Manzoni en France
Le sujet a déjà été abordé plusieurs fois par les italianistes français, à commencer par la thèse, en 1943, de Dorothée Christesco sur La fortune
d’Alexandre Manzoni en France (Paris, éditions Balzac), pour arriver, à
proximité des centenaires de 1973 et de 1985, à l’article de Jacques Goudet
«Fortuna e sfortuna di Manzoni in Francia», de 19701, et à celui de Christian Bec «‹Ce bon monsieur Manzoni›: la lecture de Manzoni en France
(XIXe-XXe siècles)», de 19862. A côté de ces travaux plus généraux sur la
«fortune» de Manzoni je veux également rappeler, sur le sujet plus spécifique de la critique manzonienne en France, l’intervention de Lucienne
Portier au congrès de 1973, publié dans le septième volume des Annali
manzoniani (1977)3.
J’essaierai donc d’être plutôt synthétique sur la période déjà examinée
par mes prédécesseurs, en m’arrêtant plus longtemps en revanche sur
quelques points qui n’ont pas encore été traités et en particulier sur les
quinze dernières années, et sur les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui.
Ce qui a déjà été dit se résume en une constatation plutôt désolée:
l’œuvre de Manzoni a été peu lue et peu appréciée en France tant par les
écrivains que par les intellectuels. Les italianistes font naturellement exception: mais, comme observait Goudet en 1970, «ceci ne signifie pas que
Manzoni vive dans la culture française: cela signifie seulement qu’il existe
un enseignement d’italien». A propos de ce dernier, il faut tout de suite
ajouter que l’observation faite immédiatement après par Goudet, à savoir
que dans les lycées où l’on étudiait l’italien les élèves en lisaient au moins
quelques extraits dans les anthologies, avait été rectifiée, quinze ans plus
tard, par Bec («En 1970, peut-être, mais l’on doit bien constater que les
manuels postérieurs à cette date réduisent la part des Promessi sposi à
quelques maigres pages, au profit des textes journalistiques ou d’écrivains
italiens contemporains»), et qu’après quinze autres années elle est à abandonner complètement: les manuels et la pratique de l’enseignement de
1
2
3
Paru dans Quaderni francesi, 1970, pp. 457-482.
Revue des Etudes Italiennes, t. XXXII, numéros 1-4, janvier-décembre 1986, pp. 77-86.
L. PORTIER, «La critique manzonienne en France», in Annali manzoniani, vol. VII
(Atti del X Congresso Internazionale di Studi Manzoniani), Milano, Casa del Manzoni, 1977, pp. 65-79.
282
Les régions de l’aigle
l’italien dans les lycées français, dont le but est désormais purement linguistique et résolument contemporain, ne prévoient même plus «quelques
maigres pages» des Fiancés. Manzoni y est totalement ignoré4.
Le succès au XIXe siècle d’un Manzoni contrefait, souvent par de graves
mutilations textuelles, en lecture édifiante pour l’enfance, la jeunesse et les
familles chrétiennes ne fait que confirmer le constat qu’il n’a pas eu vraiment de succès dans le champ culturel entendu en un sens plus strict.
Quelles sont les causes de cette absence? Christian Bec, reprenant
Jacques Goudet, pense en premier lieu que, dès le début, le «décalage»
entre le développement historique de l’Italie et celui de la France aurait
influé négativement: certains des thèmes des Fiancés, comme l’occupation
étrangère, le catholicisme libéral, la lutte contre la féodalité, d’actualité
pour les Italiens, auraient été loin de l’intérêt des Français du XIX e siècle,
qui ne connaissaient pas alors d’occupation étrangère, se divisaient entre
catholicisme social et intégrisme, et ne connaissaient plus, depuis la Révolution, les privilèges féodaux. «Modernes pour les Italiens, les Promessi
sposi – conclut Bec – sont dépassés pour les Français ou dépourvus
d’actualité»5.
Le même critique indique en deuxième lieu, avec abondance de références aux titres des collections, aux préfaces, et même aux illustrations
allégoriques qui ornent certaines éditions, la transformation, déjà évoquée,
des Fiancés en livre édifiant: «Catholicisé et moralisé de façon ostentatoire,
le roman de Manzoni est réservé un temps à ce public particulier que l’on
vient de dire. Lourd handicap dont les italianistes français ne parviendront
pas à le libérer au XXe siècle»6.
Troisième et dernière cause proposée, active du XIXe à aujourd’hui: la
«natura Gallorum» telle que la définissait Machiavel. «Plus largement […]
– c’est toujours Christian Bec qui parle – Manzoni nous semble souffrir
d’un ostracisme qui tient à la mentalité des Français […] Les intellectuels
français ignorent en effet pour la plupart, ou considèrent avec un certain
4
5
6
Et l’on devrait ajouter qu’à l’Université la situation n’est pas nécessairement meilleure, car ce qu’on appelle en Italie les parties de programme ou les cours «institutionnels» n’existant pas en France, il peut arriver et il arrive même souvent qu’un étudiant
termine ses études universitaires d’italien et parfois sa thèse de doctorat sans avoir jamais lu Manzoni (ceci ne valant naturellement pas pour l’année où Manzoni – tous les
six ou sept ans – est choisi comme «sujet» d’une des épreuves des concours recrutant
les professeurs d’italien).
Art. cit., p. 83.
Ibid., p. 84.
Manzoni en France
283
dédain, leurs confrères étrangers»7. A ceci il faudrait ajouter que les intérêts
culturels des Français se seraient déplacés, à partir du XVIIIe siècle, vers
d’autres aires géographiques: l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie
d’abord, au XXe siècle les Etats-Unis, enfin l’Amérique latine. «Si bien
que, sauf rares exceptions, les écrivains italiens n’obtiennent plus en France
que des succès d’estime; ils ne font plus recette»8.
Il me paraît que ces affirmations doivent être aujourd’hui remises en
discussion.
En ce qui concerne la première cause il est facile de noter que les Fiancés ne se réduisent pas à de tels éléments: s’ils s’y réduisent, une fois
l’Italie unie et les privilèges féodaux abolis, le livre aurait dû ne plus avoir
d’intérêt même dans sa patrie. Je laisse de côté la question du catholicisme
libéral, social ou intégriste, parce que je reviendrai plus loin sur une certaine incompréhension française du catholicisme manzonien. D’autre part
des livres évoquant des problèmes «non français» et des sociétés «moins
évoluées» ont connu et connaissent en France un large succès (de Garcia
Marquez aux romans d’auteurs maghrébins…).
Quant à la transformation des Fiancés en livre édifiant, opérée au XIXe
siècle et poursuivie au début du XXe siècle, c’est une chose désormais tellement lointaine que seuls les critiques la connaissent. Bec lui-même a
d’ailleurs évoqué, à la fin de son étude, la «brise légère» d’un «retour de
fortune» pour l’auteur des Fiancés, entre les années soixante et quatrevingt: celui qui a vu le roman traduit et proposé par des intellectuels de
gauche (Albert Monjo, Paul Guilloux) dans des collections comme le
«Club du livre progressiste» et qui a porté, en 1982, à la réédition la traduction Monjo des Fiancés, avec une introduction d’Italo Calvino9 et la vieille
traduction Latour (1843) de la Colonne infâme (l’unique jusqu’à aujourd’hui réalisée en France), avec une introduction de Leonardo Sciascia10.
7
8
9
10
Ibid.
Ibid.
Paris, Le Chemin Vert, 1982. En Allemagne, l’écrivain contemporain qui a favorisé la
redécouverte des Fiancés (et avec de bons résultats, à en juger par le nombre de réimpressions) a été Umberto Eco (voir les éditions avec son introduction München, 1985,
1988, 1991 et 1995).
Paris, Maurice Nadeau (Papyrus), 1982. La même traduction toujours avec l’introduction de Sciascia a été proposée à nouveau en 1993: nouvelle édition établie par
Pierre-Armand Dubois, Toulouse, Ombres («Petite bibliothèque Ombres»). Avec l’introduction de Sciascia la Colonna infame a été proposée également en espagnol (trad.
Les régions de l’aigle
284
De l’efficacité de cette «brise», Bec avait peut-être quelques raisons de
douter («[elle] aura de la peine à soulever la mer d’indifférence qui accable
Manzoni en France»11). Je ne dispose pas – non plus que Bec alors – de
données précises sur les tirages et les ventes. Certes il s’agissait d’éditeurs
relativement petits, et il me semble que les volumes ont été rapidement hors
commerce. Mais il faudrait néanmoins signaler comme un fait positif que
cette «vague» a servi d’antidote à celle du XIXe siècle, à cette «odeur de
sacristie» dont on a parlé, et qu’avec Calvino et Sciascia elle a signifié non
plus un accaparement idéologique mais une reconnaissance de la complexité problématique et en somme de la modernité de Manzoni.
Et nous en arrivons au troisième point, parce que le discours sur la «natura Gallorum» n’explique pas encore tout. Il faudrait en tous cas en rapprocher les raisons plus spécifiques liées au rapport entre la France et
l’Italie, évoquées, justement en ce qui concerne «Manzoni fra Italia e Francia», par un travail lucide de Dionisotti12 et, de façon plus générale, mais en
termes on ne peut plus éclairants, par un livre à deux mains au titre symptomatique: Un’amicizia difficile: conversazioni su due secoli di relazioni
italo-francesi, publié il y a quelques mois par Sergio Romano et Gilles
Martinet13. Si l’on fait ensuite un bilan des quinze dernières années, on ne
peut pas vraiment dire que la culture italienne soit négligée par l’édition
française. J’ai déjà évoqué Sciascia et Calvino, qui sont des auteurs italiens
_______________
11
12
13
Di Fiori, Barcelona, 1984; trad. Gallego, Madrid, 1987) et en allemand (trad. Boerner,
Berlin, 1988 et München, 1990).
Ibid., p. 86.
Publié dans AA. VV., Forma e vicende. Per Giovanni Pozzi, Padou, Antenore, 1989,
pp. 497-511. Dionisotti indique le déclin rapide, entre convention de 1864 et guerre de
1870, de l’alliance franco-italienne de 1859 et l’instauration en Europe, autour de
1870, d’un «système fondé sur des conquêtes nationales et des revanches: d’où un
comportement toujours plus défensif et répulsif également dans les rapports littéraires» (p. 511). Il en donne pour preuve un article publié par Barbey d’Aurevilly à
la mort de Manzoni: «En France, un écrivain catholique à sa manière, Barbey
d’Aurevilly, publia pour l’occasion un article intitulé Les petits grands hommes, où le
titre est justifié par l’exemple de deux Italiens, Manzoni et Rattazzi, récemment décédés, et avec une illustration concise de la thèse que ‹les demi-grandeurs comme les
grandeurs complètes manquent à l’Italie›. Le dernier écrivain italien de grandeur
moyenne avait été Alfieri. Leopardi, loué en son temps en France par Sainte-Beuve et
d’autres, ‹n’avait du léopard que dans son nom […] ce poète de la mort est mort-né, ce
poète du néant était un néant lui-même›. Il n’y a pas de force de style qui rachète cette
folle bestialité» (p. 510).
Milan, Ponte alle Grazie, 2001.
Manzoni en France
285
lus et diffusés en France. Mais même en abandonnant le cas de la littérature
contemporaine et de tout le XXe siècle, désormais largement présent dans
les catalogues des livres disponibles et qui a pu compter sur des traducteurs
sensibles et compétents comme, entre autres, J. P. Manganaro pour la prose
et les regrettés Ph. Renard et B. Siméone pour la poésie, une vaste opération de traduction et présentation des classiques italiens est en cours en
France ces derniers temps, qui est en train de remédier à de graves lacunes.
Il ne s’agit plus seulement de Dante ou de Machiavel (traductions de J.
Risset, L. Portier, M. Scialom et J.-Ch. Vegliante de la Commedia; éditions,
pour chacun, des Opera omnia), ou de Boccace, Pétrarque, le Tasse, Goldoni ou Pirandello (traduits depuis longtemps déjà) mais aussi, désormais,
pour ne citer que deux exemples, de l’Arioste et de Leopardi. L’Orlando
furioso est désormais proposé en deux traductions intégrales (M. Orcel et
A. Rochon) quand l’unique édition en français disponible dans le commerce était depuis longtemps celle de l’Orlando furioso raccontato da Italo
Calvino, où les citations subsistantes de l’Arioste étaient confiées à une
vieille traduction en prose. Leopardi lui aussi bénéficie, depuis peu, dans la
vague du centenaire récent et peut-être du nihilisme, de nouvelles éditions
des Canti (eux aussi introuvables jusqu’à ces dernières années!) mais encore des Operette, du Zibaldone, des Pensieri, du Discorso sul carattere
degli Italiani, et même de la publication des œuvres de critique. La vraie
question semble être alors: pourquoi Leopardi et pas Manzoni? J’ignore
quel succès de librairie ont eu ces ouvrages de Leopardi, souvent tirés à peu
d’exemplaires, et s’ils ont vraiment servi à introduire leur auteur au cœur
de la culture française. Il reste le fait, positif, qu’est passée en France
l’image d’un Leopardi non seulement poète mais aussi penseur, et pas seulement l’image, qui existait déjà un peu – sûrement plus que celle de Manzoni penseur – mais encore et surtout la disponibilité des textes. En somme,
on a réussi à faire passer en France «tout Leopardi». Et là on pense alors,
en contraste, à Manzoni, dont l’unique œuvre actuellement dans le commerce en France est les Fiancés, dans l’édition économique «Folio» Gallimard de 1995, à laquelle on peut seulement ajouter les quatre poésies présentes dans l’Anthologie bilingue de la poésie italienne parue l’année
précédente dans la bibliothèque de la Pléiade.
Essayons de faire tout de suite le point sur ces deux ouvrages, auxquels
se réduit le nouvel apport éditorial français relatif à Manzoni ces quinze
dernières années. Nous élargirons ensuite le discours à quelques figures et
286
Les régions de l’aigle
aspects de la critique manzonienne en France. Enfin nous avancerons
quelques perspectives pour aujourd’hui et demain.
L’édition «Folio» des Fiancés avait beaucoup d’atouts pour devenir
cette «bonne occasion» de reconquête des «lecteurs perdus» qu’espérait
Giovanni Macchia dans l’importante introduction rédigée exprès pour elle
et finalement anticipée, dans l’attente de la parution du livre français, dans
le volume publié chez Adelphi en 1994 Manzoni e la via del romanzo. Pour
la première fois de nos jours, le chef-d’œuvre manzonien était accueilli
dans une collection d’une grande maison d’édition comme Gallimard14, et
qui plus est dans une collection économique de très grande diffusion. Et un
critique de la stature de Macchia s’engageait, avec sa connaissance de la
culture française, dans le rôle difficile de «passeur» en jouant habilement
sur de possibles références aux cultures française et européenne sans dissimuler aux Français leurs faiblesses, évoquant par exemple les peurs de
Goethe («Que diront de ce roman […] les messieurs du Globe? […] les
Français réservent rarement à une œuvre le même accueil favorable que les
Allemands. Les premiers ne s’adaptent pas facilement au point de vue de
l’auteur»)15 ou la «non-lecture» de Lamartine (qui se plaignait des longueurs de l’épisode de Gertrude tout en l’appelant Clarisse…)16, mais aussi,
très ouvertement, après Hofmannsthal, ce qui constitue une clef importante
du roman en même temps que la pierre d’achoppement plus ou moins inavouée de beaucoup d’approches, également françaises: sa simplicité, son
ancrage dans le réel, son esprit profondément chrétien17. On peut dire maintenant que l’«opération» est réussie: l’éditeur, que je remercie pour son
14
15
16
17
Après l’éditeur «Delta», avec la nouvelle parution en 1968 de la traduction erronée et
incomplète de Rey-Dusseuil, corrigée cependant et complétée dans les notes de commentaire; après les «Editeurs réunis», le «Club du livre progressiste» et les «Editions
Le Chemin Vert» respectivement pour les éditions 1960, 1967 et 1982 de la traduction
Monjo; et après les «Editions Rencontre» de Lausanne pour les différentes impressions de la traduction Magrini-Guilloux (1956, 1964, 1971).
Cf. éd. Milan, Adelphi, 1994, p. 111 (et préface à la trad. franç. citée, p. 48).
Cf. ibid., p. 119 (préface à la trad. franç. citée, p. 51).
Cf. ibid., p. 106 (préface à la trad. franç. citée, pp. 45-46). L’essai de Hofmannsthal
(1927) est lisible en français in ID., Lettre de Lord Chandos et autres essais, Paris,
Gallimard, 1980. Mais de la thèse de Waille (1890) à la conférence romaine de 1927
de Hazard, pour ne citer que ces deux textes, la critique française plus sensible a signalé bientôt la «vérité» et la «simplicité» manzoniennes; avec les mots de Hazard:
«… le don de vérité que possède le roman: la vérité, compagne et amie de la simplicité
manzonienne». Une bonne année pour la critique manzonienne ce 1927, qui est également l’année de l’Apologia de Gadda.
Manzoni en France
287
information, me communique qu’après le premier tirage de dix mille copies, rapidement épuisé, il a déjà effectué deux réimpressions, pour une
production totale de 19000 copies. Les quatre dernières années les ventes se
sont calées sur la moyenne de 100 volumes par mois.
Quelques ombres à ce tableau positif. Le fait que cette importante opération ait bénéficié d’une préface d’un critique italien doit certainement être
salué comme un signe d’ouverture, mais semble aussi, dans le même temps,
un aveu de faiblesse des études italiennes locales. Et cette dernière impression est, me semble-t-il, confirmée par le «dossier» accompagnant le texte,
dû à un italianiste français18.
Nous pouvons lire sous la plume de celui-ci – et je me limite à cette
«perle» significative, énoncée trois fois – que Manzoni publia en 1823 «la
première édition du roman intitulé Fermo e Lucia»19. A l’absence de précision et d’attention philologique (pourquoi, pour donner un autre exemple,
quand Shakespeare est cité en note aux pages 839-840, ne pas recourir à la
traduction Le Tourneur, déjà utilisée du reste dans le précédent commentaire de Raimondi et Bottoni?) l’auteur du «dossier» supplée en nous fournissant en revanche, sous le titre «Notice historique», une interprétation
politique et sociologique du roman, comme si, après les belles paroles de
18
19
Ce n’est pas ici le lieu d’une analyse de la traduction. Mais voilà, dès le début on
aurait des observations à faire. Dans l’introduction, après nous avoir parlé du manuscrit du XVIIe siècle et de son intention d’en reprendre la série de faits en en changeant
la «forme», Manzoni écrit: «Ecco l’origine del presente libro, esposta con un’ingenuità
pari all’importanza del libro medesimo». Voici la traduction de l’édition «Folio»: «Et
voilà l’origine de cet ouvrage, que j’expose avec une ingénuité aussi grande que mon
livre est gros». Comme on peut le voir, la phrase très fine de Manzoni, qui parle de
l’importance du livre et non de ses dimensions en quantité, se matérialise ici de manière inacceptable. Treize ans auparavant j’avais eu l’occasion d’écrire à ce propos:
«Si le livre est de peu d’importance, selon les déclarations de modestie de rigueur pour
Manzoni, il y a aussi peu d’ingénuité dans l’explication de son origine et donc il ne
faut pas trop y croire (et le manuscrit n’existe pas). Si on concluait au contraire que le
livre est important, on ne devrait plus reconnaître à Manzoni que le mérite d’avoir été
le découvreur et le conteur d’une histoire qu’il n’a pas inventée. L’extraordinaire intensité de cette phrase manzonienne réside dans son ambivalence». Et ceci confirme,
s’il le fallait, qu’une traduction appelle toujours à une confrontation critique avec le
texte dans toute sa profondeur…
p. 829 (et cf. aussi p. 824 et p. 830). On pourrait s’amuser à signaler, avec un peu de
méchanceté, la «coquille» «Girolamo Boccadoro» pour «Girolamo Boccardo» à la
page 826, exacte répétition de la coquille de la source italienne qu’est la chronologie
du volume «Lil» (Letteratura Italiana Laterza) de Nigro, suivie dans les plus petits détails…
288
Les régions de l’aigle
Macchia, le lecteur devait sentir le besoin d’avoir finalement une explication claire, en quatre petites pages, de ce qui serait le problème fondamental: la position politique de Manzoni.
Une chose encore. L’essai de Macchia se conclut, comme chacun sait,
par de belles pages sur l’Histoire de la colonne infâme, reprises d’autre part
sur la quatrième de couverture. Bien: le texte de la Colonne infâme, qui,
nous dit Macchia, constitue un ensemble unique avec le roman dans son
édition définitive (le mot «Fin» n’apparaissant pas en effet en conclusion
des Fiancés mais seulement à la dernière page de la Colonne), ne figure pas
dans cette édition!
Pour les poésies publiées dans l’Anthologie de la Pléiade: il s’agit de la
Pentecoste (incomplète: il n’y a que les dix premières strophes!), de Ognissanti, du Cinque maggio et du chœur de l’acte III de l’Adelchi. La note de
présentation de Manzoni qui l’accompagne est, encore une fois, très décevante. Je ne veux pas faire ici l’inventaire des lacunes et des imprécisions
factuelles (entre autres l’Histoire de la colonne infâme aurait été écrite en
1832!20). Je dirai seulement que certaines perspectives critiques sont pour le
moins surprenantes.
On n’évoque pas un seul des Inni sacri, même pas la Pentecoste, et on
écrit au contraire: «Après avoir rédigé, en 1819, ses importantes Osservazioni sulla morale cattolica, il [Manzoni] conçut un poème intitulé Sopra il
nome di Maria, puis, pour commémorer le douloureux anniversaire de la
mort d’Henriette, le Natale del 1833, pièces qui […] témoignent, au regard
du caractère souvent oratoire des précédentes compositions, d’une remarquable qualité de recueillement»21. Les Versi improvvisati sopra il nome di
Maria, de 1823, à côté du Natale del 1833, comme exemple d’une «remarquable qualité de recueillement»? Mais il s’agit de «vers improvisés» oralement, sans valeur et, comme tels, justement ignorés, par exemple, dans
l’édition Leri des poésies religieuses de Manzoni!
Pour le roman, la même note avance cette autre proposition singulière:
«Peut-être s’agissait-il moins, au départ, pour l’auteur, d’écrire un roman
que de composer un essai historique susceptible de se prêter à une lecture
20
21
Cf. p. 1647 du volume cité. Dans le chapitre consacré à Manzoni, dû à M. Pantaloni,
du Précis de littérature italienne, dirigé par C. Bec (Paris, P.U.F., 1982), chapitre qui
a peut-être constitué la base (je ne dirai pas le festboden!) de la présentation dont on
est en train de parler, on pouvait déjà lire: «En 1829 il avait commencé sa Storia della
colonna infame, publié en 1832» (Précis, p. 309)!
Ibid.
Manzoni en France
289
plus aisée du fait qu’il était conduit sous une forme narrative»22. Je pense
que la lecture des lettres à Fauriel, désormais possible également dans le
beau volume de la nouvelle édition nationale, aurait peut-être dissuadé le
critique d’émettre une hypothèse aussi téméraire. Quant aux différentes
rédactions du roman, la note nous dit que les modifications entre Fermo e
Lucia (l’ébauche de 1823) et «Ventisettana» (la première édition, de 1827)
«en renforcèrent certains aspects – notamment l’esprit de fidélité aux valeurs incarnées par le christianisme évangélique, et de soumission aux décrets de la divine Providence»23. Le critique a dû se dire que, pour Manzoni, avec un peu de «christianisme évangélique» et de «Providence»
(naturellement, en augmentation progressive d’une œuvre à l’autre), il ne
pouvait pas se tromper. En ce qui concerne la rédaction définitive, dont il
ne donne pas la date, la note nous informe seulement – mais là le défaut est
commun également à une bonne partie de la critique et de la philologie
italiennes – qu’il s’agit d’un texte revu du point de vue linguistique; rien
n’est dit à propos du fait que l’édition de 1840 est enrichie de 500 illustrations de Gonin, voulues et suivies une à une par l’auteur dans leur exécution et leur insertion dans le texte.
Mais, en somme, n’est-ce pas là la grande tradition de la critique manzonienne française, celle évoquée avec quelque ironie par Lucienne Portier,
«en imitant – respectueusement – le ton de certaines généalogies»: «Hazard
a engendré Portier, Portier a engendré Goudet…»24.
22
23
24
p. 1648.
Ibid.
L. PORTIER, La critique manzonienne, cit. p. 75. Pour les autres contributions françaises des trente dernières années sur Manzoni, en excluant celles auxquelles nous faisons référence ailleurs dans notre travail, cf. les travaux de M. PANTALONI (sur «Les
fonctions de l’espace urbain dans les Promessi sposi» in AA. VV., La ville dans la littérature italienne moderne, Lille, 1974), M.-G. MARTIN-GISTUCCI, («A. M. et la
«fable innocente des Fiancés», in Revue des Etudes Italiennes, 1976, pp. 340-357), S.
CARPENTARI MESSINA (édition commentée de la traduction de Fauriel de l’Adelchi et
de la Lettre à Chauvet, Saint-Etienne, Centre d’Etudes Foréziennes, 1979), M. DAVID
(«Manzoni et l’‹idéologie›» in Revue des Etudes Italiennes, 1986, pp. 42-76; mais
David était déjà l’auteur de l’étude «Manzoni e il fiore del male», in Id., Letteratura e
psicanalisi, Milano, Mursia, 1967, pp. 317-360) et J. M. GARDAIR («M. critique de la
‹grandeur›», in Revue des Etudes Italiennes, 1986, pp. 106-112). Dans des zones
proches de la critique manzonienne on trouve ensuite les travaux (sur Lamennais, Pellico, Nievo, d’Azeglio) d’A. M. Rubat de Merac, M. Colin et G. Virlogeux. Et J. Lacroix s’est intéressé et s’intéresse encore, dans sa production fertile, à la littérature du
XIXe siècle, avec également des renvois à Manzoni. A l’essai sur la Révolution
Les régions de l’aigle
290
Décédée à 102 ans en 1996, L. Portier a été une grande figure des études
italiennes en France et son travail de synthèse que lui avait demandé Hazard dans les années cinquante et qui parut en 1955 est, même dans les
dimensions brèves imposées par la collection, une présentation de tout
Manzoni25. Il n’est pas étonnant que ce soit justement L. Portier qui ait
proposé à Gallimard, en vue du centenaire de 1973, une Pléiade des
Œuvres complètes de Manzoni, pour laquelle elle avait déjà prévu une
équipe de traducteurs. Elle-même racontait avec regret le refus qu’elle avait
essuyé: «N’est-ce pas humiliant, en effet, pour un italianiste français de
reconnaître que Manzoni n’est pas connu en France? Voulez-vous quelques
faits récents? Il y a trois ans quand on a pensé à ce centenaire manzonien,
aussitôt s’est présenté à l’esprit le projet d’une édition des œuvres complètes dans la collection de la Pléiade. Pour être très sûre d’une réalisation
en temps voulu j’avais déjà constitué une équipe de traducteurs, mais la
Pléiade a refusé… Aussi monstrueux que cela paraisse, Gallimard ne connaît pas Manzoni»26. C’est peut-être un signe positif, allant dans le sens de
la réalisation de son rêve, que Gallimard puisse constater aujourd’hui que
les Fiancés se vendent… Elle en serait certainement contente. Mais si on
pense qu’en 1991, aux Editions du Cerf, elle publiait à 97 ans un livre sur
Rosmini (A. Rosmini. Un grand spirituel à la lumière de sa correspondance) on comprend que son intérêt n’était pas pour le seul roman mais
dépassait l’œuvre littéraire…27
De Goudet, qui s’est occupé de Manzoni depuis sa thèse en 1961, avec
différentes interventions, jusqu’à un compte-rendu – de 17 pages! – d’un
_______________
25
26
27
française, E. Esposito et G. Saro ont dédié des contributions lors de l’anniversaire de
1989. Encore plus récentes sont les interventions de B. Toppan et de son élève E.
Chaarani Lesourd, respectivement sur le rapport avec la culture française et sur le roman historique du XIXe siècle italien.
L. PORTIER, A. Manzoni, Paris, P.U.F., 1955, 222 p.
L. PORTIER, La critique manzonienne, cit., p. 65.
Sur Manzoni et Rosmini voir, de L. Portier: «Les grandes amitiés de Manzoni: Antonio Rosmini», in Revue des Etudes Italiennes, 1986. Parmi ses autres contributions:
«La conversion d’A. M.», in La vie spirituelle, ascétique et mystique, 1938, 1er juillet,
pp. 60-79; «La providence des Promessi sposi», in Revue des Etudes Italiennes, 1955,
pp. 216-229; «A. M. à Paris», in Notiziario culturale italiano, 1973, pp. 19-30; «M. à
Saint-Roch: naissance d’une légende», in Italianistica, 1974, pp. 54-62; «La légende
d’une rupture Fauriel-Manzoni», in Revue des Etudes Italiennes, 1974, pp. 49-79;
«Peste et torture au XVIIe siècle», ibid., 1976, pp. 103-109; «I silenzi del Manzoni»,
in Italianistica, 1980.
Manzoni en France
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étrange livre d’«Anticritica manzoniana» dans la Revue des Etudes Italiennes de 199628, je ne peux pas parler ici longuement (mais mon maître
Giovanni Getto rédigea l’introduction à son Manzoni europeo à Lyon, où
en 1970 il avait été accueilli justement par Goudet…). Seulement, il me
semble qu’à lui Goudet – catholique intégriste et d’extrême droite – comme
à un autre critique français plus jeune de quelques années dont le nom doit
être cité ici, Norbert Jonard29 – d’école marxiste et résolument antireligieux –, en dépit de nombreuses analyses de valeur et de contributions
spécifiques, échappe, par une sorte de barrage idéologique, le caractère du
catholicisme de Manzoni.
Pour Goudet, Manzoni est trop «illuministe» pour être catholique; pour
Jonard, il est trop catholique pour être «illuministe»: chez aucun des deux,
il n’y a de place pour une interprétation du catholicisme, qui ne soit ni réactionnaire ni fidéiste.
Pour Goudet, celui de Manzoni, trop imprégné des Lumières et manquant d’«une grande connaissance de la théologie chrétienne», ne serait pas
«le catholicisme tel qu’il est». Jamais descendu vraiment dans les «racines
de son être», le catholicisme se trouverait en réalité «en porte-à-faux dans
sa conscience». Le roman souffrirait en conséquence d’une dichotomie (et
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Cf. J. GOUDET, Catholicisme et poésie dans le roman de M. I promessi sposi (Lyon,
Imprimerie générale du Sud-Est, 1961, 600 p.; seconde éd. Lyon, L’Hermès, 1976).
Parmi les articles dispersés, à part le déjà cité «Fortuna e sfortuna di Manzoni in Francia», rappelons: «Genesi dell’Adelchi», in Revue des Etudes Italiennes, 1964; «Anticléricalisme chrétien de Dante à Manzoni», ibid. 1968; la lecture de Fermo e Lucia,
t. III, chap. IX, édité par l’Accademia dell’Arcadia de Rome en 1971; «La Francia nella formazione e nell’evoluzione di M.», in Lettere italiane, 1973, pp. 57-70; «Gli anni
francesi del M. (1805-1810)», in Italianistica, 1973, pp. 133-171; «M. e i suoi amici
francesi», in Atti del convegno di studi manzoniani 1973, Roma, Accademia Nazionale
dei Lincei, 1974, pp. 149-179.
De N. Jonard je rappelle: «Le diable dans les Promessi sposi», in Rivista di letterature
moderne e comparate, genn. 1972, pp. 119-133; «L’épilogue des Promessi sposi»,
in Italianistica, genn. 1980, pp. 130-140; «Les temps dans les Promessi sposi», in
Kwartalnik Neofilologiczny (Warsaw), 1984, pp. 109-123; «Manzoni illuministe?» in
Revue des Etudes Italiennes, janv. 1986, pp. 94-105; «Les Promessi sposi et le
roman familial de Manzoni», in Les langues néo-latines, 4 e trim. 1987, n° 263, pp.
63-81; «La peur dans les Promessi sposi de Manzoni», in Revue des Etudes Italiennes,
1991, pp. 45-57. Voir également les pages dédiées à Manzoni dans le Dictionnaire
universel des littératures (Paris, P.U.F., 1994), dans la synthèse Le romantisme italien
(Paris, P.U.F., «Que sais-je?», 1996) et enfin dans la toute récente Histoire du roman
italien. Des origines au Décadentisme, Paris, Champion, 2001.
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Les régions de l’aigle
on se rappelle Croce, mais aussi Moravia) entre le placage du «catholicisme» et la «poésie».
Pour Jonard au contraire, Manzoni, avec le choix de la voie irrationnelle
de la foi, aurait complètement tourné le dos aux Lumières, allant objectivement de pair avec Bonald, Maistre, et les penseurs de la contre-révolution30. J’ai fait mon «Habilitation» avec Jonard et je me rappelle combien
c’était une entreprise désespérée de lui faire admettre que Manzoni ne pouvait pas être confondu avec Maistre et les contre-révolutionnaires français,
qu’il pouvait exister un christianisme différent, qui se voulait conscience
problématique de la modernité.
Qu’est-ce que la France est en droit d’attendre de ses études italiennes?
Davantage de philologie (en Italie il y en a peut-être trop, mais ici un peu
plus ne ferait pas de mal)31, un peu moins d’idéologie, un peu plus de curiosité enfin, de connaissance, de «tout Manzoni»…
Mais en dehors du succès éditorial des Fiancés de Gallimard, auquel
nous avons déjà fait allusion, il existe quelque chose qui incite à espérer: le
projet, que j’espère conduire rapidement à bon port, d’une édition française
des œuvres32 et l’attention récente des éditeurs pour Rosmini33 semblent être
de bon augure pour une réception plus ample et plus favorable, en France, de
tout Manzoni.
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Cf. en particulier, sur ce point: «Manzoni illuministe?», cit.
J’utilise ce mot pour indiquer une attention à l’établissement de textes sûrs et une
érudition précise dans les commentaires et les apparats critiques.
A paraître, à partir de 2004, chez l’éditeur du présent volume.
Après le déjà cité L. PORTIER, Antonio Rosmini (1787-1855). Un grand spirituel à la
lumière de sa correspondance, Paris, Les Editions du Cerf, 1991, cf. A. ROSMINISERBATI, Introduction à la philosophie, édition préparée par Jean Marc Trigeaud,
Bordeaux, Bière, 1992; Philosophie de la politique, introduction de J. M. Trigeaud,
Vienne, 2000; M. C. BERGEY, La robe de pourpre. Vie d’Antonio Rosmini, Paris, 2000.