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Politique et Subjectivité Chez Charles Taylor

2008

Examiner les relations entre subjectivite et politique chez Charles Taylor implique la prise en charge d'un certain nombre de tensions inherentes a l'individualisme liberal. Parce qu'il concoit le sujet humain et son identite comme solidaires d'une visee du bien, Taylor reprochera au liberalisme de manquer, de negliger ce qui constitue la densite, le contenu substantiel de toute subjectivite et de toute politique. L'examen par Taylor du subjectivisme liberal porte sur deux axes : l'oubli du caractere moralement situe du sujet humain et la critique d'une conception procedurale du politique.

Politique et subjectivité chez Charles Taylor Emeric Travers Recherches philosophiques 2008 Examiner les relations entre subjectivité et politique chez Charles Taylor implique la prise en charge d’un certain nombre de tensions inhérentes à l’individualisme libéral. Pour les besoins de notre analyse, nous adopterons une définition stipulative Une définition réelle nous obligerait à viser ce que l’on pourrait nommer une essence du libéralisme. Une définition lexicale impliquerait quant à elle la prise en charge des multiples acceptions du terme libéralisme. , opératoire de la subjectivité libérale. Une telle définition - par sa nature même incomplète - trouve sa justification dans les avantages heuristiques qui sont les siens. Cette définition nous permettra de cerner en quoi la subjectivité au sens où Taylor l’entend, ne peut que conduire sinon à la réfutation, du moins à la mise en évidence des insuffisances libérales. L’un des traits les plus caractéristiques du sujet libéral réside dans la possibilité de se concevoir comme antérieur aux fins qu’il se propose de poursuivre. C’est parce que l’individualisme libéral conçoit une antériorité du juste sur le bien, une primauté des droits, qu’il est en mesure de considérer le sujet comme capable d’opter de façon autonome pour les fins qu’il pense souhaitables d’assigner à la conduite de son existence. De ce point de vue, le modèle politique de la primauté des droits rime avec ce que Taylor nomme atomisme : « Atomisme est un terme utilisé de façon large pour caractériser les doctrines du contrat social qui fleurirent au XVIIè siècle, ainsi que toutes les doctrines postérieures, qui sans nécessairement faire usage de la notion de contrat social, en ont hérité l’idée que la société est constituée, en un sens, par les individus, en vue d’accomplir des fins qui sont d’abord individuelles.[…] Le terme s’applique également aux doctrines contemporaines qui reviennent à la théorie du contrat social, ou à celles qui veulent défendre, d’une façon ou d’une autre, la priorité de l’individu et de ses droits sur la société, ou à celles qui présentent une conception purement instrumentale de la société. » L’atomisme, in La liberté des Modernes, P. de Lara (trad.) Paris, PUF, 1997, coll. Philosophie morale, p.222. Taylor et le subjectivisme libéral partagent le même souci de voir le sujet politique être défendu par les institutions. Cependant, alors que le libéralisme concentre son attention sur la garantie des droits, Taylor pose la nécessité d’une politique capable de prendre en charge le contenu, les paramètres identitaires et culturels du sujet politique. En affirmant la primauté des droits, la priorité du juste sur le bien, le courant libéral néglige selon Taylor une dimension capitale parce que constitutive de notre subjectivité. En effet, aux yeux de Taylor, le subjectivisme juridique solidaire du paradigme libéral génère un indifférentisme à l’égard de ce que l’on estime être une vie digne d’être vécue. En portant son attention aux moyens de garantir les droits, en oeuvrant pour la défense d’une sphère privée au sein de laquelle chacun est libre de fixer ce qui lui semble être souhaitable, le libéralisme affirme la possibilité d’une politique exempte de tout parti pris relatif à une quelconque conception du bien. Possibilité que Taylor conteste. L’un des reproches les plus fréquents de Taylor à l’égard du discours libéral porte d’ailleurs sur le caractère oublieux de toute théorie politique estimant être en mesure de coïncider avec l’universel et ne rien devoir à une quelconque prise de position relative à la hiérarchie des biens. « Ils – les libéraux – n’admettent pas, en général, que l’affirmation de droits soit dépendante de quelque conception particulière de la nature humaine » Ibid., p.226. Or, une telle neutralité n’est que le fruit d’une croyance. Il y a pour Taylor une histoire complexe « derrière la croyance libérale en une théorie de la justice universaliste. » « Le juste et le bien », P. Constantineau (trad.) Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1988, p.37. Le libéralisme ainsi que la conception du sujet dont il est solidaire, doivent subir une épreuve généalogique seule capable de révéler leurs présupposés non thématisés. Il y a une histoire de la subjectivité libérale. Un parcours conceptuel ayant rendu possible la formulation d’un subjectivisme juridique se considérant comme l’expression des exigences universelles de la justice. Parce qu’il conçoit le sujet humain, l’identité comme solidaire d’une visée du bien, Taylor reprochera au libéralisme de manquer, de négliger ce qui constitue la densité, le contenu substantiel de toute subjectivité et de toute politique. Le libéralisme est une espèce de l’atomisme, du genre théorique selon lequel la société est en vue de l’accomplissement de fins strictement individuelles. Ceci impliquant une conception instrumentale, procédurale et prétendument neutre du politique. En concevant le sujet humain comme toujours inscrit dans un horizon d’appartenances et de questionnements relatif au bien - à ce qui lui apparaît incommensurable - en mettant en évidence les liens unissant toute théorie politique à une conception anthropologique sous-jacente, Taylor ne pouvait que relever les insuffisances du libéralisme et de la conception de la subjectivité dont il est solidaire. Cette critique, nous voudrions en présenter deux axes majeurs : L’oubli du caractère axiologiquement situé du sujet humain (I) et le refus par Taylor d’une conception procédurale partant instrumentale du politique (II). I Subjectivité et situation axiologique Dire que l’existence humaine est nécessairement située c’est affirmer deux dimensions inhérentes à l’humanité : le fait que tout individu se trouve inscrit dans un horizon culturel dont il est à la fois le fruit et le représentant ; l’impossibilité pour le sujet humain de cerner son identité sans recourir à la formulation de ce qui pour lui, importe au plus haut point. On voit donc à quel point Taylor associe les préoccupations d’ordre axiologique à la possibilité d’accéder à la saisie de notre identité : « Il se trouve que le moi et le bien, autrement dit le moi et la morale, s’entremêlent de façon inextricable. » Les sources du moi, C. Melançon (trad.), Paris, Le Seuil, 1998, coll. La couleur des idées, p.15. Ce que Taylor nomme espace moral est précisément le cadre au sein duquel il nous est possible de nous orienter, de prendre position. « Savoir qui on est, c’est pouvoir s’orienter dans l’espace moral à l’intérieur duquel se posent les questions sur ce qui est bien ou mal, ce qu’il vaut la peine de faire ». Ibid., p. 46. Le chapitre traitant du moi dans l’espace moral revient à plusieurs reprises sur cette thèse : « Notre identité est ce qui nous permet de définir ce qui importe pour nous. » Ibid., p.49. Cet espace moral, nous nous y orientons grâce à des évaluations fortes, des distinctions qualitatives irréductibles à nos préférences ou au simple calcul portant sur les coûts et avantages de nos actes. Si à la notion d’évaluations fortes se rattache l’idée selon laquelle nous rencontrons des biens, des valeurs incommensurables, il nous faut de ce fait admettre que loin d’être les fruits de nos préférences, nos conceptions du bien - ce qui nous permet de caractériser ce qui est souhaitable - nous sont délivrées sur le mode de la donation. « Et c’est en cela que l’incomparabilité dépend de ce que j’ai appelé « évaluation forte » : autrement dit, ces fins ou ces biens ne dépendent pas de nos propres désirs, inclinations ou choix, ils représentent des normes en fonction desquelles on juge ces désirs ou ces choix. » Ibid., p. 36. Donation qui s’inscrit en faux contre l’idée selon laquelle nous pourrions nous concevoir comme antérieurs à une vision du bien dont l’origine serait à chercher dans nos choix. C’est d’ailleurs la notion même d’orientation qui pour Taylor implique la situation postérieure du sujet à l’égard du bien. Ce que Taylor appelle l’erreur de « l’hypothèse naturaliste » Ibid., p.49. consiste en effet à envisager la possibilité de se passer de tout cadre de référence antérieurement donné. Comment l’expérience d’une crise d’identité serait-elle possible si nous étions à la fois producteurs du cadre de référence de nos prises de position morales et auteurs des choix à l’intérieur de ces cadres ? « Soutenir que nous inventons de toutes pièces des distinctions équivaut à soutenir que nous inventons les questions aussi bien que les réponses. » Ibid., p.50. Les conditions de possibilité de toute interrogation morale exige la découverte d’un cadre définitionnel donné à partir duquel elle puisse être traitée. Une réponse n’est une véritable réponse qu’à la condition d’émerger à partir de références, d’évaluations fortes dont nous ne sommes pas les auteurs. « Il est dans la nature de l’agent humain d’exister dans un espace de questions concernant les biens qu’il estime fortement, espace antérieur à tout choix ou changement culturel contingent. » Ibid., p. 50. Derrière la variabilité des évaluations fortes propres à chaque culture, réside une structure universelle et invariante que l’anthropologie morale de Taylor se propose de révéler. Expérience morale et expérience de notre identité coïncident puisque c’est au sein d’un cadre moral découvert qu’il m’est permis de prendre position, de savoir où j’en suis, donc de répondre à la question qui suis-je ? « Il y a corrélation entre ce qu’on pourrait appeler les universaux de l’éthicité et ceux de l’ipséité. » Paul Ricoeur, « Le fondamental et l’historique », in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, sous le direction de G. Laforest et P. de Lara, Paris, Cerf, 1998, coll. Passages, p. 19. La teneur axiologique de l’existence, le fait qu’elle puisse être un horizon moralement orienté, n’est pas ajoutée après coup. Il n’y a pas d’abord la vie puis adjonction de questions et contenus moraux. C’est d’emblée que la vie se présente à nous comme dotée d’une substance morale. L’humanité n’est ce qu’elle est qu’en vertu du questionnement à l’égard de ce qui vaut au plus haut point et qui détermine les conditions à partir desquelles nous considérons ce qui rend la vie digne d’être vécue, ce qui en fait une vie proprement digne de l’humain. Conçu de la sorte, le sujet ne peut se saisir, accéder à son identité, qu’en prenant position - le terme position est ici à mettre en relation avec la notion d’espace moral - à l’intérieur d’un cadre d’évaluations fortes dont il n’est pas lui-même producteur mais qui lui est fourni par le cadre culturel au sein duquel il évolue. C’est pourquoi, le libéralisme est pour Taylor en partie fautif et insuffisant. En héritier du moi ponctuel lockien, lui-même légataire de la raison désengagée cartésienne, le sujet libéral est le fruit de ce grand mouvement moderne d’introversion. Introversion qu’il nous faut comprendre comme le processus au cours duquel l’accès au vrai n’est plus pensé à partir d’une contemplation de l’ordre du monde mais d’une clarification de notre propre représentation. De Platon à Descartes en passant par Saint Augustin et Montaigne, Taylor nous décrit le passage d’une conception ontique des idées à une vision purement psychologique de celles-ci. Si chez Saint Augustin les voies de l’exploration intime conduisent encore à l’altérité de l’être divin, Montaigne vise principalement à saisir ce qui forme notre singularité en renonçant à la prétention de cerner une essence universelle de l’humain. Quant à Descartes, il proposera une science du sujet dans son essence générale à partir des évidences du jugement impersonnel. Ces différentes étapes forment le parcours conduisant au moi moderne dont l’exploration repose sur le présupposé d’après lequel « nous ne savons pas à l’avance qui nous sommes. » Les sources du moi., op. cit., p. 234. « Il était inévitable qu’il se produisit un changement dès lors que l’ordre cosmique n’était plus considéré comme l’incarnation des idées. » Ibid., p. 194. L’ordre des idées n’est plus l’ordre du monde mais le produit d’une clarification de notre représentation. Accéder au vrai équivaut donc à construire une représentation exacte des choses. Parmi les propos les plus représentatifs de cette démarche, voir la VIème règle pour la direction de l’esprit : « Nous considérons ici l’enchaînement cognitif des choses et la nature de chacune. » Règles pour la direction de l’esprit, Œuvres philosophiques, F. Alquié (éd.), Paris, Ganier, 1963, tome I, p. 104. Ou encore, « la méthode […] n’est le plus souvent rien d'autre que l’observation scrupuleuse d’un ordre, que cet existe dans la chose même, ou bien qu’on l’ait ingénieusement introduit par la pensée. » Ibid., règle X, op. cit., p.127. Ce tournant, fera coïncider la Modernité avec un mouvement d’Ob-jectivation. De mise à distance du moi d’avec lui-même : « Nous en arrivons donc à penser que nous « avons un moi comme nous avons une tête. » Les sources du moi., op. cit., p. 233 Le passage d’une contemplation, d’une révélation de l’ordre cosmique à une construction méthodique du vrai à partir de notre représentation, implique nécessairement une rupture avec l’ontologie traditionnelle, et une méfiance à l’égard « de notre façon ordinaire, incarnée, de faire l’expérience du monde. » Ibid., p.196. L’impératif de clarification, de mise en ordre représentative, devient ainsi le critère de validation de tout contenu. L’expérience première, le monde vécu, doivent de ce fait être mis à distance et soumis à la critique d’une représentation devenue source de toute validation cognitive. Le vrai ne peut advenir que sous la forme d’une production rationnelle autonome de la part d’une raison n’ayant affaire qu’à elle-même et ne cherchant des garanties qu’au sein de ses propres procédures. C’est la raison pour laquelle la Modernité, animée par ce mouvement d’introversion, érigera l’autonomie au rang de ses principales valeurs. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur le parcours de la subjectivité moderne et sa tendance à promouvoir l’autonomie : « Relativité et versatilité ; la vérité à l’épreuve de la Modernité », Actes de la session interdisciplinaire, Centre histoire et théologie, n°1, Faculté de Théologie de Toulouse, 2007, pp. 9-21. Le moi libéral est le produit et la déclinaison politique de cette objectivation. Le moi moderne dont Taylor cerne les sources est le résultat d’un mouvement radical de réflexion, de rupture avec la relation immédiate que nous entretenons avec nous-mêmes. Pour nous concevoir comme antérieurs à nos propres conceptions du bien, pour considérer la question de la vie bonne comme réductible à l’ordre de nos préférences, ne faut-il pas admettre un sujet séparé de son propre vécu, de son immersion parmi ses usages habituels du monde ? Pour admettre la possibilité de traiter de la vie bonne comme problème relevant de l’autonomie personnelle, ne faut-il pas placer l’individu dans une position de neutralité axiologique à partir de laquelle il pourra opter pour tel ou tel projet existentiel ? L’antériorité du moi vis-à-vis de son propre vécu, la priorité du juste sur le bien installe donc l’individu moderne dans un non lieu axiologique d’où il lui est possible d’opter pour telle ou telle conception du bien. Envisagé de la sorte, tout ce qui peut faire l’objet d’une donation, d’un héritage, tout ce qui apparaît sur un mode hétéronome perd de sa force normative. Les mœurs, ainsi que tout ce qui relève du culturel est dépouillé de sa capacité d’injonction puisque seule l’autonomie d’une raison capable d’atteindre l’universel donc la neutralité d’un point de vue surplombant toute option éthique, se voit habilitée à prescrire des normes pour l’usage de la liberté. Seule la raison peut être pratique - productrice de règles pour l’usage de la liberté - puisqu’en obéissant à la loi de la raison, l’individu demeure autonome, ne rencontre que lui-même et ne se soumet à rien de pathologique - mobiles sensibles qui marquent l’incarnation de son expérience du monde – et ne reçoit aucune injonction d’ordre hétéronome – culturel, religieux. Tout ceci lui permettant de se considérer comme à distance de son insertion dans le monde. Le souhaitable ne faisant ainsi « plus partie du mobilier des choses. » Les sources du moi., op. cit., p.80. La modernité politique libérale rime avec une mise à distance de la norme donnée et rencontrée au profit de la préférence accordée. Parce qu’ils se conçoivent comme observateurs objectifs d’eux-mêmes et du monde, les modernes pensent leur moi comme toujours à distance de son histoire, du récit au travers duquel il est possible de saisir notre insertion dans le monde. Or, c’est précisément au sein de cette expérience originairement orientée, parce que moralement dotée, qu’il nous est possible de recourir aux évaluations fortes nécessaires au traitement de la question Qui suis-je ? En émancipant l’agent humain de toute assignation ou orientation axiologique, le paradigme libéral de la primauté des droits se trouve en mesure de présenter la garantie des droits comme préoccupation première et suffisante de toute politique. Cette garantie des droits ne pouvant plus user d’une quelconque fondation substantielle - une conception de la vie bonne et de ce qui importe au plus haut point – ne pourra satisfaire aux exigences de sa fondation qu’en recourant à des règles procédurales censées assurer la neutralité axiologique de la justice. Une telle neutralité procédurale constituant d’après Taylor un leurre et une incohérence. II Critique d’une politique procédurale. La possibilité d’une fondation procédurale de la justice politique exige l’analyse de ce que Taylor nomme le méta-éthique. Une question méta-éthique « portant sur la forme d’une théorie […] plutôt que sur son contenu.» « Le juste et le bien », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1988, p. 34. Or c’est principalement cette dichotomie entre forme et contenu des théories que Taylor récuse. Il n’est pas vrai qu’on puisse établir des vérités méta-éthiques avant d’avoir abordé « les questions substantielles, comme si la forme d’une théorie morale pouvait se définir par des arguments philosophiques, indépendamment de son contenu. » Ibid. L’idée d’une politique procédurale repose sur la conviction qu’il est possible d’établir, d’énoncer des règles en vertu desquelles les individus titulaires d’options axiologiques hétérogènes pourraient coexister en observant des principes de justice dénués de tout contenu relatif au bien. Ceci n’étant possible qu’à la condition de promouvoir des prescriptions dont l’universalité assure la neutralité. Or, derrière ce lien apparemment évident entre universalité et neutralité, Taylor ne voit que les conséquences d’un parcours, d’une conception advenue de la raison selon laquelle celle-ci serait essentiellement une faculté procédurale, la faculté de formuler les règles nécessaires à la mise en ordre de notre représentation. « L’idéal anthropologique et la théorie scientifique se rejoignent et se soutiennent mutuellement, comme ils l’ont fait tout au long du développement de la culture moderne dont Descartes fut l’un des fondateurs. […] Il y a une histoire au moins aussi complexe derrière la croyance libérale en une théorie de la justice universaliste. » Ibid., p. 37. Ici encore, il est possible de repérer les effets du mouvement moderne d’introversion rejetant la raison comme faculté de saisir un quelconque ordre cosmique finalisé au profit d’une simple capacité de clarification représentative : « les changements sont assez bien connus : la raison n’est pas définie de manière substantielle, dans les termes d’une vision de l’ordre cosmique, mais de manière formelle, par des procédures que la pensée doit suivre. » Ibid., p. 35. Autonomie et neutralité sont de ce fait garanties et fondées à partir d’une raison législatrice. Les sujets étant d’autant plus libres et susceptibles de coexister qu’ils suivent les règles que pose leur propre raison et non celles qui leur sont données par la nature ou leur appartenance culturelle. « La direction rationnelle est donc perçue comme étant identique à la liberté comprise comme autonomie, soit une direction qui suit les ordres construits par le sujet lui-même, au contraire de ceux qu’il trouve dans la nature. » Ibid., p. 38. Tout contenu, toute direction assignant la poursuite d’un souverain bien déterminé sera de ce fait vu comme contraire à l’impératif d’autonomie. Autonomie qui ne peut dès lors être garantie que par l’exclusion de tout contenu déterminé au profit des seules règles formelles et procédurales dictées par la raison. L’avènement de la neutralité axiologique des théories posant la primauté des droits est solidaire de ce que Taylor appelle une politique d’égale dignité. Une telle politique prenant suite et place d’une conception différentialiste de la reconnaissance en vigueur dans une société constituée par ordres. « Avec le passage de l’honneur à la dignité est venue une politique d’univeralisme mettant en valeur l’égale dignité de tous les citoyens, et le contenu de cette politique a été l’égalisation des droits et des attributions. » Multiculturalisme, D.A. Canal (trad.), Paris, Flamarion, 1997, coll. Champs, p.56. Alors que la société d’Ancien régime, dominée par l’honneur, guidait les individus à l’aide du préjugé de chaque condition, la politique d’égale dignité cherche à assurer les droits de chacun. Il n’est également plus question de chercher un guide dans une quelconque loi naturelle - l’idée même de loi naturelle étant liée à un ordre découvert, révélé - mais de viser un ordre légal permettant une coexistence des usages de la liberté. Chacun étant libre d’agir à la condition de ne pas porter atteinte à autrui. Une telle exigence ayant d’énormes conséquences sur notre façon d’appréhender notre identité. Si notre identité n’est saisissable qu’à la condition de prendre position, de nous situer à partir d’un horizon d’évaluations fortes données, il nous faut admettre qu’une politique d’égale dignité fondée sur la primauté des droits n’est pas en mesure d’accorder reconnaissance, de porter attention à ce qui précisément n’est pas universellement partagé : les distinctions qualitatives. Une politique procédurale de reconnaissance universelle, solidaire de la primauté des droits oblige à la neutralité axiologique de la sphère publique. Neutralité qui ne fait pas difficulté dans le cadre d’une société culturellement et axiologiquement homogène puisque la nécessité de gérer la diversité identitaire ne s’y rencontre pour ainsi dire pas. La reconnaissance et la gestion de la différence ne s’imposant pas, il devient facile de croire à la neutralité des instances politiques qui dès lors n’ont pas à prendre position en faveur de telle ou telle option ou choix de vie. C’est au sein des sociétés identitairement et axiologiquement hétérogènes, là où aucun modèle dominant n’est en mesure de faire croire à sa neutralité que les tensions apparaissent. De fait, « des citoyens aux identités diverses peuvent-ils être présentés comme égaux si les institutions publiques ne reconnaissent pas leur identité particulière mais seulement leur participation commune et générale aux libertés civiles et politiques » Ibid., Introduction d’Amy Gutman, p.14.. La neutralité libérale de la primauté des droits n’autorise pas la prise en charge par les politiques publiques de l’hétérogénéité identitaire. Seuls les besoins généraux, les caractéristiques communes, sont pour elle des biens fondamentaux. On retrouve ici les conséquences de principes consacrés lors de la Révolution française. La vision selon laquelle le législateur n’a affaire qu’à ce qui est commun à tous les citoyens. Ainsi que le formulait Siéyès : « Nous connaissons le véritable objet d’une assemblée nationale ; elle n’est point faite pour s’occuper des affaires particulières des citoyens, elle ne les considèrent qu’en masse et sous le point de vue de l’intérêt commun. Tirons en la conséquence naturelle que le droit à se faire représenter n’appartient qu’aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur sont commune, et non pas celles qui les différencient. » Qu’est-ce que le tiers Etat ?, Paris, PUF, 1989, coll. Quadrige, p. 88. Seuls les intérêts partagés - la santé, l’éducation, la liberté d’expression, l’accès à la justice, le droit de vote…- « indépendamment de la religion, de l’ethnie ou du sexe » Multiculturalisme, p.15.- feront l’objet d’une reconnaissance publique. Pour Taylor, aux yeux de qui la reconnaissance est à inscrire parmi les besoins humains fondamentaux, dont l’une des thèses consiste à dire que « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou son absence ou encore par la mauvaise perception des autres » Ibid., p. 41., la neutralité attachée au subjectivisme libéral ainsi qu’à une politique strictement procédurale, ne peut qu’être préjudiciable aux paramètres identitaires constitutifs de toute subjectivité. En fondant la reconnaissance d’une universelle dignité sur notre qualité d’agents rationnels capables de se mettre d’accord à l’aide de procédures, la politique ne peut que se rendre aveugle « aux façons dont les citoyens diffèrent entre eux. » Ibid., p. 59. Le libéralisme favorise à tort une figure de l’universel : la capacité pour tout sujet d’atteindre, de formuler des propositions dont l’objectivité assure une validité au dessus de tout point de vue particulier. Une telle conception néglige néanmoins l’autre versant de l’universel : le fait que pour accéder à son identité l’agent humain se trouve obligé de prendre position au sein d’un horizon axiologiquement orienté et qui se trouve toujours décliné d’une façon culturellement déterminée, qui ne peut faire l’objet d’un partage universel. Comme le fait remarquer Paul Ricoeur, les évaluations fortes constitutives de l’ipséité morale ne pourront jamais être réduites à l’universalité formelle de la loi morale - comme chez Kant - ou à « une pragmatique transcendantale de la communication. » Art.cit., p.20. - comme chez Habermas - En mettant l’accent sur ce qui est universellement partagé - des règles procédurales dont la nécessité assure la validité – on participe certes à l’édification d’une coexistence mais on omet la prise en charge de ce qui fait l’étoffe de la subjectivité humaine. Assurer la garantie des droits est indispensable mais insuffisant. On peut bien s’interroger sur les clauses permettant à chacun d’agir de telle façon qu’il ne porte pas atteinte à la capacité d’action d’autrui, cette interrogation demeure pourtant muette à l’égard de ce chacun doit faire de sa liberté et de ce qui précisément vaut la peine d’être visé. Les théories politiques soucieuses de la primauté des droits ont pour Taylor deux défauts principaux. Premièrement elles sont solidaires de ce que nous appellerons une conception pointilliste, atomiste de l’action. Elle portent leur attention sur la valeur des actes mais négligent la conduite. La conduite étant le terme par lequel nous désignons la dimension globale de l’existence, le fait que cette dernière ne puisse être séparée de la notion de projet. La vie est quelque chose que nous menons, que nous conduisons vers un but à l’aide d’une visée.  « La vie en ce sens est donc une catégorie dont nous ne pouvons nous passer dans la pensée morale. » « La conduite d’une vie et le moment du bien », in La liberté des modernes, op. cit., p. 300. Ou encore : « Nous ne sommes pas là simplement pour accomplir des actes isolés, chacun étant juste, mais pour vivre une vie, ce qui veut dire être et devenir un certain type d’être humain. » Ibid., p. 299. Deuxièmement, en raison de leur silence au sujet des biens qui méritent d’être poursuivis, ces politiques sont essentiellement négativistes. Elles ménagent une sphère privée à l’intérieur de laquelle nous avons le droit de ne pas être gouvernés, de mener notre vie, mais elles sont incapables d’aborder la liberté en termes d’accomplissement. Ces théories négativistes peuvent se satisfaire d’une liberté entendue comme possibilité de faire. Ce qui relève de l’accomplissement individuel, de l’actualisation de ce qui en nous vaut au plus haut point, n’est pas leur souci premier. Etant procédurales et non substantielles, elles ne sont pas en mesure de penser le politique de façon perfectionniste. D’examiner sa capacité à promouvoir ce qui en nous vaut au plus haut point ? Ce dernier ne jouant qu’un rôle de cadre, de garantie. Cette prétendue neutralité du cadre politique étant d’ailleurs rejetée par Taylor : « J’aimerais tout simplement dire que les théories procédurales me semblent incohérentes. Ou en d’autres mots, pour qu’elles deviennent cohérentes, il faudrait les reformuler pour qu’elles aient un contenu substantiel ». « Le juste et le bien », art. cit., p. 40. Le libéralisme ainsi que toutes les théories affirmant la primauté du juste sur le bien, ainsi que la possibilité de traiter de façon universaliste donc neutre de la justice politique, sont quoi qu’ils puissent dire, solidaires d’une conception du bien, d’une évaluation forte. Pour faire de la raison la source des procédures susceptibles de construire un ordre juste, ne faut-il pas faire sienne une certaine anthropologie selon laquelle la conduite humaine doit être articulée autour d’une téléologie. Lorsque Kant nous décrit la morale comme « l’idée d’une nature qui n’est pas donnée dans l’expérience et qui pourtant est possible par la liberté » Critique de la raison pratique, AK, V, 44, L. Ferry et H. Wismann, (trad.), Oeuvres philosophiques, Paris,Gallimard, 1985, coll. La Pléiade, tome II, p. 661 , lorsqu’il souligne l’obligation de soumettre notre caractère sensible au caractère intelligible gouverné par la raison, n’est-ce pas reconnaître la supériorité d’un comportement gouverné par la raison. Toutes les théories procédurales admettent à leur fondement une évaluation forte, un principe de hiérarchisation des biens : « Ma thèse est que toute théorie qui donne la primauté au juste sur le bien, repose en réalité sur une telle conception du bien ». « Le juste et le bien », art. cit., p. 41. Les politiques procédurales sont donc oublieuses de leurs conditions de possibilité. La question du bien est déjà toujours présente au fondement de toute théorie de la justice. Derrière l’universalité procédurale se trouve une option quant à ce qui mérite d’être poursuivi. Comment une quelconque procédure pourrait-elle jouir d’un ascendant axiologique, comment pourrait-elle peser sur nos décisions, si elle ne jouissait pas déjà d’un jugement favorable nous incitant à l’adopter ? En attirant notre attention sur les invariants constitutifs de notre identité, en éprouvant la solidité des théories procédurales assurant la primauté des droits, C. Taylor nous rappelle le caractère nécessairement substantiel de toute théorie politique, l’impossibilité de faire l’impasse sur la teneur axiologique du politique. La démarche qui est la sienne nous invite à reconsidérer la neutralité dont l’organisation libérale de l’Etat se réclame. En effet, si nous ne pouvons saisir la cohérence du modèle libéral qu’à la condition d’exhumer le parti pris - l’évaluation forte - qui lui sert de fondement, il faut cesser de considérer l’Etat libéral comme remède aux tensions identitaires qui surgissent en son sein. L’Etat procédural n’étant plus une construction impartiale mais la formulation d’une option morale qui ne se dévoile pas en tant que telle. C’est pourquoi Taylor se fera le promoteur d’un libéralisme que l’on qualifiera d’hospitalier. Un libéralisme qui cherchera à articuler une défense universelle des droits à la nécessaire reconnaissance des projets identitaires en l’absence desquels la reconnaissance des sujets est inexistante ou péjorative. C’est là tout l’enjeu d’un multiculturalisme, d’une politique qui associe l’universelle dignité de tous à la nécessité pour chacun de se voir reconnu et respecté dans ce qu’il ne partage pas avec l’ensemble des individus avec lesquels il coexiste. L’égalité de tous dans et par le droit ne suffit pas à satisfaire pleinement le besoin humain de reconnaissance. La modernité libérale est en cela déficiente. L’agent humain ne peut être réduit à un simple titulaire de droits garantis. Ces derniers doivent se faire l’écho de la dimension nécessairement située de toute subjectivité. Parce que la morale se présente comme un élément constitutif de notre identité, parce que les voies de la reconnaissance passent aussi par le canal de la représentation politique donc du droit, Taylor nous met en garde contre la tentation d’admettre un hiatus entre morale et politique. S’il ne cherche aucunement à confondre ces deux ordres, son analyse de la subjectivité nous invite à repenser leur indispensable articulation pour résoudre les tensions à l’œuvre au sein de nos sociétés désormais axiologiquement hétérogènes. Emeric Travers PAGE 1