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Manipulations du temps chez Tacite

Manipulations du temps dans les Annales de Tacite Abstract : In the first two books of the Annals, Tacitus appears to be a master of manipulation of time : indeed, references to the past are involved in a non-continuous chronology, and many flashbacks interrupt the storyline in a dramatic movement. In addition, two events are recalled on several occasions : the defeat of Varus and the death of Augustus appear several times, leading to assumptions about the reason for these repetitions. Le lecteur des premiers livres des Annales ne peut qu’être frappé par l’art, sensible dès l’hexamètre initial, avec lequel Tacite installe son récit dans un cadre chronologique qu’il fait remonter à la fondation de la Rome royale, pour ensuite énumérer la succession des pouvoirs jusqu’à Auguste : Vrbem Romam a principio reges habuere ; libertatem et consulatum L. Brutus instituit. Dictaturae ad tempus sumebantur ; neque decemuiralis potestas ultra biennium, neque tribunorum militum consulare ius diu ualuit. Non Cinnae, non Sullae longa dominatio ; et Pompei Crassique potentia cito in Caesarem, Lepidi atque Antonii arma in Augustum cessere, qui cuncta discordiis ciuilibus fessa nomine principis sub imperium accepit. « La ville de Rome fut d’abord soumise à des rois ; la liberté et le consulat furent établis par L. Brutus. On recourait pour un temps aux dictatures ; l’autorité décemvirale ne dépassa pas deux années et le pouvoir consulaire des tribuns militaires ne resta pas longtemps en vigueur. Ni la domination de Cinna ni celle de Sylla ne furent durables ; de même, la puissance de Pompée et de Crassus passa bientôt à César, les armes de Lépide et d’Antoine à Auguste, qui recueillit le monde, fatigué des discordes civiles, sous son pouvoir suprême, en prenant le nom de prince » 1. La rapidité de l’énoncé, la variation sur les dénominations, couplées avec la finesse des jugements politiques, tout cela culmine avec la désignation du 1. Trad. P. Wuilleumier, CUF 19782, comme toutes les traductions données ici. No 185-186, 2012, p. 126-140.   127 pouvoir d’Auguste ¢ on ne peut parler de définition... Mais après ce début, le lecteur est en quelque sorte distrait par les considérations sur les règnes des Julio-Claudiens et la présentation du projet historiographique, défini par la célèbre expression sine ira et studio. Or, la très longue phrase qui suit revient en arrière chronologiquement, reprenant les faits qui ont suivi l’assassinat de César, pour lancer le récit. C’est de cette reprise qu’est née ma première interrogation sur l’usage du temps dans les Annales : quel rôle les renvois au passé jouent-ils dans l’œuvre ? Le temps se déroule-t-il de manière continue et ininterrompue dans le récit ? En outre, certains épisodes historiques apparaissent de façon récurrente, comme des leitmotive : leur fonction est-elle seulement d’apporter une datation relative ? Répondre à ces questions demande de revenir d’abord sur quelques éléments du récit historique, dans une démarche analytique, fondée sur les deux premiers livres, qui ne prétend pas aboutir à une vaste synthèse, qui mériterait d’être faite sur la base de toute l’œuvre de Tacite 2. Dans le récit, la précision avec laquelle Tacite situe les événements les uns par rapport aux autres, dans une concaténation précise qui se colore souvent de notations morales, se combine avec la rapidité coutumière à l’historien ; mais le déroulement du temps n’est pas linéaire, et des sauts se produisent, tantôt vers le passé, tantôt vers l’avenir. Ainsi, au début du paragraphe I, 4 : Igitur uerso ciuitatis statu, nihil usquam prisci et integri moris : omnes exuta aequalitate iussa principis aspectare, nulla in praesens formidine, dum Augustus aetate ualidus seque et domum in pacem sustentauit. Postquam prouecta iam senectus aegro et corpore fatigabatur, aderatque finis et spes nouae, pauci bona libertatis in cassum disserere, plures bellum pauescere, alii cupere. Pars multo maxima inminentis dominos uariis rumoribus differebant : trucem Agrippam et ignominia accensum non aetate neque rerum experientia tantae moli parem, Tiberium Neronem maturum annis, spectatum bello, sed uetere atque insita Claudiae familiae superbia, multaque indicia saeuitiae, quamquam premantur, erumpere. Hunc et prima ab infantia eductum in domo regnatrice ; congestos iuueni consulatus, triumphos ; ne iis quidem annis, quibus Rhodi specie secessus exul egerit, aliud quam iram et simulationem et secretas lubidines meditatum. « La révolution était donc accomplie et il n’y avait plus aucun élément intact de l’ancien régime : tous, rejetant l’égalité, attendaient les ordres du prince, sans éprouver la moindre crainte pour le présent, tant que la vigueur de l’âge permit à Auguste de maintenir ses forces, sa maison et la paix. Quand sa vieillesse au déclin se trouvait encore affaiblie par la maladie et que sa fin prochaine éveillait de nouveaux espoirs, voici que quelques-uns se mettent à exposer vainement les avantages de la liberté, beaucoup à redouter la guerre, d’autres à la désirer. La plupart lançaient sur les maîtres à venir des bruits variés : Agrippa un être sauvage, ulcéré par l’humiliation, n’était ni par l’âge ni 2. Cette approche n’est pas totalement nouvelle et se veut juste une analyse de détail. Des études sur l’anticipation d’événements ont été faites par O. D 1994 : 192 et passim sur les répétitions d’informations ; plus ancien, mais toujours utile, R. S 1958 : 266 sur l’annalistique ; pour des types d’analyses proches, sur les phrases oratoires, J. D 1991. 128   par l’expérience des affaires à la hauteur d’une si lourde tâche ; Tiberius Nero, mûri par les années, illustré par la guerre, avait par contre l’orgueil invétéré et héréditaire de la famille Claudia et plusieurs indices de sa cruauté, quoi qu’il fît pour les étouffer, éclataient au grand jour. Il avait été dès l’enfance élevé dans une maison régnante, avait été chargé dans sa jeunesse de consulats et de triomphes, et, pendant les années mêmes qu’il avait passé à Rhodes dans un exil déguisé en retraite, il n’avait ruminé que colère, dissimulation et débauches secrètes ». L’ablatif absolu qui ouvre la phrase, après la liaison conclusive igitur, renvoie au passé, grâce au participe parfait passif : c’est un point de départ, un élément de comparaison pour comprendre la situation que Tacite va s’employer à décrire. Mais peut-être peut-on distinguer deux périodes dans ce passé, si on considère que l’expression prisci et integri moris, colorée de valeurs morales, se rapporte à une période plus ancienne ; en effet, il semble difficile de penser que Tacite ait pu considérer la période des guerres civiles comme une période marquée par la plus rigoureuse moralité, à laquelle l’avènement d’Auguste aurait mis fin. Il est plus logique de considérer que l’historien, par l’expression prisci et integri moris, renvoie à un passé plus lointain, idéalisé 3, donc à ce que nous pouvons appeler une période 2, la période 1 étant celle de la révolution désignée par l’ablatif absolu uerso ciuitatis statu. Poursuivons dans le texte en gardant ces deux périodes en tête : la phrase suivante, semblablement, comporte un ablatif absolu, exuta aequalitate, qui fait en quelque sorte écho au premier et renvoie à ce que nous avons appelé la période 1 ; mais immédiatement après, le recours à l’infinitif de narration iussa principis aspectare signale l’arrivée dans le temps présent du récit, précisé encore par l’apposition nulla in praesens formidine, tandis que la proposition suivante, introduite par dum s’installe dans la durée. La suite du texte continue à promener le lecteur entre les époques : la proposition temporelle introduite par postquam signale une évolution dans le temps long dessiné plus haut, l’âge, la maladie et la fin semblant marquer un terme. C’est alors que l’expression spes nouae suffit à faire rebondir le récit, le faire repartir sur des infinitifs de narration et sur une formulation dynamique, renforcée par la uariatio : pauci, plures, alii. Le texte se tourne alors vers l’avenir, vers les spéculations sur les successeurs possibles d’Auguste, imminentes dominos. Tout l’art de l’historien est alors de présenter ces incertitudes, qui pour lui et son lecteur sont situées dans le passé, comme présentes encore et non résolues. L’usage du temps est encore sensible dans les phrases qui suivent et donnent le portrait d’Agrippa Postumus et la première présentation de Tibère ; en effet, c’est la jeunesse d’Agrippa Postumus et son manque de formation qui sont soulignés, tandis que les qualités attribuées à Tibère sont précisément celles de l’âge, maturus annis, de l’expérience, spectatus bello, et surtout, l’insistance 3. Sur les nuances de la pensée de Tacite envers la République, O. D 2003.   129 étant rendue par la longueur de ce dernier membre de phrase, son appartenance à une famille très ancienne. Il pourrait ne s’agir là que d’une opposition entre un jeune homme et un homme mûr ; mais la référence au temps peut se lire autrement, dans la mesure où Tacite fait remonter le défaut principal de Tibère, sa superbia, à sa famille et, donc, à son passé. De fait, la suite du paragraphe, y compris par le renvoi à l’enfance, prima ab infantia, et aux longues années passées à Rhodes, insiste ainsi sur la durée des défauts tibériens, hérités de son passé et cultivés avec constance (le participe meditatum qui clôt la phrase comporte lui aussi cette insistance sur la durée). On peut donc dire que, dans ce paragraphe, Tacite utilise le temps comme un outil pour juger Tibère, et de la façon la plus irrémédiable qui soit. Dans un autre domaine des Annales, la question militaire, l’historien montre la même précision, au sein de phrases longues, pour situer les événements relativement les uns aux autres, mais en promenant son lecteur entre plusieurs moments. On peut le voir dans le paragraphe I, 20 : Interea manipuli ante coeptam seditionem Nauportum missi ob itinera et pontes et alios usus, postquam turbatum in castris accepere, uexilla conuellunt direptisque proximis uicis ipsoque Nauporto, quod municipii instar erat, retinentis centuriones inrisu et contumeliis, postremo uerberibus insectantur, praecipua in Aufidienum Rufum praefectum castrorum ira, quem dereptum uehiculo sarcinis grauant aguntque primo in agmine per ludibrium rogitantes an tam immensa onera, tam longa itinera libenter ferret. « Cependant des manipules, envoyés à Nauport avant le début de la sédition pour les routes, les ponts et autres besognes, après avoir appris les troubles du camp, arrachent les enseignes, pillent les bourgs voisins et Nauport même, qui était une sorte de municipe, répondent aux centurions, qui cherchent à les retenir, par des risées et des outrages et finissent par les rouer de coups, excités surtout contre le préfet du camp Aufidienus Rufus, qu’ils enlèvent de sa voiture, accablent de bagages et poussent au premier rang, en lui demandant sans cesse par dérision si des charges aussi énormes, des marches aussi longues lui plaisaient ». La phrase commence par une notation temporelle tournée vers le présent, interea, puis aussitôt se tourne vers le passé, par le participe parfait passif missi, chronologiquement situé grâce à la précision ante coeptam seditionem ; la phrase ne reprend pas tout de suite pied dans le présent, une autre notation temporelle, cette fois par le biais d’une proposition, postquam... accepere, marquant une étape intermédiaire avant le verbe au présent conuellunt. Bien sûr, l’arrivée de ce verbe au présent, après ce début de phrase qui faisait, à divers titres, référence au passé, est destinée à surprendre le lecteur et à dramatiser l’action. C’est d’autant plus clair que le récit avance ensuite à travers des précisions temporelles variées, certaines renvoyant à un moment passé, direptis proximis uicis, d’autres à une contemporanéité, avec le participe présent retinentes ; enfin, l’adverbe postremo signale la fin de ce mouvement. 130   Ce genre d’analyse de détail est possible sur de nombreux passages des Annales ; par ces exemples, on espère avoir montré la pertinence d’un examen approfondi des notations temporelles. En effet elles n’ont pas pour seule fonction de structurer le récit en situant les épisodes les uns par rapport aux autres ; en véritable artiste, Tacite les utilise pour créer des tensions et renforcer la dramatisation de certains moments. Cela est sensible par exemple dans l’introduction de l’affaire Libo Drusus, en II, 27 : Sub idem tempus e familia Scriboniorum Libo Drusus defertur moliri res nouas. Eius negotii initium, ordinem, finem curatius disseram, quia tum primum reperta sunt quae per tot annos rem publicam exedere. « Vers la même époque, un membre de la famille Scribonia, Libo Drusus, est accusé de tramer une révolution. Ce que furent le commencement, le déroulement et le dénouement de cette affaire, je vais l’exposer avec quelques détails, parce qu’elle offrit le premier exemple des intrigues qui durant tant d’années rongèrent l’État ». Le premier complément de temps, sub idem tempus, a bien cette fonction de signalisation relative de l’épisode dans une chronologie ; sans surprise non plus, l’historien annonce un plan chronologique pour son récit : initium, ordinem, finem. Mais lorsqu’on en arrive à la proposition causale, tum primum souligne l’innovation, dont ensuite le complément per tot annos, intensif, souligne la gravité. Revenons aussi sur les premiers mots des Annales, cités au début de cet article, pour voir à quel point l’usage des manipulations temporelles participe de la dramatisation : a principio marque le premier temps de Rome. L’action de Brutus et l’avènement de la République ne sont pas situés dans le temps, l’asyndète servant seule à marquer la rupture politique entre royauté et République. Les phrases suivantes se caractérisent par une succession de notations temporelles accentuant toutes l’impression de fragilité : ad tempus, neque [...] ultra biennium neque [...] diu, non [...] longa dominatio, cito ; de ce fait, l’histoire des années 509 à 27 av. J.-C., date que définit la formulation sub nomine principis, se déroule dans la plus grande rapidité, dans une instabilité dramatique qui semble inéluctablement mener à Auguste. Cet effet de dramatisation est encore plus net dans la très longue phrase qui constitue en quelque sorte le deuxième début de l’œuvre et qui est à l’origine de mon questionnement sur le temps (I, 2). Tacite, après avoir annoncé son projet historiographique, revient en arrière alors qu’il parlait des Julio-Claudiens et détaille les événements des années 44 à 27 av. J.-C. Postquam [Bruto et Cassio caesis] nulla iam publica arma, Pompeius apud Siciliam oppressus [exutoque Lepido], [interfecto Antonio] ne Iulianis quidem partibus nisi Caesar dux reliquus, [posito triumuiri nomine] consulem se ferens et ad tuendam plebem tribunicio iure contentum, ubi militem donis, populum annona, cunctos dul-   131 cedine otii pellexit, insurgere paulatim, munia senatus magistratuum legum in se trahere, [nullo aduersante], cum ferocissimi per acies aut proscriptione cecidissent, ceteri nobilium, quanto quis seruitio promptior, opibus et honoribus extollerentur ac nouis ex rebus aucti tuta et praesentia quam uetera et periculosa mallent. « Lorsque la mort de Brutus et de Cassius eut désarmé la république, quand Pompée eut subi un désastre aux abords de la Sicile et que la déchéance de Lépide et la disparition d’Antoine n’eurent laissé au parti julien lui-même d’autre chef que César, celui-ci abandonna le titre de triumvir, se présenta comme consul en déclarant qu’il lui suffirait, pour protéger la plèbe, de la puissance tribunitienne ; après avoir séduit le soldat par des largesses, le peuple par la distribution de vivres, tout le monde par la douceur de la paix, il s’élève progressivement et tire à lui les attributions du sénat, des magistrats, des lois, sans que personne ne s’y oppose, car les plus acharnés avaient péri dans les batailles ou par la proscription et les nobles qui subsistaient recevaient, en fonction de leur empressement à la servitude, richesses et dignités et, fortifiés par le changement de régime, préféraient la sécurité du présent à l’incertitude du passé ». L’architecture de la phrase est extrêmement travaillée, jouant sur les nuances de temps et la position relative des divers moments, mais, plus encore, dramatisant l’avènement d’Auguste dans un ample mouvement. La première proposition temporelle, postquam, est interrompue par un ablatif absolu ; puis deux autres ablatifs absolus [exutoque Lepido], [interfecto Antonio] retardent encore la proposition principale et amènent une deuxième temporelle. La phrase rebondit ensuite sur d’autres éléments 4 : l’ablatif absolu posito triumuiri nomine, le participe se ferens, puis la subordonnée temporelle en trois moments ubi...pellexit pour enfin arriver à l’infinitif de narration insurgere qui porte toute la charge dramatique, soulignée par paulatim, comme si la patience même d’Auguste dans son chemin vers le pouvoir était montrée comme négative. La suite de la phrase précise encore ce jugement, et la chronologie relative donnée par les verbes cecidissent et extollerentur, mallent ramène le lecteur vers ce qui est le présent du récit : le passé, uetera, est oublié par suite de la révolution, nouis ex rebus et l’horizon se limite au présent, praesentia. La phrase, mimétique de la marche d’Auguste vers le pouvoir, avance inexorablement à travers les détours. À d’autres moments, le récit opère une échappée vers le futur, et dans ce cas, la visée dramatique ressort plus nettement encore. Ces projections vers le futur prennent place, le plus souvent, dans des discours indirects, quand un personnage envisage ce qui, à son niveau, est l’avenir. Ainsi lorsque Tibère, au début de son règne, fait mine de refuser le pouvoir (I, 11) : Ille uarie disserebat de magnitudine imperii, sua modestia. Solam diui Augusti mentem tantae molis capacem : se in partem curarum ab illo uocatum experiendo didicisse quam arduum, quam subiectum fortunae regendi cuncta onus. Proinde in 4. L’analyse des effets de surprise dans le style de Tacite est abordée par E. A 1991 : 2625. 132   ciuitate tot inlustribus uiris subnixa non ad unum omnia deferrent : plures facilius munia rei publicae sociatis laboribus exsecuturos. « Celui-ci discourait en termes variés sur la grandeur de l’empire et ses propres limites : seul le génie du divin Auguste pouvait embrasser un tel ensemble ; lui-même, appelé par ce prince à assumer une partie des affaires, il avait appris par expérience combien il était difficile et combien hasardeux de porter le poids d’un pouvoir absolu. Aussi, dans un état qui s’appuyait sur tant d’hommes illustres, ne fallait-il pas tout conférer à un seul : plusieurs auraient moins de peine, en associant leurs efforts, à remplir les charges publiques ». Par la référence au Divin Auguste, le regard se tourne d’abord vers le passé, puis, à travers le gérondif experiendo, le temps s’écoule jusqu’au moment où l’on trouve un subjonctif imparfait, deferrent, correspondant à un impératif présent du discours direct ; alors Tibère envisage le futur, exsecuturos. La dramatisation se fait alors par le biais du changement de discours, puisqu’après cette affirmation de Tibère, Tacite reprend la parole, en asyndète, dans un jugement sans appel : plus in oratione tali dignitatis quam fidei erat. La tension dramatique est produite par ce changement de locuteur, mais aussi, et peut-être surtout, par le jeu sur les temps. On pourrait le montrer également en I, 17 dans le discours de l’agitateur Percennius devant les légions de Pannonie, quand le participe futur ausuros prend une valeur exhortatoire et dramatique : quando ausuros exposcere remedia ? ; ou encore en I, 29 dans le discours de Drusus aux légions, qui joue sur passé/présent/futur : incusat priora, probat praesentia ; [...] scripturum patri. Le recours au futur, dans ces discours indirects, est clairement un outil dramatique, qui souligne la tension d’une scène ou d’un moment. Le futur transparaît aussi, plus rarement mais de manière très intéressante, lorsque c’est Tacite lui-même qui use de sa position d’auteur du e siècle pour envisager comme du futur ce qui, pour lui, est déjà du passé. Ainsi, lors de la révolte des légions de Germanie, apparaît un soldat qui se fait remarquer par sa vigueur : Cassius Chaerea, mox caede Gai Caesaris memoriam apud posteros adeptus, tum adulescens et animi ferox, inter obstantis et armatos ferro uiam patefecit (I, 32). Nous voici dans un de ces moments où l’historien se fait omniscient, dépositaire du savoir des posteri, qu’il partage avec son lecteur. Avec le jeu entre apud posteros et tum, se met en place la préfiguration d’un personnage qui interviendra plus tard. Certes, le contexte peut sembler différent, puisque, tandis qu’ici il s’agit d’une révolte de légions, plus tard Chaerea s’illustrera par l’assassinat de Caligula. En réalité, la différence n’est pas si grande, car les légions de Germanie se rebellent, selon Tacite, pour une raison liée à la dynastie et à la succession : magna spe fore ut Germanicus Caesar imperium alterius pati nequiret (I, 31). Chaerea, aux yeux de Tacite qui se place un siècle plus tard, est donc présenté comme un personnage en lien constant avec les problèmes successoraux, ce qui n’est possible que pour celui qui connaît les   133 événements de janvier 41. La référence au futur, apud posteros, dépasse le récit historique, tout en lui donnant un sens grâce à l’anticipation du destin de Chaerea. La dramatisation passe par cet éclairage décalé dans la chronologie. L’étude de la dramatisation, qui connaît un grand développement dans la littérature récente consacrée à Tacite 5, ne peut se limiter à ces quelques analyses ; mais l’étude des notations temporelles montre que, parmi la palette d’outils dramatiques dont se sert l’historien, celui-ci n’est pas le moins riche et permet une grande variété d’effets. L’utilisation du temps confine à la manipulation quand on examine de près l’apparition récurrente de certains épisodes fondamentaux, auxquels Tacite entend donner un relief particulier ; ce sont des moments autour desquels l’historien construit et organise tout son récit, des points cardinaux qui orientent le récit et lui donnent un sens, fissurant ainsi l’édifice annalistique au profit d’une réflexion plus large. Ainsi, la défaite de Varus face aux Germains dans la forêt de Teutoburg apparaît à plusieurs reprises et constitue d’ores et déjà en soi un moment particulier, dans la mesure où cet épisode, daté de 9 ap. J.-C., est antérieur au point de départ chronologique de l’œuvre, 14 ap. J.-C. ; il s’agit donc d’un retour en arrière, qui s’opère dans les premiers temps du récit. Cela en soi est surprenant, car cela freine la progression chronologique. La première mention de cette défaite en souligne par ailleurs la singularité : la seule guerre qui reste à Auguste sur la fin de sa vie est une conséquence de la défaite de Varus : Bellum ea tempestate nullum nisi aduersus Germanos supererat, abolendae magis infamiae ob amissum cum Quintilio Varo exercitum quam cupidine proferendi imperii (I, 3, 6 : « la seule guerre qui restât à cette époque était dirigée contre les Germains et elle visait à effacer l’opprobre du désastre subi par Quintilius Varus et son armée, plus qu’elle ne répondait au désir d’étendre l’empire ou à la recherche d’un avantage substantiel. »). On peut presque dire que l’épisode est ainsi présenté, dès le début des Annales, comme un facteur d’unité du récit, instituant un lien étroit entre la défaite en 9 ap. et les dernières années d’Auguste. On sait l’espèce de fascination morbide qu’avait laissée dans l’esprit du princeps la perte des trois légions de Varus 6 ; il semble bien que Tacite lui-même en ait été victime... car la défaite revient plusieurs fois dans le récit. Une nouvelle mention prend place au sein des rumeurs qui, lors de la mort d’Auguste, courent de manière anonyme 7. Après une première série de propos positifs (I, 9, 4-5), on passe aux rumeurs médisantes ou négatives (I, 10) ; parmi 5. Récemment, F. S L’H 2006 ; pour le style, voir les pistes données par J. H’ 1991. 6. Voir Suétone, Auguste, 23. 7. Sur les rumeurs, I. S 1974 et I. C, à paraître. 134   elles, le récit rapide de l’élimination d’Antoine donne lieu à une concession, pacem sine dubio post haec, suivie, après une apposition contradictoire, d’une énumération de malheurs : pacem sine dubio post haec, sed cruentam : Lollianas Varianasque clades, interfectos Romae Varrones, Egnatios, Iullos. La défaite de Lollius en 16 av. J.-C., puis le désastre de Varus constituent le cadre militaire, tandis que les trois noms propres qui suivent installent la référence aux conspirations, le pluriel leur donnant une valeur généralisante 8 ; la chronologie connaît un nouveau départ avec les conspirations, puisque l’affaire de Muréna peut être datée de 23 ou 22 9, celle d’Egnatius de 19, celle de Iullus Antonius de 2 av. J.-C. Le choix des épisodes grâce auxquels Tacite entend peindre cette sanglante paix mériterait qu’on s’y attarde, par exemple dans une étude sur les allusions ; en ce qui concerne la défaite de Varus, son association à celle de Lollius met l’accent sur la Germanie, excluant toute référence à d’autres difficultés militaires qu’Auguste avait rencontrées. On aurait pu penser aux combats incessants contre les Cantabres, par exemple. On voit ainsi, avec ces deux premières mentions, que l’important tient à l’ancrage germain : Tacite entend insister sur un territoire qui l’intéresse, certes, comme le prouve sa monographie sur la Germanie mais qui, surtout, est capital lors de la succession d’Auguste, comme le prouvent les trois éléments choisis pour illustrer la « paix sanglante » dans le domaine intérieur et qui sont des conspirations. La défaite de Varus semble bien réapparaître dans le récit pour souligner l’importance de la Germanie lors de la succession d’Auguste. Cette hypothèse est consolidée par la mention suivante de la défaite de Varus, qui se trouve dans le discours que Germanicus adresse aux légions de Germanie en rébellion : legissetis ducem, qui meam quidem mortem impunitam sineret, Vari tamen et trium legionum ulcisceretur (I, 43, 1 : « vous auriez choisi un chef qui aurait laissé sans doute ma mort impunie, mais aurait vengé celle de Varus et de ses légions »). Le contexte est bien celui de la légitimité du chef et de sa fidélité envers Tibère, comme le souligne encore la fin de ce discours, sous forme d’une invocation au Divin Auguste et à la famille impériale : « Puisse ton âme, ô Divin Auguste, admise au ciel, puissent ton image, mon père Drusus, et ton souvenir, avec ces soldats qui furent les tiens... laver cette tache et tourner ces fureurs civiles à la perte des ennemis ! ». Tout comme la guerre qui restait à Auguste avait pour but d’effacer l’infamie du désastre de Varus, les soldats de Germanie doivent maintenant effacer le déshonneur que constitue leur rébellion contre Tibère. Encore une fois, donc, la référence à Varus est liée à la question de la succession et c’est à Germanicus que profite cette référence. 8. I. C 2002 : 136-140 ; 28-33 sur les énumérations et l’hypothèse d’une liste officielle des conspirations. 9. I. C 2002 : 123-135 sur le problème de la date et de l’identité de Muréna ; voir aussi F. R 2000 : 58-60.   135 Et on peut interpréter semblablement les autres renvois à Varus : une mention intervient dans un résumé des relations entre Arminius et Ségeste (I, 55, 2), l’un ennemi acharné de Rome et vainqueur de Varus, l’autre fidèle allié de Rome. Ce résumé est placé par Tacite au moment où le triomphe est décerné à Germanicus, en 15 ; or le triomphe, dans le contexte de la succession d’Auguste, est bien entendu un atout en faveur de Germanicus. C’est tout aussi clair avec la mention suivante, quand les Germains qui se rendent sortent de la place assiégée en livrant à Germanicus les dépouilles de Varus : ferebantur et spolia Varianae cladis, plerisque eorum qui tum in deditionem ueniebant praedae data (I, 57, 5 : « venaient ensuite les dépouilles du désastre subi par Varus, que la plupart de ceux qui se livraient maintenant à notre merci avaient reçues comme butin »). Certes, Tacite trouvait là un élément de pittoresque, en peignant un cortège de vaincus qui fait écho au cortège triomphal ; mais les dépouilles valent surtout pour leur valeur pour ainsi dire sentimentale et politique, dans la mesure où elles font de Germanicus le vengeur de Varus, et donc, par extension, le digne successeur d’Auguste. Ce portrait de Germanicus en successeur légitime se complète peu après, en I, 60, 3, lorsque l’envoyé de Germanicus contre les Bructères récupère l’aigle de la dix-neuvième légion perdue avec Varus. Puis intervient le grand passage pathétique où Germanicus rend honneur aux légions perdues dans la forêt de Teutoburg (I, 61) ; Tacite y décrit avec précision l’organisation spatiale du camp de Varus, et souligne ce qui fait naître la pitié, semiruto uallo, albentia ossa [...] disiecta uel aggerata, truncis arborum antefixa ora. Le vocabulaire sacrificiel, ara, mactare va dans le même sens, créant une atmosphère pesante qui met en valeur l’action de Germanicus posant la première motte d’un tombeau. Et c’est alors précisément que Tacite donne la clé de compréhension de ce passage : il n’a pas seulement écrit un passage pathétique, d’une force visuelle qui confine au théâtre, il a aussi donné l’interprétation politique de l’épisode en rapportant la réaction de Tibère, qui désapprouve, peut-être par méfiance envers Germanicus : Quod Tiberio haud probatum, seu cuncta Germanici in deterius trahenti... (I, 62, 2 : « Cette conduite ne fut pas approuvée par Tibère, soit qu’il prît en mauvaise part tous les actes de Germanicus... ») 10. L’historien disculpe par ailleurs Germanicus de toute intention maligne en élevant ce tombeau, quand il le montre plus tard relevant l’autel à son père Drusus détruit par les Chattes et choisissant de ne pas faire de même avec le tombeau aux soldats de Varus, également victime des Chattes (II, 7, 2-3). L’attitude de Germanicus à propos des légions perdues est donc irréprochable, dans le récit tacitéen. 10. L’autre explication donnée ensuite, quoique plus longue, selon laquelle les cérémonies démobilisent l’armée et sont une souillure religieuse pour le général, est plus faible car moins cohérente avec les précisions constamment données concernant les sentiments de Tibère pour Germanicus. 136   Le renvoi démultiplié à la défaite de Varus et surtout à la façon dont Germanicus en efface la tache continue encore : en II, 25, lors d’une expédition contre les Marses, Germanicus obtient la récupération de l’aigle d’une des légions vaincues. Et s’il fallait une preuve à notre hypothèse selon laquelle la référence à Varus sert surtout à légitimer Germanicus, on peut le voir ici, dans le récit de la récupération de l’aigle, épisode qui dédouble celui donné en I, 60, 3 : la récupération de l’aigle est suivie de manifestations de joie de la part des soldats, accentuées par des distributions d’argent faites par Germanicus et, là encore, la réaction de Tibère est négative : crebris epistulis Tiberius monebat rediret ad decretum triumphum : satis iam euentum, satis casuum (II, 26, 2 : « Tibère, par de fréquents messages, invitait Germanicus à rentrer pour le triomphe qui lui avait été décerné : assez de succès, assez de hasards »). Devant l’attitude de son fils adoptif, qui demande à rester encore en Germanie, Tibère insiste et cette fois dévoile son jeu : Germanicus doit laisser Drusus gagner sa part de gloire... Mais il reste clair pour Rome que la récupération des aigles de Varus est un exploit à porter au compte de Germanicus, et qui souligne sa stature de prince. La célébration à la fin de l’année, à Rome, avec un arc dédié près du temple de Saturne, ob recepta signa cum Varo amissa, ductu Germanici, auspiciis Tiberii (II, 41, 1 : « en l’honneur des enseignes perdues avec Varus mais reprises sous le commandement de Germanicus et sous les auspices de Tibère ») rappelle certes la hiérarchie normale entre Tibère et Germanicus, mais, si l’on remarque que la suite immédiate de ce moment est la description du triomphe de Germanicus sur les Chérusques, les Chattes et les Angrivariens, et que Tacite y insiste sur l’image familiale de Germanicus accompagné de sa nombreuse progéniture, on est frappé par l’utilisation politique récurrente du désastre de Varus, tourné en un sens positif pour souligner la valeur de Germanicus. En démultipliant les renvois aux actions brillantes de Germanicus qui efface l’infâme défaite de Varus, Tacite détoure l’image du prince parfait, qu’il oppose à la peinture de Tibère. Les multiples mentions du désastre de Varus en permettent la rédemption, au profit de Germanicus 11. Dans les premiers livres, est rappelé plusieurs fois un autre événement dont la portée est encore plus forte : il s’agit de la mort d’Auguste, date que Tacite a choisie comme début et point de référence fondamental, puisque qu’il structure tout le début des Annales. Ainsi Tacite annonce-t-il, dans son projet, sa volonté de raconter la fin d’Auguste, pauca de Augusto et extrema tradere (I, 1, 3) ; après avoir fait le récit de son ascension, il montre sa vieillesse, prouecta iam senectus (I, 4, 2). Là se produit une sorte de ralentissement dans le récit, quand sa santé se dégrade, grauescere ualitudo Augusti (I, 5, 1) et que l’empereur va vers sa mort ; 11. Une mention négative, le songe de Caecina : le pathétique est privilégié.   137 ralentissement et dramatisation, devant l’incertitude de son sort : neque satis compertum est spirantem adhuc Augustum [...] an exanimem reppererit (I, 5, 3 : « et on ne sait si Auguste respirait encore ou s’il avait rendu l’âme »). Jusque-là, le temps passe lentement, comme retardé par les rumeurs. Soudain, la mort est annoncée brutalement par Tacite, simul excessisse Augustum et rerum potiri Neronem fama eadem tulit (I, 5, 4 : « on apprit à la fois qu’Auguste était mort et que Nero prenait le pouvoir »), la construction simul... et marquant la précipitation, comme si la mort provoquait une confusion générale : fin et début sont mêlés, fin d’Auguste et début de Tibère. Dans la suite des Annales, la mort d’Auguste revient plusieurs fois, dans des contextes différents ; en I, 7, 5, defuncto Augusto, l’ablatif absolu est un élément de datation, inerte et objectif. Il en va de même en I, 8, 1 quand le Sénat s’occupe du testament de l’empereur. Mais cette utilisation objective et inerte de la mort du prince est bousculée soudainement par une nouvelle référence, quand Tacite signale les différents jugements portés sur son règne par l’opinion publique : la phrase idem dies accepti quodam imperii princeps et uitae supremus, (I, 9, 1 : « que le même jour eût marqué, jadis, le début de son accession au pouvoir et la fin de sa vie »), au-delà de l’anecdote sur la coïncidence de dates 12, revient en quelque sorte en arrière. C’est encore plus net un peu plus loin, en I, 13, 2, quand Tacite remet pour ainsi dire Auguste en scène, parlant de sa propre succession, supremis sermonibus. Ce moment, particulièrement important pour qui essaie de comprendre la question de la légitimité et de la succession, est mis en valeur par ce retour à un Auguste vivant, alors qu’on l’avait laissé pour mort quelques instants plus haut... Mais soyons rassurés, la prochaine rencontre avec Auguste dans le texte admet sa mort : ob excessum Augusti (I, 14, 3)... Tout semble donc rentré dans l’ordre et on peut lire, en I, 16, 1, mutatus princeps comme le signe de cette mort. Mais elle n’est pas définitive encore ! Le même paragraphe introduit le récit du soulèvement des légions de Pannonie par l’ablatif absolu fine Augusti et initiis Tiberii auditis ! Nous voilà encore tirés en arrière, ramenés au terrible simul... et de I, 5, 4, à ce qui est à la fois une fin et un début. Et, de nouveau, lors du soulèvement des légions de Germanie, la mort d’Auguste est encore la référence mise en avant : audito fine Augusti, (I, 31, 4) que ce soit auprès des soldats ou auprès de Germanicus lui-même : Germanico [...] census accipienti excessisse Augustum adfertur (I, 33, 1 : « Germanicus occupé à recevoir le cens apprend la mort d’Auguste »). Ajoutons le fait que, grâce au temps présent du verbe adfertur, la mort d’Auguste semble encore une fois nouvelle... Elle est ainsi utilisée par Tacite à deux niveaux : le premier, le plus évident, est la référence comme à un élément de datation ; le deuxième permet de changer l’éclairage que l’historien entend donner aux événements. En effet, lier la mort 12. Le 19 août 43, date de son premier consulat et le 19 août 14 ap. J.-C., date de sa mort. 138   d’Auguste et le soulèvement des légions est en soi une interprétation, une explication apportée à ce soulèvement. Car selon Tacite, pour les légions de Pannonie comme pour celles de Germanie, c’est la succession d’Auguste qui pose problème. Ainsi Tibère est peint par l’agitateur Percennius comme un « prince récent, encore chancelant » (I, 17, 1) et Tacite présente Germanicus comme le successeur espéré : magna spe fore ut Germanicus Caesar imperium alterius pati nequiret (I, 31, 1). Déclencheur du soulèvement, la mort d’Auguste provoque aussi d’autres conséquences, plus lointaines : laeti neque procul Germani agitabant, dum iustitio ob amissum Augustum, post discordiis attinemur (I, 50, 1 : « Joyeux et proches, les Germains profitaient de l’inaction où nous retenaient d’abord le deuil consécutif à la mort d’Auguste, puis les discordes »). Ainsi Tacite utilise-t-il la mort du premier empereur comme un révélateur, un événement qui en éclaire d’autres. On voit cette technique à l’œuvre encore au livre deux, lorsque l’ablatif absolu comperto fine Augusti en II, 39, 1 sonne comme un écho attardé de la nouvelle de cette mort, et sert également à amplifier l’importance de l’épisode de Clemens, le faux Agrippa Postumus. La notation temporelle renvoyant à la mort d’Auguste est donc bien plus qu’un simple outil d’organisation chronologique du récit : utilisée à plusieurs reprises, soumise à plusieurs retours en arrière, cette précision porte en elle l’interprétation que Tacite donne de ces premières années du règne de Tibère. La mort d’Auguste semble bien, pour lui, être une vraie rupture dans le régime politique, un tournant irrémédiable dans le devenir de Rome 13. En répéter les annonces permet de dramatiser ce tournant. Alors, le règne de Tibère est-il le vrai début de l’Empire ? Tacite semble aller dans ce sens, avec l’emploi, à plusieurs reprises, de l’adjectif primus ou de l’adverbe primum. Chacun sait l’importance du paragraphe I, 6, 1, qui scelle le début du récit tibérien : primum facinus noui principatus. Deux adjectifs marquant un début, primum et noui, deux substantifs dont le rapprochement choque, facinus et principatus. Or, avec l’adjectif primus, l’historien semble entamer une liste, de la même façon que quand il décrit l’empressement avec lequel les Romains se plient au joug tibérien : At Romae ruere in seruitium consules, patres, eques. [...] Sex. Pompeius et Sex. Appuleius consules primi in uerba Tiberii Caesariis iurauere (I, 7, 1 : « Mais à Rome tous se ruent à la servitude, consuls, sénateurs, ordre équestre. [...] Les consuls, Sex. Pompeius et Sex. Appuleius, prêtèrent serment les premiers à Tibère César ») : après ces premiers, tous suivent le mouvement, dans une énumération qui souligne le 13. En ce qui concerne la période précédente, on remarquera que Tacite s’attache particulièrement à un épisode qu’il semble considérer comme fondateur : la bataille d’Actium. On note en effet plusieurs références à ce moment, dans un même mouvement de démultiplication que celui que nous avons pu noter pour l’annonce de la mort d’Auguste : I, 3, 7 : post Actiacam uictoriam ; I, 42, 2 : Actiacas legiones ; II, 53, 2 : Actiaca uictoria. Ainsi peut-on dessiner une chronologie politique propre à l’historien. 139   grossissement progressif : apudque eos Seius Strabo et C. Turranius [...], mox senatus milesque et populus. Intercalant le singulier collectif miles entre le sénat et le peuple, Tacite souligne le poids grandissant de l’armée dans ce régime. L’emploi de l’adjectif primus est récurrent pour le règne de Tibère et on sait l’importance du passage I, 15, 1 : tum primum e campo comitia ad patres translata sunt 14. Non moins intéressant, I, 81, 1 de comitiis consularibus quae tum primum illo principe ac deinceps fuere : il s’agit du paragraphe qui ferme le livre I en décrivant les manœuvres auxquelles se livre Tibère dans les élections consulaires. Ainsi le livre se ferme-t-il sur le jugement : speciosa uerbis, re inania aut subdola, quantoque maiore libertatis imagine tegebantur, tanto eruptura ad infensius seruitium (I, 81, 2 : « attitude brillante en paroles, en fait vaine ou fallacieuse, qui ne se couvrait d’une apparence de liberté que pour déboucher un jour sur une servitude d’autant plus accablante »). Ainsi le lien entre les innovations de Tibère et l’asservissement de Rome est-il affirmé, à travers la réflexion sur les apparences et la réalité 15. Le vrai début de l’Empire, qui est le début des excès et des dérives du pouvoir, ainsi que de la longue agonie de la liberté, se fait avec Tibère. L’analyse des notations temporelles, avec le retour lancinant de la mort d’Auguste, permet donc une approche politique des Annales. Cette série de questions touche bien entendu au cœur de la démarche historiographique de Tacite ; le temps est la matière même de l’histoire. Mais sans doute l’écriture rapide et violente de Tacite contribue-t-elle à rendre plus visibles les manipulations du temps auxquelles il se livre, détourant dans la chronologie des moments marquants, qui portent son interprétation des faits. Isabelle C Université Stendhal-Grenoble III RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES A E. 1991, « L’eloquentia de Tacite et sa fides d’historien », ANRW, II, 33, 4, p. 2597-2688. C I. 2002, La légitimité dynastique d’Auguste à Néron, à l’épreuve des conspirations, Rome-Paris, BEFAR 313. 14. V. H 2010 : 198-205. 15. Sur cette thématique fondamentale chez Tacite, voir en dernier lieu M. P 2007. 140   C I. à paraître, « Les rumeurs politiques sont-elles des bruits dans les Annales de Tacite ? », Actes du colloque Les sons du pouvoir, M.T. S et S. P (dir.), La Rochelle. 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