collectifs sur les zones de vaines pâtures laissées en jachère grâce au
système de rotation triennale des cultures sur la plaine picarde. En découle la production des serges
et de la draperie, réputées notamment dans le Beauvaisis, mais aussi dans la région d'Abbeville, et
dans le Nord.
Le tricotage de la laine sera aussi un domaine d'excellence dans le Santerre.
La haute spécialisation en tapisserie de basse lisse à la manufacture, royale puis nationale de
Beauvais, tire également son origine dans l'implantation de la production de la laine.
Toujours liée à l'origine à la production agricole, l'implantation d'étonnantes unités de tissage de
tamis à l'usage de la meunerie.
Chaque micro région s'ingénie donc depuis l'ancien régime, et souvent même le moyen age, à
développer des savoir‐faire agiles et évolutifs, fréquemment complémentaires de ceux du pays
voisin. Le géographe Albert Demangeon a développé dans sa thèse, aujourd'hui fameuse, l'analyse
de cette histoire économique, complexe et passionnante, étroitement associée à une topographie et
à des systèmes agraires.
Au début des années quatre vingt dix, étant alors en poste à la DRAC de Picardie comme conseiller
pour l'ethnologie, j'ai été impressionné par le découverte très inattendue d'une permanence de
l'industrie textile dans sa diversité et son ingéniosité sur la totalité du territoire régional. Les points
forts de cette activité étaient :
- son implantation rurale autant qu'urbaine (permanence de la cottage industry, ancrage dans des
paysages très typés, liés par exemple à l'eau ou à la plaine) ;
- son aptitude à évoluer et à prendre des virages économique et technologiques (le tamis de
meunerie devient filtre pour la sérigraphie ; la viscose textile devient celle des éponges de
ménage, l'activité étant toujours rattachée au syndicat des industries du textiles ; le tissage des
serges à domicile devient, en très peu de temps, production de boutons de nacres, puis, en une
seule année, travail aux mines de phosphate) ;
- sa forte tendance à la sous‐traitance et à l'anonymat : l'ouvrier picard, peu diplômé et taiseux de
nature ne revendique rien, ou peu, et surtout pas une image valorisée de son savoir‐faire (le rôle
d'industrie du tiers‐monde fut longtemps joué par les entreprises et les travailleurs du textile
picards, ce fut leur planche de salut dans une économie des chaînes de production courte).
A partir de 1992 a débuté à l'initiative de la DRAC de Picardie, une démarche de reconnaissance et de
valorisation de l'activité et du patrimoine industriel textile sur les trois départements picards. En
liaison avec les industriels encore nombreux à cette époque et certaines collectivités locales, le
principe d'une route du textile a partiellement trouvé un début de réalisation au travers une
nébuleuse de points d'activité industrielle ou d'évocation du patrimoine textile. L'un des attraits du
242
concept reposait sur des filières très actives et diversifiées (production de fibre, filature, cordagerie,
teinture, tissage, tricotage, confection). Chaque lieu, chaque site en fonction de sa spécificité et de
l'identité des acteurs locaux laissait entrevoir un mode d'approche et de valorisation spécifiques. La
route du textile visait donc à relier entre eux idéalement plusieurs dizaines de lieux de production qui
n'avaient le plus souvent pas eu de relations antérieurement. Certains étaient en activité florissante,
d'autres en activité déclinante, d'autre enfin étaient devenus de purs sites patrimoniaux. Il faut bien
constater d'ailleurs que pour un site industriel en Picardie, l'étape d'abandon de l'activité de
production est très souvent suivie par l'étape de l'abandon tout court, voire de la destruction. C'est à
dire que l'étape de la reconnaissance au titre du patrimoine industriel ou historique ne va pas de soi,
même pour des lieux très fortement chargés d'un passé prestigieux ou douloureux.
Je voudrais à présent évoquer le cas de plusieurs sites et des actions, couronnées de succès ou non,
liées à cette thématique de la mise en valeur de l'activité industrielle.
Hardivillers, quand la friche industrielle est un paysage
Un des derniers vestiges de la cottage industry, la maison de serger d'Hardivillers (60) date du XVIIIe
siècle, elle constitue une particule élémentaire de la chaîne de production du textile de la plaine
picarde, lorsque les prolétaires vivaient de leur production à domicile, en complément avec une
production agricole saisonnière. La production de laine issue de l'élevage de troupeaux collectifs
pâturant sur le parcellaire villageois alimentait les métiers à tisser à bras éclairés par des vitres de
papier. Cet atelier a pu être sauvé dans le cadre de la route du textile, inscrit monument historique. Il
s'y est ouvert un petit musée géré par la communauté de communes.
Sailly‐Saillisel, la métamorphose de l'industrie
Liée irrévocablement à la vocation céréalière de la plaine picarde, l'usine de Sailly‐Saillisel (80) acquit
au 19e et début 20e siècle une honorable réputation dans le tissage de très fines gazes de soie à
bluter pour tamiser la farine. Dans une usine reconstruite après la guerre de 14‐18, la production
connaît depuis vingt ans une fulgurante spécialisation dans le tissage de filtres et de tamis pour la
sérigraphie, issus directement des savoirs‐faire très spécifiques du tissage de la soie. La valorisation
auprès du grand public de cet élément dynamique du patrimoine textile ne s'opère que sous la forme
de journées portes‐ouvertes.
Saint‐Quentin, Trafalgar à l'usine Sidoux
Saint‐Quentin (02) fut la grande métropole cotonnière de Picardie, très active jusqu'à la seconde
guerre. Aujourd'hui frappées de plein fouet par la crise, les entreprises ont quasiment toutes fermé.
L'usine Sidoux extraordinaire joyau de la reconstruction de 1919, possédait une exceptionnelle unité
de tissage de guipure dans son état d'origine de marche. Inscrite à l'inventaire supplémentaire des
Monuments historiques en 1990, elle fut frappée d'une série de déboires et autres malveillances
entraînant sa démolition totale en 2000. Ce cas malheureux illustre le scénario le plus accablant qui
se puisse concevoir dans le domaine de la transmission du patrimoine industriel.
Moreuil, les fondus de la maille
Dans le Santerre, la laine est traditionnellement valorisée sous forme de maille. Sous l'ancien régime,
les ateliers à bras réalisaient des bas de laine et des gilets. La maille est toujours bien vivante grâce à
une entreprise ultra‐moderne, le tricotage Malterre, spécialisé aujourd'hui dans la maille élasthane.
Les industriels qui la dirigent, passionnés par leur métier et dépourvus de la moindre nostalgie,
organisent dans le cadre de la route du textile des visites et des formations aux scolaires.
Amiens, naufrage d'une tradition bicentenaire, le velours Cosserat
En 1994, je fus sollicité par une entreprise prestigieuse, les velours Cosserat, pour les encadrer dans
la commémoration de leur bicentenaire : 200 ans de velours sur le même lieu, avec le même nom,
dans un site hautement connu des faubourgs industriels d'Amiens, le quartier des teinturiers dit
243
Saint‐Maurice, sur la rivière de Somme. Cet événement fut une fête et l'occasion de célèbrer avec
Pierre Bergé, et l'Institut français de la mode, le savoir faire lié à l'étoffe qui demande le plus
d'opérations techniques différentes pour la réaliser. L'usine exceptionnelle fut inscrite parmi les
monuments historiques, et les archives versées aux archives départementales. Je me suis consacré
sur ce site à trouver des projets de valorisation et à y installer une signalétique de visite d'extérieur.
La production s'est malheureusement arrêtée, et l'usine est aujourd'hui très menacée. Seul subsiste
dans une toute petite partie du site un atelier occupé par un teinturier maître d'art réalisant le
velours toscan imprimé à la plaque de cuivre. Mince lueur d'espoir pour un site aux proportions hors
d'échelle, jadis inauguré par Jules Verne, mais à la vocation patrimoniale très incertaine aujourd'hui.
Fresnoy‐le‐Grand, la haute fantaisie sauve son image
Le nord de Saint‐Quentin dans l'Aisne s'était spécialisé depuis le XVIIIe siècle dans le tissage à bras
d'étoffe de haute fantaisie, demandant un savoir très spécialisé. Le marché de la mode qui se
développe au 19e siècle pour la haute couture parisienne développe ce secteur de façon fulgurante.
Des maisons comme Rodier font travailler 1000 métiers à bras dans des ateliers à domicile répartis
dans la campagne. En 1993, j'ai eu l'opportunité de rappeler à la maison Chanel les origines de ses
activités dans cette région, au tissage de Maretz où furent créés les plus fameux tissus de Coco
Chanel. Par ailleurs subsistait un atelier de métier à bras exceptionnels, le tissage de Fresnoy‐le‐
Grand. Malgré la cessation de son activité, le bâtiment fut classé monument historique et aujourd'hui
grâce à l'énergie communicative d'anciens du textile, une maison du textile gérée comme un produit
touristique et un lieu de médiation pédagogique a pu s'y développer.
On constate donc des fortunes diverses autour de ces lieux chargés de savoir, de créativité et de
souffrance. Il est certain que le textile dans ces terroirs n'est en aucune manière porteur d'une image
prestigieuse. Qu'il soit en bonne santé ou en crise profonde, comme c'est le plus souvent le cas
aujourd'hui, le secteur de la production textile est porté par une main d’œuvre pauvrement payée et
reconnue, toujours maintenue à l'écart de la reconnaissance de son travail. Les élites qui vendent et
utilisent cette production vivent ailleurs et ne se sont jamais employées à développer des lieux ou
des instruments de formation culturelle ou esthétique. D'autre part, il faut réaliser combien ces
régions industrieuses ont été frappées par les trois dernières guerres.
L'ethnologue s'est donc penché avec attention sur l'attitude que développaient les salariés ou
anciens salariés vis‐à‐vis des lieux patrimoniaux ou d'activité. Il est clair que pour la plupart de ces
lieux, après la fermeture, c'est l'abandon symbolique et matériel qui caractérisait l'attitude des
populations concernée. Un point tout particulier a concerné le problème des archives des entreprises
après la fermeture. Même les entreprises les plus fameuses, telles Rodier et le tissage Chanel, qui ont
fermé après le seconde guerre du fait de l'essor du prêt à porter, ont connu de véritables autodafés
de leurs archives textiles, comme si la ruine de ces communautés de tisseurs devaient forcément
s'accompagner de la pire des automutilations : l'amnésie culturelle.
Aujourd'hui en 2012, peut être opérée une prise de recul sur ces actions et sur les entreprises
qu'elles contribuaient à mettre en valeur. Certaines actions se sont soldées par des échecs sur le plan
de la pérennité, par une simple actualisation d'événementiels ou encore par un développement sur
le long terme de projets patrimoniaux, industriels et touristiques. Ces actions ont été portées par des
populations d'usagers très variables et s'engageant avec des motivations identitaires distinctes. La
route du textile en Picardie n'existe plus comme ensemble cohérent. Chaque lieu a repris son
cheminement singulier, entre abandon pur et simple, et activité toujours susceptible d'être remise
en cause.
244
REFERENCES
Calame F. (et al.), 1993, Tisserands de légende, Chanel et le tissage en Picardie, Saint‐Quentin, ASPIV
éditeur.
Calame F. (et al.), 1994, Le Petit Journal de la fête du velours, Amiens DRAC Picardie/Cosserat.
Demangeon Albert, 1905, La Picardie et les régions voisines, Paris (réédition) Guénégaud, 1974.
AUTEUR/AUTHOR
CALAME François
DRAC Normandie
francois.calame@culture.gouv.fr
245
DE LA FRICHE INDUSTRIELLE AU PATRIMOINE CULTUREL
LE PATRIMOINE INDUSTRIEL EUROPEEN
AU SERVICE DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE CHINOISE
Lian HU
Daisy DEBELLE
RESUME
Située à proximité du fleuve Hai, Tianjin est aujourd’hui la première zone industrialo‐portuaire du
nord de la Chine. L’objet de cet article est d’expliquer en quoi la réhabilitation des bâtiments
industriels situés dans les anciens quartiers occidentaux joue un rôle politique tout en participant à la
construction identitaire chinoise. Nous tâcherons aussi de définir de quelle manière cette
réhabilitation est l’occasion et le lieu d’une instrumentalisation du Patrimoine en faveur d’autres
objectifs ‐ économiques et sociaux.
Cette étude de cas porte sur un nombre choisi d’espaces industriels dédiés à la culture. Avec sa
politique culturelle, Tianjin ne vise pas seulement à attirer davantage de touristes, mais aussi à
améliorer sa visibilité et son prestige sur la scène internationale. Cet article a pour but de retracer
l’histoire des friches industrielles et coloniales de Tianjin, en délimitant leur implantation au sein de
la politique patrimoniale de la ville.
ABSTRACT
Situated near the Hai river, Tianjin is today the biggest industrial port in northern China. The aim of
this paper is to explain how the renovation of the former industrial concession has an important role
to play in China’s political reform and new identity.
This study will allow us to indicate how the renovation of Heritage has also a social and economic
impact. We will show you several examples of how industrial spaces have been transformed into
cultural one. Through the development of these areas Tianjin doesn’t only attempt to attract more
tourists, but also aims to raise its international image. We will retrace the history of these industrial
quarters to show how they have become today an important part of the Heritage Policy of Tianjin.
MOTS CLES/KEYWORDS
Identité, Patrimoine, Colonialisme, Rehabilitation, Chine
INTRODUCTION
Plus que jamais, la question du Patrimoine est d’actualité en Chine, où la mise en valeur touristique
est devenue une priorité politique. Il s’agira de développer une réflexion sur la place des friches
industrielles au sein des anciennes concessions européennes de Tianjin. Quel rôle jouent‐elles dans la
ville? La mise en valeur de ces espaces participent‐t‐elle à un processus de reconnaissance
patrimoniale et de quelle manière ? Enfin, dans quelle mesure ce processus de reconnaissance
s’inscrit‐il dans la construction de l’identité chinoise ?
Notre réflexion pourra s’articuler autour des interrogations suivantes : pour quelles raisons et selon
quels cheminements, les acteurs chinois ‐ ville, associations, Etat, intérêts privés ‐ se représentent‐ils
la question du Patrimoine des concessions? Quels sont les discours qui sont développés par ces
246
acteurs et de quelle manière ce Patrimoine, ainsi mis en valeur, rencontre‐t‐il ses visiteurs et qui
sont‐ils ?
Dans cet article nous avons pour objectif, outre la présentation du Patrimoine industriel colonial
urbain, d’analyser le rôle joué par les différents acteurs publics et privés dans la mise en valeur et la
requalification de ces espaces ainsi que les discours qui y sont développés. Après une brève
présentation du passé colonial et industriel de Tianjin, nous présenterons, à travers des exemples
choisis, les enjeux de la mise en valeur de ce Patrimoine dans le développement économique de la
ville.
TIANJIN UNE VILLE INDUSTRIELLE ET COLONIALE
Figure 1 : Carte de la Chine
Une puissance industrielle dès le début du XIXème siècle
Ouverture de la Chine et confrontation culturelle
Puisque la Chine et l’Occident se sont rencontrés il y a maintenant plusieurs siècles, le Patrimoine qui
témoigne de cette époque permet de repenser la relation croisée entre ces deux civilisations. La
concession de Tianjin fut attribuée à la France en 1860 par le traité de Pékin. La création des
concessions offre une perspective privilégiée pour réfléchir au rôle joué par l’Occident dans la
formation de l’identité chinoise moderne1. Le premier acte correspond à la guerre de l’Opium qui
voit la Chine affronter les puissances étrangères au milieu du XIXème siècle. Après la signature du
traité qui ouvre le port au commerce extérieur, la ville passe de 60 000 habitants en 1860 à plus de
7,5 millions en 19472 et compte alors neuf concessions.
Dans ce contexte géopolitique d’ouverture et de domination occidentale, la municipalité de Tianjin
devient un enjeu stratégique pour le développement économique du territoire. Sa situation, à
proximité du fleuve Hai, fait de ce centre urbain la première zone industrialo‐portuaire du Nord de la
Chine et l’avant‐port de Pékin. Les concessions s’affirment tout au long du XIXème siècle comme un
lieu de prestige et un centre majeur de commerce, mais aussi comme un asile pour les libertés
politiques, où transitent personnalités importantes, idées nouvelles, capitaux et marchandises. Elles
deviennent les vitrines de l’Europe en Extrême‐Orient. Cependant le bouleversement politique
national de la prise de pouvoir par le Parti communiste en 1949 a pour conséquence le
désinvestissement des quartiers des concessions.
1
Poncellini Luca, Hudec Laszlo, L’architecture de Shanghai entre les deux guerres et la recherche de la modernité chinoise. Dans le monde
chinois, n°16, Le renouveau de l’architecture en Chine.
2
Hershatter G, “The workers of Tianjin 1900‐1949” Stanford University press, 1986.
247
La création d’un pôle industriel par les puissances occidentales
Figure 2 : Carte de Tianjin en 1816
Entre 1900 et 1937, les entreprises se
développent rapidement grâce à l’apport de
capitaux étrangers. Ainsi considère t‐on qu’entre
1901 et 1928, il y avait près 90 usines étrangères
à Tianjin 3 sur un total de 139 entreprises sur
l’ensemble de la municipalité. Parmi elles la
plupart appartiennent à des entreprises textiles, chimiques, et alimentaires. Du début de la
République à l'occupation japonaise (1915‐1937), la région connaît une période de prospérité
industrielle. Tianjin s’enrichit progressivement jusqu'à devenir le centre industriel de la Chine du
Nord et la deuxième plus grande ville industrielle du pays en 1930.
On dénombrait alors 6 usines de coton dont 4 majeures, et une douzaine de petites brasseries le long
de la rivière. A la suite de la période concessionnaire et durant le régime de Mao, la ville fut dotée
d’industries chimiques, mécaniques et sidérurgiques. A partir de 2006 les industries lourdes ont été
délocalisées dans la proche banlieue de Tianjin à Tanggu. Une grande partie des infrastructures a été
réalisée pendant la période coloniale par des sociétés chinoises financées par des capitaux étrangers
(ex : la Compagnie des Télégraphes de Tianjin en 1880).
Aujourd'hui Tianjin est la 3ème plus grande ville industrielle de Chine et la plus grande zone portuaire
du Nord, maîtresse des échanges commerciaux avec l’international drainant un trafic de vrac de plus
de 240 millions de tonnes en 20054. Elle possède d’importantes ressources naturelles : une trentaine
de minerais sont disponibles dont des métaux ferreux, non‐ferreux, et des hydrocarbures. En se
développant, Tianjin a délocalisé ces industries en proches banlieues et interdit la construction de
nouvelles usines dans le centre. Nous étudierons donc dans un second point le remodelage de ces
anciens espaces industriels.
Le remodelage des espaces
Perte de puissance de l’industrie lourde
A défaut d’avoir abrité beaucoup de bâtiments industriels, on peut déduire de manière plausible
qu’une certaine organisation de l’espace urbain rationalisé aurait permis l’implantation rapide
d’usines de toutes sortes. Si on réfléchit du point de vue de la régulation urbaine on peut trouver un
éclaircissement : les concessions sont des territoires qui sont régis par les lois occidentales. Si peu
d’usines ont vu le jour dans ces quartiers c’est donc aussi très certainement du fait du manque de
rentabilité.
Du point de vue de l’organisation spatiale, les concessions étaient tout de même propices à recevoir
ce genre de nouvelles installations. Pourtant, c’est après leurs rétrocessions et le départ des
occidentaux (après la Seconde Guerre Mondiale) qu’une réelle industrialisation de la ville commence.
3
Song meiyun, Zhang huan, « L’histoire moderne de l’industrie de Tianjin et la règlementation des entreprises », presse de l’institut des
sciences sociales de Tianjin, 2008, p 34
4
http://www.lemoci.com/011‐2730‐Tianjin‐une‐municipalite‐speciale
248
Quelles conclusions peut‐on en tirer ? Du point de vue chinois, c’est sans doute la volonté de
rentabiliser ces espaces stratégiques. Il s’agit probablement d’un désir d’occuper des lieux devenus
quasi déserts, ou du moins qui ne sont plus adaptés à la nouvelle population.
En 1949, Tianjin est libéré par l’armée populaire. Tout son Patrimoine devient alors bien d’Etat mais
aucune administration n’est créée pour en assurer la gestion, l’héritage s’en trouvant ainsi délaissé.
Dans les années 80 il est frappé par de nombreuses menaces: une demande croissante de logements
et de bureaux et une forte augmentation de la population favorisant la dégradation des demeures.
Ainsi, 99% du Patrimoine situés près de la rivière Hai a été détruit pendant les travaux réalisés pour
rénover le quai aux cours des dernières années. Une situation d’autant plus scandaleuse quand on
sait que ces travaux avaient fait l’objet d’une importante campagne de publicité autour de la notion
de protection et de sauvegarde des berges.
Figure 3 : Carte de Tianjin en 1940
On compte aujourd’hui 615 constructions historiques à Tianjin dont 60 sont classées comme très
importantes et 393 générales5. Au cours du dernier siècle les bâtiments inoccupés ont été réinvestis
soit par des administrations soit par des squatteurs. Des familles entières y emménagent. Tous les
bâtiments des anciennes concessions appartiennent désormais à la municipalité. Même s’ils ont pour
la plupart disparu, la municipalité a tenu à en conserver quelques uns sans pour autant leur attribuer
aujourd’hui une réelle fonction. On peut regretter que le monopole public sur ce patrimoine limite le
débat citoyen sur l’utilisation de ces espaces par ces habitants.
Peut‐on faire d'une friche industrielle un Patrimoine? Et, si oui, dans quelle mesure les procédures de
protection institutionnelle entravent ou incitent‐elles la reconversion culturelle? A la demande de la
municipalité, un inventaire général des architectures remarquables de la ville a été effectué à la fin
des années 1980.
Plusieurs centaines d’édifices ont ainsi été analysés pour leur qualité esthétique, urbaine ou sociale.
Une démarche alors tout à fait inédite en Chine. Toutefois à Tianjin le bâti majoritaire datant des
concessions occidentales, ce processus visait en fait à reconnaître une valeur culturelle à des lieux
dont l’histoire officielle était critiquée ou critiquable, à tout le moins suspecte.
Dans la ville de Tianjin, le passé colonial est très inégalement protégé. Néanmoins, depuis quelques
années, les anciennes concessions bénéficient d’un niveau de protection qui témoigne de la volonté
de mettre en avant ce Patrimoine. Ce phénomène marque l’appropriation d’une culture issue de
plusieurs nationalités, comme une composante identitaire de la ville. En agissant ainsi la municipalité
a ainsi reconnu politiquement son histoire. Nous étudierons ici l’intérêt des projets d’aménagement
et de réinvestissement qui ont pris forme dans ces anciens quartiers coloniaux et les limites de cette
mise en valeur face au Patrimoine de Tianjin.
5
Chiffre donnés par le Housing Managment Office de Tianjin
249
Questionnement autour de la reconversion de ces espaces
Dans cette sous‐partie, nous envisagerons les questions liées à la protection, la restauration et la
mise en valeur des bâtiments. Afin de maitriser son Patrimoine, la Chine s’attache à concilier le
nationalisme économique et culturel après 1963. En 1980 la Chine entre dans l’ère du tourisme
culturel. Avec le développement de ce tourisme culturel, la politique de sauvegarde se modifie. Cette
nouvelle préoccupation s’accompagne de la production de lois et de décrets visant à protéger le
Patrimoine et à optimiser sa mise en valeur. Les années 80‐90 marquent un tournant décisif dans la
prise en considération du Patrimoine bâti. On crée en 1982 le titre de « Ville historique au niveau
culturel » qui concerne dès 1999, 99 villes au niveau national. L’appellation concerne les villes donc le
patrimoine relève de caractéristiques répertoriées en six catégories :
‐ les capitales historiques nationales, ou anciennes régionales, ;
‐ les villes industrielles traditionnelles ;
‐ les villes modernes ;
‐ les petites villes dotées de caractéristiques fortes, locales ou ethniques ;
‐ celles dotées d’un paysage exceptionnel ;
‐ celles des concessions étrangères.
Ce Patrimoine concessionnaire à Tianjin est classé sous l’appellation « site touristique pittoresque ».
Le Bureau du Patrimoine de Chine a aussi publié le 12 mai 2006, une circulaire «sur le renforcement
de la protection du Patrimoine industriel », dans laquelle il a souligné que la protection du
Patrimoine industriel est le nouveau défi important et urgent de la Chine.6 Nous aborderons ainsi
dans une seconde partie la question de la redéfinition de ces espaces et l’image qu’ils véhiculent.
TIANJIN AURA T‐ELLE UNE NOUVELLE IMAGE ?
Réinvestir les anciens quartiers coloniaux
Un accueil mitigé : qui visite ?
L’ancienne concession italienne s’inscrit dans un complexe qui comprend plus de 382 bâtiments à
haute valeur historique. En 1998, des travaux d’aménagement sont engagés, et entrainent une vive
réaction des habitants. Ne disposant pas d’autres quartiers concessionnaires en Chine, l’Etat Italien
s’est fortement investi dans ce projet. Face à une arrivée massive de restaurateurs, d’investisseurs et
de diplomates, les habitants ont cru assister à une reprise en main de la gestion du quartier par des
étrangers et se sont montrés fortement hostiles, certains allant jusqu'à présenter leurs inquiétudes
aux autorités locales. Cette anecdote nous aide à mieux percevoir les rapports complexes liés au
développement touristique de ce Patrimoine. L’étude de ces sites nous a aussi permis de constater
que ces aménagements étaient plutôt destinés aux locaux, la présence étrangère y étant assez faible.
Comprendre les attentes de ces touristes est aussi une manière d’appréhender et de mieux
saisir les enjeux liés a la mise en valeur de ce Patrimoine. Les entretiens que nous avons
réalisés7 nous ont amenés à constater que le tourisme dans la municipalité de Tianjin était
plutôt une activité individuelle pratiquée par des visiteurs originaires de la région, qui
viennent dans le cadre de séjours courts (1 ou 2 jours) et sont peu familiers avec l’art
contemporain et l’histoire des sites. L’étude de ces pratiques s’inscrit dans la perspective
6
7
http://www.sach.gov.cn/tabid/294/InfoID/5798/Default.aspx
Juin‐Juillet 2010
250
tracée par les travaux de Pal Nyiri et de Benjamin Taunay8 qui a démontré l’utilisation du
tourisme, dès les années 80, par le président chinois Deng Xiaoping, comme moyen de
développement économique. Les touristes chinois sont sensibles à l’aspect pratique et
agréable des espaces aménagés et apprécient la modernité des lieux tandis que les
occidentaux sont plus sensibles à l’authenticité.9
L’analyse de ces pratiques spatiales est difficile, car la Chine accuse un retard important en
matière de politique marketing, de transport et d’hébergement. Face au développement de
ce type de tourisme, les agences doivent améliorer leur offre et développer de nouvelles
stratégies. La connaissance de ces nouveaux touristes passe donc par une analyse des
informations disponibles dans les agences touristiques gouvernementales, quantitativement
importantes mais peu précises. Les études gouvernementales ne distinguent que rarement
les véritables déplacements touristiques des déplacements familiaux et des flux migratoires
des ruraux vers les villes à la recherche d’un emploi. Les offices publics proposent aussi peu
de voyages organisés contrairement à plusieurs entreprises individuelles qui, pour 200
yuhan, (l’équivalent de 20€) offrent au visiteur une découverte de la ville en bateau, du golf
du Bohai au centre ville et par là même une visite des anciennes concessions.
En 2011, 2 004 374 touristes étrangers ont visité Tianjin, soit une augmentation de 20,7% par rapport
à 2010 ou la ville en accueillait 1 660 682. Parmi les étrangers, les premiers pays émetteurs sont : le
Japon (679 693, ce qui représente 37% du nombre total d'étrangers) et la Corée du Sud (338,425
personnes, soit 18,4 %). Des étrangers donc bien souvent originaires des pays voisins. Il reste moins
nombreux que les touristes chinois puisqu’en 2011, la réception du nombre de touristes nationaux a
augmenté de 12,4 %"10 nous permettant d’évaluer le nombre de touristes interne à près de 16 7700
personnes. Ces pratiques touristiques parce qu’elles sont surtout le fruit d’un tourisme intérieur
participe à la construction identitaire d’ou l’intérêt de se pencher sur cette question. Face à ce
développement, des nouveaux espaces touristiques voient le jour dans ces anciens quartiers comme
le projet de développement d’une rue française.
Des espaces hybrides, la création d’une rue française
Un temps abandonné, le projet de « rue française » est à nouveau d’actualité. Située au cœur du
Heping district (centre ville), cette infrastructure ambitionne de rénover le bâti, d’identifier les lignes
graphiques, de mettre en place des parcours, de restaurer du mobilier urbain (fontaines, trottoirs,
luminaires, bancs, arrêts de bus, etc.). Dans cette rue, il est prévu de développer une offre
commerciale typiquement française. A cet effet, est envisagée la création d’une société de gestion
offrant une organisation commune et mutualisée des besoins ‐ autorisations, assurance, livraison
marchandises, logistique, autres prestations, etc.
Il est question de rassembler une vingtaine de créateurs d’entreprises ou PME déjà constituées
autour du projet de la reconfiguration du lieu à la fois sur le plan architectural et commercial. Ce
projet a été fort bien accueilli par les chambres de métiers en France. Tablant sur l’hypothèse d’une
vingtaine d’enseignes, les besoins de financement courants estimés sont à hauteur de 1 200 000
euros. Ce projet illustre de manière éloquente de quelle façon le Patrimoine concessionnaire est ici
au service du développement de la ville. Il permet en outre de constater que la mise en valeur
d’enseignes françaises est bien acceptée par la municipalité. S’il ne pas d’un espace industriel,
l’exemple est intéressant car il témoigne du regain d’intérêt envers le Patrimoine européen.
8
Taunay B. ; 2009 « Le tourisme intérieur chinois : approche géographique à partir de provinces du sud ouest de la Chine » thèse de doctorat
en géographie, université de la rochelle dirigée par Patrice Cosaert et Isabelle Sacareau.
9
Pour une anthropologie des mondes contemporains de Marc Augé.
10
Rapport annuel du developpement social et economique de Tianjin de 2011
251
Développement économique et redéfinition des espaces
Un Patrimoine industriel conservé comme lieu de mémoire
Dans cette partie, nous étudierons les nouveaux espaces dédiés à la culture au sein des anciennes
concessions de la ville. En quoi symbolisent‐ils la domination occidentale, mais incarnent‐ils aussi un
Patrimoine qui s’inscrit dans l’Histoire de la Chine ? Dans cette optique, nous avons réalisé plus de dix
entretiens et visites de terrain. Nous reviendrons ici rapidement sur quelques exemples
d’aménagements.
Implanté dans l’ancienne machinery plant, le musée de l’industrie témoigne dès son ouverture en
1959 de ce besoin de célébrer la mémoire. Situé dans le Hongqiao district, cet établissement public
reflète l’histoire du développement historique de l’industrie manufacturière et métallurgique. Cette
ancienne usine produisait essentiellement de l’huile, des produits de teintureries et des roues à eau.
Le musée qui a conservé en partie les infrastructures originales insiste dans sa muséographie sur la
difficile vie des travailleurs et a pour vocation d’éclairer les habitants sur les origines industrielles de
la municipalité. Les infrastructures originales ont été conservées. Toutefois, la partie la plus ancienne
n’a subi aucun réaménagement depuis plusieurs décennies, et la muséologie un peu désuète ne
favorise pas le tourisme sur ce site.
11
Figure 4 : La cité de cristal
Lors de cette étude, un autre projet à retenu notre attention, celui de « la ville cristal » réalisée en
2003. Fondé en 1968 par l’Etat chinois, cette ancienne usine de verre n’a pu voir le jour que grâce à
l’apport de capitaux étrangers. Le projet de réaménagement a été dirigé par la société PWL, une
compagnie canadienne qui a aussi réalisé d’importants projets de centres culturels et d’espaces
récréatifs, notamment aux Etats‐Unis. C’est aujourd’hui un espace créé pour la nouvelle classe
moyenne chinoise, sur un site qui regroupe espaces récréatifs et résidences. Il témoigne aussi de la
volonté d’inscrire le développement urbain de la ville dans une perspective plus écologique tout en
conservant ce Patrimoine industriel. Le projet a ainsi permis la protection et la conservation de près
de 600 arbres anciens sur les 400,000m² de superficie que comprend le site dans son ensemble. Les
activités du site ont été relocalisées vers l’Est de Tianjin.
Le Kiev, un ancien porte‐avion soviétique ; est depuis plus d’une dizaine d’année une des curiosités
culturelle du port de Tianjin. Vendu à une société chinoise en 1996, il a jusqu'à une période récente,
accueilli un musée de la marine à son bord. Celui‐ci fait parti d'un parc à thème de la ville de Tianjin
depuis 2004. Ce porte‐avions chinois étant devenu l'emblème du Binhai Aircraft Park12. L’espace était
aussi disponible à la location et offrait la possibilité aux entreprises d’organiser des évènements de
11
12
Source: http://crystalcity.vanke.com
Tsai J. « La Chine et le Luxe, » Odile Jacob, 2008, 258p.
252
toutes sortes à son bord. L’attraction rencontrait un certain succès, particulièrement auprès des
étrangers. Fort de son succès, ses propriétaires ont récemment décidé d'investir plus de 11 millions
d'euros (100 millions de yuans) afin de restaurer l'ancienne attraction et en faire un hôtel de luxe.
Des nouveaux espaces dédiés à la culture
Au cours des dernières années, l'industrie culturelle a maintenu une croissance rapide, faisant
constamment bénéficier l'économie nationale. Le plus grand centre de formation des artistes
peintres chinois a été inauguré en mars dernier à Tianjin, grâce au soutien commun du ministère de
la Culture, de l'Académie nationale chinoise de peinture et du gouvernement municipal de Tianjin.
Le bâtiment a pour objectif de devenir une pépinière pour développer le talent d'artistes
prometteurs. Installé dans la vallée de Panlonggu, ce centre artistique a été conçu pour intégrer une
multitude de fonctionnalités telles que des ateliers de création collective, des galeries et des studios
individuels. Cette zone de dix mille mètres carrés sert de plate‐forme à la création artistique, la
recherche et l'enseignement. L'Académie nationale chinoise de peinture a également prévu d'utiliser
ce centre pour organiser des expositions, des forums et des concours afin de promouvoir l'art
traditionnel chinois. Ce centre a été conçu sur l'initiative de l'Académie nationale chinoise de
peinture, mais à l'avenir, son fonctionnement sera assuré par des entreprises locales. C'est un
nouveau type de collaboration entre entreprises privées et institutions artistiques. L'Académie
servira de réserve de talents, alors que les entreprises pourront faire profiter de leur force
commerciale. Le financement de ce centre reste public, Yang Xiaogang, le directeur de l’Académie
soulignant la difficulté de trouver des investisseurs privés.
ETUDE DE CAS : 6 art district
Figure 5 : Le centre d’art du Huitai
Le centre du 6 « art district » est le premier quartier de la ville qui s’attache à promouvoir l’art
chinois et international à Tianjin. Le Huitai qui est désormais le quartier d’art de Tianjin, avec celui de
Hebei (ou se situe depuis 2011 l’académie des beaux arts) est situé sur la rive ouest de la rivière Hai,
près de la rue de la libération. Il comprend aujourd’hui des centres financiers, et administratifs dont
de nombreuses banques, mais aussi des hôtels comme le Hyatt Hotel ou le Astor Hotel. A l’image du
« 798 art zone » sur la rue Moghanshan à Shanghai, il est dédié à la mise en valeur de l’art
contemporain chinois. Il est intéressant de nous pencher sur cet espace qui joue un rôle dans la mise
en valeur économique et touristique de la municipalité. C’est au cœur de l’ancienne concession
française que Sun Yuexin13 a décidé d’implanter son dernier projet. Cette galerie a vu le jour en 2002,
13
Entretien le 24 avril dans la galerie d’art de M. Sun Yuexin, situé au 6 du « art district », au sein de la concession française suivit d’un
autre le 6 juin 2010.
253
dans une ancienne usine anglaise datant des années 1900. Elle accueille désormais de jeunes artistes
chinois, mais aussi de nombreux artistes internationaux.
Ce projet est une initiative privée sans aucun financement public, et les gains ne sont pas à ce jour
suffisants pour la considérer comme économiquement viable. Il faut savoir que le gouvernement
n’investit pas dans les galeries privées, mais possède, en revanche, chose assez surprenante, ses
propres galeries. Les galeries d’Etat favorisent un art plus classique et traditionnel et restent assez
peu sensibles aux artistes émergents. La galerie dite « de l’Ouest » en donne un très bon exemple. M.
Sun Yuexin travaille aussi régulièrement avec des organisations non gouvernementales. La galerie ne
réalise pas de véritables campagnes de promotion; aussi est‐elle surtout visitée par un public
d’habitués, les amis et proches des artistes et du galeriste. M. Sun Yuexin se refuse aussi à participer
à tout partenariat avec des entreprises car il ne veut pas que sa galerie se livre à du sponsoring
entreprenarial, et désire conserver la direction de l’image de sa société. Toutefois, des partenariats
ont récemment vu le jour avec des galeries d’art à Shanghai, donnant suite à une exposition en
collaboration avec Pékin et le 798 art district.
CONCLUSION
Avec la réappropriation des espaces coloniaux la Chine ne se contente pas d’importer des modèles
urbains d’Occident mais elle en fait un élément de sa propre histoire. Cette réhabilitation est très
morcelée, à l’image de la ville, et le fruit de multiples initiatives privées. La prise de conscience de la
valeur patrimoniale des friches industrielles a été tardive. La Chine connaît encore une forte
croissance urbaine et la mise en valeur du Patrimoine est encore peu perçue comme lucrative face à
la possibilité de construire des lotissements pour accueillir l’arrivée massive de ruraux. Si on peut
regretter l’absence d’une gestion globale et d’un investissement plus clair de l’Etat, notre étude met
en lumière la prise de conscience progressive et nouvelle de la valeur Patrimoniale par les autorités
politiques locales.
Il est revanche apparu à travers notre étude qu’une réelle prise de conscience patrimoniale voyait le
jour. Ainsi, si le rapport au Patrimoine colonial reste sensible, sa protection est au cœur des
politiques publiques. La question centrale à Tianjin aujourd’hui consiste à trouver une façon de se le
réapproprier. Dans un deuxième temps, notre analyse a approfondi la nouvelle fonction attribuée
aux friches industrielles. Aujourd’hui, les espaces concessionnaires tendent à la muséification et les
centres d’art s’associent à de nouvelles architectures comme en atteste la création très récente du
centre culturel de Tianjin. Une situation surprenante quand on voit que les nouveaux complexes (le
projet du Hai He et la Jinwan place) sont inspirés du style européen et copient les bâtiments
concessionnaires. La ville est fière de son héritage historique. Il s'agit aujourd’hui pour Tianjin de
trouver une façon de se le réapproprier et d'intégrer ces friches dans la dynamique urbaine.
254
REFERENCES
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essai sur les représentations et les valeurs des chinois. PUF, Paris, 2003, 192 p.
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Wu Yan long, Introduction to Historic Architectures in Tianjin, Tianjin Municip Land, Resources and
housing administrative Bureau, Tianjin, China.
AUTEURS/AUTHORS
HU Lian
Doctorante
EHESS
hl0524@gmail.com
DEBELLE Daisy
Doctorante
EIREST
daisy.debelle@gmail.com
255
LA FRICHE INDUSTRIELLE EN MILIEU RURAL, DE LA MARGE ARTISTIQUE
A L’EMERGENCE D’UNE SPATIALITE CREATIVE :
LE CAS DE SAINT‐JULIEN‐MOLIN‐MOLETTE
Pierre‐Marie GEORGES
RESUME/ABSTRACT
Au cœur du Massif du Pilat, à Saint‐Julien‐Molin‐Molette, parmi les 1200 habitants du village, vivent
une quarantaine d’artistes professionnels qui ont investi les friches industrielles de cette ancienne
commune textile du sud de la Loire. Nous montrons dans cette communication des parcours qui
mettent en scène le renouveau social des campagnes et l’évolution d’un certain art de faire avec le
substrat spatial constitué en patrimoine. Les pratiques individuelles de transformation des friches en
milieu rural répondent aux besoins particuliers des artistes, tant dans l’organisation de leur vie
professionnelle que de leur vie individuelle, et évoluent en synergie du statut du rural cristallisé dans
les modes d’habiter le patrimoine industriel. Par ailleurs, bien connues dans les milieux urbains, les
formes du secteur culturel qui se développent ici, mettent en jeu les échelles du lien ville‐campagne
et invitent à penser la place des artistes au cœur de cette interface spatiale. Et finalement, c’est de la
juxtaposition de deux logiques patrimoniales, l’une appliquée à l’espace rural et l’autre à la friche
industrielle, à laquelle les artistes installés tentent de répondre.
MOTS CLES/KEYWORDS
Espace rural, patrimoine industriel, artistes, économie créative, ville‐campagne
INTRODUCTION
Souvent associée à la ville (Lucchini, 2002), l’activité artistique et culturelle est rarement identifiée
dans les territoires ruraux. La dynamique des territoires créatifs est souvent pensée dans son ancrage
urbain, qu’il s’agisse des grandes métropoles (Leriche et all, 2008), ou plus rarement à travers
l’exemple des villes moyennes et petites (Berneman et Meyronin, 2010). Pourtant, si les modèles
d’innovation culturelle et d’attractivité territoriale oublient d’intégrer à leur analyse l’échelle des
espaces ruraux, la place occupée par les artistes à la campagne évolue en synergie des constructions
territoriales, et les ressources culturelles y sont de plus en plus identifiées comme facteur de
développement (Gumuchian et Pecqueur, 2007). Dès lors un certain nombre de procédures de
développement local confortent la place de la culture en milieu rural (Delfosse, 2011 ; Landel et Senil,
2008 ; Georges et Delfosse, à paraître), non sans mobiliser le patrimoine, parmi lequel le bâti
industriel occupe une place de plus en plus légitime.
En se concentrant essentiellement sur les espaces métropolitains, l’analyse de la présence artistique
dans les friches occulte en effet une série d’anciens territoires industriels ruraux. Et ici aussi la friche
interroge un particularisme spatial dans ce qu’il manifeste d’une crise des fonctions originelles de
l’espace, d’une rupture du regard que la société lui porte, et d’une mutation de sa capacité à s’y
projeter et à s’y investir. La présence artistique est révélatrice de la fabrique d’un patrimoine
(Heinich, 2009) et d’une architecture en mouvement, dont des artistes se saisissent pour y trouver
leur place. Une place complexe, à la croisée des parcours individuels et des mutations territoriales,
qui interroge les formes particulières du renouveau social en milieu rural.
Dans ce cadre nous proposons d’analyser la dynamique culturelle en milieu rural à travers l’impact
des parcours individuels d’artistes, comme a pu le faire Ann Markusen pour New York (2008), mais à
l’échelle d’un petit bourg rural dans le Massif du Pilat : Saint‐Julien‐Molin‐Molette, commune
marquée par le développement des industries textiles lyonnaises du 19e siècle, dont les dernières ont
256
fermé au milieu du 20e siècle, et qui a laissé de vastes locaux inoccupés, aujourd’hui réappropriés par
des artistes.
À partir de cet exemple, étudié selon une méthodologie d’enquêtes qualitatives, avec de longs
entretiens semi‐directifs auprès de la plupart des acteurs résidant sur place (artistes et structures),
nous analysons dans une première partie la place de l’usine dans les modalités d’installation et de
présence des artistes dans les friches industrielles du village et l’appropriation du bâti dans leurs
projets ; puis dans un second temps, nous interrogeons la dimension spatiale de l’émergence d’une
logique d’économie artistique reposant sur l’emploi, l’animation, et l’attractivité des territoires, qui
met en jeu les échelles territoriales et les liens ville‐campagne. Aussi, face au modèle urbain de la
friche culturelle, il s’agit d’examiner dans un contexte rural les tensions entre le support patrimonial
et le support créatif portés par la friche industrielle.
HABITER L’USINE A LA CAMPAGNE, DE L’ESPACE SYMBOLIQUE DE REPLI A L’OPPORTUNITE
CREATIVE
À Saint‐Julien‐Molin‐Molette, commune de 1200 habitants dans le territoire rural du Massif du Pilat,
on recense plus d’une quarantaine d’artistes (comédiens, sculpteur, chanteurs, photographes,
danseurs, metteurs en scène, peintres…), et d’artisans d’art (céramistes, ferronnier, etc.), ainsi que
plusieurs compagnies et collectifs d’artistes dont les membres vivent et créent sur la commune, sans
oublier des entreprises culturelles (éditeur), tous principalement installés dans d’anciennes usines
textiles. À cela il convient d’ajouter les artistes qui viennent créer ou répéter temporairement auprès
de ceux qui vivent sur la commune.
Comment expliquer une telle densité ? Si la proximité des agglomérations de Lyon et St‐Etienne
(moins d’une heure de trajet) peut expliquer une part de cette attractivité, l’approche sociale permet
de saisir au‐delà des événements et des structures culturelles, l’hybridité des places occupées par les
artistes. Il s’agit d’artistes de différentes générations, avec des projets et des disciplines artistiques
différents, et dont les liens avec le territoire sont différenciés. L’entrée par la friche industrielle, qui
est le substrat commun à toutes ces installations, permet de saisir la place et les temporalités de ces
mondes qui cohabitent.
Un espace de repli dans un patrimoine disponible
La plupart des bâtiments industriels de St‐Julien‐Molin‐Molette sont construits au 19e siècle pour
réunir dans une dizaine de vastes usines plus de 1000 ouvriers travaillant dans des filatures, des
moulinages et des ateliers de tissage de la soie. Liées aux négociants soyeux lyonnais, toutes les
usines travaillant la soie ont diminué leur activité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec
l’émergence de la concurrence étrangère et l’évolution des techniques, les deux principaux
établissements de la commune cessant une grande partie de leur activité au début des années 1970.
Au même moment, un jeune photographe parisien qui dispose de deux ateliers à Paris, a envie de
« bouger, car c’était un peu tendance à l’époque »1. Attiré par la possibilité d’y trouver des espaces
assez grands, l’installation à St‐Julien s’est faite à la suite d’une prospection en 1976 dans la région.
Ce qui a fait la différence, c’est la disposition des usines à flanc de coteaux du fait de la dérivation de
la rivière, assurant un bon ensoleillement à la différence de nombreux villages où les usines sont
enclavées en fond de vallée. Attirés par ce potentiel, il décide avec plusieurs amis de louer l’usine
directement auprès de l’industriel pour y faire un espace d’exposition auquel s’adjoint un espace
« bar/casse‐croute » sous licence 3. Avec le succès de cette expérience (300 visiteurs par week‐end),
le réseau s’est affirmé, en s’inscrivant notamment en lien avec des réseaux artistiques lyonnais, et
fort de ces débouchés l’opportunité de créer une activité d’imprimerie se concrétise en occupant le
rez‐de‐chaussée des locaux devenus propriétés en indivision des quatre personnes qui y vivent.
1
Entretien réalisé en septembre 2011.
257
Le bâti industriel est ainsi considéré comme un espace de liberté : liberté de vivre à plusieurs dans
des espaces d’habitations partagés, de réserver un large plateau pour y déployer un espace
d’exposition, et de mettre en place un projet supplémentaire et encombrant dans l’espace encore
disponible. Mais pour ces défricheurs, si la localisation en milieu rural demeure un atout foncier et
une aménité de bien être relativement à la vie urbaine, elle reste très largement problématique,
notamment en termes de déplacements qui imposent l’ajustement des activités et des liens aux
marchés urbains. Dans le cas de cette première installation artistique dans le village, la friche
apparait tout à la fois comme un espace de repli, un lieu d’expérimentation et de projet de vie, mais
aussi un lieu des possibles, un lieu où face aux contraintes et aux échecs, des ajustements
stratégiques sont possibles.
Un espace d’opportunité dans un patrimoine accessible
L’arrivée de ces nouveaux résidents fut le germe d’un changement. Dans les années 1990, les
dernières usines ferment, et malgré les plans d’aides à la reprise industrielle, les entrepreneurs fuient
dans la vallée et ses infrastructures de transport. Devenu conseiller municipal, le premier artiste
installé dans une friche, suggère d’après son expérience et sur les retours de sa clientèle, que
beaucoup d’artistes, à l’occasion de leur visite, ont envie d’acheter un bâtiment industriel
abandonné.
Anticipant les difficultés rencontrées par les artistes pour s’installer à la campagne, la municipalité
soutient en 1996 un projet dont la raison d’être est de donner de la souplesse aux artistes qui
souhaiteraient tenter l’expérience. Elle rachète les usines à bas prix, le principe étant de les louer
pendant deux, trois ans, le temps pour les nouveaux arrivants de trouver un équilibre de vie et de
juger de la pérennité économique de leur activité, avant de pouvoir racheter les loyers en parties
d’achat ou d’abandonner leur projet à moindre frais.
Entre temps, le projet municipal s’est enrichi du soutien de la DRAC et du PNR2 qui proposaient un
accompagnement financier et politique du projet. Le partenariat a finalement été refusé par la
commune, mais le projet a néanmoins donné un formidable coup de projecteur sur le village en
entrainant plus de cinquante demandes venues de tous horizons. De fait, même si l’ambition
culturelle a été réduite par les crispations communales et que l’absence d’action politique pérenne a
découragé certains artistes, cela a créé une dynamique qui a suscité cet élan d’installation qui se
manifeste aujourd’hui par cette nébuleuse présentielle d’artistes dans le village et ses friches
industrielles.
Ainsi, même sans projet culturel porté politiquement, les opportunités immobilières offertes par les
usines pour des artistes en quête d’espace et de volume pour créer ont été vite connues dans la
région. Cependant, plutôt que d’être attractif pour des artistes associés à un projet culturel
ambitieux, les arrivées sont plutôt le fait de migrations d’opportunité et de proximité, concernant
finalement des artistes locaux et régionaux (Annonay, Lyon, Grenoble). Il s’agit donc d’un levier de
patrimonialisation classique, où plutôt que la culture des lieux, c’est le bâti qui est valorisé comme
potentiel immobilier. Intrinsèquement, la friche industrielle incarne ce potentiel spatial où des
fonctions très différentes peuvent prendre place. Elle agit – en synchronie des mouvements urbains –
comme un idéal spatial, disponible, vaste et peu onéreux, auquel vient s’ajouter ici une composante
liée au cadre de vie qui va progressivement s’activer.
Un espace de valeur ajoutée dans un patrimoine de projet
L’espace investi n’est pas neutre, et ses composantes architecturales, historiques, paysagères et
sociales imprègnent les artistes. Si les artistes installés à St‐Julien sont nombreux à travailler le
support industriel dans leur création (qu’il s’agisse de la matérialité textile chez les plasticiens ou de
l’histoire ouvrière et industrieuse chez les auteurs), le support industriel agit plutôt comme une
2
La commune de St‐Julien est située au cœur du Parc Naturel Régional du Pilat.
258
fenêtre sur le territoire. Il ressort souvent que la cadre bâti « impose ses règles et son histoire »3 et
invite l’habitant/créateur à se saisir du cadre spatial qui le sous‐tend. En un mot, le patrimoine se
territorialise, et le projet artistique individuel se définit dans ce cadre.
Se faisant, les enjeux de promotion territoriale émergent, et l’artiste se retrouve être un acteur du
discours patrimonial. Et si les concepts de l’idéologie « patrimoniale » peuvent se figer dans des
postures d’opposition marquées, entre une valorisation classique du passé industriel sous une forme
muséale et une relecture collective et informelle de l’espace4, on constate que la posture en retrait
de l’artiste est de moins en moins recherchée, et que les créateurs, par nécessité ou par choix,
inscrivent de plus en plus leur démarche artistique dans des formes de contractualisation territoriale.
Au‐delà de l’aspect budgétaire des subventions, le territoire devient un partenaire de valorisation
pour les artisans d’art constitués en réseau5, de création pour les plasticiens invités à intervenir sur le
paysage6, de promotion pour les structures d’accueil en résidences d’artistes qui valorisent
conjointement la friche et le cadre de vie rural dans leur argumentaire7. En associant l’espace de la
friche au cadre de vie territorialisé, les artistes passent d’une rhétorique de l’espace support créatif
pour soi, à une rhétorique de l’espace projet de création pour les autres, et deviennent des acteurs
du territoire. Cette posture en relation avec les structures territoriales (collectivités locales,
entreprises et associations) permet certes de diversifier les champs d’intervention et de financement
(« on devient un acteur, c’est un atout pour s’installer »8), mais elle marque également une
problématique de cohabitation entre projets artistiques, dont beaucoup demeurent attachés à l’idée
de la friche industrielle villageoise comme lieu de création et d’expérimentation dans un espace de
liberté, préservé, calme et attractif.
Ainsi, à l’installation d’artistes défricheurs dans les années 1970, répond – non sans concordance –
une initiative de la municipalité dans les années 1990, qualifiant cet espace en une zone dédiée aux
artistes et à l’artisanat d’art. Cette action a initié une dynamique culturelle dans le contexte favorable
du Parc Naturel Régional du Pilat ; Saint‐Julien‐Molin‐Molette se situant dans une campagne
labellisée, sans toutefois être éloignée de grandes métropoles, Lyon, Saint‐Etienne et Grenoble, avec
lesquelles les interactions sont nombreuses. Les artistes sont au centre d’une recomposition du lien
ville‐campagne dessinant un maillage territorial renouvelé.
LE VILLAGE INDUSTRIEL : D’UN ESPACE FRONTIERE DE MARGE A L’EMERGENCE D’UNE NOUVELLE
POLARITE CULTURELLE
La manière dont les artistes se jouent des espaces et les font jouer invite à adopter un regard multi‐
scalaire. L’espace de la friche industrielle renfermant la genèse des démarches, des temporalités et
des événements, met en scène plusieurs échelles territoriales et apporte un éclairage nouveau aux
relations ville‐campagne. Or on le voit, l’espace industriel disponible est occupé et investi par
différentes générations d’artistes et différents projets qui ne font pas lien. La culture patrimoniale du
lieu est certes partagée par tous, mais les formes culturelles qui cohabitent ne font pas lieu de
culture, et surtout ne font pas territoire. La question est alors celle du caractère original de la
spatialité ainsi créée, et peut‐être encore plus particulièrement celle du statut de l’espace rural
concerné.
3
Entretien avec une auteure, septembre 2011.
L’une des usines fait aujourd’hui l’objet d’opposition entre deux projets qui incarnent cette césure.
5
« L’association des métiers d’art du Pilat » agit en appui sur la route des métiers d’art initiée par le PNR.
6
Notamment avec le programme « Regards croisés sur les paysages », projet de coopération qui s’inscrit dans le cadre du programme
européen Leader+ et qui a mobilisé plusieurs artistes de la commune.
7
Site internet de L’Essaim de Julie, consulté en avril 2012.
8
Entretien avec une plasticienne, janvier 2012.
4
259
La grande échelle et le mythe de l’action culturelle localisée
Les ambiguïtés entre élus et artistes quant aux résultats attendus en termes de vitalité du tissu
associatif local, d’animation sociale et d’éducation artistique trouvent à St‐Julien une forme de
paroxysme. En milieu rural, du fait de l’absence d’équipements culturels, la présence artistique est
souvent perçue comme un possible levier d’action culturelle. Pourtant, si beaucoup d’artistes
adoptent des statuts associatifs pour gérer leurs activités, peu sont les structures ayant vocation à
s’adresser aux populations locales. L’ambiguïté du statut associatif pose les termes des mirages de
l’action artistique localisée : entre création et diffusion, et entre repli sur soi et animation locale.
La structure associative est en effet de moins en moins un projet collectif de vie locale, mais de plus
en plus un outil pour monter des projets et toucher des subventions. De fait, même si aucune
structure n’a pour vocation unique de proposer de la diffusion de spectacles ou de créations,
beaucoup proposent un moment d’animation et d’échange le temps d’un festival1, d’une
présentation publique du travail d’une résidence2, d’une exposition3, de stages4… Cependant, les
coopérations entre artistes demeurent une exception, et le tissu villageois est rarement mobilisé
autour de ces événements, le public étant souvent issu des agglomérations et territoires voisins.
Dès lors, cette densité artistique exceptionnelle n’induit pas une vitalité démesurée et n’agit pas
comme un facteur d’attractivité susceptible d’induire un renouvellement de population. Trop isolé, le
village demeure un espace de repli (présence de marginaux) ou de présence temporaire ; et si nos
enquêtés manipulent souvent l’idéal de proximité sociale comme facteur d’installation, tous
expriment une forme de rejet, celle‐ci demandant beaucoup de temps pour se révéler et nécessitant
la présence de relais locaux.
En l’absence de dynamique collective, les artistes se tournent vers le syndicat d’initiative et surtout
vers la radio locale5, très dynamique, qui est le relais indispensable de leurs actions. Par ailleurs, une
salle de spectacle6 peut servir de point d’appui, mais les temps de rencontre sont rares, et de l’avis
général les artistes ne s’intéressent pas aux travaux de leur voisin. Cela conduit certains à faire le
constat que l’on parle plus des artistes venus de l’extérieur présents temporairement, que de ceux
qui vivent à St‐Julien.
Cependant, il y a là un effet de génération et de statut artistique. Ceux installés de longue date, dont
la renommée est très a‐localisée, s’engagent fortement dans la vie locale (association7, initiation
artistique8, comité de défense, vie politique…) ; cet engagement correspondant à l’éthique de leur
installation. A l’inverse, parmi les nouveaux installés, nombreux ont intégré une logique de projet, et
ont un impératif de localisation : le territoire du bassin de vie ou la région étant leur scène, c’est là où
ils se produisent et trouvent des financements. L’action sociale est donc directement liée à leurs
activités. Une action qui draine un large public est donc la meilleure façon de légitimer et de
pérenniser une présence et un financement.
À St‐Julien, du fait de l’hétérogénéité des postures et des positions artistiques, la place occupée par
les différents artistes dans l’espace villageois exprime un conflit entre création et diffusion. Les
1
Festival « Plein Sud » organisé par l’association « l’Oreille est Hardie » qui propose des résidences d’enregistrement studio pour musiciens
professionnels.
« L’Essaim de Julie » dispose d’un espace propice aux présentations du travail des Cie en création et a créé un espace de
restauration/détente pour accueillir le public.
3
Quelques artistes plasticiens du village coordonnent une exposition pendant les deux mois de l’été qui investit différents lieux du village :
commerces, maisons des associations, usines et ateliers… Intitulée « In et Off », cette manifestation présente les travaux d’artistes de la
commune et en invite d’autres.
4
La compagnie de danse « La Trisandre » propose des stages professionnels, mais aussi des initiations pour tous les publics.
5
« Radio d’Ici », qui a ses studios à St‐Julien, propose une programmation variée en donnant la parole aux habitants et en animant des
stages de formation pour les scolaires. Relais d’information, c’est aussi une plate‐forme logistique utilisée par beaucoup d’associations.
6
Dans une ancienne usine textile, la commune a aménagé une salle des fêtes et une salle de cinéma performante et adaptée aux
représentations de spectacle vivant. L’association « Cinémolette » y propose 3 fois par mois des films d’art et essais contemporains.
7
L’association « Bien vivre à St‐Julien‐Molin‐Molette » milite pour la préservation des paysages.
8
Sous l’impulsion d’une chanteuse renommée, l’association « Musiques à l’usine » propose des actions de formation, d’animation et de
création musicale, sous forme de stages et de spectacles.
2
260
artistes ne recherchant pas tous la même légitimation locale, ils sont fortement liés au contexte
territorial régional.
Un village d’interface régionale : du réseau rural au réseau métropolitain
Dans toutes les situations rencontrées, l’installation et l’activité des artistes s’inscrivent dans un
réseau. Ces situations dessinent un ensemble d’opportunités créatives spatialisées, qui rend
impossible de penser le village de St‐Julien comme un isolat patrimonial. Qu’il s’agisse de l’atelier
isolé ou de la structure d’aide à la création, toutes les situations rencontrées jouent sur des effets
d’amitiés et de collaboration à l’échelle régionale.
Il est pour cela important de souligner la place des réseaux initiés dans le cadre des processus de
formation9. Les artistes de St‐Julien (et notamment les derniers installés) sont généralement issus
d’écoles artistiques de la région Rhône‐Alpes et les relations initiées à cette occasion sont
aujourd’hui leur meilleur relais d’intégration au marché artistique. Les agglomérations situées à un
peu plus d’une heure de trajet de St‐Julien10 agissent donc comme des pôles structurants pour leur
activité. Que ce soit pour trouver des lieux de diffusion de leur propre création, pour attirer des
artistes et des compagnies en résidences11 ou pour drainer un public nombreux12, ces agglomérations
sont essentielles à l’équilibre et à la réussite des projets initiés à St‐Julien. Et si le rôle central de
l’agglomération lyonnaise comme point d’appui sur des structures existantes et renommées est
indéniable, on peut remarquer le rôle important de la petite ville d’Annonay en Ardèche dans le
développement de la dynamique artistique à St‐Julien. Distante d’une dizaine de kilomètres, la ville a
attiré des artistes du spectacle vivant qui ont été séduits par St‐Julien et y décentralise13 aujourd’hui
une partie de ses spectacles. La complémentarité entre grandes agglomérations, petites villes et
villages est dans ce cas assez signifiante du jeu d’échelle pratiqué par des artistes qui jouent entre les
effets de proximité (confiance et échanges) et ceux de leur mobilité (réseau, collaboration).
Ce constat de collaborations artistiques intégrées à l’échelle régionale est partagé aujourd’hui par de
nombreux acteurs et notamment le conseil régional qui y concentre son action14. La Région soutient
l’idée d’un nouvel âge artistique (à la suite des politiques d’action en faveur de la décentralisation
des lieux de diffusion) marqué par la demande d’espaces dédiés à la création. Le rural est ainsi
identifié pour répondre aux besoins de lieux pour travailler, des lieux de « fabrique », des lieux de
création. Dans ce cadre, le patrimoine industriel est perçu comme un puissant argument de
revitalisation, pour dépasser l’idée d’un rural conservatoire, mais valoriser au contraire des
campagnes en mouvement, lieu de vie et d’innovation. Avec la valorisation des initiatives de
reconversion du patrimoine industriel, c’est une culture inter ville/campagne qui est identifiée
comme facteur de revitalisation du patrimoine et d’attractivité pour un territoire rural.
La fabrique ou le jeu entre mobilité et proximité d’un refuge accessible…
Avec le concept de la fabrique artistique, comme lieu d’échanges et de création, un discours
renouvelé de la marge artistique émerge où le rural est perçu comme une nouvelle friche susceptible
de répondre aux besoins des artistes : « c’est un lieu de recherche et de répétition pour les créations
où l’activité se développe librement au gré des envies et des rencontres. Ici on se trouve à l’écart
d’une certaine agitation ou d’un rythme en constante accélération qu’impose l’espace urbain. Ce lieu
9
Des artistes issus de L’école nationale supérieure des Beaux‐Arts de Lyon, et de l’école de théâtre La scène sur Saône, également située à
Lyon, sont particulièrement représentés, et entretiennent longuement des relations de travail avec leur réseau de formation.
10
Lyon, St‐Etienne, Grenoble et Valence.
11
St‐Julien commence par devenir un lieu réputé pour l’accueil de compagnie en résidence. De nombreuses jeunes compagnies y faisant
référence (Cie Théâtre debout).
12
Les PNR sont des aires de séjour appréciés par les urbains et drainent une population nombreuse en période estivale.
13
De nombreux artistes présents à St‐Julien sont issus de la scène Annonéenne, réputée dans le domaine des arts de la rue, et via les
er
associations de St‐Julien accueillent une partie de la programmation du « Festival du 1 film ».
14
A l’occasion de sa visite officielle du village le 16 mai 2011, le président de la région Rhône‐Alpes, Jean‐Jack Queyranne affirma cette
ambition en prenant exemple sur le site de la « Cartoucherie » à Valence qui accueille « Fol Image ».
261
de mémoire, encore vibrant des présences des générations d’ouvriers qui l’ont fait fonctionner, est
propice au travail, à la concentration et représente un véritable outil de création »15.
Perçu et construit comme un refuge, le bâti industriel rural agit dans un double mouvement
d’opposition et d’intégration à la ville. Et de fait, cela entérine le fait que l’espace rural n’est pas
(n’est plus) indépendant de la ville. Les fonctions de la campagne sont construites par ce jeu de
proximité dans lequel les acteurs mettent en valeur des ressources dont les débouchées
économiques sont localisées mais majoritairement destinées aux artistes et populations urbaines. Il
s’agit de mettre en valeur des accents de proximité (flirtant parfois avec les constructions
d’authenticité) dont la pérennité repose sur le jeu des mobilités.
En appui sur des thématiques créatives qui trouvent leurs inspirations dans la campagne16, on assiste
à l’émergence d’une économie culturelle fondée sur la constitution dans le rural d’espaces dédiés à
la création qui semble dépasser les exemples classiques d’économie artistique en appui sur le
développement touristique17. Et on assiste alors à la construction d’une vision renouvelée de
l’approche patrimoniale. Un patrimoine identifié non plus comme un substrat, mais comme un
support vivant et approprié, intégré à l’échelle régionale, qui réinterroge la patrimonialisation des
campagnes et ses acteurs.
CONCLUSION
Ainsi, loin de la figure du désert culturel, la présence artistique est forte dans cette commune rurale,
et se manifeste à travers des modes variés de réappropriation de l’espace industriel. Nos enquêtes
montrent, en effet, différentes vagues de réhabilitation et de projets artistiques, qui invitent à
penser le rapport au patrimoine comme partie prenante d’un parcours de vie et d’un projet
artistique. Au‐delà d’un questionnement sur l’identité patrimoniale, nous insistons ici sur l’ensemble
spatial formé par l’usine, dans sa dimension tant perçue que vécue, habité par des artistes. Leurs
parcours permettent d’identifier des modalités d’installation qui mettent en scène des mutations et
des ruptures dans l’appropriation du bâti et son inscription dans l’espace villageois.
Patrimoine habité dans le temps long, la friche rurale oscille entre deux vocations patrimoniales,
l’une résidentielle comme cadre de vie, l’autre culturelle comme lieu de créativité ; et finalement
cette tension dans le modèle de la friche culturelle cristallise ici les enjeux d’un territoire d’interface.
Nouvelle campagne ou transposition d’un imaginaire urbain, l’étude de ce terrain nous permet de
poser la question des acteurs du développement local par la culture en des termes renouvelés, en
soulignant l’importance des parcours individuels et des postures collectives dans la transformation
des espaces, mais aussi la tension entre logiques d’actions et représentations individuelles. L’étude
des pratiques des artistes nous permet ainsi d’explorer les dimensions spatiales du patrimoine
industriel dans la construction des territoires ruraux contemporains, entre fabrique d’art spatialisée
et démarches artistiques situées, pour réinterroger le phénomène patrimonial en milieu rural.
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Delfosse C., 2003, Géographie rurale, culture et patrimoine, Habilitation à diriger des recherches
(HDR), Université de Lille I, 2 vol. : vol. de synthèse (312 p.) et volume de publications (443 p.).
15
Site internet du studio de danse Les Ailes de Bernard.
À l’exemple des artistes plasticiens qui ont une démarche d’Art in Situ, des danseurs qui travaillent sur le rapport à la matière, ou encore
des artisans d’art relativement au savoir‐faire lié au passé textile.
17
Les difficultés rencontrées par les artisans d’art potiers/céramistes témoignent de ce basculement.
16
262
Delfosse C., 2011, « Culture, inégalités spatiales en milieu rural, et politiques », JEAN Y., CHAUVEAU
F. (dir.), Justice et société rurale, Rennes, PUR, 103‐120
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AUTEUR/AUTHOR
GEORGES Pierre‐Marie
Université Lumière Lyon 2 – Laboratoire d’Etudes Rurales EA3728
Doctorant en géographie
pmgeorges@gmail.com
263
LA RECONVERSION CULTURELLE DES ANCIENNES INFRASTRUCTURES
MINIERES : REGARDS CROISES SUR LES BASSINS CHARBONNIERS
DU NORD‐PAS DE CALAIS (FRANCE) ET DE LA RUHR (ALLEMAGNE)
Bruno LUSSO
RESUME/ABSTRACT
A partir de la confrontation des expériences menées dans les bassins charbonniers du Nord‐Pas de
Calais et de la Ruhr, l’objectif de cette communication est d’analyser les modalités de la
transformation des infrastructures minières en lieux culturels. Si dans la Ruhr, les populations et les
villes se sont très rapidement réappropriées ces anciens « phares » de l’économie régionale, les
collectivités locales de l’ex‐Bassin Minier du Nord‐Pas de Calais ont en revanche préféré démanteler
leurs friches, perçues comme inesthétiques et coûteuses à entretenir. Toutefois, un changement de
philosophie politique s’est effectué à partir de la fin des années 1980. Ceci a permis la réhabilitation
et la patrimonialisation dans le cadre de vastes périmètres de régénération urbaine de ces friches
minières. Ces infrastructures abritent désormais des équipements culturels, des activités créatives et,
le cas échéant, des festivals.
MOTS CLES/KEYWORDS
Friches industrielles – Régénération culturelle – Patrimoine – Créativité – Vieille région industrielle
INTRODUCTION
Les deux bassins miniers du Nord‐Pas de Calais et de la Ruhr ont pour point commun d’être deux
régions anciennement industrialisées ayant développé dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à une
grande échelle, la production charbonnière, métallurgique et sidérurgique. Or, dès les années 1960,
les activités industrielles traditionnelles connaissent un recul rapide laissant la place à d’immenses
friches industrielles nécessitant un traitement de la part des autorités publiques. En France, selon
l’EPF (Etablissement Public Foncier), une friche industrielle est « un espace, bâti ou non, qui a
participé ou participe encore marginalement à une activité industrielle et dont l’état de dégradation
est tel que tout nouvel usage du sol ou du bâti n’est possible qu’après une remise en état notable ».
En Allemagne, les friches industrielles désignent « des espaces abandonnés qui ont été utilisés pour la
production mais sur lesquels plus aucune activité économique ne peut désormais prendre place»
(Estermann, 1986). Les friches industrielles peuvent être considérées comme une synthèse des
problèmes de pollution, de déstructuration territoriale, véhiculant ainsi une image profondément
négative pour les territoires concernés. La question du recyclage de ces friches devient alors un enjeu
fondamental.
Néanmoins, certains chercheurs considèrent les friches industrielles comme une période charnière
annonçant un éventuel renouveau (Hall, 1998). Les processus de reconquête des friches industrielles,
véritables stigmates physiques de la crise, grâce à la culture et aux pratiques artistiques,
participeraient de ce mouvement. Dans certains de ces espaces dévitalisés, « l’après crise s’offre
comme un temps de veille révélateur de leurs potentialités sociales et urbaines » (Andres et
Ambrosino, 2008). Le contexte peu favorable, le relatif isolement et l’état potentiel de dégradation
des bâtiments placent souvent les friches industrielles en dehors du marché foncier (Bonneville,
2004). La présence de vastes espaces libres en pleine ville encourage des artistes souvent en marge
264
et/ou désargentés à réinvestir les lieux de manière légale ou sous la forme de squats (Grésillon,
2008). L’objectif de cette communication est d’analyser les modalités de reconquête et de
patrimonialisation de ces friches industrielles par la culture. Pour ce faire, trois principaux points
seront abordés :
- Les étapes de la patrimonialisation des installations minières dans les bassins du Nord‐Pas de
Calais et de la Ruhr ;
- Les modalités de la transformation urbaine et architecturale de ces infrastructures industrielles ;
- Les activités culturelles mises en place dans le cadre de ces politiques de reconversion.
DEUX VIEILLES REGIONS INDUSTRIELLES, DEUX PERCEPTIONS DU PATRIMOINE INDUSTRIEL
DIFFERENTES
Dans ces deux anciennes régions minières, les actions en direction du patrimoine industriel ont
fortement divergé, avec une politique patrimonialisation précoce dans la Ruhr qui s’oppose à une
volonté de faire table rase du passé dans le Nord‐Pas de Calais.
Des régions industrielles dévastées par la disparition de l’industrie minière
Les deux bassins miniers étudiés ont pour caractéristique commune d’avoir connu un déclin
industriel et économique accéléré après la Seconde Guerre mondiale. En effet, l’extraction
charbonnière des bassins miniers du Nord‐Pas de Calais et de la Ruhr s’effectue dans des conditions
d’exploitation difficiles qui rendent la production peu rentable par rapport aux gisements miniers
états‐uniens, australiens ou russes. C’est dans ce contexte très difficile qu’est envisagée en France,
par le Plan Jeanneney de 1963, la disparition progressive des mines devenue effective en 1990 dans
le Nord‐Pas‐de‐Calais. Dans la Ruhr, la fin des années 1960 marque le début d’une inexorable
récession de la production charbonnière qui se concentre désormais sur quelques puits rentables
situés au nord de la région.
Ces deux bassins industriels développent alors l’image répulsive de « pays noir » (Ganser, 1996), dans
la mesure où ils manquent clairement de qualités urbaines et paysagères. Ces régions, qui ne
comptent pas de ville‐capitale, se sont urbanisées sur les noyaux villageois et autour d’une
industrialisation qui s’est développée sans contrainte, colonisant tout l’espace et laissant aujourd’hui
derrière elle des milliers d’hectares de friches. Cette situation est particulièrement dramatique dans
la vallée de l’Emscher, région située au nord de la Ruhr totalement dénuée de centralités qui abrite
un très grand nombre de sites industriels contaminés et la rivière la plus polluée d’Europe
occidentale au début des années 1990. Avec plus de 10 000 hectares de friches industrielles à traiter
à la même époque, la situation du bassin minier du Nord‐Pas de Calais n’est guère meilleure. Un tel
contexte explique la mise en place de politiques de traitement des friches industrielles qui ne suivent
cependant pas le même objectif dans le bassin minier du Nord‐Pas de Calais ou dans la Ruhr.
La prise en compte précoce du patrimoine minier en Allemagne
Dans la Ruhr, apparaissent dès les années 1980 les premières mesures de protection du patrimoine
industriel. La reconnaissance de ce patrimoine doit beaucoup à l’intermédiation de deux artistes, les
photographes Bernd et Hilla Becher qui, dès les années 1970, ont entamé un véritable travail
d’entomologistes du patrimoine industriel. Ils ont constitué un catalogue précis d’images d’usines et
d’infrastructures industrielles abandonnées et contribué à renverser la vision qu’ont les habitants, les
décideurs politiques et les aménageurs de leurs paysages industriels qui revêtent désormais un
caractère identitaire (Soyez, 1999). Disposant d’importantes prérogatives en matière
d’aménagement du territoire, les municipalités mettent en place toute une série de mesures visant à
protéger et à reconvertir ces sites industriels désaffectés.
265
Mais c’est avec la mise en place en 1989 par le Land de Rhénanie du Nord‐Westphalie
d’une IBA (Exposition internationale d’architecture) dans la vallée de l’Emscher que les mesures de
protection du patrimoine industrielles se sont intensifiées. Cette opération médiatique vise à attirer
des architectes de renom et à susciter de grands projets innovants, dans l’espoir de provoquer une
transformation structurelle de la région (Ganser, 1996). L’IBA soutient uniquement des projets qui
s’appuient sur la réutilisation des bâtiments existants, le patrimoine, l’écologie et la festivalisation de
la culture. L’objectif de l’IBA est de réhabiliter les friches industrielles avec l’aide de paysagistes ou
d’artistes, pour leur donner un nouvel usage. C’est à partir de cette stratégie que le parc paysager de
l’Emscher, d’une surface totale de 320 km², a été constitué. Dans ce cadre a été ouverte en 1999 une
Route de la Culture Industrielle, présentant une centaine de sites miniers et sidérurgiques
reconvertis. Certains d’entre eux, comme complexe minier de Zollverein à Essen, sont inscrits au
Patrimoine mondial de l’UNESCO, témoignant ainsi de cette ambitieuse politique de réhabilitation.
Des destructions massives dans le bassin minier du Nord‐Pas‐de‐Calais
La situation est très différente dans le bassin minier du Nord‐Pas de Calais où les municipalités,
souhaitant tourner définitivement la page de l’histoire minière, ont préféré détruire un maximum
d’infrastructures minières. Le seul exemple de protection du patrimoine minier dans les années 1970
est la fosse Delloye à Lewarde transformée en 1984 en musée de la mine par les Houillères du Bassin
du Nord et du Pas de Calais (HBNPC). Toutefois, à partir du début des années 1990, le Conseil
Régional du Nord‐Pas de Calais développe des relations assidues avec la Ruhr, résultant de la mise en
place dans les années 1980 du Réseau Européen des régions de Tradition Industrielle (RETI). Les
pratiques allemandes interpellent les acteurs du Nord‐Pas‐de‐Calais.
Une conscience patrimoniale émerge au sein de la population, avec plusieurs associations
constituées d’anciens mineurs, visant à protéger un site minier. Si un certain nombre de tentatives
échouent (protection du puits 5/12 à Sallaumines détruit en 1990), d’autres aboutissent et
permettent de sauver certains chevalements (association du 8 d’Evin‐Malmaison) ou des ensembles
complets (fosses 9/9bis d’Oignies et 11/19 de Loos‐en‐Gohelle). L’aboutissement actuel de ce
processus est la candidature du bassin minier du Nord‐Pas de Calais au Patrimoine Mondial de
l’Humanité de l’UNESCO au titre des paysages culturels.
Malgré tout, le bilan de la protection dans l’ancien bassin minier est mince puisque sur plus de 250
chevalets, 21 sont encore debout et seulement 4 sites miniers demeurent entiers et complètement
restaurés (Lewarde, Loos en Gohelle, Arenberg, Oignies). Un certain nombre d’installation, comme la
fosse d’Anhiers, sont encore visibles mais bien souvent à l’état de ruine. Ainsi, faute de moyens (à
l’aube de l’intercommunalité, les communes du Nord‐Pas de Calais ne disposaient pas des moyens
financiers pour entretenir leurs infrastructures minières) et d’une philosophie de pensée globale, le
bassin minier du Nord‐Pas de Calais n’a conservé qu’une part infime de ses anciennes infrastructures
industrielles. Ces dernières sont souvent réhabilitées selon les mêmes principes urbanistiques et
architecturaux.
LES MODALITES DE TRANSFORMATION DE L’INFRASTRUCTURE INDUSTRIELLE
Cette deuxième partie a pour objectif de souligner les étapes et les modalités de transformation
architecturale et de patrimonialisation de ces friches industrielles. Les principes de réhabilitation sont
souvent les mêmes et visent autant à mettre en exergue l’identité industrielle de ces territoires qu’a
récréer les centralités perdues dans ces anciens « phares » de l’économie régionale (Soyez, 1999).
266
Choix architecturaux et mise en valeur du patrimoine minier
Lorsque les infrastructures industrielles ne sont pas destinées au démantèlement, elles font l’objet
d’une réhabilitation qui vise à conserver les principales caractéristiques architecturales des bâtiments
préexistants. Pour ce faire, les autorités publiques de la vallée de l’Emscher ont fait appel à des
architectes (Norman Foster pour le complexe minier de Zollverein) et des artistes contemporains de
renom (Christo et Jeanne‐Claude pour le gazomètre d’Oberhausen) pour assurer la réaffectation à
des fins culturelles des friches minières, alors que dans le bassin minier du Nord‐Pas‐de‐Calais, les
édiles privilégient des cabinets d’architectes et de paysagistes reconnus dans la réhabilitation du
patrimoine (Septentrionale Restauration Monuments Historiques pour la mine d’Arenberg).
Dans la mesure où nombre d’infrastructures minières sont l’objet d’une protection patrimoniale,
l’enjeu de ces architectes et paysagistes est alors de reconstituer l’ambiance industrielle originelle.
Ainsi, pour la réalisation du Musée du Design à Essen installé dans l’ancienne chaufferie du complexe
minier de Zollverein, les travaux de réhabilitation chapeautés par Norman Foster sont minimes : les
objets sont directement exposés dans la cavité des chaudières dénoyautées, au beau milieu
d’anciennes tuyauteries, permettant de rappeler la fonction originelle du bâtiment. De la même
manière, quand une construction moderne y est adjointe, celle‐ci adopte souvent un style
architectural proche : ainsi, l’Ecole du Design de Zollverein réalisée par le cabinet d’architectes
japonais SANAA est un hommage au style Bahaus de la mine de Zollverein. L’enjeu architectural est
donc de créer un dialogue entre le nouveau et l’ancien, à l’instar du métaphone d’Oignies, construit
dans la continuité directe des infrastructures minières de la fosse 9/9bis.
Une inscription dans le cadre de vastes projets de régénération urbaine
Les autorités publiques des deux bassins miniers ont clairement anticipé l’impact économique et
social limité de ces friches culturelles et ont donc fait le choix d’inscrire ces nouveaux équipements
dans le cadre de projets de régénération urbaine plus larges, associant politiques en matière de
transports, d’habitat, d’environnement et de développement économique (Werquin, 2008). C’est le
cas dans la Ruhr du gazomètre d’Oberhausen situé sur un ancien site sidérurgique reconverti dès
1996 en centre d’exposition dédié aux nouvelles technologies. Ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une
vaste opération, Neue Mitte, qui vise à donner un centre urbain à la ville d’Oberhausen qui, jusque‐
là, en était quasiment dénuée. Ainsi a été ouvert un complexe ludo‐commercial baptisé « Centr'O »,
comprenant 200 magasins, un parc de loisirs, des restaurants, un complexe cinématographique, un
théâtre, un parc d’activité, un port de plaisance et des espaces verts.
De la même manière, le site de la fosse 9/9 bis d’Oignies s’inscrit dans le cadre d’un vaste processus
de régénération urbaine qui vise à développer un pôle économique et urbain autour de trois axes
distincts. Profitant de la proximité directe de la plate‐forme multimodale de Dourges ouverte en
2004, la Communauté d’Agglomération Henin‐Carvin a décidé de valoriser l’espace inoccupé entre
les deux sites pour créer une zone dédiée à la logistique, comprenant des surfaces de bureaux et une
école. Des aménagements sont envisagés pour favoriser le développement du tourisme d’affaires
avec la construction d’un hôtel, de surfaces de restauration et de salles de séminaire. Enfin, un
bâtiment tertiaire, construit en 2008, devrait accueillir des bureaux ouverts à tous types d’activités.
Afin de renforcer l’accessibilité de la future zone d’activités, une connexion avec le réseau
autoroutier a été réalisée dès 2007, et un projet de raccordement du site minier avec le centre
d’Oignies, finalisant ainsi la réinsertion du site dans la ville, est d’ores et déjà envisagé. Dans le cadre
de la reconversion du site, les cités minières ont été réhabilitées et l’ancien terril reconquis : ce
dernier est en partie aménagé et ouvert au public sous la forme d’un espace vert, le reste étant
consacré à la protection de la biodiversité.
267
Le renversement de l’image en ligne de mire
Dans un contexte de concurrence de plus en plus âpre entre les villes, chacune d’entre elles cherche
à véhiculer une image positive, dans la perspective d’attirer les investisseurs (Gueit, 2005). C’est en
ce sens que la culture et le patrimoine industriel deviennent un levier pour les politiques de
marketing de ces anciens bassins miniers. C’est le cas de l’Emscher Park qui a valorisé la reconversion
de ses sites miniers en équipements culturels avant de lancer la campagne de marketing qui conduira
la ville d’Essen au titre de Capitale européenne de la Culture en 2010. Sous le mot d’ordre « le
changement grâce à la culture et la culture grâce au changement » (« Wandel durch Kultur – Kultur
durch Wandel »), la candidature de la ville, qui représentait les 53 communes de la Ruhr, soulignait la
réussite de la transformation structurelle de cette région. L’attribution récompense ainsi le paysage
industriel et culturel de la Ruhr et l’urbanité qui en découle.
Dans le Bassin Minier du Nord‐Pas‐de‐Calais, les sites miniers réhabilités de Lewarde, d’Oignies et de
Wallers‐Arenberg sont des sites régulièrement mis en avant dans les politiques de promotion
patrimoniale et touristique menées par la région Nord‐Pas‐de‐Calais au même titre que le Cap Blanc
Nez et Gris Nez sur la Côte d’Opale, la Bourse de Lille ou le Musée de la Piscine de Roubaix. Il existe
donc bien un renversement total de l’image interne et externe de ces friches industrielles (Gueit,
2005) qui sont désormais mises en valeur à des fins de promotion touristique et de développement
des activités culturelles.
UNE GREFFE CULTURELLE SUR D’ANCIENS SITES MINIERS
Ces programmes de réhabilitation d’anciennes friches minières placent la culture parmi les axes
privilégiés de la revitalisation de secteurs tombés en déshérence. Trois grands types d’actions
structurantes sont particulièrement mis en évidence : la construction d’équipements culturels
d’envergure, le soutien au développement des industries créatives ou culturelles et enfin, la
festivalisation de la culture par l’évènementiel.
De nouveaux équipements culturels
Dans les deux bassins industriels, les autorités ont plutôt privilégié la création de gros équipements
culturels, pouvant avoir un rayonnement métropolitain, national, voire international. Ce qui explique
la création en 1984 du Centre Historique Minier de Lewarde et d’une sorte de « cité des
sciences » dans l’ancien gazomètre d’Oberhausen en 1996. Ces programmes traduisent aussi une
volonté de la part des pouvoirs publics de diversifier au maximum l’offre culturelle en regroupant les
différents projets sur quelques secteurs clairement identifiés et destinés à devenir des pôles voués à
la culture (Gravari‐Barbas et Violier, 2003). Ainsi, sur la transformation du complexe minier de
Zollverein à Essen fermé en 1986, a permis l’ouverture de trois musées (musée du Design, musée de
la mine et le Ruhrlandmuseum), de trois salles de spectacle, de studios de répétitions ou d’ateliers
artistiques. Néanmoins, la création de grosses structures culturelles n’empêche pas des projets de
portée beaucoup plus locale, comme l’illustre le cas du Kultur‐Café installé dans l’ancienne mine
Ickern à Castrop‐Rauxel ou du musée du Vieux 2 de Marles les Mines dans le Pas de Calais.
Toutefois, le maillage territorial des plus grandes structures est bien plus équilibré dans la vallée de
l’Emscher que dans l’ancien bassin minier du Nord‐Pas‐de‐Calais. En effet, dans ce bassin, le bilan en
matière de création d’équipements culturels se cantonne principalement à trois musées dédiés à la
mine : le Centre Historique Minier de Lewarde, le musée de la mine d’Oignies et le musée du Vieux 2
de Marles les Mines. Les équipements culturels n’ont généralement pas saisi l’opportunité d’un
patrimoine industriel jugé souvent peu esthétique et inadapté à ce type d’activité. La preuve en est
avec le projet du Louvre Lens qui investit le site du 9 des mines de Lens fermé en 1983, dont les
derniers bâtiments encore visibles ont été préalablement détruits pour accueillir le futur musée.
268
Ces équipements peuvent s’inscrire dans le cadre d’une politique de festivalisation. Si les sites
miniers du Nord‐Pas‐de‐Calais n’accueillent que quelques manifestations culturelles (concerts en
plein air sur le 9/9bis d’Oignies, pièces de théâtre dans le cadre de la Scène Nationale Culture
ommune au 11/19 de Loos en Gohelle), ceux de la vallée de l’Emscher sont, quant à eux, utilisés pour
accueillir des activités évènementielles, à l’instar du Klavier‐Festival Ruhr lancé en 1989 ou de
l’emblématique Ruhrtriennale, mise en place à partir de 2002 à l’initiative du Land de Rhénanie du
Nord‐Westphalie et organisée sur un rythme de trois ans.
Ces friches industrielles reconverties en équipements culturels ont un impact sur l’économie
touristique. Ainsi, dans la vallée de l’Emscher le gazomètre d’Oberhausen attire chaque année
450 000 visiteurs et participe pleinement à la vitalité du tourisme culturel dans la Ruhr devenu, grâce
aux 2,4 millions de visiteurs par an, l’un des axes principaux du développement régional. De la même
manière, le Centre Historique Minier de Lewarde accueille chaque année plus de 150 000 visiteurs.
Toutefois, le succès touristique ne garantit pas l’équilibre financier d’un équipement culturel qui est
souvent structurellement dépendant des subsides publics. Ainsi, malgré son transfert sur le site de
Zollverein en 2008, le Ruhrlandmuseum n’a pas su résorber son déficit financier. De la même
manière, les musées de la mine d’Oignies et du Vieux 2 de Marles les Mines réussissent à se
maintenir grâce à leur financement par les collectivités territoriales.
D’un point de vue social, ces équipements culturels, faibles pourvoyeurs d’emplois, peuvent
contribuer à un accès à la connaissance au plus grand nombre (Passeron, 2005). Mais la réalité
semble quelque peu décevante, comme l’illustrent les résultats de deux institutions muséales, le
Centre historique minier de Lewarde et le musée du Design d’Essen. En effet, les catégories sociales
les plus défavorisées restent dans l’ensemble peu concernées par l’institution, dans la mesure où
elles représentent moins de 10 % des publics muséaux, en dépit d’une grille tarifaire qui leur est
favorable.
Le soutien aux industries créatives
A la fin des années 1990, une nouvelle étape est franchie. En matière d’action publique, la
planification de clusters culturels au sein de quartiers labellisés « culturels et créatifs », ou
d’« industries culturelles », est en passe de devenir une « orthodoxie de l’aménagement et de la
revitalisation urbaine » (Scott, 2004). Que ce soit dans la vallée de l’Emscher ou dans le bassin minier
du Nord‐Pas de Calais, les pouvoirs publics ont encouragé le développement des industries créatives
ou culturelles sur les anciennes friches industrielles. C’est le cas de l’immense complexe minier
Zollverein, pour lequel est envisagé un développement de l’activité du design. Autour du musée du
Design ouvert en 1997, une surface totale de 35 000 m² a été réservée pour l’implantation
d’entreprises spécialisées dans le domaine des médias et du design, ainsi que des logements et des
ateliers destinés aux créateurs. Le développement du site se poursuit avec la création de l’Ecole
Douanière de Gestion et de Design, ouverte en 2006. L’objectif de ce pôle est de favoriser les
passerelles entre le monde de la formation, de la recherche et des entreprises.
Ce mouvement a inspiré un certain nombre de décideurs publics du bassin minier du Nord‐Pas de
Calais qui ont décidé de créer des lieux de création artistique dans d’anciennes friches industrielles
désaffectées. C’est le cas de la scène nationale Culture Commune dont les compagnies théâtrales
sont accueillies dans l’ancien site minier du 11/19 de Loos‐en‐Gohelle, à proximité de Lens, fermé en
1986 et entièrement réhabilité dans les années 1990 en Fabrique Théâtrale. La réussite apparente de
ce projet en a initié deux autres. Ainsi, le site de la fosse 9/9bis d’Oignies devrait devenir un lieu
d’expérimentations musicales, organisé autour du Métaphone, à la fois de salle de concert et lieu de
répétition et d’expérimentations. Plus inquiétant est le choix d’implanter un pôle image dans une
ancienne mine de charbon située au cœur d’un hameau ouvrier, Arenberg, certes localisé dans la
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banlieue de Valenciennes, mais isolé des grands équipements métropolitains. Quel est l’argument
pour implanter ce pôle de créativité numérique comprenant d’ici 2020 des studios, une salle de
tournage en milieu aquatique, des surfaces de bureau, un laboratoire de recherche, ainsi que
diverses salles de projection et de d’exposition et une cinémathèque ? Depuis une vingtaine
d’années, la mine d’Arenberg a été le décor occasionnel de plusieurs films. Vu le contexte territorial,
il apparaît très difficile de croire en la réussite de cette greffe culturelle.
Si le développement des industries créatives demeure encore à l’état embryonnaire dans le bassin
minier du Nord‐Pas de Calais, les résultats semblent être plutôt encourageants dans la vallée de
l’Emscher. Ainsi, sur le complexe culturel de Zollverein désormais voué à l’économie du design, de
nombreuses entreprises se sont déjà installées, comme la société GRAF‐BEYLE spécialisée dans le film
et le design d’animation ou la SARL Lichtdesign und Klangkonzept orientée vers le design lumineux et
la conception sonore. Les activités de design ont généré en 2005 un chiffre d’affaires de 320 millions
d’euros et 1 300 bureaux de design ont été implantés sur le site entre 2005 et 2010. Toutefois, le
dynamisme de l’économie culturelle est indéniablement lié à des politiques publiques volontaristes,
dont le coût économique, même s’il est partagé avec les investisseurs privés, est très élevé (plus de 3
milliards de DM dans le cas de l’IBA Emscher Park).
CONCLUSION
Depuis les années 1960, dans la Ruhr et le bassin minier du Nord‐Pas de Calais, les anciens fleurons
de l’économie régionale ont laissé place à de vastes friches industrielles. Ces deux régions véhiculent
alors l’image fortement dépréciée de pays noir peu attractif. Pour remédier à cette situation, les
autorités publiques ont cherché à assurer un traitement rapide de ces friches qui occupent
d’importantes surfaces sur leur territoire. Si dans la vallée de l’Emscher, secteur le plus sinistré de la
Ruhr, les villes se sont très rapidement réappropriées ces anciens « phares » de l’économie régionale
grâce à des expositions proposées par des photographes de renom, les collectivités locales du bassin
Minier du Nord‐Pas de Calais ont en revanche préféré démanteler leurs friches, perçues comme
étant inesthétiques et coûteuses à entretenir.
Toutefois, un changement de philosophie politique s’est effectué à partir de la fin des années 1980.
En effet, la culture, originellement considérée comme un luxe subordonné à une croissance urbaine
forte, est devenue un levier de développement territorial. Les pouvoirs publics de la vallée de
l’Emscher et du bassin minier du Nord‐Pas de Calais ont décidé de réaffecter leurs friches
industrielles à des fins culturelles. Les choix architecturaux privilégient une réhabilitation fidèle à
l’ambiance industrielle de ces infrastructures souvent déjà classées. Ces grands projets de
réhabilitation du patrimoine minier s’insèrent dans le cadre de vastes opérations de régénération
urbaine. De telles actions ont contribué à accélérer la reconnaissance de ce patrimoine minier et son
instrumentalisation dans le cadre de politiques de promotion touristique du territoire en question.
De l’équipement culturel accueillant parfois des festivals à l’implantation d’activités créatives, les
activités culturelles implantées sur ces anciennes friches industrielles sont extrêmement diversifiées.
Toutefois, même si la dynamique est beaucoup plus avancée dans la vallée de l’Emscher que dans le
bassin minier du Nord‐Pas de Calais, les impacts économiques et sociaux demeurent limités et plus
prononcés pour les sites qui accueillent des industries culturelles. L’implantation d’activités
culturelles sur d’anciennes friches industrielles est donc encore très largement dépendante du
soutien financier et stratégique des pouvoirs publics régionaux et locaux.
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AUTEUR/AUTHOR
LUSSO Bruno
ATER en Géographie et Aménagement
Université de Lille 1 ‐ UFR de Géographie et Aménagement
blusso@cegetel.net
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