Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
Voix plurielles 12.2 (2015) 348 « Une perspective de fond, sinon ça s’oublie tout de suite » Dans le sillage de l’écriture avec Dany Laferrière Propos recueillis par Servanne WOODWARD, Université de Western Ontario Le 8 novembre 2014, Dany Laferrière répondait à mon courriel du 28 octobre de la même année, courriel qui comportait des questions relatives à une étude sur l’impact des mouvements précurseurs que reconnaîtrait éventuellement cet écrivain, et sur la cinétique qu’il entretiendrait avec le fond d’auteurs qu’il se remémore et qui fraient son univers romanesque. En d’autres termes, mes questions cherchaient à cerner son style d’engagement – voire de désengagement – dans le monde temporel et le mode de rapport aux générations d’auteurs dans lesquelles Dany Laferrière se reconnaît. S. W. : A propos de la paresse : « sans se fatiguer » dans votre premier titre et un éloge de l’écrivain paresseux dans Je suis un écrivain japonais (216) semblent donner une valeur particulière à la « paresse » dans le processus d’écriture. Comment intervient-elle pour vous ? D. L. : J’ai toujours cru qu’il fallait éviter de trop bander les muscles si on veut écrire... C’est un art qui privilégie la fluidité et la souplesse... Et ce pourquoi j’évite toute littérature engagée. J’estime que c’est un tel engagement que de rêver le monde. J’évite de me servir de l’écriture pour régler des comptes. Je voudrais être un homme désarmé. Il ne s’agit pas vraiment de paresse mais plutôt de créer une ambiance qui permette de sortir de ce monde de plus en plus nerveux. S. W. : « Peu de descriptions, mais beaucoup de dialogues. Diderot m’influence toujours. Ça parle dans ses livres. J’aime les livres où l’on voit les gens en train de parler. Je déteste quand le narrateur s’exprime à leur place » (Je suis un écrivain japonais, 216). Est-ce que votre écriture tend vers l’oralité ? D. L. : Quand on écrit, il n’y a plus d’oralité... Les passages qui semblent les plus improvisés sont les plus pensés... Si on transcrit une conversation telle quelle on obtient un salmigondis... Cela prend beaucoup de travail pour un acteur de paraître naturel. C’est que cela ne suffit pas d’être, il faut une certaine épaisseur. Une perspective de fond, sinon ça s’oublie tout de suite. Voix plurielles 12.2 (2015) 349 S. W. : D’où vient la fascination avouée du narrateur de Je suis un écrivain japonais pour le « début de Jacques le fataliste » (216) ? D. L. : J’aime beaucoup ce début rapide de Jacques le fataliste... Il y une telle nervosité, ça file. On y sent cette énergie qui rend le livre éternellement jeune. Diderot est cool. S. W. : Dans L’énigme du retour, une tante aux rapports confus est qualifiée d’« écrivain négligent » (106). Feriez-vous l’éloge de la négligence ? D. L. : Je ne faisais pas l’éloge de la négligence dans ce cas-ci, mais je suis toujours intéressé par les univers qui ne sont pas trop soignés. Ça sonne plus vrai que les livres où l’auteur donne l’impression de tout contrôler. Il y a là parfois, je dis bien parfois, un certain charme. Et le charme est fondamental dans la séduction, et l’écriture est une forme de séduction. S. W. : Dans votre titre L’énigme du retour, le mot retour évoque le retour au pays natal de Césaire (9), dont vous mentionnez le nom dans « Le coup de fil » (14), puis dans « Du bon usage du sommeil » (21) et « Césaire se superpose à mon père » (34). Vous sentez-vous des affinités avec la Négritude ou avec Césaire ? D. L. : Je ne me sens pas plus d’affinités avec Césaire (ou la Négritude) qu’avec n’importe quel autre écrivain qui m’intéresse. Tous ceux qui sont sur la petite étagère là où je garde les écrivains, ou plutôt les livres que j’aime. Ils font partie de mon univers mental et émotionnel et finissent par devenir des personnages de ma littérature. Ce sont Bukowski, Borges, Whitman, Baldwin, Diderot, Boulgakov, Tanizaki ou Basho... L’une des raisons de l’existence de Césaire dans mon univers, c’est parce qu’il représente ce monde caribéen, l’époque de mon père, une certaine révolte, une certaine dignité aussi, mais ses motivations sont différentes des miennes. Il a affronté des démons à une époque, ce qui fait que je n’ai pas eu à les affronter plus tard... S. W. : Dans ce même livre, vous parlez de Césaire comme ayant découvert « des territoires inédits dans cette aventure du langage » (L’énigme du retour, 62). Il y a-t-il quelque chose de territorial à l’écriture ? D. L. : Je parle des espaces émotionnels et des territoires géographiques... Le temps semble plus proche de l’émotion dont je parle que de l’espace... Je n’ai pas vécu dans le même lieu que Voix plurielles 12.2 (2015) 350 Césaire, mais nous avons eu tous les deux vingt ans un jour. S. W. : Vous y parlez aussi de peintres et de peinture haïtienne (L’énigme du retour, 237, par exemple). Quelle est la nature de votre attachement pour elle ? D. L. : Je suis très attaché à la peinture... Je la crois proche de l’écriture, de mon écriture... J’aurais adoré écrire comme certains peintres primitifs. Cette aisance, ce bonheur d’être, cette présence, une telle immédiateté... Tout ce que j’ai essayé de faire tout au long de mes livres. J’ai fréquenté beaucoup de peintres, bien avant de commencer à écrire. J’écris parce que je ne sais pas peindre... Références citées Laferrière, Dany. Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Montréal : VLB, 1985. ---. Je suis un écrivain japonais. Montréal : Boréal / Paris : Grasset et Fasquelle, 2008. -----. L’énigme du retour. Montréal : Boréal / Paris : Grasset et Fasquelle, 2009.