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Isnart Cyril 2014. A l’ombre de l’Unesco. World Heritage et minorité catholique sur une île grecque. Archives des Sciences Sociales des Religions, 166: 181-198. ISSN 1777-5825

Ce texte tente d’évaluer les effets contemporains de l’inscription sur la liste du Patrimoine Mondial de l’Humanité de la ville fortifiée de Rhodes (Grèce) sur la minorité catholique de cette île de Méditerranée. Les Catholiques se placent dans un réseau complexe de relations à l’histoire coloniale italienne du Dodécanèse, aux monuments conservés dans l’enceinte classée, aux activités touristiques de masse et aux liens interconfessionnels locaux. L’enjeu de cette contribution réside dans la description et la contextualisation historiques des effets directs et indirects, religieux et identitaires, d’une labellisation de type UNESCO, en confrontant les vocabulaires, les usages et les conceptions du patrimoine et de la culture qu’elle implique à l’intérieur d’un groupe doublement confronté à son statut de minorité religieuse et à sa fonction pastorale éphémère durant la saison estivale.

Cyril Isnart À l’ombre de l’UNESCO. « Patrimoine mondial » et minorité catholique sur une île grecque 1 La ville de Rhodes, à l’extrême sud-est de la Grèce insulaire et à une vingtaine de kilomètres de la Turquie, est un territoire pluriconfessionnel depuis plusieurs siècles. Cette terre de refuge des juifs d’Espagne fut également le siège de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem jusqu’en 1522, un territoire florissant pendant la longue période ottomane, un lieu d’implantation précoce de missions franciscaines et une colonie italienne entre 1917 et 1943, avant d’être rattachée à la nation grecque en 1947. Comme de nombreux lieux de Méditerranée, juifs, musulmans, catholiques et orthodoxes de Rhodes ont donc formé une société religieuse plurielle, dans laquelle différentes confessions pouvaient vivre côte à côte tout en étant dominées tantôt par les catholiques, tantôt par les musulmans, tantôt par les orthodoxes. Au milieu du XXe siècle pourtant, Rhodes s’est radicalement transformée en devenant un site touristique et patrimonial majeur de la Méditerranée orientale, qui peut s’enorgueillir de figurer sur la liste des sites du Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO depuis 1988. L’île reçoit chaque année plus d’un million de touristes qui profitent des plages et visitent la ville fortifiée par les puissances catholiques au Moyen Âge. Dans ce contexte contemporain, le caractère pluriconfessionnel semble s’effacer au profit d’une « touristification » du paysage urbain et de l’économie locale, et de la suprématie de l’Église orthodoxe nationale grecque. Mais à l’analyse, 1. Les enquêtes de terrain à l’origine de ce texte ont été soutenues par le programme de recherche « Balkabas. Les Balkans par le bas », ANR-08-JCJC-0091-01 (Idemec, UMR 6591 CNRS-Université de Provence) et ont reçu l’aide de l’École Française d’Athènes. Plusieurs pistes esquissées ici proviennent des discussions collectives avec les membres de Balkabas. Je reste cependant seul responsable de ce texte. Je remercie le Père Luke, Vicaire Général de l’Archidiocèse du Dodécanèse, Lucia Conte Jannikis, l’archiviste bénévole de la communauté catholique, ainsi que les paroissiens rencontrés à Santa Maria et à San Francesco pour leur patience durant nos conversations et mes observations. Je suis reconnaissant envers Katerina Seraïdari, Pierre Sintès, David Berliner, Chiara Bortolotto et les lecteurs anonymes de la revue qui ont commenté des versions antérieures de ce texte. ......................................................................................................................................... ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS 166 (avril-juin 2014), p. 181-198 182 - Archives de sciences sociales des religions on assiste à la survivance des communautés religieuses en situation de minorité 2 dont les modalités d’expression, de coexistence et de compétition se poursuivent, comme par le passé dans les domaines religieux et économique (M. Greene, 2000), mais également, comme d’autres groupes ethniques ou confessionnels, dans le champ patrimonial (J. Bondaz, C. Isnart, A. Leblon, 2012). Sans entrer directement en conflit les unes avec les autres, les communautés en présence s’inscrivent plutôt dans une arène politique, pour reprendre l’expression de JeanPierre Olivier de Sardan (1995), dans laquelle la patrimonialisation constitue l’un des enjeux de compétition et de définition confessionnelles. De ce point de vue, les stratégies patrimoniales des différentes communautés religieuses varient considérablement en fonction de leur inscription dans la hiérarchie sociale et l’histoire locale. Les descendants de la communauté juive déportée en 1944 (H.-M. Franco, 1994) mettent en place des activités de mise en valeur du patrimoine et de la mémoire collective semblables à celles de l’ensemble de la diaspora séfarade (P. Sintès, 2010). La minorité catholique rhodienne, quant à elle, s’inscrit de manière singulière dans la dynamique contemporaine, car elle se place entre l’héritage des Chevaliers, le passé colonial de l’Italie et la situation touristique contemporaine. Croisant les usages du passé catholique du territoire, la patrimonialisation de type UNESCO et la dynamique touristique locale, l’Église catholique met en valeur ses bâtiments et ses espaces et développe une pastorale tournée vers les centaines de touristes qui fréquentent ses églises pendant l’été. La conjugaison de l’arrivée de ces fidèles temporaires, qui se mêlent à la communauté paroissiale régulière, et de la nature pluriconfessionnelle du contexte rhodien a ainsi conduit l’Église locale à adopter une liturgie et un discours patrimonial qui tendent à affirmer leur identité propre et à mener dans le même temps une ouverture vers l’extérieur de la communauté. Comme le souligne Maria Couroucli pour les contextes historiques (2009 : 21), ce double mouvement est caractéristique des situations pluriconfessionnelles de Méditerranée orientale, qui conduisent autant à l’aménagement de partages dévotionnels qu’à un durcissement des identités confessionnelles. L’étude de cas monographique des catholiques de Rhodes permet de prolonger les analyses de la vie pluriconfessionnelle méditerranéenne vers les pratiques patrimoniales, au-delà de la perspective strictement rituelle (D. Albera, M. Couroucli (éds.), 2009). D’une part, on relativise la vision unilatérale d’une approche œcuménique consensuelle, fondée sur le récit d’une convivencia pluriconfessionnelle mythique sur le modèle d’Al-Andaluz, en reconnaissant les interactions complémentaires ou conflictuelles d’identification confessionnelle, de 2. Les catholiques, musulmans et juifs en Grèce ne forment pas des minorités reconnues par l’État avec droits spécifiques au sens juridique et politique, sauf pour les musulmans de Thrace. Nous utiliserons cependant le terme de minorité dans son sens numérique, désignant une fraction de la population partageant une appartenance religieuse qui n’est pas celle de la majorité des membres de la société. Sur les minorités catholiques en Grèce, voir Frazee, 2002, Seraïdari, 2006 et 2010. L’UNESCO sur une île grecque - 183 reconnaissance de l’altérité et de partage interconfessionnel (M. R. Menocal, 2002 ; M. Cohen, 1994). D’un autre point de vue, la description des activités patrimoniales des catholiques de Rhodes permet de dégager un continuum entre les enjeux proprement confessionnels et les modalités de l’action culturelle et patrimoniale. Elle montre comment les efforts patrimoniaux de l’Église rhodienne peuvent être lus comme une modalité religieuse nouvelle, impulsée par le pouvoir central romain, qui considère officiellement les actions culturelles comme des pratiques d’évangélisation légitime (Commission pontificale pour les biens culturels de l’Église, instituée en 1993). Enfin, le cas des catholiques de Rhodes peut mettre en lumière les effets de la mise en tourisme sur le tissu religieux local, alors que l’analyse de ces effets restait traditionnellement cantonnée aux champs sociaux, économiques, culturels ou territoriaux (S. Cousin, B. Réau, 2009). Dans la même perspective, la lecture historique et critique de la notion de patrimoine culturel a souvent souligné la construction de la nation ou des identités minoritaires, sans explorer systématiquement les effets de correspondance et de complémentarité entre les politiques publiques et leurs retombées sur les sous-groupes qui composent les sociétés locales (D. Poulot, 1997 ; L. Smith, 2006). Ainsi, au lieu de lire la patrimonialisation et la « touristification » des biens catholiques de Rhodes de manière univoque, soit comme une pratique de revanche vis-à-vis d’une histoire postcoloniale qui les aurait blessés, soit comme une crispation confessionnelle minoritaire, soit comme une réaction au contexte patrimonial dont ils se sentiraient exclus, il s’agit de décrire l’articulation entre les dynamiques patrimoniales, touristiques et religieuses et l’élargissement du religieux vers le patrimoine et le tourisme. Ce texte vise donc à montrer comment les relations entre les multiples faces de la praxis de la communauté catholique permettent de repenser les modalités contemporaines de repositionnement d’un catholicisme en situation minoritaire et de reconsidérer les dimensions religieuses de la dynamique patrimoniale et touristique. Une minorité entre deux passés Administrativement, l’Église catholique de Rhodes constitue un Archidiocèse de l’Église catholique en Grèce et compte, selon une estimation des dirigeants, entre 2 000 et 4 000 personnes. Au niveau national, les catholiques romains représentent 0,5 % de la population grecque, soit 50 000 personnes. Pour Rhodes cependant, ni les estimations de l’Église, ni les statistiques de l’État grec ne donnent une image certaine de la réalité, puisque de nombreux catholiques qui fréquentent les églises de Rhodes ne sont pas recensés en tant qu’habitants. Essentiellement composée des membres catholiques de couples mixtes unis pendant la colonisation italienne (1917-1943), des résidents secondaires d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Espagne, Belgique, France, etc.), 184 - Archives de sciences sociales des religions des entrepreneurs touristiques italiens et de la main d’œuvre hôtelière, la communauté locale est renforcée temporairement pendant l’été par les touristes qui participent aux offices du dimanche. Le territoire de l’archidiocèse, qui est découpé en trois paroisses, deux à Rhodes et une sur l’île de Kos, jouit de cinq lieux de culte et d’un monastère et s’étend sur l’ensemble de l’archipel du Dodécanèse. L’archidiocèse est dirigé par un Administrateur apostolique, l’archevêque d’Athènes, localement représenté par un Vicaire général. Ce dernier se trouve également être un prêtre franciscain et Gardien de la custodie de la Terre sainte à Rhodes 3. Ainsi, le Vicaire général est tout à la fois le représentant de l’archevêque, le prêtre des paroisses et le supérieur des franciscains locaux et reçoit ses ordres de la custodie de Jérusalem et de l’archevêché d’Athènes. En vertu de sa double affiliation, entre Jérusalem et Athènes, l’archidiocèse actuel du Dodécanèse diffère des autres diocèses catholiques de Grèce, où les catholiques sont tantôt plus nombreux (comme sur les îles de Tinos et de Syros), tantôt franchement minoritaires, mais ne dépendent que de la tutelle d’Athènes 4. La situation actuelle est en partie héritée du passé catholique de Rhodes. La présence des catholiques se divise en deux grandes périodes de domination, avant et après la période ottomane, qui ont fortement marqué le développement du territoire, le paysage religieux et les éléments qui font aujourd’hui partie du patrimoine culturel rhodien. L’ordre de Saint-Jean de Jérusalem s’installe à Rhodes en 1311 après son renvoi de Terre sainte. La ville est fortifiée selon les plans européens médiévaux, on construit le Palais du Grand-Maître ainsi que les « auberges » des différents chevaliers représentant les familles nobles de l’Europe catholique, des églises byzantines sont vouées au culte catholique alors que les chevaliers fondent un sanctuaire marial en l’honneur de la Vierge de Philerimos qui les aurait aidés à remporter la victoire de la conquête de Rhodes. Une mission franciscaine s’y installe également et ne quittera quasiment jamais le territoire. Vaincu par Soliman le Magnifique, l’ordre des chevaliers abandonne l’île en 1522, ouvrant ainsi la période de domination ottomane. Les principaux bâtiments deviennent des lieux de culte musulman et de représentation du nouveau pouvoir. C’est une période de minorisation politique pour les catholiques, bien qu’une petite population soit toujours présente, notamment à travers la mission franciscaine. Au début du XXe siècle, à la faveur de la guerre coloniale que l’Italie mène pour conquérir la Lybie, le Dodécanèse est occupé par les Italiens et en deviendra une colonie officielle jusqu’en 1943. La période coloniale intensifie les recherches et la sauvegarde de l’architecture médiévale alors que de nouveaux quartiers se développent hors des murs gothiques. Dans la zone du port, en dehors de la ville fortifiée, s’édifient le siège de l’Archevêché du Dodécanèse, 3. Entité franciscaine basée à Jérusalem, chargée par le Pape de l’animation et de l’entretien des sanctuaires et lieux de culte catholiques du Proche Orient (Israël, Territoires occupés de Palestine, Jordanie, Syrie, Liban, Égypte, Chypre et Rhodes). 4. La situation de l’Église catholique à Chypre, qui dépend également de la custodie franciscaine, semble très proche de celle de Rhodes (C. Constantinou, 2009). L’UNESCO sur une île grecque - 185 nouvellement créé, et la nouvelle cathédrale Saint-Jean, reconstruite sur les ruines de l’église de l’ordre des chevaliers. Des familles du sud de l’Italie, représentant environ 8 000 personnes, s’installent à Rhodes et dans des villages coloniaux, maillant ainsi le territoire de nouvelles églises rurales et urbaines. Aux yeux des informateurs de Doumanis (1997), qui a récolté des témoignages sur cette période dans les années 1990, la présence italienne est considérée comme une occupation sévère, sans espace de liberté pour les natifs, qui aurait permis de soutenir le sentiment nationaliste hellénique des élites locales. Lors du passage de l’archipel à la Grèce en 1947, après la chute de l’Italie, la quasi-totalité des biens de l’Église catholique passe dans le domaine de l’État grec et de l’Église orthodoxe locale. Les églises et chapelles subissent une mise aux normes liturgiques, architecturales et iconographiques suivant le modèle orthodoxe grec, alors que le cimetière ou les propriétés des franciscains restent dans le domaine privé de la communauté. Tout comme ceux des communautés musulmane et juive, les principaux témoignages catholiques de la colonisation italienne ont ainsi été effacés ou transformés, à l’inverse des vestiges médiévaux qui ont valu, en 1988, l’inscription de la vieille ville de Rhodes sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO 5. La topographie religieuse et patrimoniale de Rhodes reste donc en grande partie inscrite dans la hiérarchie globale des valeurs décrite par Herzfeld (2004), qui valorise l’Antiquité et le Moyen Âge comme le cœur du corpus patrimonial local légitimé par l’UNESCO. Elle laisse ainsi dans l’ombre des tentatives marginales et ordinaires de valorisation d’éléments porteurs d’autres récits identitaires et mémoriels (D. Fabre, 2010 : 43), comme ceux de la communauté juive et des catholiques. Ces derniers structurent leurs discours patrimoniaux selon deux stocks différenciés : d’un côté, les biens issus de la colonisation italienne, dont la majeure partie est aujourd’hui aux mains de l’Église orthodoxe, et d’autre part, l’ensemble architectural de la vieille ville, intégré dans le domaine patrimonial et touristique reconnu par l’UNESCO. S’il semble exister un consensus pour ne pas revendiquer l’héritage des chevaliers, la mémoire et les biens de la période italienne sont au contraire des objets beaucoup plus sensibles dans le discours de l’Église catholique, qui se rapproche d’un mouvement général de retour aux sources du passé italien. Les traces individuelles et collectives de la période coloniale ont fait l’objet de publications de témoignages (E. Fintz Menascé, 2005 ; E. Vittorino, 2004), de recherches historiques (C. Marongiu Buonaiuti, 1979 ; M. Livadiotti, G. Rocco, 1996 ; N. Doumanis, 1997 ; M. G. Pasqualini, 2005 ; M. Peri, 2009 ; L. Pignataro, 2010) et architecturales (S. Martinoli, E. Peroti, 1999 ; A. Giglio, 2009). En parallèle, depuis les années 2000, une vague d’acteurs catholiques d’origine très 5. Les politiques patrimoniales dans la ville de Rhodes et leurs relations avec les minorités juive et musulmane ont été étudiées de manière comparative par Pierre Sintès (2010). Le passage qui suit reprend les grandes lignes de son analyse. 186 - Archives de sciences sociales des religions diverse, constituée d’entrepreneurs touristiques, de couples mixtes grecs orthodoxes et catholiques, de membres du clergé ou de retraités, reprend en main l’héritage plus spécifiquement catholique de Rhodes, en s’inscrivant de manière ambiguë vis-à-vis des deux héritages catholiques, médiéval et colonial. Le responsable actuel de l’archidiocèse, principal patrimonialisateur suivi par une partie des catholiques de Rhodes, développe une série d’actions de rénovation matérielle des espaces catholiques et met en œuvre une politique d’ouverture envers les nombreux touristes de Rhodes. Ces actions tendent à rendre les catholiques plus visibles dans l’espace public de la ville, saturé par la présence des églises orthodoxes, l’hégémonie de l’architecture médiévale des chevaliers et les dispositifs touristiques et patrimoniaux. Cependant, c’est sans doute en raison du contexte pluriconfessionnel et patrimonialisé que la communauté catholique trouve l’occasion et les modalités d’expression de sa singularité. Pour bien saisir les façons de faire du patrimoine et de montrer l’identité confessionnelle catholique, il importe donc en premier lieu de revenir sur le vocabulaire de la patrimonialisation de la vieille ville de Rhodes. Le vocabulaire de la patrimonialisation selon l’UNESCO Le dossier de candidature accepté en 1988 par l’UNESCO se concentre essentiellement sur la valorisation patrimoniale de l’architecture et de l’urbanisme de la ville fortifiée par les pouvoirs européens au Moyen Âge. Les chevaliers avaient fait de Rhodes une des plus résistantes forteresses de la présence occidentale aux portes de la Terre sainte. C’est donc au titre du critère IV de l’évaluation de l’UNESCO (« offrir un exemple éminent d’un type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l’histoire humaine 6 ») que l’inscription a été validée : « Ce bien culturel est un exemple éminent d’ensemble architectural illustrant la période historique significative où un ordre militaire et hospitalier issu des Croisades a survécu en Méditerranée orientale dans un contexte de psychose obsidionale. Rhodes est l’un des plus beaux ensembles urbains de l’époque gothique 7. » De plus, la nature multiconfessionnelle et hybride de l’architecture de la ville, comme le soin de reconstruction apporté aux monuments médiévaux par les archéologues français et italiens du XXe siècle, sont également soulignés au titre du critère V, consacré au caractère « traditionnel » de l’architecture 8. Cependant, la prise en compte des caractéristiques hybrides et du travail de reconstitution 6. UNESCO, Convention du Patrimoine Mondial, Les critères de sélection, en ligne, http:// whc.unesco.org/fr/criteres/, consulte le 24 octobre 2011. 7. ICOMOS, Dossier de recommandation d’inscription de la ville médiévale de Rhodes, Liste du patrimoine mondial, no 493, 30 décembre 1987, en ligne, http://whc.unesco.org/ archive/advisory_body_evaluation/493.pdf, consulté le 24 octobre 2011. 8. UNESCO, Convention du Patrimoine Mondial, Les critères de sélection, en ligne, http:// whc.unesco.org/fr/criteres/, consulte le 24 octobre 2011. L’UNESCO sur une île grecque - 187 est à fois plus qu’une simple mention de l’hétérogénéité du site et rien de plus qu’un accessoire valorisant la ville fortifiée. Dans le dossier, il est recommandé d’appliquer un traitement tout aussi attentif à toute l’architecture en présence sans pourtant que la multiplicité des couches historiques dont témoigne cette architecture ne soit l’objet central de la classification, qui reste la cité fortifiée « gothique ». Il existe donc bien une tension révélatrice des choix patrimoniaux, entre, d’une part, la volonté de « surclasser » (D. Fabre, 2010 : 34-47) le bien patrimonial médiéval, et, d’autre part, la simple mention de la superposition des éléments architecturaux ottomans, byzantins et locaux dans un ensemble chrétien et européen. Les critères et les caractéristiques de la version UNESCO de Rhodes sont en fait tributaires de l’histoire de la patrimonialisation du site au XXe siècle. La colonisation italienne comme les missions archéologiques étrangères ont impulsé un mouvement de rénovation sélective que l’insertion de Rhodes dans l’État grec après la Seconde Guerre mondiale et l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial ne font que confirmer et amplifier. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, urbanisme, recherche archéologique et gestion touristique de Rhodes convergent pour sauvegarder un espace architectural d’origine européenne, comme un lieu de patrimoine et de visite touristique, alors que les boutiques et restaurants fleurissent dans la vieille ville comme dans la ville nouvelle coloniale. Matériellement, la patrimonialisation de la ville de Rhodes se traduit évidemment par une mise en valeur des biens majeurs, mais également par l’imposition d’une signalétique informative et par une redéfinition des usages et des assignations de l’espace et des lieux. Chaque édifice religieux de la ville fortifiée a été donné à l’Église orthodoxe, via le service national des antiquités, puis affecté au culte de la religion d’État. Ces églises sont signalées par une plaque de couleur bronze sur laquelle on peut lire, en grec et en anglais, la mention du service des antiquités, la titulature du bâtiment, sa datation et ses horaires d’ouverture aux touristes. Tous les autres éléments patrimoniaux mis en valeur sont identifiés par cette plaque, du Palais du Grand Maître aux portes d’entrée de la ville fortifiée qui ponctuent les murailles. Sans que ce type de plaque fasse mention de l’histoire du bâtiment (par exemple, ses affectations antérieures), on doit noter avec Pierre Sintès que « ce processus de mise en valeur et de présentation a donc conduit indirectement à l’“invisibilisation” d’une partie de l’histoire de ces lieux » (P. Sintès, 2010 : 1101). On peut en dire autant du plan dressé par le service municipal, disposé aux principales entrées de la vieille ville et portant le sigle du Patrimoine mondial de l’UNESCO. Il présente la liste et la localisation des soixante-et-onze points d’intérêt (historic buildings) dont à peine une dizaine appartient aux cultures ottomanes, juives ou antiques. Chaque bâtiment est coloré et qualifié selon une grille fondée sur une chronologie historico-politique, et non d’appartenance culturelle ou confessionnelle, qui discrimine les éléments selon les périodes hellénistique, byzantine, médiévale ou ottomane. 188 - Archives de sciences sociales des religions Topographier patrimonialement l’espace catholique Malgré le fait que l’Église catholique ne dispose d’aucun lieu de culte dans l’espace patrimonialisé, qu’elle se situe dans les marges politiques et religieuses de la société grecque locale et qu’elle souffre d’une histoire coloniale stigmatisante en tant que religion de l’ancienne puissance dominatrice, la communauté catholique mène à bien la restauration de ses édifices dans la ville nouvelle hors les murs, accueille près de 300 personnes chaque dimanche de la saison estivale et produit un ensemble de documents de communication patrimoniale à destination des touristes. Elle répond en quelque sorte au contexte touristique de la ville et compte, malgré la diversité de son audience, sur le pouvoir fédérateur du catholicisme. Elle présente ainsi un arrangement acceptable entre le récit de l’histoire tel qu’il est promu par la patrimonialisation de la ville fortifiée et la mémoire difficile de la colonisation italienne. Autrement dit, si l’inscription à l’UNESCO a privilégié l’héritage des Croisés et de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, en le colorant vaguement d’une pointe de multiconfessionnalisme, la continuité entre cette civilisation médiévale plus ou moins nettement définie et les deux confessions chrétiennes localement en présence reste ambiguë. Le réseau actuel des lieux de culte catholiques ne représente qu’un cinquième de la totalité des bâtiments de l’ancien diocèse du Dodécanèse pendant la présence italienne, la plupart de ces églises sont aujourd’hui administrées et utilisées par les orthodoxes. Les catholiques ont développé une conscience patrimoniale très forte de cet héritage perdu, dont ils tentent de sauvegarder et de mettre en valeur les derniers éléments. Les effets concrets de la patrimonialisation de la vieille ville de Rhodes se répercutent ainsi sur la minorité catholique, qui invente des stratégies afin de répondre, sur le mode patrimonial, au sentiment de perte et d’injustice qu’elle ressent. Le discours patrimonial est principalement porté par les acteurs les plus proches de la vie catholique, au premier rang desquels se positionnent le prêtre franciscain et les membres de son équipe. La plupart d’entre eux n’ont qu’un lien récent avec Rhodes et font partie des populations de migration touristique et internationale qui ont élu l’île comme résidence secondaire ou de retraite. Le prêtre est un franciscain anglais formé à Jérusalem et le conseil paroissial ne compte pas moins de sept nationalités. Cependant, la manière de parler et de traiter les édifices catholiques traduit un fort sentiment d’attachement et d’appropriation du passé local. Il n’est pas rare d’entendre les acteurs parler de « nos églises », même s’ils n’y ont pas vécu leurs principaux sacrements, ou de « notre cimetière », même s’ils n’y possèdent pas d’ancêtres. Pour évoquer la situation actuelle, un des laïcs de la chorale explique que, même s’il est normal que l’Église orthodoxe soit plus visible et plus présente que la sienne, « la cathédrale et le siège du diocèse qu’ils [les orthodoxes] utilisent étaient les nôtres avant la guerre. » Le prêtre souligne par ailleurs qu’une majorité des biens et des propriétés de l’Église catholique de la période italienne a été transformée en lieu de culte orthodoxe et qu’il s’est donné beaucoup de mal L’UNESCO sur une île grecque - 189 pour « recueillir nos objets liturgiques qui subsistaient » alors qu’« une grande partie [de ces objets] a simplement disparu sans laisser de trace au moment de la fuite des Italiens ». Ce sentiment de perte, inhérent et nécessaire à la logique patrimoniale (G. Ciarcia, 2006), est matérialisé par une pratique de marquage des lieux catholiques qui offre une symétrie avec les plaques de la vieille ville patrimonialisée. Des plaques de marbre, portant le nom de l’église, rédigées en latin et en grec moderne, sont apposées sur les bâtiments catholiques intégralement rénovés, qui se distinguent ainsi nettement du tissu urbain de la ville coloniale. D’autres édifices, aux fonctions plus ou moins séculières, comme des logements, le cimetière, le bâtiment de la crèche ou le théâtre du monastère sont également signalés par les mêmes plaques et la même rénovation. Les catholiques développent ainsi une appropriation alternative de « technologies patrimoniales » typiques du vocabulaire de la mise en valeur des biens architecturaux (F. De Jong et M. Rowland, 2007). Cette action particulièrement évidente est complétée par deux autres pratiques plus discrètes. Elles constituent toutes ensemble une stratégie de « visibilisation » patrimoniale des catholiques de Rhodes. D’une part, lors de mes conversations avec le prêtre et l’archiviste, il m’est très vite apparu qu’ils avaient en tête une sorte d’inventaire des édifices anciennement catholiques, sans formalisation matérielle, mais qui leur permettait de visualiser virtuellement la répartition de leurs lieux existant à la fin de la période coloniale 9. La carte mentale virtuelle était associée aux objets liturgiques que le prêtre a pu recueillir dans ces anciennes églises, puis rassembler et exposer dans la salle des archives 10. Existait de plus un ensemble de photographies anciennes montées sous verre, également exposées dans la salle des archives. Cette forme d’inventaire faite d’images mentales et réelles rappelle les pratiques des amateurs de céramique que décrit Thierry Bonnot (2002), qui utilisent une mémoire non écrite pour dresser la liste de leur collection de production industrielle. Dans le cas de Rhodes, la technique d’inventaire virtuel appelle des commentaires oraux sur les bâtiments et fonctionne de la même manière qu’un inventaire patrimonial classique, constitué d’informations fichées et d’illustrations. Avec le prêtre et l’archiviste, nous avons formalisé un support de cet inventaire des lieux de culte 9. Un tel inventaire existait déjà sous la forme de catalogue des constructions publiques de la période coloniale italienne, mené par des historiens de l’architecture (M. Livadiotti et G. Rocco, 1996, S. Martinoli et E. Peroti, 1999, A. Giglio, 2009), mais ne semble jamais avoir été utilisé par l’Église catholique. Le site internet de l’Église contient, depuis notre enquête, quelques photographies de lieux anciennement catholiques. 10. Je n’ai pas ici la place d’évoquer le travail des catholiques sur leurs objets et leurs archives religieuses. Les archives tiennent une place centrale dans la vie quotidienne de la paroisse, puisque, pendant la période italienne, l’Église catholique tenait les registres de baptême, de mariage et de décès et c’est aujourd’hui à elle que les descendants des Italiens rhodiens s’adressent pour obtenir ces documents administratifs. Cf. pour une auto-histoire des archives Conte Jannakis, 2007. 190 - Archives de sciences sociales des religions anciens, une carte, qui est certes le résultat de la démarche ethnographique, mais qui fut tout de suite adopté par le prêtre comme un élément important de l’écriture de l’histoire de la communauté. À travers l’appropriation des résultats tangibles de l’ethnographie, les catholiques tendent donc à articuler le traitement de l’espace par l’imposition de plaques signalétiques et la matérialisation d’un savoir dès lors cartographié, deux modalités utilisées dans l’enceinte fortifiée de Rhodes. En second lieu, la fabrication de dépliants informatifs constitue un élément volontaire de la démarche de transmission voulue par le prêtre et sa proche équipe. À l’entrée des lieux de culte, et notamment les dimanches et les jours de solennité, on trouve une série de dépliants, constitués de feuilles de papier A4 pliées en deux et photocopiées en couleur, qui décrivent certains bâtiments, dispositifs rituels ou fêtes religieuses des catholiques. Rédigés en anglais, en italien et en grec, ces microguides touristiques portent l’attention des fidèles et/ou des visiteurs 11 sur des éléments catholiques singuliers (chapelles, iconographie, crèche ou orgue). Comme les panneaux de marbre, ces dépliants qualifient catholiquement de plus petits objets religieux ou rituels et approfondissent le travail patrimonial des catholiques. Ils articulent en fait le territoire global du catholicisme de Rhodes, formé du réseau des lieux signalés, avec les éléments intérieurs et quelques signes de l’intimité rituelle. Un espace patrimonial catholique alternatif se dévoile dans l’espace rhodien qui se construit selon les mêmes principes de « technologie patrimoniale » que ceux utilisés dans la vieille ville patrimonialisée. La mise en patrimoine catholique apparaît alors comme un usage imaginatif et créatif de dispositifs patrimoniaux universels et génériques, qui se conjuguent toutefois à l’autre registre de créativité, la pastorale du tourisme, que l’Église locale met en place pour mieux s’inscrire dans son paysage. Des rituels catholiques multilingues et partagés À quelques pas d’une des entrées de la vieille ville, par une matinée ensoleillée de dimanche de juin, les portes de l’église catholique San Francesco s’ouvrent et laissent entrer une dizaine de personnes qui découvrent une vaste et sobre nef, baignée de lumière. La fresque du chœur, représentant la stigmatisation de saint François et les quelques tableaux se fondent dans l’architecture italienne grandiloquente des années 1930. Au fond, dans le chœur, deux laïques s’affairent à parer l’autel et vérifient les instruments liturgiques. À l’entrée, devant un présentoir rempli de carnets aux couleurs vives, un homme d’une soixantaine d’années 11. Comme le notait déjà David Brown (1999), dans le contexte contemporain, il est difficile de faire la différence entre un pèlerin à l’occasion touriste et un touriste à l’occasion pèlerin. Les destinataires de ces dépliants sont autant des touristes adeptes du tourisme culturel et sensibles au patrimoine religieux que des catholiques-touristes qui viennent assister à la messe. L’UNESCO sur une île grecque - 191 salue chaque personne, distribue les carnets, plusieurs photocopies volantes et invite les fidèles à prendre place. La chorale paroissiale, formée d’une demidouzaine de personnes, arrive presque précipitamment et se place à côté de l’orgue imposant, sur lequel le musicien commence déjà quelques gammes. L’assemblée compte de nombreuses jeunes familles, vêtues comme la plupart des touristes que l’on croise dans la vieille ville (shorts, tee-shirts, robes légères, sandales et casquettes), des couples plus âgés sans enfants et portant des vêtements de ville plus classiques, et des femmes et hommes seuls. On repère aussi quelques boubous africains luisant dans les bas-côtés. Deux femmes se succèdent alors devant le pupitre et lisent une annonce, en allemand et en italien, souhaitant la bienvenue aux fidèles et rappelant que « la communion se reçoit dans cette paroisse par intinction » et qu’il est demandé de s’agenouiller durant la consécration. Les cloches annoncent ensuite le début de la messe, l’orgue résonne dans la nef et trois prêtres entrent en procession depuis la porte principale jusqu’à l’autel. Trois enfants de chœur ouvrent la marche, portant un crucifix de procession et l’encensoir. Les fidèles sont debout et suivent du regard le groupe des clercs. Devant l’autel, le prêtre de la paroisse prend le goupillon, parcourt la nef dans les couloirs entre les bancs pour bénir l’assistance, accompagné de deux enfants de chœur qui tiennent sa chasuble. Il encense ensuite l’autel, le tabernacle et les deux autres prêtres, avant d’ouvrir la célébration. La situation décrite pourrait être celle de n’importe quelle paroisse catholique européenne, à quelques détails près cependant. Les premières annonces sont multilingues, les carnets distribués, comme les photocopies volantes qui servent de guide pour suivre l’office, sont rédigés en italien, allemand, polonais, français, hollandais, espagnol. Si pendant l’office, quelques séquences sont conduites en latin, le grec, l’italien, l’allemand et le polonais alternent dans la liturgie : les première et deuxième lectures de la Bible sont faites en allemand et en italien alors que l’Évangile est proclamé en polonais, les psaumes en grec et le sermon prononcé par le prêtre en italien et en anglais est traduit directement en allemand et en grec par une laïque. De plus, à la fin de la messe, au moment normalement consacré à l’annonce des nouvelles locales, le prêtre de la paroisse interroge son assistance et énumère les différentes nationalités présentes dans l’assistance. Chaque personne, à l’appel de sa nationalité, lève le bras en signe de présence : les Allemands, Hollandais, Italiens, Polonais, Français ou Philippins dévoilent alors dans la nef la composition multinationale du groupe de fidèles. La séquence de dispersion démontre également cette multiplicité, une grande partie des familles de touriste abandonnant rapidement l’église, saluée dans leur langue par les prêtres, ayant quitté leurs chasubles, en robes de franciscains. D’autres groupes restent sur le parvis pour discuter entre eux, d’autres personnes encore, moins nombreuses, se dirigent vers le presbytère attenant à l’église, où le prêtre et les membres les plus proches de la paroisse partagent un café et un gâteau avant le déjeuner. L’italien et le grec y sont les langues prédominantes et l’on 192 - Archives de sciences sociales des religions sent une intimité et une interconnaissance qui contrastent avec l’ambiance multilinguistique un peu mécanique de la célébration. Avant l’installation du prêtre actuel au milieu des années 2000, la messe était le plus souvent dite en italien, en raison de la présence italienne coloniale, surtout incarnée par les membres des couples mixtes orthodoxes-catholiques. Actuellement, le grec moderne est utilisé en semaine et le multilinguisme le dimanche. Pour aider les fidèles qui ne peuvent comprendre le grec moderne, le prêtre a développé un ensemble d’outils et de pratiques, mobilisant l’écriture, la traduction, l’édition, la gestion de documents liturgiques, mais aussi l’adaptation de la liturgie elle-même. L’ordinaire de la messe, qui donne le texte de la liturgie romaine catholique (sauf les lectures bibliques qui changent chaque jour) a été traduit en quatorze idiomes, incluant les langues locales usuelles, les langues extérieures des touristes et celles des travailleurs migrants 12. Si les pratiques d’écriture et de traduction relèvent bien d’une adaptation de la communauté catholique locale à la double origine italienne et grecque de ses membres les plus réguliers, la multiplication des langues durant les offices dominicaux constitue une ouverture multinationale qui est directement liée au contexte de patrimonialisation et de « touristification » de l’île de Rhodes. De plus, dans une volonté d’inscription dans le paysage touristique local, la dernière séquence de la messe dominicale, qui égrène les nationalités et les langues en présence, est une véritable performance qui établit et accomplit dans le même temps la nature cosmopolite de ces assemblées catholiques. Ces pratiques d’aménagement rituel relèvent d’une volonté, revendiquée par le prêtre, d’appliquer au mieux les principes du concile Vatican II, demandant l’usage des langues locales et la participation des laïcs. Pour autant, la mise en place de ces rituels va de pair avec un renforcement des signes identifiants catholiques. L’architecture des églises, les objets liturgiques, la décoration intérieure, les gestes dévotionnels à l’entrée de l’église, la forme des veilleuses, les vêtements du clergé, la statuaire, la musique liturgique, l’usage de l’alphabet latin ou le portrait du Pape apposé au mur des bâtiments constituent un ensemble de signes qui contrastent avec les habitudes orthodoxes locales et qui jouent un rôle majeur de différenciation confessionnelle 13. Dans le même temps, la situation de minorité de l’Église catholique implique certaines concessions dans la compétition pour la « visibilisation » confessionnelle. Le prêtre tente d’équilibrer les choses et accepte, comme les orthodoxes le lui ont demandé, que les enfants issus de couples mixtes deviennent orthodoxes et que, si n’importe quel chrétien 12. Anglais, albanais, allemand, danois, espagnol, français, grec, hollandais, hongrois, italien, philippin (tagalog), polonais, slovaque, tchèque. 13. Au contraire, la liste n’étant pas exhaustive, les églises orthodoxes n’exposent pas de statues à la vénération, seul l’alphabet grec est utilisé, les meubles sont richement décorés, les cierges sont longs et fins et la liturgie est chantée sans accompagnement instrumental. L’UNESCO sur une île grecque - 193 peut assister à un culte dans une autre confession que la sienne, les catholiques et les orthodoxes ne peuvent recevoir la communion que dans leur propre tradition rituelle. Le maintien des spécificités liturgiques catholiques, et le souci de les afficher, de les signifier et les rendre plus visibles, peut être mis en comparaison avec les efforts que l’Église déploie pour mettre en valeur son patrimoine architectural et rituel à travers les plaques, la carte et les dépliants. Dans le schéma de la compétition interconfessionnelle, il semble bien que les pratiques de distinction rituelle, comme les mises en valeur patrimoniales des bâtiments et des éléments plus intimes de la religiosité, fonctionnent sur le même registre et se superposent. Les effets de la patrimonialisation, de la présence des touristes et de la concurrence confessionnelle pourraient donc constituer, dans le cas des catholiques de Rhodes, un écosystème favorable à l’expression de leur différence qui dépasse le cadre strictement religieux pour toucher le champ de l’action culturelle et du patrimoine. Une praxis patrimoniale proprement religieuse ? Considérée comme l’une des destinations touristiques centrales de la Méditerranée orientale, inscrite sur la liste Patrimoine mondial de l’humanité et foyer ancien de vie pluriconfessionnelle, Rhodes est un poste privilégié pour observer comment une communauté religieuse minoritaire comme l’Église catholique en territoire orthodoxe grec, peut réagir aux dynamiques qu’entraînent les politiques internationales de patrimonialisation. En partant de la description des différents héritages culturels en présence dans la ville et en déplaçant la focale sur les usages patrimoniaux des minorités qui l’animent, il apparaît que les catholiques s’inscrivent dans le paysage religieux local en mettant à contribution les schémas classiques de compétition et de coexistence de la vie pluriconfessionnelle, les techniques patrimoniales éprouvées dans l’espace reconnu par l’UNESCO et la présence des touristes catholiques. La description et la mise en relation des deux types de pratiques qui caractérisent l’Église catholique rhodienne actuelle, la patrimonialisation et la pastorale tournée vers le tourisme, permettent de penser ces stratégies comme un système culturel de construction et d’entretien des différences confessionnelles. On peut sans doute retrouver chez les catholiques de Rhodes les « effets de voisinages » dont parle Arjun Appadurai (1996 : 178-179), puisqu’on a vu que, d’une part, les usages patrimoniaux induits par le classement de l’UNESCO offrent un vocabulaire tout prêt à être adapté sur d’autres objets que l’objet classé lui-même et que, d’autre part, la communauté juive a développé depuis les années 1990 une forte activité patrimoniale et touristique, profitant de l’afflux des touristes israéliens et du tourisme des racines des descendants des anciens juifs de Rhodes (P. Sintès, 2010). Mais on pourrait également appliquer aux 194 - Archives de sciences sociales des religions catholiques de Rhodes la formule d’Anna Poujeau (2010 : 140), qui qualifie de « processus interne de relecture communautaire » le renouveau du monachisme chrétien en Syrie et ses usages du récit national syrien. Si l’État syrien a tenté d’effacer les différences religieuses au profit de la « syrianité », les chrétiens locaux, disposant ou inventant des preuves de l’antériorité de la présence territoriale du christianisme sur celle de l’islam, réinterprètent l’histoire nationale et le territoire national au prisme de l’histoire religieuse chrétienne, et sans suivre donc le discours de l’État-nation. Les catholiques de Rhodes, patrimonialisant, spatialisant, marquant leurs monuments et leurs objets se distinguent du monde orthodoxe et du Patrimoine mondial de la même manière que les chrétiens syriens se distinguent du récit national. En décrivant comment ils adaptent le vocabulaire patrimonial, interprètent le passé et s’appuient sur l’affluence des touristes pour se singulariser dans l’espace religieux local, on arrive à mieux comprendre les modalités de la conversion culturelle des biens de la communauté catholique. Cette description éclaire ainsi le passage de la religion comme pratique dévotionnelle à la religion comme ressource culturelle et identitaire, autrement dit le prolongement du champ religieux dans le domaine de l’action culturelle, de la sauvegarde et de la mise en valeur des signes de la singularité catholique rhodienne. Le discours patrimonial et les arrangements liturgiques alternatifs que les catholiques proposent face au récit patrimonial de la vieille ville ont sans doute une fonction à la fois religieuse et culturelle : montrer aux autres leurs différences et les cultiver pour eux-mêmes. L’anthropologie du tourisme a bien mis en lumière ces effets de la coprésence forcée de l’altérité dans les situations de tourisme de masse, qui ont pour principale conséquence, a priori contre-intuitive, de favoriser la découverte, le renforcement et l’entretien de l’identité locale. Jeremy Boissevain développe cette idée dans ses contributions à l’ethnologie de l’Europe (1992, 1996) en soulignant combien la position marginale des locaux dans les zones touristiques ou les régions rurales revitalisées renforce leur autoperception et leur estime de soi. Il était cependant moins évident que le champ religieux, dans un contexte pluriconfessionnel, suive les mêmes logiques. Pour ce qui est de Rhodes et de sa communauté catholique, la longue présence catholique qui justifie une grande partie des activités patrimoniales est une donnée essentielle du système local, mais les caractéristiques intrinsèquement mémorielles des minorités religieuses monothéistes invitent à approfondir les liens entre les effets sensibles de la mise en patrimoine et une manière catholique de traiter son histoire, son passé et ses traces. Danièle Hervieu-Léger (1993) a montré comment les cadres de la vie sociale au sein des religions chrétiennes en Europe, en tant que réceptacles des identités collectives et familiales, étaient fortement déterminés par les principes de fonctionnement de ce qu’elle nomme les « lignées croyantes » et dont la fonction réside dans l’entretien et la fabrication des communautés religieuses locales. Cette capacité mémorielle s’actualise chez les L’UNESCO sur une île grecque - 195 catholiques de Rhodes en liant l’essor touristique, la sélection différenciée du patrimoine et la compétition interconfessionnelle, dans une combinaison du travail de mémoire d’une ancienne communauté coloniale s’identifiant à une religion, des effets de voisinage entre minorités et majorité confessionnelles et de la dynamique des sociétés du sud de l’Europe face aux changements structurels des dernières décennies, tels que la mise en tourisme. Il y aurait donc une sorte de praxis patrimoniale proprement religieuse, qui fleurirait à l’ombre de la vieille ville patrimonialisée de Rhodes, inscrite entre des conditions historiques et conjoncturelles spécifiques et une dynamique patrimoniale plus globalisée. En soulignant les interactions entre les champs qui croisent la praxis des catholiques, c’est finalement une définition et une extension beaucoup plus larges de la patrimonialisation et de la religion qui se découvrent à l’analyse et qui débordent les cadres ordinaires de la visite touristique et de la vie paroissiale pour redéfinir les modalités de la construction de la mémoire confessionnelle et de la religion en train de se faire. Cyril ISNART Universidade de Évora, Portugal – CIDEHUS isnart@uevora.pt Bibliographie ALBERA Dionigi, COUROUCLI Maria (éds.), 2009, Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes sud. APPADURAI Arjun, 1996, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, Minnesota University Press. BOISSEVAIN Jeremy (éd.), 1992, Revitalizing European rituals, London, Routledge. –, 1996, Coping with Tourists. European Reactions to Mass Tourism, Providence, Oxford, Berghahn Books. 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Les Catholiques se placent dans un réseau complexe de relations à l’histoire coloniale italienne du Dodécanèse, aux monuments conservés dans l’enceinte classée, aux activités touristiques de masse et aux liens interconfessionnels locaux. L’enjeu de cette contribution réside dans la description et la contextualisation historiques des effets directs et indirects, religieux et identitaires, d’une labellisation de type UNESCO, en confrontant les vocabulaires, les usages et les conceptions du patrimoine et de la culture qu’elle implique à l’intérieur d’un groupe doublement confronté à son statut de minorité religieuse et à sa fonction pastorale éphémère durant la saison estivale. Mots-clés : Grèce, UNESCO, catholicisme, minorité, Italie. In the shade of UNESCO. World heritage and catholic minority on a Greek island The contemporary effects of the inscription in the Unesco World Heritage list of the old city of Rhodes (Greece) on the Catholic minority of the island are described. The Catholics are set in a singular relation to the colonial history of the region, the monuments classified as World Heritage, the mass tourism activity and the local pluriconfessional context. Confronting the Catholics’ use of heritage policy to their minority status, their historical background and their pastoral role during the summer, the direct and indirect effects of heritagisation on the reformulation of the Catholic culture, history and identity in Rhodes are showed, especially in the liturgical, narrative and material domains. Key words: Greece, UNESCO, catholicism, minority, Italy. 198 - Archives de sciences sociales des religions À la sombra de la UNESCO. “Patrimonio mundial” y minoría católica en una isla griega Evaluaremos aquí los efectos contemporáneos de la inscripción en la lista del Patrimonio Mundial de la Humanidad de la ciudad fortificada de Rodas (Grecia) sobre la minoría católica de esta isla del Mediterráneo. Los católicos se ubican en una red compleja de relaciones respecto de la historia colonial italiana del Dodecaneso, de los monumentos conservados en el recinto protegido, de las actividades turísticas de masa y de las relaciones interconfesionales locales. Los efectos directos e indirectos, religiosos e identitarios, de una clasificación de tipo Unesco son descriptos y contextualizados confrontando los vocabularios, usos y concepciones del patrimonio y de la cultura que implica hacia el interior de un grupo doblemente confrontado a su estatuto de minoría religiosa y a su función pastoral efímera durante la estación estival. Palabras clave: Grecia, UNESCO, catolicismo, minoría, Italia.