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Aux marges du naturalisme

2017, Le Centre pour la Communication Scientifique Directe - HAL - Université Paris Descartes

Aux marges du naturalisme Aurélien Lorig To cite this version: Aurélien Lorig. Aux marges du naturalisme. Les Cahiers Naturalistes, Grasset-Fasquelle, 2017. ฀hal01633170฀ HAL Id: hal-01633170 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01633170 Submitted on 19 Nov 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Aux marges du naturalisme Aurélien LORIG Il apparaît évident que l’œuvre de Darien peut être rattachée au mouvement naturaliste. Lucien Descaves considère les premiers romans de l’auteur comme appartenant à l’esthétique naturaliste. En 1921, il écrit même à propos de Biribi que « les naturalistes de cette époque, pour caractériser l’observation impitoyable et saignante, disaient volontiers : une tranche de vie. C’en était une, et coriace1. » Le rattachement proposé semble d’autant plus juste que l’auteur luimême ambitionnait, en septembre 1889, une série d’ « études » aux accents quasi naturalistes sur la famille, la femme, le prêtre ou encore l’ouvrier. Cependant, ce « projet » n’est pas celui qu’il privilégie, préférant alterner par la suite romans à « pétards » et romans « inoffensifs2 ». On voit même que le « type », terme du réalisme balzacien réinvesti par le naturalisme, devient sous sa plume l’occasion de portraits où l’écrivain se refuse à servir un « mêlé-cassis très bourgeois », préférant un « tord-boyaux infâme » (avant-propos de Biribi) : « […] le temps approche vite où le prêtre sera regardé partout comme le type le plus bas, le plus faux, le plus répugnant de toutes les variétés de l’espèce humaine » (La Belle France, p. 12743). Plus récemment, R.-P. Colin, au début de l’entrée « Darien » de son Dictionnaire du naturalisme, précise d’emblée que cette association au mouvement littéraire demeure néanmoins problématique : « Darien n’a jamais donné témoignage de son ralliement au naturalisme. Il vient trop tard à la littérature, il a trop farouchement le sens de l’indépendance, trop peu le sens des stratégies […] 4». L’idée d’un roman qui soit fondé sur les principes de l’esthétique naturaliste trouve ses limites dès les discours des préfaces. Les déclarations d’esprit antinaturaliste se multiplient. Dans la préface de Biribi (p.8-11), roman par lequel l’auteur entre en littérature, cette déclaration liminaire − « Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu » − n’est pas sans rappeler la préface de 1. Lucien Descaves, « Georges Darien », La Lanterne, 31 août 1921, p. 1. 2. Se reporter à Stock, Mémorandum d’un éditeur, Paris, Librairie Stock, 1935- 1938, p.59-102. 3. Comme dans l’article précédent, les références entre parenthèses renvoient à l’édition Omnibus des romans de Georges Darien (1994). 4. R.-P. Colin, Dictionnaire du naturalisme, Tusson, Du Lérot, 2012, p. 167. 1 Germinie Lacerteux, en 1865 : « Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. ». On songe également au seuil de L’Assommoir, en 1877 : « C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. » Mais la préface de Biribi est ponctuée de ces remarques qui vont à rebours de l’esprit naturaliste : « J’aurais pu, aussi, ne pas parler d’un tas de choses dont je n’ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive » ; « Mon livre n’est pas là. Il est tout entier dans l’étude de l’homme, il n’est point l’étude des milieux. » Le romancier jette le soupçon sur cette prétention systématique de la description de tous les aspects du réel. La description devient ainsi tantôt parodique, tantôt niée, parce qu’inefficace. Biribi parodie l’exercice dans la lettre envoyée, depuis le bagne, par Jean Froissard à son cousin : Relisons un peu, pour voir. C’est ça, c’est ça… tout y est : la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. […] Je parle aussi des lions ; je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n’a pas l’air d’aller mal…Ah ! sacré nom d’une pipe ! j’ai oublié l’autruche ! Ça fait pourtant rudement bien, l’autruche ! (p. 133) De la même manière, elle devient l’objet d’un refus systématique dans L’Épaulette : « Je ne vois pas la nécessité de décrire minutieusement » (p. 723) ; « Malenvers est une petite ville assez curieuse dont il faudra que je vous donne la description, si j’y pense, dans le chapitre suivant. » (p. 800). Elle est même à la source d’un commentaire qui brouille la frontière entre fiction et autobiographie d’écrivain : « Ces Mémoires sont des Mémoires. J’omets certains évènements, je néglige de parler de certains personnages ; je décris le moins possible, surtout parce qu’il n’y guère que l’horreur à décrire. » (p. 715) Une telle déclaration d’intention n’est-elle pas ce qui justifierait quelques passages descriptifs dans un roman tel que Biribi, ou dans une nouvelle telle que Florentine, ayant pour cadre, tous deux, la caste militaire ? Dans Le Voleur, le discours descriptif est source d’un coup porté directement au naturalisme. Alors que Georges arrive à Malenvers avec Margot la « cocotte », celle-ci demande avec enthousiasme à quoi ressemble la ville. Sa réponse est des plus cyniques : « Si vous voulez le savoir, faites comme moi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste ; vous êtes sûrs d’y trouver quinze pages à la file qui peuvent s’appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions ; je ne sais pas. Si j’avais su faire les descriptions, je ne me serais pas mis voleur. » (p. 465). En plus d’une affirmation antinaturaliste, le passage semble s’apparenter à un “art poétique” dans lequel Darien défend une manière d’écrire. Il assimile le naturalisme à un mouvement policé, tout le contraire de ce qu’il entend incarner, justifiant ainsi son rôle fictif de voleur. Mais loin 2 de simplement s’en détacher, le roman la remet en cause, aussi bien dans sa dimension éthique que rhétorique : Mais c’est toute la description… […] Ce sont des gens qui ne voient point, voilà tout. Et personne ne voit. Seulement, on veut faire semblant de voir… As-tu jamais vu quelque chose, toi ? As-tu jamais eu, d’un ciel, d’une mer ou d’un arbre, une vision assez nette et assez juste pour noircir du papier avec ou pour en peinturlurer une toile ? […] Et il faut avoir, alors, toutes prêtes, pour décrire des images, et des comparaisons qu’on pose […]. Et puis, la misère des métaphores, la petitesse des similitudes […]. Car il faut bien se dire, une bonne fois, que le lecteur ne voit jamais le lieu, le paysage décrits, si ce lieu, ce paysage lui sont inconnus […]. (Les Pharisiens, p.1015) Dès lors, on comprend mieux les attaques récurrentes dans les discours des préfaces. Outre les « haillons de documents » évoqués dans Biribi, on trouve une déclaration équivalente dans la bouche de Randal qui déclare qu’il s’est « mis en tête » de vouloir « écrire [s]es mémoires, mais que les « seuls documents » qu’il veut employer « ici sont ceux qui [le] concernent » directement. « [Il] pourrait en faire, des romans, si [il] voulai[t] », mais il ne le fait pas, car il a « assez de philosophie pour [se] rendre compte de la signification des mots et pour ne leur attribuer que l’importance qu’ils méritent. » La préface de ce même roman, où le narrateur homodiégétique prend la parole, déclare une ambition quasi semblable. Il aurait voulu « récrire » le manuscrit trouvé dans une chambre d’hôtel, « moraliser à tour de bras », inventer une nouvelle « prose », la « fouetter de commentaires implacables ». Cet esprit antinaturaliste autour du document employé trouve même son paroxysme d’ironie dans le roman pamphlétaire des Pharisiens. Alors que Vendredeuil côtoie Rapine et l’Ogre qui ne sont autres que Savine5 et Drumont, chantres d’un antisémitisme de circonstance, le personnage, croyant satisfaire Suzanne en lui offrant une situation aisée, accepte de collaborer avec eux. Ce ne sont que « haillons » de documents abjects où « calomnie[s] » et « mensonge[s] » dominent. L’Ogre le dit d’ailleurs explicitement : « Nous vous fournirons, Rapine et moi, tous les documents nécessaires… Vous feriez ce que vous voudriez, bien entendu : un pamphlet, une série de portraits, un roman… » (p. 992). Pire encore, il se targue de conseils sur la stratégie générique à adopter 5. Sur la personnalité de Savine voir l’article de René-Pierre Colin, « Un éditeur naturaliste : Albert Savine (1859-1927) », Les Cahiers naturalistes, n°74, 2000. 3 en cas de pamphlet : « […] faites donc comme moi : introduisez dans le récit l’âme des foules. » Quand on sait ce que pense le narrateur de cet écrivain antisémite, la suggestion ne peut-être qu’ironiquement interprétée. Le référentiel naturaliste sert donc, avant tout, à construire un engagement de façon très personnelle et instinctive. C’est d’ailleurs ce qui revient dans le réinvestissement d’un lexique très zolien. Le « milieu » bourgeois de Bas les cœurs ! laisse éclater une volonté de se défaire de ses origines : « Sous l’influence du milieu dans lequel je vis, je sens ma conscience s’endormir, mon esprit se paralyser ; je veux en sortir, en sortir à tout prix, de ce milieu que je hais » (p. 188). Les « appétits » sont au service d’une reprise individuelle martelée dans le très ironique pamphlet de La Belle France : « Droits et Devoirs sont des mots pernicieux, qu’il convient de supprimer. Il n’y a pas de Droits. Il n’y a pas de Devoirs. Il y a des Appétits. Ces Appétits, il est possible de les satisfaire aujourd’hui, au moins partiellement » (p. 1271). Les « gras » et les « maigres » du symbolique Ventre de Paris se retrouvent dans la pièce L’Ami de l’ordre, lorsque M. de Ronceville, en répondant à l’abbé, évoque « cette révolte des maigres contre les gras, des ventres pleins contre les ventres vides ! Cette guerre de canailles en redingotes contre des canailles en blouses6 !...». Aux attitudes conservatrices et parfois caricaturales des personnages, s’ajoute l’aspect salvateur, un « appétit » où l’espoir serait permis. En effet, l’aristocrate accuse les prêtres de ne pas avoir été répressifs. L’abbé auquel il s’adresse est pacifique et défend même certains communards, jugeant par exemple sévèrement la dénonciation d’Eugène Varlin, victime sacrificielle selon lui. Pour racheter la bassesse de ses confrères, il sauve même une pétroleuse. Ainsi, la référence lexicale zolienne permet de voir l’influence d’un mouvement et les approches personnelles qui en sont proposées7. 6. Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat (1880-1914), Paris, Éditions Séguier Archimbaud, 2001, t. II. L’ouvrage rassemble plusieurs pièces de Darien parmi lesquelles L’Ami de l’Ordre, p.241-261. Le passage cité se trouve p. 246. 7. Cette appréciation singulière du naturalisme concerne aussi Zola lui-même. Dans L’Escarmouche, en date du dimanche 3 décembre 1893, le lecteur découvre une interview de « fantaisie » où l’interviewer est Darien et l’interviewé Zola. L’interview évoque implicitement l’adaptation de L’Attaque du moulin qui vient d’être donnée à l’Opéra-Comique. La caricature est évidente : « Zola : − Une idée ? Une idée ? Qu’est-ce que c’est que ça, une idée ? A quoi ça sert-il ? ... J’ai écrit plus de vingt volumes, Monsieur ; vous les avez lus, n’est-ce pas ? […] Eh ! bien, dans tous ces volumes, dans ces kilogrammes de papier, avez -vous jamais rencontré une idée, une seule, la moitié d’une, même, − la queue d’une idée ? Darien : − Jamais ?... Non, non, jamais. » 4 Si l’on raisonne, à présent, en termes de sociologie de la littérature, il apparaît que l’œuvre et le parcours de l’auteur possèdent de nombreux points communs avec les naturalistes des Soirées de Médan (le premier groupe des Cinq) ou avec les naturalistes du « Manifeste des Cinq » (le second groupe des Cinq). L’écriture, sur un plan thématique, reste fidèle à des problématiques qui ont eu un écho profond dans les publications du naturalisme : une littérature dénonçant toutes les injustices sociales ; le choix assumé de l’antimilitarisme, thème des Soirées de Médan ou de Charlot s’amuse de Bonnetain, comme des Sous-Offs de Descaves ; l’effort pour passer du roman au théâtre. La bourgeoisie est celle qui incarne le mieux l’injustice sociale. Ses plaisirs littéraires font l’objet d’une condamnation du naturalisme même : Ce caractère se retrouve dans les œuvres soi-disant sérieuses qu’apprécient les gens bien-pensants, dans les compilations soidisant scientifiques qu’ils approuvent, dans la littérature qu’ils patronisent − littérature naturaliste, engendrée par leur appétit d’ordures, littérature psychologique, produite par leur soif d’espionnage. (La Belle France, p. 1228) Cet extrait de La Belle France inscrit l’écriture dans le combat des idéologies partisanes, idéologies dont l’esprit militariste se nourrit. Constamment attaqué, ce dernier apparaît tant dans des fictions comme L’Épaulette que dans le journalisme de L’Ennemi du Peuple. Maniant l’art de la formule, Darien multiplie les déclarations provocatrices à l’encontre de ce militarisme, « monstre qu’on tue beaucoup, et qui continue à se bien porter8». Ménageant ses effets, il tente de circonscrire de la manière la plus percutante ce fameux et exécré militarisme. La composition rhétorique de la phrase traduit le mouvement de la pensée : Ce n’est pas une institution ; ce n’est pas un système ; ce n’est pas un état d’esprit. C’est une religion. C’est la religion présente des coquins qui vivent de l’exploitation de leurs semblables ; et c’est aussi la religion des idiots qui se laissent dévorer vivants. Ainsi, dans un art de la formule bien à lui, Darien entend faire de la littérature à sa manière. Il n’est pas question d’être le fairevaloir de lecteurs bourgeois qui apprécient le naturalisme dans leurs intérêts propres. « Les mots vides de sens sont [d’ailleurs] les 8. Georges Darien, L’Ennemi du peuple, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, p.77 (n°21, 1er -16 juin 1904). Les passages sur le militarisme sont tirés de cet article. (p.77-82) 5 geôliers des peuples modernes », ce qui, exprimé dans La Belle France (p. 1306), est un argument journalistique de poids depuis la « Préface » du Moderniste illustré d’avril 18899. Il s’en prend alors aux écrivains bourgeois qui ne seraient pas eux-mêmes. Il propose alors pour l’occasion un éloge paradoxal de Zola, contre-modèle de ces écrivains sans personnalité appréciés sous la Troisième République. Bien qu’il soit capable de juger avec sévérité Maupassant10, Darien voit en lui une sorte de modèle quand il reprend à son compte des thèmes que l’on trouve inscrits, par exemple, dans « Boule de suif » : l’antimilitarisme et la critique de la bourgeoisie. L’attitude des bourgeois poltrons devant Catherine, l’esprit revanchard de salon, comme le personnage de Marie-Cul-deBouteille donnent à voir l’envers du décor bourgeois. L’épisode consacré à la fameuse « Marie », « paillasse à soldats », pour laquelle « le rata des Prussiens valait bien celui des Français » (p. 260), laisse apparaître une autre figure, bien plus hypocrite : une Versaillaise, Mme Arnal, soigne un blessé prussien en lui offrant bien plus que des soins – belle ironie quand, parallèlement, elle tient des discours sur l’amour de la patrie et la fidélité conjugale. L’article, « Les Étrennes utiles », dans L’Escarmouche du 31 décembre 1893, définit cet esprit revanchard, ridicule et dangereux : « On voulait, comme on dit, se reprendre », après les évènements de 187011. Cette poltronnerie révélée dans Bas les cœurs ! donne lieu à une adaptation théâtrale dans Les Chapons. Le texte est salué par Paul Bonnetain comme une œuvre naturaliste. Parallèle qui peut aussi se justifier au regard de l’histoire de la scène théâtrale. L’Assiette au beurre du 17 novembre 1906 dans sa rubrique « Critique dramatique », annonce la pièce de Darien et Lauras : « Théâtre Antoine (Direction Gémier) − Biribi, pièce en 3 actes, de MM. Georges Darien et Marcel Lauras12. » Les choix scéniques du Théâtre Antoine s’accordent avec les préoccupations du naturalisme. L’exactitude minutieuse prévaut dans l’imitation de la réalité. L’acteur ne doit plus céder aux facilités de l’artifice. 9. Georges Darien, Le Moderniste illustré, « Une Préface », 13 avril 1889, n°2, p.12-14. 10. Dans ses « Échos » de l’Escarmouche, le 24 décembre 1893, Darien affuble Maupassant de qualificatifs méprisants − « le soi-disant maître » ; « son seul talent hélas ! » − et cible spécifiquement le « soi-disant auteur de Boule de Suif ». 11. Georges Darien, L’Escarmouche, « Les Étrennes utiles », n°8, 31 décembre 1893, p. 2. 12. L’Almanach de l’Assiette au Beurre, Supplément de l’Assiette au Beurre, n°294, 17 novembre 1906, p.1 6 L’éloge du naturel et de la quotidienneté est à l’honneur. On intègre sur la scène objets et matériaux directement empruntés à la réalité. Une pièce comme celle de Ferdinand Icres, Les Bouchers, en 1888, montre au spectateur des carcasses de moutons, des étals de viande, des personnages dans leur quotidien. Seulement, cet apparent rattachement au mouvement littéraire est contredit par les faits. Ainsi, le 17 septembre 1906, dans Le Figaro, on apprend la réouverture du Théâtre Antoine qui annonce clairement dans sa circulaire n’appartenir à aucune « école ». Dirigé par Gémier, ce théâtre est davantage un nouveau cénacle d’écrivains entrés en résistance et en sympathie avec des problématiques anarchistes. Parmi eux figurent H. Becque ; G. Courteline ; G. Darien ; H. Delorme ; O. Mirbeau ; I. Tolstoï. On est alors bien loin de l’ironie du Voleur où un salon littéraire prend les allures d’un cénacle très symboliste, voire mallarméen : « […] voici le poète belge qui se prépare à déclamer l’Ode au béguinage. Regardez-le là-bas, devant la cheminée. Ah ! ces poètes pare-étincelles !... » (p. 585). Le théâtre permet d’établir un parallèle avec l’œuvre d’Octave Mirbeau. La pièce de Mirbeau, L’Épidémie, qui montre des bourgeois poltrons et apeurés devant la mort des leurs, n’est pas sans rappeler les farines frelatées et la mort de l’enfant Levert − fils d’ouvrier − entraînant le soulèvement des familles abusées dans Le Pain du Bon Dieu. Une autre pièce de Mirbeau, Le Foyer, qui laisse entrevoir une charité de circonstance nous incite à relire un texte tel que La Faute obligatoire, voire les enjeux romanesques de certaines scènes du Voleur − Ida et sa maison pour les « jeunes filles mères aux abois ». La pièce de Mirbeau, Les Vieux ménages, montrant dans un huis clos à trois, le couple et la femme de chambre, met en scène ces hypocrisies bourgeoises que l’on retrouve dans le Souvenir de Darien. Chez Darien comme chez Mirbeau, l’œuvre théâtrale associe un discours de tendance anarchiste à la dénonciation des égoïsmes de la classe bourgeoise. Dans la même perspective, il est possible de comparer Darien et Henry Fèvre (qui figure, comme Mirbeau, dans Le Dictionnaire du naturalisme de R.-P. Colin). Les contemporains associaient déjà ces deux univers. Il y a, en effet, dans leurs œuvres respectives, ce qu’il faut bien appeler une sorte de gémellité. À Biribi vient faire écho Au port d’arme, en 1887. L’expérience de la caserne a conduit Henry Fèvre à un roman « vrai » pour reprendre les termes de la préface de Darien. Au Voleur, répond Galafieu, relatant la biographie d’un raté où l’auteur excelle dans l’art du portrait. Le roman n’a rien à envier aux caricatures féroces du juif Issacar, du politicien Courbassol ou encore du faussaire Paternoster. À Bas les cœurs donne lieu à l’adaptation théâtrale des Chapons, tandis que, chez Fèvre, L’Honneur, pièce en cinq actes, donne ensuite un 7 roman. Outre la démarche, l’écrivain s’attache à évoquer le sentiment d’honneur et l’attachement à la patrie. Il prend également pour cibles les tabous sexuels, thématique hautement symbolique dans les jeux enfantins de Bas les cœurs ! et dans les aspects sodomites et érotiques de Biribi. Ces thématiques sont celles qui se trouvent au cœur du romanesque darienien lorsque celui-ci dépeint la bourgeoisie versaillaise et son art du discours à double détente. Enfin, concernant Can we disarm ?, on ne peut pas ne pas établir le lien avec Désarmement ? Parfaitement. Fèvre s’en prend à l’armée. Sa vision rejoint les dénonciations antimilitaristes de Darien. Dénonciations qu’il faut parfois décrypter à travers l’exercice parodique auquel se livre Darien, comme le montre le texte étonnant des Vrais Sous-Offs, brochure adressée à Descaves, et écrite en collaboration avec Édouard Dubus13. Le début induit d’emblée le lecteur en erreur par une épitaphe pleine de solennité : Aux sous-officiers des armées de terre et de mer. Aux glorieux mutilés dont les membres jonchent les pages de notre histoire. Aux invalides, à l’armée, à la patrie, Cette œuvre de réparation est dédiée. (p. 1) Au travers du raisonnement par l’absurde, les deux auteurs mettent à mal les discours sur l’armée et la caste militaire. L’esprit décalé de ce texte ne masque pas la simitude des thématiques de Descaves et Darien : la figure centrale du soldat ; la famille avec ses conspirateurs et ses stratèges ; le rapport tentaculaire à l’argent. Au-delà de ces convergences thématiques plutôt évidentes, il nous faut aussi prendre en compte la dimension énonciative du texte romanesque. Le choix constant par Darien d’un narrateur homodiégétique le rattache à la tradition de Vallès, de Mirbeau ou du Daudet du Petit chose, et le place dans une zone indistincte située entre fiction et autobiographie. Le personnage est souvent à la frontière d’une identité que le lecteur se doit de décrypter au mieux. Dans Le Voleur (1897), le personnage de Georges Randal évoque à la fois la confusion possible avec l’auteur et le jeu paronymique avec le « vandale », figure centrale de voleur, celle qu’affectionne tout particulièrement l’auteur dans sa reprise individuelle. Randal va jusqu’à parler de ses « mémoires ». Et le dernier chapitre du roman, « conclusion provisoire − comme toutes les conclusions » (p. 608-612) rappelle cet enjeu en dépassant la question du « manuscrit » dans le discours de la préface. La conclusion du roman non seulement fait écho à l’avant-propos, mais en plus rappelle l’impossibilité pour l’auteur à se placer sous 13. Voir Georges Darien et Édouard Dubus, Les Vrais Sous-Offs, Dodo Press, 2011. 8 l’égide d’un mouvement littéraire quel qu’il soit. Ce qu’il dit de ce texte « volé » et annoncé comme tel, inscrit l’écrivain dans une démarche à la frontière des conventions, des succès et bien entendu de toute récupération naturaliste ou autre : Je ne veux pas l’emporter et je n’ai point le courage de le détruire. Je vais le laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre-là. On l’utilisera pour allumer le feu. Ou bien − qui sait ?− peut-être qu’un honnête homme d’écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera, l’emportera, le publiera et se fera une réputation avec. Dire qu’on est toujours volé par quelqu’un… Ah ! chienne de vie !... (p. 612) L’anecdote initiale présentant le « manuscrit » comme retrouvé par un voyageur de hasard est une manière emblématique de rappeler que l’important n’est pas le livre, mais ce qui le dépasse et en découle de manière pratique. On comprend mieux alors la position complexe de Darien au sujet de l’affaire Dreyfus. Darien ne s’est pas explicitement engagé dans l’écriture d’une œuvre qui concernerait directement l’affaire Dreyfus, préférant y faire allusion lorsque l’occasion d’un combat personnel se présente. Dès lors, une sorte de paradoxe surgit. L’œuvre de Darien fait de lui l’écrivain le plus engagé qui soit. Dénonçant toujours le patriotisme, l’illusion militariste, les injustices des tribunaux militaires, il devrait logiquement faire partie des dreyfusards. Or, il ne prend pas position en faveur d’Alfred Dreyfus, victime d’une sentence justement prononcée par un tribunal militaire. Il a même opté pour une posture nettement antidreyfusarde. Cette distance avec l’Affaire peut d’abord s’expliquer par le long séjour de Darien en Angleterre entre 1894 et 1905. Les années londoniennes, marquées par la recherche d’une certaine reconnaissance littéraire, voient l’éclosion d’œuvres majeures comme La Belle France, en novembre 1900, ou encore L’Épaulette en juin 1905. Toutes deux font allusion à de nombreuses reprises à l’affaire Dreyfus. Cette approche littéraire et allusive n’est pas sans rappeler Anatole France dont les allusions romanesques seront aussi plus ou moins explicites. Darien, indifférent au sort d’un officier, alors qu’il connaît la misère des bagnes militaires dont sont victimes les simples soldats, vise à la fois les dreyfusards et les antidreyfusards. Il exerce, sans rallier un camp, sa plume de polémiste. Dreyfus est avant tout le révélateur d’une France nationaliste et Darien ne se prive pas de rappeler l’intérêt moindre qu’il prête à l’affaire en question. Ainsi, le 10 février 1898, alors que les anarchistes commencent à se déclarer en 9 faveur de Dreyfus, ce dernier écrit à Descaves : « Je lis les désolants détails de ce dérisoire procès Zola. Inutile, n’est-ce pas ? de vous dire ce que je pense de tout ça. » Selon lui, « tout ce bruit », « tous ces cancans », « tous ces potins », rien de plus « pitoyable14 ». Il va jusqu’à caricaturer les positions le 1er avril 1898 : « Cette grosse bête de Zola me dégoûte rudement, et la Justice et la Vérité encore plus. Pourquoi ne nomme-t-on pas Esterhazy empereur ? Je suis tout disposé à écrire la Cantate pour le couronnement. » Il voit dans l’attitude de Zola une simple question d’opportunisme, ce qui ressort d’ailleurs d’un lettre écrite le 24 mai de cette même année : « Je trouve le gouvernement français vraiment imbécile ; s’il a envie, une fois pour toutes, de faire taire Zola, il en a un moyen bien simple : c’est de le nommer d’emblée grand officier de la Légion d’Honneur. » Le 8 juillet 1899, il finit même par évoquer une « imbécillité hystérique » en France, en adressant une lettre à Jean Ajalbert. Néanmoins Stock parle de Darien à Bernard Lazare. En 1904, ce dernier en appelle à l’écrivain contestataire qu’il est, en lui proposant de « l’épauler et de fortifier par un roman son Dreyfus. » On sait qu’il ne répond pas positivement à une telle sollicitation. La récente Histoire de l’affaire Dreyfus par Philippe Oriol (Les Belles Lettres, 2014) évoque ce moment et notamment la visite de Bernard Lazare en 1896, lorsqu’il fait le tour des soutiens possibles à sa cause. Sans Darien, Bernard Lazare mène donc le combat tout en refusant de faire de Dreyfus le héros d’une simple fiction. Dans Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus − aux éditions Stock en 1897 −, ce dernier met à mal l’antisémitisme tout en cherchant à rétablir des vérités15. L’Endehors de 1892 est lui aussi marqué par des articles de Lazare dont les titres sont sans équivoque possible : « Antisémitisme » ; « Aurea Mediocritas » ; « De la propagande ». Darien n’est pas dans une démarche semblable. Dans L’Épaulette, l’affaire est évoquée de manière allusive au chapitre 20. Avant cela, le roman est ponctué de références en lien avec cette trahison par le « document ». Au chapitre 9, on apprend que Delanoix pour se débarrasser d’un certain Vanhostel, dangereux pour ses affaires, « dénonça son concurrent, comme espion prussien, au général commandant les troupes françaises cantonnées dans la région. Sa dénonciation était appuyée de preuves irréfutables, consistant en documents d’un caractère écrasant pour l’inculpé. Ces documents avaient été composés, avec un grand 14. Lettre à Lucien Descaves, en date du 1er mars 1898. 15. Voir Uri Eisenzweig, « Représentations illégitimes. Dreyfus ou la fin de l’anarchisme », Romantisme, n°87, 1995. 10 souci des formes, par Séraphus Gottlieb Raubvogel. Le traître Vanhostel fut donc saisi ; condamné à mort ; fusillé. » (p. 703) La trahison romanesque n’est-elle pas aussi celle qui occupe le devant de l’Histoire ? Au chapitre 12, la réflexion engagée sur le « Militarisme » et la figure de l’officier participe d’un état d’esprit plus général : « Le Militarisme, expression faussée de la nécessité de défense nationale, pervertit l’entendement, tue l’initiative, l’esprit d’aventure, le besoin d’action, fait d’un homme une bête fonctionnante ou une sale loque » (p. 738). Quant à l’officier, il n’est qu’un « être puéril », « un pauvre être » (p.739) pris dans les rouages de cette institution. Toujours au même chapitre, autre « affaire » avec le général de Porchemart qui orchestre une « dénonciation documentée contre le général de LahayeMarmenteau » (p.767). Au chapitre 17, c’est le juif Issacar qui pratique un « renseignement » basé sur de faux documents. Il le fait savoir à Jean Maubart et assume un parti pris de falsifications et de mensonges : « […] je n’ignorais pas que les renseignements donnés par Foutier au ministère étaient erronés ; je le savais d’autant mieux que, ces renseignements, c’est moi qui les lui avais fait tenir. » (p. 832) Et il poursuit en incitant le jeune homme à entrer dans une collaboration peu soucieuse de la valeur éthique du « document » : « Je possède une grande quantité de documents que je mettrai avec plaisir à votre disposition. » (p. 834). Le narrateur ne cède pas aux propositions peu honnêtes et semble même vouloir rétablir des vérités : « […] je vais écrire et envoyer de suite au ministère un bref rapport dans lequel je déclare que les informations données par l’agent Foutier sont absolument sans base. » (p.835) Jean Maubart voit donc autour de lui des traîtres et des manipulateurs. Il tente comme il peut de leur résister. Cependant, aux bureaux de l’État-Major, vers 1895, il dresse un état des lieux peu encourageant. Nous sommes alors au chapitre 20 où l’allusion au commandant Esterhazy est transparente tout en étant teintée d’ironie : Un officier supérieur, l’autre jour, a passé son après-midi à polir soigneusement une lanterne sourde (j’ai pensé que c’était pour traverser la Forêt Noire, à l’occasion) : ce personnage, m’a-t-on dit, n’était autre que le fameux colonel… Mais j’ignorais alors le nom du colonel, et je suis le seul à l’avoir oublié depuis. Ai-je oublié le nom de cet honnête guerrier, aux allures de rastaquouère, qui s’appelle le commandant Karpathanzy ? Il n’y paraît pas. (p. 861) Le récit prend ici une tournure pamphlétaire dans sa rhétorique et la variété de ses registres. L’évocation d’un évènement passé 11 semble d’abord augurer d’une relation d’évènements réalistes. La parenthèse emploie un registre ironique. L’oubli prétexté ensuite ne fait que confirmer, à plus grande échelle, le mépris d’une affaire pour laquelle Darien n’a jamais eu un intérêt vif. Pire encore, les périphrases métamorphosent le mépris en caricature oscillant entre l’adjectif d’une probité que l’on sait discutable et l’image de la suspicion portée sur le « rastaquouère ». Le texte finit même par une déformation phonétique qui vire cette fois au registre comique, un peu à la manière de cette réplique du Barbier de Séville où le comte Almaviva déforme, non sans plaisir, l’identité d’un barbon qui se prend au sérieux. Le commandant Esterhazy, au cœur de l’affaire Dreyfus, donne davantage l’occasion d’une écriture pamphlétaire où l’affaire n’est plus le cœur de cible. D’ailleurs, ce paragraphe est préparé par toute une série de références en lien plus ou moins direct avec l’évocation de ce « Karpathanzy ». Tout commence avec une hypothèse qui n’est pas sans faire songer à Dreyfus et l’accusation d’espionnage au profit des Allemands : Mais j’ai souvent pensé à l’hypothèse suivante : un traître d’intelligence supérieure vendant à l’étranger la preuve de notre infériorité, lui livrant la démonstration circonstanciée de notre irrémédiable impuissance à mobiliser rapidement nos troupes ; la trahison découverte ; et cet homme arrêté. Devant la réalisation de cette hypothèse, que feraient le gouvernement et l’état -major ? […] On condamnerait l’homme, non pas pour le forfait qu’il aurait commis, mais pour des crimes imaginaires ; et pour cela, on entasserait fraudes sur mensonges, faux sur parjures. (p. 858) La question posée dans l’extrait n’est-elle pas rhétorique, tant l’allusion comme la réponse semblent évidentes ? Le lecteur songe alors à un discours similaire dans L’Ennemi du Peuple, en 1904, lorsque Darien s’attaque aux anarchistes dreyfusards : L’affaire Dreyfus vous a déjà fait voir quelques jolies choses. Elle vous en montrera bien d’autres. Le bon capitaine juif était bien innocent des crimes qu’on lui imputait. Mais c’est un traître tout de même, et de for t calibre. Ce n’est point le modèle d’un frein hydraulique qu’il a vendu à l’étranger ; non, c’est simplement un petit travail qui montre que la mobilisation rapide de nos forces est impossible, pour deux causes : d’abord, l’état misérable des chemins de fer français, aux mains des grandes Compagnies ; puis, l’absence voulue du système de recrutement régional, lequel donnerait trop de chances à une révolution éventuelle. Naturellement, Mercier et Cie ne pouvaient pas poursuivre le traître pour son crime : c’eût été 12 compromettre eux-mêmes et leurs amis […] Alors fut fabriqué le bordereau. On connaît la suite. Mais on ne connaît pas encore la fin16. (p. 33) Dans ce même journal, il en profite alors pour juger l’attitude des anarchistes quant à cette affaire : Agir ? Quelle a été l’action des anarchistes, par exemple, pendant l’affaire Dreyfus ? Ils n’ont même pas réussi à supprimer une seule des abominations militaires ; ils n’ont même pas déchiré ou au moins fait abroger les lois scélérates17. (p. 161) Ce procès en inaction adressé aux anarchistes trouve un écho dans l’analyse que fait François Caradec de la position prise par Alphonse Allais : Quant à Allais, il ne semble pas autrement choqué qu’on ait pu le croire dreyfusard. Il n’est dit-il, « ni pour ni contre », ce qui est déjà une opinion pas très éloignée de celle des anarchistes, qui ne pouvaient évidemment pas prendre la défense d’un officier d’Étatmajor18. François Caradec ne justifie-t-il pas, en partie, ce choix darienien qui ne pouvait pas, lui non plus, défendre un représentant de cette caste militaire ? Dans La Belle France, les considérations sur Dreyfus incitent à lire l’affaire dans cette perspective. Tout en ciblant le patriotisme, le parti nationaliste et les militaristes, Darien réinvestit le terrain de l’affaire et nourrit une écriture pamphlétaire où la polémique est clairement perceptible. Le colonel du Paty de Clam, déjà évoqué dans L’Épaulette, donne l’occasion à Darien de dresser un portrait d’« êtres qui ne savent ni observer ni réfléchir » et qui « prennent les rayons que projette la lanterne sourde du sieur du Paty de Clam pour la lumière du soleil » (p. 1189). Loin de simplement évoquer le colonel compromis dans l’affaire Dreyfus, il porte ses coups plus largement sur les autorités militaires et politiques. Il refuse de s’en laisser conter. L’attitude exprimée ici est fidèle à celle que le lecteur perçoit dans l’un de ses premiers romans, Bas les cœurs ! Le narrateur évoque avec ironie la scène paternelle des lanternes magiques, lorsque l’image déforme les évènements et forge un patriotisme mensonger. Cette attitude a conduit à ce que constate 16. L’Ennemi du peuple, n°15, 1er-15 mars 1904. 17. L’Ennemi du peuple, n°27, 1er-16 septembre 1904 et n°28, 1er-15 octobre 1904. 18. François Caradec, « Georges Darien chroniqueur et journaliste », « Allais, Darien et quelques autres », L’Étoile-Absinthe, n°31-32, 1986-1987. 13 Darien dans La Belle France : « Le parti nationaliste, produit par l’affaire Dreyfus, comme un champignon vénéneux par la forêt de Bondy, peut donc continuer à gueuler […] » (p. 1190). La comparaison n’est pas sans rappeler l’image employée pour dénoncer dans Les Pharisiens les « écoles [qui] poussaient comme des champignons », ces « chapelles », ces « théories », ces « toutes petites religions avec lesquelles il ne fallait point rire, et qui avaient leurs pontifes et leurs sacrificateurs. » (p.958) Darien ne renonce pas à remettre en cause ces institutions établies. L’affaire Dreyfus lui en donne l’occasion, poussant même la réflexion vers la caricature des postures dreyfusardes comme antidreyfusardes. Il voit derrière des formules comme « Vive la Patrie », « toute la hideuse cohue de la réaction qui se dissimule, qui rampe. Derrière Coppée, c’est Esterhazy qui s’embusque et le chaste Flamidien se cale derrière Lemaître » (p. 1192). Quel drôle de cortège ! L’auteur du bordereau qui fit condamner Dreyfus est accompagné du critique littéraire en la personne de Jules Lemaître et du naturalisme des Humbles avec François Coppée. Ce dernier est une cible de choix pour Darien. Il ne se prive pas de le caricaturer à de nombreuses reprises, le voyant entre autres « escorté d’Esterhazy » et poussant même le ridicule jusqu’à le faire coexister avec un « prêtre » : […] armé de sa lance de uhlan pontifical et tenant par la main le Père Du Lac, muni de son crucifix ressort ; alliance qui ne peut que surprendre, car comment Esterhazy mangerait-il du prêtre ? C’est trop noir pour lui. (p. 1207) Ces collusions ubuesques ne s’arrêtent pas là avec un prophétisme critique, car « quand on aura endoctriné un nombre suffisant d’imbéciles […] les Boisdeffre, les Mercier et les Esterhazy tireront leurs sabres […] les Coppée et les Lemaitre travaille[ro]nt ferme à l’enrôlement des goitreux […] » (p. 1193). Et la caricature s’intensifie, plus on avance dans la réflexion menée. Elle devient même quasi artistique, lorsque le pamphlétaire évoque l’emballement autour de l’Exposition universelle de Paris. Il rappelle cette envie frénétique de donner à ce spectacle un véritable « clou ». Il propose alors une œuvre à l’apparence monstrueuse : […] je proposais qu’on élevât, dans l’enceinte de l’Exposition aux frais des victimes du Tonkin et de Madagascar − ou plutôt à leur bénéfice ; mais c’est la même chose − un grand Théâtre Nationaliste. On y eût représenté la Prise de Berlin, et le public aurait assisté à l’entrée, dans le Tiergarten, du brave général Mercier porteur de toute sa passementerie, et monté sur le dos vert d’Esterhazy, cheval marin. (p.1175) 14 Les provocations sur fond de colonialisme, de personnalités en rapport avec l’affaire Dreyfus et d’ornements militaires de pacotille, donnent à voir un drôle de « clou » ! Celui qui n’hésite pas à endosser le rôle du polémiste dans sa brochure écrite en collaboration avec Joseph McCabe, Can we disarm ?19 y rappelle que Dreyfus a servi avec zèle son institution, avant d’être un bouc émissaire. Il est par conséquent quasi complice d’un système qui le broie à son tour. Darien développe dans ce texte toute une argumentation aux titres explicites : « The true basis of militarism » ; « Political obstacles to disarmement » ; « Militarism in the economic world » ; « The Army in France » ; « A possible solution » ; « Some forces at work ». Le chapitre « The Army in France » consacre une large place à l’affaire Dreyfus en décryptant les enjeux. Les contrôles de la Chambre sur la caste militaire ne sont pas réels. Le regard se veut ironique et accusateur lorsqu’il évoque le colonel du Paty de Clam qui « ne leur aurait certainement pas laissé sa sombre lanterne. » Darien passe alors en revue les forces en présence dans l’Affaire. D’un côté les antidreyfusards avec les militaires, l’Étatmajor, le bureau ecclésiastique, des réactionnaires, quelques politiciens, les étudiants en droit, les capitalistes, les petits propriétaires, les rentiers, des journalistes, des agitateurs d’idées, des aspirants au changement de régime. « L’inventaire complet », presque sociologique, montre la variété des opposants à Dreyfus. De l’autre, le pouvoir civil, ceux qui combattent l’iniquité, ceux qui se fient au respect des lois, ceux qui sont droits et vertueux, ceux qui combattent les abus en tous genres. Les dreyfusards, malgré ces prétentions louables en apparence, ne sont, aux yeux de Darien, que des humanitaires opportunistes. Leur comportement probe et leur indignation quasi virginale ne doivent pas faire oublier que ces excès existent bien en amont du cas Dreyfus. Darien ajoute l’attachement de ces derniers à la République et aux gouvernements républicains, cause principale, selon lui, de l’état d’esprit de cette France aux relents de nationalisme. Les antidreyfusards ne sont pas davantage épargnés. Parmi eux des politiciens comme Déroulède qui fait l’objet d’un poème épigrammatique intitulé « Sur Déroulède 20», ou des intellectuels comme Jules Lemaitre ou encore 19. Georges Darien et Joseph McCabe, Can we disarm ?, Charleston, BiblioBazaar, 1999. Tous les passages cités sont tirés du chapitre “The Army in France” (L’Armée en France), p.63-99. 20. « Vous ne connaissez pas Monsieur Paul Déroulède, /Tranche- montagnes aux discours creux, / Qui va partout traînant sa lame de Tolède/ Et ses boniments d’ancien preux ? /Pensez donc, cet Ajax de notre République/ Veut manger du prussien tout crû. / Rien qu’en pensant à lui Guillaume a la colique. » 15 Édouard Drumont. On songe alors à la création de la Ligue de la Patrie française. Mais aussi, à l’acte d’accusation formulé par Darien dans La Terre, « Sabre et goupillon », en 190621 : « Les soudards soutiennent aujourd’hui les prêtres, comme à l’époque de l’affaire Dreyfus les prêtres soutenaient les soudards. » Cette même revue − dans l’article « Dénouement ou entracte » − lui sert également de tribune pour exprimer toute sa déception quant aux réactions de la France et du peuple. Il en profite pour prophétiser un « jour » de lucidité : Un jour viendra pourtant où la France […] sera forcée d’ouvrir les yeux. […] Il est fort probable qu’elle aura, ce jour-là, quelques conclusions sensées à tirer de l’affaire Dreyfus ; qu’elle auscultera des innocences et pèsera des culpabilités […] et qu’elle verra enfin qu’il y a bien peu de différences à établir, du point de vue strictement français, entre les dreyfusards genre Delpech et Reinach et les anti-dreyfusards genre Mercier22. Ce sont essentiellement d’autres problématiques qui devraient, d’après lui, émerger : le droit du sol, l’individu et la constitution d’une armée nationale. Ainsi le pamphlet est avant tout le moyen de rétablir des vérités, celles d’un peuple indifférent au sort de Dreyfus, avant tout enjeu politique, institutionnel et bourgeois. Où est le simple soldat dans tout cela ? Il est la victime toute désignée de cette médiatisation à outrance, clivant les deux camps de manière presque caricaturale. Mais Darien prend la défense de ce soldat en l’apostrophant dans ses articles de L’Ennemi du Peuple : « Soldats, vous êtes des parias. Les années que vous passez au régiment sont des années d’esclavage. […] Vous êtes de la chair à canon. » ; « Soldats, on se moque de vous ! On se moque tellement de vous qu’on dit que l’Armée est prête. Elle est prête à capituler » ; « Soldats, la caserne et le camp vous imposent leurs tâches stupides ; vous défilez devant des rois syphilitiques et des empereurs à scrofules » ; « Soldats, vous êtes les arcs-boutants d’un édifice dans lequel ce qui se passe doit vous demeurer inconnu23 ». L’ensemble de ces considérations sur l’affaire s’inscrit plus généralement dans une réflexion sur la « trahison », clef de voûte de l’affaire Dreyfus et, bien entendu, de La Belle France. Outre ce fil directeur, il ne faut pas oublier la satire récurrente de l’officier. Darien voit dans cette « caste à part », ce qui « fait de la France la risée du monde entier. » (p. 1251). Et Esterhazy n’échappe pas à 21. Georges Darien, « Sabre et goupillon », La Terre, n°15, 8-15 avril 1906, p. 1. 22. Georges Darien, « Dénouement ou entr’acte », La Terre, n°30, 22-29 juillet 1906, p.1. 23. L’Ennemi du peuple, n°14, 15-29 février 1904 et n°15, 1er-15 mars 1904. 16 cette critique féroce, il est perçu comme un vulgaire voleur, avec sa « lame mal trempée » utilisée « comme pince monseigneur » (ibid.). À sa manière, Darien écrit donc son propre « J’accuse », ciblant l’institution et l’autorité, bien au-delà de la seule personne de Dreyfus, le « bon capitaine juif », comme il se plaît à l’appeler dans L’Ennemi du Peuple. Se pose aussi, évidemment, le problème de l’antisémitisme de Darien. De même qu’il ironise dans cette formulation du « bon capitaine juif », il existe de fortes traces d’antisémitisme dans toute son œuvre, dans le texte de Biribi, dans celui du Voleur ou dans L’Épaulette qui présente plusieurs personnages de juifs traités de manière caricaturale. Sans oublier les allusions ponctuelles dans La Belle France ou l’importance du sujet dans le roman pamphlétaire des Pharisiens. Biribi, premier roman de l’écrivain, fait clairement le lien entre judaïsme et profit en associant au « gouverneur militaire » et au « régime soldatesque » un « complément indispensable » avec « la tourbe des juifs et des mercantis. » (p. 32) Dans Les Pharisiens, le lecteur assiste à une joute à distance avec les tenants d’un antisémitisme littéraire, Édouard Drumont et l’éditeur Savine. Le juif, loin de constituer l’objet d’une simple critique, permet d’asseoir une réflexion qui va bien au-delà de la seule appartenance religieuse. Il s’agit avant tout de régler des comptes et de proposer une certaine vision de l’éthique littéraire. Cette éthique s’inscrit plus globalement dans un contexte soustendu par une longue tradition catholique qui dénonce l’usure et ne pardonne pas aux bourreaux du Christ. La presse spécialisée exploite cet arrière-plan et parmi eux figure en bonne place, sous la Troisième République, Drumont. Dès le premier chapitre, la thématique est lancée. Derrière La Gaule sémitique le lecteur doit voir l’essai de La France juive, en 1886. Face à celui désormais surnommé l’« Ogre », il y a les « Sémites » qui l’avaient affublé de ce nom dont Drumont se délectait, à présent que « ses morsures avaient marqué, déjà, la peau des fils d’Israёl » (p. 926). « Son livre était un livre terrible qui allait marquer, ainsi qu’un fer rouge, l’épaule mise à nu du Sémite » (p. 928). Seulement, au succès de l’un, succède la caricature féroce d’un écrivain jugé opportuniste par Darien. Il se plaît à retracer un parcours dans lequel la « tare » originelle et héréditaire, éloignée des considérations proprement naturalistes, donne lieu à un portrait satirique quelque peu monstrueux. « Issu d’une famille israélite » qui « abjura ses croyances pour des raisons d’intérêt sordide », l’Ogre devient la caricature type du juif « usurier » avec des parents qui avaient « l’envie la plus démesurée » (p. 930). 17 Mais au-delà de ce trait devenu poncif du juif, Darien s’attache à replacer l’antisémitisme dans une époque, considérant même que Drumont est « l’homme de son époque » (p. 934). La question juive des Pharisiens n’est donc pas tant un cas isolé, mais plutôt un sujet qui embrasse très largement des enjeux idéologiques : collusion entre judaïsme et bourgeoisie capitaliste ; réinvestissement de la figure « type » de l’usurier pour en faire une pratique amorale où seul compte le succès éditorial ; reprise à son compte de cette arme des nationalistes lorsqu’il s’agit d’un antisémitisme de droite qu’il dénonce énergiquement. En ce sens, il s’agit davantage chez Darien d’un antisémitisme de gauche, revendicatif sur un plan idéologique et social. Et la figure de l’usurier vient conforter cet antisémitisme-là. En effet, les portraits romanesques ne seraient-il pas une manière de réaliser la révolution de la reprise individuelle ? Tous ces personnages ne sont-ils pas, malgré eux, les outils d’une autre forme de propagande ? Les portraits romanesques, nombreux, se mettent au service de l’individu dans l’apprentissage − parfois ironique − de l’existence. L’auteur parodie littéralement le juif dès qu’il le nomme. Ainsi, le lecteur découvre dans Le Voleur et L’Épaulette un dénommé Issacar. Ce dernier, usurier averti, nous rappelle des personnages zoliens comme Aristide devenu Saccard dans la série des RougonMacquart. Avant de signifier sa religion, le texte semble s’amuser de son envie frénétique d’argent et de gains en tous genres. Ne liton pas, d’ailleurs, dans Le Voleur qu’il « veut créer sur la côte belge, à peu de distance de la frontière française, un immense port de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers et finira par tuer Hambourg » (p. 340) ? Mais il n’est pas le seul, il y a aussi M. Zabulon Hoffner dans Bas les cœurs !; Abraham Ferkel dans Gottlieb Krumm ; Lévy et Raubvogel dans L’Épaulette. Sur un plan identitaire, outre les consonances juives, il faut noter un véritable jeu dont semble s’amuser l’auteur. Hoffner ne redonne-t-il pas espoir au père Barbier lorsqu’il entend congédier la bonne Catherine, prête à venger la mort de son frère, en tuant un Prussien ? Il est ironiquement le symbole d’une espérance sans scrupule, cette “Hoffnung” allemande : « Je le connaissais très peu, et il s’est chargé de me procurer un sauf-conduit pour Catherine » (p. 256). Abraham, premier patriarche des Hébreux est associé au goret (“Ferkel”). Darien ne provoque-t-il pas ici en jouant indirectement sur l’interdiction alimentaire du porc chez les juifs ? Il apparaît que cette hypothèse de lecture est plausible au regard d’une autre provocation dans Les Pharisiens : « Catholicisme à faire vomir, littérature à faire pitié. L’Ogre écrivait comme un cochon. » 18 (p. 935). En parlant ainsi de Drumont, Darien associe l’écrivain catholique antisémite avec l’interdit du judaïsme. Dans Gottlieb Krumm, ce même Ferkel finit dans une association très comique, puisque les deux amis du « Juif », sont « MM. Lügner et Galgenstrick », soit « le menteur » et « la corde de potence ». Leurs noms les prédestinent à commettre bien des larcins où ils se plaisent même à détourner leurs identités respectives : « La société avait été établie par MM. Galgenstrick et Lügner. Ces messieurs-là qui sont principalement des bailleurs de fonds font leur commerce sous le nom de T. Robinson et W. Smith » (p. 1045). Quant à Raubvogel, il est « l’oiseau voleur », rapace insaisissable dont l’identité se dérobe. Il est d’ailleurs considéré de manière grotesque dans sa quête identitaire avec des garants qui nous rappellent ceux de Gottlieb Krumm : « MM. Lügner et Schurke se sont portés garants de M. Raubvogel. Après quoi, MM. Raubvogel et Lügner se sont portés garants de M. Schurke. Voilà trois bons Français. » On a donc dans ce roman qui démasque le militarisme, une association, autour de la question juive, entre le « menteur », le « scélérat » et « l’oiseau de proie » (p. 697) ! Mais, plus sérieusement, ces banquiers et hommes d’affaires juifs alternent souvent en littérature avec les banquiers protestants ou avec les Auvergnats. Tous sont présentés négativement. Il en va ainsi de l’Auvergnat qui apparaît régulièrement dans l’œuvre romanesque de Darien. Il est tantôt associé à la manipulation, tantôt à la critique du boulangisme : « C’est un adroit filou qui en a roulé d’autres comme des chapeaux d’Auvergnats » (Biribi, p. 137) ; « on se contenta de la marche des pioupious d’Auvergne » (La Belle France, p. 1204). Cette galerie de personnages juifs laisse aussi apparaître un véritable fil directeur dans l’antisémitisme romanesque. En effet, chacun d’eux fait l’objet d’un portrait physique et moral où les traits sont souvent les mêmes : être difficile à cerner ; prégnance de traits caractéristiques comme le nez sémitique ; désignation récurrente sous le terme d’« Israélite » ; caricature grossière des attitudes comme pour marquer l’esprit du lecteur. Ainsi, au fil des romans, on relève que l’« on ne fait jamais la connaissance d’un Israélite, d’abord ; c’est toujours lui qui fait la vôtre. » (Le Voleur, p. 339) ; que Gottlieb le « dénich[e] dans une petite rue de la Cité, dans une petite maison et dans un petit bureau ». Il est alors « décharné comme un hareng vidé, le menton en galoche ». Ses « yeux pleuraient » et son « nez coulait » (Gottlieb Krumm, p. 24). Derrière ce portrait peu flatteur, en réalité se trame déjà l’intrigue financière qu’il propose au père. La répétition adjectivale renforce le caractère masqué du personnage, tandis que sa monstruosité physique de malade fragile laisse 19 entrevoir paradoxalement son potentiel de nuisance. On lui accorde une confiance qu’il exploitera. On observe aussi que le juif est la caricature de l’usurier en la personne de Lévy, « parrain qui répond de son filleul à épaulettes devant des tailleurs, des bijoutières, des marchands d’objets divers, à condition que le filleul s’engage sur l’honneur à payer quelques petits billets. » (L’Épaulette, p. 715). Cette succession de portraits ne doit pas nous faire oublier une donnée essentielle : la question religieuse. Plutôt qu’un antisémitisme darienien, il nous faut voir cette thématique comme un moyen de s’attaquer à l’Église de Rome. C’est sans doute là que réside la limite de cet antisémitisme dans l’œuvre. Il conviendrait davantage de voir un anticatholicisme, celui exercé par la puissance d’une institution que l’écriture désacralise. Tous les stéréotypes du juif prennent alors un sens tout particulier dans le pamphlet de La Belle France. Darien s’en défend lorsqu’il évoque la « civilisation » qui est, d’après lui, « chrétienne » : On crée ou l’on développe l’antisémitisme et l’anglophobie […] Si la foule réfléchissait, elle comprendrait que la haine du juif comme juif est imbécile. Le juif n’a pas créé l’état social actuel ; cet état est contraire à ses tendances et à son caractère. […] La civilisation présente n’est pas juive, elle est chrétienne. (p.1289) Darien formule donc ici un acte d’accusation où il s’agit avant tout de rétablir une vérité qu’il juge essentielle. La figure de l’usurier et du profiteur, est certes assimilée au juif − « [qui] en profite souvent, ce n’est pas niable » −, mais ce n’est pas la question essentielle. Il amplifie cette critique du catholicisme lorsqu’il considère également la presse voyant « le nez sémitique d’un autre directeur de journal [qui] représentait la vieille France catholique, éprise de traditions inoubliables » (p.1304). Il en appelle à une convergence des luttes dans laquelle la « France de Rome » « trouve demain devant elle la France des Juifs, des Protestants, des Intellectuels et des Cosmopolites, c’est-à-dire la France de la Révolution− et qu’elle triomphe, si elle peut ; ou qu’on lui foute les tripes au soleil, une fois pour toutes » (p. 1310). On le voit, à travers son discours antisémite, Darien se livre à une critique bien plus profonde, celle qui consiste à vouloir terrasser « le vieux vampire de l’État et la vieille gouge religieuse » (p. 1217). Le naturalisme de Darien soulève donc un grand nombre de questions qui permettent non seulement de mieux cerner les choix narratifs et rhétoriques de l’auteur, mais aussi de construire le portrait idéologique de l’homme. 20 Photographie de Georges Darien en 1914 © coll. particulière. 21 Portrait de Georges Darien par Lucien Métivet © coll. particulière. 22 Photographie de Georges Darien en uniforme de soldat (vers 1881-1882, à l’époque de son service militaire) © coll. particulière. 23 Affiche pour l’Escarmouche (cette illustration figure en couverture du premier numéro de la revue, daté du 12 novembre 1893) © coll. particulière. 24 Couverture de l’Assiette au beurre, n°227, août 1905. Illustration réalisée par Bernard Naudin à l’occasion de la sortie de la pièce Biribi © coll. particulière. 25 Dessin original de Georges Darien. Les inscriptions en anglais proclament : « Regardez !!! Il a été pendu parce qu’il a écrit un bon livre. C’est strictement interdit » – « Château de la stupidité. » © coll. particulière 26 27