Gunnar Declerck
Préface de François-David Sebbah
Résistance et tangibilité
Essai sur l’origine
phénoménologique des corps
Le Cercle
Herméneutique
Éditeur
Ouvrage publié avec le soutien
de l’EA 2223 Costech
de l’Université de Technologie de Compiègne
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◗ TabLe des MaTièRes
Préface ................................................................................................................. 11
introduction
I. La crise du modèle d’explication objectiviste ...................... 17
§ 1. La psychologie objectiviste et la perception des corps ..................17
§ 2. L’effondrement des assises ontologiques de l’objectivisme
et la nécessité d’une démarche explicative alternative ....................22
II. La nécessité d’une enquête
phénoménologique sur l’origine des corps .......................... 31
§ 3. L’orientation phénoménologique de l’enquête .................................31
§ 4. Comment la physique rejoint la phénoménologie ...........................36
§ 5. Des réticences à se défaire du réalisme
dans la physique contemporaine............................................................41
5a.
5b.
5c.
Le kantisme tronqué des physiciens et la réification de la subjectivité ...42
Le maintien d’une conception réaliste de l’espace et du temps .............44
Le spectre de l’objectivisme .........................................................................48
III. Tangibilité et matière ....................................................................... 51
§ 6. La tangibilité et le phénomène de corps .............................................51
§ 7. Que signifie enquêter sur le pourquoi des corps ? ..........................57
§ 8. Pourquoi il faut partir de la vue pour comprendre le toucher .....59
Chapitre i
Les corps et l’occupation de l’espace
IV. Le champ d’occupation.................................................................... 69
§ 9. Le phénomène d’espace ordinaire et les corps .................................69
§ 10. Le champ d’occupation comme couche architectonique
du phénomène d’espace ordinaire ........................................................73
§ 11. Espace d’occupation et espace du paysage ........................................79
§ 12. La matérialité des corps dans le champ d’occupation ....................83
§ 13. Addendum. Différences avec la conception biranienne
du phénomène de corps ...........................................................................89
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Résistance et tangibilité
13a. Les limites de l’actualisme ............................................................................90
13b. Les corps et l’inscription dans l’espace ......................................................93
V. La préoccupation pour l’occupation
de l’espace et le phénomène de corps ...................................... 99
§ 14. Comment la conscience de notre incarnation
est présupposée par le phénomène de corps.....................................99
§ 15. L’incarnation et la rivalité pour l’espace ............................................101
§ 16. Les modalités primaires d’occupation de l’espace :
l’espace vide et l’espace plein ................................................................105
§ 17. Addendum. Du rapport agonistique au rapport d’usage ...............107
§ 18. L’habitation de l’espace et le concernement ....................................109
18a. Le rapport de connaissance et le rapport d’habitation à l’espace ........110
18b. Les limites de la théorie de la spatialisation de Poincaré .......................113
18c. Pourquoi l’autoconcernement est une condition
de possibilité de la spatialisation................................................................117
18d. En quoi le phénomène d’espace présuppose
l’action de la mémoire .................................................................................118
§ 19. L’expérience de l’occupation de l’espace
dans l’interaction haptique.....................................................................120
Chapitre ii
La constitution des corps et la rationalité performative
§ 20. Objet du chapitre ......................................................................................127
VI. La mécanique de constitution
de l’objet matériel dans Ideen II ............................................. 129
§ 21. Le projet d’Ideen II :
la déconstruction phénoménologique de l’idée de Nature .........129
§ 22. Le schème sensible comme objet spatial primaire.........................131
22a. Les étapes de la réduction
permettant de dégager le schème sensible...............................................134
22b. L’objet stéréoscopique, modèle de schème sensible concret................137
§ 23. L’opération d’appréhension réalisante et l’inscription
du schème sensible dans le réseau des causalités mondaines.....139
§ 24. La subordination intentionnelle du phénomène
de chose matérielle au schème sensible .............................................142
VII. Les limites de l’analyse husserlienne
de la matérialité ................................................................................ 145
§ 25. Organisation de notre discussion critique ........................................145
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table des matièRes
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§ 26. Les conséquences de l’identification de la matérialité
à la disposition à participer à des connexions causales ................146
26a. Le statut équivoque du fantôme................................................................147
26b. Pourquoi inscription causale et remplissement matériel
ne se superposent pas .................................................................................151
§ 27. Inscription spatiale, inscription causale et résistivité ....................152
27a. En quoi l’immatérialité des objets stéréoscopiques
diffère de celle des hologrammes..............................................................152
27b. L’immatérialité de l’objet spectral .............................................................156
27c. La soustraction de l’objet stéréoscopique à l’espace concret ...............159
27d. Le phénomène de matérialité et le partage de l’espace..........................161
§ 28. Le rôle du toucher dans la constitution de la matérialité.............165
28a. Pourquoi le « pur et simple toucher » ne permet pas
la constitution des propriétés matérielles.................................................165
28b. La position équivoque de Husserl sur la nature de la résistance ..........168
28c. Existe-t-il un « pur et simple toucher » ? .................................................171
28d. De la nécessité de considérer un phénomène
de résistance ne ressortissant pas de l’appréhension réalisante ............176
§ 29. Résistance, résistivité, événement réal de résistance .....................179
§ 30. Nature et fonction du corps propre dans la constitution
haptique des déterminités matérialisantes des corps ....................181
§ 31. Le schème dynamesthésique et la constitution
haptique des propriétés mécaniques...................................................188
31a. L’opération de contraposition du schème dynamesthésique................189
31b. La fonction motivationnelle du déplacement et des sensations
de contact dans la contraposition du schème dynamesthésique ..........191
31c. La fonction référentielle du corps propre dans la synthèse
du schème dynamesthésique ......................................................................195
31d. Le schème dynamesthésique comme couche pré-réale
du phénomène de chose matérielle...........................................................196
VIII. Le phénomène de corps
et la rationalité performative .................................................. 199
§ 32. Les conséquences du primat méthodologique
de l’attitude spectaculaire sur la thématisation
du sens phénoménologique des corps chez Husserl ....................199
§ 33. Pourquoi selon Heidegger le phénomène
de chose matérielle analysé par Husserl ne peut servir
de fondation au phénomène de chose ordinaire ............................201
§ 34. Ce que démontre la possibilité
d’une perception aveugle des corps ....................................................204
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§ 35. Le phénomène de corps et la rationalité performative ................208
§ 36. Addendum. La connexion de l’être et de l’essence
de chose matérielle ...................................................................................211
§ 37. Synthèse de recouvrement et installation
de la chose dans l’espace ........................................................................214
§ 38. Gradient de distance et capacités d’action .......................................218
38a. Les observations empiriques suggérant un calibrage
de la distance perçue sur les capacités d’action.......................................219
38b. La rationalité performative et la spatialisation du monde perçu ..........222
38c. La fonction métrique du temps
dans la mise en place du gradient de distance .........................................225
§ 39. La mécanique de constitution du schème sensible
et la rationalité performative .................................................................228
Chapitre iii
L’expérience de la fermeture du possible
dans l’affrontement de la résistance des corps
§ 40. Objet du chapitre ......................................................................................235
IX. Le rapport protentionnel au possible
dans l’expérience de l’obstruction motrice....................... 237
§ 41. L’obstruction motrice et la perception
de la matérialité des corps ......................................................................237
§ 42. Structure et moments essentiels
du phénomène d’obstruction motrice ...............................................238
42a. Les constituants du phénomène d’obstruction passive.
Le schéma corporel et la spatialisation .....................................................239
42b. Les constituants du phénomène d’obstruction active.
L’effort et l’emboîtement des référentiels spatiaux ................................243
§ 43. Addendum. Les enseignements de la paralysie
et de la désafférentation..........................................................................245
§ 44. Pourquoi l’expérience de l’obstruction
est tributaire d’un rapport protentionnel au possible ...................253
X. La fermeture du possible dans le phénomène
de pesanteur et l’expérience de l’effort.................................. 257
§ 45. Pertinence et limites de l’analyse heideggerienne
de la résistance ...........................................................................................258
§ 46. Le dévoilement du poids des corps
dans la perspective de l’usage préoccupé ..........................................260
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table des matièRes
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§ 47. Pourquoi la notion d’appropriété ne rend pas justice
au poids perçu dans la manipulation ordinaire ...............................263
47a. Le poids que manifestent les corps se présente
comme une contre-force ............................................................................264
47b. Le poids que manifestent les corps
est proportionné à nos forces ....................................................................265
§ 48. L’analyse heideggerienne du phénomène de résistance.
La résistance comme perturbation du commerce
et déception des attentes ........................................................................269
48a. L’oubli de l’être-au-monde chez Descartes et Dilthey ..........................270
48b. La disposibilité comme condition du sentir ............................................271
48c. La résistance comme rupture de la familiarité ........................................273
§ 49. Pourquoi la résistance ne peut être assimilée
à une perturbation du commerce préoccupé ..................................276
§ 50. Les enseignements de la psychologie :
l’explication centraliste de la dynamesthésie ....................................281
50a. La surévaluation du poids et de la force
dans la faiblesse musculaire ........................................................................282
50b. Comment l’effort permet de référer
le poids aux forces disponibles ..................................................................286
§ 51. Le sens de l’effort, la résistance et l’expérience du possible.......290
51a. La référence intrinsèque du poids aux capacités
de production de force ...............................................................................290
51b. L’expérience de la fermeture du possible dans l’effort..........................294
51c. Addendum. Pourquoi l’effort ne peut être simulé ....................................297
51d. La circonscription du possible
dans l’expérience passive de la résistance ................................................300
51e. Addendum. La résistance des corps comme auxiliaire de l’activité .......304
51f. Pourquoi il ne peut y avoir de résistance
dans la « réalité physique » ..........................................................................306
§ 52. Addendum. Le poids comme disposition des corps,
non comme sensation .............................................................................309
Épilogue ........................................................................................................... 313
Références ....................................................................................................... 323
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◗ PRÉfaCe
Le livre qu’on va lire part d’un constat radical : les avancées les
plus contemporaines de la physique accroissent l’intelligibilité de
la réalité en effaçant, dans leur ordre propre, les caractéristiques
de la réalité pour nous : qu’elle s’oppose, pèse, nous résiste. Une certaine
ironie fait que l’objectivité même des objets se dérobe au niveau
le plus premier de l’intelligibilité physique contemporaine (en particulier depuis la physique quantique). Dès lors, l’objectivité du
réel, doublure présupposée de nos expériences qu’il faudrait dégager et rejoindre au travers de l’à-peu-près de l’expérience vécue,
loin d’expliquer quoi que ce soit, exige qu’on rende compte de la
constitution de son sens.
Seule une enquête phénoménologique radicale pourra venir
au secours des connaissances objectives – en physique, mais en
psychologie expérimentale aussi – qui aujourd’hui se présentent
comme explications en dernière instance ; elle le fera en déployant
la constitution du sens même de l’objectivité qui sera toujours
irréductible aux explications objectives, par déinition d’un autre
ordre et la présupposant.
Il y a grande audace à programmer crânement une telle
recherche aujourd’hui alors que, d’une part, l’immense majorité
des travaux en sciences cognitives se tient à l’intérieur de la sphère
délimitée des résultats objectifs, et que, d’autre part, une certaine
phénoménologie s’est repliée exclusivement sur le commentaire
de ses textes, ou encore sur ce qui, du sens, ne croise plus la production de résultats scientiiques.
Cette audace se double d’une autre – qui n’est pas mise en
avant dans ce livre mais qui est bien présente, resterait-elle implicite (ce qui n’est pas le cas dans d’autres travaux de l’auteur). Accordant une valeur fonctionnelle fondamentale au tangible, qui ne sera
réductible ni à des caractéristiques des objets (inertie, etc.) ni au
vécu du sujet, et qui fera plus que jamais du corps une puissance
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Résistance et tangibilité
de constitution, Gunnar Declerck prend à contre-pied la métaphysique de l’information naïve qui accompagne parfois aujourd’hui
le virtuel célébré de diverses manières à partir de la puissance du
numérique (et rêvant parfois de se séparer de la contingence du
corps).
Cette enquête phénoménologique n’est pas simplement programmée ; elle est très largement mise en œuvre. Sans cesse informée au plus près des résultats des sciences cognitives – il arrive
d’ailleurs à l’auteur de pratiquer plus frontalement le croisement
entre phénoménologie et sciences cognitives dans d’autres de ses
travaux – le livre se tient cependant tout entier sur le plan phénoménologique du dégagement de la constitution du sens du tangible.
Les privilèges du « voir » mais aussi et surtout du « toucher »
y sont déconstruits. De nombreux auteurs, par exemple Bergson
ou Maine de Biran, sont discutés, toujours depuis la rigueur de
la description phénoménologique des expériences connexes de la
tangibilité, de la résistance, de la matérialité ou de la spatialité ;
toujours dans un geste de phénoménologue. Et, de ce point de
vue, Husserl et Heidegger endossent un rôle décisif.
G. Declerck est en un sens de bout en bout husserlien dans
son style, même si sa lecture extrêmement précise de certains passages de Ideen II en détecte les hésitations voire les contradictions,
à propos du statut du toucher en général ou encore à propos du
« fantôme », pour les reconduire au présupposé qui les rend inéluctables : au bout du compte une neutralisation de la rationalité
pratique, un primat du « spectaculaire ». Il ne s’autorise à débusquer ces butées de la description husserlienne qu’en leur opposant d’autres descriptions phénoménologiques de première main
extrêmement rigoureuses et minutieuses. De la même manière,
la fréquentation de la pensée heideggerienne – la manière dont
elle implique le possible – permet de révéler l’actualisme corrélé
au thème de la volonté qui régit les analyses de Maine de Biran
ou encore de Dilthey (cf. le privilège du toucher accordé par ces
pensées dans l’expérience de la résistance). Mais l’inspiration heideggerienne qui nourrit le livre est elle-même sévèrement mise
à l’épreuve et renouvelée : il faut redonner au Dasein un corps,
un corps dans sa pesanteur qui occupe l’espace, doit s’y insérer,
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PRéface
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pour que l’expérience de la tangibilité ne soit pas trahie : le corps
comme embarras et possibilité, l’un au travers de l’autre, dans un
monde peuplé de choses elles aussi tout ensemble auxiliaires et
obstacles.
L’enquête phénoménologique de G. Declerck touche à un
point crucial : réévaluer le tangible contre tout représentationalisme et tout formalisme ne doit pas mener à un actualisme naïf.
Il n’y a de tangible que dans la profondeur du possible. Mais le
possible dont il s’agit, inversement, ne saurait être décrit en termes
représentationalistes et formels : il suppose – il « est » – l’embarras
de mon corps pesant dans son corps-à-corps avec la résistance des
choses tangibles ; tangibles – c’est-à-dire déjà « possibilisations »…
Et ce dans un enveloppement réciproque, cercle ou mieux spirale
vertueuse…
Relever le pari d’une description phénoménologique inédite
dont l’enjeu n’est en rien régional – tout simplement, qu’il y ait
des choses pour nous – voilà qui n’est pas si fréquent ces derniers
temps. Le faire dans une lecture rigoureuse des auteurs qui ne se
résume jamais à elle-même, et dans une connaissance précise des
résultats scientiiques qui sait les impliquer sans les prendre pour
arbitre, encore moins.
C’est un tel pari que veut relever ce livre : rigoureux, parfois
ardu, toujours limpide, opposant au lecteur sa densité, lui ouvrant
des possibles.
François-David Sebbah
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inTRoduCTion
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i. La CRise du ModèLe
d’exPLiCaTion objeCTivisTe
As an empiricist I continue to think of the conceptual
scheme of science as a tool, ultimately, for predicting future experience in the light of past experience.
Physical objects are conceptually imported into the
situation as convenient intermediaries – not by deinition in terms of experience, but simply as irreducible posits comparable, epistemologically, to the gods
of Homer. Let me interject that for my part I do, qua
lay physicist, believe in physical objects and not in
Homer’s gods; and I consider it a scientiic error to
believe otherwise. But in point of epistemological
footing the physical objects and the gods differ only
in degree and not in kind. Both sorts of entities enter
our conception only as cultural posits. The myth of
physical objects is epistemologically superior to most
in that it has proved more eficacious than other
myths as a device for working a manageable structure into the lux of experience.
W.V.O. Quine, Two dogmas of empiricism, 1951.
§ 1. La psychologie objectiviste et la perception des corps
L’approche psychologique standard de la perception s’établit
sur la conviction que le monde dont nous faisons l’expérience est
isomorphe à un monde plus ancien et plus vrai dont il est le phénomène, et qui tient le rôle de modèle dans son édiication. Cet
arrière-monde, c’est ce qu’on appelle traditionnellement la réalité
physique, et c’est ainsi la physique qui reçoit la charge d’en produire la description.
Cette conception – généralement qualiiée d’objectiviste –
oriente d’emblée la psychologie sur une stratégie explicative bien
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Résistance et tangibilité
particulière1. Le monde perçu empruntant ses formes architectoniques, son organisation et sa sémantique, à la réalité physique, le
format sous lequel se présente l’objet dans l’expérience s’explique
par les structures intrinsèques de cette dernière. C’est parce qu’il
y a physiquement de l’espace, des corps, du vide entre ces corps,
que le monde se présente à nous comme un univers spatialisé où
se disposent des objets matériels séparés par des distances. Si tel
objet nous semble plus éloigné que tel autre, c’est qu’une distance
plus importante nous sépare de lui dans la couche physique du
réel. Et il n’y a que la couche physique qui soit proprement réelle.
De même, si nous percevons qu’une chose est plus lourde qu’une
autre, c’est que physiquement elle est plus lourde qu’elle : la force
gravitationnelle s’exerce de manière pour ainsi dire plus prégnante,
car la masse est plus importante. Dans ce système explicatif, l’interaction gravitationnelle est ainsi jugée responsable de la pesanteur
que manifestent les corps que nous percevons. La pesanteur dont
nous faisons l’expérience correspond à la connaissance immédiate
que nous avons de la masse des corps et de la force d’attraction, la
forme que prend cette connaissance dans la physique naïve dont
la Nature nous a gratiié.
Pour la psychologie objectiviste, nous percevons ainsi des
corps parce qu’il existe réellement des corps. Les corps qu’il nous
est donné de voir ou de toucher existent sous ce même format
indépendamment de nous. Ils sont déjà des corps sans nous.
Percevoir des corps, c’est pour cette raison rejoindre le monde
objectif, le voir tel qu’il est, ou même, plus radicalement, lui donner dans notre expérience l’occasion d’apparaître. La perception
peut bien s’offrir parfois quelques fantaisies, corriger le réel pour
lui donner un tour plus pratique, plus facilement utilisable – plus
humain (ainsi les couleurs et les déformations perspectives sont
elles son apport 2), elle n’en entretient pas moins pour l’essentiel
1 – Cette description de l’objectivisme rejoint le tableau qu’en dresse Husserl
dans la Krisis (Husserl, 1954b, § 14, pp. 79-80), et est également proche de
l’analyse qu’en propose Mark Johnson (1989 ; 1991).
2 – « Si vous demandez à un physicien quelle idée il se fait de la lumière jaune,
il vous dira qu’il s’agit d’ondes électromagnétiques transversales dont la longueur d’onde est voisine de 590 millimicrons. Si vous lui demandez : mais où
le jaune intervient-il ? Il dira : dans ma description, il n’intervient pas du tout,
mais ces sortes de vibrations, lorsqu’elles frappent la rétine d’un œil sain, don-
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une relation spéculaire avec l’être physique : les formes du perçu
sont imposées par les formes intrinsèques du réel.
En adoptant les principes de l’objectivisme, la psychologie
neutralise donc la question de savoir pourquoi le monde se présente
dans notre perception avec ce formatage singulier que nous lui
connaissons. La réalité physique consistant déjà en un système de
corps, notre expérience ne fait que recueillir dans la connaissance
l’image de structures qui la précèdent. La psychologie objectiviste
possède la chose matérielle dès le début de la chaîne explicative,
c’est d’elle qu’elle part. Son problème n’est pas de comprendre ce
qui pousse notre esprit à poser l’existence de corps. Il est de déterminer comment nous pouvons bâtir une image adéquate – ou
pour le moins sufisamment idèle – d’un quelque chose qui nous
préexiste, comment la représentation subjective peut rejoindre la
réalité objective dont elle est la représentation 3.
Ainsi, quand la psychologie cherche à expliquer les mécanismes qui nous rendent capables de percevoir la température des
corps que nous touchons, elle part de l’existence effective d’une
température déinie physiquement, généralement comme degré
d’agitation des particules (notion d’énergie thermique). Il existe
une température physique, puisqu’on peut la mesurer en se passant de l’intervention du système somatosensoriel humain : on
peut tout simplement faire usage d’un thermomètre. Le système
qui permet à l’homme de percevoir la température n’est d’ailleurs
lui-même qu’un thermomètre organique, comme Marvin Minsky
pouvait dire que le cerveau est une machine de viande. Il s’agit
peut-être d’une machine molle, moins rigoureuse, plus encline à
troquer la précision de la mesure contre l’utilisabilité de l’information. Mais le principe est exactement le même : il s’agit d’un appareil de mesure, un dispositif capable de délivrer une information plus
ou moins précise sur une quantité déinie physiquement. Expliquer comment nous pouvons percevoir la température revient ici
à décrire les dispositifs et mécanismes biologiques qui permettent
la conversion de cette quantité physique en signaux nerveux –
nent à la personne à qui l’œil appartient la sensation de jaune. » (Schrödinger,
1958, pp. 227-228)
3 – Il s’agit là d’un avatar du problème cartésien de l’adéquation. Voir Johnson
(1989), pp. 110-111.
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Résistance et tangibilité
processus qui a lieu au tout début de la chaine de conversion, au
niveau des capteurs : les capteurs de la peau sont « sensibles à
la température », car ils sont capables d’adresser au cerveau des
signaux corrélés avec la température physique de l’objet exploré de
la main. Bien entendu, ces signaux doivent encore être décryptés
et interprétés par le cerveau, qui garde l’initiative de la sémantique. Toutefois, la température sentie qui résultera de ce processus
d’interprétation restera, au moins sur certaines plages de valeurs,
quantitativement corrélée à la température telle qu’on peut la déinir et la mesurer physiquement. Décrire ces corrélations était le
projet de l’ancêtre de la psychologie moderne : la psychophysique
de Gustav Fechner. La psychophysique visait à mettre au jour des
lois mathématiques exprimant la manière dont les sensations sont
corrélées aux quantités physiques. La psychologie contemporaine
a en partie renoncé à ce projet, mais elle n’a pas renoncé au modèle épistémologique qui l’autorise.
Le programme objectiviste d’explication de la perception se
soutient également de différentes afirmations sur la nature de
l’organe de connaissance et de ses relations avec l’objet connu –
afirmations qui, bien que rarement formulées tant leur vérité
semble à tous évidente, servent de toile de fond constante pour
justiier son entreprise explicative. Mentionnons les deux plus
importantes :
(i) L’organe de la connaissance est lui-même une partie de cet
être physique qu’il a vocation à connaître : il s’agit d’une structure
matérielle – un amas de matière grise –, et il est comme tel « en
contact » avec les entités de la réalité physique : il subit leur action
et exerce en retour une action sur elles. Que l’organe qui nous
offre de connaître soit de la même étoffe que la réalité physique
justiie en principe son aptitude à accéder à celle-ci : l’action physique que l’objet exerce sur le cerveau (modulo ses ramiications fonctionnelles dans l’organisme) n’a en somme qu’à être convertie en
signe ou représentation. Le processus de connaissance se trouve
dès lors physiquement légitimé et la possibilité est ouverte d’une
description intégralement physique de celui-ci (naturalisation). La
psychologie objectiviste souscrit implicitement au principe selon
lequel le semblable seul peut connaître le semblable : c’est une
condition de possibilité de la connaissance que son organe participe de la nature du connu. Et par sa conception causaliste de la
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perception4 , elle observe le commandement kantien selon lequel
l’objet connu « ne peut nous être donné […] qu’à condition d’affecter l’esprit d’une certaine manière »5.
(ii) Le cerveau, sous la pression de l’évolution naturelle, n’a pas
eu d’autre « choix » que de développer une aptitude à rendre une
image idèle du réel. Le fait que nous soyons en vie démontre que
le monde que notre cerveau construit dans la perception et sur
lequel nous nous réglons pour agir est foncièrement parent avec le
monde vrai, préhumain, dont les sciences de la Nature produisent
la description. Si les représentations qui servent à organiser notre
comportement avaient totalement manqué d’objectivité, si nos
ancêtres avaient commencé à voir des corps là où physiquement il
n’y a rien (tout au moins, pas de corps), ou inversement s’ils étaient
restés aveugles aux corps qui sont physiquement présents, ils se
seraient pris les pieds dans l’être, ou auraient tenté d’empoigner
des chimères. L’évolution naturelle a ainsi dans l’économie explicative de l’objectivisme la même fonction gnoséologique que le Dieu
moralement bon de Descartes (incapable, en raison de sa perfection, de tromper quiconque) : garantir l’adaequatio rei et intellectus,
garantir que notre perception, pour peu qu’elle se trouve nettoyée
de ses impuretés par l’activité rationnelle, nous donne bien accès à
un monde physique vrai qui nous précède dans l’être.
4 – Cette conception doit être distinguée de la (ou des) théorie(s) causale(s)
de la perception formulée(s) et discutée(s) dans le champ de la philosophie
analytique anglo-saxonne, dont la paternité est généralement attribuée à John
Locke. Voir notamment Grice (1961), Snowdon (1981), Dretske (1981 ; 1988),
et plus récemment Vision (1997). La conception psychologique causale de la
perception partage sans conteste certaines affirmations avec ces dernières,
mais elle est essentiellement d’une autre nature. En particulier, sa portée n’est
pas d’ordre épistémologique, mais ontologique. Ainsi, (a) elle ne se prononce
pas sur les caractéristiques que doit posséder une (bonne) explication de la
perception, mais pose un état de fait, à savoir que derrière toute représentation perceptive, il y a une structure physique dans l’environnement de l’organisme qui est cause et référent de cette représentation ; (b) elle ne s’engage pas
sur la question de l’existence des sense data, ni sur celle de savoir si la réalité
physique qui cause les représentations perceptives est ou non accessible à la
connaissance. Au sens strict, elle correspond bien plus à un acquis implicite
des modèles de la perception qui sont développés en psychologie qu’à une
théorie.
5 – Kant (1781), 1ère partie, § 1, III, 49/IV, 29 (p. 81).
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Il n’est pas anodin que ce schéma explicatif se retrouve dans le
réalisme convergent (ou asymptotique6) des sciences de la Nature.
Le réalisme convergent se déinit par « l’afirmation que seule l’idée
d’une adéquation, fût-elle approximative, avec le réel explique de
façon satisfaisante le succès prédictif des théories »7. C’est parce
qu’ils décrivent la manière dont les choses fonctionnent réellement, que les modèles offrent de prédire les phénomènes naturels.
Et ils les prédisent d’autant mieux que la représentation qu’ils en
proposent est idèle. La description de la perception, ou plus généralement de l’activité de connaissance, promue par la psychologie
objectiviste s’établit sur un raisonnement semblable. Elle explique les succès phylogénétiques de la perception par sa capacité
à capturer quelque chose de la Nature, et elle voit ainsi dans la
capacité même des êtres vivants à vivre une preuve que leurs systèmes perceptifs sont adéquatement branchés sur celle-ci8 . Par là,
elle place la perception sur la même échelle que la connaissance
produite par les sciences : la perception, parce qu’elle offre un premier accès aux structures du réel, est une sorte de proto-science.
Et au fond, seule une différence de précision la différencie des
théories scientiiques les plus élaborées. Si la physique naïve dont
sont dotés la plupart des êtres vivants est rudimentaire, c’est par
ailleurs qu’elle sufit à leur adaptation. Elle leur offre de prédire le
comportement des phénomènes avec un degré de précision sufisant pour répondre aux exigences imposées par leur constitution
biologique et les projets qui les animent.
§ 2. L’effondrement des assises ontologiques de l’objectivisme
et la nécessité d’une démarche explicative alternative
Si de tels arguments pouvaient maintenir un semblant de
cohérence – et pour le moins faire illusion –, lorsque la physique
dépeignait une réalité fonctionnellement et intuitivement parente
avec notre monde perçu, ils sont devenus insoutenables avec les
6 – Smith (1995), p. 648.
7 – Bitbol (1998), p. 29.
8 – Cette thèse est en particulier développée par ce qu’on appelle la psychologie évolutionniste, mais en un sens toute la psychologie contemporaine est
évolutionniste. La position de Cutting & Vishton (1995) est exemplaire à cet
égard. Voir également Gaulin & McBurney (2003).
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bouleversements que la physique quantique a installés dans le
tableau de la Nature et les exigences discursives et explicatives
qu’elle a imposées.
Depuis que la physique a récusé le caractère substantiel de
l’atome, le tableau du monde que nous livre la science n’est plus
celui d’une Nature solide. Schrödinger l’expliquait il y a plus d’un
demi-siècle déjà, « la matière a cessé d’être cette chose simple,
palpable, résistante, qui se meut dans l’espace, dont on peut suivre
la trajectoire, dont chaque partie peut être suivie dans son propre
mouvement – telle enin que l’on peut énoncer les lois précises
qui en régissent le mouvement » 9. La physique a cessé de penser
la matière sur le modèle de l’objet : la chose tangible que l’on peut
empoigner, qui présente des contours déinis sous le regard et
reste docilement à l’endroit où on l’a laissée. La principale raison
de l’abandon de ce modèle est que les procédures censées permettre de fonder l’identité de l’objet matériel à l’échelle macroscopique, c’est-à-dire son maintien comme un et même dans le
temps, ne sont plus applicables à l’échelle subatomique10. On ne
peut pas poursuivre une particule pour s’assurer que c’est bien la
même qu’on observe d’un instant à l’autre, et lesdites particules,
prises une à une, sont trop peu différenciées (il s’agit, comme dit
Merleau-Ponty, de réalités génériques11), pour qu’on puisse s’assurer par un examen de leurs propriétés que c’est bien des mêmes
9 – Schrödinger (1951), p. 33. Cette conception classique de la matière est
évidemment liée au modèle démocritéen de l’atome comme composant physique dernier, indécomposable, solide et indestructible, de la Nature – assise
dernière de sa substantialité –, la dématérialisation de la matière signifiant en
premier lieu la désubstantialisation de l’atome. Sur cette question voir également March (1962), chap. V, et D’Espagnat (2000), p. 8 sqq.
10 – Il en va de même pour les procédures permettant de distinguer un individu d’un autre. « The very conclusion that this is a system consisting of two
distinct individuals is not one which can be satisfactorily linked to any similar
non-disturbing measurement procedure which could bring it to light. Measurements which can be designed to support such a conclusion are necessarily
ones which do perturb the state. Even the talk of ‘disturbing’ and ‘perturbing’
is unhappily laden with ‘classical’ imagery, and may be misleading. What we
can say quite definitely is that such measurements cannot be regarded as doing
anything to reveal […] what the situation was like before the measurement was
made. » (Van Fraassen & Peschard, 2008, p. 32)
11 – Merleau-Ponty (1956-1957), p. 127.
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qu’il s’agit12 . La physique a ainsi été contrainte de renoncer à la
conception traditionnelle qui veut que les composants derniers de
la matière consistent en des entités individuelles « dont l’‘identité’
subsiste en principe éternellement »13.
Absolument rien ne laisse penser que cette situation va changer. Les recherches contemporaines n’ont fait que conirmer et
reconirmer le caractère insubstantialisable et non corpusculaire
des structures subatomiques de la matière – c’est-à-dire l’inadéquation des catégories de substance et d’objet aux observations
que nous pouvons faire à cette échelle. Et la conception particulaire ou atomiste de la matière tend de plus en plus à être perçue
comme un reliquat de l’histoire dont la physique contemporaine
peut sans concession aucune se passer14 .
Ce bouleversement paradigmatique constitue sans aucun doute un important progrès dans notre compréhension de la nature
de la matière. Et la physique démontre une grande force de caractère en se libérant de modèles opératoires et représentations ayant
exercé leur suprématie pendant plus de deux millénaires15. Il ne va
cependant pas sans poser des problèmes fort épineux quand on
analyse la physique non plus de manière intra-disciplinaire, mais
dans son intégration au système général formé par les sciences
de la Nature, notamment lorsqu’on considère la représentation de
l’univers et de l’homme qu’elles autorisent ou promeuvent.
En dématérialisant la matière, la physique contribue en effet à
creuser un peu plus l’abîme qui sépare la Nature et le monde tangible où nous évoluons, monde qui est pourtant censé, à en croire
ces mêmes sciences, lui emprunter ses structures constitutives,
en être une représentation. Plus important encore, elle prive la
psychologie objectiviste des assises ontologiques qui légitiment sa
12 – Voir Schrödinger (1951), p. 46. Voir également Bitbol, (1998), p. 215 et
p. 337, note 132 ; Bitbol (2000a), p. 12 sqq. ; Bitbol (2000b), pp. 199-200.
13 – Schrödinger (1951), p. 37. « L’affirmation selon laquelle c’est la même
particule qui a été observée dans les deux cas n’a aucune signification vraie,
dépourvue d’ambiguïté. » (Ibid.)
14 – Voir Bitbol (1998), chapitre 5, notamment p. 216. Voir également Bitbol
(2000b).
15 – On fait généralement remonter la naissance de la conception atomiste
de la matière à Leucippe, philosophe grec ayant œuvré aux quatrième et cinquième siècles avant JC.
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démarche explicative. En montrant que la « réalité » n’est, au plan
quantique, pas de même nature ou régie par les mêmes lois qu’au
plan macroscopique, de sorte que les comportements et propriétés observables au second – en premier lieu la forme sous laquelle
les corps nous apparaissent – ne sauraient directement dériver
de ceux observables au premier, la nouvelle physique condamne
comme nulle et non avenue l’idée que les formes macroscopiques
de la réalité à laquelle nous introduit notre perception vont de soi, et
n’ont, en tant que telles, pas à être expliquées. Comme le note Bitbol, « la matière se trouve […] complètement dépossédée du privilège d’être auto-explicable parce qu’auto-composée (les grands
corps matériels étant supposés résulter d’une sorte d’empilement
de corps matériels plus petits). »16 La psychologie ne peut plus
établir ses descriptions de nos représentations perceptives, et de
la machinerie qui en assure la production, sur un monde physique
déjà décidé dans ses formes et structures. Elle ne peut plus expliquer notre expérience de la solidité des corps par la préexistence
d’une solidité physique intrinsèque. Il n’y a pas de solidité physique
intrinsèque. La solidité est une propriété qui ne peut être dite exister
que relativement à un contexte d’observation et certaines conditions performatives. Ce que montre la physique quantique, c’est
que rien dans la réalité préhumaine que décrit le physicien n’est
en mesure de prédéterminer le format du monde dont nous avons
l’expérience. En toute légitimité, la réalité physique ne peut se voir
attribuer aucune forme ou métrique intrinsèque. Même le principe du tiers exclus ne saurait y avoir de place17. Il s’agit, au mieux,
d’un être dont les formes sont potentielles. C’est ainsi toute la posture objectiviste de la psychologie qui se trouve sapée à la base.
Et c’est, par voie de conséquence, le projet d’expliquer comment
la psychè peut se frayer un accès à la Nature par la représentation,
donc la possibilité même de la science18 , qui se trouve compromis.
16 – Bitbol (2000b), p. 206.
17 – Voir Schrödinger (1951), pp. 37-40.
18 – Parce qu’elle projette de décrire les mécanismes naturels qui permettent
l’édification du monde perçu, donc d’expliquer comment l’être physique se
sublime en représentation quand un cerveau en éveil est mis à son contact,
la science de la psychè reçoit la lourde charge, dans l’édifice scientifique du
savoir, d’assurer qu’on puisse, par une démarche régressive, remonter du
monde perçu à la réalité physique dont ce monde est censé être la représen-
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Si la crise épistémologique installée par la physique quantique
prive la stratégie explicative objectiviste de ses fondements, elle ne
fait pourtant qu’entériner un verdict d’illégitimité qui pouvait être
tiré bien avant elle. Les arguments par lesquels l’objectivisme justiie sa démarche sont en effet déjà par eux-mêmes contestables.
Ainsi, (i) on peut fort bien tenir que l’organe de la connaissance
opère une lecture complètement « faussée » de la réalité physique
préhumaine, que les structures du monde perçu ne sont donc pas
isomorphes aux structures de cette dernière, et pourtant permet
aux individus de se perpétuer. C’est là une vieille idée que défendait Nietzsche : c’est parce qu’il nous trompe systématiquement
sur la réalité que notre organe cognitif est un outil d’adaptation si
terriblement eficace. C’est parce qu’il nous fait voir de l’identité et
du semblable là où il y a de l’ininiment différent, parce qu’il nous
fait voir des différences qualitatives là où il n’y a que continuité
ou chaos, qu’il nous permet de nous comporter eficacement dans
la Nature. D’autre part et surtout, (ii) prétendre que les propriétés
des choses que dévoile notre perception (couleur, forme, solidité,
poids, position, etc.) sont parentes avec les propriétés du monde
physique, c’est accorder aux descriptions de la physique un crédit
qu’elle ne peut justement trouver que dans les modèles psychologiques.
La physique a en effet besoin de l’explication que la psychologie propose des mécanismes qui permettent d’élaborer des perceptions et connaissances à partir d’un « contact » des organes
des sens avec la réalité physique, pour s’assurer que les observations par lesquelles elle justiie ses théories retiennent bien quelque chose de cette réalité19. (iii) Cette circularité se retrouve dans
l’argument réaliste que la coordination constatable des points de
vue et des discours sur les choses démontre la préexistence d’une
réalité identique pour tous. Le réaliste voit dans cette coordination une preuve de la préexistence de cette réalité, dont le caractère
partagé n’est qu’une conséquence de l’existence. Si nous percevons tous deux cet arbre, si tous deux nous pouvons le toucher, le
tation ou au moins le produit phénoménal. En montrant que la perception
permet bien d’accéder à cette Nature, dont les sciences prétendent développer
une connaissance, la psychologie doit notamment légitimer la prétention à
partir de l’observation ou plus généralement de l’expérience, pour développer
une connaissance de la Nature.
19 – Voir Schrödinger (1958), chap. 6, en particulier pp. 237-238.
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contourner, en parler, c’est qu’un arbre physique unique est cause
et référent de l’arbre perçu. L’arbre physique existe que nous le
percevions ou pas, il précède notre expérience et continue d’être
quand nous cessons de nous y référer par la perception, l’action
ou la parole. C’est l’arbre physique qui motive l’expérience que
nous avons d’un arbre habillé de signiications humaines, et c’est
son existence qui permet que ce soit bien au même arbre que nous
nous référions. L’arbre que chacun de nous perçoit a beau différer
de celui que perçoivent les autres, en tant que référence par rapport
à laquelle nous nous coordonnons, il est la manifestation d’un
arbre physique unique et identique pour tous. Le problème de ce
raisonnement – qui constitue sans doute le principal ressort psychologique du réalisme – est qu’on peut en prendre le contrepied
en toute légitimité : on peut tout à fait déclarer que cette réalité est justement pour nous la même, parce que nous sommes en
mesure de nous coordonner, elle s’atteste comme la même dans
nos activités de coordination. La coordination intersubjective est
une motivation de la croyance en la précédence ontologique d’une
réalité unique, non une preuve de cette préexistence20. La « réalité
physique » n’est rien de plus qu’une idée régulatrice qui permet de
donner à la coordination des points de vue un fondement rationnel, d’en expliquer la possibilité.
Cette crise épistémologique sans précédent, par une sorte de
retour de lamme, installe la physique elle-même dans une position
inconfortable. La psychologie ne peut plus s’adosser à la physique
pour justiier son objectivisme et sa conception représentationaliste de la perception (les propriétés de l’objet perçu s’expliquent
par les structures intrinsèques de l’objet physique). Mais la physique, de façon symétrique, ne peut plus s’adosser à la psychologie pour combler l’écart entre ses descriptions de l’être physique
préhumain et le monde où les hommes évoluent. Mieux : ce sont
les observations mêmes qu’elle réalise et dont ses modèles cher20 – Comme le dit Bitbol, la prétention du réaliste « à ‘expliquer’ l’accord
intersubjectif par l’unicité d’un monde extérieur sur lequel portent les énoncés
assertifs ne fait […] que dédoubler l’énigme de cet accord et nous introduire
dans un jeu de miroir épistémologique ; car après tout, nous n’avons aucun
autre moyen de nous assurer de l’unicité de ce monde extérieur que de nous
appuyer sur l’accord intersubjectif. Ce qui est expliqué est en même temps le
seul indice de la valeur de l’explication. » (Bitbol, 1998, p. 167)
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chent à rendre compte de manière systématique et intégrative qui
se trouvent privées des assises qui pourraient légitimer leur statut
d’« information » sur la Nature21.
C’est ainsi, pour reprendre l’expression de Schrödinger, le
tableau général du monde que proposent les sciences qui semble
perdre sa cohérence et son unité, et se trouve de plus en plus en
rupture avec le monde ordinaire dont nous sommes familiers. La
physique nous expliquait autrefois que les couleurs, les odeurs, les
saveurs, la température, toutes ces qualités que Locke se plaisait
à qualiier de secondes, n’existent pas sous cette forme dans l’être
physique, qu’elles sont l’interprétation psychologique de propriétés physiques qui leur sont incommensurables. Ce qui au fond
restait acceptable pour le sens commun : après tout, les daltoniens perçoivent certaines couleurs autrement et les températures
peuvent varier du tout au tout selon la condition de notre propre
corps. Elle nous explique aujourd’hui que la matérialité même des
choses qui nous entourent, leurs propriétés substantielles : tout
ce qui fait d’elles des êtres permanents, n’existent pas non plus
comme telles dans cet être physique pourtant censé être leur tissu
dernier. Mieux : elle semble même ne plus y trouver de structures
et propriétés sur lesquelles indexer les formes de la réalité perçue,
comme si, dans la réalité physique, les « choses » n’existaient tout
simplement pas. Aussi le gouffre reste-t-il béant entre le monde
dont chacun de nous a l’expérience, et qui est pour chacun de
nous le monde, et cette réalité préhumaine à laquelle les physiciens
prétendent avoir concrètement affaire dans leurs laboratoires ou
chercher à saisir de manière abstraite à travers leurs formalismes.
En privant l’objectivisme de ses assises ontologiques, l’effondrement du modèle atomiste, ou plus radicalement de la conception substantialiste de l’être physique (il existe un certain quelque
chose qualiié par des propriétés intrinsèques), nous contraint
ainsi à refonder les modalités explicatives qui doivent permettre
de penser le rôle de la psyché dans l’édiication du monde perçu 22 .
21 – Ce problème se retrouve en physique quantique dans la question du statut à conférer aux instruments de mesure. Voir Bitbol (1998), p. 237.
22 – Bien qu’elle ne dispose plus de la légitimité que lui offrait autrefois la
physique, la psychologie cognitive contemporaine perpétue en toute naïveté
un dispositif explicatif marqué du fer de l’objectivisme. C’est aujourd’hui la
notion d’information (et les notions associées d’indice, de capteur, de repré-
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En montrant que la réalité macroscopique dont nous avons l’expérience et l’intelligence est physiquement indérivable du réel tel qu’il
est observable et pour ainsi dire interrogeable à l’échelle quantique, elle nous exhorte à mettre au jour des principes irréductibles
à la description physique capables d’expliquer pourquoi c’est de cette
manière particulière que les choses se montrent à nous – sont
connues par nous – à cette échelle. Elle rétablit la nécessité d’une
interrogation sur le Sosein de l’étant, là où la psychologie objectiviste enterrait d’emblée la question 23.
C’est dès lors à une nouvelle enquête sur l’existence même
des corps qui peuplent notre monde ordinaire, que la situation
actuelle des sciences de la Nature nous invite. Si les propriétés des
corps que nous percevons sont indérivables de cette réalité physique pourtant censée constituer leur matrice, d’où tiennent-ils ces
propriétés ? Plus encore, si au sens strict il n’y a pas de corps dans le
prémonde que décrit le physicien, pourquoi notre monde perçu
consiste-t-il en un système spatialisé de corps ? Pourquoi est-ce de
cette manière qu’il apparait dans la perception ?
sentation, pour ne mentionner que les plus évidentes) et les modèles qui l’accompagnent, notamment le modèle des machines symboliques, qui portent
l’objectivisme de la psychologie. À la question : « pourquoi percevons-nous du
poids ? », tout psychologue de bon sens répondra que nous disposons de capteurs biologiques qui nous rendent sensibles au poids des objets (sous-entendu : le
poids « physique »), que ces capteurs transmettent à des centres de traitement
cérébraux des informations corrélées à ce poids ou aux contractions musculaires
qu’il nous faut produire pour soulever l’objet, et que ces centres élaborent une
représentation de ce poids.
23 – Merleau-Ponty écrivait à ce propos, dans son cours sur La Nature : « [La
science], depuis cinquante ans, ne fonce plus sur l’objet, sans s’étonner de le
rencontrer, mais, au contraire, elle ne cesse de s’étonner de son Sosein [être-tel].
‘Pourquoi le monde est-il ce qu’il est plutôt qu’autre chose ?’ est une question
qui est à l’ordre du jour depuis le début du siècle. » (Merleau-Ponty, 19561957, p. 122)
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ii. La nÉCessiTÉ
d’une enquêTe PHÉnoMÉnoLogique
suR L’oRigine des CoRPs
La psychologie, comme toutes les autres sciences, ne
peut avoir, semble-t-il, qu’un seul point de départ : le
monde tel que nous le percevons, naïvement et sans
esprit critique. La naïveté peut disparaître au fur et
à mesure de nos progrès. Des problèmes peuvent
se révéler qui n’apparaissent pas d’emblée. Ain de
les résoudre, nous serons peut-être amenés à forger
des concepts éloignés, du moins au premier abord,
de l’expérience directe. Et malgré tout, il faut partir
d’une image naïve du monde. Il n’est pas d’autre base,
en effet, pour édiier une science.
W. Köhler, Psychologie de la forme, 1929, p. 7.
§ 3. L’orientation phénoménologique de l’enquête
C’est en recourant à la méthode d’élucidation du sens et des
conditions de phénoménalisation de l’étant développée par la phénoménologie que nous allons chercher à répondre aux questions
précédentes.
Un des principes directeurs qui servira à orienter notre enquête est que le monde dont nous avons l’expérience dans la perception est un produit véritablement inédit de notre subjectivité, produit dont le format – les principes d’organisation et dimensions
typiques – vient répondre aux intérêts qui orchestrent notre rapport à l’étant. « La choséité du monde est le précipité d’intentions
humaines », comme dit Husserl 24. C’est l’action coniguratrice
de notre subjectivité qui conduit l’étant à s’organiser comme un
système spatialisé de choses matérielles maintenant leur identité
24 – Husserl, Manuscrit B I 16, p. 8, cité dans Petit (2001), p. 47.
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Résistance et tangibilité
dans le devenir. Et nous tiendrons corrélativement que le Sosein
du monde perçu devra rester inintelligible à toute approche prétendant faire de lui une copie en partie idèle, en partie inidèle,
d’une réalité préfabriquée qui lui fournirait son infrastructure.
L’objectivisme est égarant, car en dépossédant l’homme de son
monde pour en faire le relet d’une réalité anonyme, il oblitère la
rationalité à laquelle obéit son édiication : il en masque le plan de
construction. Accepter que notre Lebenswelt, avec ses dimensions
et propriétés architectoniques, soit dérivable par simple décalque
d’un être physique qui lui préexiste, c’est d’emblée neutraliser la
question de savoir pourquoi la réalité se manifeste à nous dans ce
format spéciique, non un autre. L’être physique consistant déjà
intrinsèquement (et non pas potentiellement) dans un espace où
se disposent des corps, il n’y a pas à en expliquer la promotion
phénoménale, sinon comme représentation, ou mieux, comme
activité de mesure de propriétés inhérentes à une réalité déjà décidée dans sa forme et son être. Échappe dès lors nécessairement
la logique dans laquelle ces structures et principes d’organisation
puisent leur intelligibilité, quelle est leur raison d’être25.
C’est précisément parce qu’elle se propose de mettre au jour
les principes et mécanismes qui président à l’édiication du monde
dont nous avons l’expérience que la phénoménologie est requise
dans cette enquête sur l’origine des objets matériels. La phénoménologie se déinit comme science des phénomènes : elle se propose de conduire une description systématique de ce qui apparaît
et de la mécanique qui rend possible cet apparaître. Et dans la
mesure où apparaître, c’est toujours apparaître à une conscience,
la phénoménologie est aussi bien une science de la conscience,
une science de l’expérience vécue (Erlebnis). « Ce qui est mondain
ne gagne et ne [peut] gagner un sens d’ensemble qui le détermine
ainsi que sa validité d’être, qu’à partir, chaque fois, de mon expé25 – La question de l’origine de l’espace, si elle est posée par l’objectivisme, est
ainsi renvoyée d’un côté au problème de la genèse physique de l’espace (dont
le déploiement – datable dans l’histoire de notre univers – serait par exemple
contemporain du Big Bang), de l’autre au problème des mécanismes d’élaboration de représentations subjectives d’un espace physique existant déjà par
ailleurs. Mais en posant le problème en termes de représentation, on ferme
d’emblée la question du sens et de la valeur de la spatialisation en tant qu’activité herméneutique de la subjectivité.
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la nécessité d’une enquête Phénoménologique
suR l’oRigine des coRPs
33
rience, de ma représentation, de ma pensée, de mon évaluation,
de mon action – de même le sens d’un être ayant, le cas échéant,
valeur d’évidence, il ne l’obtient qu’à partir de mes propres évidences, à partir de mes actes de fondation »26 . C’est l’activité de la
conscience qui soutient la réalité dans l’être. Sans conscience, il n’y
aurait rien. « Toutes les unités réelles sont des ‘unité de sens’ (Einheiten
des Sinnes) » et ces « unités de sens présupposent une conscience
donatrice de sens (Sinngebendes) »27.
Cela ne signiie cependant en aucune façon – et nous ne faisons ici que rappeler une des afirmations canoniques de Husserl – qu’elle se caractérise, à l’instar des sciences traditionnelles,
par un secteur d’objets mondains qui en délimiterait le champ d’étude.
La phénoménologie n’est pas une science de l’expérience vécue,
comme la biologie est une science des systèmes vivants ou la physique une science de la matière. Il ne s’agit pas d’une branche de
la psychologie, et par exemple d’une forme de psychologie introspective. Si c’était le cas, la phénoménologie devrait se borner à
analyser la perception, l’activité de souvenir ou le raisonnement,
telles que nous les vivons « de l’intérieur », mais laisser au physicien le soin de nous dire ce que sont les objets matériels dont
nous avons quotidiennement l’expérience, ou ce qu’est cet espace
dans lequel ces objets se trouvent disposés. Pareille conception
se méprend sur l’objet et la portée de la phénoménologie. Si la
phénoménologie a bien en un sens pour thème l’expérience vécue,
elle ne commence pas par considérer celle-ci comme un processus naturel prenant lieu dans des organismes ou des cerveaux.
L’expérience vécue est un point de départ absolu : avant elle (dans
la chaîne des raisons), il n’y a rien. Et quand le phénoménologue
fait rélexion sur sa propre conscience, ce n’est pas à un processus
vécu localisé dans un secteur du monde objectif qu’il accède (ni
d’ailleurs à un événement datable dans la biographie de sa personne), mais c’est au foyer originel à partir de quoi tout ce qui afirme
26 – Husserl (1950), § 11, p. 70 [p. 65].
27 – Husserl (1913), § 55, p. 183 [p. 106]. Ou encore : « D’une façon générale,
tout ce qui peut être et s’appeler monde et réalité doit être représenté (vertreten) dans le cadre de la conscience réelle et possible au moyen de sens ou de
propositions correspondants, remplis par un contenu (Gehalt) plus ou moins
intuitif » (Husserl, 1913, p. 452 [p. 278]). Voir également Husserl (1950), § 41,
p. 132 [p. 117].
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être se constitue, prend forme et sens. Et c’est du cœur même de
cette expérience que doit s’opérer cette sectorisation du monde en
régions d’objets qui va servir à délimiter les domaines d’étude respectifs des différentes sciences. La phénoménologie n’est pas une
science particulière à côté des autres sciences : elle précède toute
science et doit permettre d’expliquer comment le monde dont la
science projette de produire la description est possible.
La phénoménologie se caractérise avant tout par une démarche d’explicitation des causes du monde phénoménal – cause n’étant
pas à comprendre ici au sens de la causalité physique, mais dans
sa signiication aristotélicienne (αιτία) : ses conditions de réalité, ce
sans quoi l’étant ne pourrait être. Il s’agit d’une philosophie transcendantale : elle cherche à élaborer un discours rigoureux sur les
conditions de possibilité des étants, étant entendu que tout ce qui
est doit d’une manière ou d’une autre voir son sens et son étantité
attestés par une phénoménalité. C’est une enquête sur l’origine du
sens. Sa démarche d’analyse doit permettre de mettre au jour les
mécanismes qui, dans ce qu’on pourrait appeler l’activité vivante
de la subjectivité, contribuent à déterminer le sens de ce qui apparait. Et c’est d’abord pour comprendre comment du sens peut se
manifester, comment les phénomènes prennent sens et comment
le sens se fait phénomène, que sa démarche d’analyse systématique
de l’« expérience vécue » est déployée.
Ce sens dont la phénoménologie cherche à produire l’archéologie ne doit pourtant pas être compris comme un supplément,
attribué par le sujet à l’objet apparaissant après coup, par exemple
à travers un acte de catégorisation. Le sens est un moment inhérent à la dynamique même de l’apparition. Aussitôt que quelque
chose apparait, ce quelque chose présente un sens. Apparaître,
c’est toujours apparaître en tant que (als) ceci ou cela. Et minimalement, c’est l’identité des choses apparaissantes qui véhicule ce
sens. Tout ce qui apparaît possède un sens en tant qu’il se présente
comme étant quelque chose : « c’est une table », « c’est un homme »,
« c’est un son », « c’est un centaure ». Un certain quelque chose
apparait, et en apparaissant il se présente comme une table, un
homme, un son ou un centaure. Sa manifestation est la promotion
même de cette identité.
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On le comprend, cette sémantique des phénomènes ne doit
donc pas être entendue en référence à la signiication linguistique.
Il y a une sémantique propre au phénomène linguistique, mais la
phénoménologie ne saurait y voir restreint son champ d’étude. La
notion phénoménologique de sens est plus générale et doit être
comprise aussi bien dans sa connotation de signiication (le sens tel
que le comprend la sémantique linguistique : le sens d’un mot,
d’un énoncé), que dans celle de direction et d’orientation28 : l’étant fait
sens, il s’annonce à nous avec un sens / une signiication (il s’agit
de quelque chose de déterminé – un certain ceci – dont nous possédons une certaine intelligence : nous savons ce que c’est, nous
en connaissons les usages et propriétés, nous pouvons en parler)
dans l’exacte mesure où il procure un sens / une direction à la
dynamique intentionnelle : il polarise la vie de la subjectivité vers
un quelque chose (un X déterminable, pour employer les termes
de Kant et de Husserl 29), qui a ceci de singulier qu’il ne précède pas
cette polarisation, mais se trouve au contraire contraposé à travers sa dynamique même : il devient un pôle dans la mesure où la vie de la subjectivité s’oriente vers lui, l’exploite comme index pour uniier et se
rendre intelligible (maintenir sa prise sur) un divers phénoménal.
Le sens vers lequel se dirige la vie subjective constitue toujours
dans cette mesure un certain hypostat : il est contraposé comme
foyer de perspective régulateur, d’une manière tout à fait analogue
à un point de fuite qui émerge d’un tableau en organisant les éléments picturaux de la scène représentée.
C’est d’abord parce qu’elle se propose de révéler les déterminants phénoménaux du sens (comment tel sens se trouve promu
par une organisation donnée des phénomènes, et comment telle
structure phénoménale, régie par telles lois fonctionnelles, en
vient à promouvoir tel sens) et les processus qui permettent au
champ phénoménal de nous introduire auprès de l’étant, que la
phénoménologie peut nous permettre de cerner les principes et
28 – Comme l’explique Ricœur, le concept husserlien de sens (Sinn) n’est pas
à prendre au sens restreint de signification, il renvoie plutôt à l’unité présumée, confirmée ou infirmée, de l’objet visé dans la conscience, donc au
quelque chose visé par-delà le pur donné, l’unité de la série d’esquisses perceptives, unité jamais acquise et toujours en suspens, à conquérir. Voir la note
de Ricœur, dans Husserl (1913), § 55, p. 183 [p. 106].
29 – Husserl (1913), § 131, p. 442 [p. 271].
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mécanismes qui président à la présentation30 des corps, ou plus
généralement à la constitution de l’infrastructure spatiochosique
du monde perçu. Si l’on veut comprendre pourquoi c’est sous la
forme d’un espace où se disposent des corps que nous appréhendons spontanément la réalité dans la perception, pourquoi c’est
dans ce format bien particulier que celle-ci nous apparait, on doit
avant tout comprendre ce qu’est un corps pour le système qui
pose ou prend acte de l’existence de ce corps. Seule la subjectivité
pour laquelle les corps apparaissent est en mesure de nous dire
ce que les corps « réellement » sont, car elle seule est détentrice
d’une connaissance de leur sens phénoménologique : en quoi cela
consiste pour un quelque chose quelconque de s’annoncer comme
un corps sur la scène phénoménale. C’est ce savoir, qui travaille
de manière clandestine dans notre rapport perceptif à la réalité,
auquel la méthode phénoménologique doit nous permettre d’accéder. Et ici, la science de la matière ne peut nous être d’aucun
secours. Quand le physicien cherche à comprendre ce que sont les
corps, pourquoi ils sont là, de quoi ils sont faits, toujours il part
des corps qu’il a sous la main : dans le rapport perceptif ordinaire
à la réalité, certains objets se signalent à lui comme des corps.
D’une façon ou d’une autre, il détient donc déjà un savoir de ce
que sont les corps, alors même qu’il ne possède encore aucune
connaissance de leur nature, composition ou origine physique.
§ 4. Comment la physique rejoint la phénoménologie
On l’aura compris, si un travail phénoménologique est nécessaire pour mettre au jour les conditions de possibilité de la présentation des choses matérielles, ce travail ne saurait consister à
identiier des mécanismes et processus physiques, ou même psychophysiques, tels ceux décrits dans les neurosciences contemporaines. L’analyse régressive mise en place par la phénoménologie,
qui part des phénomènes tels qu’ils sont donnés en original dans
30 – Le concept phénoménologique de présentation (Gegenwärtigung), dont on
attribue généralement la paternité à Franz Brentano, nomme le processus par
lequel un quelque chose quelconque se trouve rendu présent au sujet. Par
présentation, remarque Brentano, il ne faut donc pas comprendre cela qui est
présenté, l’objet qui apparait (ce que l’on voit, ce à quoi on pense), mais plutôt l’activité même par laquelle cela qui est présenté se présente, le processus
même d’entrée en présence de l’objet (Brentano, 1874).
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la vie d’expérience, pour remonter vers l’infrastructure intentionnelle qui institue les étants en leur étantité et leur sens, ne
doit en aucune façon être amalgamée avec l’approche consistant
à expliquer le contenu de nos représentations perceptives par la
description des structures censées rendre la perception possible
d’un point de vue « naturel », donc d’une perspective extérieure à
l’activité subjective de constitution. Il ne s’agit pas ici de décrire
les structures et processus cérébraux qui rendent possible notre
perception des corps. Et bien entendu, il ne s’agit pas non plus
d’expliquer notre perception des corps par une description du
substrat physique de leurs propriétés, par exemple le type d’organisation atomique responsable de la propriété macroscopique
d’impénétrabilité.
En suspendant la question des conditions d’existence et de la
nature des corps à l’enquête phénoménologique, nous nous éloignons pourtant moins de la physique qu’il pourrait à première vue
paraître. En un sens, la crise épistémologique qu’a fait germer la
physique quantique, parce qu’elle porte atteinte au statut même
des descriptions auxquelles peuvent prétendre les sciences de la
Nature, nous conduit sur la voie de la phénoménologie.
C’est quelque chose que Michel Bitbol a très bien montré dans
les différents ouvrages qu’il a consacrés à la physique quantique
et ses interprétations. L’étude des phénomènes subatomiques a
peu à peu contraint la physique à intégrer aux modèles destinés
à décrire les phénomènes observés les procédures d’objectivation qui
rendent possibles les observations. Elle a ainsi poussé le physicien
à détourner le regard de l’objet pour le porter vers les conditions
performatives d’assertabilité d’énoncés portant sur des objets ou
propriétés capables de les déterminer31.
Nous avons commencé de le voir plus haut, si l’on peut se permettre, à l’échelle macroscopique, de traiter les objets, dans l’action et la parole, comme s’ils existaient de manière autonome, à titre
de substances qualiiées par des propriétés permanentes (ce qu’on
appelle généralement des déterminations catégoriques32), une telle
licence est proscrite à l’échelle quantique, car sans pendant instrumental et performatif : les procédures qui offriraient de vériier
31 – Bitbol (2000b), p. 201.
32 – Bitbol (1998), p. 246 sqq.
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les présomptions au sujet du caractère substantiel de l’objet ou de
ses propriétés sont tout bonnement indisponibles33. Et ce sont en
premier lieu les critères macroscopiques d’identité qui se trouvent
ne plus pouvoir être appliqués. Les observables ne peuvent plus
être considérées comme différentes manifestations d’une même
entité, qui continue d’exister lors de l’interruption des mesures,
comme la table du salon continue d’exister quand, me rendant
dans l’autre pièce, je la perds des yeux.
Plus radicalement, c’est le processus même d’objectivation,
c’est-à-dire le mécanisme qui permet de poser un objet à partir
d’un divers phénoménal, qui se trouve compromis à l’échelle
microphysique. Objectiver nécessite de désolidariser un aspect
des phénomènes « non seulement du contexte perceptif ou instrumental de sa manifestation, mais aussi des circonstances particulières de la mise en place de ce contexte, et pouvoir ainsi le prendre comme thème d’une description valant pour tous ceux qui
se placeraient dans des conditions perceptives ou instrumentales
sufisamment voisines. »34 La détermination mesurée et attribuée
à l’objet doit donc témoigner d’une certaine indifférence à l’égard
de ces circonstances35 : point n’est besoin que les circonstances
soient exactement identiques pour retrouver cette détermination ;
qu’elles soient parentes ou analogues sufit. Or, c’est précisément
cette condition qui ne peut plus être remplie à l’échelle subatomique. On ne peut plus couper l’objet des procédures, dispositifs et
circonstances qui nous permettent de l’observer. Pour reprendre
le mot de Bernard D’Espagnat, il est ainsi devenu impossible de
donner de la matière « une déinition à ‘objectivité forte’, c’est-à-dire
ne se référant en rien, pas même implicitement, à nos aptitudes
d’êtres pensants capables d’observer et d’agir »36 . La question
aujourd’hui, poursuit Bitbol, n’est par conséquent « ni de savoir
comment caractériser des corps matériels pré-existants, ni à l’in33 – Bitbol l’explique : si « l’objet de la microphysique n’est ni de près ni de loin
assimilable au type des corps matériels », c’est que « les conditions performatives d’assertabilité d’énoncés portant sur des corpuscules matériels ne sont pas
remplies » (Bitbol, 2000b, pp. 203-204)
34 – Bitbol (2000b), p. 204.
35 – Bitbol (1998), p. 228.
36 – D’Espagnat (2000), pp. 8-9. Voir également D’Espagnat (1997).
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verse de trouver un moyen de démontrer l’‘inexistence’ de tels
corps matériels dans un domaine d’investigation donné », mais
elle est « de déterminer jusqu’à quel point les conditions qui autorisent à présupposer la disponibilité de corps matériels dans l’action
et le discours familiers, sont encore remplies dans ce domaine
d’investigation »37.
Or, cette manière de poser le questionnement est étonnement
proche de l’impératif phénoménologique, thématisé sans relâche
par Husserl, de mise en suspens de tout questionnement sur la
portée ontologique de la connaissance. À la différence de l’idéalisme kantien qui croit encore « pouvoir laisser ouverte, au moins
comme un concept limite, la possibilité d’un monde de chosesen-soi »38 , la phénoménologie met déinitivement en suspens la
référence des phénomènes à un arrière-monde dont ils seraient
une manifestation perspective et contingente. Comme l’explique
Renaud Barbaras, le problème n’est plus de savoir si le monde
existe et s’il est connaissable, mais il est de déterminer ce que signiie
exister pour le monde39. L’étantité, de substance, est passée au rang
de phénomène, et elle possède comme telle des conditions précises de validité : tout quelque chose doit respecter certaines règles
d’apparition pour se voir gratiier de l’existence.
Par ses rélexions sur le statut épistémologique de ses objets,
c’est ainsi la mécanique de notre réalisme spontané – notre foi
naïve en l’existence substantielle du monde et des objets – que la
physique quantique se trouve amenée à questionner. Les nouvelles
exigences auxquelles elle a été contrainte de soumettre sa pratique
demandent que l’on jette un éclairage rétrospectif sur les modalités de rapport aux objets qui prévalent à l’échelle dite macroscopique – notamment pour circonscrire les déterminants qui moti37 – Bitbol (2000b), pp. 194-195.
38 – Husserl (1950), § 41, p. 234 [p. 118]. La phénoménologie n’abandonne
pas pour autant l’idée de noumène, au sens de la position dans l’activité de
connaissance d’un terme transcendant régulateur : bien plutôt, la subjectivité transcendantale ne cesse de poser des réalités nouménales dans son activité ordinaire de constitution – le noumène étant ici un index idéal dont la position n’a
d’autre prétention que de réguler l’activité de connaissance. Voir en particulier
Husserl (1913), § 143, p. 480 [pp. 297-298].
39 – Barbaras (2003), p. 135.
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vent cette certitude, dans laquelle nous vivons constamment, qu’il
existe des objets qui nous préexistent. Et si la physique rejoint
aujourd’hui la phénoménologie, c’est qu’elle prend conscience que
toute objectité connaissable résulte d’opérations de constitution,
dont on doit décrire la mécanique si l’on veut comprendre en quoi
consiste et ce que vaut cette connaissance de la Nature à laquelle
prétend l’activité scientiique. Qu’il s’agisse des objets macroscopiques de la perception ordinaire, ou des phénomènes subatomiques
uniquement observables par le biais d’instruments et protocoles,
notre expérience de l’étant est gouvernée par une série de préjugés
(au sens de Hans-Georg Gadamer), qui font ofice de principes
régulateurs dans notre vie cogitive. Dans les deux cas, ce que nous
percevons procède d’une mécanique complexe d’objectivation,
consistant à hypostasier des invariants dès lors qu’un ensemble
de prérequis fonctionnels se trouvent remplis, en premier lieu la
maîtrise de leur production40.
Les premières générations de physiciens confrontés à la révolution quantique s’étonnaient ou se lamentaient que nous ne
puissions plus traiter l’objet comme un quelque chose existant
indépendamment de nous, que nous ne puissions plus traiter les
observations empiriques comme une photographie de la Nature,
et qu’il faille désormais accepter l’idée de faire la science d’une
Nature intrinsèquement observée, modiiée voire produite par
les appareils de mesure, ces derniers étant tout à la fois « instruments de détection des phénomènes [et] conditions de leur émergence »41. Aujourd’hui, c’est de plus en plus de ce réalisme aveugle à ses propres conditions de possibilité que l’on s’étonne, et de
l’emprise qu’il a pu si longtemps avoir sur les esprits. On s’étonne
que l’on ait pu croire à une science qui prétend parler des choses
comme si ces choses étaient perçues de nulle part et par personne.
Et le réalisme de la physique classique tend de plus en plus à être
perçu comme une erreur de jeunesse, qui fut peut-être nécessaire
40 – Bitbol (1998), pp. 62-63.
41 – Bitbol (1998), p. 311. Autrement dit, on ne mesure pas quelque chose
qui se produit même si on ne le mesure pas, mais on produit cela même que
l’on mesure.
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pour son développement, mais qui ne peut plus aujourd’hui être
considéré que comme un raccourci commode pour s’exprimer42 .
§ 5. des réticences à se défaire du réalisme
dans la physique contemporaine
Use-t-on d’un langage approprié quand on appelle
l’un des deux systèmes en interaction physique le
‘sujet’ ? Car l’esprit qui observe n’est pas un système physique
et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique. Et il pourrait être préférable de réserver le terme
‘sujet’ pour désigner l’esprit qui observe.
E. Schrödinger, Science et humanisme, in Physique quantique et représentation du monde, 1951, p. 72.
Le tableau précédent force cependant les traits de la situation
actuelle. La physique d’aujourd’hui reste largement marquée par
son passé réaliste, de sorte que les tentatives de théoriciens tels
que Michel Bitbol, Bernard D’Espagnat ou Jean Petitot de promouvoir une physique résolument transcendantale restent largement minoritaires, et surtout n’ont – autant que je puisse savoir –
guère d’impact sur les théories qui sortent des laboratoires ou les
discours qui cherchent à donner de ces théories une interprétation compatible avec notre rapport préscientiique à la réalité. La
physique continue de tenir un discours dépeignant une réalité
qui n’a que faire de notre raison, elle maintient des explications à
objectivité forte. Ce qui ne signiie pas qu’elle serait complètement
retombée (ou ne serait jamais sortie) dans le réalisme inquestionné
ébranlé par les travaux du siècle dernier. Mais plutôt qu’elle ne
42 – « Tant qu’il était possible, durant les périodes qui suivaient une révolution
dans les sciences physiques, de formuler un modèle unifié s’inscrivant dans
une hiérarchie traditionnelle des types ontologiques, on pouvait penser que le
bref moment pendant lequel l’assise transcendantale des théories s’était trouvée exposée n’était qu’un incident de parcours, et qu’au total la dynamique de
la recherche demeurait tendue vers l’approche asymptotique d’un modèle vrai
de la nature. Mais à partir du moment où, comme c’est le cas en mécanique
quantique, les modèles proposés ne permettent plus d’offrir une représentation unifiée et non arbitraire, et où dans le même temps l’arrière-plan transcendantal de la théorie reste à nu, on est à l’inverse en droit de se demander si
la priorité antérieure accordée aux modèles n’était pas due à un long accident
historique. » (Bitbol, 1998, p. 69)
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peut seule assumer la charge de l’enquête transcendantale que ces
auteurs appellent de leurs vœux.
Cette situation est particulièrement bien illustrée par les rapports ambigus que la physique contemporaine entretient avec la
perspective transcendantale de Kant, l’usage qu’elle fait de Kant,
pourrait-on dire. Quelques mots sur ce point ne seront pas inutiles
avant d’entrer dans le vif de notre enquête phénoménologique. Ils
nous permettront de préciser plus avant, par contraste, en quoi la
phénoménologie est essentielle pour aider la physique à renoncer
pour de bon à son parti-pris réaliste, et pourquoi une explication
de l’origine des corps exige une analyse du phénomène de corps.
5a. Le kantisme tronqué des physiciens
et la réification de la subjectivité
Certaines grandes options du kantisme, en particulier la posture critique, se sont aujourd’hui largement banalisées dans le discours des physiciens, qui admettent sans peine que le sujet, qu’il
soit physicien ou non, n’a accès qu’à des phénomènes, et ne peut
dès lors jamais avoir le dernier mot sur la « nature en soi » de la
réalité. Il y a, comme dit Petitot, un écrantage de l’être par le phénomène43. Le phénomène montre et masque tout à la fois le réel, qui
est irrémédiablement derrière lui, pour continuer sur cette métaphore optique.
Pareille formulation, considérée de manière isolée, est cependant travaillée par un inacceptable paradoxe, que la distinction
kantienne du noumène et de la chose en soi avait habilement cherché à surmonter. Si le physicien déclare avec Kant que des dimensions de la réalité connue telles que la spatialité, la temporalité, la
causalité ou la substantialité ne sont jamais qu’un produit de notre
perspective toute subjective sur les « choses », un format imprimé
aux choses par l’action coniguratrice de notre organe cognitif, on
sera parfaitement en droit de lui demander : « quelles choses ? »,
puisque ces prétendues « choses », il n’a justement aucun moyen
de déterminer ce qu’elles sont ou même de savoir si elles existent
ou ne sont, une fois de plus, qu’une vue ou une invention de nos
esprits. Et de quel droit parle-t-on de perspective – ou précédemment d’écrantage – s’il est interdit de se faire la moindre idée de ce
43 – Petitot (1991), p. 65.
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sur quoi cette perspective porte ? Comme le note Jacques Bouveresse : « Comment prétendre simultanément que je ne peux parler
du monde que dans les limites d’un point de vue que j’ai sur le
monde, et que je sais que c’est un point de vue sur le monde ? »44
En vérité, lorsque la physique cherche à s’associer la philosophie de Kant, c’est généralement pour n’en retenir que l’assertion
critique. Elle s’approprie la thèse de l’enfermement phénoménal
de la connaissance, et accepte la modestie critique qui en découle.
En revanche, elle ne fait guère cas de l’afirmation kantienne corrélative, et sans laquelle l’idée de limite de la connaissance ou de réduction
aux phénomènes est coupée de sa justiication, que cela qui se manifeste obéit à des principes bien particuliers de phénoménalisation,
principes qu’un kantien recueille sous la notion de raison, ou sous
celle, corrélative, d’objectivité.
Dans la physique contemporaine, le format et les principes
d’organisation prévalant à l’échelle macroscopique sont ainsi le
plus souvent expliqués en termes purement « objectifs », c’est-àdire abstraction faite des sujets – plus radicalement, des régimes
de rationalité – pour qui cette réalité présente cette organisation.
Au mieux, le rôle que remplit le sujet dans l’information de la
réalité connue est assimilé au rôle perturbateur de l’instrument de
mesure. Le phénomène de décohérence, qui force la précipitation
des états superposés quantiques, et permet à la réalité de prendre
une forme achevée, décidée et non plus indécise, actuelle et non
plus potentielle45 , est analysé comme un processus intégralement
44 – Bouveresse (1987), p. 82, cité dans Bitbol (1998), pp. 301-302.
45 – Cette formulation est sans doute un peu cavalière. Ainsi, pour Bitbol, la
véritable ambition des théories de la décohérence est de « comprendre comment il est permis, dans le paradigme quantique, de tenir pour vraies celles des
propositions qui assignent une propriété intrinsèque à des systèmes macroscopiques comme les appareils de mesure. Le problème consiste en bref à trouver
une articulation entre le discours sur des observables (relatives), qui prévaut
pour les systèmes microscopiques, et le discours sur des propriétés (absolues), dont la vie courante et la physique classique présupposent la pertinence
à l’échelle macroscopique. » (Bitbol, 1998, pp. 88-89) Précisons pour notre
défense que les promoteurs de la théorie de la décohérence ont eu recours
à des formulations semblables dans leur description du processus physique
censément décrit par leurs formalismes. Comme le dit Roland Omnès, « la
décohérence est une réponse fondamentale à l’inexistence de superpositions
macroscopiques, pas seulement une réponse d’ordre pratique » (Omnès, 1994,
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physique46 . Et c’est uniquement à titre de système physique, exerçant sur son environnement les mêmes actions que n’importe quel
corps, que le sujet est susceptible d’y participer.
Différents auteurs ont bien cherché à réintroduire le sujet
autrement que comme un système physique dans le processus de
réduction de l’état (phénomène de bascule des états superposés
vers un état réduit, censé intervenir au moment de l’opération de
mesure)47. Mais c’était le plus souvent pour en faire un principe
surnaturel capable d’orienter par une sorte d’action magique les
événements, comme si – pour caricaturer les choses – le fait de
vouloir ou décider que la réalité devait se trouver dans tel état
provoquait un basculement physique effectif des systèmes. Ce qui
est remarquable, c’est que dans ces tentatives de faire une place à
la subjectivité, comme dans les approches en faisant abstraction,
la part prenante de celle-ci dans l’édiication de la réalité reste
intégralement pensée sur le modèle des actions que les systèmes
physiques exercent les uns sur les autres (causalité mécanique ou
action par champ). Si le sujet est à un degré ou un autre responsable du format dans lequel se présente la réalité, c’est en causant
des changements physiques dans celle-ci, non à titre de système
de rationalisation permettant l’émergence d’un monde organisé et
intelligible.
5b. Le maintien d’une conception réaliste de l’espace et du temps
Les formes architectoniques de l’objectivité identiiées par
Kant, l’espace et le temps, restent ainsi conçues dans la physique
contemporaine comme des formes intrinsèques de la réalité physique. Il s’agit de structures transcendantes, qui existent au-delà
de l’univers phénoménal, et dont elles sont censées expliquer l’organisation.
L’existence de facto de l’espace est considérée comme résultant
d’un processus intégralement physique, et c’est en élaborant des
modèles mathématiques capables d’en décrire le déroulement que
p. 309, cité dans Bitbol, 1998, p. 89) : en bref, elle prétend expliquer pourquoi
c’est d’un monde unique et décidé que nous avons l’expérience.
46 – Voir en particulier Dieter Zeh (1970), Zurek (1991, 2003), Mohrhoff
(2001).
47 – Voir Bitbol (2000), p. 39 sqq. C’est par exemple le cas de C.G. Darwin,
J. von Neumann, F. London & E. Bauer, D. Bohm et E. Wigner.
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l’on se propose d’expliquer pourquoi il y a de l’espace, pourquoi
cette réalité où nous évoluons et dont nous sommes partie est une
réalité étendue. Dans les théories du Big Bang, on cherchera ainsi
à expliquer pourquoi la matière, à l’origine condensée dans une
sorte de point pur, est entrée dans un processus d’expansion – par
exemple en démontrant que les forces d’expansion conséquentes
à l’explosion primordiale sont sufisamment importantes pour
contrer l’effet de la gravitation, qui à l’inverse pousse l’univers à se
condenser48 . Aucune référence aux normes de rationalité du sujet
n’intervient dans la démarche explicative.
On pourrait penser que le principe de relativité, par sa conception du rôle du référentiel dans la détermination de la position et
de la vitesse, accorde une fonction centrale à ce qu’on appelle dans
ce cas « l’observateur ». Mais l’idée d’un caractère intrinsèquement
référencé de l’espace n’est pas incompatible avec une complète
désubjectivation du système de référence49. Un instrument de
mesure peut fort bien jouer le rôle de l’observateur. Et quand c’est
un être humain qui se trouve être l’observateur, c’est à titre de
système de mesure qu’il doit être considéré : un système matériel
capable de mesurer avec ses capteurs biologiques des grandeurs
physiques, comme un baromètre mesure la pression atmosphérique. Ici comme ailleurs, la participation du sujet à l’édiication de
la réalité connue est réduite à l’inluence physique de son corps sur
les systèmes mesurés. Et à la limite, la référence à « l’observateur »
doit uniquement être considérée comme une contrainte inhérente
à l’outil de formalisation et de prédiction. C’est l’opérativité des
modèles qui exige cette conception « relativiste » de l’espace, non
un quelconque engagement ontologique, non la reconnaissance
48 – Hawking (1989), p. 102 sqq.
49 – Raymond Ruyer l’explique très bien : « On présente encore souvent
l’importance prise par l’‘observateur’ de la physique relativiste comme une
sorte de reconnaissance par la science de la priorité de la psychologie ou du
problème de la connaissance. Une pareille interprétation repose […] sur une
totale incompréhension de la théorie relativiste. L’‘observateur’, ici, n’a rien à
voir avec la psychologie. C’est un système matériel absolument homogène au
‘système observé’. » (Ruyer, 1937, p. 13)
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d’une indissociabilité de l’espace et du point de vue d’un sujet s’y
trouvant situé50.
Un constat en tout point semblable peut être dressé pour le
temps. Différentes entreprises ont été menées pour expliquer la
genèse physique du temps, c’est-à-dire, cette fois encore, pour
décrire mathématiquement une processualité physique (le cas
échéant, microphysique) expliquant la succession et la durée, l’ordonnancement du devenir. Ludwig Boltzmann proposait ainsi
d’expliquer la directionnalité du temps, au sens de l’ordre de succession des événements dans la Nature, à partir de considérations
statistiques sur les lois de la thermodynamique, en particulier l’entropie51.
Le problème de cette démarche explicative est qu’elle évacue
purement et simplement ce qu’une analyse transcendantale du
temps fait ressortir comme ses conditions subjectives de possibilité, à savoir, pour faire vite : un dispositif d’actes rétentionnels et
protentionnels offrant au présent d’avoir une certaine épaisseur52 .
Comment pourrait-il en effet y avoir du temps sans persistance du
ça-a-été dans le cela-est ? S’il doit s’écouler, l’être ne peut consister
en une série d’états discrets. La succession exige la préservation
des états passés, ou « tout juste passés », comme dit Husserl, dans
le présent. Sans cette préservation, l’altération même est inconcevable, car le devenir-autre exige le devenir. Ces considérations ne
signiient pas que la subjectivité crée réellement un ordre temporel
dans les processus physiques de la matière, comme si son irruption dans l’être physique poussait subitement la matière – d’abord
igée dans une sorte de maintenant absolu – à entrer dans un processus de devenir. Elles signiient simplement que n’importe quel
processus n’est connaissable comme temporel, plus radicalement :
ne peut apparaître comme tel, qu’en raison de l’action, généralement
souterraine, de ces mécanismes.
50 – Henri Poincaré fait manifestement exception dans ce tableau. Voir Poincaré (1902 ; 1905 ; 1908).
51 – Richard Feynman (1980) reprendra à son compte cette conception. Plus
récemment, Stephen Hawking (1989) a défendu l’idée d’un commencement
physique du temps, coïncidant avec le Big Bang.
52 – Processus que Husserl a décrit en détail dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905).
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la nécessité d’une enquête Phénoménologique
suR l’oRigine des coRPs
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La conception de l’espace véhiculée par la physique est contestable pour des raisons analogues. Le physicien prétend légitime
de considérer qu’à l’échelle macroscopique physique et abstraction
faite de tout observateur ou plus généralement de toute vue sur la
réalité, des corps sont situés à des lieux de l’espace – même si leur
position et leur mouvement ne sont déterminés que de manière
relative. Mais quel sens la notion de situation spatiale peut-elle
posséder prise in abstracto ? Comment une structure pourrait-elle
être à distance d’une autre sans la métrique et les principes de
rationalisation qu’apporte un observateur lui-même inscrit dans
l’espace parmi les choses ? Tout ordre renvoie à un processus
capable de réaliser un épaississement de l’actualité – ce que Heidegger appelait, à propos du temps, un processus ekstatique – et
est supporté par un système de valeurs permettant de relier et en
même temps de distinguer l’avant de l’après. Le maintenant n’est
un maintenant que parce qu’il s’appuie sur un avant dont il marque la limite et l’achèvement, et qu’il se dépasse vers un après qui
n’est pas encore mais sera. L’ici, de même, n’est ici que parce qu’il
se réfère à un là-bas qu’il nie être, mais où il est en droit possible
de se rendre. Dans l’être physique, c’est cette référence qui fait
défaut : il ne peut y avoir de maintenant ou d’ici, parce que les
composants ou états de l’univers sont isolés les uns des autres ; ils
sont absolument sans relation, sinon parce que le physicien décide
de les mettre en relation.
Ce raisonnement, qui prétend expliquer le format du monde
perçu à partir des propriétés d’un arrière-monde dont il est un
produit phénoménal, souffre en vérité de ce que Bergson et Merleau-Ponty appellent une illusion rétrospective53. On introjecte
dans l’être physique une infrastructure, une perspective et une
métrique, qui sont une décalque des structures architectoniques
de notre Lebenswelt, mais on en oblitère l’origine. L’intelligence
est ainsi victime d’une sorte d’effet d’optique quand elle prétend
remonter la chaîne des causes, partir des formations sur la rétine
pour rejoindre, via les lois de propagation de la lumière censées
53 – Voir en particulier l’essai de Bergson de 1930 intitulé « Le possible et le
réel » dans Bergson (1969), et Merleau-Ponty (1945) pp. 46-47 et p. 61. Morris
(2004) propose une critique analogue de l’explication objectiviste de l’espace
perçu.
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déterminer ces formations, l’objet qui émet la lumière ou la réléchit, et qui se tient là-bas54. Ce « là-bas » n’a pas lieu de cité dans
l’être physique. Car rien n’est en mesure de signiier quoi que ce soit
dans l’être physique. Et ce dernier ne peut à l’évidence conserver
un sens dans les descriptions du physicien que par une référence
implicite au monde perçu censé en être la réplique psychologique.
5c. Le spectre de l’objectivisme
L’usage que la physique contemporaine fait de Kant apparait
ainsi étrangement tronqué. La physique reprend à son compte l’attitude critique, elle se rallie à Kant pour poser que la prétention
à connaître la « réalité en soi » court après des chimères. Mais
elle continue de s’accommoder de l’idée traditionnelle (i) que les
principes de structuration du réel dont elle propose une formalisation sont physiques et seulement physiques, et surtout (ii) que
c’est en déinitive la description de leur nature physique qui offrira
d’expliquer le format de l’univers dont nous prenons connaissance
par la perception ou l’action. Elle continue de chercher à rendre
compte des formes du monde observable par des explications à
objectivité forte. Elle ne se risque pas du côté de ce qu’on pourrait
appeler une physique transcendantale, qui chercherait à intégrer
dans les représentations et lois qu’elle met au jour l’action d’une
rationalité constituante, qui serait l’architecte anonyme de la réalité connue55. La construction du réel se passe à l’insu du sujet et
elle en est entièrement indépendante. Quand sa perception l’ouvre
sur la réalité, la Nature a d’une certaine manière déjà fait tout le
travail. Il y a déjà des corps. Il y a déjà de l’espace. Il y a déjà du
temps. Le sujet participe uniquement à l’édiication de la réalité
connue. Et s’il y participe, c’est uniquement à titre de système spéculaire, représentant sur le théâtre de la psychè une réalité qui le
précède et dont il ne fait que recueillir les formes – à la manière
d’un miroir, qui relète un monde qui existe déjà, sans prendre
part à son édiication.
54 – « De fait, la propagation pratiquement rectiligne de la lumière, sur laquelle
repose la localisation des objets par la vision directe ou à travers les instruments
d’optique, repose entièrement sur la petitesse de la longueur d’onde comparée
aux dimensions des objets et des instruments. » (Bohr, 1961, pp. 10-11)
55 – Voir Petitot (1991), p. 66.
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Mais, nous l’avons vu plus haut (§ 2), un tel objectivisme est
aujourd’hui devenu intenable. Il s’établit sur des assises ontologiques qui se sont effondrées il y a bientôt près d’un siècle. Et il
est, plus radicalement, traversé d’une circularité qui le rend épistémologiquement inconsistant. Prétendre dériver les structures
architectoniques de notre monde perçu (espace, temps, causalité,
matérialité) d’une réalité physique qui le précède dans l’être, c’est
accorder aux propositions descriptives de la physique un crédit
ontologique qu’elles ne peuvent justement trouver que dans une
théorie capable de légitimer la démarche consistant à partir du
monde perçu pour s’informer des structures de ladite réalité physique. On ne peut donc par principe s’appuyer sur une description
physique de la réalité physique pour expliquer les formes de notre
monde perçu56 .
Si l’on se libère de l’objectivisme, on comprendra que le problème véritable ici n’est pas de savoir si ces formes architectoniques du monde perçu que sont l’espace, le temps, la chose, existent
« en soi », si par la science nous pouvons les atteindre sous leur
forme pure, fut-ce sur un mode asymptotique, ou si nous sommes
au contraire irrémédiablement condamnés à établir des lois sur
des phénomènes qui ne sont jamais qu’une manifestation partielle
et partiale d’un être qui, chaque fois qu’il se dévoile, s’enfonce
un peu plus dans le mystère et l’hypothèse. Mais il est de savoir
en quoi consistent ces systèmes d’organisation et de rationalisation
des étants, en quoi consiste la spatialisation, la présentation d’un
monde où des objets se trouvent disposés ici ou là, à des distances
plus ou moins importantes les uns des autres. Si l’espace est un
schème de rationalisation présidant à la phénoménalisation des
étants (une forme a priori de l’intuition sensible, dans les mots de
Kant), encore faut-il comprendre ce que spatialiser signiie, c’està-dire ce que signiie que quelque chose se tienne ici ou là pour
56 – Pas plus, en vérité, qu’on ne peut s’appuyer sur la psychologie. Comme
l’explique Quine : « Such a surrender of the epistemological burden to psychology is a move that was disallowed in earlier times as circular reasoning.
If the epistemologist’s goal is validation of the grounds of empirical science,
he defeats his purpose by using psychology or other empirical science in the
validation. » (Quine, 1969, p. 294) Une théorie non naturaliste de l’expérience
est nécessaire pour échapper à cette circularité.
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Résistance et tangibilité
le sujet qui spatialise : en bref, quel est le sens phénoménologique
de l’espace.
La situation est bien entendu exactement la même pour la
question des corps qui nous préoccupe ici. Il nous faut comprendre ce qu’est le phénomène de corps depuis l’intérieur du système
de rationalisation des sujets pour qui les corps apparaissent. Pour
reprendre la formule de Kant 57, il nous faut saisir en quoi consiste
cet ordre que nous introduisons dans les phénomènes quand c’est
à titre d’objets solides, disposés ça et là dans un espace qui nous
environne et dont nous sommes nous-mêmes partie, que ces phénomènes prennent sens.
57 – « C’est […] nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les
phénomènes que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y trouver
s’ils n’y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre
esprit. » (Kant, 1781, Déduction transcendantale, 3e section, 1re édition, IV,
91, p. 658).
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iii. TangibiLiTÉ eT MaTièRe
De toutes les idées qui nous viennent par sensation, il
n’y en a point que nous recevions plus constamment
que la solidité. Soit que nous soyons en mouvement
ou en repos, dans quelque situation que nous nous
rencontrions, nous sentons toujours quelque chose
qui nous soutient et qui nous empêche d’aller plus
bas ; et nous éprouvons tous les jours en maniant
des corps, que tandis qu’ils sont entre nos mains ils
empêchent, par une force invincible, l’approche des
parties de nos mains qui les pressent.
J. Locke, De l’entendement humain, 1822, Livre 2, chap. IV,
pp. 232-233.
§ 6. La tangibilité et le phénomène de corps
Pourquoi le monde se présente-t-il à nous sous la forme d’un
univers spatialisé de corps ? À quels mécanismes cette présentation doit-elle son effectivité ? Répondre à ces questions requiert
de circonscrire a minima le sens d’être des corps, c’est-à-dire de
déterminer ce que signiie être pour l’étant quand c’est à titre de corps
qu’il se signale dans le champ phénoménal. En revenir à la compréhension ordinaire58 que nous avons des corps est pour cette
raison un préalable incontournable.
58 – En général, nous préférons parler de compréhension ou d’attitude ordinaire plutôt que préréfléchie, car l’existence ordinaire possède ses propres
comportements réflexifs. Cette vie, qu’on qualifie de naïve, se prend pour
objet. Elle ne cesse en vérité de le faire : constamment, l’individu s’observe
vivre comme par derrière, il s’évalue et se juge, se demande qui il est et qui
il doit être. Toutefois, cette réflexion ne se réalise pas de manière méthodique dans le cadre d’un projet de description rationnel et systématique comme
celui qu’entreprend la phénoménologie, entendue comme pratique philosophique – questionnement en retour (Rückfrage) sur une manière d’exister qui
précède toute philosophie et la suscite.
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Résistance et tangibilité
On ne doit pas penser que la phénoménologie, parce qu’elle
ambitionne de revenir à la chose même (Zur Sache selbst), c’est-àdire d’accéder au sens tel qu’il se constitue originairement dans
l’activité de la subjectivité vivante, et non pas, comme dit Husserl,
« indirectement, sur la foi des propos que d’autres tiennent sur
les choses »59, devrait pour ainsi dire partir de rien pour conduire
son investigation. La phénoménologie prône une forme d’ascèse
à l’égard de toute connaissance instituée (et institutionnalisée)
prétendant nous dire ce que les choses sont, en premier lieu les
connaissances établies par les sciences de la Nature, mais elle ne
prétend pas qu’une enquête théorique sur l’origine du sens peut
s’établir sur une quelconque tabula rasa. Entreprendre l’élucidation
phénoménologique de telle ou telle entité, ce n’est jamais partir
de rien. Dès lors que l’on se met en devoir d’élucider le sens, la
nature, les conditions de possibilité de quelque chose, de manière
nécessaire nous possédons déjà une précompréhension de ce quelque
chose60. Celle-ci peut se trouver sédimentée dans le sens des mots
dont nous faisons usage pour parler de ce dont il est question – une
connaissance de ce que Wittgenstein appelle leur grammaire –, ou
dans les savoir-faire perceptifs et pratiques que nous mettons en
œuvre pour commercer avec lui. Sans cette précompréhension,
nous ne pourrions jamais nous mettre en devoir d’élucider quoi
que ce soit61. C’est par conséquent toujours dans le but d’éclaircir
quelque chose qu’en un sens nous savons déjà, que nous entreprenons une phénoménologie.
59 – Husserl (1907), § 2, p. 30 [p. 9].
60 – La notion de précompréhension (Vorverständnis) est généralement indissociable, dans l’appareil conceptuel de la phénoménologie, du concept d’essence (Wesen) ou eidos. Détenir une précompréhension de quelque chose, c’est
posséder une connaissance, ou pour le moins une pratique de son eidos, en être
familier. Heidegger, Hans-Georg Gadamer et Rudolf Bultmann sont connus
pour être les premiers à faire un usage systématique de la notion de précompréhension. Chez Heidegger, elle est notamment utilisée pour décrire le rapport du Dasein à l’être. Heidegger parle de « compréhension préontologique
de l’être » [vorontologisches Seinsverständnis] ou de « compréhension quotidienne
de l’être » [durchschnittliche Seinsverständnis]. Voir également Heidegger (1987),
p. 125.
61 – Heidegger (1927), § 2, pp. 28-29 [p. 5]. Voir également Husserl (1907),
§ 2, p. 30 [p. 9] et Husserl (1954a), p. 36 [pp. 26-27].
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tangibilité et matièRe
53
Qu’en est-il dans le cas des corps ? Les corps sont – personne ne le contestera – une réalité ordinaire. Constamment, nous
sommes cernés par les corps. Nous ne pouvons faire un pas
sans risquer de heurter l’un d’eux. Et nous sommes de véritables
experts dans la discrimination des corps. Nous sommes capables
de distinguer les corps rigides des corps mous, les corps opaques
des corps transparents, les corps résistants des corps fragiles, les
corps lourds des corps légers. Surtout, nous sommes capables de
distinguer les corps des non-corps, en particulier de l’espace vide.
Pourtant, nous ne possédons généralement pas de déinition des
corps. Et nous serions probablement dans un embarras semblable à celui de Saint-Augustin, si l’on nous demandait de formuler
pareille déinition. Nous savons ce que sont les corps au sens où
nous détenons une précompréhension purement opératoire de leur
sens, précompréhension que nous mettons continuellement en
œuvre dans notre activité perceptive et pratique. C’est de cette
précompréhension que doit partir notre enquête, et dont il nous
faut produire l’élucidation conceptuelle. Il nous faut tourner notre
attention vers la manière dont les corps font présence pour nous,
la manière dont ils se signalent comme corps dans notre expérience, ain d’extraire du phénomène ses composantes essentielles,
d’en révéler, pour ainsi dire, les implicites.
Une caractéristique faisant saillance aussitôt que l’on cherche à isoler l’idiosyncrasie phénoménologique des corps est la
connexion apparemment indéfectible entre leur identité de corps
et leur propriété de résistance, solidité, impénétrabilité, et plus
généralement de tangibilité. Les corps sont faits de matière, et la
matière c’est ce qu’on peut toucher, palper, ce qui résiste à notre
corps ou à n’importe quel autre, c’est-à-dire les empêche de pénétrer. Les corps consistent pour l’essentiel dans la circonscription d’un
espace solide. C’est de cette manière qu’ils afirment leur identité.
Et c’est en cela que consiste leur présence : qu’un corps soit « là »,
qu’il se tienne effectivement là avec nous dans l’espace, signiie
qu’un lieu est occupé par de la solidité. C’est ce remplissement
solide de l’espace qui caractérise les corps et les distingue de ce qui
s’annonce comme non-corps dans notre expérience, par exemple
les objets spectraux (hologrammes, rais de lumière, etc.), les sons,
les odeurs, ou même, quoique dans une autre mesure, les objets
que nous nous igurons par la pensée. Un objet auquel on pense,
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Résistance et tangibilité
une table que l’on imagine, ne se tient pas avec nous dans l’espace
et ne circonscrit pas un espace solide. C’est également ce remplissement solide de l’espace qui fait en partie défaut à ces réalités
qui sont à mi-chemin entre les corps et les non-corps, comme le
vent, les nappes thermiques (les courants d’air chaud ou froid), les
liquides, et dans une certaine mesure les poudres – qui, pour être
tangibles, glissent entre les doigts, ont une présence solide mal
assurée, fuyante.
La première chose que nous faisons lorsque nous voulons nous
assurer qu’il y a bien « quelque chose » dans des circonstances où
plane le doute, c’est ainsi de toucher. C’est à l’aide de nos mains
que nous nous assurons qu’il y a des corps. « Le toucher, comme
l’explique Hans Jonas, est le véritable test de la réalité : je peux
écarter tout soupçon d’illusion en saisissant l’objet douteux et en
mettant sa réalité à l’épreuve sous l’angle de la résistance qu’il offre
à mes efforts pour le déplacer. »62 Ce fait, qui peut paraître anodin
dans le cadre d’autres méthodes d’investigation, est porteur d’un
enseignement phénoménologique capital. Les procédures offrant
de valider ou d’invalider l’identité présumée de la chose matérielle
apportent une information de première main sur son sens d’être,
car en nous indiquant quels déterminants sufisent à en assurer la
présence, ou a contrario à en certiier l’absence, elles font saillir ce
qui lui est essentiel : les caractéristiques sans lesquelles la chose ne
pourrait s’annoncer avec cette identité, et dont le biffage neutralise
la présentation. Si je veux m’assurer qu’une substance est du sel et
non du sucre, je la goûte, et c’est en déinitive par son goût spéciique que le sel trouve son identité dans notre sémantique naïve –
qu’il est ce qu’il est et se distingue de ce qu’il n’est pas. C’est son
goût, non sa forme, non sa couleur, non son aspect granuleux, qui
en fait du sel et le distingue du sucre. Pour ce qui regarde la chose
matérielle, c’est le toucher qui fait ofice d’instance compétente :
c’est lui qui décide, en dernière analyse, de l’identité corporelle ou
non corporelle des étants. Appréhender l’étant comme une chose
matérielle, c’est d’une façon ou d’une autre l’envisager comme
objet du toucher. Si je ne puis en principe entrer en contact avec
lui, ce n’est pas d’un corps qu’il s’agit.
62 – Jonas (1966), p. 156 [p. 148].
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Cette connexion essentielle entre le sens des corps et la tangibilité n’a bien entendu pas échappé aux théoriciens s’étant interrogés sur la matière, qu’ils soient scientiiques ou philosophes. Si
l’atome a pu si longtemps être considéré comme le composant
ultime des corps dont nous avons l’expérience, c’est qu’il en présente toutes les propriétés essentielles. Comme le note Schrödinger, les atomes sont dans la physique classique « de petits corps en
tous points semblables aux objets résistants et palpables qui nous
entourent »63. Ils occupent un lieu du monde, sont impénétrables,
et leur insécabilité n’est jamais que l’expression d’une solidité absolue. La tangibilité est également un caractère que les théoriciens
de la physique mentionnent systématiquement quand ils tiennent
à marquer l’incommensurabilité entre les corps que nous percevons et les composants de la matière qu’étudie la microphysique
post-atomique. Les objets macroscopiques se distinguent par ce
qu’il est coutume d’appeler leurs propriétés matérielles, à savoir,
pour nommer les plus évidentes : l’impénétrabilité, la solidité, l’incompressibilité, le poids, l’inertie, la densité, la cohésion (la capacité de l’objet à maintenir ensemble ses parties), et l’opacité. Un
objet matériel, explique Bitbol, « est un secteur d’espace tridimensionnel objectivé par la détermination d’effets locaux invariants
sous un ensemble de changements réglés. Parmi ces effets locaux,
l’inertie et l’impénétrabilité (ou au moins la résistance) tiennent
traditionnellement une place centrale. »64 Le physicien le reconnait donc implicitement, sinon explicitement : la corporéité des
corps est avant tout affaire de main et de muscle ; un corps, c’est
quelque chose que l’on peut toucher, manipuler, quelque chose
qui oppose de la résistance à notre corps, quelque chose contre
quoi notre corps peut venir se heurter65.
63 – Schrödinger (1951), p. 36.
64 – Bitbol (2000b), p. 187.
65 – La question de savoir si le corps propre est un référent privilégié pour la
constitution de la propriété d’impénétrabilité demanderait une enquête à part
entière. Je n’aborderai que marginalement ce problème dans cet ouvrage. Mon
sentiment est toutefois que le corps propre joue ici un rôle essentiel. Sur un
plan développemental, cette affirmation me parait assez clairement appuyée
par l’observation que les enfants commencent par découvrir les objets en les
manipulant, dans un commerce direct avec leur résistance : les comportements et propriétés des objets sont ainsi d’abord définis par référence aux
actions que l’enfant leur imprime avec son corps. Ce n’est que lors de stades
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Il faut dans un premier temps prendre ces considérations au
pied de la lettre : c’est la possibilité du toucher qui intervient dans la
perception des corps. Nous pouvons avoir l’objet en main, nous
trouver engagés dans un contact effectif avec lui. Mais l’interruption du contact n’entraîne pas l’interruption de sa présentation
sous le régime phénoménologique des corps. La tasse que je viens
de poser sur la table continue de se présenter comme un objet
solide, bien que cette solidité ne soit plus donnée dans l’expérience
effective d’un contact. En un sens, cette solidité reste alors anticipée ; plus précisément, elle reste promise. Et tout se passe comme
si c’était la conviction que cette promesse ne manquerait pas d’être
tenue qui permettait aux objets de continuer à se présenter comme des corps quand nous cessons d’y mettre les mains.
Le phénomène de chose matérielle nous confronte ainsi d’emblée à un paradoxe. La chose est bien actuellement là, elle se tient
présentement avec nous dans l’espace. Pourtant elle n’est là en
tant que chose qu’en vertu de ce qu’elle promet. Elle n’est là que
dans la mesure où elle réfère à quelque chose qui n’est pas réalisé,
quelque chose qui n’est que possible.
Ces premiers éléments de rélexion augurent également une
relation essentielle entre la matérialité des corps que nous percevons et notre propre nature de corps. S’il nous plait de voir
le monde comme un espace où se disposent des corps, c’est que
d’une façon ou d’une autre notre perspective sur l’étant est polarisée par les opportunités que nous ouvre notre condition incarnée
ou les contraintes et nécessités auxquelles elle nous soumet. Nous
avons un corps et c’est parce que nous avons un corps que les choses sont pour nous tangibles, et se présentent donc à nous comme
des choses, précisément. Quel intérêt aurions-nous à percevoir
des choses matérielles si nous pouvions mener notre existence
sans être encombrés d’un corps ? Le tableau optique pourrait-il
nous présenter des objets tangibles si nous n’avions pas de main
pour les toucher ? À l’évidence, seul un être qui met en perspective l’étant depuis les opportunités et contraintes ouvertes par son
de développement ultérieurs que l’enfant généralise aux relations inter-objets
(qu’il s’agisse des corps d’autres individus ou d’objets inanimés) les propriétés
qu’il a appris à connaître grâce à l’implication de son corps dans le commerce.
Il me semble que Piaget (1936, 1937, 1964) défend une idée de cet ordre.
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incarnation peut appréhender celui-ci comme un univers de choses solides articulées par du vide. Un questionnement sur l’origine
phénoménologique de la matérialité est pour cette raison indissociable d’une rélexion sur la valeur transcendantale, ou ce qu’on
pourrait appeler avec Dilthey la valeur cognitive (Erkenntniswerk)66
de l’incarnation.
§ 7. que signifie enquêter sur le pourquoi des corps ?
Ces considérations préliminaires sembleront peut-être quelque
peu péremptoires. Elles demanderaient bien entendu un examen
plus rigoureux et une justiication phénoménologique plus nourrie. On ne peut notamment acquérir de réponse satisfaisante aux
questions ici posées qu’en s’appuyant sur une méthode d’analyse
systématique de la phénoménalité des étants – une méthode capable
de nous faire voir de quelle manière le sens des étants s’enracine
et s’atteste dans une phénoménalité et des déterminants phénoménaux spéciiques. Sur le modèle de la variation eidétique husserlienne, on peut en particulier provoquer dans le phénomène
une série de variations artiicielles, de manière à faire ressortir les
dimensions qui sont essentielles à son sens (celles sans lesquelles il
cesse d’être cela qu’il est) et celles qui ne sont au contraire qu’accessoires (celles que l’on peut neutraliser sans que cela attente à son
identité). Et on peut également chercher à neutraliser – réellement
ou ictivement – les procédures permettant de valider ou d’inirmer ce que l’étant, par son sens, prétend mettre à disposition : le
champ de possibilités qu’il rend disponible. L’heure viendra pour
cela. C’est principalement pour les besoins de l’exposé que nous
présentons ces considérations de manière anticipée.
Ces premiers éléments nous fournissent en tout cas un aperçu
des grandes directions que devra suivre notre enquête. Si les corps
se signalent par leur tangibilité, seul un examen approfondi du
phénomène de tangibilité – comment cette tangibilité se montre,
quelle est son idiosyncrasie phénoménologique – sera en mesure
de nous faire voir les principes qui nous conduisent à voir des
corps là où il n’y a, pour le physicien, que du vide ou de l’énergie. Il
nous faut déterminer (i) quelles sont les conditions de possibilité
d’une expérience de la tangibilité, et ce, que celle-ci soit visée de
66 – Dilthey (1890), p. 110.
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manière anticipative, ou qu’elle soit rencontrée en propre dans le
contact et la résistance : quels principes et quelle mécanique dans
l’activité de présentation conduisent l’homme à expérimenter la
réalité dans la résistance, l’inertie, la pesanteur et l’impénétrabilité,
ou plus radicalement à la percevoir comme pouvant opposer de la
résistance. Et il s’agit ensuite d’apercevoir (ii) comment la précompréhension que nous possédons de la tangibilité intervient dans la
mise en place du monde dont nous avons l’expérience, quel statut
elle tient dans la rationalité ordinaire par laquelle nous nous rendons spontanément intelligible notre univers.
Pour tenir ses promesses, cette enquête ne doit cependant
pas uniquement nous faire voir comment la saisie anticipative de
la tangibilité détermine la sémantique de l’étant présenté dans la
perception. Elle doit également nous montrer (iii) pourquoi nos
esprits sont poussés à donner un statut insigne à ce que nos mains
peuvent toucher. Insigne, car la chose matérielle tient sans aucun
doute une position privilégiée dans l’infrastructure de notre monde ambiant. Le monde que nous habitons consiste, dans son ossature formelle, en un espace où se disposent des corps. Il sufit
d’essayer d’imaginer un monde auquel feraient défaut les structures de corps et d’espace pour s’en convaincre. Déterminer pourquoi il y a pour nous des corps, pourquoi il nous plait de voir le
monde comme un système spatialisé de corps, implique de mettre
au jour les mécanismes et principes d’organisation des phénomènes qui nous offrent de percevoir du tangible. Mais cela nécessite
également d’expliquer pourquoi c’est cette perspective sur le réel
qui est privilégiée dans notre rapport ordinaire à l’étant, pourquoi
elle possède une telle prégnance, s’imposant à nous de manière
impérieuse et passive dans la vie d’expérience. Autrement dit, si,
comme Bernard D’Espagnat l’explique, « c’est en partie nous qui
créons les phénomènes, ou plutôt qui les découpons au sein du
‘réel’ selon notre humaine manière de voir », comment expliquer
le privilège de cette manière de voir, ou « d’‘être intéressé’ […] par
tel aspect et non tel autre de ce ‘réel’ »67 ? Pour reprendre cette
formule bergsonienne68 , quel intérêt l’homme prend-il à « découper » des choses solides dans le tissu du réel ? Il s’agira donc de
67 – D’Espagnat (2000), p. 11.
68 – Voir Bergson (1896).
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décrire les phénomènes de tangibilité, et corrélativement de corps
et d’espace, dans leurs articulations constitutives et leurs conditions de possibilité, mais également d’identiier les motifs, ou plus
radicalement la logique, qui président à leur promotion dans la
vie perceptive. C’est à ce prix seulement que nous pourrons poser
les premières briques permettant de résorber l’écart apparemment
insurmontable entre le Lebenswelt solide où nous menons nos existences et la Nature dématérialisée de la physique contemporaine.
Expliquer la présentation de l’étant comme univers spatialisé
de corps réclame en particulier d’éclairer cette dimension fondamentale de la vie subjective qu’est l’ouverture sur le possible, ouverture
qui nous permet de discerner les opportunités que la situation
met à notre disposition. Nous avons commencé de l’expliquer au
§ 6, les corps ne peuvent se manifester à nous en circonscrivant
des secteurs de l’espace matériellement occupés, que parce que
l’intelligence que nous possédons de notre environnement est tout
entière polarisée par l’anticipation des possibilités que ces corps
potentialisent. Élucider la fonction de la tangibilité dans la présentation de l’étant, c’est donc nécessairement se donner la tâche
d’élucider la fonction phénoménologique du possible dans la perception,
et par suite celle de déterminer ce qu’est l’homme, s’il possède
cette capacité à « prévoir » le possible69, à faire igurer ce qui apparait ici et maintenant sur la toile de fond de ce qui peut être.
§ 8. Pourquoi il faut partir de la vue pour comprendre le toucher
The experience we call solidity comes to us primarily
through sensations of touch, and sensations from the
contractions of our muscles and the straining of our
tendons as we surround a solid object with our hands
and press against its resisting surfaces. It cannot be
69 – En réalité, le possible n’est pas prévu parce qu’il n’est pas vu : ce n’est pas
un objet que nous nous représentons ou quelque chose à quoi nous pensons.
Notre intelligence du possible relève de modalités intentionnelles très différentes de la perception sensible, même si la préscience que nous possédons
du possible contribue à déterminer le sens de ce que nous percevons, à configurer le format sous lequel se présente l’objet dans la perception. C’est dans
la manière que nous avons d’aborder le présent, les états de choses et faits
occurrents, que s’exerce notre intelligence du possible. Sur cette question, voir
Sartre (1940), pp. 229-230.
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obtained directly from vision. When we say that an
object looks solid, as if it had three dimensions, we
mean that it looks as if it would feel solid and as if we
could pass our hands around it. Something involved
in the experience of looking at it suggests the tactual
and motor experience of solidity.
M.F. Washburn, Retinal rivalry as a neglected factor in stereoscopic vision, 1933, p.773.
L’analyse phénoménologique n’est jamais une simple démarche d’attention à l’expérience vécue ou d’introspection. Elle
requiert chaque fois qu’un accès préalable aux phénomènes soit
dégagé, ain que le sens de ce qui est pris comme il directeur de
l’enquête, ainsi que l’activité de constitution qui lui fait corrélat,
soient eux-mêmes donnés à voir, alors qu’ils tendent a contrario à
rester masqués dans l’attitude naturelle. Une part essentielle de la
méthode phénoménologique consiste à isoler un type d’attitude
dans laquelle les déterminants phénoménaux où les étants puisent
leur sens soient clairement identiiables et analysables.
Une première étape de notre enquête est de ménager un tel
accès. Il s’agit d’isoler un type de situation où le rapport que
l’homme entretient avec la tangibilité des corps est lisible pour
l’analyse. Cette étape préparatoire est d’autant plus nécessaire que
si l’on se ie à la compréhension naïve que l’on peut avoir de la
tangibilité des corps, on tendra généralement à s’orienter vers une
conception purement actualiste : on la référera ou on l’identiiera à
une résistance en exercice, qui fait l’objet d’une rencontre effective, par exemple la solidité ou l’impénétrabilité de cette table,
quand de la main j’exerce une pression sur sa surface. Mais la tangibilité est absolument irréductible à la résistance, et l’identiier à
celle-ci (par exemple en faire une sensation affaiblie) ou l’y subordonner conduit à bloquer d’emblée l’accès à la compréhension de
son phénomène et de la manière dont il contribue à déterminer la
sémantique de notre monde ambiant.
Ces remarques pourront étonner dans la mesure où nous
afirmions plus haut que la posture phénoménologique consiste
à frayer un accès au phénomène où l’objet étudié puise originairement son sens. Or, où l’entente que nous avons de la tangibilité
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des corps pourrait-elle puiser son sens sinon dans l’expérience
directe de leur résistance ? Après tout, les corps ne se présentent
à nous comme tangibles que parce qu’il se trouve des situations où
nous sommes en contact, des situations où cette tangibilité, anticipée à travers une appréhension présomptive dans des régimes
perceptifs indirects comme la vision, s’atteste dans un corps-àcorps effectif.
Cependant, nous l’avons indiqué, notre expérience de la tangibilité des corps s’établit également sur un rapport protentionnel au
possible. Percevoir des corps signiie pour l’essentiel souscrire de
manière anticipative au champ de possibilités que conigure leur
matérialité, les contraintes qu’elle nous impose aussi bien que les
actions qu’elle potentialise. La tangibilité consiste dans une forme
de promesse, et c’est à titre de promesse qu’elle imprime sa marque sur la sémantique du monde perçu. C’est cette dimension que
l’on risque d’oblitérer en rabattant la tangibilité sur la résistance.
La promesse de quelque chose a d’autres modes de manifestation
et une autre valeur que la réalisation de ce qu’elle promet.
Au sens strict, la tangibilité est d’ailleurs irréductible à l’objet
du toucher. On s’en rend compte si l’on prête attention aux situations de déicience des sens tactile et kinesthésique, par exemple
l’agnosie ou la désafférentation70 : l’individu peut bien voir son
sens du toucher réduit ou détruit, il n’en continue pas moins de
percevoir des objets tangibles. Les corps ne disparaissent pas de
son champ d’expérience parce qu’il ne peut plus les sentir avec ses
mains. Le contact reste possible, que nous sentions ou non ce
que nous touchons. Et l’impossibilité de pénétrer l’espace que les
corps circonscrivent n’est pas neutralisée parce que notre sens du
toucher est détruit. C’est notre incarnation qui fait qu’il y a pour nous
du tangible. Pour employer une formule inspirée de Max Scheler,
le rapport au tangible n’est pas affaire de connaître, il est affaire
d’être.
Ce n’est donc pas par le biais du toucher que nous proposerons d’aborder le phénomène de tangibilité. Dans un premier
70 – La désafférentation est une perte de la sensibilité somatosensorielle
généralement due à une destruction des fibres nerveuses afférentes (Cole &
Paillard, 1995 ; Cole, 1995, 1998). On parle également de syndrome de neuropathie sensorielle aiguë (Sterman et al., 1980).
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temps, nous privilégierons au contraire l’analyse du rapport indirect à la tangibilité, tel qu’il se trouve en particulier ménagé par
l’expérience visuelle, où les propriétés que la chose est susceptible de manifester dans le contact et l’interaction corporelle sont
visées de manière purement anticipative et présomptive71. Pour
faire usage de notions husserliennes, c’est à un rapport intentionnel non rempli à la résistance que nous allons commencer par nous
intéresser, un rapport où cette résistance est visée à vide. Les raisons dernières qui motivent un tel point de départ ne pourront
apparaître qu’après coup, une fois nos analyses parvenues à leur
terme. Il sufira pour le moment de mentionner que si l’être-possible est une dimension essentielle de notre compréhension de la
tangibilité, il convient, pour saisir une première fois son phénomène avec évidence, d’orienter l’enquête sur des situations où c’est
à cette tangibilité proprement dite, soit la possibilité du toucher,
du contact et du corps-à-corps, que nous avons rapport – non sur
des situations engageant son actualisation.
En vérité, un tel point de départ constitue également un garde-fou pour garantir un accès au phénomène de corps tel qu’il
nous est livré dans le toucher. Partir de l’expérience du toucher
pour tenter de cerner la nature de ce qui est touché dans le toucher (le phénomène de corps, tel qu’il apparait dans l’expérience
du contact et de la résistance) s’expose au risque d’actualisme évoqué précédemment : on tend à faire de l’objet du toucher quelque
chose d’exposé dans l’actualité du senti, qu’on opposera à l’objet
purement virtuel et anticipatif de la vision, comme si le toucher
seul donnait perceptivement accès aux corps, l’expérience visuelle
ne nous donnant à voir que des fantômes. Mais le toucher – pas
plus que la vision – ne peut être légitimement interprété de la
sorte.
71 – La notion de propriété dispositionnelle, en usage dans la métaphysique et
l’épistémologie contemporaines, permet dans une certaine mesure d’exprimer
les différentes modalités qui président à notre expérience de la tangibilité. La
tangibilité des corps est perçue dans la vision comme une disposition de l’objet à opposer de la résistance lorsque certaines conditions d’actualisation sont
remplies. Et ce sont les actualisations de cette disposition qui sont perçues
chaque fois qu’un contact avec l’objet se trouve engagé. Ainsi, la tangibilité
des corps se présente comme une force in potentia dans la vision et comme
une force in actu dans le toucher. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est
précisément une force (une disposition à résister) qui est perçue.
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D’une part, (i) le rapport protentionnel au possible qui permet l’expérience visuelle des corps n’est en aucune façon résorbé
dans le toucher. Entrer en contact avec l’objet, ce n’est pas basculer du possible à l’actuel, comme s’il y avait subitement un saut
dans le régime ontologique de l’objet, ou comme si ce qui n’était
jusqu’alors envisagé qu’à titre d’hypothèse était désormais donné
sur le mode de la certitude et de la conirmation. Lorsque nous
entrons en contact avec les corps et nous confrontons à leur résistance, notre expérience reste sous le signe d’un rapport où c’est,
tout aussi bien que dans l’expérience visuelle, un ensemble de possibilités qui forme le noyau du phénomène. Sentir la matérialité
d’un corps dans le creux de ses mains, c’est expérimenter comment le possible se trouve circonscrit par ce corps. C’est prendre
acte du champ de possibilités que l’objet potentialise. De même,
le sentiment d’effort dont nous faisons l’expérience lorsque nous
affrontons la résistance des corps est une forme de conscience des
possibilités supportées par notre condition corporelle : à travers
la consommation de nos forces, nous avons conscience de ce dont
nous sommes capables. C’est donc également le sens de l’expérience directe de la matérialité des corps dans le contact que l’on
risquerait d’oblitérer, en rabattant le phénomène de matérialité
sur cette résistance prétendument donnée en acte dans le rapport
haptique aux corps. Il est fondamentalement erroné de suspendre
notre expérience de la matérialité des corps dans le contact à un
lux de sensations nous informant sur un état « actuel », quelque
chose en train d’être ou de se produire, quel qu’il soit.
D’autre part, (ii) la vision, tout aussi bien que le toucher, donne
pleinement accès à des corps. Plus précisément : un corps, en vertu de sa structure phénoménologique, peut aussi bien apparaître
dans l’expérience visuelle que dans l’expérience haptique. L’objet
n’est pas « plus » un corps dans le toucher que dans la vision. Sur
un plan qualitatif, on peut sans doute concevoir un saut entre ces
deux régimes d’expérience : en quelque sorte, on change de monde. Mais pour la rationalité ordinaire, la résistance que rencontre
la main est en pleine continuité avec ce que laissait augurer l’aspect visuel des choses : ce sont les mêmes choses que nous touchons
et que nous voyons – et ce sont des choses que nous touchons et que
nous voyons. La différence entre la vision et l’haptique est comparable à une querelle orale qui en viendrait aux mains. On rendrait
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bien mal compte de la situation en afirmant que la querelle n’a
pas débuté tant qu’aucune confrontation physique n’est engagée.
En venir aux mains, c’est tenter de résoudre quelque chose qui se
problématisait déjà dans la parole, qui cherchait déjà une voix de
résolution dans un échange de mots. Il n’y a pas seulement anticipation du contact et de la résistance dans l’appréhension visuelle.
L’objet s’y trouve déjà donné dans sa nature de corps, et le toucher
ne fait jamais que conirmer ou afirmer autrement un sens qui
était déjà donné dans la vision.
L’orientation de notre enquête sur un rapport intentionnel
où la résistance n’est pas encore (et n’est plus) rencontrée en propre n’implique toutefois pas de se tourner vers des situations où
l’homme ne serait plus articulé à la résistance de l’environnement,
par exemple des situations d’apesanteur où tout contact avec l’environnement matériel est interrompu. À de rares exceptions près,
nous sommes toujours d’une manière ou d’une autre articulés à
des structures opposant de la résistance à notre corps. En particulier, nous sommes continuellement ancrés sur une assise, un
sol, et en lutte avec la force de pesanteur, qui traverse notre corps
et nourrit le sentiment que nous avons de sa densité. En ce sens,
la tangibilité des corps n’est pas seulement le terme que rencontre
notre mouvement en se portant vers eux, l’ob-jet vers lequel notre
corps s’avance et dont il prévoit la résistance, il n’est pas seulement
devant, mais toujours aussi derrière : la tangibilité du monde est
présupposée par tous nos mouvements, car tous nos mouvements,
pour se déployer, prennent appui sur un sol. De manière corrélative, si dans l’action notre corps peut parfois sembler comme
suspendu dans le vide, il n’est pourtant jamais qu’en chemin vers
un autre appui, appui auquel toute sa dynamique aspire, et dont
ainsi elle témoigne. Le pied suspendu en l’air pendant la marche
vise l’appui que lui offrira la solidité et la stabilité du sol. La résistance, tout comme la destination d’un geste : son ce-vers-quoi,
fait l’objet d’une intentionnalité motrice, pour reprendre les termes
de Merleau-Ponty72 . Elle est ce à quoi notre geste aspire, et ce qui
72 – « Mouvoir son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser
répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation […]. Dans le geste de la main qui se lève vers un objet est enfermée une
référence à l’objet non pas comme objet représenté, mais comme cette chose
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l’explique téléologiquement : elle s’y trouve incluse à titre de pôle
intentionnel. La résistance est par conséquent aussi bien l’appui
sur lequel nous avons toujours déjà pris pied, que ce vers quoi nos
actes se dirigent, ou, plus radicalement, ce que notre existence incarnée pose comme disponible. Impliqués dans les activités qui rythment
notre quotidien, nous sommes toujours en avant de notre propre
actualité, comme dit Heidegger 73 : au-delà de l’être de fait, dans
l’après, le possible, en train de nous attendre à, de compter sur,
de prendre le risque de, de planiier, de prévoir. On se tromperait
en afirmant, à la manière des empiristes, que l’homme n’a jamais
accès « de prime abord » et « en déinitive » qu’à de l’actualité pure,
que seules lui sont données des « sensations » – et que ces atomes
d’actualité sont l’unique matériau dont il dispose pour s’informer
de ce qui est, ou constituent en dernière instance le seul ilet qui
le retienne dans l’être. La sensation, livrée à elle-même, est absolument incapable de réaliser le moindre ancrage dans le réel. Au
contraire, elle tendrait plutôt à déraciner l’homme du milieu de ses
activités, pour le livrer à l’ordre du chimérique. C’est l’appréhension anticipative des possibilités que la situation potentialise qui
permet aux tableaux qualitatifs que nos sens alimentent de matérialiser un monde où nous sommes concrètement situés et avons
quelque chose à faire. Si nous n’étions constamment à l’écoute de
ce que l’avenir nous réserve, la « perception sensible » ne pourrait
soutenir l’apparition d’un ensemble d’objets, événements et états
de choses, présents et « en train d’être ». Notre vie de conscience
se verrait réduite à une suite d’états affectifs clos sur eux-mêmes.
Il y aurait peut-être auto-affection, mais en aucun cas apparition
d’un monde.
très déterminée vers laquelle nous nous projetons, auprès de laquelle nous
sommes par anticipation, que nous hantons. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 161).
73 – Voir par exemple Heidegger (1927), § 41, p. 241 [pp. 191-192].
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CHaPiTRe i
Les CoRPs eT L’oCCuPaTion
de L’esPaCe
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iv. Le CHaMP d’oCCuPaTion
To see things is to see how to get about among them
and what to do or not do with them.
J.J. Gibson, The ecological approach to visual perception,
1979, p. 223.
Si notre démarche d’analyse doit éclairer la manière dont notre
rapport présomptif à la tangibilité participe au processus de phénoménalisation des corps, il importe qu’elle préserve le sens avec
lequel lesdits corps se manifestent dans l’expérience ordinaire, et
qu’elle maintienne en l’état les mécanismes intentionnels impliqués dans leur constitution. Nous ne cherchons pas à produire
une description idéalisée de la mécanique de présentation par
laquelle nous nous trouvons introduits au sein d’un monde solide, mais à en appréhender les principes et l’opérativité concrète,
quand ils œuvrent de manière préréléchie et silencieuse, comme
il est de mise dans ce qu’on appelle l’attitude naïve. Lorsque nous
vaquons à nos occupations sans adopter sur le monde apparaissant la perspective analytique du phénoménologue, sans mettre
en suspens nos activités pour nous interroger sur elles, des corps
apparaissent, les mécanismes de présentation de l’univers matériel
sont à l’œuvre. Ce sont ces mécanismes qu’il s’agit de décrire et
dont il s’agit de rendre raison par l’analyse.
§ 9. Le phénomène d’espace ordinaire et les corps
L’espace ordinaire n’est pas quelque chose que nous observons
du dehors, c’est un espace où nous nous trouvons et que nous pratiquons. Il possède à ce titre deux traits remarquables : (i) il se présente toujours comme ce dans quoi nous sommes : il s’étend autour
de nous, nous sommes pris en lui et nous ne pouvons en sortir.
« Nous venons au monde dans le monde et quittons le monde
dans le monde. »74 (ii) Son phénomène est marqué, et en quelque
74 – Fink (1976), p. 230.
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sorte informé, par nos pratiques. L’espace ordinaire se présente
comme un système de lieux articulés en réseau, dont les propriétés relètent les modalités qui président à son parcours. Aller d’un
lieu à un autre prend du temps et exige de transiter par d’autres
lieux dont l’ordre est ixé pour ainsi dire a priori, par des rapports
de contiguïté. Tout lieu est directement connecté à certains lieux
(les lieux voisins), et il n’est qu’indirectement connecté à tous les
autres.
Un lieu peut lui-même se déinir comme un système de places et d’objets (un coin, comme Heidegger l’appelle75). Et se trouver en un lieu donné (le salon, la cuisine, la rue, le parc), signiie
entretenir un rapport d’immédiateté avec ce système : les places
et objets sont immédiatement disponibles pour l’usage, ils se tiennent à portée76 . Au parc, je peux m’asseoir sur ce banc, proiter
du bord du lac, acheter un beignet. Généralement, les lieux ont
également une fonction dédiée, dans la mesure où ils sont aménagés par l’homme. Et l’usage de chaque lieu est soumis à certaines
normes, des choses qu’il convient de faire ou des interdits, des
manières de se tenir, des protocoles à suivre (faire la queue au
magasin, ne pas bloquer le passage dans la rue, etc.).
Les objets que les lieux recèlent et dont il nous est loisible de
faire usage ne consistent pourtant pas en de pures fonctionnalités
« abstraites » : ce sont également des corps qui encombrent l’espace et obstruent le passage. Le plus souvent, les lieux où nous
évoluons sont littéralement saturés par les corps. Et c’est uniquement parce que nous maîtrisons cet encombrement que nous pouvons jouir des lieux à notre guise. Avant de pouvoir faire usage
de ce banc pour me délasser, je dois y accéder. Pour y accéder, je
dois longer la barrière, passer le portillon, céder le passage à un
quidam, contourner l’arbre, éviter les pigeons. Je ne peux accéder
au banc par un claquement de doigts, et je ne peux m’y rendre
en ligne droite. Et bien entendu, je cours toujours le risque qu’un
autre corps prenne la place avant moi, conisque cet espace que je
convoite. N’importe quel déplacement est ainsi un véritable parcours d’obstacles, pour lequel il faut manœuvrer, jouer des coudes,
se fauiler, déplacer les corps qui gênent.
75 – Heidegger (1927), § 22, pp. 142-143 [p. 103].
76 – Heidegger (1927), § 22, p. 142 [p. 102].
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le chamP d’occuPation
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Ce phénomène d’encombrement révèle une autre caractéristique essentielle de notre être-dans-l’espace ordinaire, à savoir
que nous prenons nous-mêmes de la place. C’est parce que nous
avons (sommes) un corps qu’il nous faut constamment veiller à
nous caser, assurer un espace sufisant à notre prise de position.
À ce titre, les transports en commun des métropoles valent bien
la réduction eidétique des phénoménologues. Il sufit d’emprunter
aux heures de pointe les lignes bondées du métro parisien pour
comprendre l’importance qu’a cet impératif catégorique ordinaire
dans notre intelligence de l’espace. Les corps comprimés nous
rappellent que le vide est un luxe auquel nous ne pouvons cesser
d’aspirer, car, que nous le voulions ou non, comme n’importe quel
corps nous prenons de la place. Cet impératif marque l’espace
auquel nous introduit la perception : il en détermine le format
phénoménologique. L’espace ordinaire est un espace où la place
est irrémédiablement réduite, et son phénomène est coniguré
pour faciliter la prise de position de notre corps. C’est un point
d’importance que Husserl n’a – à ma connaissance – jamais pris
la peine de considérer, ou auquel, en tout cas, il n’a pas accordé
l’attention qu’il fallait. Différents manuscrits, en particulier L’arche-originaire Terre ne se meut pas (D17) et les Notes pour la constitution
de l’espace (D18) 77, tous deux rédigés en mai 1934, abordent le problème de la fonction de l’impénétrabilité des corps dans la constitution du champ optique, et évoquent à travers lui le problème de
l’encombrement de l’espace78 . Celui-ci n’est toutefois traité que de
manière périphérique et pour ainsi dire abstraite, et ses conditions
de présentation intentionnelle ne sont pas analysées.
77 – Voir Husserl (1989).
78 – Husserl explique par exemple : « Je peux accomplir librement une kinesthèse seulement tant qu’aucun corps n’est effectivement là dans la perception : je ne peux le dépasser. Ce n’est pas seulement qu’il n’est pas possible de
s’approcher davantage, mais il barre le chemin. Il empêche toute progression
des kinesthèses dans toutes les directions kinesthésiques en ligne droite qui
passent par les lieux du corps. Si ce corps se déplace lui-même dans cette
direction de manière correspondante, je peux alors, au mieux, poursuivre la
kinesthèse concernée, mais seulement avec la ‘vitesse’ qui convient ; je ne dois
pas le dépasser : dans l’hypothèse de la co-présence de la chair propre, cela
signifie que je ne dois pas me rapprocher charnellement de lui trop vite. Sinon
je rencontre de la ‘résistance’. » (Husserl, 1989, Manuscrit D18, p. 63)
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Résistance et tangibilité
C’est à l’analyse de cette caractéristique insigne de l’espace ordinaire que nous allons nous attacher dans la suite. Nous
poursuivrons un double objectif : (a) développer une description
systématique du mode d’apparition des corps – en particulier de
leur statut d’objet impénétrable – dans le comportement ordinaire
d’habitation de l’espace ; (b) examiner à cette occasion la connexion
entre le phénomène d’espace et le phénomène de corps. Précisons
dès à présent que lorsque nous parlons des corps, nous avons en
vue la catégorie générale, indépendamment des spéciicités que
présentent les corps particuliers que nous rencontrons. Une tasse
est un artéfact conçu pour remplir telle fonction et dont nous
avons l’habitude d’user de telle manière. Mais c’est aussi un corps,
une entité spatiale impénétrable faite d’un matériau particulier, et
possédant des propriétés comme la rigidité et le poids. À cet égard,
la tasse n’est pas différente de la table, de l’arbre, ou des murs qui
séparent les pièces : tous sont des corps. Et tous, en vertu de leur
impénétrabilité, conisquent l’espace qu’ils occupent.
Cette analyse de notre expérience de l’espace me permettra de
soutenir plusieurs afirmations à propos de ce qu’il est coutume
d’appeler depuis Kant ses conditions (subjectives) de possibilité :
(i) que le format sous lequel se présente l’espace dans la perception
ordinaire est marqué par la conscience que nous avons de prendre
de la place, d’encombrer l’espace avec notre corps et de devoir,
chaque fois que nous changeons de lieu, caser ce corps ; (ii) que
les structures de corps et d’espace s’alimentent l’une l’autre et sont
co-dépendantes sur un plan intentionnel : l’espace ordinaire présente, de par son sens de vacuum, une structure d’apparition indissociable de la structure phénoménologique de corps ; il constitue
le là-où ou le ce-dans-quoi des corps, et il n’y a d’espace que parce
des corps peuvent s’y trouver ; (iii) que cette présentation est tributaire d’un rapport d’expectative au possible : c’est parce que la
situation est envisagée depuis les opportunités et contraintes sur
le possible que conigure notre corps qu’un espace se présente à
nous. Nous ne pourrions faire l’expérience de l’espace si notre
appareil perceptif se contentait de prendre une photographie des
états de choses en présence, si par lui nous avions simplement
connaissance de l’état dans lequel l’environnement se trouve au
temps t. Faire l’expérience de l’espace, c’est fondamentalement
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être en avance sur son temps, délimiter de manière prospective et
présomptive ce qui (ne) peut être fait.
Pour mener à bien cette analyse, nous nous focaliserons dans
un premier temps sur une modalité d’apparition insigne de l’espace ambiant : le champ d’occupation. Ce concept vise à qualiier la
manière dont nous apparait l’espace dans la déambulation ordinaire, au service de la praxis – la forme (Gestalt) typique sous laquelle
se présente l’espace quand, vaquant aux diverses occupations qui
rythment le quotidien, nous pratiquons cet espace. Le phénomène
de champ d’occupation est essentiel pour les objectifs que nous
poursuivons dans cet ouvrage, car il constitue, pour ainsi dire,
la matrice du phénomène de corps. Avoir conscience de la présence de corps dans la préoccupation ordinaire, c’est toujours, à
un degré ou un autre, s’expérimenter comme situé dans un champ
d’occupation. Le champ d’occupation est la macrostructure à
laquelle l’apparition des corps s’intègre. Il possède à cet égard un
primat constitutionnel : un champ d’occupation doit être constitué pour que des corps apparaissent. Et, nous allons le voir, cette
dépendance est bilatérale : l’expérience du champ d’occupation
n’est elle-même possible qu’en prenant en considération dans une
appréhension présomptive ce qui constitue la propriété essentielle
des corps, à savoir l’impénétrabilité, l’impossibilité pour notre
corps de se trouver là où d’autres corps se trouvent.
§ 10. Le champ d’occupation comme couche architectonique
du phénomène d’espace ordinaire
Dans son principe général, le champ d’occupation consiste en
un agencement spatial de corps, régi par une logique de praticabilité : certains secteurs de l’espace environnant sont obstrués,
d’autres sont libres et autorisent le passage. Le champ d’occupation peut ainsi se comprendre comme un système binaire de places occupées (déjà prises) et non occupées (encore libres), dont le
principal trait phénoménologique est l’encombrement : ce sont les
contraintes que les corps disposés alentour imposent à nos déplacements qui en dessinent à chaque instant la physionomie.
La meilleure façon d’appréhender le phénomène de champ
d’occupation est de considérer des situations de déplacement en
milieu encombré. Lorsque nous évoluons dans un lieu occupé par
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une multitude de corps (ce qui est la règle plutôt que l’exception),
sans avoir d’autre objectif à court terme que nous rendre quelque
part, l’environnement se présente comme un milieu arpentable où
les éléments qui comptent pour l’activité ambulatoire font saillance : des surfaces sur lesquelles marcher, des masses à contourner
ou à enjamber, des murs à longer, des ouvertures par lesquelles
passer, des obstacles à déplacer, etc. Les corps disposés alentour
organisent notre champ de déplacement, ixant les lieux où nous
pouvons être et par lesquels nous pouvons passer. Telle zone est
vacante, tel passage peut être emprunté. Les corps marquent la
limite de l’espace praticable, et c’est uniquement à ce titre qu’ils
sont perçus : à titre d’impossibles dans notre champ de déplacement. Nous percevons la praticabilité ou l’impraticabilité d’un
passage, non les corps et les vides entre ces corps qui font la réalité de ce passage pour une attitude analytique.79
Comme il s’agit de se frayer un passage, les différentes possibilités disponibles pour dégager l’espace remplissent également une
fonction de premier plan, notamment à travers l’appréhension
présomptive de la déplaçabilité des corps. Certains corps sont
ancrés au sol et inébranlables, comme les murs, les arbres et les
lampadaires : nous ne pouvons faire autrement que les contourner. D’autres sont détachés et déplaçables, comme les tables et les
chaises : ils peuvent être mus pour libérer le passage.
On le comprend à travers ces premiers éléments de description,
le champ d’occupation est un espace intrinsèquement moteur. Il
n’a de réalité que parce que nous nous déplaçons, et le monde
environnant ne peut se présenter dans la perception ordinaire
sous les traits d’un champ d’occupation que lorsque nous déambulons en lui ou adoptons une attitude intentionnelle dominée
par cette perspective (nous sommes à l’arrêt mais inspectons les
alentours pour décider par où passer). L’emprise du phénomène
79 – Cette description de la sémantique de l’espace ordinaire rejoint l’analyse
qu’en propose le psychologue James J. Gibson dans sa théorie des affordances. Dans les termes de Gibson (1958, 1979), on pourrait dire que le champ
d’occupation relève d’un rapport à l’environnement où ce sont les affordances de collision (bump-into-able) et de locomotion, la possibilité de se déplacer
sur les surfaces (walk-on-able), qui sont considérées de manière privilégiée. Les
autres possibilités offertes par l’environnement sont laissées de côté, nous n’y
prêtons pas attention.
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de champ d’occupation sur notre perception de l’environnement
sera pour cette raison proportionnée à l’importance que revêt le
déplacement de notre corps pour l’accomplissement de nos projets, pour le moins de nos projets à court terme. Ce qui signiie
de manière corrélative que l’espace environnant peut se manifester de manière très différente, dès lors que le déplacement cesse
de jouer un rôle prépondérant. Les corps ne se présentent plus
comme des obstacles obstruant le passage, mais signiient leur
présence suivant d’autres régimes de phénoménalité : nous pouvons par exemple, sans nous déplacer ou avoir une quelconque
intention de le faire, balayer l’environnement du regard pour repérer les lieux ; nous pouvons également nous intéresser à l’aspect
extérieur des choses, les observer simplement pour voir de quoi
elles ont l’air ; et nous pouvons, pourquoi pas, adopter un rapport
purement spectaculaire à l’environnement, l’observer comme on
observe un paysage ou un tableau au musée. La manière dont se
présente l’espace à travers le phénomène de champ d’occupation
est indissociable de la conscience que nous avons d’occuper un
certain volume d’espace avec notre corps, et de la préoccupation
dans laquelle nous vivons de devoir caser ce corps chaque fois
que nous nous déplaçons. Dès lors que cette préoccupation cesse
de nous habiter, le champ d’occupation s’évanouit. Remarquons
toutefois que le champ d’occupation constitue une couche de sens
véritablement architectonique, et qu’il est exceptionnel qu’il cesse
de réguler l’intelligence que nous avons de notre environnement.
Nous sommes des êtres promis au mouvement et notre perspective sur l’espace est irrémédiablement marquée par la possibilité
de nous déplacer. Ainsi, même lorsque nous sommes dans un
complet état de repos, par exemple plongés dans la lecture d’un
ouvrage, l’environnement continue de se présenter en arrière-plan
comme un champ d’occupation. Quoi que nous fassions, nous
nous tenons prêts, et constamment, pour reprendre la formule de
Leibniz, notre présent est gros du possible.
Quiconque s’est trouvé dans la situation de devoir presser le
pas pour ne pas rater un train à la gare est familier de cette perspective sur l’espace. Dans l’empressement pour rejoindre notre
quai, nous ne percevons plus la gare que comme un immense
champ d’obstacles. Les corps bloquent le passage et doivent être
contournés. Les personnes elles-mêmes ne se présentent plus que
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comme des masses qui gênent notre progression. À cet égard,
elles n’ont pas un statut intentionnel différent du banc ou du panneau qui empêchent de passer : il s’agit d’objets qui prennent de
la place et imposent le contournement. Une différence notable est
toutefois que les personnes, contrairement aux objets inanimés,
sont constamment en mouvement, et lorsqu’exceptionnellement
elles se tiennent immobiles, cette immobilité n’est qu’un sursis :
d’un instant à l’autre, elles vont se remettre en marche et risquent
alors d’obstruer notre course, en s’engageant là où nous projetions
de passer. Elles présentent par ailleurs une forme de déplacement
plus imprévisible que les objets inanimés, qui tendent à s’en tenir à
leur trajectoire lorsqu’ils sont mis en mouvement. Nos semblables
sont capables de changer brusquement de direction, et, s’ils n’ont
pas remarqué notre présence ou n’ont que faire de nous gêner,
peuvent bloquer notre passage, nous forcer à suspendre notre
course, voire nous heurter.
Bien entendu, jamais une personne ne nous apparaitra dans
ce type de situation – à certains égards idéalisée – comme un pur
et simple corps. Même lorsqu’il nous faut courir pour avoir notre
train, les corps animés qui encombrent l’espace de la gare restent
des êtres intentionnels : notre théorie de l’esprit, comme on l’appelle en psychologie cognitive, continue de faire son œuvre. Ainsi,
des déterminants comportementaux ayant trait au caractère et aux
normes sociales interviennent également, comme il est de mise
quand il s’agit des rapports interhumains. Des codes de bonne
conduite, plus ou moins suivis, parfois transgressés, régulent les
comportements des corps : une personne pourra nous céder le
passage par courtoisie ou si nous étions engagés en premier dans
la zone en dispute, et elle attendra de nous une politesse analogue
dans la situation inverse. Tous ces corps ont beau gêner le passage,
ils pensent, perçoivent, ressentent. La couche psychologique n’est
donc pas biffée du complexe intentionnel. Elle tend cependant à
se réduire aux seuls déterminants qui jouent un rôle dans l’organisation des déplacements et le partage de l’espace. Il est dificile
de pousser une personne qui gêne le passage, comme on déplace
une chaise, parce qu’une personne pèse certes plus lourd, mais
surtout parce que cela ne se fait pas. La personne risquerait de mal
le prendre et c’est tout simplement un interdit tacite. Il convient
dans ce cas de s’excuser, pour amener la personne à se déplacer
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par elle-même. C’est par les mots, non par les mains, que l’on
déplace autrui.
Si le concept de champ d’occupation réfère prioritairement à
la couche spatiochosique du phénomène de monde ambiant – il
s’agit en tout et pour tout d’un agencement spatial de corps –, il
est donc toujours, à un degré ou un autre, surdéterminé par une
dimension socio-normative. La déplaçabilité ou l’indéplaçabilité
des corps est déterminée « physiquement » : nous disposons ou
ne disposons pas des ressources pour les soulever et les mouvoir, mais elle l’est également par les normes sociales qui régulent
nos comportements, qu’il s’agisse d’interdits sanctionnés par des
codes oficiellement en vigueur, ou de règles de bonne conduite
purement oficieuses.
Un bagage qui gêne le passage est physiquement déplaçable,
mais il ne l’est pas nécessairement d’un point de vue socio-normatif : généralement, il est tacitement convenu de ne pas déplacer
(voire toucher) les objets qui sont la propriété d’autrui dans un
espace public. Si nous entreprenons de déplacer le bagage, notre
comportement pourra ainsi être perçu comme agressif, ou dérogeant en tout cas aux bonnes manières. Ces normes sont toutefois
négociables, et s’appliquent différemment en fonction des situations. Si le bagage gêne ostensiblement le passage, la transgression de l’interdit » ne pas déplacer la propriété d’autrui sur la voie
publique » sera tolérée, car le positionnement du bagage transgressait déjà un autre interdit : « faire usage de l’espace public sans
gêner le déplacement des autres ». Les normes dont il est ici question présentent ainsi tout un ensemble d’exceptions et cas particuliers, dont il serait vain de vouloir dresser la liste, et qui sont
appréhendés différemment selon les situations et la sensibilité des
individus. Certains s’irriteront si nous déplaçons leur charriot au
supermarché, d’autres ne nous en tiendront pas rigueur, peut-être
parce qu’ils n’auraient pas hésité à faire de même à notre place.
Des remarques de même ordre s’appliquent à notre perception
de la praticabilité ou de l’impraticabilité de l’espace. Ce n’est pas
parce qu’un passage est physiquement praticable qu’il le sera d’une
perspective socio-normative : il pourra être interdit, déconseillé
ou mal vu de l’emprunter. Dans la plupart des lieux, pénétrer
certaines zones ou emprunter certains passages est prohibé. À la
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douane de l’aéroport, il faut faire la queue en se maintenant dans
les couloirs aménagés, se tenir derrière la ligne blanche, passer
par les portillons pour le contrôle des voyageurs. Il est interdit
de pénétrer les zones réservées aux employés et d’emprunter les
portes de service. En ce sens, un passage libre d’un point de vue
« physique » pourra être impraticable sur un plan socio-normatif.
Les zones où il est défendu au idèle de pénétrer sur les lieux de
culte en sont un autre exemple : on ne peut marcher sur les tombes, ou sur la stèle qui recouvre telle relique. Et pour le idèle,
qui soumet ses déambulations à ces contraintes, ces zones sacrées
seront tout aussi impénétrables que le plus impénétrables des
murs, et seront systématiquement contournées. Comme l’a montré Edward T. Hall80 , l’espace qui enveloppe immédiatement les
individus obéit également à de tels principes : il est impénétrable
si l’on désire « maintenir ses distances », précisément. Une pénétration de l’espace personnel d’autrui pourra être interprétée comme une agression et en tout cas être vécue comme désagréable.
Dans les lieux publics, il est convenu de maintenir une distance
minimale avec les autres corps, surtout lorsqu’ils sont au repos.
Ces déterminations normatives remplissent sans conteste un
rôle prépondérant dans l’organisation de notre comportement
spatial. Lorsque nous nous déplaçons, nous ne veillons pas simplement à éviter de buter contre les autres corps, mais également
à respecter toute une série de normes, qui ixent, à côté de ce
qui est physiquement possible ou impossible, ce qui est socialement autorisé ou ne l’est pas. Les contraintes « physiques » et les
contraintes socionormatives ont toutefois un statut bien distinct
dans le système de rationalité qui préside à l’organisation de nos
conduites ordinaires, car elles n’ont pas la même emprise sur
notre liberté : alors que les premières sont absolues – il n’est pas
en notre pouvoir de les transgresser : nous ne pouvons passer à
travers les murs –, les secondes ne sont jamais que relatives, il
s’agit de simples interdits. Si la situation l’exige, un interdit peut
toujours être transgressé. Les déterminations « physiques » qui
structurent le champ d’occupation ont par ailleurs un statut intentionnel plus fondamental que les déterminations socionormatives,
celles-là s’édiiant sur celles-ci. Pour que la pénétration d’une zone
80 – Cf. Hall (1966).
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de l’espace soit appréhendée comme interdite, cette zone doit au
préalable être perçue comme pouvant en droit être pénétrée par
notre corps. C’est précisément parce qu’elle est pénétrable qu’elle
est prohibée.
§ 11. espace d’occupation et espace du paysage
Il importe de remarquer que le champ d’occupation dont nous
avons précédemment proposé la description est par déinition un
espace ambiant proximal. Autrement dit, passé une certaine distance égocentrique, il s’estompe puis s’évanouit : l’environnement
cesse de s’offrir avec cette organisation et cette teneur phénoménale spéciique. On comprend que la distance puisse ici remplir
une fonction structurante : le champ d’occupation étant un espace
où il s’agit de se caser, se faire une place parmi les autres corps,
il possède nécessairement une certaine immédiateté spatiale ; les
arbres et les maisons que j’aperçois, par-delà les collines, ne s’intègrent pas à mon champ d’occupation, ils ne font pas présence à
titre d’occupants prescrivant une ligne de conduite. Ce n’est pas
parmi eux que j’ai à me caser, mais ici même, dans l’environnement immédiat s’étalant autour de mon corps. Et à la limite, ces
choses dans le lointain ne sont justement pas des corps. Les corps
sont des êtres de proximité. Quelque chose ne se présente comme
un corps que si, à un degré ou un autre, nous risquons de buter
contre lui. Un tel risque est neutralisé par la distance, c’est pourquoi la distance contrevient par principe au régime phénoménologique des corps.
Il convient ainsi de distinguer : (1) l’espace d’occupation proprement dit, qui correspond à un espace proximal, frontalisé (il se
déploie face à nous), organisé selon une structure globalement
semi-sphérique, et s’étendant généralement jusqu’à une distance
égocentrique de quelques mètres ; (2) un espace distant, dominé
par un caractère iguratif et quasi-contemplatif, l’espace du paysage 81.
81 – Cette distinction n’est pas identifiable à celle que fait la psychologie entre
l’espace péripersonnel et l’espace extrapersonnel. Ce que nous appelons ici
l’espace du paysage n’est pas non plus assimilable à ce qu’Erwin Straus (1935,
p. 378) appelle du même nom.
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Le principal trait distinctif de l’espace du paysage est sa désinsertion vis-à-vis du circuit de nos préoccupations pratiques. L’espace du paysage est un espace des lointains. C’est le paysage que
l’on contemple, l’aplat iguratif du là-bas, dont les éléments sont
comme des images dessinées sur la toile du monde. On est sorti
de l’espace proprement habité, l’espace d’engagement où l’on vit et
cohabite avec les choses, où il faut agir, se caser, prendre des décisions, faire vite. Il s’agit dans cette mesure bien plus d’un espace
devant lequel nous sommes que d’un espace dans lequel nous sommes. La phénoménalité de l’espace du paysage invite à une sorte
d’attitude contemplative, bien qu’il ne soit pas exclu qu’il puisse
servir à alimenter le comportement pratique, par exemple en permettant de planiier un cours d’actions à partir d’un repérage des
éléments disposés dans le lointain. Mais l’espace du paysage n’est
pour ainsi dire pas conçu pour ce type d’activités. Il ne possède
pas cette teneur phénoménale, propre à l’espace d’occupation, qui
le rend immédiatement lisible pour l’action82 . L’espace du paysage,
c’est la toile de fond de l’espace d’occupation, et c’est l’horizon de
la cessation des activités, là où le monde n’est plus fait de corps,
là où les étants ne sont plus engagés dans une rivalité pour l’espace83.
82 – Une observation rapportée par le psychiatre Eugène-Bernard Leroy, citée
par Pierre Janet, illustre très bien la différence entre l’espace d’occupation et
l’espace du paysage sur ce point : « Je flânais tout à l’heure sur la berge de la
Seine, des passants marchaient à ma rencontre, je les voyais, je les observais et
quand ils passaient à ma hauteur, je m’arrangeais de façon à ne pas les heurter.
De ma fenêtre, maintenant armé d’une bonne jumelle, je regarde la berge de
la Seine : ma jumelle est assez puissante pour que je distingue les détails à peu
près comme tout à l’heure quand j’étais sur place. Voici deux passants, les
mêmes, si l’on veut, je les regarde encore, je les examine. Personne ne niera
que dans le second cas comme dans le premier il s’agit de perceptions et non
de simples représentations. Cependant quant à l’influence que ces perceptions
ont exercée sur mes actes il y a d’énormes différences. Si rapprochés que me
paraissent les passants vus dans la jumelle, je ne fais rien pour les éviter. Mon
attitude, lorsque je me promenais réellement sur la berge, était à proprement
parler une attitude active ; mon attitude, lorsque je suis à ma fenêtre, et quoique
mon champ visuel puisse être occupé exactement par les mêmes images, est
une attitude spectaculaire. Cela est tellement vrai que j’ai plus de plaisir artistique
à observer les choses dans la jumelle… que je n’en ai à les voir directement de
près. » (Leroy, 1926, pp. 92-93, cité par Janet, 1927, p. 120)
83 – Au sens strict, l’espace du paysage ne présente pas une organisation tridimensionnelle. Il s’agit plutôt d’un tableau bidimensionnel qui figure une tri-
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L’espace d’occupation et l’espace du paysage ne sont bien
entendu pas déterminés par les lieux objectifs ou les objets singuliers qui s’y trouvent disposés. Ce sont des espaces foncièrement
mobiles et plastiques, en continuelle réorganisation, et d’abord
ixés par notre position et les activités dans lesquelles nous sommes engagés. Chaque fois que nous nous déplaçons, notre espace
d’occupation – comme une sorte de bulle – est emporté avec nous,
et l’espace du paysage recule dans la distance. Au fur et à mesure
que nous nous éloignons d’eux, les secteurs de l’espace précédemment compris dans notre espace occupation perdent leur aspect
contraignant et implicatif, et retournent se confondre dans la toile
de fond du paysage et sa foncière absence de relief.
La frontière qui sépare l’espace d’occupation de l’espace du
paysage est également plastique, et tout un travail serait à mener
pour identiier les variables impliquées dans sa modulation. La distance égocentrique jusqu’à laquelle s’étend l’espace d’occupation
(en général quelques mètres, disons jusqu’à une dizaine) dépend
des moyens de déplacement et d’intervention de l’individu. Elle
varie manifestement avec le temps requis pour la parcourir, temps
qui est fonction de la vitesse de déplacement, qui est bien entendu
variable. Si l’individu se déplace à grande vitesse avec un véhicule
motorisé, cette distance sera beaucoup plus grande (d’un point de
vue objectif) que dans le cas où il se déplace à pied. Les dimensions de l’espace d’occupation dépendent également de la zone
sur laquelle est focalisée l’attention de l’individu et des activités
qu’il mène : s’il manipule des objets posés sur un bureau pour en
modiier la disposition, ou mettre la main sur quelque chose dont
il a besoin, c’est le microcosme formé par la surface du meuble
qui s’organisera en espace d’occupation, et ses mains constitueront alors une forme de pseudo-centre fonctionnel autour duquel
s’organisera un pseudo-environnement.
On pourrait sans doute montrer que la distance égocentrique
à partir de laquelle l’espace d’occupation cède la place à l’espace
dimensionnalité. Nous pouvons nous représenter les rapports spatiaux entre
les choses : celle-ci est devant celle-là, telle distance la sépare de telle autre,
etc. Mais cette tridimensionnalité est justement représentée : elle est comme
reconstruite, elle a besoin d’être imaginée ou induite, elle a besoin d’indices.
Elle n’a pas l’évidence qu’elle possède dans l’espace d’occupation, où toute
chose possède d’emblée son épaisseur.
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du paysage correspond à peu près à la distance à partir de laquelle
les images rétiniennes des objets perdent leur disparité. Cutting &
Vishton (1995) prétendent ainsi que la disparité rétinienne perd
généralement de son eficacité pour la vision stéréoscopique à
partir d’une trentaine de mètres. Pareille considération, prise de
manière isolée, est toutefois absolument insufisante, et pour tout
dire hors sujet. D’une part, nous l’avons indiqué, la distance couverte par l’espace d’occupation dépend en premier lieu des activités dans lesquelles nous nous trouvons engagés et des moyens
de déplacement et d’action dont nous disposons. D’autre part,
on ne saurait analyser la sensibilité du système binoculaire ou la
corrélation entre la disparité des images rétiniennes et le rendu
phénoménal de manière abstraite vis-à-vis du mode de vie des
individus chez qui ce système s’est développé. Si des yeux de telle
sensibilité ont pu s’imposer dans le bagage phénotypique de l’espèce humaine, c’est qu’une telle sensibilité s’accorde avec le mode
de vie archétypique des êtres humains : celui pour lequel ils sont
faits, en somme.
Dans un tout autre registre, la présente analyse des traits phénoménologiques de l’espace d’occupation et de l’espace du paysage nous montre également pourquoi la description que Hans
Jonas propose de l’expérience visuelle dans Le phénomène de la vie 84 ,
ain de donner un fondement phénoménologique à l’identiication philosophique traditionnelle de la compréhension ou de la
connaissance à la vision (la θεωρία), fait fausse route. Il est illégitime d’afirmer que l’expérience visuelle n’implique pas l’individu
comme le toucher l’implique85 : toutes les analyses conduites sur
84 – Cf. Jonas (1966), Essai VI, La noblesse de la vue : étude de phénoménologie des
sens.
85 – « L’absence d’effort de la vue est un privilège qui, en même temps que
du labeur, la prive de la récompense du sens inférieur. Voir ne requiert aucune
activité perceptible ni de la part de l’objet, ni de celle du sujet. Ni l’un ni l’autre
n’envahit la sphère de l’autre : ils se laissent l’un l’autre être ce qu’ils sont et
comme ils sont, et c’est ainsi qu’émergent l’objet indépendant et le sujet indépendant. […] Ainsi la vision assure-t-elle ce recul par rapport à l’agressivité
du monde qui libère pour l’observation et ouvre un horizon pour l’attention sélective. […] La distance d’apparition procure une ‘image’ neutre qui,
au contraire d’un ‘effet’, peut être regardée et comparée, retenue en mémoire
et rappelée, modifiée en imagination et librement composée. Ainsi l’essence
devient-elle séparable de l’existence et par là la théorie possible. Ce n’est que la
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le champ d’occupation suggèrent au contraire que l’accès visuel
au monde ambiant est déjà intégralement subordonné aux principes de rationalisation de l’existence pratique. Les analyses du
rapport visuel que Jonas propose ne sont cependant pas totalement fausses. Jonas est manifestement dans le vrai quand il explique que la vision, à la différence du toucher, n’engage aucun rapport pratique effectif à l’objet, que le divers coordonné donné dans
le champ simultané de la vision « s’offre à ma sélection pour une
action possible »86 , et « me laisse encore entièrement libre quant
à un commerce effectif, étant donné que je vois sans rien faire et
sans que l’objet fasse rien »87. Mais en conclure que la vue installe
l’individu dans un rapport contemplatif à l’étant, alors que le toucher l’implique d’emblée dans un rapport dominé par la pratique,
est erroné. Justement parce qu’elle ménage avec l’environnement
la distance et l’être en suspens du possible, la vision est une ressource de première main pour le rapport performatif à l’étant, qui
vit constamment dans la planiication, donc l’anticipation. Et à
côté de cela, le toucher a beau engager effectivement l’individu,
exiger une transaction avec l’objet dont il sortira lui-même altéré,
ce rapport peut fort bien être purement contemplatif, il peut s’agir
d’un toucher spectaculaire, esthétique ou même érotique, qui palpe non pour agir, mais pour « voir » ou « sentir », ou affecter un
autre pouvoir de sentir. Aussi convient-il à mon sens de limiter les
considérations de Jonas sur la vision et la θεωρία au seul espace
du paysage, l’espace des lointains, qui semble effectivement favoriser l’installation d’un rapport contemplatif au monde ambiant,
les structures lointaines se présentant comme disposées dans un
espace qualitatif observé, sans que leur présence nous implique.
§ 12. La matérialité des corps dans le champ d’occupation
L’analyse précédente du phénomène de champ d’occupation
est de première importance pour quiconque s’intéresse à notre
liberté fondamentale de la vision et l’élément d’abstraction qui lui est inhérent
qui sont menés plus loin dans la pensée conceptuelle ; et c’est de la perception
visuelle que le concept et l’idée héritent ce modèle ontologique d’objectivité
que la vision a d’abord créé. » (Jonas, 1966, pp. 156-157 [pp. 148-149]).
86 – Jonas (1966), p. 154 [p. 145].
87 – Jonas (1966), pp. 154-155 [p. 146].
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expérience ordinaire des corps, car elle nous montre très précisément ce que cela signiie qu’il y ait des corps lorsque nous pratiquons
l’espace, le noyau de sens qui les identiie comme des corps dans
notre système de rationalité. Elle nous permet tout d’abord de
déconstruire l’idée, déjà critiquée par Heidegger, selon laquelle le
rapport perceptif à l’objet matériel isolé est primaire 88 . Dans l’expérience d’habitation ordinaire de l’espace, ce n’est pas sous le
régime phénoménologique de l’« objet » que les corps nous apparaissent, mais sous celui du champ d’occupation. C’est en ayant
affaire à cette macrostructure, en nous expérimentant comme
situés en elle, que nous avons conscience de la présence des corps
quand nous vaquons « sans y penser » à nos occupations dans le
monde.
L’objet matériel isolé, ce qu’on appelle traditionnellement la
« chose matérielle » ou plus simplement l’« objet », est un acquis
secondaire dans l’itinéraire de la constitution. Avant qu’il y ait
pour nous un objet individuel circonscrit par notre regard ou
notre activité, il y a un espace chosique global que nous occupons
par la puissance volumique de notre corps, où nous nous trouvons, et cet espace est fondamentalement encombré : des places
sont occupées alors que d’autres sont libres. C’est précisément cet
état de fait que vise à exprimer l’idée de macrostructure précédemment évoquée : l’expérience que nous faisons des corps n’est
pas d’abord expérience d’un objet isolé – objet que nous explorons
de la main ou du regard –, mais elle est expérience d’un champ. Et
cette expérience d’un champ n’est pas une expérience spectaculaire89 : nous ne sommes pas devant un champ que nous détaillons du
regard ou embrassons dans sa globalité. Mais c’est une expérience
d’inhérence : nous sommes pris dans le champ, nous en sommes
88 – Heidegger (1925), § 23.a, pp. 271-272 [pp. 253-254].
89 – L’idée de rapport « spectaculaire » à l’environnement dont je fais usage
vise quelque chose de différent de ce que John Dewey appelle la conception
spectateur de la connaissance (spectator theory of knowledge) et qu’il oppose au
processus actif d’enquête (inquiry). Mon but n’est pas de marquer que l’attitude spectaculaire est une réception passive d’informations, qui se contente
d’observer sans agir. Ce qui importe est que l’attitude spectaculaire est désinvestie de cela qu’elle observe : elle n’y prend pas part, ce qu’elle voit ne la
concerne pas. À la limite, elle ne participe pas du monde qu’elle inspecte, qui
se présente à la manière d’une image.
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partie, et cette inhérence constitue un trait phénoménologique
inannulable du champ d’occupation. Le champ d’occupation est
par principe un espace où nous nous trouvons, mieux : un espace
où nous avons à nous caser. Le monde cesse d’apparaître avec les
traits distinctifs du champ d’occupation dès lors que cette préoccupation pour caser notre corps et ce rapport d’inhérence à l’espace sont neutralisés. Il se voit par exemple converti en un champ
d’apparitions purement spectaculaire, un paysage ou un tableau
de contenus qualitatifs ou de formes que nous observons sans en
être. Mais dans ce cas – c’est le premier effet de cette conversion
d’attitude –, le monde cesse d’apparaître comme un espace où des
corps se disposent. Le champ phénoménal cesse d’exposer un environnement solide. Il n’y a plus de corps. Il reste, dans le meilleur
des cas, des « formes » – par exemple des patterns optiques –, qui
ne conservent un sens qu’en continuant implicitement de référer
aux objets concrets dont elles sont habituellement l’aspect.
La manière dont la matérialité des corps – leur impénétrabilité, leur tangibilité – apparait dans l’expérience d’inhérence au
champ d’occupation est donc très différente de la manière dont
se présente cette matérialité dans un comportement d’inspection
attentive, haptique ou visuelle. Lorsque nous détaillons une chose
du regard pour en épeler les propriétés, nous isolons une de ses
dimensions en la faisant saillir à titre de prédicat – adoptant une
attitude véritablement grammaticale à son égard. Nous soulevons
l’objet pour en apprécier le poids. Nous nous rapportons au poids
comme à une disposition de l’objet à se comporter de telle manière dans telles circonstances, une propriété de cet objet. Dans le
phénomène de champ d’occupation, en aucune façon la matérialité n’apparait sur un mode prédicatif, à titre de trait ou singularité
qualiiant un quelque chose. Si elle participe du champ phénoménal, c’est à travers la fermeture de notre champ de déplacement : là où les
choses sont, nous ne pouvons être. C’est par cette pression exercée sur notre liberté – et uniquement par elle – que la matérialité
des corps commence par se présenter à nous, et leur caractère distinctif de corps par nous être intelligible. C’est en conigurant le
champ de possibilités où peut s’exercer notre liberté que les corps
qui se disposent autour de nous se signalent comme des corps ;
et c’est dans l’exacte mesure où ils laissent ce champ inaltéré que
les non-corps se présentent comme n’étant pas des corps précisé-
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ment : le centaure que j’imagine ne conigure pas mon champ de
déplacement, il ne participe pas du champ d’occupation, je n’ai
pas à le contourner, et c’est en cela qu’il se trouve soustrait au
régime phénoménologique des corps.
Le champ d’occupation est un mode de phénoménalisation
du monde ambiant mettant en perspective les choses matérielles
depuis les contraintes qu’elles font peser sur nos possibilités de nous
installer corporellement dans l’espace, de nous y ménager une
place. Leur matérialité est éprouvée comme prescriptive avant d’être
envisagée dans un rapport de détermination prédicative – rapport
présupposant l’adoption d’un comportement analytique vis-à-vis
des états de choses et situations. Et cette signiication prescriptive
présente un caractère externalisé, qui en fait autre chose que le
produit d’une déduction ou d’une activité judicative. Ces prescriptions ne sont pas adjointes après coup par un acte de jugement
pratique, elles sont inscrites dans le tissu phénoménal même de
ce qui apparait, elles sont la matérialité même de la chose qui
se tient devant nous. La prétention de cette structure, qui apparait à travers une certaine coniguration du champ optique, à être
une chose réellement présente dans l’espace (et non par exemple
un fantôme ou un objet que j’imagine) consiste précisément dans
une telle prescription. Tandis que je me déplace dans la pièce, je
n’ai pas à raisonner et à élaborer un jugement pour parvenir à la
conclusion que la table que voici doit être contournée étant donné
l’impénétrabilité mutuelle de mon corps et de celle-ci. En un sens,
la présence dans l’espace de la table à titre de structure solide – sa
manifestation comme corps présent ici devant moi – est déjà la
formulation d’un tel jugement. C’est dans la présence phénoménale de la table, sa manifestation comme se trouvant effectivement là dans l’espace, que consiste la prescription « c’est par là que
je dois passer ». Je ne la percevrais pas comme étant là si je n’avais
d’une façon ou d’une autre conscience de cette prescription.
Un autre point qui importe d’être remarqué est que le champ
d’occupation correspond à un mode de phénoménalisation des
corps où leur matérialité n’apparait que de manière présomptive. La résistance des corps est posée, sans que cette position soit
motivée par l’expérience d’une confrontation corporelle directe.
Nous n’avons pas à nous heurter à notre environnement, à entrer
dans un corps-à-corps avec les choses qui se disposent autour de
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nous et structurent notre espace, pour nous rapporter à elles comme impénétrables ou indéplaçables. Éviter la table, contourner le
mur, compter sur le sol qui va offrir un appui à nos prochains pas,
autant de comportements où nous avons rapport à la résistance
des corps en tant que telle, aussi bien que lorsque nous affrontons
celle-ci de tout notre poids.
La propriété de résistance impliquée dans la présentation du
champ d’occupation ne correspond donc pas à une résistance
en exercice, donnée sous le régime du fait. C’est à titre de pure
possibilité qu’elle participe du tissu phénoménal. Et cette possibilité – nous l’avons vu à l’instant –, ce n’est pas sous la forme
d’une propriété des corps qui pourrait être appréhendée dans un
comportement de connaissance qu’elle apparait, mais à titre d’une
contrainte ou au contraire d’une opportunité saisissable (la stabilité offerte par l’impénétrabilité et la solidité du sol, par exemple).
Son apparition est déjà prise dans les circuits de rationalisation
de la vie pratique. La résistance des corps correspond d’emblée à
la promesse d’une collision, d’un empêchement et de ce fait d’un
appui – un système de contraintes permettant de soutenir et d’articuler l’activité motrice et posturale. Dans les termes de James
J. Gibson, c’est sous la forme d’une affordance90 que la résistance de la matière nous est présente avec le champ d’occupation.
C’est à travers ce qu’elle offre de faire et de ne pas faire, en étant
mise en perspective sur fond des actions, interventions, interactions qu’elle potentialise, qu’elle participe du tissu phénoménal du
monde ambiant, non en tant que qualité matérielle visée dans un
comportement objectivant, singularité faisant l’objet d’une exploration attentive, donc de façon abstraite relativement au contexte
de notre praxis.
Il faut remarquer que cette analyse du phénomène de corps
dresse un tableau de notre compréhension ordinaire (naïve) de
la matérialité très différent de celui proposé par Husserl, notamment dans Ideen II91. Le champ d’occupation consiste bien en un
90 – Gibson en donnera la définition canonique suivante : « The affordances of
the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either
for good or ill. » (Gibson, 1979, p. 127)
91 – Husserl (1952), première section : La constitution de la nature matérielle.
Cette question sera discutée en détail dans le chapitre II.
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système d’« objets matériels » positionnés dans l’espace. Mais il
ne saurait en aucune manière être identiié à un agencement de
res extensa, la res extensa étant déinie depuis Descartes comme une
réalité émancipée de toute détermination de près ou de loin liée
aux intérêts du sujet percevant : les prédicats des sphères axiologique et pratique, dans les termes de Husserl92 . Au contraire,
le champ d’occupation est traversé d’une référence constitutive aux
possibilités qui régulent la compréhension que l’individu a de sa
situation, celles sur lesquelles il compte, ou si l’on préfère celles qui comptent pour lui. Sa matérialité n’est pas séparable de sa
valeur : elle est sa valeur même.
Nous le marquions précédemment, c’est à travers l’encombrement de l’espace, donc d’emblée à titre de prescription sur nos
conduites, que les corps se manifestent dans le champ d’occupation. Les corps font présence dans la mesure où ils conigurent nos possibilités performatives. Être effectivement là pour ce
tabouret, ce n’est pas simplement se trouver à telle position dans
le monde objectif, mais c’est encombrer le passage, devoir être
contourné, le cas échéant contrarier le cours de nos activités93. Je
dois le contourner ou le déplacer pour passer. C’est ce caractère injonctif
qui constitue le noyau de sens de la chose matérielle. Prétendre se
trouver effectivement là pour un corps, c’est essentiellement nous
enjoindre à un type de conduite, nous montrer de par son identité
même de corps ce que nous pouvons faire et ne pas faire, et avant
même cela, ce que nous devons faire – c’est faire obstruction en
tant que nous sommes nous-mêmes un corps, et c’est en ce sens
nous enjoindre à être ailleurs.
Cette couche de sens n’est donc pas le fruit d’une activité d’interprétation ou de raisonnement qui succéderait à l’institution
des choses matérielles au plan phénoménal, institution d’abord
réalisée dans une neutralité performative. Au contraire, c’est très
92 – Husserl (1952), § 1 et § 2.
93 – C’est bien entendu également mettre à disposition tout un ensemble
d’opportunités exploitables, en premier lieu offrir la possibilité de s’asseoir
(voir l’addendum du § 17). Mais la prise en vue d’une telle opportunité présuppose la position préalable de l’objet comme occupant et s’établit sur elle.
L’objet doit être envisagé comme restreignant l’espace que mon corps peut
occuper pour pouvoir être appréhendé comme offrant un appui.
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exactement cette « interprétation » qui assure la présentation des
corps, c’est elle qui permet qu’il y ait des corps pour nous. Le
tabouret ne se présente comme un corps que dans la mesure où il participe du régime d’intelligibilité de l’existence pratique, en s’intégrant au réseau complexe de ce qui peut et doit être fait. La
présentation de la chose matérielle se réalise à travers la coniguration de notre champ de possibilités. Et en tant qu’elle consiste
dans la circonscription d’une zone occupée de l’espace, la chose
a d’abord la signiication d’un impossible : là où elle est, nous ne
pouvons être. Ce ne-pas-pouvoir est le principe par lequel les choses matérielles se soutiennent dans la présence.
§ 13. Addendum. différences avec la conception biranienne
du phénomène de corps
La portion d’étendue solide que la main embrasse est
le symbole sensible de la véritable unité, et représente à
l’esprit cette force simple de résister, qui n’admet aucune composition et constitue la substance ou le durable
(unum per se) du corps phénoménal.
F.P.G. Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, 1812, p.308.
La conception du sens phénoménologique des corps développée à travers la description du champ d’occupation pourra bien
entendu rappeler la position campée par Maine de Biran. Pour Maine de Biran, « l’attribut essentiel ou l’essence même de ce que nous
appelons matière ou corps étranger ne consiste, réellement et intrinsèquement, que dans une force de résistance opposée à un effort,
et qui ne peut être connue et conçue primitivement que dans et
par cet effort, librement déterminé »94. Plus précisément, les corps
se caractérisent par ce que Maine de Biran appelle, à la suite de
Condillac, une résistance invincible. Elle se distingue sur ce point
de la résistance interne du corps propre, dont les muscles cèdent
constamment à l’effort appliqué à les mouvoir, en tout cas dans
des circonstances normales. La résistance qu’opposent les corps
94 – Maine de Biran (1807), p. 155. Voir également Maine de Biran (1812),
p. 293.
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extérieurs ne peut jamais être totalement surmontée95. Et c’est cette
insoumission continuée du réel qui lui procure sa transcendance,
le maintient hors du sujet et de son corps, en fait quelque chose
d’extérieur et d’étranger96 . C’est pourquoi Maine de Biran afirmera
que « si l’être moteur et intelligent n’était entouré que de résistances
qui cédassent à son effort et qu’il n’en rencontrât pas d’absolument
invincible, […] il [ne] pourrait poser les limites absolues entre son
corps propre et ceux qui seraient étrangers à lui. »97
Or, n’est-ce pas précisément de cette manière que nous proposons de déinir le phénomène de corps quand nous le caractérisons comme occupant ? N’est-ce pas la résistance de son étoffe qui
l’identiie comme un corps dans notre système de rationalité ?
La conception du phénomène de corps que nous défendons
partage sans conteste un certain air de famille avec la philosophie
biranienne. Mais elle s’en distingue également sur deux points
essentiels : (i) alors que Maine de Biran subordonne le phénomène
de corps à la sensation de résistance, donc à une confrontation
motrice actuelle à ce corps, nous afirmons que la résistance des
corps a avant tout un caractère potentiel : il s’agit d’une résistance que les corps peuvent nous opposer, pas nécessairement d’une
résistance qu’ils se trouvent en train de nous opposer ; (ii) alors que
Maine de Biran attribue à la résistance un caractère infraspatial,
nous afirmons que le phénomène de résistance est intrinsèquement spatialisé, que par principe la résistance que nous rencontrons qualiie une portion d’espace.
13a. Les limites de l’actualisme
Maine de Biran, probablement parce qu’il reprend l’essentiel
du projet empiriste, voire sensualiste, si l’on désire qualiier de la
95 – L’essence du corps étranger réside dans « cette force qui résiste absolument, qui annule tout l’effet de l’impulsion motrice, qui suspend ou arrête les
mouvements que la volonté a déterminés » (Maine de Biran, 1812, p. 282).
Comme l’explique Bruce Bégout : « L’existence étrangère, au contraire de
l’existence corporelle propre, maintient une résistance absolue. Là où les muscles du corps propre cèdent, dans les circonstances normales et habituelles, à
l’élan volontaire, les corps étrangers opposent une impénétrabilité radicale. »
(Bégout, 1995, p. 176)
96 – Maine de Biran (1812), p. 290.
97 – Maine de Biran (1812), p. 290.
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sorte la philosophie de Condillac, se maintient dans une conception foncièrement actualiste de l’être : n’existe pour le sujet au
temps t que ce qui présentement l’affecte, ce qui suscite en lui des
sensations. Ainsi suspend-il l’existence des corps (pour le moins,
la perception de cette existence) aux sensations de résistance que
ces corps manifestent lorsque nous faisons effort pour les mouvoir.
L’inconvénient de cette position est qu’elle parait aller à l’encontre d’un état de fait dificile à remettre en cause : à savoir que
les corps continuent pour nous d’exister quand nous cessons de
sentir leur résistance. Ainsi, un accès visuel aux corps est manifestement possible. Cette tasse devant moi se présente bien comme
un corps. Pourtant, je ne l’ai pas en main et n’exerce aucune force
de pression contre elle. De même, nous pouvons percevoir les
corps lors d’un contact passif : à travers les sensations de déformation cutanée, nous percevons que nous sommes en contact
avec un objet solide, bien que nous n’exercions aucune force de
pression volontaire (voir infra, § 42a). Comment expliquer cet état
de fait phénoménologique si les corps, pour manifester leur existence, doivent résister à l’effort que nous exerçons ?
De deux choses l’une : ou bien nous cessons de percevoir
des corps dès lors que leur résistance n’est plus sentie, mais on se
demande alors ce que nous percevons, car les corps ne disparaissent manifestement pas avec la suspension du contact ; ou bien
nous continuons de percevoir des corps bien que leur résistance
ne soit plus sentie, mais dans ce cas c’est la thèse subordonnant
le phénomène de corps à une force de résistance opposée à notre
effort qui perd sa légitimité, à moins de considérer que l’accès
visuel aux corps n’est possible que parce qu’il s’accompagne d’un
mécanisme simulant les sensations de résistance que nous aurions
si nous entrions en contact avec eux, conférant par là à ces sensations une certaine actualité pour l’esprit.
Maine de Biran était d’une certaine façon conscient du problème, mais il pensait pouvoir le résoudre en recourant au mécanisme de l’association, dont l’usage est, comme on sait, récurrent
chez les empiristes, qu’il s’agisse de Locke, Hume ou Condillac. Il
sufit, explique Maine de Biran, que les représentations visuelles,
déjà par elles-mêmes « coordonnées dans un espace dont le moi se
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sépare », « contractent une liaison intime et nécessaire avec l’idée
ou la conception première de la cause inconnue qui arrête ou est
capable d’arrêter nos mouvements, de s’opposer à notre effort
voulu. Dès lors, cette cause indéterminée comme non-moi se détermine dans l’imagination, en se revêtant d’une forme sensible […].
Dès lors aussi l’individu ne pourra plus éprouver une pression
quelconque, faite sur une partie de son corps, ni voir un espace
coloré, sans y joindre l’idée d’une cause présente opposée à son
effort actuel ou virtuel. » 98
Fort bien. Mais pareille afirmation n’entre-t-elle pas en conlit
avec la thèse que l’essence des corps étrangers consiste dans « une
force de résistance opposée à un effort »99 ? Qu’il soit sufisant,
pour que les corps se manifestent comme des corps, qu’ils se
présentent comme capables de résister, ne signiie-t-il pas que le
phénomène de corps est d’une façon ou d’une autre émancipé de
l’exercice de l’effort – que des corps peuvent se présenter à nous
sans résister ?
L’assimilation du Moi à un effort appliqué à mouvoir le
corps – une force hyperorganique, comme Maine de Biran l’appelle – s’expose à des dificultés analogues. Pour Maine de Biran,
la résistance ne donne pas seulement accès à l’existence des corps
extérieurs : c’est également en affrontant la résistance, et déjà celle
du corps propre dans l’effort pour contracter ses muscles, que le
Moi se met à exister. Et il ne continue d’exister qu’aussi longtemps
que s’exerce cet effort. Aussitôt que son effort cesse, le Moi s’évanouit dans le néant. Si le Moi biranien n’est pas un Je pense, il ne
consiste donc pas non plus en un Je peux, quoi qu’en dise Michel
Henry100. Pour Maine de Biran, le sujet n’est pas de l’ordre du
pouvoir, il n’est qu’acte. Henry l’explique lui-même quand il précise, pour démarquer le « cogito » biranien du cogito cartésien, qu’il
consiste dans « l’expérience même d’un effort dans son accomplissement, effort avec lequel commence et init […] l’être même du
moi »101. Mais cette fois encore, cet actualisme semble entrer en
conlit avec les faits. Si le Moi se confond avec l’exercice de l’effort,
98 – Maine de Biran (1807), pp. 281-282.
99 – Maine de Biran (1807), p. 155.
100 – Henry (1965), pp. 72-73.
101 – Henry (1965), p. 72.
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comment expliquer sa persistance quand cet effort cesse102 ? Car
il semble bien qu’il cesse. Faut-il une nouvelle fois recourir aux
lois de l’association des sensations ? On peut bien entendu faire de
l’état de veille lui-même le résultat d’un certain effort, à la manière
de Bergson103 , effort fondamental de la conscience pour se maintenir dans l’être104. Mais qu’est-ce que cette tension d’éveil a à voir
avec la contraction des muscles ? Ne puis-je rester éveillé les muscles relâchés ? Les individus paralysés voient-ils leur conscience
s’évanouir parce qu’ils ne peuvent plus faire effort pour mouvoir
leur corps ? Les témoignages des patients locked-in contredisent
pareille idée.
Ce que Maine de Biran ne voit pas, c’est que notre expérience
du monde matériel est tout entière polarisée par la latence du possible. Poser l’existence d’un corps dans la perception, c’est essentiellement nous engager à l’égard de ce qui peut être. La résistance
des corps n’a pas à être affrontée pour être posée : qu’elle puisse
s’exercer sufit. Et c’est en tant que les corps circonscrivent –
délimitent et organisent – le champ de possibilités qui nous est
ouvert, qu’ils se signalent à nous comme des corps, que nous en
affrontions la résistance dans un commerce effectif, ou que nous
nous contentions de poser cette résistance dans une appréhension
présomptive.
13b. Les corps et l’inscription dans l’espace
La conception biranienne du rôle de l’inscription spatiale et
de l’extension dans le phénomène de corps s’expose à mon sens
à des dificultés analogues. Pas plus qu’on ne peut subordonner
le phénomène de corps à une force de résistance en exercice, on
ne peut le réduire à une force de résistance inétendue, voire, plus
radicalement, délocaliser cette force de résistance, la dégager de
l’espace extérieur.
Maine de Biran – sans doute pour se démarquer de la déinition cartésienne des corps, qui fait de l’étendue leur attribut essen102 – Voir les commentaires de Pierre Montebello (1994), pp. 202-219.
103 – Voir par exemple Bergson (1919), en particulier la conférence de 1901
intitulée « Le rêve ».
104 – Solution que Maine de Biran finira manifestement par adopter. Voir
Devarieux (2004), p. 67.
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tiel105 – a constamment cherché à soustraire l’essence des corps
à l’extension, voire à l’inscription dans l’espace extérieur. Dans
le Mémoire sur la décomposition de la pensée, il propose ainsi un exercice de pensée, qu’il reprendra dans L’essai sur les fondements de la
psychologie, destiné à montrer « que la notion d’étendue [n’entre] pas
aussi essentiellement dans l’idée fondamentale de corps, telle que
les habitudes actuelles des sens ou de l’imagination nous portent
invinciblement à l’admettre »106 . Celui-ci consiste à imaginer que
« l’organe principal du toucher, au lieu d’avoir la forme et la sensibilité de notre main, fût recouvert d’un ongle terminé en pointe
extrêmement aiguë et mobile dans tous les sens. Cet organe dirigé
par une volonté, rencontrant un plan solide, ne pourrait le toucher que par un seul point »107. Dans ces circonstances, explique
Maine de Biran, « l’unité de résistance [serait] concentrée dans un
point mathématique », donc absolument sans extension, et le sujet
« aurait l’idée très nette de cette unité, séparée de l’étendue qu’il
connaîtrait plus tard par succession de mouvements »108 .
Si l’on y réléchit, on verra cependant que cet exercice de pensée ne permet pas d’éliminer du phénomène de résistance toute
composante spatiale. D’une part, il ne permet pas sa délocalisation : même réduit à un point mathématique, le résistant reste
situé quelque part vis-à-vis de celui qui exerce l’effort109. On imagine dificilement comment il pourrait en être autrement, ce que
serait une force de résistance qui ne serait nulle part. D’autre part,
105 – « En ce faisant, nous saurons que la nature de la matière, ou du corps
pris en général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante,
ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en
ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. » (Descartes, 1644, II, § 4, p. 149) « L’étendue en longueur, largeur et profondeur,
constitue la nature de la substance corporelle […]. Car tout ce que d’ailleurs
on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu » (Descartes, 1644, I, § 53, p. 123).
106 – Maine de Biran (1802), p. 205.
107 – Maine de Biran (1812), pp. 289-290.
108 – Maine de Biran (1812), p. 294.
109 – Bien entendu, cette affirmation ne doit pas être comprise en référence
à l’espace objectif, les positions relatives des corps telles qu’elles sont conçues
par un observateur externe. Nous nous plaçons avec Maine de Biran – phénoménologue avant l’heure – sur le terrain de l’expérience vécue du sujet de
l’effort, et considérons la manière dont lui apparaît le terme qui résiste.
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même si le contact se trouvait limité à un simple point, il faudrait
néanmoins que le sujet se meuve ou essaie de se mouvoir pour
faire l’expérience de la résistance. Il lui faudrait pour cela posséder
un corps articulé et une musculature (fût-elle rudimentaire), et
pouvoir prendre appui sur un support : bref, il lui faudrait occuper
l’espace avec un corps et se percevoir comme tel. Au fond, Maine
de Biran ne peut donc évacuer l’extension du terme résistant qu’en
la renvoyant du côté du sujet de l’effort.
Indirectement, Maine de Biran reconnait pourtant que l’extension et la localisation remplissent un rôle essentiel dans le phénomène de corps, puisqu’il pose ailleurs que l’expérience de la
résistance permet de prendre conscience de l’existence de causes
ou de forces étrangères mais qu’elle est insufisante, prise isolément,
pour constituer l’idée complète de corps étranger110. Si l’on fait abstraction des sens externes de la vue et du toucher, tant que l’individu ne dispose que de la sensation du mouvement, il est toujours
possible qu’il impute la résistance qu’il rencontre à un surcroît
d’inertie du corps propre, par exemple causé par la fatigue ou
une paralysie. Sans un signe supplémentaire, il ne peut concevoir
l’existence de corps étrangers111. Or, poursuit Maine de Biran, il
se trouve que dans des circonstances normales, la résistance que
les corps étrangers opposent est toujours accompagnée de signes
supplémentaires, en particulier les sensations cutanées de contact
et de pression. C’est « cette association d’une pression et d’une
résistance senties simultanément et dans le même organe », qui
fonde la connaissance que le Moi possède des corps étrangers112 .
La résistance que l’effort rencontre ne peut ainsi se manifester
comme étrangère – différente de l’inertie de notre corps – et être
110 – « L’aperception interne de l’effort ou du mouvement volontaire sur
laquelle se fonde la connaissance première et immédiate de notre corps propre et de ses différentes parties mobiles ne suffit pas pour donner une base à
la connaissance des corps étrangers. De quelque manière qu’on suppose que
le mouvement ou l’effort voulu soit empêché, contrarié ou arrêté, tant qu’on
ne supposera que la sensation du mouvement d’abord libre puis contraint,
on pourra trouver dans le sentiment de ce contraste l’origine de l’idée d’une
cause non-moi mais non pas celle de la perception actuelle d’un corps résistant
étranger au nôtre. » (Maine de Biran, 1812, p. 280)
111 – Maine de Biran (1812), pp. 279-280.
112 – Maine de Biran (1812), p. 281.
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appréhendée comme témoignage de la présence d’un objet, qu’en
contractant l’objectivité de la représentation d’étendue tactile
appréhendée dans la pression cutanée113. C’est pourquoi Maine de
Biran considère le toucher actif comme le sens de l’extériorité par
excellence : lui seul « manifeste la résistance étrangère et ces qualités vraiment premières constitutives de ce que nous appelons corps
extérieur »114 . La force de résistance rencontrée dans l’effort est
à la base de notre idée de cause étrangère (cause non-moi, comme
dit Maine de Biran), mais seule l’étendue perçue dans le contact
permet de l’ériger en corps extérieur. La résistance ouvre le sujet à
l’altérité, son association à l’étendue tactile l’ouvre à l’extériorité : ce
qui existe hors de son corps115.
Il semble donc y avoir une tension dans le propos de Maine
de Biran, consistant en ce qu’il afirme d’un côté que l’essence des
corps tient tout entière dans une force de résistance en principe
réductible à un point mathématique, et qu’il explique de l’autre
que l’idée de corps étranger ne peut pourtant nous être donnée,
dans sa complétude, sans la contribution de l’étendue tactile, qui
seule permet de localiser cette force dans l’espace extérieur et de
la faire passer dans l’ordre de la représentation.
Or cette tension ne fragilise-t-elle pas l’afirmation que la
résistance est l’attribut essentiel des corps ? En quoi « cette force qui résiste absolument, qui annule tout l’effet de l’impulsion
motrice »116 est-elle plus essentielle que l’extension si elle ne sufit
pas à individuer les corps et que notre idée de corps est celle d’une
113 – « La représentation d’étendue tactile, associée au surcroît d’inertie ou de
résistance invincible, que l’individu ne peut attribuer à ses organes, ni sentir
comme le résultat direct de son effort, va ainsi constituer le signe naturel sous
lequel le corps étranger va pouvoir se présenter à la conscience. » (Maine de
Biran, 1812, p. 282)
114 – Maine de Biran (1812), p. 285. « La pression du toucher, associée d’une
manière immédiate à un sentiment de résistance absolue, est bien particulièrement le signe de l’existence d’une cause ou force positive déterminée, qui
presse l’organe en même temps qu’elle résiste à l’effort. Cette identité de force
impersonnelle et résistante, ou plutôt cette association ou union intime de la
résistance avec l’étendue tactile, ne peut évidemment être primitivement reconnue que par le sens du toucher. » (Maine de Biran, 1812, p. 198)
115 – Maine de Biran (1812), p. 279.
116 – Maine de Biran (1812), p. 282.
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le chamP d’occuPation
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« étendue solide, impénétrable »117 ? Est-il indifférent que cela qui
résiste à notre effort occupe un certain volume d’espace ?
Notre position sur cette question est connue du lecteur : nous
l’avons exposée dans les sections précédentes à travers l’examen
du champ d’occupation. Et nous y reviendrons maintes fois dans
cet ouvrage. Un corps est une structure impénétrable qui occupe
l’espace. Il délimite une zone déjà prise : là où il est, rien ne peut
être, en tout cas tant qu’il s’y trouve. Et cet espace, nous y sommes
nous-mêmes situés : c’est en lui que nous nous déplaçons et que
nous veillons à tout instant à caser notre corps. La capacité des
corps à opposer de la résistance est indissociable de ces caractéristiques phénoménologiques, et c’est d’abord en référence à celles-ci
que nous la comprenons. Résister pour un corps, c’est avant tout
nous empêcher de pénétrer l’espace : ne pas céder sa place. La
résistance que les corps nous opposent dans le contact et qui les
identiie comme des corps dans notre système de rationalité est
donc intrinsèquement liée à l’étendue : c’est toujours une zone de
l’espace qui résiste. Et loin que l’étendue (visuelle ou tactile) soit le
signe de la résistance, c’est bien plutôt la résistance qui est le signe
qu’une zone de l’espace est occupée par un corps. La résistance
que les corps manifestent signale une zone déjà prise, c’est-à-dire
une zone indisponible pour notre corps. Elle expose un non lieu
pour notre puissance d’occupation corporelle.
117 – Maine de Biran, Note sur l’idée d’existence, p. 276, cité dans Devarieux
(2004), p. 226. Voir toutefois les commentaires de Devarieux (2004), p. 218,
en particulier la note 160.
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v. La PRÉoCCuPaTion
PouR L’oCCuPaTion de L’esPaCe
eT Le PHÉnoMène de CoRPs
L’organisme n’est jamais situé dans le seul instant.
Les trois modes du temps – passé, présent et futur –
forment dans sa vie un tout qui ne peut être décomposé en éléments individuels. ‘Le présent est chargé
du passé, et gros de l’avenir’, dit Leibniz. On ne peut
décrire l’état momentané d’un organisme sans prendre en considération son histoire et sans le rapporter
à un état futur pour lequel il n’est que lieu de passage.
E. Cassirer, Essai sur l’homme, 1975, p. 77.
§ 14. Comment la conscience de notre incarnation
est présupposée par le phénomène de corps
Le phénomène de champ d’occupation permet d’éclairer la
connexion eidétique entre le phénomène de corps et la propriété
qu’ont les corps de prendre de la place, donc leur caractère de
structure impénétrable.
Être constitué comme un corps dans le comportement ordinaire d’habitation de l’espace signiie être appréhendé comme restriction et circonscription de l’espace occupable, donc rationalisé
dans une logique d’encombrement. Cette délimitation de l’espace
occupable n’est pas un trait extrinsèque au sens d’être des corps
apparaissants, qui viendrait en surplus, et leur serait par exemple attribué à l’issu d’un raisonnement pratique, fût-il inconscient.
Il s’agit bien plutôt du déterminant nucléaire du phénomène de
corps, cela sans quoi aucune structure phénoménale ne peut s’annoncer comme corps dans notre expérience. Le phénomène de
corps implique l’annonce d’une contrainte sur nos possibilités.
« Il y a là un corps » veut dire : « cette zone de l’espace est déjà
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prise, elle doit être contournée ». Un corps, c’est quelque chose qui
nous impose de nous caser ailleurs. Il s’agit d’un impossible dans
notre champ de déplacement : identiier telle structure apparaissante comme un corps, c’est l’appréhender comme occupant une
place que nous ne pouvons plus occuper – on peut bien entendu
déplacer le corps en question, mais libérer de la sorte l’espace permet uniquement d’ajourner cette impossibilité, puisque celui-ci
réduira le champ d’occupation ailleurs et restera donc ce corps
qu’il est118 .
Or – et par cette remarque, nous franchissons un pas supplémentaire dans l’analyse des conditions de présentation des
corps –, il est manifeste qu’il ne nous est possible d’appréhender
des occupants spatiaux pourvus de cette teneur de sens que dans
la mesure où nous nous savons être l’un d’eux. Si percevoir des
corps consiste à circonscrire dans l’espace qui nous environne des
zones que notre corps ne peut occuper, nous ne pouvons percevoir de corps que parce que le regard que nous jetons sur le monde est constamment à l’écoute des contraintes que notre propre
corps fait peser sur notre inscription dans l’espace. Nous avons
conscience de prendre de la place, de n’être pas un simple soufle (πνεύμα) – nous sommes constamment et irrémédiablement
encombrés par un volume de matière qui nous asservit à un lieu et
fait de nous le perpétuel comblement d’un vide. Et la perspective
que nous adoptons spontanément et comme malgré nous sur le
monde (elle procède, comme dit Husserl, d’une synthèse passive)
promeut la conscience de cette situation inéluctable.
Aussi, pour prendre le cas exemplaire de la perception visuelle, la fonction igurative qui permet au champ optique d’exposer
un ensemble de choses matérielles, disposées ça et là autour de
nous, présuppose la mise en perspective du champ phénoménal
depuis notre propre condition de corps – un corps qui, dans ce
cas, est non pas perçu (il ne s’agit pas d’un objet sous le faisceau de
notre regard, comme lorsque nous nous observons dans un miroir
118 – Cette conception du phénomène de corps exigerait une justification
plus systématique. Elle demanderait notamment que soit démontré qu’aucune structure phénoménale ne peut se présenter comme un corps dans notre
expérience si la logique de l’occupation est neutralisée. Nous ne manquerons
pas de fournir ces éléments à un stade ultérieur de nos développements. Voir
chapitre II, partie VIII.
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ou palpons notre chair pour y déceler une anomalie), mais existé,
comme dit Sartre, au sens où nous entretenons avec lui un rapport d’être. C’est cette conscience opératoire d’être un corps qui
gouverne la présentation de l’environnement chosique où nous
évoluons, et soutient la fonction de synthèse qui conduit les data
visuels à exposer un environnement constitué de choses et d’espace. Cela signiie, si l’on reprend l’analyse que Husserl propose des
couches sur lesquelles est édiié le phénomène de chose matérielle,
que la fonction d’exposition projective ( projizierende Darstellung)119
qui permet aux data visuels de matérialiser des choses engage déjà
la conscience présomptive de pouvoir toucher ces choses, ou plus
radicalement de ne pouvoir occuper le même espace qu’elles. C’est au niveau
de cette synthèse d’exposition, de nature foncièrement subpersonnelle, que l’appréhension présomptive de la tangibilité des corps, à
son niveau le plus radical, intervient. Nous reviendrons en détail
sur ce point dans le second chapitre.
La référence des corps qui se disposent alentour – cette table,
ce livre, ce mur – à notre incarnation n’est donc pas quelque chose
d’accessoire dans le processus de présentation perceptive. Ce n’est
pas une interprétation des contenus phénoménaux qui succéderait à la constitution des corps. Elle est au contraire constitutive
de leur sens phénoménologique : c’est dans la nature même du
phénomène de corps, pris dans sa généralité d’essence, que de
comporter une référence à notre corps120. Se présenter comme
un corps, c’est ipso facto renvoyer à notre condition de corps, nous
indiquer comme un être qui occupe l’espace et a besoin de l’espace
pour être.
§ 15. L’incarnation et la rivalité pour l’espace
Le mode d’apparition des corps permet donc d’éclairer la compréhension que le sujet humain a de sa propre nature et des modalités de son inscription dans l’être. Si nous percevons des corps,
c’est d’une manière ou d’une autre que nous sommes conscients
119 – Husserl (1907), § 15, p. 69 [pp. 45-46].
120 – Nous verrons dans le chapitre II (en particulier le § 30) pourquoi cette référence est essentielle, pourquoi constituer telle structure phénoménale
comme un corps présuppose d’envisager celui-ci par référence au corps que je
suis, et non pas seulement aux corps que je ne suis pas.
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d’être nous-mêmes un corps, une chair impénétrable encombrée
d’elle-même, vouée par sa nature à une relation de rivalité avec
tout ce qui, comme elle, occupe l’espace. Pour reprendre la formule de Husserl121, Dieu lui-même, pour percevoir des corps, doit
posséder un corps et vivre dans la conviction tacite de ne pouvoir
s’en défaire.
L’idée de l’être comme guerre, à laquelle Emmanuel Levinas a donné un tour quelque peu dramatique122 , est, sur ce point
au moins, une réalité phénoménologique incontestable. Être un
corps, c’est être engagé malgré soi dans une lutte pour l’espace,
entretenir une rivalité avec tout ce qui, existant, occupe lui aussi
un lieu. Les choses occupent l’espace ( prendre de la place, voilà bien
le trait eidétique nucléaire du phénomène de chose), et restreignent, de ce fait, l’espace où nous pouvons être. Leur existence
même est une atteinte à notre liberté.
Notre perception ordinaire de l’espace est marquée par la
conscience de cette situation inexorable. Le simple fait de voir des
choses, de cataloguer les structures phénoménales que nous livre
notre appareil perceptif comme des corps disposés ici ou là, est
déjà l’expression de cette conscience aiguë de devoir lutter pour
l’espace. Se rapporter à telle structure apparaissante comme à un
objet solide, c’est prendre acte d’une prétention de l’objet à occuper
notre espace vital et à réduire notre possible, compter avec cette
revendication. Si nous ne nous sentions constamment encombrés
par notre corps, plus encore si, dans notre acte de voir, nous ne
comptions sur cet encombrement (qui est, après tout, aussi bien
condition de notre agir : c’est parce que nous ne pouvons être
là où les choses sont que nous pouvons agir sur elles), le monde
visible se déliterait et perdrait sa consistance solide. Nous ferions
121 – Husserl (1913), § 42, p. 137 [p. 77].
122 – « On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que
l’être se révèle comme guerre, à la pensée philosophique ; que la guerre ne
l’affecte pas seulement comme le fait le plus patent, mais comme la patence
même – ou la vérité – du réel. En elle, la réalité déchire les mots et les images qui la dissimulent pour s’imposer dans sa nudité et dans sa dureté. Dure
réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre
se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de sa fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion. » (Levinas, 1971, p. 5) Sur cette
idée chez Levinas, voir en particulier l’analyse éclairante proposée par F.D.
Sebbah (2006).
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peut-être l’expérience d’une fantaisie de formes, mais nous ne
pourrions nous éprouver comme situés dans un monde solide sur
lequel nous avons prise. La préoccupation pour l’occupation de
l’espace – la conscience de devoir caser notre corps – est la condition a priori pour que des corps apparaissent.
Cette conscience agonistique n’est toutefois pas quelque chose
que nous intellectualisons. Elle est imprimée jusque dans les couches les plus souterraines et les moins accessibles de notre être.
C’est à travers la mécanique passive de constitution des phénomènes qu’elle informe le sens de ce que nous percevons.
Si l’on peut dire avec Merleau-Ponty que notre corps est le
mesurant des choses123 , c’est donc ici d’un corps qui pèse sur notre
liberté et nous encombre, un corps que nous ne pouvons pas ne pas être,
qu’il s’agit, non d’un corps étalon qui fournirait à la conscience
transcendantale une métrique pour apprécier les propriétés des
objets, comme l’artisan mesure la largeur d’une planche avec un
mètre immuable. Il y a pour nous des choses, notre champ de perception cristallise spontanément et irrépressiblement (l’espace est,
comme dit Kant, une forme a priori de la sensibilité : rien ne peut
apparaître dans la sensibilité sinon en étant spatialisé) sous la forme d’un monde fait de corps et d’espace, non parce que nous sommes une conscience uniicatrice du divers, comme le tient Husserl
dans la suite de la tradition idéaliste transcendantale, mais parce
que nous sommes un être encombré de lui-même pour lequel se
caser est la première des exigences.
L’unité et l’identité sont des principes de régulation des phénomènes à comprendre dans ce cadre. La permanence (le continuer
d’être là) des choses perçues est posée par une raison consciente
d’avoir à exister sous l’espèce d’un corps qui doit constamment
veiller à se caser, de sorte que le champ des possibles est chaque
fois délimité d’avance par une série de contraintes, avec lesquelles tant bien que mal il faut faire. Et cette raison est une raison
non pas intellectuelle, noétique et calculatrice, mais existentielle,
prélogique comme dit Merleau-Ponty124. Nous l’indiquions plus
haut, il s’agit notamment d’un système de rationalisation par rapport auquel la conscience égologique est passive : l’ego se trouve
123 – Merleau-Ponty (1964), p. 199.
124 – Merleau-Ponty (1945), p. 350.
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toujours déjà embarqué dans les partis-pris herméneutiques et les
actes que cette raison déploie, et ses contributions lui sont toujours postérieures : il opère le cas échéant une ressaisie ex post
facto des produits de cette activité de constitution, il s’attribue par
exemple la paternité de la perspective sur le monde promue dans
la perception ordinaire (c’est moi qui perçois ces choses, crois en
leur existence, etc.), mais en aucune façon il ne réalise ici d’institution primaire ( je ne suis pas responsable et à l’origine de ce que
je crois ou perçois125). Et cela vaut aussi bien pour la connaissance
que nous possédons de notre propre incarnation : ce n’est pas
par le biais d’une perception auto-objectivante, faisant apparaître
notre corps comme un objet, que nous prenons conscience de
notre condition d’être incarné. Avant que nous comprenions que
nous avons un corps, nous sommes un corps en présentant un monde édiié comme structure adverse à ce corps. Et avant que nous
nous tournions vers notre corps par l’activité objectivante, nous
sommes livrés à nous-mêmes comme un corps par le relet que le
monde nous adresse126 . L’impénétrabilité que les corps annoncent
dans la perception en appelle à notre propre impénétrabilité. Tout
ce qui se dispose autour de nous, les corps, le vide, les distances
qui nous séparent des corps, nous signalent à nous-mêmes comme une puissance volumique asservie à son lieu et condamnée à
se caser pour être.
Quand nous déclarons que la présentation perceptive des choses matérielles encapsule une référence à notre propre condition
de sujet incarné, il ne faut donc en aucune façon comprendre que
le sujet possède une connaissance implicite ou antéprédicative de
lui-même comme corps impénétrable étendu dans le monde, et
qu’il « tient compte » de cette connaissance dans l’interprétation
spontanée qu’il opère des phénomènes perceptifs. Ce serait là une
bien mauvaise façon de rendre compte de la manière dont le processus de détermination de la sémantique de l’étant fait concrètement son œuvre. La précompréhension que nous possédons de notre nature
incarnée est d’abord opérationnalisée dans la position perceptive du monde.
C’est en posant l’existence des corps dans la perception que notre
précompréhension d’être un corps commence par trouver une
125 – Sur cette question, voir notamment Engel (1997).
126 – Sartre (1943), pp. 387-390.
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effectivité. Avoir conscience des contraintes que notre incarnation fait peser sur notre installation dans l’espace, ce n’est donc
pas ici « en tenir compte » dans l’action, prendre garde de ne pas
buter contre les meubles, ne pas s’essayer au passe-muraille. C’est,
plus radicalement, présenter un monde qui est à la mesure de
notre corps, un monde préformaté pour les puissances dont notre
corps nous investit, puissances dont nous disposons et qu’il nous
loisible de mettre à proit, mais dont nous sommes également les
prisonniers.
§ 16. Les modalités primaires d’occupation de l’espace :
l’espace vide et l’espace plein
[Si l’espace] n’était pas libre, la table ne pourrait pas
être là-bas. L’espace se libère pour la table. L’espace
est ensuite ‘occupé’, mais non pas : il n’est plus libre.
[…] [Vide veut dire] qui n’est pas occupé. Libre est
également non occupé, quoique différemment. [Libre
veut dire :] est occupable ; alors que ‘vide’ est seulement : non occupé. L’espace peut aussi rester libre
lorsqu’il est occupé. Il n’y a du vide que lorsqu’il y a
du libre. […] Le vide est le libre qui n’est pas occupé.
[…] Il n’y a pas de vide sans libre. Le vide se fonde sur
le libre. […] Vide ne peut pas être sans ‘libre’ ; ‘libre’,
c’est-à-dire occupable, est plus originaire que ‘vide’.
Heidegger, Les séminaires de Zollikon, 1987, pp. 44-46.
La prégnance que possède la préoccupation pour l’occupation
de l’espace dans notre intelligence de la réalité explique le caractère spontané et irrépressible avec lequel cristallise l’infrastructure
spatio-chosique de notre monde ambiant dans la perception ordinaire. La propension que nous avons à immédiatement appréhender (au sens de ce que Husserl appelle auffassen) telle structure
phénoménale, par exemple telle organisation de contenus dans le
champ optique, comme « un corps situé là devant nous » procède
de la mise en œuvre systématique d’une telle rationalisation.
Que la préoccupation pour caser notre corps régisse notre
intelligence ordinaire de l’espace explique également pourquoi
l’espace vide et l’espace plein (les corps) sont pour nous comme
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le jour et la nuit. Comme le note Erwin Panofsky, « il existe, plus
accentuée encore que dans le cas de l’‘avant’, et de l’‘arrière’, ou
de toute autre direction corporelle, une différence de valeur entre
les corps solides et l’étendue intermédiaire d’espace libre, celui-ci
étant, dans la perception immédiate et non rationalisée mathématiquement et d’un point de vue qualitatif, totalement différent
des ‘choses’ […]. »127 Le vide, c’est l’occupable, le passage, c’est le
possible ouvert à même le monde ambiant. Le plein, c’est à l’inverse du déjà occupé, de la contrainte, une menace sur la liberté,
du possible fermé.
Mais insister sur la différence phénoménologique entre le vide
et le plein ne doit pas conduire à masquer leur subordination à
une même rationalité. L’espace libre et le corps, pour être comme
l’envers et l’endroit, sont également tous deux des modalités de
l’occupation : la première comme place vacante, la seconde comme place déjà prise. Et ils sont à ce titre tributaires l’un de l’autre.
Le vide est toujours fermé, circonscrit par du plein, et il augure le
plein sans lequel il ne peut prendre le sens de vacuité qui l’anime.
Symétriquement, le plein est toujours à l’horizon du vide, il est ce
qui creuse, ouvre et circonscrit le vide.
Aussi le phénomène de corps et le phénomène d’espace sont-ils
eidétiquement indissociables : la structure d’apparition des corps
et la structure d’apparition de l’espace s’alimentent l’une l’autre. La
phénoménalité des corps consiste essentiellement à revendiquer
l’occupation d’une zone de l’espace, c’est-à-dire à circonscrire dans
notre champ de déplacement des secteurs impénétrables, où nous
ne pouvons être. Et symétriquement, l’espace phénoménal, de par
son sens de vacuum, est nécessairement un médium ouvert à la
prise de position des corps. Le vide n’est précisément vide que par
référence au plein susceptible de le combler. Faire l’expérience de
l’espace vide : voir ou savoir qu’il n’y a rien devant nous – aucun
objet –, c’est faire l’expérience de la disponibilité d’une place pour
un corps, en premier lieu ce corps que nous sommes.
Cette idée a été exprimée par Heidegger dans les séminaires
de Zollikon, à travers l’afirmation, d’allure énigmatique, que le
127 – Panofsky (1975), p. 43.
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libre (das Freie) est au fondement du vide128 . Pour Heidegger, ce
n’est pas parce qu’il y a du vide que des places sont libres pour
les choses, c’est au contraire parce que l’espace est occupable – se
trouve ouvert – qu’il peut y avoir quelque chose comme du vide.
Le vide, parce qu’il consiste dans une place non occupée (rien ne
s’y trouve), présuppose la possibilité d’occuper cette place, il présuppose qu’il y ait des places, que celles-ci soient occupées ou non.
C’est cette possibilité d’occuper l’espace que Heidegger appelle le
libre (das Freie) : par l’ouverture du libre, des places sont libres
(disponibles) pour les choses. Et le libre ne se laisse donc jamais
refermer par les choses qui l’occupent. Même occupés, les lieux
restent libres, car ils continuent d’être occupables, c’est-à-dire précisément d’être des lieux.
§ 17. Addendum. du rapport agonistique au rapport d’usage
Une parenthèse est nécessaire à ce stade de l’analyse. On pourrait nous reprocher de dresser un tableau agonistique et dramatisant du rapport du sujet à la matière. Les analyses consacrées
au champ d’occupation et au sens phénoménologique des corps
suggèrent en effet que l’homme, parce qu’il possède un corps,
est voué à entretenir avec les choses qu’il n’est pas un rapport de
rivalité, comme si une inimitié foncière et indéracinable polarisait
sa perspective sur la réalité tangible.
Cependant, et ce point convient d’être précisément noté pour
éviter toute méprise sur le statut de nos analyses, le champ d’occupation n’est que la couche de sens architectonique de l’espace matériel
habité. Et le monde ne se présente ordinairement sous la forme
128 – Thèse dont Heidegger commence par décliner la structure logique
à propos de la relation qui articule la lumière et ce qu’il appelle l’éclaircie
(Lichtung), qui est l’ouverture même de la dimension offrant aux étants d’être.
« Être-ouvert signifie éclaircie [Lichtung]. Même dans l’obscurité, il y a éclaircie.
Éclaircie n’a rien à voir avec lumière, elle vient au contraire du leicht [léger].
L’élément Licht de Lichtung a à voir avec la perception. Dans l’obscurité, on
peut encore entrer en contact. Cela n’implique pas de lumière, mais bien une
éclaircie. Lumière – clair ; Lichtung vient de leicht, rendre libre. Une éclaircie en
forêt est là même s’il fait sombre. La lumière présuppose l’éclaircie. La clarté
ne peut être que là où quelque chose est libre pour la lumière, a été éclairci.
L’obscurcissement, la disparition de la lumière ne concerne pas l’éclaircie.
L’éclaircie est la présupposition pour que clair et obscur puissent être, le libre,
l’ouvert. » (Heidegger, 1987, pp. 44-45).
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épurée d’un champ d’occupation que dans des situations bien particulières, telles les situations de déplacement en milieu encombré
décrites au § 10, situations où les couches de sens normalement
édiiées sur la couche de l’occupation tendent à s’évanouir ou à
passer à l’arrière-plan.
À la couche de sens nucléaire du champ d’occupation s’en
additionnent d’autres. Et dans l’expérience ordinaire du monde,
la chose n’est jamais unilatéralement envisagée comme une entité
rivale restreignant l’espace où nous pouvons être, empiétant sur
notre possible. Sans cesse, nous mettons à proit l’impénétrabilité
mutuelle des choses et de notre corps, nous faisons usage de cette
« répugnance des corps à occuper un même lieu »129. Nous articulons l’espace d’impénétrabilité de notre corps à celui des choses de
manière à créer des champs de force nous permettant de stabiliser
des postures ou de réaliser des actions mécaniques diverses et
variées. Et ces opportunités de faire usage de la matérialité des
corps sont elles-mêmes immédiatement perceptibles, notre regard
aguerri décèle les affordances que les corps mettent à disposition.
Bref, la présentation de l’espace ambiant comme champ d’occupation cède le pas à sa présentation comme dispositif physique mobilisable pour l’action. De sorte que nous n’envisageons désormais les
choses comme des occupants rivaux restreignant notre espace de
jeu que dans des situations – relativement marginales – où cette
restriction devient problématique, comme lorsqu’il nous faut nous
déplacer rapidement dans un lieu encombré.
En un autre sens, l’impénétrabilité de la chose est condition
de sa préhensibilité et de son actionnabilité. Le matériel, c’est ce
qui a prise sur notre possible – ce qui restreint notre espace de
jeu –, mais c’est symétriquement ce sur quoi nous avons prise130.
Constituer telle structure phénoménale comme une chose matérielle, c’est prendre acte d’une contrainte sur nos possibilités d’occupation, mais c’est également tenir pour disponible un appui
potentiel – c’est plus généralement poser l’actionnabilité de l’objet.
Si notre liberté de déplacement ne se trouvait de la sorte fermée
par l’impénétrabilité des corps, nous ne pourrions pas même nous
129 – Leibniz (1765), p. 96.
130 – Lenay (2002), p. 111.
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mouvoir, passer d’un lieu à l’autre, car il n’y aurait plus aucun sol
sur lequel prendre pied.
§ 18. L’habitation de l’espace et le concernement
Les développements menés dans les sections précédentes l’ont
montré : si le monde apparait comme un système spatialisé de
choses matérielles, c’est que l’activité de présentation à l’œuvre
dans la perception ordinaire est gouvernée par notre conscience
d’être un corps – corps dont nous ne pouvons nous défaire et qu’il
nous faut dès lors caser partout où nous allons. C’est par conséquent une certaine conscience des limites de nos possibilités qui gouverne la constitution de l’infrastructure spatiochosique de l’univers perçu. C’est la saisie anticipative du champ de possibilités
que notre corps ouvre et circonscrit, la prévision des contraintes
auxquelles notre nature incarnée soumet notre praxis, qui conduit
l’environnement à apparaître comme un espace chosique où nous
sommes nous-mêmes inscrits, et qui, plus radicalement, fait de la
prise de position dans l’espace le fondement d’une véritable échelle
ontologique : la chose matérielle se voyant, dans notre métaphysique ordinaire, attribuer le plus fort coeficient d’existence, le vide
étant, à l’autre extrémité de l’échelle, assimilé au rien.
La préoccupation pour l’occupation de l’espace n’est cependant
pas une particularité isolée de notre perspective sur la réalité ou
de notre façon d’être. Il s’agit de la modalisation d’un mouvement
de préoccupation plus fondamental, qui touche tous les secteurs
de notre existence. Ce mouvement, c’est ce que Heidegger appelle
le souci (Sorge). Nous nous soucions sans cesse de nous-mêmes
et de ce que nous allons faire, nous nous soucions d’avoir une
situation, de l’argent, du travail, nous nous soucions de notre taux
de cholestérol, de notre aspect extérieur, nous nous soucions de
notre bien-être et du bien-être de nos proches. Plus généralement,
nous nous soucions de pouvoir continuer d’être. Et le monde que
nous présentons par l’action toute passive d’être131 est irrémédia131 – La présentation du monde (ce qu’on appelle traditionnellement la perception) est un des principaux modes d’accomplissement et d’expression de
l’existence humaine. On n’existe pas d’abord, pour ensuite présenter un monde. C’est à travers l’acte de présentation – et donc de configuration – d’un
monde que l’on existe. C’est là un des grands enseignements de Heidegger :
l’In-der-Welt-sein est la constitution fondamentale du Dasein. Et si Heidegger
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blement marqué par cette logique du souci. La préoccupation
(Besorgen) remplit, comme dit Heidegger, une fonction de présentation (Gegenwärtigung) primaire132 . Ainsi, c’est en déinitive – si
l’on développe la chaîne des raisons – parce que nous nous soucions d’être, qu’un monde spatialisé se présente à nous, avec des
choses proches (disponibles) et d’autres éloignées (indisponibles).
Et c’est parce que nous nous soucions d’être que cet espace se
présente non sous la forme d’un champ que nous inspectons du
dehors, comme lorsqu’on cherche, chez l’ophtalmologiste, à déceler un défaut dans notre champ visuel, mais sous celle d’un milieu
où nous sommes inscrits et risquons notre peau – un espace dans
lequel nous sommes (in-sein). Seul un être dont l’existence n’est pas
acquise, mais doit constamment être prise en charge (c’est précisément en ceci que consiste la liberté du Dasein), un être qui est
donc, dans sa constitution la plus propre, concerné par sa propre existence, peut se trouver dans l’espace et spatialiser un monde133.
Cette relation de conditionnalité est également évidente dans
le cas du phénomène de corps et de la préoccupation pour l’occupation de l’espace, analysés dans les sections précédentes, puisque
pour nous préoccuper de caser notre corps, il faut d’une façon ou
d’une autre que nous soyons concernés par nous-mêmes et notre
situation, il faut que l’avenir nous importe. En bref, il nous faut
posséder une forme de « soi », quoi que cela veuille dire.
18a. Le rapport de connaissance et le rapport d’habitation à l’espace
La subordination du phénomène d’espace vis-à-vis du concernement est quelque chose que la majorité des enquêtes philosophiques et psychologiques qui sont menées sur le phénomène
d’espace oblitèrent, parce qu’elles subordonnent l’accès à l’espace
opte pour cette formulation, c’est que l’inscription spatiale est selon lui une
des dimensions constitutives de ce caractère du Dasein de présenter un monde
en existant (cf. Heidegger, 1927, § 23 et § 24). Dit autrement, si l’existence se
réalise à travers la présentation d’un monde, c’est chaque fois un monde spatialisé, dans lequel l’existant s’expérimente lui-même comme inscrit, qui se trouve
ouvert. La spatialisation n’est pas quelque chose d’accidentel. Le monde n’est
pas d’abord préspatial. En tant que monde, il est intrinsèquement spatial. Et
cet espace est chaque fois entourage d’une existence, spatialité d’un Umwelt.
C’est à travers la logique du Um, de l’ambiance, que se déploie l’espace.
132 – Heidegger (1925), § 27, p. 365 [p. 347].
133 – Heidegger (1927), § 24.
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à un rapport de connaissance, une démarche d’acquisition d’information. L’espace n’est pas analysé à titre de ce dans quoi nous
nous trouvons – milieu que nous habitons avec notre corps –,
mais à titre de système de positions. Percevoir l’espace signiie se
faire une représentation des positions relatives des objets, notamment la position qu’ils occupent par rapport à cet objet singulier
qu’est notre corps : à quelle distance ils se trouvent, comment ils
sont situés les uns par rapport aux autres, si tel objet est à côté de
tel autre, devant lui, au-dessus de lui, etc. L’espace est d’emblée
identiié à quelque chose dont nous détenons une connaissance
et sa perception soumise à la légalité du vrai et du faux : elle peut
être plus ou moins précise, idèle ou au contraire inexacte. Nous
pouvons nous tromper en percevant la distance de tel objet ou la
situation de tel autre. L’arbre était plus loin que prévu ; il était en
fait derrière la colline, etc.
Le principal problème d’une telle approche est qu’elle fait passer le rapport d’habitation que nous entretenons avec l’espace (ce
que Heidegger appelle l’in-sein, plus exactement le bei-sein, le rapport de familiarité avec l’espace, tel qu’il se déploie dans l’affairement quotidien préoccupé) pour quelque chose de secondaire,
voire de facultatif.
Lorsque nous adoptons une attitude de connaissance envers
l’espace, par exemple considérons la position de tel objet vis-àvis de tel autre, le rapport d’inhérence à l’espace passe au second
plan. Il n’importe pas que nous soyons dans l’espace pour prendre
connaissance de la position que tel objet occupe dans le système
de positions qu’il forme avec les objets qui l’entourent. Bien sûr,
il nous faut « être là » pour percevoir ces rapports de position.
Mais ceux-ci ne sont pas affectés par notre présence. À la limite,
il n’importe pas non plus que nous soyons dans l’espace lorsque
nous prenons connaissance de la position des objets relativement
à notre corps, car notre corps n’est lui-même qu’un objet dans le
système de positions qu’est l’espace. Une carte indiquant la position des objets et de notre corps nous rendrait les mêmes services.
Dès lors que nous adoptons une attitude de connaissance envers
l’espace, nous en sortons, si l’on peut dire – non pas au sens où
nous sommes alors « hors de lui », donc dans un autre espace,
mais au sens où nous ne sommes plus impliqués en lui : nous
n’avons plus rien à y faire, ce n’est plus depuis notre localisation
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dans cet espace que la situation se conigure et prend sens. Nous
ne sommes tout simplement plus « dans » quelque chose. Et nous
ne sommes plus « quelque part » : notre rapport à l’entourage n’est
plus un rapport d’habitation. Plus précisément, nous n’avons plus
d’entourage. Réduire notre accès perceptif à l’espace à la connaissance des positions que les objets occupent, c’est donc tout bonnement éliminer notre rapport d’inhérence à l’espace, rayer l’êtredans de l’équation.
Or, une telle élimination n’implique rien moins que de se couper du sens que présente l’espace quand il s’ouvre à nous dans
la perception ordinaire. Les considérations précédentes sur le
champ d’occupation l’ont montré, l’espace ordinaire n’a pas uniquement ceci de singulier qu’il s’agit, comme on l’entend souvent,
d’un espace non conceptuel et non euclidien, mais au contraire
pratique et qualitatif. Il se distingue également par ce trait insigne
qu’il s’agit d’un espace habité. Le rapport d’habitation que nous
entretenons avec l’espace – l’expérience d’y être – est un trait absolument essentiel de sa structure d’apparition, et celle-ci ne peut
que rester incomprise une fois ce rapport neutralisé. Heidegger
l’explique très bien : « Le Dasein occupe – au sens littéral du mot –
l’espace. Il n’est pas du tout seulement là-devant dans le morceau
d’espace que le corps remplit matériellement. Existant, il s’est chaque fois déjà installé dans un espace de jeu. Il détermine chaque
fois son propre lieu en revenant de l’espace où il s’est installé à la
‘place’ qu’il a prise. Pour pouvoir dire que le Dasein soit là-devant
dans l’espace à une certaine position, nous devons commencer
par prendre cet étant d’une manière qui lui est ontologiquement
inadéquate. »134
Le fait que le monde se présente sous la forme d’un monde ambiant (Umwelt), c’est-à-dire d’un monde qui environne, qui
s’étend autour (um), témoigne du rôle central que remplit ce rapport d’inhérence dans la coniguration de son phénomène. Si le
monde que nous percevons est un Um-welt, c’est précisément qu’il
s’agit d’un monde dans lequel nous nous trouvons, un In-Welt : nous
sommes du monde, et c’est là un moment essentiel du phénomène de monde. Le monde auquel notre perception nous introduit
ne serait pas un monde si son phénomène n’intégrait notre propre
134 – Heidegger (1927), § 70, p. 431 [p. 368].
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inhérence à lui, si par exemple nous étions devant lui. Ce serait au
mieux l’image d’un monde.
18b. Les limites de la théorie de la spatialisation de Poincaré
Emulation, while necessary for perception, is not suficient for spatial purport. I could learn to anticipate
the auditory consequences of my movement when
wearing the sonic guide, and yet fail to experience
its deliverances as anything but non-spatial sounds.
All the sensorimotor contingencies in Heaven and
Earth don’t add up to a location in behavioural space.
They just add up to someone who is very good at, for
example, predicting how the sounds produced by the
sonic guide will change.
R. Grush, Skill theory v2.0: dispositions, emulation, and
spatial perception, 2007.
Ce biais consistant à rabattre notre rapport à l’espace perçu
sur un rapport de connaissance est notamment présent dans les
fameuses analyses qu’Henri Poincaré a consacrées au mécanisme
de la spatialisation, et qui sont largement reprises dans les sciences
cognitives contemporaines135.
De manière très rapide, on peut résumer la position de Poincaré comme suit : c’est notre capacité à faire varier et à rétablir par
les mouvements de notre corps le contenu des tableaux de sensation qui nous permet (i) de spatialiser les objets (les percevoir
comme étant quelque part), (ii) de distinguer des changements
dans les contenus sensoriels signiiant une déformation réelle des
objets de changements indiquant un simple changement de position ou d’orientation de ces objets vis-à-vis de nous136 . Les sensations musculaires jouent un rôle pivot dans cette opération. En
signant les actions qui déclenchent des modiications réglées dans
les plages de sensations, ce sont elles qui permettent la mise en
place d’un espace phénoménal où chaque chose possède sa place,
135 – Voir par exemple Pacherie (1997), O’Regan & Noë (2001), Lenay &
Sebbah (2001), Noë (2004), Lenay & Steiner (2010). Husserl s’expose, nous le
verrons, à une critique analogue.
136 – Poincaré (1902), pp. 83-84.
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sa forme et son état, par suite le développement de notre concept
même d’espace, notamment d’espace euclidien137. La construction de l’espace phénoménal dépend essentiellement de la maîtrise du système de lois suivant lesquelles nos sensations et nos
mouvements covarient. Pour Poincaré, la fonction mathématique
de groupe de transformations fournit une expression abstraite de
ces lois : elle permet de décrire l’action compensatoire des mouvements sur les tableaux de sensations (un changement dans les
tableaux de sensations peut être annulé par l’exercice d’un mouvement de sens contraire)138 , et c’est pourquoi elle exprime formellement la structure de l’espace perçu.
Cette conception de la spatialisation fait selon moi fausse route, pour les raisons exposées au § 18a. La perception de l’espace
est ramenée à la construction d’un système de positions, et l’accès
aux positions est lui-même assimilé à une capacité à anticiper des
changements de sensations. Percevoir tel objet – cette chaise –
comme étant dans l’espace et à telle distance, c’est anticiper les
changements que les déplacements de notre corps (plus exactement : les sensations proprioceptives qui signalent ces déplacements) provoqueraient dans le rendu optique de l’objet. Et si l’on
suit Poincaré, il en va au fond de même pour notre propre positionnement dans l’espace : percevoir que nous sommes dans l’espace et occupons telle positon, c’est connaître d’avance les lois qui
régulent les changements de rendu optique de notre corps lorsque
nous déclenchons telle ou telle série de sensations musculaires. En
bref, pour Poincaré, connaître (maîtriser) des lois de covariation
entre sensations est une condition nécessaire et sufisante pour
enacter un espace phénoménal, situer des objets quelque part visà-vis de notre corps.
Certes, Poincaré semble bien apercevoir quelque chose de la
connexion essentielle qui articule le phénomène d’espace et notre
capacité à parcourir les distances, amener les objets à notre portée139, donc avec l’ordre performatif, lorsqu’il explique que localiser tel objet en tel point de l’espace signiie se représenter les
137 – Poincaré (1902), p. 84.
138 – Poincaré (1902), pp. 93-94 et Poincaré (1905), p. 77 sqq. Voir également
Pacherie (1997).
139 – Sur cette question, voir infra, § 38.
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mouvements nécessaires pour l’atteindre140. Mais il faut bien voir,
d’une part, que c’est ici aux sensations musculaires accompagnant les
mouvements que Poincaré se réfère, non à la fonction performative du mouvement141 – et que sont ces sensations sinon de l’information au sujet de l’état de nos muscles ? – ; et d’autre part, que
ces sensations ne remplissent cette fonction dans le mécanisme
de localisation des objets, qu’en vertu de leur connexion fonctionnelle aux tableaux sensoriels où s’expose l’objet. Je sais quelles
sensations musculaires accompagneront mon déplacement jusqu’à
tel objet, je sais que le déclenchement de ces sensations s’accompagnera d’un lux d’expansion dans l’image, et ce n’est rien d’autre
que cela percevoir quelque chose comme étant à distance : c’est
anticiper les sensations que nous aurions si nous décidions de nous
rendre auprès de l’objet. De même, juger qu’un objet B occupe au
temps t2 la même position qu’un objet A au temps t1, c’est anticiper qu’une même série de sensations musculaires accompagne un
déplacement jusqu’à eux142 . « Les représentations que nous pouvons nous faire de ces deux objets sont absolument hétérogènes,
irréductibles l’une à l’autre. Seulement je sais que, pour atteindre
l’objet A, je n’ai qu’à étendre le bras droit d’une certaine manière ;
lors même que je m’abstiens de le faire, je me représente les sensations musculaires et autres sensations analogues qui accompagneraient cette extension, et cette représentation est associée à celle
de l’objet A. Or, je sais également que je puis atteindre l’objet B
en étendant le bras droit de la même manière, extension accompagnée du même cortège de sensations musculaires. Et quand je
dis que ces deux objets occupent la même position, je ne veux pas
dire autre chose. »143
La première conséquence d’une telle afirmation est que tout
système capable d’établir ce type de connexion entre informations
extéroceptives et « motrices » – je mets le terme entre guillemets
car la notion de mouvement présuppose celle d’espace – est capa140 – Poincaré (1902), p. 82.
141 – Poincaré (1902), p. 82 et Poincaré (1908), pp. 104-108.
142 – Dans la critique qu’il adresse à la théorie sensorimotrice de la perception défendue par Alva Noë (2004 ; 2006), Grush (2007) dresse un constat
semblable.
143 – Poincaré (1908), pp. 104-105.
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ble de spatialiser un environnement. À suivre Poincaré, un simple capteur de lumière monté sur un robot mobile, à la manière
des véhicules de Braitenberg144 , peut développer une expérience
visuelle de l’espace. Il sufit qu’il dispose d’algorithmes faisant
usage de groupes de transformations mathématiques pour mettre
en connexion l’information optique et motrice.
Mais c’est précisément à travers ce genre de conséquences
qu’apparaissent les limites de cette conception du « mécanisme »
de la spatialisation. Donner à un système artiiciel ou même
vivant un capteur de lumière et une capacité à anticiper les patterns d’activation déclenchés par l’actionnement de ses effecteurs
(par exemple un pattern dynamique qui représente l’approche
d’une cible : une forme en expansion) ne sufira jamais à lui faire
ouvrir un espace. L’œil n’est pas originairement spatial. Ou plutôt,
s’il l’est, c’est uniquement parce que seuls des êtres travaillés par
un certain désir ou préoccupés par certaines réalisations, vont en
venir à développer un œil (échelle phylogénétique) ou un usage
de l’œil leur offrant de voir (échelle ontogénétique). Comme le
dit Heidegger à peu près dans ces mots, l’œil n’est pas ce qui rend
possible la vision, c’est bien plutôt parce que les êtres vivants sont
capables de voir, qu’ils en viennent à développer des yeux145.
Poincaré tombe au fond dans le même piège que les approches psychophysiques traditionnelles de la perception. Quand en
biologie et en psychologie animale on pose la question de savoir
si tel ou tel animal rudimentaire pourvu d’un organe optique possède une expérience visuelle de près ou de loin comparable à la
nôtre, on commence le plus souvent par observer si l’œil possède
une cavité qui permettra de former une image, en supposant que
c’est une condition pour percevoir visuellement un monde. On
observera également si l’œil est articulé à un système d’effecteurs
musculaires, permettant des opérations comme l’accommodation
par déformation du cristallin, car on suppose, à partir des lois de
l’optique, que c’est une façon de rendre nette l’« image » captée.
Cette démarche semble à première vue raisonnable : on imagine
dificilement qu’un animal puisse développer une vision qualitativement comparable à celle de l’homme si ces conditions ne sont
144 – Braitenberg (1984).
145 – Heidegger (1929-1930), § 52, p. 321.
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pas réunies. Cependant, à ces conditions, on en oublie une, et qui
n’est pourtant pas la moindre : à savoir qu’un œil, aussi sophistiqué soit-il, ne pourra jamais alimenter l’expérience visuelle d’objets spatialisés si l’information qu’il délivre n’est pas envisagée
d’une certaine perspective fonctionnelle, lui offrant d’acquérir
une intelligibilité dans le système de compréhension de l’être vivant –
des principes qui vont notamment permettre que les phénomènes
s’organisent suivant des structures et un sens exploitables, en faisant
signe vers des possibilités performatives remplissant une fonction
essentielle étant donné ses modes d’existence typiques.
18c. Pourquoi l’autoconcernement est une condition
de possibilité de la spatialisation
En un sens, Poincaré était conscient de ces limites. Dans son
ouvrage Science et Méthode, il reprend l’essentiel de la ligne argumentative développée dans ses textes précédents, mais il y apporte un
complément décisif, sans toutefois mettre clairement celui-ci en
exergue. Il explique que pour spatialiser son environnement, un
système biologique doit être capable de connecter un pattern du
champ sensoriel (optique, acoustique, etc.) indiquant la présence
d’un objet dangereux, c’est-à-dire menaçant l’intégrité de ce système,
à une réaction de parade offrant d’éviter le danger146 . La position
que l’objet occupe est elle-même déinie par le type de parades qui
peuvent lui être opposées. Un point donné de l’espace correspond
ainsi « d’une part [à] l’ensemble des avertisseurs A qui sont en
connexion avec une même parade B ; d’autre part [à] l’ensemble
des parades B qui sont en connexion avec un même avertisseur
A. »147 « C’est cette multiplicité des parades, et la coordination qui
en résulte, qui est l’espace. »148
Poincaré semble donc implicitement l’admettre : un être vivant
n’est conduit à spatialiser un objet que parce qu’il se trouve préoccupé par ce que cet objet est susceptible de lui faire. Ce sont nos
possibilités de mouvements par rapport aux objets qui déinissent
leur position dans l’espace, mais ces mouvements ne s’orientent
par rapport à ces objets que parce que nous entretenons avec eux
146 – Poincaré (1908), pp. 105-115.
147 – Poincaré (1908), p. 115.
148 – Poincaré (1908), p. 108.
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un certain rapport de concernement. Les objets que nous spatialisons nous concernent, et c’est parce qu’ils nous concernent que
nous les spatialisons149. Un lien de concernement doit être établi
avec les objets dont les patterns de sensations signalent la présence
pour que ces objets puisent se voir attribuer un lieu150.
Ces considérations exhortent donc à refuser une conception
purement « computationnelle » de l’opération de spatialisation :
un être vivant, fut-il pourvu des capteurs, du répertoire d’actions,
et des connections nerveuses capables de le faire s’éloigner ou
s’approcher d’un objet, ne pourra spatialiser cet objet que s’il se
trouve d’une façon ou d’une autre concerné par lui, que si cet
objet peut par exemple représenter un danger, et donc que si cet
être est de telle nature que le danger puisse pour lui avoir une
réalité. Bien qu’ils semblent fuir la lumière, il n’y a pas de danger
pour les véhicules de Braitenberg ou les robots de Brooks151. Il
n’y a de danger que dans l’œil du roboticien qui observe la fragile et coûteuse machine osciller le long des rebords abrupts de la
table152 . Aussi l’analyse que Poincaré propose de la spatialisation
nous reconduit-elle à une question essentielle, que ses développements supposent déjà résolue : celle de l’autoconcernement. Seul
un être concerné par ce qui lui arrive va pouvoir enacter un univers phénoménal où la mise en espace opère à titre de principe
d’organisation fondamental.
18d. en quoi le phénomène d’espace présuppose
l’action de la mémoire
Un dernier point d’importance mérite d’être noté. Poincaré
tient constamment pour acquis dans ses analyses, notamment à
travers l’usage qu’il fait de la notion psychologique de mémoire153 ,
149 – Heidegger (1927), § 15, § 24, § 70.
150 – Heidegger (1927), § 29, pp. 181-182 [p. 137].
151 – Braitenberg (1984) ; Brooks (1991).
152 – « The movement of meaningful action can be convincingly emulated in
an artificial system but this is not the same as the system acting meaningfully.
The robot may look scared and retreat when yelled at but this may be only a
sophisticated illusion; there is no way to tell just from observing its responses,
Turing-test style. Being functionally scared is not the same as being scared. »
(Di Paolo, 2005, p. 443) Voir également Di Paolo (2004).
153 – Voir par exemple Poincaré (1908), pp. 108-111.
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que l’association des zones et patterns du champ de détection sensoriel avec des réactions d’évitement ou des actions d’approche
et d’atteinte sufit à développer une perception de l’espace. En
termes husserliens, cette association est une condition sufisante
pour que les complexes de data sensoriels (optique, acoustiques,
etc.) endossent une fonction igurative (ou d’exposition)154 , permettant à tel ou tel pattern d’exposer une entité occupant telle
position dans l’environnement à telle distance.
Or, une telle afirmation, qu’elle soit juste ou non, constitue
un raccourci pour le moins abrupt. Elle sous-tend en particulier
les deux implicites suivants : (i) la perception de l’espace repose
sur une forme de conscience sédimentée des expériences antérieures ayant permis d’atteindre ou d’éviter les cibles situées dans
cet espace ; (ii) ces actions réalisées par le passé sont maintenues
dans le présent à travers la conscience de pouvoir être de nouveau
réalisées. En effet, si la distance à laquelle nous percevons l’objet
est comme l’expression anticipée du déplacement qu’il nous faudrait faire pour l’atteindre, la spatialisation n’est possible que si
les conigurations actuelles des tableaux sensoriels se trouvent,
d’une façon ou d’une autre, mises en perspective depuis le passé
et l’avenir. Le gradient de distance phénoménale doit conserver
la trace des actions réalisées par le passé, en promettant qu’elles
pourraient être répétées.
Ces points sont complètement laissés de côté par Poincaré,
comme s’ils allaient de soi. Et ils vont en effet de soi dès lors
qu’on s’autorise à faire usage d’un concept psychologique de
mémoire vague, pour ne pas dire nébuleux. On peut raisonnablement appeler « mémoire » la fonction qui offre à l’être vivant
de conserver dans le présent sous la forme de « connaissances »
la trace des potentialités comportementales s’étant actualisées par
le passé155. Et on peut raisonnablement penser que chez un être
pourvu de « mémoire », ces potentialités sont prises en compte
dans la construction du présent perceptif : généralement, ce qui
a pu être fait continue de pouvoir l’être. Mais il convient alors de
noter que cette « mémoire » n’est pas une représentation interne
d’événements passés jouée par l’intellect, mais qu’elle se trouve lit154 – Husserl (1913), § 41.
155 – Poincaré (1908), pp. 110-111.
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téralement intégrée dans les principes mêmes d’organisation du phénomène
de monde : que tel pattern dans le tableau optique expose « un objet
situé à une dizaine de mètres en approche », voilà très exactement
de quelle manière nous avons conscience et nous « souvenons »
des possibilités de réagir par rapport à cet objet. La mémoire que
nous possédons des possibilités qui ont été nôtres par le passé
est tout entière sédimentée dans les mécanismes responsables de
l’organisation spatiale du monde phénoménal.
§ 19. L’expérience de l’occupation de l’espace
dans l’interaction haptique
One way in which one might be aware of the presence of something solid at a certain location is to
discover that one cannot push one’s body through it
when it is in tactile contact. To experience the solidity of another object in this way is at the same time
to be aware of the solidity of one’s own body.
Q. Cassam, Introspection and bodily self-ascription, 1995,
p. 330.
La présentation du champ d’occupation s’édiie, nous l’avons
vu, sur un rapport purement présomptif à la résistance. L’impénétrabilité des corps est posée sans être expérimentée dans une
confrontation directe. Cela ne signiie pourtant pas que le champ
d’occupation ne puisse rien nous enseigner sur le sens que présentent les corps lorsque nous faisons l’expérience directe de leur
résistance. Il s’agit bien plutôt d’un véritable révélateur, capable
de faire la lumière sur la logique qui orchestre notre compréhension préscientiique de la matérialité des corps, dans la perception
anticipative comme dans l’affrontement de leur résistance. Ainsi,
le phénomène d’occupation de l’espace est également une pièce
centrale de l’expérience du contact. Percevoir la matérialité d’un
corps que nous manipulons, la solidité d’une surface, l’impénétrabilité d’un volume, c’est toujours faire l’épreuve que nous occupons nous-mêmes l’espace avec notre corps. Le comprendre exige
de conduire une première analyse du toucher et des principes qui
gouvernent la phénoménalisation de l’objet dans l’expérience du
corps-à-corps.
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et le Phénomène de coRPs
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Le toucher n’est jamais d’abord ou exclusivement une activité
d’inspection détaillant les propriétés des objets à la manière dont
le regard analytique évalue leur couleur ou leur forme, c’est-à-dire
sans s’y comprendre lui-même. Si l’œil peut observer le monde sans
qu’interfère l’espace qu’il occupe (ou dans une moindre mesure
seulement : en contraignant sa liberté de mouvement), l’encombrement de l’espace est une caractéristique inaliénable dans le
toucher. On ne peut toucher sans que l’impénétrabilité de l’objet
réverbère l’impénétrabilité de notre corps. Plus radicalement, l’objet avec lequel nous sommes en contact n’acquiert de frontières, il
n’acquiert une forme et un lieu, que dans la mesure où notre acte
de toucher nous éveille à la conscience de notre enveloppe corporelle et fait apparaître la manière dont par notre chair nous occupons l’espace. Le toucher est essentiellement affaire de contraposition : dans
le contact, l’objet ne peut apparaitre qu’en faisant apparaître notre corps156 .
Merleau-Ponty a clairement mis en évidence cette caractéristique du toucher. Il y a dans le toucher comme une impossibilité
à oublier que l’objet prend naissance dans le recès de notre chair,
pour reprendre l’expression utilisée dans Le visible et l’invisible157.
L’objet que l’on palpe indique notre corps comme ce qui le fait
apparaître.
Mais, si l’on y réléchit, en quoi consiste ce corps auquel nous
renvoie l’objet du toucher ? La réponse ressemble à une lapalissade : il s’agit précisément d’un corps. Ce n’est pas à un pouvoir
de constitution dépourvu de lieu que l’objet touché nous renvoie,
mais à un corps situé tout comme lui dans l’espace et pourvu tout
comme lui d’une consistance matérielle158 .
Ce qui ne signiie pas que nous fassions l’expérience de notre
corps sur le mode d’un rapport objectivant, soit un rapport où
156 – Cette affirmation sera étayée par des descriptions phénoménologiques
plus précises dans le § 31.
157 – « Avant la science du corps, – qui implique la relation avec autrui –,
l’expérience de ma chair comme gangue de ma perception m’a appris que la
perception ne naît pas n’importe où, qu’elle émerge dans le recès d’un corps. »
(Merleau-Ponty, 1964, pp. 24-25).
158 – Dans le toucher, notre corps ne se présente donc pas comme une « zone
de non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres », quoi qu’en dise Merleau-Ponty (1945, p. 117), manifestement sous l’influence de Sartre, dans sa
Phénoménologie de la perception.
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notre corps se révélerait comme un objet au milieu des autres
objets159. Les principes phénoménologiques qui gouvernent l’objectivation l’interdisent. Objectiver quelque chose, c’est le mettre
hors de soi, s’en distinguer. C’est toujours d’une façon ou d’une
autre l’avoir devant soi, donc s’être soi-même situé dans l’espace
où il se tient. Pour appréhender notre corps sur le mode de l’objet, il nous faut donc toucher ce corps avec un autre corps160. Et il
nous faut, avec cet autre corps, nous trouver quelque part visà-vis de notre corps, ce qui est précisément ce qui se passe dans
le chiasme. Cependant, hormis dans ce toucher rélexif, ce n’est
absolument pas de cette manière que nous faisons l’expérience de
notre incarnation lorsque nous sommes en contact avec d’autres
corps. Dans le commerce haptique, notre corps n’est pas un objet,
pour la bonne raison que nous ne sommes nulle part vis-à-vis de lui.
Nous sommes notre corps. Et c’est pourquoi notre corps tient lieu
d’ici depuis lequel tout objet – réel ou possible – se tient là. C’est
également parce que nous sommes notre corps que les objets que
nous touchons se présentent comme des corps précisément, des
êtres spatiaux délimités par des frontières et pourvus d’un tissu
impénétrable. C’est à titre de puissance d’occuper l’espace que nous
expérimentons notre condition d’être incarné dans le commerce
haptique. À travers l’exercice de cette puissance, nous occupons
dynamiquement un lieu, et c’est en nous confrontant aux autres
corps que nous prenons conscience de notre épaisseur matérielle
et des frontières qui séparent notre dedans du dehors. C’est l’impénétrabilité des autres corps qui dessinent nos frontières, et c’est
notre impénétrabilité qui dessine les leurs. En nous confrontant à
la résistance des autres corps, nous devenons ainsi en acte ce que
nous n’étions qu’en puissance : un corps. Et ce corps que nous
sommes lorsque nous entrons en contact avec les autres corps est
une puissance dont nous sommes tout aussi bien prisonniers, car il
n’est pas en notre pouvoir de nous en défaire : pour employer une
formule heideggerienne, il s’agit d’une puissance que nous avons à
159 – Sur cette question, voir notamment Gallagher (2003).
160 – Comme le dit Merleau-Ponty, « j’observe les objets extérieurs avec mon
corps, je les manie, je les inspecte, j'en fais le tour, mais quant à mon corps
je ne l’observe pas lui-même : il faudrait, pour pouvoir le faire, disposer d'un
second corps qui lui-même ne serait pas observable » (Merleau-Ponty, 1945,
p. 105).
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être. Nous en sommes encombrés. Nous trimballons notre corps
où que nous allions. Cette puissance d’occuper l’espace est, comme disait Leibniz, une puissance passive : elle échappe au contrôle
de notre volonté, nous ne pouvons décider de l’actualiser ou de la
maintenir latente. Elle s’exerce que nous le voulions ou non.
C’est donc une erreur de penser que le chiasme seul est en
mesure d’enfanter la conscience que nous avons de notre incarnation, comme on le tient parfois depuis Condillac161. Le commerce
haptique avec les corps étrangers est déjà pour nous l’occasion de
prendre corps. Il est sans doute nécessaire que nous explorions
notre chair de nos mains pour comprendre que notre corps est
aussi un pur et simple objet. Mais en aucune façon cette objectivation ne conditionne l’expérience d’être un corps qui se tient dans
l’espace, au milieu des autres corps.
La spéciicité du chiasme est qu’un pas supplémentaire est
franchi dans le processus d’objectivation du corps. Ce corps que
j’explore de la main, et qui se trouve être moi car, comme disait
Condillac, je le sens du dedans162 , n’est pas encore complètement
un objet, car il possède cette sensitivité. Mais il commence néanmoins de s’en approcher. Il possède à présent une parenté plus
grande avec les choses du monde. Que je puisse le voir démontre
qu’il est lui aussi visible.
161 – « La statue apprend donc à connaître son corps, et à se reconnaître dans
toutes les parties qui le composent ; parce qu’aussitôt qu’elle porte la main
sur une d’elles, le même être sentant se répond en quelque sorte de l’une à
l’autre : c’est moi. Qu’elle continue de se toucher, partout la sensation de solidité
représentera deux choses qui s’excluent et qui en même temps sont contiguës,
et partout aussi le même être sentant se répondra de l’une à l’autre : c’est moi,
c’est moi encore ! Il se sent dans toutes les parties du corps. Ainsi il ne lui arrive
plus de se confondre avec ses modifications : il n’est plus la chaleur et le froid,
mais il sent la chaleur dans une partie et le froid dans une autre. » (Condillac,
1754, pp. 139-140).
162 – Condillac (1754), pp. 139-140.
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eT La RaTionaLiTÉ
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§ 20. objet du chapitre
Les analyses du champ d’occupation conduites dans le précédent chapitre ont permis de développer un premier accès au
sens phénoménologique des corps. Elles nous ont montré ce que
signiie qu’il y ait des corps pour nous qui cohabitons avec eux dans
l’espace, le noyau de sens qui les identiie comme des corps dans
notre système de rationalité.
Nos analyses sont cependant restées relativement générales :
elles ne sont pas entrées dans les détails de la conformation phénoménologique des corps ou des mécanismes intentionnels impliqués dans leur constitution. C’est à cette analyse systématique que
nous allons à présent consacrer nos efforts. Nous mènerons pour
ce faire une discussion critique de la position défendue par Husserl, en particulier dans Ideen II, qui est sans conteste son ouvrage
le plus complet et le plus détaillé sur la question. Husserl n’est
pas seulement le père de la phénoménologie, il est aussi, de tous
les phénoménologues, celui qui a mené le plus loin l’analyse de la
conformation phénoménologique des corps et de la mécanique
intentionnelle régissant leur présentation. Il constitue pour nous à
ce double titre un interlocuteur privilégié.
Le principal point de discorde qui animera notre examen de la
phénoménologie husserlienne a trait à la question de la connexion
entre le phénomène de corps et son appréhension dans un horizon performatif, c’est-à-dire, comme on dit souvent : une perspective pratique ou d’usage. La description de la nature matérielle
proposée dans Ideen II, dans une volonté manifeste de renouer
avec l’ontologie cartésienne du monde163 , promeut une conception du phénomène de matérialité incompatible avec les acquis de
notre premier chapitre. Le champ d’occupation est traversé d’une
référence constitutive aux possibilités performatives qui régulent
la compréhension que le sujet possède de sa situation. Un objet
intentionnel quelconque ne se présente comme un corps que dans
la mesure où il s’intègre au réseau complexe de ce qui peut et doit
être fait, c’est-à-dire participe du régime d’intelligibilité de l’existence pratique. On ne saurait par conséquent accréditer l’identiication – ou même la subordination – par Husserl de la chose
163 – Husserl (1952), Ideen II, première section : La constitution de la nature
matérielle.
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matérielle à une structure phénoménale émancipée des intérêts
du sujet percevant, ni admettre qu’elle se maintient en l’état – son
sens continue de participer du champ d’apparitions – lorsque l’affairement pratique auprès du monde est mis en suspens. C’est à
l’étayage de cette position que nous allons nous attacher dans la
suite. Ce sera l’occasion de circonscrire plus précisément le sens
de la chose matérielle, le régime de rationalité que sa présentation
présuppose (ce que nous appellerons la rationalité performative),
et les mécanismes intentionnels qui président à sa présentation
dans la vie concrète de la subjectivité. Cette explication avec la
phénoménologie husserlienne nous permettra également d’assurer un fondement phénoménologique plus robuste à certaines des
afirmations formulées dans le premier chapitre, en particulier
quant à la connexion du phénomène de corps et de son installation dans l’espace. Et elle nous offrira de conduire une première
analyse méthodique du phénomène de résistance, et par là d’éclairer rétrospectivement les développements menés sur le champ
d’occupation. Nous nous sommes pour le moment très peu intéressés à l’expérience de la résistance, c’est-à-dire à l’épreuve en acte
de la tangibilité des corps dans le toucher. Il importe dès à présent
de combler cette lacune.
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vi. La MÉCanique de ConsTiTuTion
de L’objeT MaTÉRieL dans ideen ii
Le monde réal se constitue originairement par étages de telle sorte que la multiplicité des ‘sensualia’ (des
schèmes complets) s’édiie comme couche inférieure
dans l’unité de la forme spatiale. […] La réalisation
atteint alors son accomplissement de manière telle
que les ‘sensualia’ deviennent des états de choses réales ; le système des qualités réales se constitue, c’est-àdire un système de relations réciproques réglées des
‘sensualia’, sous le titre de causalité.
E. Husserl, Ideen II, 1952, § 18.c, p. 103 [p. 65].
§ 21. Le projet d’ideen ii : la déconstruction phénoménologique
de l’idée de nature
Husserl l’explique dès le début de l’ouvrage, l’enquête phénoménologique menée dans Ideen II porte sur la Nature, au sens de
l’objet que se proposent d’étudier les sciences de la Nature. Elle
vise à élucider « comment se détermine précisément la Nature et
la perception de la Nature, l’expérience de la Nature »164. Il s’agit
d’opérer une forme de destruction, au sens heideggerien165 , de la
conception de la réalité comme Nature qui sert de fondement aux
sciences, en mettant au jour l’attitude phénoménologique qui la
rend initialement possible et ne cesse de l’alimenter.
La réponse que Husserl apporte d’entrée de jeu à cette question, et qui déterminera le cours de l’ensemble de son analyse, est
que la Nature est le corrélat eidétique d’une attitude intentionnelle
qu’il appelle l’attitude théorique ou doxo-théorique166 . Cette attitude,
qui est celle du savant naturaliste, s’oppose à l’attitude axiologique
164 – Husserl (1952), § 1, p. 23 [p. 1].
165 – Heidegger (1927), § 6, [p. 22].
166 – Husserl (1952), § 2, pp. 24-25 [pp. 2-3].
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et pratique qui caractérise le rapport préscientiique au monde.
Mieux, elle présuppose sa neutralisation : « tous les prédicats que
nous attribuons aux choses sous les divers titres de l’agrément, de
la beauté, de l’utilité, de la convenance pratique, de la perfection,
doivent totalement être laissés de côté (les notions de valeurs,
biens, inalités, instruments, moyens, etc.). Ils ne concernent pas
le savant naturaliste, ils n’appartiennent pas à la nature au sens
où on l’entend. »167 La couche de sens à laquelle les sciences de la
Nature, dans la continuité de Galilée et de Descartes, réduisent
la réalité, ou en tout cas, celle où elles puisent les déterminations
leur permettant de délimiter ce qu’elles étudient sous le label de
Nature, est une abstraction obtenue en neutralisant les « intentions de l’ordre du sentiment [et] aperceptions provenant de l’intentionnalité du sentiment »168 , et celles associées à la dimension
pratique de l’existence : l’usage du monde. Le savant naturaliste,
explique Husserl, accomplit par conséquent une sorte de réduction phénoménologique lorsqu’il traite le monde comme ensemble d’objets et de processus naturels : il met entre parenthèses une
partie des attributs qui déinissent les objets dans la vie préscientiique, pour ne retenir que « la couche de la simple ‘choséité’ [Sachlichkeit] »169. « Ainsi dans cette attitude théorique pure ou épurée,
nous ne faisons plus l’expérience de maisons, de tables, de rues,
d’œuvres d’art, nous faisons l’expérience de choses [Dinge] simplement matérielles et, quant à celles qui sont chargées de valeur,
nous ne faisons l’expérience que de leur couche de matérialité spatio-temporelle »170.
Le problème que nous évoquions précédemment (cf. § 20) n’a
pas trait à cette conception de l’attitude intentionnelle à laquelle
s’alimente l’idée de Nature, ni d’ailleurs plus généralement à l’entreprise d’Ideen II, parfaitement légitime dans le cadre de la phénoménologie. Il réside en revanche dans l’idée, qui en découle, que
les « prédicats de la sphère pratique » précédemment évoqués ne
remplissent qu’une fonction secondaire dans la constitution des
choses matérielles, donc dans l’afirmation de leur caractère pré167 – Husserl (1952), § 1, p. 24 [p. 2].
168 – Husserl (1952), § 11, p. 51 [p. 25].
169 – Husserl (1952), § 11, p. 51 [p. 25].
170 – Husserl (1952), § 1, pp. 51-52 [p. 25].
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la mécanique de constitution
de l’objet matéRiel dans ideen ii
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dicatif, précisément. Cette idée renvoie à deux propositions d’Ideen
II : (i) la couche des prédicats pratiques est fondée intentionnellement sur une couche de sens édiiée indépendamment de celle-ci,
et autonome à son égard : ce que Husserl appelle le schème sensible ou parfois le fantôme ; (ii) le mécanisme de spatialisation, qui
permet de situer les objets à distance du corps propre, opère de
prime abord sans référence à la vie pratique, un espace de nature
essentiellement spectaculaire servant de fondement à la constitution de l’espace habité de l’attitude naturelle, l’attitude de l’homme
affairé à accomplir son existence parmi les choses et les êtres sensibles171. C’est cette thèse, qui présente l’opération de constitution
de la matérialité comme indépendante de l’opération de valuation
de l’étant dans un horizon performatif, qui est contestable. Et elle
est contestable, non pour des raisons extrinsèques, mais pour des
raisons intrinsèques à la phénoménologie : elle est tout bonnement fausse du point de vue de la méthode de description phénoménologique accréditée par Husserl. La couche dite de la simple
choséité (Sachlichkeit) n’est pas édiiée indépendamment des actes
de valuation pratiques qui forment l’infrastructure du rapport au
monde quotidien. Au contraire, elle en constitue sans doute le
plus éminent produit.
§ 22. Le schème sensible comme objet spatial primaire
L’idée que les signiications d’ordre pratique ne jouent qu’un
rôle auxiliaire dans la constitution des corps étant directement
liée à la position que Husserl attribue au schème sensible dans
l’étagement des couches de sens impliquées dans le phénomène
de corps, une juste compréhension de celle-ci nécessite en premier
lieu de considérer l’analyse qu’il propose du schème sensible.
Le schème sensible172 se déinit en premier lieu par son immatérialité. Plus précisément, il correspond à une structure spatio171 – Conception que nous avons commencé de critiquer au § 18.
172 – Husserl parle également de « spatium sensible [Sinnenräumliche] » (Husserl, 1952, § 10, p. 47 [p. 22]). Dès Chose et espace, Husserl avait développé la
notion de schème sensible ou schème spatio-temporel, et l’essentiel des distinctions qu’il lui associera dans Ideen II. Voir en particulier le recueil de notes
intitulé « Sur la théorie des niveaux de la donnée-de-chose », manifestement rédigé en
1910 (appendice II de Chose et espace). De même, la réduction phénoménologique qui permet d’accéder à la couche du schème sensible est déjà présentée
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temporelle qualitativement remplie, dépourvue (a) de toute couche de signiication d’ordre performatif : l’usage qui peut être fait
des objets ; mais plus radicalement (b) de toute qualité matérielle : impénétrabilité, solidité, densité, poids, etc. Les propriétés et
comportements que l’objet est susceptible de manifester lors d’interactions avec d’autres objets n’y sont absolument pas représentées. Le schème sensible occupe le champ phénoménal à travers le
remplissement d’une certaine étendue et possède une coniguration géométrique déterminée : une forme tridimensionnelle, mais
cette forme est dépourvue de remplissement matériel. Il s’agit
d’« une pure donnée spatiale sans aucune couche d’appréhension
relevant de la matérialité »173. Dans le registre visuel, le schème
sensible (optique) correspond ainsi à « une forme pure sans autre
remplissement que la couleur » et « sans la moindre relation avec
les moments de la ‘matérialité’ et donc avec des déterminations
causales-réales de quelque type que ce soit »174.
Le schème sensible ne correspond pourtant pas à un pur
contenu extensif évanescent, donné dans la ténuité d’une intuition : il ne s’agit pas d’une simple forme colorée apparaissant de
manière fugitive dans le champ optique, ou encore d’une sensation
de forme ou de couleur. Bien qu’il soit dépourvu de remplissement matériel, le schème sensible a déjà toutes les caractéristiques
d’une structure objective. Il se manifeste comme unité perdurant
dans le lux du temps à travers une série d’apparitions, qui sont
autant d’esquisses de sa forme, et il ne peut par principe se montrer que sous une seule face à la fois : sa manifestation est intrinsèquement perspective. Le schème sensible est l’unité synthétique
d’une multiplicité. Il constitue déjà le produit d’une première synthèse d’uniication, par laquelle différents contenus d’exposition
sont rattachés les uns aux autres en recevant le sens de différentes
sous une forme essentiellement analogue à celle proposée dans Ideen II (cf.
Husserl, 1907, Appendice II, pp. 395-396 [pp. 341-342]). Pour cette raison, nous
n’hésiterons pas dans la suite à émailler notre exposition de références à Chose
et espace, lorsque les descriptions et explications sont plus claires, plus précises
ou plus détaillées que dans Ideen II.
173 – Husserl (1952), p. 68 [p. 37].
174 – Husserl (1952), p. 47 [p. 22].
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de l’objet matéRiel dans ideen ii
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apparitions d’une forme spatiale unique présentée sous différentes perspectives175.
Husserl distingue par ailleurs deux moments dans le schème
sensible, correspondant aux composantes de forme et de matière :
(1) le schème spatial, qui correspond à sa igure, prise abstraction faite
de tout remplissement qualitatif, soit « la pure et simple forme corporelle [körperlich] (l’extension sans remplissement sensible) »176 , et
possiblement considérée sur une portion donnée de temps (d’où
l’appellation parfois utilisée par Husserl de schème spatio-temporel) ; (2) le remplissement qualitatif du schème (principalement par
des déterminités visuelles et tactiles). Ce remplissement qualitatif,
appelé « plein sensible » dans Chose et espace, correspond, dit Husserl, à « un complexe de propriétés fondamentales, constituant
la chose […] à titre primaire […], propriétés telles que couleur,
rugosité et poli, et ainsi de suite. »177 Husserl parlera parfois de
fantôme de chose (Dingphantom) ou de schème complet (Vollschema),
pour indiquer la prise en considération de ces deux composantes du schème178 . Mais la notion de fantôme sera surtout utilisée dans Ideen II pour référer à des objets dépourvus de matérialité
(hologrammes, stéréogrammes, etc.), et en général de manière à
marquer que leur structure schématique est comme en défaut de
remplissement matériel.
175 – « Le schème est lui-même déjà une unité de manifestation, plus exactement : une unité dans la multiplicité des esquisses. Le schème spatial pur
est la pure et simple forme corporelle [körperlich] (l’extension sans remplissement sensible), qui, nécessairement et perpétuellement, n’est donnée que de
façon unilatérale, dans l’intuition empirique. Dans la manifestation originaire,
la forme se présente sous une multiplicité de faces données originairement,
sous une multiplicité d’aspects que nous pouvons à tout moment saisir par
une conversion appropriée du regard (conversion qui, en détournant le regard
spirituel de l’attitude normale sur la chose même, le reporte sur sa forme,
j’entends sur ses aspects, ses modes d’apparition, ses faces apparaissantes). »
(Husserl, 1952, § 32, p. 185 [p. 127]) Voir également Husserl (1952), § 9, p. 45
[p. 20] et § 10, p. 47 [p. 22].
176 – Husserl (1952), § 32, p. 185 [p. 127].
177 – Husserl (1907), Appendice II, pp. 395-396 [p. 342].
178 – Husserl (1907), Appendice II, p. 396 [p. 343].
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Résistance et tangibilité
22a. Les étapes de la réduction permettant
de dégager le schème sensible
Le dégagement phénoménologique du schème sensible comme couche intuitive au fondement de l’objectivité spatiochosique
requiert l’exercice d’une série de réductions. Le sujet réléchissant
doit suspendre l’accomplissement de certains actes de constitution, situés au plan supérieur dans l’étagement des couches de
sens, actes spontanément réalisés dans l’attitude naturelle. Ainsi,
l’analyse du schème sensible proposée à partir du § 10 d’Ideen II,
et à peu près jusqu’au § 15.b, suppose d’une part (1) la neutralisation des signiications d’ordre pratique et axiologique : il faut
s’abstenir d’appréhender la chose comme destinée à tel usage,
utile ou inutile, issue de tel processus de fabrication, provenant
de tel lieu, faite avec tel matériau, appartenant à un tel, etc. Et elle
suppose d’autre part (2) la neutralisation de toutes les références
que le phénomène de chose entretient avec ce que Husserl appelle
les « circonstances ». Celles-ci comprennent (a) les références au
sujet percevant179, en particulier à sa situation kinesthésique et à
la fonction de centre de référence spatial (point zéro) que remplit
le corps propre pour toute apparition de chose180. Cette référence,
bien que généralement inaperçue, enveloppe toujours la conscience perceptive de l’objet : l’objet étant toujours situé à telle distance
et dans telle orientation, son phénomène intègre une référence
à la posture et position de notre corps dans l’espace : là où nous
nous trouvons et d’où nous le percevons. Et elles comprennent
(b) les connexions causales que la chose entretient (ou est susceptible d’entretenir) avec l’environnement, par exemple à la lumière ambiante ou aux actions mécaniques imprimées par d’autres
objets. Analyser la constitution du schème sensible, c’est prendre
« le corps tout d’abord comme indépendant de toute conditionnalité causale, simplement comme une unité qui se présente de façon
visuelle ou tactile par l’entremise de multiplicités de sensations, en
tant que dotée d’une teneur interne de traits caractéristiques »181.
Pour comprendre précisément à quoi la notion husserlienne
de schème sensible réfère, on peut tenter de pratiquer soi-même
179 – Husserl (1952), § 18, p. 91 [p. 55].
180 – Husserl (1952), § 41.a, pp. 223-224 [pp. 158-159].
181 – Husserl (1952), § 15.b, p. 71 [p. 40].
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la neutralisation progressive des couches de sens permettant au
schème sensible d’apparaître dans sa pureté.
Soit ce cendrier en verre posé devant moi. Je peux le voir
comme cet objet familier que j’ai acheté il y a quelques années, et
dont je fais quotidiennement usage. Il est là sur la table, j’y dépose mes cendres. C’est sa place habituelle, il n’en change guère, et
quand exceptionnellement il ne s’y trouve pas, c’est que quelqu’un
l’a déplacé, généralement pour le vider et le nettoyer. Ma femme
ne l’apprécie guère, non que l’objet lui déplaise en soi, mais parce
qu’il est souvent plein et sale.
On a là une constellation de signiications qui contribuent
toutes à leur manière à déterminer l’identité du cendrier que je
perçois, à en faire le cendrier dont je suis familier. Ces signiications font corrélat à un ensemble d’actes de valuation complexes, pratiquement toujours inaperçus, qui œuvrent sans que j’ai
besoin (moi, l’ego) de les prendre en charge, d’ordre axiologique
(jugement de valeur, d’intérêt, esthétique) et pratique, pour mentionner ceux que décrit Husserl, mais pouvant également faire
corrélat à des actes d’historicisation par exemple (l’objet est envisagé
depuis son histoire, notamment l’histoire de sa production ou de
son acquisition), ou plus généralement des actes de contextualisation
(l’objet est mis en scène dans un certain contexte : on l’appréhende par exemple en se référant à celui à qui il appartient, ou
en l’associant à la catégorie d’objets dont il relève). Ces actes forment la couche supérieure dans l’étagement des constitutions qui
contribuent à déterminer les objets, tels qu’ils nous apparaissent
avec leur sens. « Supérieur », au sens où ils s’édiient sur des actes
plus fondamentaux, qui ne dépendent pas d’eux (la dépendance
est unilatérale).
Si je veux accéder à la couche de sens immédiatement inférieure
dans l’ordre de constitution, je dois m’abstenir de mettre en relief
le cendrier là présent avec toutes ces signiications. Je dois cesser
de l’évaluer, de le percevoir dans l’orbe de l’usage ou de l’histoire,
pour tenter de le considérer comme une pure chose positionnée dans
l’espace – ce qu’il est aussi en un sens. On en conviendra, réaliser
une telle opération n’est pas trivial, car les signiications en question sont généralement mises en place, comme nous l’indiquions
à l’instant, sans que l’ego ait à intervenir de manière expresse,
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sans qu’il ait à évaluer, juger, imaginer, se remémorer. Leur constitution se déroule de manière passive, pour reprendre le concept
husserlien. Si néanmoins nous y parvenons, on se trouve face à
une situation que l’on peut décrire de la manière suivante : il y a
là un simple objet matériel, il occupe telle position et possède un
ensemble de propriétés comme une forme, des dimensions, il est
froid et lourd, et est fait d’un matériau solide impénétrable. Cette
couche de sens est la couche de la chose matérielle (res materialis). Et c’est sur elle que les signiications précédemment évoquées
s’établissent. Il faut une chose matérielle pour qu’il y ait des signiications relatives à l’intérêt, l’usage et l’histoire. On ne possède
sinon que des prédicats sans sujet.
Mais je peux encore faire un pas supplémentaire dans l’abstraction. Au fond, alors que je détaille le cendrier du regard, toutes
ces propriétés que nous évoquions précédemment ne m’apparaissant pas réellement et directement. Je sais que le cendrier est froid
et lourd, je sais qu’il est fait de verre et peut se briser s’il subit un
choc. Mais pour le moment – je me contente d’observer le cendrier,
je ne le manipule pas –, je n’ai aucune expérience directe de ces
propriétés, aucun accès de première main à elles. Je présume que le
cendrier les possède, de sorte qu’il les manifestera si des circonstances adaptées se présentent. Mais ces propriétés n’apparaissent
pas. Si l’on s’en tient à ce qui est effectivement donné dans mon
expérience à cet instant précis, il nous faut admettre que le cendrier apparait uniquement comme une forme visuelle présentant
un certain aspect, qui se modiie quand je me déplace et occupe
une position donnée dans l’espace visuel (mais également dans le
champ tactile, si j’engage un contact avec l’objet). Cette structure
spatiale, c’est précisément ce que Husserl appelle le schème sensible.
Le schème sensible est ce qui reste du phénomène d’objet une fois
qu’on a fait abstraction de tout ce qui n’apparait pas directement.
Il est le véhicule qualitatif du phénomène d’objet. Et bien que
le cendrier m’apparaisse à chaque instant comme étant plus que
son schème sensible, comme cet objet d’usage lourd et froid, qui
rappelle à ma femme que je fume trop, seul son schème sensible
est proprement donné dans un lux d’apparitions. Tout le reste est
surimposé sur le schème, appréhendé, comme dit Husserl, et non
pas donné.
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22b. L’objet stéréoscopique, modèle de schème sensible concret
La situation paradigmatique que Husserl évoque dans Ideen II
pour rendre compte de la complexion phénoménale typique du
schème sensible est l’expérience visuelle des objets stéréoscopiques182 . Son évocation a manifestement une double inalité dans
l’argumentation de Husserl : (1) montrer en quoi consiste l’immatérialité du schème sensible, objet spatial uniquement caractérisé
par un remplissement qualitatif ; (2) montrer que le phénomène de
schème sensible n’est pas un objet idéal, produit par une démarche
d’abstraction et d’idéalisation pour servir l’enquête phénoménologique, mais un type d’objets dont nous pouvons faire concrètement l’expérience, même dans l’attitude naturelle, immergée dans
une réalité non réduite. Le schème sensible a dans cette mesure
un statut théorique différent d’entités telles que les atomes et les
trous noirs en physique, qui ne sont pas des objets dont on peut
faire une expérience directe, et dont les propriétés peuvent donc
être l’objet d’une validation immédiate dans l’intuition, mais des
objets idéaux, des ictions théoriques remplissant une fonction
régulatrice et heuristique, forgées pour les besoins de l’explication
et de l’enquête scientiique.
Le principal trait distinctif de l’objet stéréoscopique est son
absence de matérialité. Comme les objets matériels, il possède un
aspect visuel : une forme, une couleur, etc. Mais cet aspect n’est
pas appréhendé comme l’apparence d’une chose matérielle située
dans l’espace devant nous. Quand nous faisons usage d’un stéréoscope, nous dit Husserl, ce que nous voyons est « un corps dans
l’espace183 , pour lequel, en ce qui concerne sa forme, sa couleur
et aussi son aspect lisse ou rugueux, ainsi que d’autres déterminations d’ordre semblable, on peut poser des questions douées
de sens, lesquelles peuvent donc trouver une réponse conforme
à la vérité, comme par exemple en ces termes : ceci est une pyramide rouge, rugueuse. » En revanche, « la question de savoir
182 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36].
183 – Husserl aurait sans doute dû choisir de ne pas faire usage du terme
« corps » pour qualifier ce type d’objet, la notion de corps intégrant, dans les
conceptions classiques, la qualité de matérialité. Parler d’objet stéréoscopique
semble moins équivoque à cet égard. L’objet stéréoscopique est un objet spatial, mais non un objet matériel, il ne s’agit pas d’un corps.
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si cela est lourd ou léger, élastique, magnétique, etc. n’a aucun
sens, mieux : n’a plus aucun ancrage dans le sens de perception.
Nous ne voyons en fait aucune chose matérielle. Le groupe tout
entier des déterminités matérielles fait défaut dans la teneur de
sens de l’aperception que nous avons accomplie […]. »184 Alors
que l’aspect visuel des objets physiques ordinaires sert de sol à la
visée présomptive de leurs propriétés matérielles (la rigidité de tel
objet se précède dans l’aspect visuel de sa surface, qui annonce un
certain matériau : du verre, du carton, du plastique), l’aspect des
objets stéréoscopiques n’endosse aucune fonction de cette sorte.
On a là un objet qui se trouve pour ainsi dire réduit à l’apparence
qu’il présente, comme s’il n’y a avait rien « derrière ». On est donc,
précise Husserl, dans une situation bien différente des situations
de perception où les propriétés matérielles, bien que n’étant pas
l’objet d’une saisie actuelle, sont néanmoins co-visées, c’est-à-dire
appréhendées comme actualisables185. Husserl ajoutera que c’est
également de cette manière « que nous voyons un arc-en-ciel, le
ciel bleu, la lumière du soleil, etc. »186 , exemples sur lesquels nous
aurons à revenir (voir infra, § 26 et § 27).
Il importe de le noter, si l’appréhension présomptive des propriétés matérielles se trouve ici totalement neutralisée, c’est que
les possibilités et procédures qui permettent à ces propriétés de se
manifester sont indisponibles et en tout cas posées comme telles.
Ainsi, je ne me rapporte pas aux objets stéréoscopiques comme
à des choses saisissables, susceptibles d’opposer de la résistance à
mon corps – ou à un autre corps –, d’être inertes ou lourdes. Je ne
peux tout simplement pas m’avancer vers ces objets, je ne suis pas
avec eux dans l’espace. Toutes ces possibilités sont d’emblée marquées comme indisponibles, et ce, non pour des raisons qui pourraient être invalidées dans d’autres circonstances (pour le moment
je suis immobilisé, et ne peux me saisir de l’objet, mais je le pourrai dès que j’aurai recouvré ma liberté motrice), mais de manière
principielle : par principe, l’espace où se disposent les objets stéréoscopiques interdit l’interaction entre les corps, il interdit le champ
entier des comportements auquel réfère le concept de matérialité.
184 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36].
185 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 66-67 [pp. 36-37].
186 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
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Et c’est justement parce que cet horizon performatif est neutralisé que l’objet
stéréoscopique ne se présente pas à nous comme un corps.
Ces considérations, qui suggèrent un lien essentiel entre la
matérialité de l’objet perçu et son appréhension comme situé dans
un espace où nous nous trouvons nous-mêmes installés, où nous
pouvons par conséquent intervenir, sont toutefois, nous le verrons,
absentes des analyses que propose Husserl. Cette absence n’est
pas anodine, elle a trait à un parti-pris fondamental de la phénoménologie husserlienne, que Heidegger avait déjà largement
dénoncé : celui de fonder le réseau de valeurs qui font la teneur
du monde habité quotidien sur un squelette de monde édiié sans
qu’intervienne aucun intérêt, ou dont le seul motif est d’ordre
cogitif (voir mieux, savoir plus). De sorte qu’une subjectivité totalement déconcernée, qui n’aurait intérêt à rien (si tant est qu’il
ne s’agisse pas là d’une antithèse), pourrait faire l’expérience d’un
univers à peu de choses près identique au nôtre : il y aurait pour
elle des choses, de la matière et de l’espace.
§ 23. L’opération d’appréhension réalisante et l’inscription du
schème sensible dans le réseau des causalités mondaines
Si le schème sensible représente la couche fondatrice du phénomène de chose matérielle, celle-ci, prise dans sa plénitude de
sens, lui est pourtant irréductible. « Un corps spatial ayant un remplissement qualitatif n’est pas encore, par le seul remplissement
qualitatif dans son extension, pleinement une chose, n’est pas
encore une chose au sens usuel d’un réal matériel »187. Le schème
sensible doit encore être appréhendé « en tant que chose matérielle »188 . Il doit recevoir un remplissement matériel pour igurer
une chose réale. Cette opération est assurée par une classe d’actes
ressortissant d’un étagement supérieur dans l’ordre de constitution, auquel Husserl donne le nom d’appréhension réalisante.
La description que Husserl propose de cette opération dans
Ideen II peut étonner au premier abord, car elle conduit à une identiication pure et simple de la matérialité – elle-même assimilée à
la réalité : objet réal et objet matériel sont dès lors de purs synonymes – et de l’inscription causale. Le mécanisme d’appréhension
187 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
188 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
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réalisante consiste en effet pour Husserl dans l’appréhension du
schème sensible comme inscrit dans un réseau de connexions causales.
Constituer un objet comme chose matérielle, c’est l’appréhender comme pris dans la causalité du monde, subissant les actions
des autres corps et exerçant une action sur eux189. Par principe,
la réalisation (Realisierung) du schème ne peut donc se faire sous
forme d’appréhension isolée, elle intègre nécessairement l’appréhension contemporaine des circonstances, et l’appréhension de la
connexion fonctionnelle du schème à ces dernières190. Tant qu’on
ne tient pas compte de la connexion aux circonstances, rien ne
peut offrir de distinguer la chose matérielle du simple fantôme191.
Pour décrire le fonctionnement de l’opération d’appréhension réalisante, Husserl prend l’exemple de l’action de la lumière
ambiante sur l’aspect visuel des objets. « Sous un éclairage changeant, donc en rapport avec une autre chose qui l’éclaire, la chose
semble constamment différente, et ceci pas n’importe comment,
mais de façon déterminée. »192 L’aspect que présente la chose se
modiie de manière systématique avec les changements d’éclairage. Pourtant, poursuit Husserl, à aucun moment, nous n’avons
le sentiment d’une altération réelle de l’objet. « Nous faisons l’expérience d’une chose qui reste la même, pour ce qui est de ses
propriétés optiques, lesquelles persévèrent dans leur unité et leur
détermination, en dépit du changement de l’éclairage […]. L’unité
traverse de part en part les schèmes en tant qu’ils sont des schèmes
dont le remplissement consiste dans la couleur. »193 Or, c’est précisément l’appréhension de la dépendance fonctionnelle du schème
optique de l’objet vis-à-vis de l’éclairage qui nous permet de poser
la permanence des propriétés dans le changement. C’est parce que
nous appréhendons les « séries déterminées de modiications » par
lesquelles passent les schèmes comme « ‘dépendants’ des ‘circons189 – Husserl (1952), § 30, p. 182 [p. 124]. Voir également Husserl (1952),
§ 15.c, p. 72 [p. 41].
190 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41] et § 16, p. 83 [p. 50].
191 – Husserl (1952), § 15.b, p. 71 [p. 40].
192 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41].
193 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42].
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tances réales’ y afférentes », que ces « schèmes […] sont donnés à
l’expérience en tant qu’annonçant une seule et même chose »194.
Le raisonnement de Husserl peut se comprendre de manière
négative : imaginons que nous observions un objet et que la luminosité se mette soudain à décliner, parce que le ciel se voile. Tant
que nous n’appréhendons pas la responsabilité des changements
de lumière ambiante dans les changements de couleur affectant
l’objet, celui-ci nous semblera subir une altération réelle (réale,
dirait Husserl) de sa propriété de couleur, déteindre pour ainsi
dire. On peut avoir une impression de ce genre lorsqu’un objet est
éclairé par une source de lumière dont nous n’avons absolument
pas remarqué la présence : si la lumière émise par cette source se
modiie, par exemple décline, la couleur de l’objet paraitra s’altérer, comme s’il se fanait. Mais plus radicalement, si la connexion
aux circonstances n’est pas prise en compte, nous serons dans l’incapacité de mettre un changement de couleur affectant le schème
sensible au compte de la lumière ambiante (les circonstances de
perception) ou au contraire d’une altération effective de la propriété
de couleur de l’objet. Faire cette distinction n’aura tout simplement pas de sens. Ce que l’appréhension de la connexion schématique aux circonstances permet, c’est la constitution d’un changement qui n’est pas altération. Les propriétés optiques de la chose
se maintiennent inaltérées en dépit du changement d’éclairage195.
Et tant que nous n’appréhendons pas la connexion fonctionnelle
entre la lumière ambiante et les remplissements de couleur des
schèmes sensibles, plus précisément : la responsabilité des changements de lumière ambiante dans les changements de couleur des
schèmes, l’objet ne peut se voir attribuer de couleur propre, au sens
d’une propriété permanente de sa surface, susceptible de subir des
altérations ou de se maintenir en l’état, d’apparaître différemment
selon l’éclairage quoique n’ayant en elle-même pas changée.
Aussi longtemps qu’on s’en tient à la couche du schème sensible, on est donc confronté à un monde spectacle, un univers
de pures formes, d’apparences qui ne sont apparences de rien.
L’idée de propriété n’y a aucune place, car les structures apparaissantes ne sont pas des substances. On est encore « dans le lux
194 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41].
195 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42].
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éternel »196 , comme dit Husserl : des formes spatiales remplies de
divers pleins sensibles sont animées de changements, mais rien ne
permet d’attribuer à ces formes des propriétés matérielles, qu’on
pourrait considérer comme se maintenant ou au contraire s’altérant dans ces changements.
L’opération d’appréhension réalisante conduit par ailleurs le
schème sensible à assurer une fonction de manifestation d’état : il
acquiert le sens d’une manifestation de l’état réal de la chose dans les
circonstances présentes (en ce moment précis, la chose se trouve dans tel état)197. C’est cette fonction qui permet de parler de
dépendance causale à l’égard des circonstances réales, et non de
simple dépendance fonctionnelle, comme lorsqu’on s’en tient au seul
niveau de description du schème198 . La dépendance fonctionnelle
peut en effet correspondre à une simple covariation, sans que les
changements affectant un terme (le schème où s’exposent les circonstances) soient appréhendés comme déterminant ceux qui affectent l’autre terme (le schème matérialisant l’objet perçu), comme
c’est le cas dans le cadre d’une connexion proprement causale. Par
principe, les changements affectant un schème sensible ne peuvent être considérés comme déterminant causalement les changements d’un autre schème. Au niveau de description du schème
sensible, seuls interviennent des systèmes de covariation, mais
non de la causalité199.
§ 24. La subordination intentionnelle du phénomène de chose
matérielle au schème sensible
Une dernière remarque est nécessaire avant d’entamer la phase
proprement critique de notre analyse. Le rôle que Husserl fait jouer
au remplissement matériel dans la constitution des corps relativise
en un sens la fonction que le schème sensible remplit dans leur
phénomène. Le schème sensible est bien la couche architectonique sur laquelle s’établit l’apparition des choses matérielles, il n’est
toutefois pas sufisant pour identiier ces choses dans leur sens
propre. Le schème sensible n’est précisément que l’étoffe qualita196 – Husserl (1907), Appendice II, p. 399 [p. 345].
197 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 74-75 [p. 43].
198 – Husserl (1952), § 31, pp. 183-184 [p. 126].
199 – Husserl (1952), § 32, p. 189 [p. 131].
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tive du phénomène de chose, « ce qui signale la chose », comme
dit Paul Ricœur, « mais la matérialité [reste] son attribut essentiel »200. « L’attribut eidétique le plus englobant de l’être matériel
[n’est donc] pas la simple étendue », comme le prétend Descartes,
« mais bien la matérialité, dans la mesure où celle-ci requiert en
elle-même une étendue spatiale aussi bien que temporelle »201.
Cette prise de distance apparente vis-à-vis de la conception
cartésienne des corps ne doit cependant pas oblitérer une autre
afirmation tout aussi essentielle de Husserl, à savoir que le phénomène de corps est intentionnellement subordonné au schème sensible. Husserl
conçoit en effet un ordre de priorité net entre ces deux couches
de sens : la couche de la matérialité est fondée sur la couche du
schème sensible, de sorte que la seconde peut exister sans la première (il s’agit alors d’un pur et simple fantôme, à l’instar des images stéréoscopiques analysées plus haut : une apparition sensible
dépourvue d’inscription dans la réalité matérielle), mais en aucun
cas l’inverse. « Rien ne serait changé dans le donné ‘proprement
dit’, si la couche toute entière de la matérialité était rayée de l’aperception.
Ce qui est, en fait, pensable. Dans l’expérience originelle, dans la
perception, un ‘corps’ [Körper] est impensable sans une qualiication sensible, mais le fantôme est donné originellement et par là
il est également pensable sans les composantes de la matérialité,
alors que celles-ci, quant à elles, n’ont aucune autonomie. »202 La
couche de la matérialité est intentionnellement tributaire de l’étendue qualiiée : aucun corps ne peut apparaître sans soubassement
sensible. « Les déterminités spéciiquement matérielles sont fondées dans celles qui sont saisies sous le titre de ‘pur schème’ et […]
elles en sont en même temps séparables unilatéralement. »203
Le raisonnement de Husserl repose, ici comme ailleurs, sur
la distinction entre donation en original (et présence originaire :
200 – Ricœur (1951), p. 365. Ricœur ajoute : « autrement dit, l’extension ne
peut manquer sans que manque la chose, et pourtant l’extension qualifiée n’est
pas encore chose, mais seulement, comme on dira, ‘fantôme’. » (Ibid.).
201 – Husserl (1952), § 12, p. 57 [p. 29]. « Toute chose sensible requiert par
sa donnée même (donc en permanence, cela ne pouvant lui être ôté) un corps
spatial rempli […] comme élément fondamental de son essence ». (Husserl,
1952, § 15.b, p. 67 [p. 37]).
202 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
203 – Husserl (1952), § 21, p. 142 [p. 95].
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Urpräsenz) et appréhension204 , distinction à laquelle renvoie l’idée
d’un ordre de fondation (Fundierung) des couches de sens, que doit
permettre de faire ressortir le travail d’analyse phénoménologique. Husserl le précise dès Chose et espace, le schème sensible ou
schème complet (Vollschema), à savoir « le schème spatio-temporel,
pris avec son plein sensible […] comprend ce qui, de la chose, est
intuitionnable de façon sensible […] ; non pas tout ce que nous
‘voyons’ en tant que donné dans une perception, mais tout ce
que nous avons (bekommen) à voir, à saisir de façon sensible, en
un sens plus étroit. »205 Autrement dit, seuls relèvent du schème
sensible les contenus donnés – les contenus extensif primaires, qui
font l’objet ou peuvent faire l’objet d’une perception (Perzeption)
effective –, et seul le schème sensible est l’objet d’une donation en
original (se « montre », comme dit Husserl), les composantes matérielles de l’objet ne sont de leur côté qu’appréhendées, sur la base de
cette extension qualiiée. « Dans la perception [Wahrnehmung], ce qui
des changements chosiques, c’est-à-dire des changements dans la
teneur propre à la chose apparaissante, parvient pour nous à la
perceptio [Perzeption] effective, ce sont seulement des développements
continus de schèmes sensibles »206 . La chose, considérée dans sa
matérialité, « ne se ‘montre’ pas, elle ne nous fait pas face à proprement parler, elle ne parvient pas à une donnée originelle »207.
C’est pourquoi lorsque nous percevons un corps, cela qui est proprement donné – le schème sensible – pourrait aussi bien exposer
« un pur ‘fantôme’ »208 . « Les fantômes aussi […] peuvent, en tant
que fantômes, se mouvoir, se déformer, se modiier qualitativement quant à la couleur, à l’éclat, au son, etc. »209.
204 – Sur la notion d’appréhension, voir Husserl (1907), § 15, p. 69 [pp. 4546].
205 – Husserl (1907), pp. 396-397 [p. 343].
206 – Husserl (1952), § 15.b, p. 68 [p. 37].
207 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]).
208 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]).
209 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]).
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vii. Les LiMiTes de L’anaLyse
HusseRLienne de La MaTÉRiaLiTÉ
Un corps dépourvu de résistance serait une ombre,
une image relétée dans un miroir, un irréel. Les corps
ont la capacité de résister, c’est dans cette mesure seulement qu’ils sont réaux dans la causalité réale.
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Husserliana XV, 1934, p. 652.210
§ 25. organisation de notre discussion critique
L’analyse que Husserl propose de la constitution de la chose
matérielle, bien que convaincante à première vue, et témoignant
de la plus grande rigueur méthodologique, prête en vérité le lanc à
un ensemble de critiques qui, si on les prend au sérieux, entrainent
un véritable effondrement de son édiice. Husserl manque certains
moments essentiels de la mécanique qui sous-tend la constitution
de la matérialité, et ses descriptions ne rendent pas justice à sa
véritable nature. De manière plus radicale, son analyse est minée
par une série de partis-pris méthodologiques et philosophiques,
qui, en la détournant des objectifs initiaux de la phénoménologie,
la conduisent à méconnaître le sens de la chose matérielle, autant
que les principes et mécanismes présidant à sa constitution.
La critique que nous proposons porte principalement sur trois
afirmations de Husserl, exposées dans les sections précédentes :
(i) l’idée que les déterminités matérielles sont fondées sur la couche
du schème sensible, donc, ce qui en est un corollaire, que la matérialité ne peut apparaître que comme remplissement d’un schème
210 – Nous traduisons : « [Ein Körper ohne Widerstand wäre] ein Schatten, ein Spiegelbild, ein Irreales. Körper haben Widerstandskraft, nur so sind
sie realen in realer Kausalität. » (extrait du chapitre « Einfühlungsproblem:
<Die Apperzeption Meines Leibes als Eines Körperlichen Dinges als Voraussetzung der Einfühlung – Die Verräumlichung des Leibes Durch die Einfühlung> <Wohl 1934> », cité dans Kaiser, 1997, p. 66).
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sensible, à travers l’appréhension (Auffassung) d’un schème sensible apparaissant ; (ii) l’identiication du remplissement matériel
à l’inscription du schème dans des réseaux de causalité, et l’idée
corrélative que la fonction du corps propre dans la constitution
de la matérialité est, dans le rapport haptique aux choses matérielles, analogue à la fonction des circonstances causales dans la
constitution des déterminités réales ; (iii) l’idée d’une autonomie
des structures phénoménales de chose matérielle et de schème
sensible vis-à-vis du système de rationalisation promu par l’engagement pratique du sujet, donc l’afirmation du maintien de l’effectivité phénoménale de ces structures dans des situations où
l’infrastructure d’intérêts pratiques qui sous-tendent ordinairement notre expérience de l’étant a été neutralisée.
Deux phases peuvent par ailleurs être distinguées dans notre
entreprise critique : (1) une phase de critique interne à la phénoménologie de Husserl, qui consiste à en déceler les inconsistances et
les limites, sans remettre en cause les décisions méthodologiques
et présupposés philosophiques de ses descriptions (§ 26 à § 31) ;
(2) une phase de critique externe, qui interroge la légitimité de ces
présupposés en cherchant à évaluer leur bien-fondé phénoménologique (§ 32 à § 39). Ce second moment critique est bien entendu
plus radical, et en un sens plus décisif, que le premier. Ces deux
moments ne sont cependant pas étanches : nous verrons que les
limites internes aux descriptions husserliennes de la constitution
des corps mettent déjà en cause certains des présupposés que la
critique externe prend pour cible.
§ 26. Les conséquences de l’identification de la matérialité
à la disposition à participer à des connexions causales
Nous l’avons vu, Husserl identiie la matérialité de l’objet à son
insertion dans le réseau des causalités mondaines. L’appréhension
réalisante, qui permet au schème sensible d’exposer un objet réalmatériel, consiste dans l’appréhension du schème comme participant ou pouvant participer à des connexions de causalité, parmi
lesquelles les connexions où se révèlent les qualités mécaniques.
Cette identiication sans reste de la matérialité et de l’inscription causale est-elle légitime ? S’agit-il d’une élucidation pertinente,
capable de rendre compte des mécanismes intentionnels à l’œuvre
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dans la constitution des corps, et des rapports fonctionnels entre
les différents types d’actes impliqués ? Nous sommes convaincu
du contraire. L’identiication de la matérialité à « un système des
actions réciproques », un système de « relation causale formelle »,
comme dit Dominique Pradelle211, est phénoménologiquement
problématique. Elle conduit à éclipser des distinctions de sens
et des moments de la mécanique de constitution de la matérialité
essentiels, et sans lesquels le phénomène de corps, dans son sens
comme dans ses conditions de possibilité, devient tout bonnement inintelligible.
26a. Le statut équivoque du fantôme
L’insufisance des analyses qu’Ideen II propose de la matérialité ressort en premier lieu des équivoques constantes qui règnent
autour du statut phénoménologique du fantôme. Tantôt en effet
(i), Husserl fait usage du concept de fantôme pour parler du simple
schème sensible, généralement quand il désire marquer qu’il s’agit
d’un objet spatial dépourvu de remplissement matériel, ain de le
différencier de l’objet réal. Les concepts de fantôme et de schème
sensible sont alors utilisés comme de simples synonymes212 . Ils
réfèrent au phénomène d’objet considéré en deçà de l’appréhension
réalisante. Tantôt (ii), le concept de fantôme est utilisé par Husserl pour nommer un objet spatial qui, au stade de constitution
de l’appréhension réalisante, s’avère dépourvu de remplissement
matériel, c’est-à-dire d’inscription dans le réseau des causalités
mondaines. Husserl parle alors généralement de « pur fantôme »
211 – Pradelle (2000), p. 107.
212 – C’est clairement le cas dans le passage suivant : « Si j’interpose entre
mon œil et les choses vues un milieu étranger, toutes les choses subissent alors
un changement d’apparence ; pour parler plus précisément : toutes les unités
de fantôme subissent un changement. On dira alors que c’est la même chose
qui est vue, mais au travers de différents milieux. La chose ne dépend pas de
tels changements, elle reste la même. Mais le mode d’apparition de la chose
(dans ce cas, du fantôme) dépend du fait que, entre l’œil et la chose s’interpose
tel ou tel milieu. » (Husserl, 1952, § 18.b, p. 97 [p. 60]) Voir également Husserl
(1952), § 15.b, p. 68 [p. 38]. Dans ses Conversations avec Husserl et Fink, Dorion
Cairns rapportera à ce propos que Husserl, en 1931, avait décidé d’abandonner le concept de schème sensible pour ne conserver que celui de fantôme.
Voir Cairns (1976), XXXV, p. 147 sqq.
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ou de « pur et simple fantôme »213. Le fantôme correspond dans ce
cas à un objet sensible qui n’appartient pas au monde objectif. Sa
constitution engagera typiquement une forme de biffage rétrospectif : un schème sensible que j’avais spontanément appréhendé
comme un objet matériel s’avère n’être qu’un simple fantôme, une
apparition sensible n’entretenant aucune relation de causalité avec
l’environnement. Une tâche sur ma rétine que j’avais prise à tort
pour une chose du monde.
Ces deux acceptions du terme sont très différentes, de même
que les actes de constitution engagés dans chaque cas : le fantôme
au sens (i) est bien un objet dépourvu de remplissement matériel, mais par principe aucun objet ne peut être matériellement
rempli à ce stade de la constitution, puisque n’intervient aucune
appréhension des connexions fonctionnelles du schème aux circonstances causales. L’opération d’appréhension réalisante est tout
simplement neutralisée. Tout objet matériel peut se présenter à
nous comme un « fantôme », pris en ce sens. Il sufit que nous
nous abstenions de considérer les connexions fonctionnelles de
son schème sensible aux circonstances.
Le fantôme au sens (ii) pointe quelque chose de très différent,
car sa constitution présuppose l’opération d’appréhension réalisante. Correspondant à un objet sensible explicitement constitué
comme n’appartenant pas au monde réal, il procède de l’appréhension réalisante d’un schème sensible, mais de telle sorte que ce
schème se trouve appréhendé comme ne participant pas aux systèmes des causalités mondaines : sa couleur ne s’altère pas quand
change l’éclairage, il ne peut être déformé sous l’action mécanique
des autres corps, etc. Un peu comme si l’opération d’appréhension
réalisante n’aboutissait pas. Les situations hallucinatoires d’apparitions hypnagogiques ou hypnopompiques (voir infra, § 27),
comme les situations de perception d’images stéréoscopiques évoquées par Husserl, nous en fournissent une illustration.
On peut ainsi se demander ce que Husserl cherche à signiier
lorsqu’il explique, au § 15, que « des groupes essentiels de traits caractéristiques ne sont absolument pas représentés dans l’appréhension [des fantô213 – Voir en particulier Husserl (1952), § 10, p. 47 [p. 22] ; § 15.b, pp. 67-68
[pp. 37-38] ; § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42] et pp. 74-75 [p. 43].
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mes], à savoir ceux de la matérialité spéciique. »214 Veut-il dire que le
sujet est dans une attitude où l’opération d’appréhension réalisante
est neutralisée (il effectue une forme d’épochè), de sorte que par
principe aucun objet spatial ne peut être appréhendé comme objet
matériel (ce qui renvoie à l’acception (i) du concept) ? Ou veut-il
signiier que le sujet effectue bien l’appréhension réalisante, mais
qu’aucun remplissement matériel ne se met en place pour ce type
d’objet (acception (ii) du concept) ? La mention que « la couche toute
entière de la matérialité [est] rayée de l’aperception »215 , parce qu’elle
suggère l’intervention d’une opération de biffage rétrospectif (un
remplissement matériel était présumé, mais l’objet s’avère inalement n’être qu’un « pur et simple fantôme »), pourrait faire pencher pour la seconde proposition de l’alternative. Mais elle pourrait
tout aussi bien référer à l’opération de neutralisation supervisée et
progressive des actes de constitution du sens en laquelle consiste
l’épochè, ce qui renverrait à la première proposition de l’alternative.
Husserl ne fournit pas assez de précisions pour lever cette équivoque.
Une autre dificulté du concept de fantôme tient à ce que Husserl ne prend pas explicitement en considération la disposition
à opposer de la résistance dans son analyse des mécanismes de
constitution des objets spatiaux. L’opération d’appréhension réalisante intervient à un étagement de la constitution qui ne permet
pas de distinguer entre (a) les objets spatiaux qui sont capables
d’opposer de la résistance : les objets solides, mais également,
quoique dans une moindre mesure, les milieux liquides, et (b)
ceux qui en sont incapables, faisant ainsi igure d’exception : l’hologramme en est le cas exemplaire (voir infra, § 27). L’unique critère de distinction mis en avant par Husserl pour déinir l’objet
matériel est, nous l’avons dit, sa participation au réseau des causalités mondaines. C’est la disposition de l’objet à participer aux
systèmes de régulation causale qui décide de son insertion dans la
réalité objective (objektive Wirklichkeit), non sa teneur matérielle au
sens de sa solidité ou de son impénétrabilité.
Pourtant – et c’est là toute l’ambiguïté –, Husserl semble implicitement mobiliser ce critère de résistance dans la plupart de ses
214 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 66-67 [pp. 36-37].
215 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38].
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analyses. Ainsi, quand il oppose l’objet matériel au fantôme, c’est
pour marquer que le schème sensible du premier est pris dans
le système de régulation causale de la réalité objective. Mais très
souvent, c’est également pour indiquer que l’objet possède une
consistance matérielle au sens d’une capacité à opposer de la résistance. Ce n’est pas un simple fantôme, car il oppose de la résistance aux
autres corps, qui ne peuvent le traverser s’il est solide, ou voient
leur déplacement contrarié s’il s’agit d’un milieu liquide ou même
gazeux 216 .
Comble de l’équivoque, les fantômes proposés en exemples par
Husserl, « [l’]arc-en-ciel, le ciel bleu, la lumière du soleil, etc. »217,
semblent clairement inscrits dans le système des causalités mondaines. Ainsi le schème sensible qui forme la base intuitive des
rais de lumière traversant une pièce obscure se trouve-t-il modiié
de manière systématique par l’intercession d’un objet opaque dans
le rayon. Il en va de même pour le bleu du ciel : comme le note fort
justement Pradelle, « au cours d’une journée nous le voyons s’altérer, s’éclaircir à l’aube pour retourner au bleu nuit au crépuscule,
et ce degré de clarté nous apparaît directement lié à la lumière du
soleil, qui joue le rôle de circonstance motivante : c’est donc bien
une res materialis et non une res extensa, en ce que sa variation est
fonction de celle de l’éclairage solaire. »218
Ce qui distingue ces fantômes n’est pas leur désinsertion du
système des causalités, mais leur absence de solidité : il s’agit de
structures spatiales incapables d’opposer la moindre résistance
aux autres corps. Or, pourquoi donner comme exemples de fantômes des structures intangibles mais néanmoins inscrites dans
la causalité, si le remplissement matériel de l’objet signiie son
insertion dans le système de dépendances causales du monde ?
De fait, comme l’explique encore Pradelle, « l’immatérialité du ciel
bleu […] semble plutôt relever de la détermination traditionnelle
associée à l’idée de fantôme : si le ciel (ou un fantôme) est nonmatériel, c’est parce qu’il est immatériel, c’est-à-dire intangible,
216 – Le passage que Husserl consacre à la constitution de ces milieux dans
Ideen II est un des seuls où il évoque la question de la résistance. Voir Husserl
(1952), Annexe au § 16, pp. 86-87 [p. 53].
217 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
218 – Pradelle (2000), p. 144.
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dépourvu de toute résistance à la pression tactile ; la matérialité se
déinit donc, en négatif, par la catégorie traditionnelle de résistance
ou solidité […]. »219
26b. Pourquoi inscription causale et remplissement matériel
ne se superposent pas
Les considérations précédentes sur le fantôme nous montrent
clairement en quoi une identiication sans nuance de la causalité
et de la matérialité est problématique. Qu’un objet spatial puisse
être constitué comme immatériel alors même qu’il se trouve inséré dans
le réseau des causalités mondaines, prouve que dans l’expérience préscientiique de l’homme, son Umwelt et sa métaphysique ordinaire,
une distinction de la matérialité et de l’insertion causale a un sens.
Leur identiication ne peut dès lors se faire sans occulter certains
mécanismes impliqués dans la constitution de l’univers matériel.
Y souscrire, c’est notamment se priver d’élucider la connexion
essentielle qui existe entre la matérialité des objets et leur disposition à opposer de la résistance. C’est se priver d’élucider la
fonction que la position présomptive de résistance remplit dans la
constitution des corps. C’est par suite se mettre dans l’incapacité
de comprendre pourquoi l’objet solide fait igure d’archétype de
l’objet matériel.
Soyons clair. On peut tout à fait, à l’instar de Husserl, faire
le choix d’identiier matérialité et causalité. Cette assimilation se
légitime notamment dans le cadre du projet d’Ideen II : élucider
l’origine phénoménologique de l’idée de Nature. Les sciences de la
Nature sont matérialistes : n’appartient à la réalité que ce qui possède une instanciation matérielle. Et pour les sciences, être matériel signiie très exactement être investi d’une puissance causale,
pouvoir agir et être agi, être soumis aux lois causales de l’univers.
En posant que la mécanique de constitution naïve de l’univers
matériel est régie par la distinction entre ce qui est inscrit dans la
causalité et ce qui ne l’est pas, Husserl place ainsi les sciences de
la Nature dans la continuité des modes de rationalisation spontanés de la subjectivité transcendantale. L’appréhension de l’univers
phénoménal comme régi par la légalité causale devient une sorte
de proto-science et les sciences de la Nature ne sont que la systé219 – Pradelle (2000), pp. 147-148.
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matisation d’un mode de rationalisation à l’œuvre dans l’existence
préscientiique220. Cette assimilation a cependant un coût : elle
éclipse la distinction de sens entre le matériel au sens de ce qui
occupe l’espace par une consistance tangible, et l’immatériel au
sens de ce qui en est dépourvu, mais appartient pourtant de plein
droit à la réalité objective. Elle nous fait passer à côté de l’explicitation constitutionnelle d’une distinction structurante de notre
métaphysique ordinaire.
La conception de la matérialité comme inscription causale
rapproche donc Husserl de l’acception de la physique classique,
le matérialisme atomiste galiléo-newtonien. Mais elle l’éloigne du
même coup de son acception de sens commun. Dans notre métaphysique ordinaire, la matérialité des corps réfère à leur disposition à prendre part à une classe de relations bien particulières : les
actions « mécaniques ». La matérialité équivaut dans ce cas à la
disposition de l’objet à opposer de la résistance aux autres objets,
et, pour ce qui est des objets solides, à délimiter dans l’espace
une zone d’impénétrabilité. L’appréhension d’un schème sensible
comme matériellement rempli signiie son appréhension comme
rempli de matière résistante. Qu’elle soit solide, liquide, ou même
gazeuse, peu importe : c’est la résistance de la zone spatiale que
délimite son enveloppe qui constitue l’étalon de sa matérialité ; un
objet est ainsi d’autant plus matériel qu’il est solide, dense, lourd –
un corps liquide est déjà moins un corps qu’un corps solide. Dans
cette acception ordinaire du concept, des objets comme les odeurs,
les sons ou les hologrammes, ne sont pas des objets matériels. Ils
se trouvent bel et bien dans l’espace, à la rigueur ils possèdent une
forme plus ou moins bien circonscrite, et ils sont pris dans des
systèmes de connexions causales. Mais ils ne sont pas remplis de
matière. Il ne s’agit pas de corps.
§ 27. inscription spatiale, inscription causale et résistivité
27a. en quoi l’immatérialité des objets stéréoscopiques
diffère de celle des hologrammes
L’amalgame que fait Husserl entre (a) les objets dépourvus de
résistivité (au sens de la disposition à résister) mais néanmoins
insérés dans la causalité du monde, tels que les hologrammes
220 – Voir Pradelle (2000), pp. 147-148.
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(type d’objet relevant de ce que nous appellerons plus loin les
objets spectraux), et (b) les objets dépourvus de résistivité et de
connexions causales, par exemple les objets stéréoscopiques, les
phosphènes ou certains objets hallucinatoires, éclipse une autre
distinction essentielle, qui présente cet intérêt phénoménologique
majeur de faire voir la connexion entre la matérialité, prise au sens
de la résistivité des corps – leur caractère d’occupant –, et notre
propre installation dans l’espace.
Les objets qu’évoque Husserl dans sa description du fantôme
(arc-en-ciel, ciel bleu, lumière du soleil 221), diffèrent en effet des
objets stéréoscopiques par le fait essentiel qu’ils se trouvent positionnés dans le même espace que moi : ils partagent l’espace que j’habite avec mon corps222 . Les objets stéréoscopiques sont bien eux
aussi quelque part, mais l’espace où ils prennent position possède
un caractère irréel, c’est une sorte d’espace pictural, bien plus proche de l’espace imaginé que de l’espace concret. À l’instar de certains phénomènes optiques (les phosphènes ou certaines formes
d’illusions, comme les apparitions hypnagogiques et hypnopompiques223), les objets stéréoscopiques possèdent en effet la spéci221 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
222 – Il faudrait toutefois distinguer ici le cas de l’arc-en-ciel ou du ciel bleu,
de celui de la lumière, en tout cas si l’on considère des structures lumineuses comme des rais traversant une pièce obscure, ou le faisceau projeté par
une torche électrique, et non la lumière entendue comme médium, lui-même invisible, des objets visuels. À la différence des rais de lumière, qui sont
appréhendés comme quasi-choses (hologrammes) et présentent au regard une
consistance quasi-solide, l’arc-en-ciel et le ciel bleu sont par principe soustraits
au régime phénoménologique des corps, car ils appartiennent à l’espace du
paysage (voir supra, § 11). Ils ne se trouvent pas dans l’espace où je me tiens
avec mon corps, mais se confondent avec la toile de fond du monde ambiant.
Le ciel bleu est toujours ce devant quoi les objets prennent position, et l’arc-enciel, bien que possédant une forme et une position relativement circonscrites
dans l’espace objectif (ainsi semble-il s’élancer depuis un lieu déterminé : làbas, à quelques centaines de mètres, et on a le sentiment que si l’on s’y rendait,
on le verrait émaner du sol), est comme plaqué sur le ciel à la manière d’une
image.
223 – Le médecin psychologue Eugène-Bernard Leroy, qui a été, avec Alfred
Maury (1848), l’un des premiers à décrire les hallucinations hypnagogiques, les
caractérise comme suit : « très vives, semblant plus proches de l’hallucination
que ne le sont les représentations ordinaires, elles ne sont pourtant pas prises
pour des perceptions » (cité dans Durup, 1932, p. 95). « La localisation de
l’image dans le milieu réel et actuel est plutôt exceptionnelle, son apparition
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icité d’être explicitement posés comme n’appartenant pas au tissu
du monde matériel. En tout cas s’ils sont perçus en conformité
avec leur nature : je peux être le jouet d’un phosphène ou d’une
quelconque hallucination, les prendre pour des objets matériels
effectivement inscrits dans l’espace des corps. Mais les percevoir
expressément comme phosphène ou comme hallucination signiie
les appréhender comme des objets ir-réaux – des objets qui sont
pour ainsi dire surimposés sur le phénomène de monde réal, à la
manière d’une igure dessinée sur un calque, et non pas inscrits
en lui.
Or, cette différence notable entre les fantômes qu’évoque
Husserl et les objets stéréoscopiques fait une différence essentielle quant à leur absence de matérialité. Les objets stéréoscopiques ne peuvent absolument pas avoir de matérialité, car pour
être matériellement rempli, l’objet doit être inscrit dans l’espace
où je me trouve. C’est là une condition eidétique du phénomène
de corps (voir supra, § 12, § 14 et § 15). En revanche, les hologrammes pourraient être remplis matériellement, pour ainsi dire.
Le remplissement matériel n’est pas pour eux une impossibilité
eidétique, il ne s’agit que d’un défaut circonstanciel. Objets stéréoscopiques et hologrammes sont donc immatériels en des sens
bien différents. Les premiers participent d’un champ phénoménal
où la matérialité n’a aucun sens et où, par conséquent, rien ne possède de matérialité : ils sont comme les igures représentées sur la
toile d’un tableau. Les seconds sont des objets immatériels situés
dans un monde matériel, ils sont uniquement en défaut de matérialité. Et bien que dépourvus de remplissement matériel, ils particiavec un cadre, un décor imaginaire n’est pas non plus la règle : il arrive souvent
que chaque figure se présente isolément sur un fond neutre […]. Une tête, un
meuble, un objet quelconque ne reposent sur rien, paraissent suspendus dans
le vide. » (cité dans Janet, 1927, p. 120) L’intérêt de ces hallucinations pour
notre enquête est qu’il s’agit d’objets spatiaux qui semblent parfois occuper
une position donnée dans l’espace objectif (un homme qui se tient dans ma
chambre au pied de mon lit) et qui sont pourtant explicitement posés comme
irréels : ils n’ont pas de consistance matérielle, ce sont de pures chimères, je
suis le seul à les percevoir (voir Figure 1). Il s’agit dans ce cas plutôt d’apparitions hypnopompiques, c’est-à-dire se produisant dans la période qui suit
immédiatement le réveil, que le sujet perçoit les yeux ouverts. Pour des travaux
plus récents, voir Cheyne et al. (1999 ; 2002), Girard & Cheyne (2004).
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À l’instar de certaines apparitions hypnagogiques et hypnopompiques,
la femme verte hallucinée par le buveur d’absinthe de Viktor Oliva correspond à un objet situé dans l’espace environnant, prenant place au milieu
des corps, et pourtant explicitement perçu comme irréel, donc soustrait
à la causalité mondaine. Il s’agit en ce sens d’un objet à mi-chemin entre
l’hologramme, inscrit dans l’espace du monde et son réseau causal, et
l’objet stéréoscopique, inscrit dans un espace virtuel et dépourvu d’inscription causale.
Figure 1 : Piják absintu (Le buveur d’absinthe) (1901) du peintre tchèque Viktor
Oliva (1861-1928). Café Slavia, Prague. Wikipedia. « Viktor Oliva »,
[en ligne], http://en.wikipedia.org/wiki/File:The_Absinthe_Drinker_
by_Viktor_Oliva.jpg (Page consultée le 2 mai 2014).
User:Fruehling / Wikimedia Commons / Public Domain.
pent à différents réseaux de causalité. Il ne s’agit donc pas d’objets
« immatériels » au sens de la matérialité déinie dans Ideen II, à
savoir comme inscription de l’objet dans le réseau des causalités
mondaines.
Que Husserl ait pu céder à ces confusions, ne pas s’être troublé de mettre sur un même plan objets stéréoscopiques et hologrammes quant à leur (non-)matérialité, n’est pas anodin. L’inconséquence phénoménologique de ses analyses a trait, nous le
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verrons (voir infra, § 32 sqq.), aux décisions méthodologiques
initiales qu’il a prises, en particulier à sa décision de décrire les
structures de la phénoménalité après avoir neutralisé l’implication
du sujet dans l’être, pour faire de son rapport à ce qui apparait un
rapport purement spectaculaire et cogitif.
27b. L’immatérialité de l’objet spectral
Pour qualiier le type d’objets dont relève l’hologramme, nous
parlerons dans la suite d’objet spectral. La référence au spectre –
objet de iction popularisé, comme on sait, par le cinéma et la
littérature – vise à mettre en relief deux traits essentiels qui distinguent ce type d’objets : (a) leur inscription effective dans le monde, l’univers des corps, d’une part ; (b) leur absence de résistivité,
d’autre part. Le spectre est un objet tridimensionnel inscrit dans
l’espace concret : il s’y déplace, il hante les vieux châteaux. Mais
il est dépourvu de résistance : les corps passent à son travers, et il
passe à travers eux. Il est pénétrable. Pourtant, ce n’est pas un simple phénomène sensible surimposé sur le phénomène de monde,
comme un phosphène : le spectre appartient bel et bien au monde, il se
meut parmi les corps dans l’espace objectif, cet espace que j’occupe moi-même avec mon corps. La meilleure preuve en est qu’il
s’agit d’un objet intersubjectif, il est a priori visible par tous : il est
très différent en ce sens de l’objet hallucinatoire (exclusion faite de
l’hallucination collective), qui est une apparition qu’un seul sujet
peut voir.
À l’instar de la igure romanesque du spectre, ce que nous appelons
ici l’objet spectral – dont le prototype est l’hologramme – correspond à un objet tridimensionnel visible, situé dans l’espace que
nous occupons avec notre corps, et pourtant dé-pourvu de solidité,
incapable d’opposer la moindre résistance à notre chair ou à tout
autre corps. Est donc possible avec l’objet spectral ce qui relève
de l’impossibilité eidétique pour la chose matérielle : l’occupation
d’un même lieu. Un hologramme peut empiéter sur la zone qu’occupe un autre hologramme ou un corps, voire s’y superposer intégralement : il peut occuper sa place sans la lui prendre. Pourtant,
l’objet spectral n’en est pas moins un objet réal à part entière : bien
qu’« immatériel », il se trouve inséré comme tout autre réal dans le
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réseau des causalités mondaines, il subit de manière systématique
l’inluence causale des circonstances.
Figure 2 : une représentation classique
du spectre : le photomontage d’Eugène Thiébault
(né en 1825), Henri Robin et un spectre (1863).
© Collection Gérard Lévy, Paris.
L’objet spectral diffère donc clairement du « fantôme » si celuici correspond à une « pure donnée spatiale sans aucune couche
d’appréhension relevant de la matérialité »224. L’objet spectral est
un intangible, non un immatériel. Il est dépourvu de matérialité
solide (il est traversable), mais sa constitution procède de l’appréhension réalisante d’un schème sensible. C’est un objet du monde
inscrit dans ses réseaux de causalité (il est soumis à ses lois causa224 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38].
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les régulatrices), mais toute la classe d’interactions avec les autres
corps rendue possible par la capacité de résistance (les actions
mécaniques) est indisponible. On peut d’ailleurs considérer qu’il
est rempli de lumière réale : ainsi son aspect visuel est-il modiié
de manière systématique lorsqu’un corps pénètre en lui, par exemple lorsqu’on passe la main dans un hologramme.
Si l’on considère l’étagement intentionnel des couches de sens,
l’objet spectral est donc plus un corps auquel manque la solidité
qu’un schème sensible dépourvu de remplissement matériel. Son
sens s’établit sur un rapport privatif à l’occupation matérielle de
l’espace. À l’instar de n’importe quel corps, il se tient en un lieu,
mais il n’occupe pas matériellement ce lieu. Il s’agit d’un corps
qui, paradoxalement, ne prend pas de place. Et du point de vue
de l’activité intentionnelle, il correspond à une véritable anomalie, comme le corps transparent est une anomalie relativement au
corps opaque225. Il transgresse une norme de constitution.
Notons qu’on ne peut parler de telles normes dans le cadre
de l’enquête phénoménologique qu’en référence à ce que Husserl
appelle les habitus de la conscience transcendantale, soit des caractères que seule une approche proprement génétique de la constitution du sens est en mesure de faire apparaître226 . L’anormalité
225 – Pour Husserl, la choséité du corps solide, de même que le caractère
d’opacité, bien qu’ils n’épuisent pas à eux seuls tous les types de choséité (il y a
ainsi une choséité propre aux milieux, eau ou air par exemple, qui ne consiste
pas en une corporéité solide, et il existe des corps ou milieux transparents),
constitue néanmoins « le terrain de la constitution de la nature matérielle. […]
les choses qui sont données et se révèlent originairement [sont] les corps solides. Les corps solides transparents figurent même déjà une aberration par
rapport au cas normal de la constitution originaire. » (Husserl, 1952, pp. 86-87
[p. 53]).
226 – Comme l’explique Bernard Besnier, la phénoménologie génétique cherche à mettre au jour « les lois pour que, soit pour la conscience tout court,
soit pour l’ego, se constituent des potentialités ou habitus relatifs à l’expérience
de certains types d’objets ; […] ces lois sont elles aussi des lois d’essence
et la phénoménologie génétique apparaît ainsi comme une simple extension
de la phénoménologie eidétique statique » (Besnier, 1997, Introduction à
Cairns, 1976, p. 66). « Les habitus sont des dispositions (Vermögen) que le sujet
acquiert, du fait de son expérience, à l’égard de l’appréhension d’objectivités,
par le moyen des structures d’horizon, des sédimentations associatives et des
dispositions actives initiales. » (Besnier, op. cit., p. 55).
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ou, comme dit Husserl, l’aberration 227, correspond avant tout à
une exception au mode de fonctionnement normal sédimenté
sous forme d’habitus, c’est-à-dire de propensions ou dispositions
de la subjectivité transcendantale. Dans le cas de l’objet spectral,
la plupart des rapports de motivation qui valent dans la constitution des choses réales-matérielles ne sont plus valides. Lorsque
nous sommes confrontés au schème visuel d’un objet tridimensionnel opaque, une appréhension présomptive pose de manière
pour ainsi dire automatique l’existence d’un corps solide impénétrable, pourvu d’un certain poids. Et cette présomption se trouve
pratiquement toujours conirmée dans son droit lorsqu’une procédure permettant de manifester les propriétés réales considérées
est engagée : on tend la main pour empoigner l’objet, il s’agit bien
d’un corps solide pesant. C’est en référence à ces propensions
caractéristiques du mode de constitution normal des objets matériels que l’objet spectral représente une anomalie. La présomption
que le schème sensible matérialise un objet solide n’est plus valide.
On tend la main, celle-ci passe au travers de l’objet.
27c. La soustraction de l’objet stéréoscopique à l’espace concret
L’objet stéréoscopique entretient un rapport à la matérialité et
à l’espace très différent de l’objet spectral analysé précédemment.
Comme ce dernier, il présuppose, en vertu de son sens phénoménologique (un objet tridimensionnel de nature quasi-picturale, qui
n’appartient pas au monde réal), l’appréhension réalisante : tant que
l’opération de réalisation n’est pas engagée, l’objet perçu ne peut
être établi dans le sens d’un objet réal ou stéréoscopique, il ne s’agit
encore que d’un simple schème sensible. Mais contrairement à
l’objet spectral, l’objet stéréoscopique se manifeste comme inscrit
dans un espace que je n’occupe pas avec mon corps, un espace où
je ne suis pas. Il correspond dans cette mesure à un degré de déréalisation supplémentaire par rapport à lui.
La constitution de l’objet stéréoscopique procède d’une véritable virtualisation de l’espace égocentré caractéristique de l’expérience visuelle naturelle. Les objets perçus à l’aide du stéréoscope sont sans aucun doute dans l’espace – en tout cas dans un
espace –, mais ils ne sont pas réellement quelque part vis-à-vis de
227 – Husserl (1952), Annexe, pp. 86-87 [p. 53].
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moi. Les systèmes référentiels qu’introduit mon installation corporelle dans l’espace continuent de fournir une infrastructure au
positionnement des objets. Ainsi, je peux bien dire que tel objet
stéréoscopique est plutôt à droite ou plutôt en bas. Mais c’est uniquement par rapport à un centre de perspective idéal, reconstruit
en point de fuite à partir de l’organisation des objets présentés sur
l’image, que ces objets sont orientés et qu’ils sont « quelque part ».
Si je peux avoir l’impression que les objets sont localisés vis-à-vis
de moi, c’est que l’usage du dispositif induit une confusion de la
réalité et de l’idéalité. Je fais comme si j’étais le point de fuite idéal
que les objets représentés sur l’image, par leur aspect, dessinent,
et ces objets se mettent à faire comme s’ils étaient bel et bien des
corps situés dans l’espace concret où je me trouve. Mais c’est d’un
espace purement ictionnel, d’ailleurs et d’un autre temps, qu’il
s’agit ici, un espace dans lequel je ne suis pas et ne peux par principe être.
Il en va de même lorsque nous contemplons une image, une
photographie ou un tableau : le support matériel est orienté par
rapport à notre corps, à telle distance de lui ; notre corps remplit
bien ici la fonction de Nullpunkt pour les apparitions. En revanche, ce qui est représenté sur l’image n’est pas orienté par rapport à
nous. Il l’est par rapport au centre de perspective irréel que dessinent l’aspect des objets et leur disposition dans l’image, et qui
renvoient à lui comme à un point de fuite. Ainsi, lorsque nous
renversons l’image, ce n’est pas la scène représentée qui est tête en
bas vis-à-vis de nous, mais bien l’image qui la représente : celle-ci
est mal orientée, elle doit être retournée pour que la scène puisse
être correctement perçue.
L’espace matérialisé par la fusion des images stéréoscopiques
n’est donc pas un espace dans lequel nous sommes. Nous sommes
hors de lui et devant lui, non pas en lui. C’est un trait de différence essentiel avec l’espace concret de la perception ordinaire, cet
espace où des corps se disposent.
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27d. Le phénomène de matérialité et le partage de l’espace
Ces distinctions entre différents types d’objets spatiaux sont
importantes car elles éclairent le rapport intentionnel entre inscription dans l’espace et matérialité. L’objet ne commence à entrer
dans le régime d’intelligibilité des corps qu’à partir du moment
où il se trouve situé dans l’espace que j’occupe avec mon propre
corps : une fois situé dans cet espace, il peut être, plus radicalement il doit être matériel ou immatériel. S’il appartient réellement à
l’espace que j’occupe, soit il possède une étoffe tangible, soit il en
est dépourvu, mais il ne peut par principe échapper à l’alternative.
C’est pourquoi aucune chose corporelle ne peut se disposer dans
l’espace exposé par les images stéréoscopiques : l’objet stéréoscopique étant positionné dans un espace où je ne suis pas, l’alternative de la matérialité et de la non-matérialité n’a pas le moindre
sens.
Une connexion essentielle se montre également ici entre la
réalité de l’espace matérialisé par les contenus visuels et l’ouverture
d’une prise pratique sur l’environnement (au sens de la disponibilité de droit, non de fait, de cette prise). L’espace stéréoscopique
est un espace irréel (ictionnel, si l’on veut), car je ne puis rien y
faire. Je n’y suis pas situé, ce n’est pas en lui que les actions que
j’exerce prennent effet. Je l’observe du dehors. Nous apercevons
pour la première fois ici un élément essentiel de la teneur de sens
du phénomène de réalité : la conséquentialité, c’est-à-dire la capacité
qu’ont nos actes d’avoir des conséquences, d’altérer des états de
choses.
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Le ressort des tableaux en trompe-l’œil, tel le célèbre Escapando de la crítica
de Pere Borrell del Caso, est précisément de brouiller la séparation entre
l’espace concret où nous nous tenons avec notre corps et l’espace pictural, pour susciter l’impression que les igures représentées participent du
mode d’être des corps. Le réalisme de la représentation, les jeux de perspective, ou un simple détail, comme la mouche sur le Portait d’un Chartreux
de Petrus Christus, permettent de créer de tels effets.
Figure 3 : Portait d’un Chartreux (1446)
du peintre lamand Petrus Christus (1444-1475/1476).
Huile sur bois, 29,2 x 21,6 cm.
The Metropolitan Museum of Art, New-York,
The Jules Bache Collection, 1949 (49.7.19) Image
© The Metropolitan Museum of Art (www.metmuseum.org)
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Figure 4 :
Escapando de la crítica (1874)
du peintre espagnol Pere
Borrell del Caso (1835-1910).
Huile sur toile.
Collection Banco de España,
Madrid.
Nous le verrons (cf. § 38), la co-inscription de notre corps et
de l’objet dans l’espace, leur inhérence à un espace partagé, peut
être explicitée plus avant par la prise en considération des thèses d’accessibilité susceptibles d’être dirigées sur l’objet. Être dans
l’espace que j’occupe avec mon corps, pour un objet, c’est avant
tout être appréhendé comme accessible. La possibilité d’accéder à
lui, d’entrer en contact avec lui, d’en faire usage, d’être gêné par
sa présence, de se cogner à lui, est une possibilité ouverte. Et ce,
même s’il s’agit d’une possibilité que je laisse pour le moment
de côté, à laquelle je ne m’intéresse pas, que je n’exploite pas, ou
même, plus radicalement, d’une possibilité indisponible (relevant
donc de l’impossibilité de fait, non de droit) : je ne peux accéder à
l’objet, car un précipice ou une vitre me sépare de lui, ou parce que
je me trouve paralysé ; néanmoins il s’agit bien d’un objet matériel,
en droit accessible : je pourrais y accéder si j’étais de l’autre côté du
précipice ou de la vitre, ou si je recouvrais mes facultés motrices.
Un tel champ de possibilités est en revanche par principe fermé
dans le cas de l’univers stéréoscopique, qui relève en déinitive de
l’image. Tout de même que je n’appréhende pas la scène photographiée ou le paysage peint sur la toile comme accessibles, je ne
me rapporte pas à l’objet stéréoscopique comme à quelque chose
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qui conigure, en tant que corps228 , le champ de possibilités sur
lequel ma situation est ouverte : l’objet stéréoscopique ne peut par
principe être accessible comme le sont les corps matériels, je ne
peux être de l’autre côté de l’image, dans son espace. Et ce « ne
pas » est un moment essentiel de son sens intentionnel : c’est en
tant que je l’appréhende comme n’étant pas dans l’espace que j’occupe avec mon corps, que l’objet se manifeste comme une image,
fût-elle tridimensionnelle. On remarquera au passage que c’est un
point de différence essentiel avec les objets tridimensionnels dont
nous pouvons aujourd’hui faire l’expérience avec le cinéma 3D.
Les objets 3D sont des objets spectraux – des hologrammes –,
non des objets stéréoscopiques : ils prennent place dans le même
espace que nous.
Caractéristiques
Réalité
Matérialité
Procède d'une Inscrit dans Inscrit dans Disposé Traversable/
appréhension le système de l'espace habité à résister pénétrable
réalisante causalité (réal)
Type d'objet
Schème sensible
Objet spectral
Objet stéréoscopique
Apparition
hypnagogique/
hypnopompique
Objet matériel
Ce tableau présente de manière synthétique les traits essentiels des
différents types d’objets spatiaux passés en revue dans le § 27. Cette typologie peut servir de prisme pour analyser le phénomène de corps.
La colonne 1 indique si le sens de l’objet considéré (a) requiert l’effectuation de l’appréhension réalisante ou au contraire (b) sa neutralisation
(suspension par épochè). Dans le premier cas (a), l’objet peut ou non correspondre à un objet réal. En effet, que l’opération d’appréhension réalisante
ait lieu n’implique pas eo ipso que l’objet soit constitué comme réal : il peut
au contraire être constitué comme ir-réal au sein de cette appréhension.
Tout dépend si l’objet est ou non posé comme inscrit dans le réseau des
causalités mondaines (colonne 2). Ainsi, l’objet matériel comme l’objet
stéréoscopique présupposent l’opération d’appréhension réalisante, mais
seul le premier accède au statut d’objet réal : l’objet stéréoscopique n’est
228 – Il peut en revanche tout à fait configurer ce champ à titre d’image, par
exemple à titre de représentation de quelque chose que je décris verbalement
à quelqu’un pour qu’il s’en fasse une idée.
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pas inscrit dans la causalité mondaine. Dans le second cas (b), Il n’y a pas
de sens à demander si l’objet considéré est ou non un objet réal (appartient
ou non à la réalité), car la réalisation du champ d’apparition n’intervient pas
encore. Ainsi, l’appréhension d’un objet comme (pur et simple) schème
sensible présuppose la mise en suspens de l’opération d’appréhension réalisante, de sorte que la question de savoir s’il s’agit d’un objet réal n’a pas
de sens. Le schème sensible pourra s’avérer igurer ou non un objet réal
lorsque l’appréhension réalisante sera effectuée.
La colonne 3 indique si l’objet est appréhendé comme situé dans
l’espace où l’on se tient soi-même avec son corps. Si c’est le cas, l’objet
peut soit être constitué comme disposé à résister, c’est-à-dire comme un
corps (colonne 4), soit au contraire comme pénétrable (colonne 5). Dans
le cas du schème sensible, il n’y a pas de sens à considérer une disposition à résister ou à être pénétré et traversé, car le schème relève d’un
régime intentionnel où les potentialités performatives (affordances) n’interviennent pas. Le schème sensible est constitué par référence au point
zéro du corps propre, qui ixe les axes de coordonnées nécessaires à la
synthèse d’uniication ; mais aucune appréhension n’intervient dans sa
constitution pour ixer s’il s’agit d’un objet situé dans le même espace ou
au contraire un autre espace que mon corps. Ainsi, un objet stéréoscopique – qui se tient dans un autre espace que mon corps – peut présenter
exactement le même schème sensible qu’un objet matériel – qui se tient
dans le même espace que mon corps. Ce qui diffère dans les deux cas n’est
pas le schème, mais ses connexions fonctionnelles aux autres moments
du champ d’expérience.
§ 28. Le rôle du toucher dans la constitution de la matérialité
28a. Pourquoi le « pur et simple toucher »
ne permet pas la constitution des propriétés matérielles
L’inconsistance des développements qu’Ideen II consacre à la
matérialité apparait également dans le climat d’indécision, voire
d’imprécision, qui accompagne les analyses du toucher. Ce problème est particulièrement manifeste dans les passages où Husserl
cherche à distinguer entre ce qu’il appelle le « pur et simple toucher », et ce qui, selon lui, n’est plus le « toucher » au sens strict : à
savoir l’expérience haptique des corps. Ainsi, quand Husserl explique que seul le schème sensible est l’objet d’une donation en original,
et que les composantes de l’objet relevant de la matérialité ne sont
de leur côté qu’« appréhendées »229, un lecteur peu familier d’Ideen
II pourra penser qu’on parle uniquement ici de perception visuelle,
puisque dans le cas d’un rapport haptique à l’objet, les détermini229 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38].
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tés « matérielles » semblent bel et bien être données en personne,
et non pas être « appréhendées » sur la base d’autres contenus.
Le sens du toucher ne permet-il pas une expérience directe de la
solidité et de l’impénétrabilité des corps ? C’est bien la rigidité du
corps en personne que je rencontre en exerçant une pression sur
sa surface, non une représentation ou un indice de cette rigidité.
Mais tout dépend de ce qu’on appelle « toucher » d’une part,
et de ce qu’on entend par déterminité ou remplissement « matériel » d’autre part. Husserl déplace le sens de l’un comme de l’autre
par rapport aux acceptions philosophiques traditionnelles, et c’est
pourquoi l’idée que le toucher procure un accès direct aux déterminités matérielles ne va plus de soi.
On s’en souvient, pour Husserl la matérialité de l’objet équivaut à l’inscription de son schème dans un système de dépendances causales : la réalisation (Realisierung) du schème sensible signiie son appréhension comme inscrit dans des rapports de causalité
présentement actualisés ou simplement actualisables – c’est-à-dire
sa disposition à covarier de manière systématique avec d’autres
structures du champ phénoménal. Or, selon Husserl, dans l’expérience du toucher sont donnés des remplissements tactiles des
schèmes spatiaux qui constituent dans la durée le schème sensible230 , mais non le remplissement proprement matériel de ce dernier. Le « simple toucher », pas plus que la « simple vision », ne
permet d’appréhender les connexions causales du schème aux circonstances.
Quand il analyse la part des données tactiles dans la constitution de l’objet, Husserl prend ainsi soin de séparer (a) les sensations de température et de texture, par exemple de poli et de
rugosité, et (b) les déterminités de solidité, poids, impénétrabilité,
et plus généralement de résistance. Les premières sont des déterminations schématiques pré-réales. Les secondes sont des propriétés réales et se trouvent soumises à un tout un autre régime de
manifestation231. Leur constitution présuppose une co-appréhension des circonstances chosiques motivantes, dans ce cas l’exercice
d’une force motrice par le corps propre. Comme l’explique Domi230 – Pour la distinction entre schème spatial et schème sensible, voir supra,
§ 22.
231 – Husserl (1952), § 17, pp. 88-89 [p. 54].
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nique Pradelle, « la dureté ou la résistance d’un corps n’est jamais
donnée comme qualité tactile, mais co-appréhendée comme corrélat d’un certain effort musculaire intérieurement perçu comme
circonstance motivante. »232 Le simple toucher ne sufit donc pas
à « faire l’expérience de la pression, de la traction, de la résistance », qui
n’est possible qu’à condition de « ‘tendre les muscles’, ‘se raidir’,
etc. »233. L’appréhension de la causalité reposant pour Husserl sur
la saisie « d’une dépendance fonctionnelle entre l’altération de la
chose et celle de l’entour co-perçu, […] elle n’est pas directement
intuitionnée comme un contenu, mais médiatement co-intuitionnée comme relation entre contenus co-perçus »234. Pour Husserl,
il n’y a donc pas d’intuition de la force. La force ne peut être sentie,
elle est nécessairement perçue par la médiation d’autres contenus,
qui seuls font l’objet d’une autoposition. Les déterminités mécaniques ou dynamiques des corps sont secondaires dans l’ordre
de constitution. Comme chez Descartes, elles procèdent d’une
« interprétation » du déplacement géométrique de la res extensa.
« Coup et pression ne peuvent pas à proprement parler être vus, on
peut seulement voir ce qui se passe dans ce cas, quant à l’espace
et à la forme. »235 Tant que l’on s’en tient aux données du toucher,
c’est-à-dire aux contenus donnés en original dans les champs tactiles, l’objet perçu ne peut être autre chose qu’un simple schème
sensible. À la limite, il peut même s’agir d’un pur et simple « fantôme », c’est-à-dire un objet qui s’avérera, au stade de constitution de
l’appréhension réalisante, ne pas avoir de remplissement matériel.
28b. La position équivoque de Husserl sur la nature de la résistance
Plusieurs éléments indiquent toutefois que la position de Husserl sur ces questions est moins bien assurée que ses développements le laissent paraître. Tout d’abord, dans certains passages, en
particulier de Chose et espace, Husserl semble explicitement considérer la résistance comme une déterminité remplissante du schème
232 – Pradelle (2000), pp. 137-138.
233 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39]
234 – Pradelle (2000), pp. 137-138. Pradelle propose ainsi d’interpréter les
« circonstances » sur le modèle de ce que Husserl appelle dans Expérience et
jugement l’horizon externe. L’horizon externe est la forme phénoménale sous
laquelle sont données les « circonstances ».
235 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39].
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tactile, à côté des déterminités de texture et de température236 . La
sensation de résistance est mise au compte des déterminités tactiles contribuant à la constitution de la materia prima, les « pleins
matérialisant à titre primaires » ou « pleins originaires », soit les
contenus sensuels autoposés qui remplissent une fonction d’exposition primaire de la chose. Mais dans d’autres passages, il semble
cette fois clairement écarter la résistance des déterminités remplissantes de l’extension du schème tactile, pour ne retenir que
les déterminités de texture et de température. Ainsi, dans Ideen
II, les passages consacrés à la description du schème tactile ne
mentionnent jamais une quelconque contribution des sensations
de résistance ou de solidité. Soit Husserl n’y fait plus du tout référence, soit il les renvoie du côté des propriétés mécaniques des
corps, c’est-à-dire des propriétés causales-réales. Alors que Chose
et espace considérait la possibilité d’une sensation de résistance, par
exemple de solidité, Ideen II n’admet plus la possibilité que d’une
propriété réale de résistance. Solidité, rigidité, impénétrabilité, densité, poids, n’ont plus de pendant intuitif direct du côté des data
sensuels. Ces notions réfèrent uniquement à des structures typiques de covariation fonctionnelle entre les schèmes sensibles d’un
côté (avec leurs différents pleins sensibles), et les circonstances
causales de l’autre.
Cette divergence entre Chose et espace et Ideen II dénote-t-elle
un revirement dans la conception husserlienne de la nature de
la résistance et des déterminités qui sont accessibles au toucher ?
Husserl se serait-il rendu compte en chemin que la résistance ne
peut être perçue par le seul « toucher », qu’il n’y a pas de sensation
de résistance, mais uniquement une propriété de résistance, et que
celle-ci relève d’un régime de constitution supérieur par rapport
au schème sensible ?
236 – Husserl parle ainsi de sensation de résistance : « Lorsque nous ne touchons pas ou bien que, pour obtenir une perception inchangée, nous n’avons
pas, par exemple, posé la main au repos sur le papier, ni n’avons de sensation
correspondante d’épaisseur ou de résistance, de poli et semblables, la perception est une perception simplement visuelle. […] Là où la main couvre, il y
a aussi de la couleur, mais elle n’est pas vue au sens propre, et là où on voit
simplement, il y a aussi du résistant, du rugueux ou poli et semblables, mais
cela n’est pas perçu en propre, ce n’est pas senti de façon tactile, ni d’autre part
vu. » (Husserl, 1907, pp. 98-99 [pp. 72-73]) Voir également Husserl (1907),
p. 102 [p. 76].
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On ne peut exclure cette possibilité. Le problème ne peut
cependant être considéré comme le seul fait de l’inaboutissement
de Chose et espace, et comme déinitivement résolu au stade d’élaboration d’Ideen II. De nombreuses équivoques quant au statut du
toucher et de la résistance persistent en effet dans Ideen II. Ainsi,
on prend Husserl à afirmer que le sens du toucher « a manifestement la priorité parmi tout ce qui contribue à la constitution de
chose »237. Pourquoi cette précision ? Husserl veut-il signiier un
primat de l’expérience tactile pour la constitution des déterminités matérielles-réales des corps ? Mais en quoi le toucher aurait-il
un primat dans la constitution de propriétés telles que la couleur
ou la forme de l’objet ? Plus généralement, si le schème sensible ne
peut être appréhendé comme exposant un réal matériel que parce
que sa matérialité nous a été donnée en personne lors d’expériences
antérieures238 , est-ce à l’expérience tactile que revient le privilège
de ménager un tel accès ?
Mais pareille idée va à l’encontre de tout ce qui est dit de l’appréhension réalisante dans Ideen II. Matérialité signiiant causalité,
une donation effective de la matérialité ne peut signiier qu’une
seule chose : la donation de cette connectivité causale elle-même,
c’est-à-dire un régime d’expérience où les faisceaux de conditionnement causal auxquels la chose se trouve soumise apparaissent
en personne, « se montrent », pour reprendre le vocabulaire d’Ideen
II, et ne sont pas juste l’objet d’une appréhension médiate ou présomptive239. Le toucher ne saurait donc se voir reconnaître de pri237 – Husserl (1952), § 18.c, p. 108 [p. 70].
238 – « Naturellement, la position de chose (la doxa) qui réside dans la perception est motivée par le donné chaque fois actuel, donc par le schème apparaissant et, encore une fois, il est naturel qu’un schème qui apparaît sous plusieurs
aspects ait nécessairement une force de motivation supplémentaire. Mais si
la matérialité de la chose ne devait pas ailleurs être donnée effectivement et à
proprement parler (en termes génétiques : si la teneur de détermination de la
matérialité spécifique ne nous avait jamais été donnée dans des cas semblables), il n’y aurait là rien du tout pour quoi l’intuition du schème pourrait faire
office de motivation. » (Husserl, 1952, § 15.b, p. 71 [pp. 40-41]).
239 – Husserl (1952), § 15.c, p. 75 [p. 43]. Certains passages de Chose et espace et
de la Krisis évoquent également la possibilité d’une expérience intuitive directe
de la connectivité causale. Voir Husserl (1907), Appendice II, p. 398 [p. 344] et
Husserl (1954b), § 9.b, p. 35.
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mat qu’à condition de pouvoir démontrer qu’il remplit de manière
particulièrement exemplaire de telles conditions.
Une telle allégation n’est pas absurde. On pourrait tout à fait
concevoir, dans le sillage d’auteurs comme Maine de Biran, que le
toucher est un régime d’expérience privilégié pour l’appréhension
de la connectivité causale. Et on pourrait par exemple défendre
que dans l’expérience haptique, les connexions causales sont données en propre, car la connectivité causale n’est pas un simple rapport de succession régulier (une simple juxtaposition temporelle
de phénomènes, comme dit Hume), comme une image succède à
une autre dans un ilm, mais qu’elle engage un rapport de production – et que, dans l’expérience haptique, c’est précisément l’expérience de la production d’effets qui occupe le devant de la scène.
Mais il convient dans ce cas d’être clair : il ne peut s’agir ici
du toucher tel que l’entend généralement Husserl, l’expérience de
déterminités tactiles adynamiques, l’expérience de pures surfaces,
considérées hors de toute composante dynamesthésique. Ce « pur
et simple toucher » ne livre à l’intuition que des extensions qualitatives, des schèmes spatiaux remplis par des qualités de texture et
de température. On ne voit donc pas comment il pourrait avoir le
moindre privilège sur la vision dans l’appréhension de la causalité.
Nous l’avons marqué précédemment : pour le Husserl d’Ideen II,
le toucher ne sufit pas par lui-même à donner accès à des propriétés réales-causales. De telles propriétés peuvent être constituées à
travers l’exercice du toucher, mais cette constitution engage nécessairement la co-appréhension de l’exercice musculaire en tant que
circonstance motivante. Et Husserl semble par ailleurs considérer
que la constitution de ces propriétés par cette voie est « moins
commode » (nicht so bequem) que par l’expérience visuelle240.
240 – « Par le simple toucher, on ne peut non plus faire l’expérience de la
pression, de la traction, de la résistance. On doit ‘tendre les muscles’, ‘se raidir’, etc.
Or, je saisis pourtant par la vue toutes sortes d’événements, quand un corps
exerce une pression sur un autre corps, par exemple : je vois qu’un corps, par
un coup, repousse l’autre corps, je vois que, par suite d’un coup, le mouvement
d’un corps se ralentit ou s’accélère selon le cas. C’est de la même façon, même
si ce n’est pas aussi commode, que je saisis par le sens du toucher et par les
muscles. » (Husserl, 1952, § 15.b, p. 70 [p. 39]).
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28c. existe-t-il un « pur et simple toucher » ?
On peut en outre se demander si la conception husserlienne
du toucher et de la résistance, et sa distinction entre un « pur et
simple toucher » donnant accès au remplissement qualitatif de
l’étendue, et un toucher en un sens élargi, intégrant l’activité musculaire et supportant la constitution des propriétés mécaniques,
est phénoménologiquement légitime. Ne dénature-t-elle pas l’expérience du toucher, comme le sens et les conditions d’apparition
d’une propriété comme la solidité ? Est-il légitime de subordonner la solidité au régime de constitution des propriétés réales, et
d’évider corrélativement la couche du schème sensible de toute
composante dynamesthésique ?
Il est certain qu’une déterminité comme la solidité d’un corps
semble par principe ne pouvoir être donnée qu’à travers la corrélation du schème sensible exposant la surface explorée aux « circonstances ». Un objet exploré de la main ne se manifeste comme
solide que si sa surface ne se déforme pas lorsqu’on applique une
pression sur elle. C’est dans cette résistance à la déformation que la
solidité de la chose se manifeste, que, à l’instar de n’importe quelle
propriété, elle s’esquisse. La perception de la solidité procède de
l’appréhension d’un maintien de la forme en dépit de la pression
exercée sur sa surface. Elle ne peut donc apparaître conformément à son sens que dans la co-appréhension des circonstances,
et le régime de rationalisation du si… alors… : si j’applique une
pression, je perçois un blocage et le maintien corrélatif de la forme. Plus généralement, le phénomène de résistance correspond à
une certaine récalcitrance des objets touchés et manipulés, et la
propriété de résistance (la disposition de l’objet à résister) est ainsi
donnée dans le « ne pas pouvoir aller plus loin » de notre corps,
dans son freinage, ou dans la « dificulté » accrue qu’il y a à poursuivre le mouvement dans telle direction 241. Par conséquent, sa
constitution engage nécessairement la prise en considération de
l’activité motrice, l’exercice d’une force, la tentative de se mouvoir – en bref, les « circonstances » dans lesquelles cette résistance
est rencontrée.
241 – Pour la distinction entre phénomène de résistance et propriété de résistance,
voir infra, § 29.
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La dificulté est cependant que cette description semble tout
autant valable pour la constitution du schème tactile à travers ce
que Husserl appelle le « pur et simple toucher ». Pas plus que dans
le cas de la résistance, une extension tactile remplie de contenus
primaires tels que la rugosité ou le poli ne peut apparaître si l’on
fait abstraction de la connexion aux « circonstances ». La surface que j’explore de la main ne se remplit de déterminités tactiles
qu’à travers les mouvements d’exploration que je produis, mouvements qui motivent l’apparition réglée des contenus schématiques.
Et c’est par le mouvement que les data tactiles sont synthétisés
de manière à exposer une même surface, c’est-à-dire appréhendés dans une synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis)242 leur
donnant le sens de déterminités remplissantes d’un schème sensible unique, pleins sensibles de ce schème. Comme l’explique
Hans Jonas : « L’élément moteur introduit […] des caractéristiques
spatiales dans l’objet du toucher, caractéristiques qui ne faisaient
pas intrinsèquement partie des qualités tactiles élémentaires. En
s’accompagnant kinesthésiquement d’un mouvement volontaire,
toute la perception est élevée à un ordre supérieur : les qualités
tactiles s’agencent dans un schème spatial, elles s’inscrivent dans
la structure de la surface et deviennent des éléments de forme. C’est
là une synthèse d’un ordre supérieur, superposée à celle déjà opérante dans la constitution des simples qualités sensibles, lesquelles
intègrent leur propre série temporelle de sensations atomiques de
contact, mais entrent à présent comme matériau dans l’unité plus
large d’ordre spatial. Dans cet ordre, le divers se développe en
une igure. »243 Et en effet, note Jonas, « la sensation tactile isolée
restreinte au point de contact et sans corrélation à autre chose
242 – La synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis) et la synthèse de remplissement (Erfüllungssynthesis) sont les deux principales opérations rendant
possible la perception de la chose spatiale. La première permet la fusion des
esquisses et la répétition du noyau noématique : c’est la même chose qui s’expose dans un cours d’esquisses, qui est perçue d’ici ou de là. Elle suppose la
compatibilité des data exposants (Husserl, 1907, p. 50 [pp. 27-28]). La seconde
permet que le contenu hylétique considéré à chaque nouvel instant soit investi
d’une fonction d’exposition de manière à donner le noyau noématique. Il y
a remplissement (sous entendu : des « attentes » de la visées) si les contenus
d’exposition s’inscrivent dans les directives qui encadrent l’expérience du type
d’objet considéré. Voir Besnier (1997), dans Cairns (1976), pp. 55-56 et p. 58.
243 – Jonas (1966), p. 150 [p. 141].
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de son propre genre est assez stérile en informations. Déjà les
simples qualités tactiles comme le mou, le souple et le dur, et plus
encore le rugueux et le lisse ne sont pas réellement une expérience
instantanée mais requièrent une série de sensations changeantes
obtenues par pression et par friction, c’est-à-dire généralement
parlant, par mouvement. Ainsi, dans leur constitution même, une
synthèse de la part de qui perçoit est impliquée, s’étendant sur
le laps de temps de la série et, par une rétention à court terme,
uniiant ses éléments en une impression unique. »244 Le schème
tactile, pas plus que la résistance, ne peut donc être constitué indépendamment des « circonstances ». Si l’on coupe les contenus tactiles des circonstances kinesthésiques motivantes, on neutralise la
synthèse de recouvrement : on n’a plus affaire à un schème tactile,
mais à un lux de sensations incapables de remplir la moindre
fonction d’exposition 245. En bref, reste un lux de qualités éprouvées (des sensations), non un objet touché (une perception)246 . Il
est donc abusif d’afirmer qu’une extension qualitative remplie de
propriétés tactiles primaires, comme la rugosité ou le poli, peut
être constituée sans qu’intervienne aucune connexion aux circonstances.
En un sens, c’est quelque chose que Husserl reconnait, puisqu’il
pose l’intervention de la motivation kinesthésique et de la référence des apparitions au corps propre comme organe sensitif et
point zéro, dès l’étagement de constitution du schème sensible247.
244 – Jonas (1966), pp. 149-150 [p. 140].
245 – On peut bien entendu considérer ici une situation de perception intégralement passive, comme lorsque quelqu’un pose un objet sur notre peau et
qu’on en distingue alors de manière plus ou moins précise la taille et la forme,
la texture et la température. Mais une perception passive de la rigidité ou plus
généralement de la résistivité (la disposition à résister) est également possible.
Quand on applique un objet sur notre peau, nous pouvons en apprécier la
rigidité ou le poids, à travers la manière dont il déforme nos tissus. Mon bras
repose présentement sur la surface de la table, et c’est bien alors la solidité de
la table que je perçois contre ma peau, la rigidité de sa matière est, tout aussi
bien que son caractère poli et froid, donnée en original à mon champ d’intuition. Sur le contact passif, voir infra, § 42a.
246 – Pour cette distinction, qui peut paraître un peu naïve, voir Husserl
(1907), § 15.
247 – Husserl (1952), § 9, p. 45 [p. 20] ; § 10, p. 47 [p. 22] ; § 32, p. 185 [p. 127].
Voir également Husserl (1907) pour une description plus détaillée de ce pro-
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Ce qu’il dénie en revanche, c’est la communauté de nature entre
les circonstances de perception qui interviennent à ce niveau de
la constitution, et celles qui interviennent dans la constitution des
propriétés réales, dont relève selon lui une déterminité telle que la
solidité. Le remplissement tactile du schème sensible exige l’intervention de ce que Husserl appelle les circonstances de perception, mais
en aucune façon il n’exige l’intervention des circonstances causales,
la corrélation du schème au « contexte chosique ».
C’est une question sur laquelle nous sommes passés un peu
vite plus haut (voir § 23), pour éviter d’alourdir l’exposition, mais
Husserl distingue (a) les modiications d’aspect (modiications
schématiques) provoquées par l’environnement chosique « extrasubjectif », par exemple les changements de couleur provoqués
par des changements de lumière ambiante, et (b) celles liées aux
circonstances « subjectives » de la perception, par exemple les
changements de taille ou de forme provoqués par les changements de position du sujet. L’apparition de la chose est l’objet d’un
conditionnement objectif, relatif à ce que Husserl appelle parfois
le « contexte chosique »248 , et d’un conditionnement subjectif, cette
fois relatif à ce que Husserl appelle les « circonstances de perception »249. Mais seule la relation de conditionnement objectif mérite le
nom de connexion causale. Bien que le conditionnement subjectif
obéisse lui aussi au système du si…alors… (si je m’avance vers la
chose, alors son aspect visuel s’en verra modiié de telle manière), il
ne s’agit pas d’un rapport de causalité proprement dit 250. Ainsi, les
changements dans les circonstances de perception ne produisent
pas de modiication réale de l’objet. Seule l’apparence subjective
de l’objet est modiiée lorsque l’on s’avance vers lui, non son apparence objective (notamment l’apparence qu’il présente aux autres
sujets).
Or, cette distinction rend l’analyse husserlienne du toucher
éminemment critiquable : en quoi les circonstances de production
du mouvement lors de la perception de la solidité, ou plus généralement l’expérience de la résistance motrice, diffèrent-elles de
cessus de synthèse.
248 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36].
249 – Husserl (1952), § 9, p. 45 [p. 20].
250 – Husserl (1952), § 10, p. 47 [p. 22].
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celles engagées dans la perception d’une extension tactile schématique ? Que dans le premier cas, l’exercice d’une force musculaire
soit nécessaire (composante dynamesthésique), alors que dans le
second cela ne semble pas être le cas, sufit-il à faire une distinction qualitative, à renvoyer le premier du côté des circonstances
causales-réales (le « contexte chosique »), et le second du côté de
circonstances pré-réales (les « circonstances de perception ») ?
Un tel raisonnement est clairement problématique. On peut
d’ailleurs se demander si une constitution du schème tactile dans
le « pur et simple toucher », c’est-à-dire considéré abstraction faite
de toute composante dynamesthésique, est possible, et si pareille
constitution n’engage pas bien plutôt, au même titre que la constitution de la rigidité d’une surface ou la récalcitrance motrice d’un
corps, la prise en considération de l’effort moteur et de l’énergie
musculaire investie dans l’opération. Après tout, pour percevoir
une extension texturée également, il semble falloir « tendre les
muscles »251.
De manière plus radicale, on peut se demander si la constitution d’une étendue tactile ne présuppose pas l’expérience
de l’impénétrabilité de la surface explorée, ou à défaut sa visée
présomptive. Pour percevoir une surface par le toucher, ne fautil pas anticiper l’épaisseur tridimensionnelle de l’objet ? Et ceci
ne requiert-il pas d’appréhender l’impénétrabilité de cette surface
pour notre corps ?
Dans une conversation rapportée par Dorion Cairns, Eugen
Fink explique quelque chose de comparable à propos de la prétention de Husserl à analyser l’espace oculomoteur comme un espace
bidimensionnel : « Il [est] important de garder à l’esprit le fait que
l’on est toujours confronté à une expérience au sein de laquelle
le monde est déjà pleinement constitué et qu’il est dificile d’isoler un niveau inférieur à celui du phénomène constitué. Quiconque s’y attache et considère un tel niveau comme celui de l’espace
oculo-moteur trouvera incorrect non seulement de parler de cet
espace comme [étant] tri-dimensionnel mais même d’en parler
comme d’un espace bi-dimensionnel puisque la bi-dimensionnalité est elle-même une qualité des surfaces dans l’espace d’un
251 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39].
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monde pleinement constitué. »252 Une remarque analogue s’applique
sans conteste pour l’étendue tactile.
28d. de la nécessité de considérer un phénomène de résistance
ne ressortissant pas de l’appréhension réalisante
Les dificultés mises en lumière par les analyses précédentes
(§ 28a à § 28c) montrent assez clairement à quelle alternative nous
nous trouvons confrontés.
(1) On peut choisir, comme le fait Husserl dans Ideen II, de nier
la réalité de la sensation de résistance, pour poser que résistance,
impénétrabilité, solidité, traction, pression, poids, réfèrent à des
propriétés réales, et ressortissent donc d’un régime de constitution
supérieur par rapport au schème sensible. On considérera dans
ce cas que la constitution du schème tactile ne procède que des
sensations tactiles de texture et de température, sans faire intervenir aucune composante dynamesthésique. Mais alors se pose le
problème :
a. de légitimer phénoménologiquement que la résistance
n’est pas sentie alors que le poli, le rugueux, le lisse, le chaud,
le froid, le sont ;
b. le cas échéant, d’admettre une distinction de nature entre
les circonstances kinesthésiques impliquées dans la constitution du schème tactile et celles impliquées dans la constitution de la résistance ;
c. de décrire sur quel fondement schématique (nature des
data sensuels) les propriétés réales mécaniques (impénétrabilité, solidité, élasticité, etc.), sont constituées. Est-il
légitime de poser que la propriété réale d’impénétrabilité
est constituée sur la base de déplacements et déterminités
purement « géométriques »253 ? Ne retombe-t-on pas sur la
position de Descartes, qui décrit des corps conçus, et non
pas perçus254 ?
En posant que des propriétés essentielles des corps, comme
la solidité ou l’impénétrabilité, n’ont pas de soubassement intuitif
252 – Cairns (1976), pp. 108-109.
253 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39].
254 – En particulier dans les Principes de la philosophie. Cf. Descartes (1644),
II, § 4.
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direct dans les déterminités schématiques (à la différence de propriétés comme la couleur, la forme ou la texture), qu’il n’y a pas de
sensation de solidité jouant le rôle de plein sensible remplissant un
schème spatial, Husserl se met également en devoir :
d. d’expliquer comment la constitution de ces propriétés est
possible dans l’expérience haptique. Est-il nécessaire que le
corps propre, dont l’activité remplit dans ce cas la fonction
de circonstance motivante, soit appréhendé comme corps
réal exerçant une influence causale sur les corps qu’il touche et manipule, donc envisagé comme pur et simple corps
(Körper), ainsi que Husserl parait le suggérer ?
Cette position, nous le verrons (voir infra, § 30), ne va pas sans
poser d’importantes dificultés. Si la constitution de la propriété réale d’impénétrabilité repose sur l’appréhension de l’exercice
d’une force musculaire à titre de circonstances chosiques motivantes, il convient par ailleurs :
e. de déterminer quel type de schème sert de substrat sensible à l’exposition de cette force.
Car en effet, si la constitution de l’objet réal repose sur l’appréhension d’une connexion fonctionnelle entre deux catégories de structures schématiques, le schème de l’objet d’un côté,
le schème des circonstances chosiques déterminant les variations
schématiques affectant l’objet de l’autre255 , qu’est-ce qui joue le rôle
de schème lorsque c’est l’application d’une force musculaire qui
fait ofice de circonstances chosiques eficaces ? À l’évidence, il
ne peut s’agir d’un schème visuel ou même tactile, puisque nous
pouvons percevoir la rigidité d’un corps sans voir nos muscles se
contracter (ou plus généralement sans voir notre corps en action),
et ce n’est pas non plus en touchant nos muscles que nous perce255 – Car c’est bien en étant « prises […] en tant que schème » que les circonstances sont appréhendées comme circonstances causales-réales dans l’appréhension réalisante (Husserl, 1952, § 15.c, p. 74 [p. 43]). On a d’un côté le
schème des circonstances, de l’autre le schème de l’objet, et c’est à travers l’appréhension de la connexion fonctionnelle (les règles de covariation) entre ces
deux schèmes que s’effectue l’appréhension réalisante. Par cette opération, le
schème des circonstances expose des circonstances causales-réales (la lumière
ambiante objective) et le schème de l’objet expose un objet réal persistant
comme un et même dans les changements de circonstances considérées (l’objet matériel qui conserve sa propriété de couleur, bien que son aspect varie
avec les changements de lumière ambiante).
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vons l’action qu’ils exercent. Si les actions que nous produisons
avec notre corps remplissent la fonction de « circonstances chosiques motivantes » dans la constitution des propriétés mécaniques des corps, force est donc de constater qu’elles ont une nature
très différente de circonstances causales-réales comme la lumière
ambiante. Cette fois encore, c’est un point que Husserl ne prend
manifestement pas en considération.
(2) La solution alternative, qui court-circuite cette longue série
de dificultés, consiste à reconnaître qu’il y a un phénomène de résistance qui n’est pas réductible à une propriété réale, et ne doit donc
pas être identiié à ce qu’on peut appeler la propriété de résistance
(propriété de solidité, rigidité, impénétrabilité, etc.). Il convient
alors de déterminer quelle est sa fonction dans la constitution des
corps, et le cas échéant d’admettre que les déterminités remplissantes du schème n’intègrent pas seulement des sensations de texture, température, etc., mais également de résistance. Mais dans ce
cas, c’est la description husserlienne canonique des constituants
du schème sensible qui s’effondre, car le phénomène de résistance
possédant une structure complexe, engageant la conscience d’un
ne-pas-pouvoir-pénétrer (ou d’un freinage) et d’une consommation de l’énergie motrice, il parait dificile de le renvoyer du côté
du schème sensible tel qu’il est décrit dans Ideen II, et, nous l’avons
dit, il ne correspond pourtant pas non plus à une propriété causale-réale.
§ 29. Résistance, résistivité, événement réal de résistance
À ce stade du développement, il importe de lever certaines
équivoques autour du concept de résistance, dont nous avons
jusqu’ici fait un usage par trop imprécis. Ce terme peut en effet être
entendu en deux sens très différents. Il peut tout d’abord dénoter
(a) une propriété d’un corps qui apparait dans un cours d’expérience
donné : je palpe la surface d’un corps, et dans cette expérience de
la palpation, apparait la propriété de « résistance » de ce corps, sa
rigidité, son impénétrabilité, etc. La résistance correspond dans ce
cas à un trait permanent que l’on peut attribuer à l’objet dans une
opération de prédication, ain de le qualiier. Mais par ce terme,
on peut également viser (b) le phénomène de contrariété dynamique (obstruction ou freinage) sur lequel repose la constitution des proprié-
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tés matérielles des corps. Le phénomène de résistance, entendu
en ce second sens, correspond typiquement au vécu haptique de
ne pas pouvoir pénétrer l’enveloppe d’un objet que l’on manipule.
C’est à travers ce phénomène de ne-pas-pouvoir-pénétrer que la
propriété une et même de rigidité de l’objet apparait – rigidité qui
n’est rien d’autre que la capacité ou disposition de l’objet (alors appréhendé comme entité substantielle : substrat de propriétés) à ne pas
laisser passer les corps qui exercent une force contre sa surface,
ou à ne pas se laisser déformer par cette action – capacité dont
il fait la preuve dans le phénomène de ne-pas-pouvoir-pénétrer
considéré. Une même propriété de rigidité (la rigidité d’un même
corps) apparait ainsi dans différents phénomènes de ne-pas-pouvoir-pénétrer, qui peuvent le cas échéant différer en intensité : la
résistance peut être importante ou faible, selon l’intensité de la
force exercée. Ces considérations n’impliquent pas que le phénomène de résistance soit un phénomène simple : le phénomène de
contrariété dynamique enveloppe plusieurs moments articulés
fonctionnellement et procède d’un mécanisme de constitution
assurant la liaison de ces moments.
Considérer un phénomène de résistance constitué au stade
pré-réal n’a bien entendu aucun sens dans la perspective de Husserl, le niveau pré-réal du phénomène étant littéralement adynamique256 . Quand Husserl parle de résistance, c’est toujours une
propriété des corps réaux-matériels qu’il vise, ou, le cas échéant,
un événement ou processus objectif : un corps réal oppose de la
résistance à un autre corps réal. Les passages qu’il consacre à la
propriété d’élasticité des corps sont particulièrement clairs à cet
égard257. Un examen phénoménologique impartial aurait pourtant
dû lui montrer que dans la manipulation, la propriété d’élasticité
se constitue toujours sur la base d’un phénomène de résistance, édiié pour partie sur des vécus musculaires, et absolument irréductible à une propriété réale. Nous sentons que le ressort oppose de
la résistance quand on le tire et que cette résistance s’amenuise
quand nous relâchons la tension et l’autorisons à reprendre sa forme de repos. C’est ce matériau hylétique – si je puis dire – qui rend
possible l’exposition de la propriété d’élasticité dans le commerce
256 – Husserl (1907), Appendice II, p. 394 [p. 341] sqq.
257 – Husserl (1952), § 15.c, p. 73 [p. 42].
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haptique. Si nous ne pouvions éprouver directement la tendance
du ressort à reprendre sa forme, l’élasticité telle que nous la concevons n’aurait pour nous aucune réalité. L’expérience visuelle ne
peut assurer seule cette compréhension. Elle nous montre que les
corps reprennent leur forme après s’être déformés, mais à travers
elle nous ne pouvons voir l’énergie dont disposent les corps pour
reprendre leur forme après l’avoir perdue. Cette énergie, pour la
voir, il nous faut la sentir. Et pour la sentir, il nous faut faire usage
de nos mains et de nos muscles.
Pour éviter toute équivoque, nous ferons dorénavant usage (1)
du terme de résistance pour dénoter le phénomène de contrariété
dynamique, se produisant par exemple lorsque nous exerçons une
force de pression sur la surface d’un objet matériel. C’est à travers
ce phénomène de résistance que se constituent originairement ce
que nous appelons les propriétés mécaniques des corps : c’est dans
la résistance qu’elle manifeste à la déformation que la propriété
de rigidité de telle surface se constitue, qu’elle s’annonce comme propriété inchangée qualiiant la chose substantielle. Et nous
réserverons (2) le terme de résistivité, et le cas échéant de propriété
de résistance, pour référer à la propriété d’un corps capable d’opposer de la résistance. La résistivité est une propriété des corps, la
résistance est le phénomène où cette résistivité se constitue, et à
travers lequel elle apparaît.
Il faut toutefois préciser plus avant que le phénomène de résistance ici considéré peut lui-même être entendu en deux sens qu’il
convient de bien distinguer, au risque de sombrer dans une
confusion qui obscurcira déinitivement l’analyse de la mécanique intentionnelle de constitution des corps. On peut tout d’abord
entendre le phénomène de résistance dans un sens pré-réal, si l’on
se tourne vers la couche de la contrariété dynamique, dans son
apparition en personne et abstraction faite (autant que faire se
peut : mais on vise ici une possibilité idéale, que l’on ne réalise
jamais qu’imparfaitement dans l’exercice effectif de cette abstraction) de l’événement mondain qu’elle expose, donc d’une manière
tout à fait analogue dont un lux de data visuels expose un objet
matériel situé dans l’espace. C’est ce sens que nous avions en vue
dans le paragraphe précédent (point 1). Mais on peut également
entendre le phénomène de résistance au sens d’un événement objectif,
en l’occurrence l’événement dynamique « physique » qui se pro-
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duit lorsqu’un corps exerce une pression sur un autre corps. Ce
« phénomène de résistance », pris en ce second sens, se constitue
dans une appréhension objectivante du phénomène de résistance
entendu au premier sens. Le phénomène pré-réal de contrariété
dynamique « ne-pas-pouvoir-aller-plus-loin » expose l’événement
réal de résistance « ma main est bloquée par la surface de l’objet ».
Cette fois encore, pour éviter les équivoques, lorsqu’une telle
distinction s’impose, nous parlerons de « phénomène de résistance » pour qualiier le phénomène pré-réal de résistance, et nous
emploierons (3) l’expression « événement ou phénomène réal de
résistance » pour référer à l’événement objectif de résistance, constitué comme événement un et même s’étendant sur une certaine
durée objective, à travers l’appréhension objectivante du premier.
§ 30. nature et fonction du corps propre dans la constitution
haptique des déterminités matérialisantes des corps
Ces précisions terminologiques étant faites, nous pouvons
en venir à l’exposition d’un dernier problème d’importance posé
par l’analyse husserlienne du phénomène de chose matérielle, qui
concerne le statut intentionnel du corps propre dans l’expérience
haptique.
L’identiication de la matérialité à l’inscription causale a non
seulement pour conséquence de refuser tout privilège au toucher
dans la constitution de la matérialité (voir supra, § 28), mais elle
conduit également à gommer les différences entre le corps propre
et les autres corps, en attribuant à celui-ci une fonction en tout
point semblable dans la constitution haptique des propriétés mécaniques à celle que remplit le « contexte chosique » – dont relève,
par exemple, la lumière ambiante (voir supra, § 23). La réalisation
(Realisierung) du schème sensible étant subordonnée à l’appréhension du système de dépendances causales auquel le schème est soumis, des propriétés réales-matérielles ne peuvent être constituées
dans le toucher qu’à la condition expresse que les actions que nous
exerçons sur l’objet, et qui motivent des variations systématiques
de son schème, puissent elles-mêmes être mises au compte des circonstances chosiques, donc appréhendées comme actions d’un pur et simple
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corps (Körper)258 . En subordonnant la constitution de la matérialité
des corps à l’appréhension d’un système de dépendances causales,
Husserl est donc conduit à poser que la mienneté de notre corps259
n’y remplit qu’un rôle accessoire, et que cette mienneté n’est donc
pas non plus constitutive du phénomène de résistance où ces propriétés s’exposent. Bien plutôt, c’est parce que le corps propre est
appréhendé comme un corps-objet (Körper) semblable à n’importe
quel autre, donc son caractère mien neutralisé, qu’il peut remplir
un rôle dans la constitution haptique des propriétés mécaniques.
Si nous percevons de la résistance dans l’exercice du toucher, par
exemple qu’un objet sur lequel nous exerçons une pression refuse
de bouger, est lourd ou inerte, c’est que nous appréhendons notre
corps sur le même mode que les corps étrangers, et son action
sur l’objet comme action d’un objet sur un autre. Les propriétés
matérielles sont constituées dans l’agir propre exactement comme
elles le sont lorsque nous observons deux corps étrangers exercer
des actions l’un sur l’autre (voir supra, § 28)260.
Cette analyse présente une conséquence décisive : celle d’afirmer que le toucher et la dynamesthésie ne possèdent aucun primat ou privilège dans la constitution du phénomène de résistance
et des propriétés mécaniques afférentes, et que la résistance peut
être aussi bien perçue par le toucher que par la vision. De sorte
qu’une subjectivité incapable de toucher, qui n’affronterait jamais
l’impénétrabilité ou la pesanteur des corps, pourrait néanmoins
258 – Husserl explique par exemple : « Or voilà que mon corps [Leib] co-intervient également, comme cela est évident, dans les connexions de causalité : s’il
est appréhendé en tant que chose dans l’espace, il n’est cependant pas appréhendé
en tant que simple schème, mais en tant que nœud de causalités réales dans
le contexte réal (c’est-à-dire exclusivement spatio-chosique). Ici prend place
par exemple le fait qu’un coup porté par ma main (considérée purement et
simplement comme un coup porté par une chose corporelle [Dingkörperlicher
Stoss], donc abstraction faite du vécu du ‘je frappe’) agit exactement comme
le coup provenant d’une autre chose matérielle quelconque, de même la chute
de mon propre corps comme toute autre chute, etc. » (Husserl, 1952, § 18.b,
p. 100 [pp. 62-63]).
259 – Plus exactement notre être-notre-corps, car il ne s’agit pas ici d’un rapport d’appartenance ou de possession : ce corps que je suis ne peut être revendiqué mien – être mon corps, non pas celui d’un autre –, que parce que je le
suis, précisément.
260 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39].
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constituer ces mêmes propriétés par le seul exercice de la vue.
Husserl rejoint ainsi point par point l’analyse de Descartes, qui
réduisait l’expérience de la résistance à la prise de connaissance de
différences de positions ou de vitesses entre des corps réduits à
des formes géométriques conçues, déniait au toucher tout primat
dans son expérience, et mettait sur un pied d’égalité la résistance
perçue par le sens tactile et par le sens visuel 261.
Cette position n’est pas totalement dénuée de justiication
phénoménologique. Après tout, mon corps est également un
corps semblable à tous les autres, et lorsqu’il interagit avec tel
objet solide, il rencontre les mêmes propriétés mécaniques que
rencontrerait n’importe quel autre corps. Elle présente, qui plus
est, d’indéniables avantages au plan de l’économie explicative. En
refusant tout privilège à l’expérience haptique dans la constitution
des propriétés mécaniques, elle se dédouane d’avoir à expliquer
comment cette constitution reste possible dans d’autres régimes
perceptifs, en premier lieu la vision. Elle évite par exemple de
recourir à un mécanisme d’évocation des sensations haptiques par
les sensations visuelles, comme le font généralement les empiristes262 .
Lorsqu’on examine ses conditions de possibilité intentionnelles et la légalité phénoménologique qui en régit la manifestation,
force est par ailleurs de constater que le phénomène de résistance
est loin de posséder la simplicité et l’immédiateté avec lesquelles
il se présente dans l’expérience ordinaire. Comme l’a bien vu Wilhelm Dilthey263 , il s’agit bien plus d’un complexe de phénomènes
que d’un phénomène simple. Deux relata s’y trouvent toujours articulés dans une relation dynamique agent-patient : l’appréhension
que quelque chose résiste fait igure sur fond de circonstances
où intervient un terme agent qui exerce une puissance motrice,
laquelle se trouve précisément contrariée par le terme patient (voir
supra, les analyses du § 28c). Le terme patient résiste, il empêche
la puissance exercée de s’épanouir en effets, de réaliser une in
261 – Descartes (1644), II, § 4. Voir l’analyse que propose Heidegger (1927),
§ 21.
262 – Par exemple Maine de Biran (1812), pp. 281-282. Voir supra, § 13.
263 – Dilthey (1890), pp. 107-108.
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projetée264 . Lorsqu’on fait pression sur une surface rigide, l’expérience de ne-pas-pouvoir-pénétrer repose ainsi sur l’appréhension (a) d’une puissance motrice en exercice, protendue vers un
accomplissement, et (b) d’un terme récalcitrant qui empêche cet
accomplissement : la surface rigide ne cède pas sous la pression
que notre main exerce, elle maintient sa forme en dépit de la force
exercée. Cet en dépit de est un moment essentiel du phénomène de
ne-pas-pouvoir-pénétrer la surface rigide. La relation dynamique
entre le terme patient, qui oppose de la résistance, et le terme
agent, qui exerce une puissance motrice, peut par ailleurs être formalisée comme une relation logique d’implication de type si…
alors… : si le terme agent exerce une puissance265 , alors le terme
patient résiste. C’est une pareille relation que l’on a en vue lorsque
l’on traite les propriétés mécaniques des corps comme des propriétés dispositionnelles.
La structure complexe du phénomène de résistance constituet-elle cependant une raison sufisante pour (i) subordonner l’expérience haptique de la matérialité des corps à une appréhension
264 – On doit par ailleurs distinguer : (a) la situation d’obstruction où la force
exercée s’épanouit en effets, mais non en effets désirés : nous aspirons à déplacer ou déformer un objet, mais l’objet en question est trop lourd ou trop bien
fixé sur son support ; c’est alors notre propre corps qui s’écrase contre sa surface, notre main ou même notre bras jusqu’à notre épaule sont tendus, toute la
force exercée se trouve, par l’action obstructive du terme résistant, réverbérée
dans l’espace de notre corps, qui subit par contrecoup les effets de la force
qu’il exerce ; (b) la situation de paralysie, où nous cherchons à nous mouvoir
ou exercer une force, mais notre corps reste inerte, comme quand nous avons
un membre endormi, ou, dans une moindre mesure, quand nous sommes
épuisés et que nos muscles « refusent » d’exercer une force plus importante :
nous sommes trop faibles pour continuer à pousser, presser, contracter, tenir,
les muscles ne répondent plus, nous sommes vidés. Doit également être analysée plus précisément la nature de l’« attente » par laquelle l’effort moteur est
protendu vers certains effets. En particulier, doit être distingué entre un effet
désiré et un effet attendu/anticipé. L’écrasement de mon corps contre la surface
sur laquelle j’exerce une pression peut être « attendu » (appréhendé de manière
anticipative) et pourtant non « désiré », au sens où la finalité de l’action que
j’exerce n’est pas cet écrasement, mais bien de déplacer ou déformer l’objet.
265 – Nous verrons plus loin que cette puissance peut s’exercer de manière
totalement passive, c’es-à-dire sans que le sujet volontaire orchestre le mouvement. Ainsi pouvons-nous faire l’expérience de la résistance des corps avec
lesquels nous entretenons un contact purement passif. Voir infra, § 42a et
§ 51d.
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de causalité et (ii) mettre sur un même plan l’action que nous exerçons sur les corps dans le toucher et les actions que les corps ou
médium étrangers exercent les uns sur les autres ? Le fait que nous
soyons notre corps lorsque nous rencontrons la matérialité des corps
dans le toucher n’interdit-il pas pareille assimilation ?
Ainsi, dans l’exemple du ressort donné par Husserl 266 , l’acte de tirer sur le ressort, qui lui offre l’occasion de manifester sa
résistance à la déformation (et joue ainsi le rôle de circonstances
motivantes), est-il identiiable de manière pure et simple aux « circonstances objectives » ? Il est évident que non. Il est notamment problématique de renvoyer cette action du côté de l’horizon
externe, dont relèvent les circonstances objectives, soit le champ
des objets co-perçus267. Car le corps propre n’a pas à être objectivé
pour agir ou pour que soient constitués des corrélats objectifs de
son action : je suis mon corps quand je tire sur le ressort, je ne l’appréhende pas « de l’extérieur » comme un objet exerçant une traction
sur un autre objet. Husserl l’admet lui-même quand il explique,
dans le cours du § 60.a consacré au Je peux : « Ma main est aussi, il
est vrai, une chose et quand j’accomplis un ‘je bouge’ subjectif et
que je ne rêve ni ne me trompe, un processus physique s’accomplit aussi dans la nature. À coup sûr, la perception du mouvement
physique dans l’espace est incluse aussi dans la perception du ‘je
bouge’ et ainsi la question de la causalité physique peut là aussi
être posée. Mais, par contre, elle ne doit ni ne peut être posée dans
l’attitude personnelle, seule attitude dans laquelle est placée la personne qui agit et pâtit, en tant que sujet de motivation et sujet de
son monde environnant. »268
Il est sans doute possible d’adopter une attitude objectivante
à l’égard du corps propre dans l’expérience haptique. Je peux tenter de faire abstraction du caractère mien de mon corps lorsque
je perçois les propriétés mécaniques des corps que je manipule,
faire abstraction du Je fais. Mais – en admettant que pareille neutralisation soit possible – il n’est pas certain qu’un phénomène
266 – Husserl (1952), § 15.c, p. 73 [p. 42].
267 – Sur l’idée que les circonstances chosiques relèvent, dans l’appréhension
de causalité, de l’horizon externe, voir les développements de Pradelle (2000),
pp. 137-138.
268 – Husserl (1952), § 60.a, p. 353 [p. 260].
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comme la résistance, et les propriétés réales qui en sont tributaires
intentionnellement dans la perception haptique (impénétrabilité,
rigidité, solidité, élasticité, etc.), puissent être constitués autrement
qu’à travers l’exercice d’une force qui est mienne, précisément.
Que signiie en effet résister ? Nous l’avons dit : résister
veut dire contrarier ou empêcher l’accomplissement d’une force,
contrevenir à cet accomplissement, s’y opposer. Si la résistance
n’est pas surmontée, la force exercée s’épuise contre l’entité récalcitrante sans parvenir à obtenir la réalisation attendue ou désirée.
L’énergie investie dans l’opération n’est pas sufisante. Le corps
sur lequel nous faisons pression ne cède pas, il continue d’occuper la même place, maintient sa forme ou la coniguration de ses
parties.
Mais comment peut-on appréhender que l’accomplissement
d’une force est contrarié ou empêché par une contre-force sinon
en étant soi-même la force qui s’exerce ? Dans l’agir propre, nous
sommes la force qui s’exerce et qu’un terme étranger contrarie,
et c’est pourquoi nous pouvons rencontrer en personne de la résistance. (i) « Être son corps » est la condition sine qua non pour que
l’objet sur lequel notre corps exerce sa force puisse être appréhendé comme opposant de la résistance. Et (ii) c’est uniquement
parce que nous nous expérimentons comme un pouvoir qui, en
s’exerçant, s’épuise – consomme une partie des forces limitées à
sa disposition –, que l’objet peut se signaler à nous comme ce qui
contrarie l’accomplissement de notre action, ce qui récalcitre, ne
cède pas, ou, s’il se soumet, freine notre spontanéité motrice : il
nous en coûte de mouvoir l’objet ou de produire cette déformation de sa surface. Les changements que nous parvenons à induire
dans le monde ne sont possibles qu’au prix de notre épuisement.
Neutraliser la mienneté du corps propre pour l’appréhender
comme un objet réal participant, à l’instar de n’importe quel objet
réal, des circonstances causales-réales ne peut donc possibiliser la
constitution de la matérialité des corps dans le commerce haptique. Si véritablement nous nous observions « par derrière » exercer l’action, nous ne pourrions appréhender la moindre résistance
à cette action, car nous ne pourrions envisager que la moindre
force s’engage et s’épuise. Plus généralement, nous ne pourrions
percevoir de forces qui s’affrontent, car toute inalisation ferait
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défaut. Il n’y aurait que des faits sans épaisseur dynamique et polarisation téléologique, des changements de positions ou l’absence
de changements de positions, des changements de formes ou la
persistance des mêmes formes, non des forces en affrontement,
non des corps empêchant d’autres corps de passer. Le phénomène
de résistance présuppose, de par son sens phénoménologique,
l’être-un-corps. Mon corps seul est capable de motiver l’apparition de résistances, donc d’assurer la constitution des déterminités
matérialisantes qui s’exposent dans le phénomène de résistance.
Et ce n’est jamais que par procuration, en appréhendant les autres
corps sur le modèle du corps que nous sommes dans l’action, que nous pouvons animer le monde objectif de forces et contre-forces, qui s’affrontent et résistent. Ce qui implique, comme Husserl l’explique à
propos de la constitution de l’alter ego269, que les forces et rapports
de force dont nous sommes témoins lorsque nous observons des
corps étrangers ne sont pas l’objet d’une « perception » (Perzeption),
bien qu’ils soient bel et bien « perçus » (au sens du wahrnehmen),
mais d’une apprésentation (Apprezentation). Ces forces ne nous apparaissent pas dans une plénitude intuitive. Nous ne les appréhendons que de manière médiate, « empathique » en quelque sorte.
La force est bien là en personne : c’est elle qui présentement s’exerce,
non une copie, non une représentation. Pourtant, elle n’est pas saisie dans sa présence originaire (Urpräsenz). Percevoir la force dans
sa présence originaire, c’est nécessairement la produire soi-même
ou l’affronter soi-même.
Comprenons-le bien, en aucune façon ces considérations ne
signiient que la réiication du corps propre (son appréhension
sur le mode du Körper) ne remplit aucun rôle dans la constitution
haptique de la matérialité des corps. L’appréhension de l’action de
notre corps sur le mode des circonstances causales-réales intervient sans aucun doute dans la constitution de la réalité objective.
Mais elle intervient uniquement à un niveau d’intégration supérieur du phénomène de monde objectif, lorsqu’il s’agit d’appréhender les déterminités dynamiques que l’objet manifeste dans l’interaction haptique avec mon corps comme des propriétés qui valent
pour n’importe quel corps – c’est-à-dire dans une optique de généralisation et d’universalisation. L’appréhension réalisante permet
269 – Husserl (1952), § 52 sqq.
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d’exhausser les déterminités haptiques manifestées dans l’action
propre au rang de propriétés valant pour n’importe quelle relation
inter-objets. Une constitution de la résistance reste ainsi possible
quand mon corps n’intervient plus, par exemple quand j’observe
quelqu’un d’autre faire pression sur un objet, ou un objet inanimé
exercer une force sur un autre, des boules de billard entrer en
collision ou une charge faire progressivement ployer une tige de
métal – par une sorte d’appréhension analogique.
§ 31. Le schème dynamesthésique et la constitution haptique
des propriétés mécaniques
Les analyses précédentes montrent, sans doute possible, qu’un
remplissement matériel de l’objet spatial intervient avant l’objectivation du corps propre, qui permet de renvoyer les actions
mécaniques exercées dans le toucher du côté des circonstances
chosiques et d’appréhender les déterminités dynamiques qui font
corrélat à ces actions comme propriétés mécaniques réales (propriétés d’impénétrabilité, de solidité, de rigidité, etc.). La question
est dès lors la suivante : si une constitution de la matérialité des
corps précède la réalisation (Realizierung), ne faut-il pas considérer,
à côté des schèmes visuel et tactile, un schème spéciique assurant
un soubassement sensuel à l’édiication des propriétés mécaniques
réales ?
C’est à notre sens une évidence, que seul le cartésianisme de
Husserl a pu lui masquer : de même que l’objet a un schème sensible qui supporte ses propriétés de forme, taille, volume, surface,
en bref tout ce qui a trait à son « aspect extérieur », l’objet possède un schème sensible qui expose les propriétés spéciiquement
matérielles, celles qu’il manifeste dans le rapport haptique et la
manipulation – toutes ces propriétés qui ne se « voient » pas, mais
se « sentent », s’éprouvent par commerce corporel direct. Ce schème dynamesthésique est, tout comme les schèmes visuels et tactiles
analysés par Husserl, (i) constitué à un niveau pré-réal : la mécanique
intentionnelle qui en assure la synthèse ne fait pas encore intervenir l’opération d’appréhension réalisante, qui au contraire exploite
ses produits. Et (ii) il procède déjà d’une synthèse d’apparitions
concordantes impliquant une appréhension spatialisante où le
corps propre remplit une fonction référentielle et métrique, fait
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ofice de point-zéro permettant d’orienter les apparitions270. Simplement, ici, ce n’est pas la coniguration spatiale de l’objet, perçu
sous différentes orientations, à différentes distances et sous différentes conditions d’éclairage, qui apparait dans un cours d’esquisses concordantes, rattachées par une synthèse de recouvrement
(Deckungssynthesis). Mais c’est sa consistance matérielle, sa disposition à résister aux actions que lui imprime notre corps.
31a. L’opération de contraposition du schème dynamesthésique
Pour appréhender les propriétés du schème dynamesthésique et les caractères intentionnels qui le distinguent des schèmes
visuel et tactile271, on peut se référer à la situation suivante : il peut
parfaitement arriver, suite à une anesthésie ou une destruction
d’une partie du système nerveux afférent, que toutes nos sensations tactiles soient neutralisées, de sorte qu’explorant de la main
un objet, nous ne percevons plus sa texture, sa température, le
caractère lisse ou rugueux de sa surface. Pour employer les termes
d’une description présupposant l’objectivation psycho-physique
du corps : toutes les déterminités senties par déformation ou stimulation de la peau sont neutralisées.
À défaut de pouvoir nous retrouver dans de telles conditions,
prêtons-nous à l’exercice suivant : fermons les yeux et explorons
de la main un objet rigide de notre environnement. Pour faciliter
les choses, prenons un objet lourdement ixé au sol, comme une
270 – Nous verrons plus loin, en particulier dans le § 37 et le § 38, que cette
fonction référentielle, contrairement à ce qu’affirme Husserl, ne peut être
décrite abstraction faite de la rationalité performative promue dans l’existence
ordinaire : la capacité à parcourir la distance – le temps et l’énergie que cela
demande – est présupposée dans toute opération d’attribution de distance. Se
présenter comme étant à distance, pour n’importe quel objet, c’est s’inscrire
sur une échelle où notre pouvoir d’accès joue une fonction métrique.
271 – Nous parlons ici de schème dynamesthésique, et non de schème haptique,
afin de distinguer (a) la couche schématique dont relèvent les déterminités de
résistance des corps, et (b) le schème tactile (tel que défini par Husserl), qui
n’intègre des déterminités accessibles dans l’exercice du toucher que les déterminités de « surface » (texture et température). Le schème haptique est un
schème composite qui encapsule le schème tactile et le schème dynamesthésique. Bien entendu, le schème dynamesthésique est toujours constitué dans le
cadre d’une interaction haptique avec l’objet. Mais les déterminités dynamesthésiques qui font ici office de plein remplissant doivent être distinguées des
déterminités tactiles mentionnées par Husserl, censées être adynamiques.
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table, de manière à éviter que notre action de pression entraine
son déplacement. Et tentons de faire abstraction, dans ce que
nous percevons alors de l’objet, de tout ce qui est lié à nos sensations de déformation cutanée, texture et température. Pour opérer
une abstraction plus radicale encore, nous pouvons même tenter
de faire abstraction de nos vécus musculaires, vécus de tension,
pression, traction. Que percevons-nous dans ce cas ? Percevonsnous encore quelque chose, à vrai dire ? Il semble bien qu’il faille
ici répondre par la positive : nous percevons la résistance que
l’objet oppose à notre corps, nous percevons une région de notre
espace péripersonnel où notre corps ne parvient pas à pénétrer.
Cette région conserve une même forme si l’objet est rigide (c’est
toujours la même zone de l’espace que notre corps ne parvient pas
à pénétrer), et elle se modiie de manière systématique si l’objet est
plastique, avec les modiications de résistance afférentes (généralement, plus l’objet est déformé, plus la plasticité diminue, et plus
le déploiement d’une force importante est nécessaire pour obtenir
une déformation supplémentaire).
Comment un secteur d’espace résistant est-il constitué dans
ces conditions de perception appauvries ? Minimalement, il l’est
dans un cours d’apparitions de résistance, cours qui se trouve uniié et appréhendé comme déterminité remplissante d’une même
zone de l’espace péripersonnel. Cette zone est alors véritablement
contraposée comme espace complémentaire à notre espace corporel.
Lorsque j’enferme de la main un objet sphérique, la résistance que
mon corps rencontre se voit attribuer un lieu (elle est résistance de
cette zone de l’espace) par une sorte d’emprunt à la spatialité de mon
corps : je perçois que ma main ouverte, doigts écartés, enserre
un certain volume d’espace, et l’impénétrabilité que manifeste ce
volume d’espace lorsque j’exerce une pression lui procure un véhicule qualitatif exposant. C’est un peu comme si les limites que
mon organe moteur rencontrait à ses mouvements de pénétration
de l’espace fournissaient une chair à l’objet résistant, dont la présence venait dès lors comme expliquer l’impossibilité à laquelle je
me trouve confronté de pénétrer plus avant l’espace.
Pour qualiier cette opération d’objectivation d’un schème
dynamesthésique, faisant intervenir à titre essentiel une conscience de la disposition du corps propre dans l’espace, nous parlerons
dans la suite de contraposition. Dans l’expérience d’une résistance –
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un ne pas-pouvoir-aller-plus-loin ou une contrariété dynamique –,
un objet spatial responsable de la résistance rencontrée est contraposé comme forme complémentaire à la coniguration spatiale
de l’organe corporel affecté par cette résistance : l’expérience de
ne-pas-pouvoir-aller-plus-loin sert ainsi d’étoffe exposante à l’impénétrabilité d’un objet, qui prend pour ainsi dire la responsabilité
de la limitation affectant la liberté motrice. La contraposition d’un
objet opposant de la résistance repose ainsi sur l’appréhension de
la contrariété dynamique qui affecte l’organe moteur – phénomène
de contrariété constitué à un premier niveau, et dont la synthèse
requiert une analyse à part entière – comme déterminée par la
présence d’une contre-force occupant l’espace où l’organe évolue.
Il est important de bien apercevoir la nature tout à fait singulière du schéma de rationalisation des phénomènes que l’opération de contraposition fait intervenir : une limitation vécue de
la liberté motrice (ne pas parvenir à aller plus loin, devoir forcer
plus pour avancer, etc.) se voit comme expliquée par la position
d’un objet opposant de la résistance chaque fois que nous tentons
de pénétrer la zone de l’espace en dispute. Le monde extérieur
devient une sorte de bouc émissaire de notre impuissance.
31b. La fonction motivationnelle du déplacement et des sensations
de contact dans la contraposition du schème dynamesthésique
Il faut remarquer qu’en principe l’expérience d’une « pure »
résistance, abstraction faite des impressions tactiles, voire musculaires, ne sufit pas à motiver la contraposition d’un schème
dynamesthésique exposant un corps. La résistance que rencontre
le mouvement (ici considérée en tant que pur pendant objectif
du Je ne peux pas : cela qui fait que je ne puis m’avancer plus loin
dans l’espace), bien qu’ayant toutes les caractéristiques dynamiques d’une résistance extérieure, pourrait en effet procéder d’une
défaillance de notre corps, une paralysie ou une perte momentanée d’amplitude de nos mouvements. L’intervention de conditions
complémentaires est par conséquent nécessaire pour constituer
une région résistante.
Ce problème, exposé par Maine de Biran (voir supra, § 13b),
se résout avec l’intervention des sensations tactiles : dès lors que
l’expérience du « je ne peux progresser plus loin » et du « cela bloque » s’accompagne de sensations de déformations cutanées et de
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température, en bref de l’expérience d’un contact avec un quelque
chose extérieur, ce quelque chose prend immédiatement la responsabilité de la résistance rencontrée. Le schème tactile motive
la croyance (thèse doxique) en la présence d’un corps.
Il faut toutefois ajouter qu’il reste possible de constituer un
objet résistant sans qu’intervienne l’expérience cutanée du contact.
S’il est possible de se déplacer autour de la zone qui oppose la
résistance, tout en réitérant les tentatives de la pénétrer, nous
percevons que notre mouvement est constamment empêché dans
la même zone de l’espace extérieur. La possibilité d’expérimenter
pareille concordance motive la contraposition d’un schème dynamesthésique, excluant la possibilité que la résistance expérimentée
puisse avoir une origine propre. Ce qui est décisif ici, c’est non
seulement la possibilité d’expérimenter de la résistance dans une
zone de l’espace pénétrée depuis différentes orientations, mais
également de faire cette expérience pour différentes conigurations de notre corps. Le fait que cela se mette à résister toujours
dans une même zone de l’environnement, quelle que soit la partie du corps que l’on engage (tantôt la paume de la main, tantôt
l’index), ou quelle que soit la coniguration de notre corps (tantôt
le bras léchi, tantôt le bras tendu), motive la contraposition d’un
schème dynamesthésique, donc la thèse que le blocage est dû à la
présence d’un objet impénétrable. Il est donc parfaitement possible – contrairement à ce que semble afirmer Maine de Biran – de
distinguer une résistance extérieure et une résistance issue d’une
défaillance de notre corps sans faire intervenir les sensations cutanées, uniquement par cette possibilité de localiser la zone résistante au même endroit de l’espace extérieur dans des changements
d’orientation et des déplacements.
En revanche, il semble bien que les sensations musculaires
soient essentielles au processus de contraposition de la zone résistante, à sa circonscription et sa localisation (en tout cas si l’on fait
cette fois encore abstraction de l’expérience visuelle), car elles seules semblent pouvoir alimenter la conscience que nous possédons
à chaque instant de la manière dont notre corps se trouve disposé
et dynamiquement installé dans l’espace. La perception de l’orientation de notre corps – qui engage également (a) le système vestibulaire, pour l’orientation par rapport à la verticale gravitaire, et
(b) la mémorisation des déplacements effectués, pour l’orientation
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dans l’espace par rapport aux objets –, et de la position respective
de ses différentes parties, est nécessaire pour déterminer comment nous sommes positionnés par rapport à la zone résistante,
lorsque nous évoluons autour d’elle. Sans conscience de la position
de notre corps, il est impossible de déterminer si, d’un moment
à l’autre, c’est la même zone qui est explorée et oppose la résistance. N’ayant plus conscience de là où nous sommes, plus rien
ne peut être quelque part vis-à-vis de nous. À la rigueur, pourrait
subsister ici un simple sentiment d’empêchement ou de gêne, de
pure résistance intensive : nous n’arrivons pas à ce que notre effort
s’épanouisse en mouvement. Mais cela même peut être contesté et
doit être discuté, car la constitution du vécu d’obstruction motrice
et d’effort exige peut-être déjà la spatialisation de l’organe moteur
(voir infra, § 42 et § 43).
L’examen de la situation précédente est important, car il nous
montre, une fois encore, la connexion essentielle entre la résistance et l’espace. Pour que de la résistance soit contraposée dans
l’expérience dynamesthésique, une condition essentielle est que
cette résistance puisse être appréhendée comme circonscrivant une
zone de l’espace extérieur, cet espace que précisément nous habitons
avec notre corps. En deçà de cette opération de spatialisation, la
résistance reste un pur événement du lux de vécu, au mieux peutelle être imputée au corps propre ou à la détente de notre Je peux
en Je fais.
Se pose par ailleurs la question de savoir si l’objet exposé par
un schème dynamesthésique peut, à l’instar d’un objet exposé par
un schème visuel, s’avérer au stade de l’appréhension réalisante
n’être qu’un pur et simple « fantôme », une apparition sensible
qui n’est pas insérée dans l’univers des choses objectives (voir
supra, § 26). La possibilité de matérialiser un fantôme, de manière
actuelle (ceci n’est qu’un simple fantôme) ou rétrospective (ce que
j’ai perçu précédemment n’était qu’un simple fantôme), est en effet
une possibilité essentielle du schème sensible : par principe, tout
schème sensible doit pouvoir motiver l’apparition d’un fantôme
lorsque l’opération d’appréhension réalisante intervient (le schème
sensible n’est pas appréhendé comme matérialisant un objet réal
inscrit dans les réseaux de causalité du monde).
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Résistance et tangibilité
Un fantôme est à première vue plus dificile à imaginer dans
le cas du schème dynamesthésique que du schème visuel, mais
il est néanmoins concevable. La situation suivante peut le faire
comprendre : imaginons que nous déplaçant dans une pièce plongée dans une complète obscurité nous ayons soudain l’impression
d’une résistance s’opposant à l’avancée de notre corps, par exemple
de notre jambe. À plusieurs reprises nous tentons d’avancer, mais
quelque chose bloque. Les impressions de résistance motivent
la contraposition d’un schème dynamesthésique, qui motive la
croyance (thèse doxique) qu’il y a là un objet solide bien réel. Nous
sommes persuadés de buter contre un corps, qui empêche notre
jambe d’avancer. Mais voilà qu’allumant la lumière nous nous apercevons qu’il n’y a là aucun objet, et que notre jambe s’était simplement prise dans une lanière : la résistance que nous prenions pour
le fait d’une zone impénétrable devant notre jambe était en réalité
causée par la lanière retenant notre jambe. Le schème dynamesthésique s’avère rétrospectivement n’être qu’un simple fantôme. Nous
avions spontanément posé un objet réal-matériel sur la base du
schème dynamesthésique constitué dans une série d’apparitions
concordantes de résistance, et cet objet s’avère ne pas avoir de réalité – exactement comme lorsqu’une forme visuelle que nous prenions pour un corps s’avère n’être qu’un fantôme optique.
31c. La fonction référentielle du corps propre
dans la synthèse du schème dynamesthésique
Le schème dynamesthésique est le produit d’une synthèse où
le corps propre remplit une fonction référentielle comparable à
celle qu’il remplit dans la constitution du schème visuel : en ixant
un cadre de référence, il permet à une multiplicité d’apparitions
d’exposer le même objet ou la même propriété dans différentes
conditions, sous différentes « perspectives ».
Dans le cas du schème dynamesthésique, le cadre sur lequel
repose la synthèse d’uniication n’est cependant pas réductible à
l’espace égocentré, qui, en référant toute apparition au point-zéro
du corps propre, lui confère le sens d’une apparition de l’objet à
tel endroit et dans telle orientation par rapport à moi. Le corps
assure également ici une fonction de centre d’activité : lorsque je fais
pression sur une surface rigide, la déterminité d’impénétrabilité
qui remplit le schème dynamesthésique apparait en s’esquissant
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dans une série de manifestations de résistance, qui sont suscitées
et modulées de manière réglée par mes impulsions motrices. La
résistance est notamment proportionnée à l’énergie investie dans
l’opération : plus la pression exercée est importante, plus l’opposition est forte. Cette connexion est un ingrédient essentiel de la
synthèse d’uniication. L’expérience de la subordination fonctionnelle des apparitions de résistance (freinage ou blocage) vis-à-vis
de la dynamique corporelle motive la synthèse qui permet à cette
séquence d’apparitions d’exposer la même situation : le blocage
réitéré de mon corps contre le même objet.
Ainsi, tout comme la coniguration spatiale de l’objet se montre comme coniguration une et même dans un lux d’apparitions
où, bien que donnée en personne, elle ne l’est jamais que sous une
certaine perspective, d’ici ou de là, une détermination remplissante
du schème dynamesthésique comme l’impénétrabilité se montre comme déterminité une et même dans des manifestations de
résistance où elle n’apparait jamais qu’en « perspective », dépendamment des caractéristiques de l’action exercée (notamment la
force, la vitesse et la direction). Et comme dans le cas de la synthèse visuelle, où le référencement des apparitions au corps propre
permet de donner aux modiications de contenus schématiques
le sens d’un simple changement d’orientation ou de position de
l’objet par rapport à notre corps, dans le cas du schème dynamesthésique, la subordination des apparitions de résistance à l’activité
de notre corps permet de donner au divers phénoménal le sens de
manifestations d’une même résistivité : bien que la résistance rencontrée soit tantôt forte, tantôt faible, selon l’intensité de la pression que j’exerce, la disposition de l’objet à résister, par exemple
son impénétrabilité, n’est pas perçue sur le mode de l’altération,
mais de la persistance. Ainsi la résistivité qui remplit l’extension
du schème dynamesthésique est-elle constituée comme une déterminité remplissante permanente et inchangée, dans une série de
phénomènes de résistance motivés de manière systématique par mon
activité corporelle.
31d. Le schème dynamesthésique comme couche pré-réale
du phénomène de chose matérielle
Il devrait maintenant être clair que n’intervient encore, au
stade de constitution du schème dynamesthésique, aucune prise
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en considération des « circonstances objectives », telles que les
considère Husserl dans ses descriptions de l’appréhension réalisante. Les impulsions motrices qui motivent de manière réglée les
changements dans les contenus remplissant du schème dynamesthésique ne relèvent pas des circonstances causales-réales : elles ne
sont pas appréhendées suivant un tel sens. La force investie dans
l’action de contact ou de manipulation est bien l’objet d’une certaine co-perception (la contraposition d’un schème dynamesthésique nécessite l’appréhension de l’activité en tant qu’elle motive
des apparitions de résistance), mais celle-ci est très différente de la
co-appréhension, décrite par Husserl, des circonstances chosiques
auxquelles le schème sensible est fonctionnellement subordonné
dans ses changements et non-changements. En particulier, cette
activité co-perçue ne relève pas du mode d’apparition de l’horizon
externe, car elle n’apparait pas sur le mode de l’objet (voir supra,
§ 30). Elle est une modalisation de notre Je peux. Elle correspond
à l’actualisation de nos potentialités motrices, et c’est à ce titre
qu’elle est « co-perçue » et participe de la mécanique de constitution du schème dynamesthésique.
Le schème dynamesthésique ressortit par conséquent d’un
mécanisme de constitution plus fondamental – en termes de
structures intentionnelles – que l’appréhension réalisante : les
corps, bien qu’appréhendés comme des objets maintenant une
certaine identité (c’est la même zone qui oppose de la résistance)
dans un lux d’apparitions passant par différents changements
qualitatifs (modiication des contenus exposants), ne sont pas
encore des corps réaux, au sens où ils ne sont pas encore appréhendés comme inscrits dans le réseau des causalités mondaines272 .
Une constitution des propriétés mécaniques réales présuppose sans
doute l’objectivation du corps propre, et l’appréhension de son
action comme participant du contexte chosique (les circonstances
causales-réales), mais cette constitution s’établit – et ne peut que
272 – Pourtant, force est de reconnaître qu’ils possèdent une forme déjà patente de « réalité ». Il y aurait ici toute une discussion complémentaire à mener sur
la légitimité de la décision de Husserl d’identifier la réalité des objets spatiaux à
leur inscription dans la causalité, notamment en la confrontant à des conceptions alternatives, telle celle défendue par Max Scheler (1927). Dans la suite de
la tradition biranienne, Scheler propose de fonder le coefficient de réalité des
objets sur la résistance qu’ils nous opposent.
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s’établir – sur la constitution préalable du schème dynamesthésique. De même qu’un objet réal ne peut être perçu visuellement
que sur la base intuitive d’un schème visuel, un objet réal ne peut
être perçu haptiquement que sur la base intuitive d’un schème
dynamesthésique. La matérialité des corps a besoin de ce véhicule
intuitif pour apparaître en chair (Leibhaft).
L’existence d’une couche schématique dynamesthésique remet
ainsi en cause tout un pan de la description husserlienne de la
constitution de la matérialité des corps, en premier lieu le bienfondé d’une assimilation de la matérialité et de l’inscription causale. Le schème dynamesthésique confère déjà une certaine « matérialité » à l’objet spatial : celui-ci circonscrit une zone de l’espace
qui résiste à notre corps273. Pourtant, cette « matérialité » n’est pas
le produit de l’appréhension du schème comme objet réal soumis à
la légalité causale du monde objectif. Le schème dynamesthésique
est constitué sans que l’objet ait besoin d’être appréhendé comme
fonctionnellement lié aux autres objets co-donnés, et dépendant
nécessairement et systématiquement de ces derniers quant à ses
changements et non-changements. Il sufit qu’il soit donné dans
une connexion fonctionnelle avec notre corps agissant, la puissance dont il est capable et qu’il investit dans l’action motrice,
l’exercice de notre Je peux.
273 – Mieux : une zone de l’espace capable d’opposer de la résistance. Au fond,
les difficultés auxquelles se confronte Husserl viennent de là : Husserl part
du principe qu’une capacité ne peut être constituée que sous le régime de la
propriété réale. Et il considère que l’ordre causal est la seule manière de penser
la capacité, alors devenue « disposition » d’un objet à se comporter de telle ou
telle manière dans telles circonstances qui l’actualisent. Mais peut-être est-ce
une erreur. Peut-être la capacité est-elle constituée dès le stade schématique.
C’est cette hypothèse que notre analyse dessine en filigrane.
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viii. Le PHÉnoMène de CoRPs
eT La RaTionaLiTÉ PeRfoRMaTive
§ 32. Les conséquences du primat méthodologique
de l’attitude spectaculaire sur la thématisation
du sens phénoménologique des corps chez Husserl
La phénoménologie de la chose matérielle développée par
Husserl est en vérité critiquable pour des raisons plus fondamentales que celles exposées dans les sections précédentes (§ 26 à § 31).
Nous l’indiquions plus haut, elle prête le lanc à une critique non
seulement interne, mais également externe, portant sur les présupposés méthodologiques et philosophiques sur lesquels s’établissent ses descriptions. C’est autrement dit la démarche même
que Husserl prétend légitime d’adopter pour se frayer un chemin
jusqu’aux mécanismes de constitution de l’étantité et du sens qui
se trouve incriminée.
Cette critique porte en premier lieu sur l’acte de suspension
des prédicats pratiques et axiologiques, ou plus généralement du
rapport d’usage au monde, que Husserl met en place au commencement de son analyse dans Ideen II, et qui a trait à la décision de
subordonner l’entreprise phénoménologique à l’épochè. L’afirmation que la mécanique intentionnelle de constitution des corps
travaille indépendamment des modes de rationalisation de l’existence pratique est en effet directement liée à la promotion méthodologique de cette attitude de suspension de toute croyance ou
thèse d’existence, et à l’idée sous-jacente que pour apercevoir la
mécanique de constitution du sens, il convient de rompre notre
rapport d’habitation au monde et d’adopter une attitude spectaculaire
vis-à-vis de cela qui apparait, une attitude de désintérêt et de distanciation permettant d’observer les choses sans en être.
Nous allons le voir, si on peut contester la caractérisation du
phénomène de corps auquel conduit l’adoption d’une telle attitude, c’est que son retrait à l’égard de l’immersion performative
conduit justement à vider les corps de ce qui fait d’eux des corps, pour
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ne retenir que l’enveloppe ou le véhicule qualitatif de leur phénomène. Se rapporter aux corps à travers une inspection attentive
du comment (Wie) de leurs apparitions, c’est déjà avoir perdu le sens
que les corps présentent dans le rapport d’habitation ordinaire.
C’est bien plutôt quand, sans y prendre garde et presque sans les
voir, je les évite, les contourne, que les corps se présentent dans
ce qu’ils ont d’essentiel. La « corporéité » des corps fait précisément corrélat à mon intention de ne pas buter contre eux, elle
est le motif pour lequel je les évite. Par principe, on ne saurait
donc accéder à cette « corporéité » en considérant le phénomène
de corps indépendamment des conduites qui nous permettent de
cohabiter avec les corps. Qui plus est, une détermination phénoménologique conséquente du phénomène de corps exige peutêtre de partir de situations où les corps, bien que posés comme
étant effectivement là, ne sont pas l’objet d’une présentation qualitative,
de sorte que leur phénomène ne repose pas sur la saisie intuitive
d’un schème sensible, mais se trouve intégralement suspendu à
une position présomptive (voir infra, § 34).
L’analyse husserlienne vit en vérité de la certitude que le
processus de spatialisation, et la fonction référentielle afférente
remplie par le corps propre dans la synthèse perceptive, œuvrent
indépendamment des modes de rationalisation de l’existence pratique : Husserl considère que l’apparition de l’objet comme situé
ici ou là n’est en rien débitrice de la praxis, c’est-à-dire du rapport
d’usage que le sujet entretient avec cet objet. Mais c’est là une
méprise : l’appréhension d’un objet comme situé à distance renvoie à la capacité à parcourir cette distance, il n’apparait là-bas
que dans la mesure où la possibilité de se rendre auprès de lui est
posée en principe. Plus radicalement, l’appréhension spatialisante
renvoie au régime de rationalisation de l’occupation analysé dans
le premier chapitre : se présenter comme située dans l’espace pour la
chose matérielle, c’est conigurer mes possibilités d’occuper l’espace, en tant que je participe moi aussi de l’espace où la chose se
tient. Et c’est uniquement en tant que la chose, se trouvant là avec
moi, conigure le champ de possibilités qui m’est ouvert en tant
que j’ai à être dans l’espace – je ne puis me défaire de mon corps –,
qu’elle se présente comme une chose matérielle.
Il convient donc de revenir sur l’idée, implicitement admise
dans Ideen II, que la mécanique de constitution de la chose maté-
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le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative
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rielle opère sans la contribution des valuations issues de la rationalité pratique – ce que nous appelons ici l’usage du monde ou la
dimension performative de l’existence. On doit se demander si
une constitution des corps, abstraction faite des « prédicats de la
sphère pratique », est quelque chose de réalisable, et si cette constitution est donc réalisée par la réduction que Husserl prétend mettre en œuvre dans Ideen II – ou s’il ne s’agit pas bien plutôt d’une
construction discursive, ou même d’un artéfact méthodologique,
sans pendant dans l’expérience concrète de la subjectivité constituante.
§ 33. Pourquoi selon Heidegger le phénomène de chose
matérielle analysé par Husserl ne peut servir de fondation
au phénomène de chose ordinaire
Heidegger le premier a pointé tout ce que la prétention de la
phénoménologie husserlienne à vouloir fonder le phénomène de
monde sur la couche des « choses matérielles » avait de problématique274 .
Pour Heidegger, la chose spontanément valuée de la vie ordinaire, qu’il appelle l’utilisable (Zuhanden) dans Être et temps, est
phénoménologiquement primaire. Les « objets » se présentent
originairement comme éléments interreliés d’un outillage familier, mobilier, équipement, aménagement, et « ce qu’ils sont » est
absolument indissociable des services qu’ils ont l’habitude de nous
rendre, c’est-à-dire de leur valeur pratique. Le schème sensible,
qu’il soit appréhendé avec ou sans remplissement matériel, est
au contraire un phénomène dérivé, que l’on obtient à l’issu d’un
processus de désinterprétation (Entdeutung) : il est l’utilisable que
l’on se contente d’inspecter du regard, c’est-à-dire que l’on s’abstient délibérément d’envisager dans la perspective de l’usage. Il
s’agit, comme dit Heidegger, d’un étant qui n’est plus que là-devant (Vorhanden). La « chose matérielle » n’est donc pas la brique
de base du phénomène de monde, comme le soutient Husserl,
il s’agit d’une réalité seconde et pour ainsi dire artiicielle. C’est
uniquement lorsque se trouve interrompu le rapport d’habitation que nous entretenons spontanément et ordinairement avec
le monde (ce que Heidegger appelle le bei-der-Welt-sein), que des
274 – Heidegger (1927), pp. 98-99 [pp. 63-64].
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« choses matérielles » qualiiées par des « propriétés » se présentent à nous.
Si elle se limitait à un désaccord quant à ce qui est premier
dans le rapport ordinaire à l’étant, la critique heideggerienne de
ce qu’il est coutume d’appeler le cartésianisme de Husserl resterait
toutefois relativement inoffensive. Car Husserl est parfaitement
conscient que la couche matérielle décrite dans Ideen II n’est donnée que dans une attitude théorique, opérant une mise en suspens
de certains actes de constitution, et ôtant ainsi au monde plein
auquel le sujet préthéorique a affaire, un ensemble de signiications qui en sont constitutives275. Il s’accorde donc avec Heidegger
sur l’idée que l’étant Vorhanden procède de la désinterprétation de
l’étant Zuhanden, et il serait illégitime de lui reprocher d’être resté
aveugle au caractère dérivé du phénomène de chose matérielle
décrit dans Ideen 2 ou ailleurs.
Mais la critique de Heidegger est en fait bien plus radicale, au
sens où ce sont les présupposés méthodologiques mêmes de Husserl qu’elle incrimine. Nous l’avons vu (cf. § 24), lorsque Husserl
pose que les couches de signiication associées à la praxis sont
fondées sur la couche phénoménale du schème sensible, c’est pour
marquer que les signiications en question sont l’objet d’un acte
d’appréhension (Auffassung) qui s’édiie sur la donation en original du schème, et qu’il est dès lors « pensable » (c’est le terme de
Husserl 276) que la seconde puisse exister sans la première, alors
que l’inverse ne l’est pas. C’est cet ordre de dépendance intentionnel que la distinction entre donation en original (ou autoposition,
selon les termes de Chose et espace) et appréhension vise à marquer.
Si Husserl convient que la nature matérielle décrite dans Ideen II
est bien le résultat d’une forme de dévaluation du phénomène de
monde ordinaire, il soutient donc également que cette opération
de neutralisation ciblée de certaines couches de sens donne accès
à une couche de sens phénoménologiquement primaire, qui a le statut de
couche fondatrice pour les couches des sphères pratique et axiologique. Ces couches supérieures sont fondées et présentent un
caractère prédicatif, selon le mot de Husserl : leur constitution
est subordonnée à la constitution préalable d’une couche spa275 – Husserl (1952), § 11, p. 53 [p. 27].
276 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
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tio-chosique indépendante, ne faisant pas encore intervenir les
modes de rationalisation associés à la dimension performative de
l’existence : la praxis, ses organes et ses technè. Du fait qu’il semble possible – ceci reste en effet à démontrer, ainsi que nous le
verrons dans la suite –, en établissant une rupture avec l’attitude
d’immersion quotidienne, de considérer l’objet comme une « pure
chose matérielle » (un schème sensible matériellement rempli),
alors qu’à l’inverse il parait inconcevable de viser des corrélats
pratiques et axiologiques sans avoir posé au préalable la couche
matérielle (dans la perception, l’utile et le beau ne peuvent apparaitre que comme utilité ou beauté de telle ou telle chose), Husserl en
déduit que les valuations axiologiques et pratiques sont fondées,
c’est-à-dire conditionnées, dans leur constitution intentionnelle,
par une couche de sens préalable, sans laquelle elles ne pourraient
se déployer.
Or, c’est précisément là que le bât blesse selon Heidegger. Ce
n’est pas parce qu’on peut neutraliser les signiications axiologiques et pratiques avec lesquelles se présentent ordinairement les
choses, et voir celles-ci comme de pures res materialis – des réalités
spatio-matérielles dépourvues de toute référence aux intérêts et
comportements d’usage du sujet –, que le résidu de monde ainsi
obtenu constitue une couche phénoménologique primaire sur
laquelle seraient édiiées « dans un second temps » ces signiications. Bien mieux : une fois le monde réduit à la couche de la pure
matérialité, on est justement conduit à méconnaître la nature de
ces « valeurs » avec lesquelles les choses s’offrent spontanément
à nous. On oblitère la fonction qu’elles remplissent dans la mise en place
du rapport intentionnel, la découverte de l’étant (Entdecktheit), dans
les mots de Heidegger. On en fait des prédicats, qui plus est des
prédicats inessentiels. Mais c’est justement une méprise que de
tenir ces signiications pour une espèce de surplus ou de complément 277 dont la chose déjà constituée par ailleurs pourrait ou non
se voir gratiier. Ce sont bien plutôt ces « prédicats » qui offrent aux choses
d’apparaître278 .
277 – Heidegger (1927), pp. 98-99 [pp. 63-64].
278 – Heidegger (1927), § 32, pp. 194-195 [pp. 149-150] ; Heidegger (1925),
§ 23, pp. 299-300 [pp. 281-282].
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Pour Heidegger, Husserl opère donc une véritable inversion
de l’ordre de conditionnalité phénoménologique. C’est l’interprétation (Bedeutung) de l’étant dans la perspective de ce à quoi il peut
servir (l’économie des projets dans lesquels se dépasse l’existence
humaine) qui conduit un monde à se dévoiler, ou plus précisément qui conduit l’étant à paraître sous la forme d’un monde, le
conduit à « monder » (welten), comme dit Heidegger. Et on ne saurait conférer à cette couche de sens un caractère prédicatif sans
commettre une mécompréhension radicale de sa fonction phénoménologique.
§ 34. Ce que démontre la possibilité
d’une perception aveugle des corps
H. : Fermez les yeux. Où est la table à présent ?
P. : La table n’est plus là en tant que perception. Mais
on peut toujours se heurter à elle les yeux fermés.
H. : Oui, ce serait alors une perception tout à fait
forte. La table est-elle donc seulement représentée
dans ma tête ?
P. : La table reste à sa place. Mais, ce n’est pas absolument certain. Quelqu’un peut l’avoir enlevée… Si je
ferme les yeux, je reste en une certaine relation avec
elle. Que la table soit encore là-bas ne joue aucun
rôle.
H. : Supposons que vous fermiez les yeux. Lorsque
vous les rouvrez, la table n’est plus là. Eh bien ?
P. : Surprise, désappointement.
H. : Que signiie désappointement ?
P. : Une attente n’est pas remplie.
H. : C’est justement ça, parce qu’avec les yeux fermés
aussi, on était encore auprès de la table.
M. Heidegger (H.) dialoguant avec un participant (P.),
Séminaires de Zurich, 1987, p. 41.
La description que Husserl propose du phénomène de corps
dans Ideen II s’expose à mon sens à une critique analogue à la cri-
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tique de Heidegger exposée dans la section précédente. C’est en
premier lieu l’afirmation d’une subordination constitutionnelle
du phénomène de corps à la structure du schème sensible qui pose
problème.
Le processus de dégagement de l’essence est un travail foncièrement privatif. C’est en neutralisant une à une les composantes d’un tout phénoménal que l’on dégage les corrélations entre
son sens d’ensemble (l’identité sous laquelle il se présente) et
ces composantes, disons la responsabilité de telle ou telle de ses
composantes, et le cas échéant des rapports fonctionnels qu’elles
entretiennent (comment elles varient ou ne varient pas de concert,
comment telle modiication de l’une entraîne ou n’entraîne pas
telle modiication de l’autre), dans la mise en place de ce sens.
Or, dans le cas du phénomène de corps, il importe de prendre
acte de ce fait insigne que l’interruption de la présentation sensible ne fait
pas basculer les corps dans le non-être. À la limite, cette interruption ne
leur ôte rien : les corps continuent d’être là, ils continuent de faire
présence (si l’on préfère : nous continuons d’avoir conscience de
leur présence), exactement comme ils faisaient présence quand ils
étaient effectivement perçus.
Lorsque j’évolue dans un lieu familier plongé dans l’obscurité, les corps (déjà les murs de la pièce) me sont présents malgré
l’interruption de la présentation perceptive. Ils se disposent dans
l’espace autour de moi. Ils sont tout simplement là. Si par exemple
je tâtonne pour mettre la main sur un objet, dès lors que je vis
dans la certitude ou la quasi-certitude que l’objet occupe – même
approximativement – telle position vis-à-vis de mon corps, il se
voit doté d’une présence : il se tient avec moi dans l’espace, et à
cet égard il ne se présente pas différemment des corps exposés
dans une pleine lumière de jour. De même, je m’attends à trouver l’impénétrabilité des corps qui m’entourent, par exemple de
la table, si j’avance mon corps vers eux. Je sais que la table est là
et organise mon comportement en conséquence. La table occupe
comme n’importe quel corps un secteur de l’espace environnant,
et on peut bien dire, dans cette mesure, qu’elle apparait.
Est-ce à dire, pour reprendre l’appareil conceptuel de Husserl,
qu’un remplissement matériel est dans ce cas appréhendé alors même
que cela qu’il « remplit » (le schème sensible) n’est pas donné ? La
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possibilité d’une perception aveugle des corps semble bien plutôt mettre en défaut les présupposés mêmes sur lesquels s’établit
pareille distinction. Elle va à l’encontre de l’identiication (en tout
cas de la subordination) du phénomène de corps à un système de
schèmes spatiaux uniiés dans une synthèse d’identité, et surtout
elle inirme la thèse que le schème sensible constitue la couche phénoménale
architectonique de la réalité matérielle perçue. On a ici affaire à un « remplissement » matériel ne reposant sur aucun schème sensible, une
présence en créance (glaubhaftigkeit)279 qui n’est pas alimentée par
une présence en chair (Leibhaftigkeit). C’est par conséquent l’afirmation canonique de Husserl que « la chose sensible est toujours
nécessairement donnée en tant qu’étendue spatiale remplie », et
que « l’essence d’une chose implique un schème sensible »280 , qui se
trouve mise en défaut.
Ne nous méprenons cependant pas sur ce que démontre cette
situation exemplaire. La présentation sensible de la chose, son
exposition dans un complexe de contenus qualitatifs, alimente
incontestablement le phénomène de son être-effectivement-là.
Il serait absurde de le nier. Mais que la donation qualitative de
la chose – sa donation en chair (Leibhaft) – motive la position de
son existence281 n’implique en aucune façon que cette dernière,
prise en tant que phénomène, y soit eidétiquement subordonnée,
encore moins qu’elle doive s’y identiier. Ce que démontre la situation de perception aveugle, c’est précisément l’irréductibilité du
phénomène de chose matérielle à un système d’apparitions qualitatives, igurées par des data hylétiques entretenant des rapports
de compatibilité et en connexion réglée avec des kinesthèses et
autres circonstances de perception. La chose se présente bien plus
ici comme le terme de mes gestes possibles, la limite de ma sphère
d’occupation et de motion libre – la circonscription de là où je peux
être –, que comme une forme qualiiée par des contenus sensibles.
Le schème sensible signale les corps (ou, pour éviter de recourir
279 – Husserl (1907), § 5.
280 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37].
281 – « La position de chose (la doxa) qui réside dans la perception est motivée
par le donné chaque fois actuel, donc par le schème apparaissant et, encore
une fois, il est naturel qu’un schème qui apparaît sous plusieurs aspects ait
nécessairement une force de motivation supplémentaire. » (Husserl, 1952,
§ 15.b, p. 71 [pp. 40-41]).
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au concept de signe, disons qu’il fournit un véhicule à leur manifestation), mais le phénomène de corps est essentiellement autre
chose que le remplissement d’un schème sensible.
La possibilité d’une perception aveugle ne prouve pas seulement l’indépendance du phénomène de chose matérielle vis-à-vis
du schème sensible. Elle éclaire également la connexion entre (i)
la thèse doxique, par laquelle l’existence des choses matérielles
se trouve actée, et (ii) le processus qui préside à leur installation
dans l’espace : l’attribution d’un là aux choses. C’est précisément
en tant qu’elle est appréhendée comme circonscrivant une zone
de l’espace ambiant (elle se trouve ici ou là) que la chose est posée
comme existant effectivement ici et maintenant.
La situation de perception aveugle constitue à cet égard un
véritable négatif de la situation où nous nous rapportons à une
chose par l’imagination. La chose que j’imagine se tient dans un
quasi-espace dont je suis moi-même exclu : je ne m’y trouve pas282 .
Et c’est précisément en cela que consiste son inexistence : c’est
dans l’exacte mesure où elle ne se tient pas dans l’espace que j’occupe avec mon corps – cet espace où je dois à chaque instant
veiller à me caser – qu’elle n’existe pas. Plus généralement, le phénomène de chose imaginée – disons que j’imagine un centaure
faisant irruption dans mon salon –, correspond à une situation
où (a) l’exposition qualitative de l’objet est maintenue (ainsi, il me
semble voir le centaure que j’imagine, il a un aspect extérieur, je
peux le décrire, la scène où il igure est organisée de telle manière,
perçue de telle perspective, etc.), alors que (b) le sens de chose
matérielle est de son côté neutralisé (le centaure que j’imagine n’est
pas une chose matérielle). Dans la perception aveugle d’une chose
matérielle, à l’inverse, (a’) aucun contenu qualitatif n’est disponible pour exposer la chose, pourtant (b’) celle-ci est dotée d’une
282 – Je peux bien sûr moi-même participer de la scène que j’imagine. Mais
c’est alors à titre d’objet que je me considère. Étant celui qui imagine la scène,
je ne suis pas dans la scène que j’imagine ; j’en suis nécessairement exclu.
Le cas du rêve mériterait d’être analysé, car il est qualitativement différent, à
cet égard, de l’imagination : je suis bel et bien pris dans mon rêve, j’en suis
l’acteur, non l’objet, je n’ai pas cette fois le statut d’observateur de surplomb.
Ainsi ne suis-je que dans mon rêve au moment où je rêve, alors que lorsque
j’imagine et me trouve être partie de cela que j’imagine, je suis à la fois dans
ce que j’imagine (quoique sans en être vraiment) et là d’où j’imagine (dans le
monde réel).
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pleine existence spatiale : ce n’est pas une représentation que je
me igurerais par la pensée, la chose est localisée dans l’espace qui
m’environne, elle est là.
§ 35. Le phénomène de corps et la rationalité performative
On pourrait objecter à la critique précédente que cette
conception du phénomène de corps n’est pas étrangère à Husserl,
puisqu’en identiiant remplissement matériel du schème sensible
et réalité (voir supra, § 23), il afirme précisément que la matérialité
de l’objet consiste dans sa capacité à causer des effets et à en subir.
C’est la puissance causale qui fait la réalité des corps. Et poser
l’existence d’un corps, c’est assumer l’effectivité de cette puissance
causale, prendre acte de la possibilité qu’elle s’exerce.
Cette remarque a sans doute une part de légitimité, mais elle
néglige une chose essentielle, à savoir que la connexion que pose
Husserl entre réalité et causalité prétend valoir à un niveau de
constitution où l’intérêt pratique ne remplit aucune fonction : l’appréhension de l’objet comme pouvant servir à quelque chose, plus
généralement l’appréhension des conséquences de sa présence sur
notre champ de possibilités performatives, n’intervient pas. Or,
ce que montre l’analyse de la situation de perception aveugle, c’est
que la réalité des corps n’est précisément pas séparable de leur
valeur performative. L’appréhension de l’objet comme dépositaire
d’une « puissance causale » est donc bien ce qui l’institue comme
objet matériel/réel, mais cette capacité à causer des effets et à en
subir n’a de sens que par ses implications sur mes propres capacités à agir et être agi.
Réléchissons-y. En quoi consiste le contenu du phénomène
d’être dans le cas des corps ? De quoi, précisément, avons-nous
conscience, lorsque nous avons conscience de l’existence d’un
corps situé ici ou là dans l’espace – que cette existence soit actée
dans une perception en chair (Leibhaft) ou simplement posée dans
une perception aveugle, peu importe ? Être, pour les corps que
nous percevons, signiie avant tout ceci : que tout ce que ce corps
est susceptible de faire (sa « puissance causale ») conigure l’horizon de potentialités performatives qui enveloppe notre conscience de la situation. Que le corps en question contribue, de concert
avec tous les autres éléments de la situation, à décider de ce qui
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peut être (donc également de ce qui ne peut être), voilà très précisément en quoi consiste ici le contenu du phénomène d’être. Avoir
conscience de la table comme d’un objet réel dans la perception
ordinaire, savoir que la table existe (qu’elle n’est pas, disons, une
hallucination), c’est prendre acte des possibilités qu’offre la table
comme de celles qu’elle neutralise, compter avec elles.
La meilleure manière de le comprendre est de contraster une
situation où nous avons conscience qu’une chose est là (fût-ce une
conscience marginale) avec une situation où cette chose est absente. Que la chose ne soit pas là (qu’elle soit, pour ainsi dire, biffée
de la conscience que nous possédons de la situation) signiie très
exactement que tout ce qu’elle est disposée à faire lorsqu’elle est là
ne contribue pas à déterminer ce qui peut être. Appréhender une
structure phénoménale comme exposant un corps présent hic et
nunc, c’est prendre acte de sa participation à l’économie de l’existence pratique, l’appréhender comme quelque chose sur quoi on
peut s’appuyer ou avec quoi il nous faut compter pour accomplir
nos desseins au sein du monde. Et cette présence s’afirme en premier lieu en exerçant une action coniguratrice sur notre champ
de potentialités motrices, comme nous l’avons vu dans l’analyse du
champ d’occupation. Que la table se tienne là devant moi signiie :
je ne peux passer par là, je dois la contourner, etc. Et cela signiie
également que toutes les possibilités d’usage potentialisées par la
table sont disponibles (un protocole dont nous sommes familiers
permet de les actualiser) : je peux m’appuyer sur elle, y poser des
choses, etc. Acter l’existence des corps dans la perception ordinaire – « croire » en leur existence, comme dit Husserl –, c’est
toujours en ce sens tenir pour disponible les possibilités potentialisées par ces corps, intégrer ces possibilités à notre horizon comportemental. Comme le note Sartre : « ‘Le verre est sur la tablette’,
cela veut dire qu’il faut prendre garde de ne pas renverser le verre
si l’on déplace la tablette. Le paquet de tabac est sur la cheminée :
cela veut dire qu’il faut franchir une distance de trois mètres si
l’on veut aller de la pipe au tabac, en évitant certains obstacles,
guéridons, fauteuils, etc., qui sont disposés entre la cheminée et
la table. »283 C’est très exactement dans cette action coniguratrice
sur notre Je peux et notre Je dois que le phénomène d’être-effecti283 – Sartre (1943), p. 385.
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vement-là de la chose matérielle consiste. Négativement : que la
table ne soit pas là signiie simplement que cette action coniguratrice ne s’exerce pas. Je peux imaginer ce que la table permettrait
de faire si elle était là. Mais ces possibilités ne s’intègrent pas à ma
conscience de la situation occurrente. La table n’existe pas = le
champ de possibilités potentialisé par la table est indisponible. Je
dois compter sans elle.
Le phénomène de corps est donc absolument indissociable des
principes de rationalisation promus par la praxis dans la perception ordinaire. Se présenter comme un corps, c’est conigurer le
réseau de potentialités performatives sur lequel la situation vécue
est ouverte. Et des corps ne se présentent à nous dans la perception que parce que nous sommes engagés dans le même monde
qu’eux, pour y faire quelque chose.
On peut pour cette raison émettre l’hypothèse que c’est parce
qu’elle s’établit sur une conception de l’être qu’il faut bien qualiier
d’intellectualiste, que l’analyse husserlienne de la constitution de
la chose matérielle en manque le sens. L’existence des choses perçues est systématiquement suspendue par Husserl à des attitudes
foncièrement noétiques, qu’une analyse traditionnelle renverrait
du côté de l’intellect : l’être est en particulier considéré comme le
corrélat intentionnel d’un rapport de croyance (doxa), la croyance
certaine. C’est en tant que je crois – suis certain – que la chose
existe que celle-ci manifeste qu’elle existe, se présente comme une
chose réelle (wirklich)284. Il y a quelque chose (une table ici devant
moi), en tant que (et parce que) je crois en ce quelque chose. Et
les modulations du phénomène d’être sont autant de variations de
cette attitude de croyance, la certitude pouvant s’affaiblir, virer en
conjecture ou en doute, etc.285 Cette conception du phénomène
d’être explique la manière même dont l’épochè fonctionne pour
Husserl : cessant de croire en l’existence des choses, les choses cessent d’apparaître comme existantes, le monde se voit converti en
phénomène de monde, dont l’existence est en suspens.
Mais, c’est à présent une évidence, la position d’existence qui
est en jeu dans la perception des corps ne saurait être ramenée à
une « croyance » ou une « certitude », en tout cas si l’on entend par
284 – Husserl (1913), § 103.
285 – Husserl (1913), § 103, pp. 354-355 [p. 214].
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là une sorte de jugement que l’ego ferait à part soi, et qu’il pourrait
au besoin décider de suspendre. Plus important, on ne peut tenir
que l’être est attribué par après la constitution de l’objet en tant
que chose spatiale, comme un prédicat qui viendrait s’ajouter en
complément sur son phénomène, de sorte qu’il pourrait y avoir
installation dans l’espace d’un corps dont l’existence ne serait
pas encore décidée, et ne lui serait attribuée que plus tard. Poser
l’existence d’une chose matérielle – tenir qu’il y a là une chose –,
ce n’est rien d’autre qu’assumer son installation dans l’espace, lui
attribuer un lieu. Mais installer une chose dans l’espace, ce n’est
pas non plus juger ou croire qu’il y a là une chose. C’est compter avec
elle, compter sur les possibilités qu’elle rend disponible, ou prendre
acte des possibilités qu’elle neutralise.
§ 36. Addendum. La connexion de l’être et de l’essence
de chose matérielle
En vérité, ce n’est rien moins que la conception husserlienne
de l’articulation de l’être et de l’essence (Wesen) qui se trouve incriminée par les développements précédents. Une assomption essentielle au fonctionnement de l’édiice théorique que Husserl met
en place est que le sens de n’importe quelle expérience – ce qui la
singularise comme expérience d’un certain ceci, expérience d’un
type déterminé d’objet (un objet spatial, une chose matérielle,
une chose imaginée, un autre sujet humain, etc.) – se détermine
dans la vie de la subjectivité transcendantale de manière indépendante
des thèses d’existence, qui posent cela dont on a l’expérience comme
existant effectivement là et maintenant. L’être et l’essence sont
compartimentés sur un plan constitutionnel. L’être de cela qui
se montre dans l’expérience ne contribue pas à la déinition de
son sens286 . Que l’objet intentionnel existe ou non n’impacte en rien son
sens.
C’est précisément pourquoi l’épochè, dont la fonction première
est la neutralisation des thèses d’existence – exerçant l’épochè, je
cesse de croire en l’existence de l’étant, je suspends toute position
d’être –, et plus généralement la rélexion phénoménologique, peuvent ouvrir la voie à la phénoménologie eidétique pour Husserl.
Les déterminants essentiels du sens des phénomènes ne peuvent
286 – Pradelle (2000), pp. 114-115.
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en effet se trouver maintenus sous épochè, que parce que ce sens est
indépendant de l’exercice des thèses d’existence, indépendant de la
croyance en l’effectivité ou la non effectivité de l’objet.
La fonction centrale que Husserl attribue à l’imagination dans
l’accès à la mécanique intentionnelle de mise en sens de l’étant, la
description des essences287, renvoie aux mêmes présupposés, et
en constitue en vérité un simple corollaire288 . Les déterminants
phénoménaux et la légalité fonctionnelle qui contribuent à l’individuation du phénomène comme « table » dans l’imagination sont
les mêmes que ceux qui contribuent à son individuation comme
« table » dans la perception, car le contenu de sens du phénomène
est complètement indépendant de la position d’existence de l’objet. Que tel objet spatial soit posé, dans l’expérience perceptive,
comme existant, ou qu’il soit simplement appréhendé dans une
perception imaginaire, et posé à travers elle comme n’existant pas,
ne modiie en rien les traits eidétiques qui font de lui un objet
spatial.
Or, cette compartimentation du sens et de l’existence est à
l’évidence problématique dans le cas du phénomène de chose
matérielle. Intervient précisément ici une imbrication du sens et
de l’existence, de sorte qu’on ne peut neutraliser la position d’existence sans attenter à la structure phénoménologique qui confère
à la chose matérielle sa teneur de sens spéciique – le distinguant
287 – Voir par exemple Husserl (1907), § 3, et Husserl (1952), § 19, pp. 138139 [p. 91]. Sur le rôle de l’imagination et le statut épistémologique et ontologique des structures et mécanismes décrits par la phénoménologie, voir également Husserl (1950), § 34.
288 – Notons que l’épochè permet cependant un degré de déréalisation supplémentaire par rapport à l’imagination. L’imagination donne son objet en tant
qu’objet imaginé justement, soit un objet « auquel je ne crois pas », que je ne
pose pas comme existant réellement (le centaure que j’imagine n’existe pas
comme cette table devant moi), et avec lequel je continue donc d’entretenir
un rapport de positionnement ontologique. L’imagination préserve le rapport
de valuation ontologique, elle préserve les thèses doxiques, là où l’épochè les
neutralise complètement. Son exercice (mise en suspens des croyances), couplé à la réduction phénoménologique (détournement du regard de l’objet vers
les actes subjectifs qui président à sa constitution) permet ainsi d’atteindre de
pures essences singulières, soit de purs contenus autoposés, sans qu’intervienne en rien la fonction d’exposition et les rapports de valuation ontologique qui
portent sur l’objet exposé (cela qui apparait dans les contenus d’exposition, le
quid proprement dit).
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d’autres types d’objectités. Nous l’avons vu (cf. § 27 et § 34), dans
la perception, c’est un caractère essentiel de la chose matérielle
que d’occuper l’espace et de s’annoncer à nous dans l’optique de la
rivalité pour l’occupation. C’est son inscription dans notre champ
d’occupation qui en fait une chose réellement présente, et ce n’est
qu’en étant réellement présente qu’elle se montre comme une chose matérielle, précisément. L’objet doit s’inscrire dans l’espace que
nous occupons avec notre corps pour se présenter sous le régime
phénoménologique des corps. Et qu’il n’occupe pas l’espace signiie précisément qu’il n’existe pas. Pour le dire dans un vocabulaire
husserlien plus technique, la structure d’horizon interne qui distingue le type d’objectité « chose matérielle » intègre des potentialités performatives qui ne valent que si l’objet est posé comme
existant, c’est-à-dire comme participant de l’espace mondain.
Par principe, on ne peut donc neutraliser l’activité de position
d’existence (les thèses doxiques) sans attenter à l’intégrité de sa
structure essentielle apriorique (l’essence générale de chose matérielle), ainsi que le prétend Husserl à travers sa promotion méthodologique de l’épochè289. Si nous interrompons nos actes de position d’existence, les choses matérielles cessent tout bonnement
d’apparaître. Or, comment décrire les déterminants essentiels du
phénomène de chose matérielle si plus rien dans le champ phénoménal ne s’annonce avec ce sens ? On ne peut comprendre ce qui
fait la singularité phénoménologique des corps si l’on convertit le
monde en un spectacle de monde, si l’on sort du monde pour en
détailler du regard le phénomène290.
Soyons clairs : par ces remarques critiques, nous ne prétendons
en aucune façon récuser le rôle que remplit l’imagination – ou à
plus forte raison l’épochè – dans le travail de dégagement phénoménologique des traits eidétiques du perçu. Ce que nous contestons,
c’est la capacité de la présentiication imaginative à préserver le
sens phénoménologique de la chose matérielle, donc à nous faire
voir ce sens. La variation eidétique ne peut ici consister en une variation
strictement imaginative. Nous pouvons faire varier par l’imagination
l’aspect que telle chose présente au regard, sa forme, sa couleur,
289 – Husserl (1907), § 3, pp. 33-34 [pp. 12-13]. Voir aussi Husserl (1952),
§ 19, pp. 138-139 [p. 91].
290 – Heidegger (1925), § 23, pp. 271-272 [pp. 253-254].
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même imaginer des variations de poids ou de solidité, et nous
igurer des changements purement arbitraires de ces composantes. Mais en aucun cas, nous ne pouvons faire varier par l’imagination ce qui est pourtant un trait eidétique nucléaire du phénomène
de chose matérielle, à savoir l’installation dans l’espace que nous
habitons avec notre corps. Et ceci, car l’objet imaginé est par essence
un objet qui n’occupe pas l’espace où nous nous trouvons : c’est
justement dans cette soustraction à l’espace habité que réside son
caractère imaginaire291.
Cela ne signiie pas que l’imagination ne puisse remplir une
fonction méthodologique décisive pour le dégagement des déterminants eidétiques du phénomène de chose matérielle. Justement
parce qu’elle neutralise la thèse de l’installation de la chose dans
l’espace (et à travers elle la position d’existence), l’imagination nous
montre la connexion essentielle entre cette installation et le sens de
chose matérielle : elle éclaire par contraste la subordination fonctionnelle de son phénomène vis-à-vis de cette installation. Mais
dans ce cas, ce n’est pas seulement par l’imagination que nous
dégageons l’essence de chose matérielle : c’est en oscillant entre la
perception et l’imagination, en comparant le phénomène de chose matérielle dans la perception et le phénomène de quasi-chose
matérielle dans l’imagination. Seul ce travail de va-et-vient peut
permettre de saisir le rôle que remplit l’installation dans l’espace et
l’occupation dans la coniguration du sens du phénomène.
§ 37. synthèse de recouvrement et installation de la chose
dans l’espace
La connexion eidétique du phénomène de chose matérielle
et des (im-)possibilités performatives que sa présence dans l’espace potentialise peut recevoir un éclairage supplémentaire d’une
analyse de la fonction que l’installation dans l’espace (l’attribution
d’un lieu) remplit dans la synthèse d’uniication.
Husserl y a beaucoup insisté dans ses différentes analyses du
phénomène perceptif : dans la perception, l’espace où se tiennent
les choses a une structure foncièrement égocentrique. Les choses
291 – Ce caractère est nécessaire, mais il n’est toutefois pas suffisant. L’objet
imaginé le partage ainsi avec d’autres types d’objets, tels l’objet hallucinatoire
et l’objet stéréoscopique. Voir supra, § 27.
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que l’on perçoit apparaissent toujours quelque part vis-à-vis de
nous, à telle distance et dans telle orientation par rapport à notre
corps292 . Notre corps joue le rôle de point zéro (Nullpunkt) du phénomène de monde : il en constitue le centre de perspective.
Or, l’installation dans l’espace n’est pas une opération secondaire, qui interviendrait une fois que la chose, ou plus basiquement : le schème sensible qui l’expose, aurait acquis son unité.
Elle est au contraire contemporaine de la synthèse d’uniication
qui permet de lier une multiplicité de contenus exposants en les
appréhendant comme différentes apparitions d’une chose unique : c’est parce que les data sensuels, par exemple les data optiques, exposent un objet situé quelque part vis-à-vis de notre corps, que
le décours d’apparitions en vient à former un système où c’est
un seul et même objet qui apparait. Nous ne percevons pas une
série de igures spatiales colorées occupant différentes positions
dans le champ optique, mais une chose matérielle unique sous
différentes perspectives, vue d’ici ou de là. L’installation dans
l’espace permet de surmonter l’altération des contenus qualitatifs
d’exposition (les « apparences ») dans une position d’unité. Sans
cette opération, la pluralité hylétique ne pourrait être animée du
sens d’esquisses multiples d’une même chose inchangée. C’est
donc parce que la conscience de notre propre inscription dans
l’espace organise notre expérience visuelle, autrement dit que nous
nous savons être quelque part lorsque nous voyons, que les objets autour
de nous se maintiennent comme les mêmes et comme inchangés
alors que s’altère leur apparence – et que nous sommes par suite en mesure de distinguer des altérations réelles des objets (par
exemple de leurs dimensions) de changements qui ne concernent
que l’aspect sous lequel ils apparaissent 293. La table se maintient
292 – C’est pour Husserl une nécessité eidétique : « Toute chose qui apparaît
a eo ipso un rapport d’orientation au corps ; et non seulement la chose qui
apparaît effectivement, mais aussi toute chose qui doit pouvoir apparaître »
(Husserl, 1952, § 18.a, p. 93 [p. 56]). Voir également Husserl (1950), § 17,
p. 85 ; Husserl (1952), § 41, p. 223 [p. 158].
293 – Comme l’explique Merleau-Ponty, « quand je me promène dans mon
appartement, les différents aspects sous lesquels il s’offre à moi ne sauraient
m’apparaître comme les profils d’une même chose si je ne savais pas que chacun d’eux représente l’appartement vu d’ici ou de là, si je n’avais conscience
de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les
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Résistance et tangibilité
comme une et même sous mon regard alors que j’en fais le tour,
car les variations systématiques que mon déplacement provoque
dans les data optiques sont d’emblée appréhendées comme exposant un changement de position de mon corps par rapport à elle.
La synthèse perceptive présuppose la spatialisation : l’attribution
d’une localité à l’objet, et celle-ci n’est possible que si se trouve
réalisée de manière contemporaine la spatialisation du point de vue
sur cet objet.
Husserl accepte sans conteste cette idée. Il reconnait (i) que
l’appréhension du schème sensible, dans l’attitude réduite décrite
dans Ideen II, c’est-à-dire abstraction faite des évaluations d’ordre
axiologique et pratique et des circonstances causales, se réalise
toujours et nécessairement dans la tridimensionnalité : le schème
apparaissant est toujours situé dans la profondeur, à distance. Et il
pose clairement (ii) qu’un mécanisme d’installation dans l’espace
intervient dès la constitution du schème sensible294 , orchestrant
la conversion de la res temporalis en res extensa295 : c’est en étant
rapportés aux circonstances kinesthésiques que les data hylétiques
endossent une première fonction d’exposition, une appréhension
spatialisante conditionnant la synthèse de rattachement qui permet la matérialisation et le maintien d’une unité schématique dans
un lux continu d’apparitions296 .
Cependant, à travers l’afirmation que la constitution du schème se réalise indépendamment de toute valuation d’ordre pratique (toute perspective sur l’objet ayant trait à ce qui peut en être
fait), Husserl prétend également que cette opération précède – sur
un plan constitutionnel – l’appréhension du phénomène dans la
perspective de la rationalité performative, l’usage du monde, et
se réalise indépendamment de toute référence aux pouvoirs d’intervention sur l’environnement mis à disposition par le corps.
phases de ce mouvement. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 235) Voir également
Merleau-Ponty (1945), p. 59, p. 302 et p. 350, et Patočka (1965-1966), p. 186.
294 – Voir Husserl (1952), § 32, pp. 185-186 [pp. 127-128].
295 – Voir Pradelle (2000), p. 141.
296 – Comme en témoignent la possibilité de prendre une attitude dé-réalisante face à un événement sonore quelconque, ou les situations où un son
est senti dans l’arrière-fond de la conscience, sans être appréhendé comme
son réal en provenance de tel lieu-source. Voir Husserl (1952), § 10, p. 48
[pp. 22-23].
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L’opération d’appréhension spatialisante introduit un premier
degré d’objectivation en offrant à un lux de contenus matérialisant d’exposer un schème sensible, mais les intérêts et possibilités
concrètes du sujet ne remplissent aucun rôle dans cette opération.
L’espace où le schème sensible prend position n’est pas un espace
habité avec les puissances d’intervention et d’occupation du corps.
Ce n’est pas un espace où nous avons à faire, à la limite ce n’est pas
même un espace où nous nous tenons.
Or, c’est précisément cette afirmation, et l’ordre de conditionnalité qu’elle sous-entend, qui est contestable. Ce que Husserl
ne voit pas ou refuse de voir – aveuglé par le pouvoir de déconstruction de l’épochè, et persuadé que l’ordre de déconstruction du
phénomène auquel la rélexion phénoménologique donne accès
est un négatif de l’ordre de conditionnalité intentionnel qui préside à l’édiication préréléchie du sens –, c’est que cet être-là du
schème sensible procède déjà d’un système de rationalisation
engageant la dimension performative de l’existence, la logique du
faire polarisé par l’accomplissement de soi. La spatialisation est
commandée par une rationalité référant l’objet à un ensemble de
possibilités praxéologiques, relatives aux capacités d’action dont
le sujet dispose, au premier chef celles impliquant la motricité et
l’intervention physique.
Que signiie en effet installer une chose dans l’espace, l’assigner à un « là » ? Et que veut dire, lorsque nous percevons telle
chose, se trouver « ici » vis-à-vis d’elle qui se tient « là » ? Être là
pour la chose, c’est se tenir à portée ou à bonne distance, être
accessible ou hors d’atteinte, dans le lointain. C’est, quand il est
question d’une autre personne, être en position de nous voir, de
nous entendre et de nous parler, et avoir à partager l’espace avec
nous. La place où se tient la chose prend ainsi sens par référence
aux possibilités d’accès et d’intervention dont nous disposons à
son égard, ou symétriquement aux possibilités que cette chose
nous affecte, par exemple nous heurte ou bloque notre passage.
Localiser un objet signiie en ce sens l’indexer sur le pouvoir
d’accès et d’intervention dont nous disposons, l’inscrire dans un
espace où nous avons à être et à agir. C’est par le référencement
de ce qui apparaît à ces dimensions centrales de notre existence
pratique que s’opère la synthèse qui donne l’objet spatial comme
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un et même dans un cours réglé d’apparences297. Apparaître dans
l’espace, pour l’objet (prétendre, par son phénomène, se tenir dans
l’espace), c’est se voir attribuer des coordonnées et une valeur dans
un champ pratique, où le répertoire comportemental supporté par
notre corps, les possibilités que notre corps, ses aptitudes et ses
technè potentialisent, remplissent une fonction métrique. Si l’on
neutralise l’action coniguratrice de cette métrique, il n’y a plus
d’espace car le principe même du lieu perd son sens.
§ 38. gradient de distance et capacités d’action
C’est parce que je peux m’approcher de quelque chose que je peux faire l’expérience de la proximité et de
l’éloignement. La troisième dimension, la profondeur
spatiale n’est donc pas un pur phénomène optique.
[…] Ce qui est […] décisif, ce n’est pas la distance
objectivement mesurée mais la relation de cette distance à la possibilité de la couvrir.
E. Straus, Du sens des sens, 1935, p. 455.
L’idée selon laquelle les dispositions motrices et capacités
d’action remplissent un rôle de premier plan dans la construc297 – Husserl établit bien une connexion entre l’apparaître à distance de l’objet
et le pouvoir kinesthésique de s’en approcher. Ainsi déclare-t-il par exemple :
« Si le proche et le lointain représentent le lieu de l’objet par son orientation
en perspective, c’est grâce au pouvoir kinesthésique de modifier les données
pour les conduire à l’optimum, l’absolument proche, comme telos. […] Aller
activement d’une apparence au ‘elle-même telle qu’elle est’ de la chose, cela
consiste pour le je à se rapprocher jusqu’au ‘être auprès d’elle’. Outre la mise
en perspective, le rapprochement et l’éloignement apportent à un champ
d’objet encore bidimensionnel les différences de la profondeur et la spatialité
tridimensionnelle. On ne peut avoir l’expérience de la tridimensionnalité que
comme modification kinesthésique d’une première représentation bidimensionnelle. » (Husserl, Manuscrit D 10 III, juin 1932, pp. 13-14, cité et traduit
dans J.L. Petit, non publié) Mais – et le passage précédent est exemplaire à cet
égard – l’emprise sur la chose permise par le pouvoir se s’avancer vers elle est
pensée par Husserl comme un rapport purement spectaculaire à l’objet : la
motricité offre d’acquérir une meilleure connaissance des composants aspectuels de la chose, elle offre à celle-ci d’apparaître de manière plus optimale. Le
rapport à l’apparaissant est pensé sur le modèle du rapport informationnel
et cogitif : s’approcher de l’objet, c’est avant tout accéder à de meilleures
données. Aucune prise en considération du rapport performatif à l’environnement n’entre ici en considération. Sur cette question, voir supra, § 18.
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tion de l’espace phénoménal n’est pas neuve. Berkeley la défendait
déjà dans son Essai pour une nouvelle théorie de la vision. Et elle a été
reprise, approfondie et systématisée par différents auteurs au XXe
siècle, comme Bergson, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Max
Scheler, Erwin Straus, ou plus récemment Gareth Evans298 . Mais
elle a également reçu un appui empirique déterminant de la psychologie. Ces études méritent d’être prises en compte parce qu’elles apportent des informations essentielles sur la manière dont
l’organisation spatiale du monde perçu se met concrètement en
place, en nous montrant comment elle se restructure en réponse
aux modiications affectant les capacités d’action et ressources
performatives du sujet – question que les analyses philosophiques
traditionnelles laissaient généralement hors de leur champ (exception faite, peut-être, de Merleau-Ponty299).
38a. Les observations empiriques suggérant un calibrage
de la distance perçue sur les capacités d’action
Plusieurs études de psychologie ont montré qu’intervenait un
processus de réorganisation de l’espace phénoménal et du gradient
de distance quand les capacités d’intervention et d’accès du sujet
se voient modiiées. Si le sujet dispose d’un bâton pour atteindre
des cibles, celles-ci tendent à être perçues comme plus proches,
l’usage de l’outil induisant une constriction de l’espace ambiant.
Inversement, si le sujet est fatigué pour avoir fourni un effort
physique important ou est lesté d’une charge rendant ses déplacements plus dificiles, il tend à percevoir les objets comme plus
éloignés.
Dennis R. Profitt et ses collaborateurs ont par exemple observé que la distance égocentrique jusqu’à un objet était estimée plus
importante lorsque l’observateur se voyait lesté d’une charge augmentant l’énergie dépensée lors de ses déplacements300. Des sujets
298 – Bergson (1896), p. 15, pp. 28-29, p. 57 ; Heidegger (1927), § 23 ; Sartre
(1943), p. 573 ; Merleau-Ponty (1945), en particulier pp. 116-117 et pp. 167168 ; Scheler (1927) ; Straus (1935), p. 455 ; Evans (1985). On pourra se rapporter à Grush (1998) pour une exposition des thèses d’Evans.
299 – Merleau-Ponty (1945), p. 167.
300 – Proffitt et al. (2003) ; Witt et al. (2004).
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devant estimer par évaluation verbale ou blindwalking301 la distance
de cibles disposées dans l’environnement évaluent systématiquement les cibles comme plus éloignées lorsqu’ils effectuent la tâche
avec un sac à dos pesant entre un cinquième et un sixième de leur
poids. Pour les auteurs, la distance égocentrique perçue ne dépend
donc pas seulement de variables optiques, comme le tient l’approche psychophysique traditionnelle302 , mais également de facteurs
associés aux capacités comportementales et au potentiel physiologique du sujet, notamment l’importance de l’effort nécessaire
pour parcourir cette distance303. La perception de l’inclinaison de
pentes semble obéir à des principes de même ordre. Des sujets à
qui l’on demande d’estimer visuellement l’inclinaison de collines
situées devant eux tendent à juger celles-ci plus raides lorsqu’ils
sont fatigués ou portent une lourde charge, s’ils sont de faible
condition physique, âgés ou présentent une santé déclinante304 .
Un effet analogue a été mis au jour dans des études traitant
des conséquences de l’utilisation d’outils sur la distance perçue.
Witt et al. (2005) ont montré que des sujets devant estimer la
distance de cibles visuelles après les avoir pointées du doigt ou
atteintes avec une baguette sous-estimaient systématiquement les
distances dans la condition avec l’outil. Les cibles sont jugées plus
proches avec la baguette que sans. Des observations de même
ordre ont été faites dans des tâches de bissection de lignes avec
des sujets souffrant de négligence305 et des sujets sains306 . La négligence est un trouble de la perception de l’espace affectant certains
individus cérébrolésés, consistant dans une cécité à une partie
du champ visuel. Généralement, l’individu négligent ne perçoit
pas les objets et événements situés dans la partie du champ per301 – Cette modalité d’estimation des distances consiste à demander au sujet,
sous occlusion visuelle, de se déplacer d’une distance qu’il juge être égale à
celle où il a perçue la cible.
302 – Voir par exemple Cutting & Vishton (1995).
303 – Voir également Proffitt et al. (2006) ; Proffitt (2006).
304 – Proffitt et al. (1995) ; Bhalla & Proffitt (1999) ; Proffitt et al. (2003).
305 – Halligan & Marshall (1991) ; Cowey et al. (1994) ; Berti & Frassinetti
(2000) ; Pegna et al. (2001).
306 – Longo & Lourenco (2006, 2007).
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ceptif controlatérale au côté de la lésion (héminégligence)307. Une
tâche fréquemment utilisée pour mesurer le degré de négligence
visuo-spatiale est la bissection de ligne : elle consiste à demander
au sujet d’indiquer où se trouve le milieu d’une ligne horizontale
placée devant lui. L’individu héminégligent ne percevant que la
partie de la ligne située du côté cérébrolésé, il place la marque à
distance de son centre. Chez certains individus, le phénomène de
négligence est par ailleurs plus prononcé pour l’espace proche ou
pour l’espace lointain, voire ne concerne que l’un ou l’autre : des
patients manifestent une négligence plus sévère pour des lignes
situées dans l’espace proche que pour des lignes éloignées308 , alors
que d’autres manifestent la coniguration inverse309. Or, plusieurs
études ont permis de montrer que des patients dont la négligence
est plus accusée pour l’espace proximal manifestent des déiciences comparables pour l’espace distal s’ils réalisent la tâche de bissection avec l’aide d’un bâton. Ainsi, un patient manifestant une
négligence côté gauche sévère pour des lignes proches (50 cm)
dont il doit indiquer le centre avec l’index manifeste les mêmes
déiciences pour des lignes distantes (100 cm) bissectées avec un
bâton, mais des performances normales avec un pointeur lumineux310. Ce phénomène suggère que l’usage du bâton, en augmentant la portée du pouvoir d’action, entraîne une extension de l’espace proche aux secteurs qu’il permet d’atteindre311.
Longo et Lourenco ont répliqué ces observations chez des
sujets sains. Un indicateur de la séparation de l’espace proche et de
l’espace lointain chez les sujets sains est l’existence d’une « pseudonégligence », qui s’exprime dans les tâches de bissection par une
tendance à surestimer la longueur de la partie gauche des lignes
situées à proximité312 . Cette pseudo-négligence s’inverse dans l’espace extrapersonnel, c’est-à-dire pour des distances excédant la
307 – Vallar (1998) ; Bisiach & Vallar (2000).
308 – Halligan & Marshall (1991) ; Berti & Frassinetti (2000).
309 – Coslett et al. (1993) ; Cowey et al. (1994) ; Vuilleumier et al. (1998).
310 – Berti & Frassinetti (2000).
311 – Voir également Pegna et al. (2001) ; Ackroyd et al. (2002).
312 – Bisiach et al. (1976) ; Bowers & Heilman (1980).
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longueur du bras de l’individu 313. Or, dans la continuité des études
précédentes, Longo et Lourenco ont observé que le biais restait
orienté vers la gauche pour des lignes distantes lorsque la tâche de
bissection était réalisée non plus avec un pointeur lumineux, mais
avec un bâton314.
Ces différentes observations suggèrent que l’usage de l’outil
induit une constriction de l’espace phénoménal 315 et que les distances perçues sont calibrées sur les capacités d’action du sujet.
Que la distance d’objets soit estimée plus importante lorsque
ceux-ci se trouvent dans une coniguration rendant dificile leur
saisie316 ou lorsqu’un obstacle bloque l’accès317 appuie également
cette hypothèse.
38b. La rationalité performative et la spatialisation du monde perçu
Les études précédentes indiquent sans équivoque que nos
capacités à accéder et à agir sur l’environnement remplissent une
fonction métrique dans la perception de la distance. L’installation des objets dans le gradient de distance permet de connoter
ceux-ci d’une signiication pratique immédiatement disponible
perceptivement : se trouver quelque part pour l’objet perçu, c’est
s’écarter de notre prise d’un parcours plus ou moins coûteux en
termes d’opérations et de ressources pratiques. Le proche est ce
sur quoi nous pouvons agir de façon immédiate, le lointain est ce
qui échappe à notre sphère d’inluence, et se trouve donc différé
dans le temps de l’action. La distance perçue représente bien en ce
sens, comme le proposait Bergson, « la mesure dans laquelle les
corps environnants sont assurés […] contre l’action immédiate de
[nos] corps »318 .
313 – McCourt & Garlinghouse (2000) ; Bjoertomt et al. (2002) ; Varnava et
al. (2002).
314 – Longo & Lourenco (2006).
315 – Pour la défense de cette hypothèse, voir également Proffitt (2006) ;
Coello & Iwanow (2006) ; Coello & Delevoye-Turrell (2007).
316 – Linkenauger et al. (2009).
317 – Morgado et al. (2012).
318 – Bergson (1896), p. 15. Erwin Straus expliquera, dans le même ordre
d’idées, que c’est la portée de la puissance d’accès de l’être vivant « qui détermine l’articulation de la distance dans le proche et dans l’éloigné », « ce qui
est éloigné est défini par ce qui se trouve loin de mon atteinte », et c’est ainsi
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Si l’espace doit être une forme a priori de l’intuition sensible,
c’est donc d’un espace ouvert par notre foi dans la possibilité de
nous avancer et d’intervenir dans le monde qu’il s’agit, non d’un
pur cadre formel sans rapport avec nos préoccupations et potentialités performatives. C’est l’intentionnalité motrice ou la praktognosie, pour reprendre la notion que Merleau-Ponty emprunte à
Grünbaum319, qui assure l’installation des objets dans l’espace.
Aussi, tout porte à croire que le champ visuel serait dépourvu
d’organisation proprement spatiale s’il n’était structuré par cette référence à notre puissance d’accès. En témoigne l’incapacité
des aveugles précoces auxquels la chirurgie offre de retrouver la
vue d’appréhender le tableau visuel comme la matérialisation du
monde qu’ils habitent avec leur corps. Le champ visuel reste un
simple tableau optique, incapable d’exposer le monde, ses choses
et son système de distance320. C’est uniquement parce qu’il est étalonné
sur le champ pratique ouvert par la motricité et l’incarnation que le champ
visuel matérialise un environnement spatialisé321. Comme disait Berkeley,
nous n’accédons à l’espace par la vue que parce que la vue anticipe
le toucher.
« parce que je peux m’approcher de quelque chose que je peux faire l’expérience de la proximité et de l’éloignement » (Straus, 1935, p. 455). « Le sujet qui
voit est un être doué de mouvement et ce n’est qu’à un tel sujet que l’espace se
révèle dans l’articulation de régions de distancéité (Abstaendigkeit). » (Ibid.).
319 – Merleau-Ponty (1945), p. 164.
320 – Ce qui ne signifie pas que les phénomènes optiques qu’ils ont l’occasion
d’expérimenter ne puissent être dotés d’une forme d’extension qualitative et
de configuration. Mais l’extension n’est pas l’espace, au sens où nous l’entendons ici. La spatialisation implique l’ordre du « quelque part » : un système
interconnecté de places organisées suivant une topique réticulaire. Des formes
optiques peuvent a fortiori se manifester sans être situées dans l’espace : elles
possèdent une extension, mais le seul « espace » qu’elles occupent correspond
à un champ optique organisé suivant une topique du partes extra partes (telle
forme est en dehors de telle autre : des limites les séparent ; telle forme est
située de telle manière par rapport à telle autre, au dessus d’elle, etc.). Ce
champ est dépourvu d’organisation en profondeur : les formes qui s’y disposent n’exposent pas des objets disposés dans la distance. Il n’y a pas d’interposition, de devant et de derrière. Il n’y a rien qui soit accessible ou au contraire
hors d’atteinte.
321 – Rick Grush (1998 ; 2007) me semble avoir développé de manière très
convaincante cette idée en lui donnant une assise neuropsychologique.
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Les études empiriques précédentes nous éclairent également
sur la fonction que le rapport présomptif à la résistance des corps
remplit dans le processus de spatialisation. Les études traitant de
l’inluence de l’outil sur l’expérience de la distance suggèrent en
effet que la possibilité d’exercer une action physique avec celui-ci
constitue une pièce essentielle du processus de réorganisation de
l’espace ambiant. Que l’usage d’un pointeur laser pour effectuer
la tâche de bissection n’entraîne pas l’extension de l’espace péripersonnel observée lorsque le sujet fait usage d’un bâton 322 tend à
indiquer que les limites de cet espace sont ixées par la sphère d’inluence physique de l’individu. Est proche ce sur quoi nous pouvons exercer une action mécanique, et par voie de conséquence
cela dont nous pouvons éprouver et mettre à proit la résistance.
Notons que l’analyse précédente du sens phénoménologique
de l’espace s’applique tout aussi bien si l’on considère son organisation réticulaire, qui constitue un autre trait remarquable de son phénomène (voir supra, § 9)323. L’espace ordinaire se présente comme
un système articulé de lieux que l’on ne peut parcourir que de
proche en proche : certains lieux communiquent, d’autres sont
séparés, et un transit par d’autres lieux est nécessaire pour passer
de l’un à l’autre. Ces lieux possèdent leur identité (la maison, le
bureau, le magasin, le parc, etc.) et sont, pour ainsi dire, compartimentés, mais ils n’en constituent pas moins les maillons d’un
réseau unique, et leur situation dans ce réseau contribue à part
égale à déinir ce qu’ils sont. Cette topique réticulaire explique que
des lieux géographiquement éloignés puissent être rapprochés via
les moyens de transport modernes. Comme le note Erwin Straus,
« pour l’européen du vingtième siècle, l’Amérique est bien plus
proche que pour le navigateur du seizième siècle. L’homme dont
la voiture est parquée à la porte de sa maison est plus proche du
bureau de poste que le piéton. »324
Cette organisation en réseau détermine le contenu de notre
perception. Lorsque nous percevons l’espace environnant, nous
avons généralement conscience du lieu où nous nous trouvons,
nous savons quels autres lieux constituent le voisinage, et si, com322 – Voir par exemple Berti & Frassinetti (2000).
323 – Husserl (1907), § 59.
324 – Straus (1935), p. 455.
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me il arrive parfois, nous pouvons ignorer où nous sommes, nous
savons néanmoins qu’il y a des lieux voisins – tout lieu jouxte
d’autres lieux : c’est là une nécessité eidétique – et que parcourir
ces lieux inira, de proche en proche, par nous mener à un lieu
familier. C’est cette logique réticulaire qui permet au lieu où nous
nous trouvons et que nous percevons325 d’assurer une fonction
d’exposition vis-à-vis de l’espace considéré dans sa globalité : le
lieu où l’on se tient est la manifestation partielle et perspective de
l’espace objectif unique et inini, comme les contenus optiques ou
tactiles exposent une face de l’objet, et les contenus acoustiques
un état du son objectif en train de s’écouler. Ce rapport d’exposition présente ainsi un caractère foncièrement méréologique : le lieu
où nous nous tenons est une partie du réseau en lequel consiste l’espace mondial, et c’est à ce titre qu’il l’expose. Chaque lieu constitue une ouverture sur le tout de l’espace objectif, un point d’entrée
sur tout le reste, et également une partie de ce tout.
Mais insister sur la structure fondamentalement réticulaire de
l’espace perçu, dont la forme intègre en quelque sorte les contraintes qui pèsent sur son exploration, ce n’est rien d’autre que rejoindre l’idée que l’espace est un milieu constitutivement parcourable,
dont les distances sont ixées par les modalités régissant les procédures de parcours.
38c. La fonction métrique du temps dans la mise en place
du gradient de distance
L’analyse précédente du phénomène d’espace dénote également
son caractère intrinsèquement temporel. Si la distance des choses
perçues est déterminée par la portée de notre prise pratique, cela
signiie que le temps remplit une fonction métrique dans le processus de spatialisation. L’objet est éloigné dans l’espace dans la
mesure où la jouissance pratique que nous pouvons en avoir est
différée dans le temps. Percevoir la distance d’un objet – cet arbre
dans le lointain, la table de jardin à quelques mètres –, c’est saisir
325 – Si ne pas pouvoir percevoir un lieu sans s’y trouver pouvait autrefois
apparaître comme un a priori de notre expérience de l’espace, cette condition
a basculé dans l’ordre du contingent depuis que les télécommunications nous
permettent de visualiser des lieux à distance. Si nous disposons du matériel,
nous pouvons aujourd’hui observer la surface de la lune, comme si nous y
étions, depuis notre canapé.
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s’il est immédiatement intégrable dans nos schèmes d’activité, et,
plus généralement, apprécier l’ampleur de sa soustraction à cette
immédiateté ; c’est le considérer depuis sa disponibilité ou son
indisponibilité présente326 . La distance perçue est dès lors comme l’intuition d’une durée igée à même l’organisation du monde
apparaissant. Ce temps n’est toutefois pas le temps des horloges,
le temps objectif où chaque minute dure soixante secondes et pas
une de plus. Il s’agit d’un temps des procédures, qui se mesure à
la complexité des actions et est proportionné à l’effort qu’il faut
fournir. L’accès à tel objet exige une action plus ou moins complexe de parcours de la distance. C’est à cette temporalité de l’action que la distance est mesurée. Straus le note très justement :
« La distance objective qui me sépare du sous-main et de l’encrier
qui se trouvent sur mon bureau est sans doute différente pour ces
deux objets, mais leur proximité est égale s’il m’est possible de les
saisir d’un mouvement de main. »327
Un bémol doit cependant être apporté à ce propos. À analyser notre expérience de la distance dans différentes situations, on
ne peut légitimement tenir que deux objets se trouvent « à égale
distance » dès lors que la procédure pour attendre chacun est assimilable en termes de complexité et de durée. En termes de durée
d’action, je suis autant « éloigné » du fauteuil à bascule à l’autre
bout du salon que de la télévision, que je ne peux atteindre qu’en
contournant la table basse. Il faudrait autant de temps pour atteindre chacun, et la procédure de contournement nécessaire pour
accéder à la télévision exigerait une dépense d’énergie et un effort
d’attention plus importants que pour accéder au fauteuil, qui peut
être atteint en ligne droite. Pourtant, visuellement, la distance qui
me sépare de la télévision est moins importante que celle qui me
326 – Cette conception de l’espace est développée par Heidegger dans Être
et temps : pour la rationalité ordinaire, l’objet est lointain dans la mesure où il
n’est pas immédiatement disponible, et c’est la portée des objets dans l’usage
que nous en faisons qui décide de la distance à laquelle ils apparaissent. Si
j’utilise cet arbre situé à plusieurs centaines de mètres comme point de repère
pour m’orienter lors d’une promenade, cet arbre sera en un sens bien plus
proche de moi que ce rocher à quelques mètres auquel je ne prête aucune
attention et qui se fond dans l’arrière-plan de la situation. Voir Heidegger
(1927), § 22-§ 24.
327 – Straus (1935), p. 455.
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sépare du fauteuil. « Objectivement », la télévision est plus proche que le fauteuil. Mais que signiie ici « objectivement » ? Dans
ce type de situation perceptive, l’objectivité de la distance réfère
avant tout à une procédure de parcours idéalisé. Pour juger de la
distance de tel objet, la perception fait jusqu’à un certain point abstraction des contournements et détours qu’imposerait un déplacement effectif jusqu’à l’objet : elle réléchit pour ainsi dire en ligne
droite. C’est donc bien le temps qu’il faudrait pour accéder à l’objet
qui en ixe la distance, mais cette action a un caractère abstrait :
elle fait comme si la route jusqu’à l’objet était toujours libre.
Le temps qui sert de tissu à l’espace phénoménal n’est pas
non plus identiiable à un simple temps à venir. On a pris l’habitude, depuis les analyses de l’espace proposées par Heidegger
dans Être et temps, de référer à l’avenir ce temps spatial, car il s’agit
d’un temps qui n’a pas encore eu lieu, un temps qui vient toujours
après le maintenant de notre expérience. Erwin Straus note par
exemple : « Le là de l’éloignement est l’endroit auquel je ne suis
pas encore arrivé, l’endroit qui se trouve là devant moi qui suis
un être en devenir, me dirigeant et me mouvant moi-même. […]
Ce que je vois dans la distance, ce que je perçois comme proche
ou éloigné se trouve devant moi à la façon d’un but, plus exactement à la façon d’un but situé dans le futur. »328 Mais d’une part,
le temps de parcours auquel l’éloignement des choses réfère a un
caractère contrefactuel : c’est le temps que l’on mettrait si l’on se
rendait jusqu’à l’objet. Ce parcours n’est pas appréhendé comme
à venir (comme lorsqu’on anticipe le temps que l’on va mettre
pour atteindre le lieu vers lequel on se dirige), mais uniquement
comme possible. Plus précisément, l’action en question est disponible, il s’agit d’une potentialité de notre champ comportemental
qui confère à l’environnement le caractère d’un espace praticable.
D’autre part, le temps que matérialise le gradient spatial réfère
tout aussi bien à un temps ayant déjà été pris par le passé. C’est en
effet à travers la répétition des actes de parcours que le temps
nécessaire pour accéder aux choses progressivement étire les distances329. Cette fois encore, ce temps passé n’est cependant pas le
328 – Straus (1935), p. 456.
329 – L’idée que c’est par la pratique concrète des distances que nous apprenons à percevoir visuellement ces distances demanderait bien entendu une
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passé daté de l’histoire, le passé événementiel dont on possède le
souvenir, fut-il obscurci par les années. C’est d’un passé anonyme,
pour reprendre un terme cher à Merleau-Ponty, qu’il s’agit ici :
c’est bien plus un passé de l’habitude et de la répétition, qu’un
passé du hier ou de l’autrefois. Il est sans conteste du côté du « ça
a été », mais il est sans époque.
§ 39. La mécanique de constitution du schème sensible
et la rationalité performative
Il faut tirer les conclusions des analyses précédentes dans ce
qu’elles ont de plus radical. Si la synthèse d’identité repose sur
l’installation de la chose dans l’espace (cf. § 37), et si l’opération
de spatialisation consiste à inscrire l’objet dans un gradient d’atteignabilité (cf. § 38), il devient illégitime de tenir la couche du
schème sensible – donc le phénomène d’objet abstraction faite de
toute évaluation d’ordre pratique – comme fondatrice de la chose
matérielle telle qu’elle fait sens dans la rationalité ordinaire, avec
les prédicats pratiques qui lui reviennent.
Nous l’avons vu, Husserl prétend bien que c’est à travers l’opération de spatialisation que se réalise la synthèse qui permet aux
contenus qualitatifs d’exposer un schème qui, au stade de l’appréhension réalisante, expose une res materialis. Mais il afirme également que la constitution du schème se réalise indépendamment
de toute perspective pratique : les signiications d’ordre performatif procèdent d’une prédication ne pouvant se réaliser que si
la couche de la réalité matérielle est déjà constituée. Le référentiel
qui permet d’installer le schème sensible dans l’espace est centré
légitimation phénoménologique. Nous ne pouvons ici en fournir que la principale ligne argumentative. Les choses qui apparaissent dans l’expérience
visuelle se disposent toujours à plus ou moins grande distance : un intervalle
les écarte de notre corps. Et cet intervalle est lui-même figuré visuellement, le
cas échéant à titre d’espace vide. Or, ce vide, c’est précisément ce que notre
corps parcourt dans l’ambulation et le geste. Lorsque nous nous déplaçons
jusqu’à un objet, nous résorbons progressivement le vide – perceptible visuellement – qui nous sépare de cet objet. La perception visuelle de la distance
peut ainsi s’expliquer par une sorte de traduction des intervalles figurés dans
le champ optique en termes de temps de parcours. La distance manifestée
visuellement correspondrait dans cette mesure en la figuration instantanée du
temps nécessaire pour la couvrir.
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le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative
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sur le point zéro du corps propre, mais ce référencement ne fait
intervenir aucune perspective performative sur l’objet.
Husserl prétend donc concilier l’idée (i) que le mode d’apparition du schème sensible engage un positionnement dans l’espace
et un ensemble de références au corps propre compris comme
centre de perspective, point zéro des apparitions330 , et l’idée (ii)
que les mécanismes impliqués dans sa constitution opèrent sans
intégrer les principes de rationalisation engagés dans le rapport
performatif au monde, de sorte que le schème sensible peut continuer à apparaître alors même que toute référence à ces principes
(les prédicats d’ordre pratique dans le vocabulaire de Husserl) a
été neutralisée.
Or, c’est précisément cette conciliation qui s’avère impossible.
Si le processus de synthèse qui offre au schème sensible d’apparaître engage véritablement l’installation de l’objet dans l’espace, on
ne peut soutenir que le schème sensible procède de mécanismes de
constitution œuvrant sans convoquer aucune perspective pratique
sur cela qui apparait. C’est donc la prétention de Husserl à réduire
le phénomène de Lebenswelt à sa couche spatiochosique, alors que
l’attitude d’habitation et les valuations d’ordre performatif se trouvent neutralisées, qui est ici contestable. À moins de parvenir à
adopter une attitude dans laquelle l’objet perd non seulement sa
substantialité, mais encore son individualité, pour se dissoudre en
un lux d’apparitions non uniiées (c’est-à-dire n’étant pas appréhendées dans une synthèse d’identité), les « prédicats de la sphère
pratique » ne sont pas neutralisables. La raison en est toute simple : ces « prédicats », ou, pour être plus exact, cette appréhension
des apparences dans un horizon performatif, constitue justement
un type de rationalisation des phénomènes qui permet la synthèse
d’uniication331, qui la motive.
330 – Husserl (1952), § 32, pp. 185-186 [pp. 127-128].
331 – Rappelons que, pour Husserl, l’unification est la forme fondamentale
de la synthèse (Husserl, 1950, p. 87), la synthèse constituant elle-même l’opération primaire sur laquelle repose la structure intentionnelle de la conscience,
en tant que toute conscience est conscience de quelque chose, et que ce quelque
chose (l’objet intentionnel) a toujours « la forme d’une unité identique des
modes de la conscience » (Husserl, 1950, p. 86). Cette thèse fondamentale
doit être comprise en référence au caractère temporel de la conscience et du
phénomène : parce que le phénomène est pris dans le temps, la visée d’un
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Résistance et tangibilité
Réléchissons-y. Pourquoi un regard désintéressé – s’il est
vraiment et radicalement désintéressé – opérerait-il une synthèse
d’uniication ? Pourquoi appréhenderait-il la séquence d’apparitions qui s’écoulent dans ce que Husserl appelle le lux héraclitéen, comme présence d’une chose permanente orientée de telle
manière par rapport à son corps ? Au fond, c’est là un des grands
acquis de la réduction même que Husserl propose : pour un pur
regard déconcerné, il n’y a aucun motif d’opérer la synthèse 332 . Le désinvestissement performatif qui accompagne l’épochè implique la dissolution de la structure de chose, la conversion de son phénomène
en un lux d’apparences que rien n’impose d’uniier. C’est avec la
vie pratique et les modalités de rationalisation qui lui sont propres
que la synthèse d’objet en vient à être motivée, et à se faire indispensable, pour ainsi dire.
L’idée, avancée dans Ideen II, que la chose spatiale peut continuer d’apparaître comme schème sensible alors que l’infrastructure d’intérêts qui supporte les opérations de valuation pratique a
été neutralisée, s’avère donc illégitime. Il ne s’agit pas d’une possibilité
eidétique. Le rapport à la chose apparaissante, fût-elle réduite à la
structure d’apparition du schème sensible, continue d’être subordonné aux principes de valuation issus de la vie pratique, et reste
intégralement tributaire de sa rationalité. La constitution du schème sensible engage son installation dans l’espace égocentrique,
son appréhension en tant que situé là vis-à-vis de l’ici de notre
corps, cette référence fût-elle implicite. Et cette installation dans
l’espace est déjà par elle-même une certaine mise en jeu de la rationalité performative, et réfère comme telle aux intérêts pratiques
du sujet et aux capacités et technè qui sont les siennes.
C’est quelque chose que l’analyse du phénomène de champ
d’occupation conduite dans le premier chapitre déjà avait montré.
Dans le comportement ordinaire d’habitation de l’espace, l’appréhension de la situation spatiale des objets ne peut en aucune
façon être identiiée à une prise de connaissance d’abord coupée
quelque chose présuppose sa persistance comme même dans le devenir, et
au moins son maintien pendant la durée de l’acte qui le vise. Parce que tout
étant est dans le temps, il doit gagner son caractère d’individu en surmontant
l’altération constante du flux.
332 – Husserl (1954b), § 28, pp. 119-120.
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le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative
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de toute implication sur la praxis, les horizons pratiques que la
situation ouvre et conigure. Au contraire, c’est toujours à travers
l’anticipation des contraintes que la présence des objets fait peser
sur le champ de possibilités qui s’ouvre à nous, donc à travers
un rapport de rivalité avec les autres corps, que nous percevons
leur situation spatiale. Et en déinitive, c’est uniquement parce
que l’occupation de l’espace est constamment pour nous un enjeu,
parce que nous avons conscience d’avoir un corps qu’il nous faut
caser quoi que nous décidions et fassions, que des corps articulés
par des espaces vides se manifestent à nous. L’infrastructure spatiochosique du monde qui apparait dans la perception fait contrepoint à notre conscience d’être un corps et de voir, à ce titre, notre
champ de possibilités constamment coniguré et circonscrit par
les corps qui nous environnent. Pour un œil esprit, un être qui
ne serait pas essentiellement préoccupé par un corps qui l’encombre et le situe, jamais les lux d’apparences ne pourraient s’uniier
en un objet matériel, perdurant et se maintenant inchangé, et se
montrant de différentes perspectives. Une telle perspective sur le
quid des apparitions serait tout bonnement immotivée.
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CHaPiTRe iii
L’exPÉRienCe
de La feRMeTuRe du PossibLe
dans L’affRonTeMenT
de La RÉsisTanCe des CoRPs
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§ 40. objet du chapitre
Nous avons vu dans les précédents chapitres que notre
expérience ordinaire des corps implique une appréhension des
contraintes que ces corps exercent sur notre champ de possibilités pratiques. Se manifester sous le régime phénoménologique
des corps, c’est revendiquer l’occupation d’un secteur de l’espace,
une zone où nous ne pouvons être, et c’est dans cette mesure
conigurer ce que nous pouvons faire et ne pas faire. Le phénomène de corps entretient ainsi une connexion essentielle avec le
possible. Un corps, c’est d’abord et avant tout un impossible dans
notre champ d’occupation. Et c’est parce que notre perception
tend spontanément à donner sens à ce qui est en le référant à ce
qui peut être, que des corps cristallisent dans le champ phénoménal. Il ne pourrait y avoir de corps si notre expérience se trouvait
cantonnée à l’être de fait, si nos sens nous délivraient un simple
instantané de la réalité environnante, s’ils ne considéraient le présent depuis les opportunités d’avenir.
Jusqu’ici, nous avons surtout appuyé cette proposition sur
l’analyse du rapport présomptif à la résistance, tel qu’il est à l’œuvre dans la présentation visuelle de l’environnement. Les analyses du phénomène de résistance et de schème dynamesthésique
proposées dans le précédent chapitre ont fourni une première
description de la mécanique intentionnelle qui sous-tend notre
expérience des corps dans le contact, en nous montrant que l’expérience directe de la résistance des corps n’altère pas le sens qu’ils
présentent dans des régimes d’expérience indirects. Dans le toucher comme dans la vision, c’est à titre de secteurs de l’espace
occupés que les corps se signalent à nous. Ainsi n’y a-t-il pas de
rupture ou de saut ontologique quand on passe d’un rapport indirect à la résistance des corps à un rapport d’affrontement direct,
où la résistance est donnée de manière actuelle, sous le régime du
fait, et non plus de manière présomptive, à titre de pure possibilité. Cependant, nous l’annoncions dès l’introduction générale
de l’ouvrage (cf. § 8), l’expérience d’une confrontation directe à
la résistance des corps n’est pas réductible à l’actualisation pure
et simple de possibilités existant de manière latente et virtuelle
dans le rapport présomptif que ménage la vision. Si les possibilités que potentialisent (ou neutralisent) la présence des corps sont
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Résistance et tangibilité
appréhendées de manière présomptive dans les régimes d’expérience indirects, elles ne cessent en aucune façon de réguler notre
compréhension des phénomènes dans l’affrontement direct de la
résistance. D’une part, (i) c’est bien la disposition de l’objet à résister aux tentatives de pénétrer son espace ou par exemple d’être
soulevé de terre qui se manifeste : nous rencontrons une force qui
s’actualise et nous montre ce dont elle est capable. D’autre part,
(ii) la résistance présuppose, en vertu de sa teneur phénoménale
la plus propre, une dynamique protentionnelle qui engage un rapport au possible : elle renvoie à une force qui aspire à se développer. Cette force est protendue vers un accomplissement, et c’est
cette protention qui rend possible l’appréhension des perturbations dynamiques que son déploiement rencontre sous le régime
de la résistance, de la contrariété, du ne-pas-pouvoir.
Ce sont les éléments phénoménologiques qui soutiennent cette
proposition qu’il s’agit à présent d’exposer. Il convient de produire
une analyse du rapport de confrontation directe à la résistance
capable de faire ressortir les structures essentielles de son phénomène, ainsi que la légalité qui préside à sa constitution. Pour
ce faire, nous commencerons par revenir sur l’analyse du phénomène de résistance entreprise dans le précédent chapitre, pour
nous focaliser sur la composante phénoménale qui en constitue
pour ainsi dire le noyau, à savoir le phénomène d’obstruction
motrice, l’expérience du blocage de notre corps. C’est seulement
une fois réalisé cet examen que nous en viendrons à la question
de l’expérience proprement énergétique de la résistance (la dynamesthésie) en orientant nos analyses sur sa composante intensive,
composante qui apparait de manière particulièrement manifeste
dans l’expérience du poids, que nous analyserons en détail : les
charges manipulées sont plus ou moins lourdes, elles ne peuvent être
soumises qu’au prix d’un effort plus ou moins important. Or, nous
tâcherons de le montrer, c’est précisément à travers cette dimension intensive que nous prenons conscience de nos capacités : en
percevant ce qu’il nous en coûte de soumettre la résistance du réel,
nous situons ce réel sur une échelle où nos capacités de production de force remplissent une fonction métrique. La consommation de nos forces dans l’effort – donc notre capacité à nous épuiser – est
la modalité essentielle par laquelle nous avons conscience du possible lorsque nous affrontons la résistance des corps.
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ix. Le RaPPoRT PRoTenTionneL
au PossibLe dans L’exPÉRienCe
de L’obsTRuCTion MoTRiCe
Une psychologie du sens tactile ne saurait être instaurée en l’absence du concept de limite. Cependant
il est impossible de penser la limite sans penser en
même temps ce qui se situe au-delà de celle-ci et on
ne peut avoir l’expérience vécue de la limite que si
l’on est orienté dunamei au-delà de cette limite.
E. Straus, Du sens des sens, 1935, p. 453.
§ 41. L’obstruction motrice et la perception de la matérialité
des corps
L’« être bloqué par » – le « ne pas pouvoir pénétrer » ou le « ne
pas réussir à avancer » – est un moment essentiel du phénomène
de résistance sur lequel repose la constitution haptique de la matérialité des corps. C’est à travers l’expérience de cette limitation
qu’une occupation adverse se manifeste dans le toucher. Toucher
un corps, c’est toujours percevoir la manière dont notre corps se
trouve arrêté par les frontières d’un autre corps. Quand nous faisons pression sur un objet pour le déformer ou le déplacer, ou
nous contentons de le saisir, nous percevons que notre main est
bloquée tout contre sa surface. Et c’est au niveau même où la surface impénétrable fait obstruction que nous pouvons exercer de
la force et agir. À l’inverse, nous sommes sans prise sur les structures qui ne sont pas capables de bloquer notre corps, ou dont le
pouvoir d’obstruction est lâche, comme l’air et les milieux liquides. Leur absence de solidité les soustrait à notre emprise, des
artiices sont nécessaires pour les manipuler.
Bien entendu, le blocage pur et simple de notre corps n’est pas
toujours de mise dans le commerce haptique. Constamment nous
déplaçons, actionnons, déformons, soulevons, transportons des
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Résistance et tangibilité
objets. Mais cela ne signiie pas que l’obstruction n’intervient pas.
D’une part, (i) notre corps reste constamment bloqué à la surface
des corps que nous manipulons. Vaincre l’inertie d’un corps ou sa
résistance à la déformation en le contraignant à changer de lieu ou
de forme n’implique pas l’annulation de son impénétrabilité. Cette
résistance que les corps nous opposent est, comme disait Maine
de Biran, invincible : non pas au sens où il n’est pas en notre pouvoir de la vaincre, comme si nous manquions pour cela de force.
Mais parce que vaincre cette résistance, ce serait annuler ce qui
fait que les corps sont des corps. C’est d’une impossibilité de droit,
non de fait, qu’il s’agit ici : un corps doit circonscrire une zone de
résistance pour apparaître comme un corps, c’est sa sémantique
qui l’exige. Ensuite, (ii) même lorsque nous surmontons le blocage
de notre organe moteur par le développement d’une puissance
motrice appropriée, l’obstruction continue de réguler notre expérience de manière en quelque sorte négative. Dans la motricité
volontaire, le mouvement de notre corps a toujours le sens d’une
stagnation surmontée. Et lorsque nous déplaçons un objet, la résistance qu’il manifeste, le fait qu’il nous en coûte de le tirer de son
inertie pour le changer de lieu, réfère à l’obstruction comme à une
possibilité susceptible à tout instant de se réaliser. Il sufirait que
ces forces que nous investissons dans le commerce se tarissent.
Ainsi la résistance qu’oppose l’objet, et la nécessité corrélative de
devoir consommer nos forces pour le contraindre à changer de
lieu (ou le déformer ou le rompre), nous rappelle-t-elle constamment que notre mouvement est gagné contre une tendance plus
ancienne à l’immobilité et à la persistance, dont l’action est à cet
instant neutralisée, mais qui n’en reprendra pas moins ses droits
tôt ou tard. Parce que toute action se fait au prix d’une certaine
fatigue, qu’il faut s’épuiser pour mettre en mouvement les corps
et imprimer du changement, l’obstruction est une possibilité qui
jette constamment son ombre sur le commerce, et est pour ainsi
dire consubstantielle à l’expérience de la motricité.
§ 42. structure et moments essentiels du phénomène d’obstruction motrice
Pour appréhender le phénomène d’obstruction motrice, soit la
perception que quelque chose bloque la progression de notre corps
dans l’espace, dans ses moments constitutifs et ses conditions de
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le RaPPoRt PRotentionnel au Possible
dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice
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possibilité du côté de la mécanique intentionnelle, il peut être utile
de distinguer deux situations : (a) la situation de contact passif avec
un objet solide, où l’impénétrabilité est perçue sans qu’une force
de pression volontaire soit exercée, et (b) la situation de contact
actif, où une force de pression est exercée contre l’enveloppe de
l’objet par la mise en marche volontaire (et pour le moins endogène) de l’appareil musculaire. Chacune de ces situations a pour
particularité de faire saillir certaines des composantes impliquées
dans le phénomène d’obstruction. Leur étude conjointe peut pour
cette raison en faciliter l’analyse.
42a. Les constituants du phénomène d’obstruction passive.
Le schéma corporel et la spatialisation
Soit une situation de contact passif : nous sommes en contact
avec un objet solide, mais n’exerçons aucune force de pression
volontaire sur sa surface. Nous sommes par exemple adossés à un
mur et nous reposons de notre propre poids. À n’en pas douter,
nous percevons dans ce cas la solidité et l’impénétrabilité du mur,
ainsi que la pression de notre corps contre sa surface. Une surface
solide bloque notre corps et nous procure un soutien postural.
Simplement, la pression exercée ne résulte pas du développement
d’une force musculaire, elle n’est que l’effet passif de la pesanteur
et de la densité de notre corps. Comment pouvons-nous percevoir
que notre corps est en contact avec une structure impénétrable
dans cette situation ?
Un ressort essentiel de l’expérience passive de la résistance
est la conscience de la position de notre corps dans l’espace : sa
posture d’ensemble et la position relative de ses différentes parties. Nous possédons ce qu’on appelle depuis Head & Holmes
(1911) un « schéma corporel », qui nous permet d’avoir conscience, même dans l’obscurité, de la position dans laquelle nous nous
trouvons333. Le schéma corporel consiste, comme le suggère son
333 – Le schéma corporel est généralement défini comme une représentation
de la manière dont le corps se trouve disposé dans l’espace, principalement
issue de l’intégration des informations somatosensorielles (signaux tactiles et
proprioceptifs), visuelles et vestibulaires (voir par exemple Gallagher, 1986,
2000 ; Gallagher & Cole, 1995 ; Coslett, 1998 ; Maravita & Iriki, 2004). Comme le faisaient remarquer Pick (1908) et Head & Holmes (1911), l’existence
du schéma corporel est essentielle pour expliquer nos performances motrices
ordinaires. La rapidité et la précision d’un geste comme se saisir d’une tasse
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Résistance et tangibilité
nom, dans un simple cadre : il s’agit d’un système d’organisation
de contenus qui, s’il n’est pas alimenté, est absolument vide. Si,
pour une raison ou une autre, le lux de sensations somatosensorielles est interrompu, par exemple sous l’effet d’un anesthésiant
local, notre conscience de la position de notre corps dans l’espace
se trouve purement et simplement neutralisée.
Le schéma corporel soutient l’expérience que nous avons de la
position de notre corps dans l’espace, mais il contribue également
à l’action localisatrice que réalise notre épiderme lors d’un contact
ou d’une déformation de nos tissus. Imaginons que l’on se tienne debout dans une pièce, dans l’obscurité, et que quelque chose
fasse pression sur une partie quelconque de notre corps. Immédiatement, le complexe formé par les sensations de pression, température, déformation cutanée et musculaire, va être l’objet d’une
appréhension objectivante investissant les contenus en question
d’une fonction d’exposition. Les contenus somatosensoriels matérialisent un événement de contact localisé sur telle partie de notre
corps : nous percevons que quelque chose exerce une pression sur
notre épaule, notre nuque ou notre jambe. Quelque chose exerce une
pression, c’est-à-dire : une structure objective fait pression sur notre
corps. L’expérience de la pression s’accompagne de la contraposition d’un terme désigné comme cela qui exerce la pression.
Dans l’expérience passive du contact, intervient ainsi un premier processus d’objectivation : un objet en contact avec notre
corps, situé dans l’espace et doté, à l’instar de n’importe quel corps,
de telles ou telles propriétés matérielles, est contraposé. Cette
contraposition se réalise dans l’espace égocentrique et repose sur
la nature fondamentalement bipolaire des contenus somatosensoriels, qui exposent aussi bien notre corps que l’objet avec lequel
nous sommes en contact. Lorsque notre corps fait pression sur
un autre corps, nous ne sentons pas seulement la déformation de
notre épiderme, mais nous percevons également les propriétés de
ce corps. À travers les sensations de pression et de température,
de café en lisant le journal, le fait qu’il puisse être fait sans prêter attention à la
position des parties du corps impliquées, suggère qu’une telle représentation
est continuellement disponible et embrayée sur le système moteur, en somme
que le corps sait constamment où il en est, sans que ce savoir ait besoin de
faire l’objet d’un rendu conscient.
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le RaPPoRt PRotentionnel au Possible
dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice
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c’est la rigidité de l’objet, sa texture ou le matériau dont il est fait,
qui apparaissent.
Cette aptitude passive à localiser les structures avec lesquelles
nous sommes en contact n’est pas seulement médiatisée par les
sensations issues de la déformation de notre épiderme, elle engage
également les structures profondes du schéma corporel, sur lesquelles repose la conscience posturale. Deux sous-systèmes, travaillant en synergie, peuvent à ce titre être distingués au sein du
schéma corporel : (a) un schéma d’enveloppe, qui prend en charge
toute la gamme d’expérience somatosensorielle associée à la peau
et aux tissus sous-cutanés, qu’il s’agisse de l’expérience de la température, de la déformation, pression, étirement, de la brûlure ou
de la douleur ; (b) un schéma profond, régi par la biomécanique de
notre squelette, et responsable de l’expérience posturale. Par le
schéma d’enveloppe, nous percevons que telle ou telle zone de
notre corps est en contact avec telle structure extérieure. Par le
schéma profond, nous avons conscience de notre posture, c’està-dire de la manière dont les différents segments de notre corps
sont orientés les uns par rapport aux autres, et de la situation
d’ensemble de notre corps dans l’environnement, notamment son
orientation par rapport à la verticale gravitaire – si nous sommes
assis, debout ou allongés, si nous nous tenons courbés ou droits,
etc. Mais ces deux schémas ne travaillent pas de manière indépendante. Notre expérience d’un contact local est toujours encapsulée
dans une perception globale de la situation de notre corps. L’arrière-fond postural est co-perçu, à la manière de l’arrière-plan dans
l’expérience visuelle.
Dans le contact passif, notre conscience de la résistance des
corps présente par ailleurs un caractère protentionnel et performatif. La résistance n’est pas perçue à titre de prédicat d’un objet
et in abstracto relativement à ses implications en termes de potentialités performatives. Sentir l’impénétrabilité de la structure sur
laquelle nous sommes appuyés, c’est tenir pour acquis la disponibilité du champ comportemental potentialisé par cette impénétrabilité, et compter avec la neutralisation des possibilités dont
la présence de cette structure empêche ou diffère la réalisation,
en premier lieu la possibilité de pénétrer l’espace qu’elle occupe.
Ainsi l’expérience passive de la résistance implique-t-elle un véritable engagement à l’égard du possible. Et elle présente une sorte
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Résistance et tangibilité
de contrefactualité inversée (voir infra, § 44) : elle ne considère
pas ce qu’un passé ayant déjà eu lieu aurait pu être, mais réfère
une situation présente – un ensemble d’états de choses qui sont le
cas – à ce qu’elle peut (et ne peut pas) devenir. Les considérations
précédentes sur la fonction de l’expérience posturale sont à comprendre dans ce cadre : percevoir la résistance du mur auquel nous
sommes adossés, c’est d’une part (i) avoir conscience du rôle que
remplit cette résistance dans l’aménagement de notre équilibre
postural – elle nous soutient, nous nous reposons sur elle ; c’est
d’autre part (ii) savoir à quoi nous en tenir si nous décidons d’en
changer, quelles opportunités cette résistance rend disponible :
nous pouvons prendre appui sur le mur pour d’un coup d’un rein
nous en détacher, etc.
Notons que la situation de contact passif montre clairement
que nous n’avons pas besoin d’être engagés dans une procédure active d’interaction avec les corps pour faire l’expérience de
leur résistance, percevoir qu’ils empêchent notre corps de progresser plus avant dans l’espace. Cette précision est importante,
car depuis que la psychologie s’est mise en devoir de théoriser
le toucher sans le dissocier de ses composantes motrice et ergotique – sous la notion d’haptique334 –, on tend à faire de l’activité une condition de possibilité de la perception des corps, voire
une condition de possibilité de la perception tout court. Pareille
afirmation ne résiste pas à un examen phénoménologique, même
rudimentaire, de l’expérience haptique. Nous n’avons pas à nous
mouvoir activement et à exercer de la force pour faire l’expérience
de la résistance : même lorsque nous sommes totalement passifs,
nous percevons la résistance des corps avec lesquels nous sommes
en contact, nous percevons que leur surface bloque notre chair.
Quiconque voudrait nier cela irait contre les faits.
334 – Revesz (1934, 1950) ; Gibson (1962, 1966). « The sensibility of the individual to the world adjacent to his body by the use of his body will here be
called the haptic system. The word haptic comes from a Greek term meaning
‘able to lay hold of ’. It operates when a man or an animal feels things with his
body or its extremities. It is not just the sense of skin pressure. It is not even
the sense of pressure plus the sense of kinesthesis. […] The haptic system,
then, is an apparatus by which the individual gets information about both the
environment and his body. He feels an object relative to his body and the body
relative to an object. » (Gibson, 1966, p. 97).
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C’est donc également une erreur, systématique dans la tradition philosophique – qu’il s’agisse de Descartes, Locke, Condillac,
Maine de Biran, Spencer, Bergson, Dilthey, Scheler ou Jonas –,
que de suspendre le phénomène de résistance à l’exercice de l’effort et à la motricité volontaire. L’expérience de la résistance, par
exemple l’expérience de l’impénétrabilité d’une surface, est l’expérience d’une contrainte sur le déploiement du mouvement ou
expérience d’un « ne pas pouvoir » délimité spatialement. Ce « ne
pas pouvoir » est perçu, même lorsque nous n’exerçons aucune
force de pression active contre l’enveloppe des corps. Dans le
contact passif, les sensations somatosensorielles exposent déjà
un objet matériel dans lequel notre corps ne peut pénétrer. Et la
disposition de cet objet à ne pas laisser pénétrer en lui d’autres
corps – sa force passive, comme l’appelait Leibniz – s’exerce dans
cette situation ; elle est à l’œuvre, exactement comme elle est à
l’œuvre lorsque nous faisons volontairement pression contre son
enveloppe pour apprécier sa rigidité ou le déformer.
La perception passive des propriétés matérielles est sans doute moins « précise » que lorsque nous conduisons une procédure
d’exploration active, palpons l’objet et baladons nos mains sur son
enveloppe335. Mais seule une différence de précision distingue ces
deux régimes d’expérience. Dans la modalité passive, la résistance
que l’objet oppose à notre corps est perçue (et non seulement anticipée), exactement comme elle l’est dans la modalité active ; et c’est
bien la résistance de l’objet qui est perçue, cette même résistance
que l’on perçoit lorsque l’on exerce une force de pression volontaire contre sa surface.
42b. Les constituants du phénomène d’obstruction active.
L’effort et l’emboîtement des référentiels spatiaux
Quelle différence y a-t-il à présent entre la situation d’expérience passive de la résistance et la situation de contact actif où nous
exerçons une force de pression contre l’enveloppe d’un corps ?
L’expérience du contact actif s’établit pour l’essentiel sur les mêmes
principes que le contact passif, mais plusieurs composantes qui
font défaut à la situation passive la singularisent : (a) la perception
du caractère volontaire de l’action qui suscite la résistance de l’ob335 – Voir par exemple Brodie & Ross (1984) ; Goodwin & Wheat (1992).
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jet, le sentiment que nous en sommes l’initiateur, la déclenchons
et l’orchestrons par la force de notre volonté, et pouvons l’interrompre quand il nous plaît ; (b) l’impression de produire un effort
plus ou moins important, c’est-à-dire d’investir une part plus ou
moins grande de nos ressources dans l’opération (voir § 50 sqq.) ;
(c) l’expérience d’une mise en branle de la machinerie corporelle,
via les sensations de contraction et de tension musculaire ; (d)
l’expérience d’une corrélation entre, d’un côté, l’effort exercé et le
travail mécanique développé par l’appareil moteur, et, de l’autre,
les effets périphériques de cette action, en premier lieu la pression
cutanée au niveau de la zone de contact. Plus la pression que l’on
exerce est importante, plus notre chair s’écrase contre la surface
de l’objet. À partir d’un certain degré de pression, la tension qui
traverse notre musculature semble se rétro-propager de la zone
de contact à l’ensemble de la chaine articulatoire mobilisée dans
l’acte : la tension remonte des doigts faisant pression contre l’objet
à l’avant-bras puis l’épaule, jusqu’à impliquer les muscles pectoraux. Si nous faisons pression plus fortement encore et soutenons
l’effort, notre corps peut être animé de tremblements, etc.
Tous ces moments sont impliqués dans l’expérience que nous
faisons de l’impénétrabilité et par exemple de la rigidité de l’objet
avec lequel nous sommes en contact. Et tous contribuent, quoique
de manière différente, à la certitude, dans laquelle nous vivons
alors, que notre corps est bloqué par un objet extérieur.
Intervient notamment ici une structure d’emboîtement entre
les différents moments de l’expérience. Si l’on appuie avec la main
contre un objet rigide, (a) l’expérience cutanée d’un contact local
avec la surface de l’objet est encapsulée dans (b) une perception
plus globale de la main et du bras faisant pression contre l’objet,
qui se trouve elle-même encapsulée dans (c) une perception de la
coniguration générale de notre corps, sa posture et sa dynamique
occurrente. C’est cette intégration qui nous permet de percevoir
que notre main est bloquée contre la surface de l’objet, qu’elle
n’avance pas dans l’espace, conserve la même position en dépit de
l’effort moteur investi : faisant pression contre la surface rigide,
notre bras légèrement léchi ne se détend pas – l’angle au niveau
de notre coude reste le même –, mais se crispe sous la pression. Le
phénomène d’obstruction motrice s’alimente ainsi à l’expérience
de notre incapacité à faire passer notre corps d’une conigura-
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tion A à une coniguration B : la coniguration est comme gelée
par la présence de l’objet. Tout au moins, elle l’est dans une certaine mesure, car faisant pression sur l’objet, nous ne sommes pas
totalement bloqués – auquel cas nous ne pourrions probablement
rien percevoir –, notre main se déforme, nos doigts commencent
à plier, etc.
La situation est toutefois plus complexe encore, car cette perception de la coniguration du corps, sa posture d’ensemble et la
position relative de ses parties, est elle-même encapsulée dans (d)
une perception globale de la situation de notre corps dans l’environnement. L’ancrage des pieds au sol remplit à cet égard une
fonction décisive, ainsi que la perception vestibulaire de notre
orientation par rapport à la verticale gravitaire. Alors que nous
exerçons une force contre un objet qui fait obstruction, nous ne
percevons pas seulement que notre corps est dans telle posture et
telle orientation. Nous percevons que notre corps est dans telle
posture et telle orientation dans le monde, et par rapport aux axes de
coordonnées fondamentaux ixés par le sol et la gravité. C’est ce
système, considéré dans sa globalité, qui permet aux vécus musculaires et aux vécus de déformation cutanée d’exposer (contraposer) un objet solide qui bloque notre corps.
§ 43. Addendum. Les enseignements de la paralysie
et de la désafférentation
Des observations sur des patients affectés de troubles sensorimoteurs appuient l’idée que l’expérience de l’obstruction dans
le contact actif, de même que le sentiment d’exercer un effort
pour surmonter une force de résistance, sont tributaires de la perception de la position de notre corps et nécessitent de pouvoir
représenter les actions que nous initions dans des termes moteurs,
donc spatiaux.
Chez les patients souffrant d’hémiplégie motrice pure, les
tentatives de se mouvoir ne s’accompagnent pas de l’expérience
d’une résistance du corps, ou du sentiment d’exercer un effort 336 .
Tant que la paralysie est totale, les patients ont le sentiment d’une
interruption entre leur volonté motrice et leur corps, comme si
leurs tentatives de se mouvoir devaient rester purement mentales.
336 – Mach (1906) ; Brodal (1973) ; Gandevia (1982) ; Rode et al. (1996).
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L’expérience de la résistance et de l’effort ne réapparait qu’avec
le rétablissement de la capacité de mouvement. Dès lors qu’ils
recouvrent, fût-ce minimalement, la capacité de contracter leurs
muscles, l’activité motrice s’accompagne d’une sensation d’effort
intense et les membres sont perçus comme de lourdes masses.
Le témoignage du philosophe et physicien Ernst Mach, victime
d’un semblable épisode de paralysie, est particulièrement édiiant :
« I was in a railway train, when I suddenly observed, with no
consciousness of anything else being wrong, that my right arm
and leg were paralysed; the paralysis was intermittent, so that
from time to time I was able to move again in an apparently normal way. After some hours it became continuous and permanent,
there also set in an affection of the right facial muscle, which
prevented me from speaking except in a low tone and with some
dificulty. I can only describe my condition during the period of
complete paralysis by saying that when I formed the intention
of moving my limbs I felt no effort, but that it was absolutely
impossible for me to bring my will to the point of executing the
movement. On the other hand, during the phases of imperfect
paralysis, and during the period of convalescence, my arm and
leg seemed to me enormous burdens which I could only lift with
the greatest effort… The paralysed limbs retained their sensibility
completely… and thus I was enabled to be aware of their position
and of their passive movements. »337 Un point d’importance ici est
que le corps est paralysé, mais non pas anesthésié. Ainsi l’individu
dispose-t-il toujours d’une conscience proprioceptive de la posi337 – Mach (1906), cité dans Gandevia (1982). Gandevia (1982) a rapporté le
témoignage de patients ayant connu des troubles analogues : « Two patients
with complete hemiplegia of sudden onset without sensory disturbance […]
volunteered that they distinguished clearly between attempting to move when
movement was initially impossible and when the first flicker of movement
returned. Sensations of effort and heaviness accompanied all attempts to
contract partially paralysed muscles but did not accompany initial attempts to
move a completely paralysed muscle […]. When unable to extend his wrist or
fingers R.W. (Case 1) described the sensation as follows: ‘You had it in your
mind to move it but there was no effort in it. It was not like a big weight. … I
felt nothing.’ […] Similarly in a second patient (M.V., Case 2), futile attempts
to abduct or extend the fingers were described as follows: ‘My fingers felt
normal but I could not move them. I knew what I was trying to do… but I
could not feel any effort in it at all.’ ».
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tion de ses membres dans l’espace. Même s’il ferme les yeux, il sait
où se trouve son bras, comment est pliée sa jambe, etc.
Ces observations suggèrent (i) que l’expérience de la résistance
et de l’effort présupposent la capacité à entrainer (et sans doute
percevoir) des effets périphériques : une commande motrice totalement ineficace, ne suscitant aucune réaction musculaire, n’est
pas « perçue » sous le régime phénoménologique de l’effort exercé
contre une résistance, mais, au mieux, de la décision volontaire
de se mouvoir, l’expérience d’un Je veux et d’un J’essaie ineficaces.
Elles montrent également (ii) que l’expérience d’une décision et
tentative de se mouvoir, accompagnée d’une perception du maintien de la position du corps dans l’espace (notre corps ne se meut
pas malgré la tentative engagée), ne sufit pas à faire l’expérience
de l’obstruction motrice : les patients souffrant de paralysie centrale ressentent une incapacité à activer leurs muscles (et rapportent bel et bien faire l’expérience d’une tentative de se mouvoir), non
la résistance que leur corps oppose au mouvement. Ils font l’expérience d’une sorte de rupture dans la chaîne fonctionnelle qui
préside à la motricité volontaire. Leur ressenti est probablement
analogue à celui que nous avons lorsque notre bras est endormi,
et que nous nous trouvons pour un moment incapable de mouvoir le membre mort. Ce n’est pas que leur corps est trop lourd ou
trop las pour se mouvoir, c’est plutôt qu’ils ne parviennent plus à
faire ce qu’il faut pour susciter la contraction de leur musculature,
comme s’ils avaient oublié comment mettre en marche leur corps.
Dans ces circonstances, l’immobilité que manifeste le corps en
dépit de la tentative de le mouvoir est imputée non au déploiement
d’une énergie insufisante pour l’arracher à son inertie, mais à une
sorte d’incapacité à développer l’énergie même qui serait susceptible de le mettre en branle.
Les témoignages et performances d’individus frappés de
désafférentation périphérique338 offrent de compléter ces hypo338 – La désafférentation périphérique est une destruction ou dysfonction
du système nerveux afférent véhiculant les signaux somatosensoriels, à savoir
les signaux issus des récepteurs cutanés, musculaires, tendineux et articulaires.
Les signaux de commande motrice sont pour leur part préservés : l’individu
désafférenté n’est pas « désefférenté », il peut toujours se mouvoir. Voir Sterman et al. (1980) ; Sacks (1985) ; Cole & Paillard (1995) ; Gallagher & Cole
(1995) ; Cole (1998) ; Paillard (1999) ; Cole et al. (2002).
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thèses, et montrent notamment que la capacité à entrainer des
effets périphériques, si elle ne s’accompagne pas d’une perception
de ces effets, n’est pas sufisante pour faire l’expérience de la résistance et de l’effort.
De nombreuses études montrent que la désafférentation périphérique entraine une diminution, voire une neutralisation des
capacités de discrimination dynamesthésique. L’individu reste
capable de calibrer la magnitude des commandes motrices adressées aux muscles s’il doit exercer une force de pression ou soulever une charge339. Mais sa sensibilité à l’activité nerveuse descendante est purement opératoire. Le vécu dynamesthésique, vécu
d’effort et de résistance, est neutralisé. C’est pourquoi Lafargue et
al. (2003) mentionnent le caractère « implicite » du sens de l’effort
des désafférentés. De même, bien que le sujet soit toujours capable
d’initier des mouvements pour soulever des charges, il est incapable d’en estimer le poids, à moins de disposer d’indices visuels
ou vestibulaires le renseignant sur le comportement cinétique de
l’objet 340.
De façon plus radicale, c’est la possibilité même de percevoir
l’obstruction qui est neutralisée par la désafférentation. Halligan
et al. (1995) rapportent ainsi le cas d’un patient (AH) affecté d’une
désafférentation partielle de la main et de l’avant-bras droits,
accompagnée d’une forme d’agnosie tactile, qui est capable de
détecter la présence de la plupart (un tiers) des stimulations tactiles auxquelles on expose son bras, sans pouvoir les localiser de
manière précise (seules deux tiers des stimulations détectées sont
localisées, et elles ne le sont que de façon grossière). Ici encore, le
patient reste capable de contrôler les mouvements de son bras, en
revanche il ne perçoit plus les forces de résistance que ce mouvement rencontre. Son contrôle moteur est pour ainsi dire aveugle.
Ainsi, quand on lui demande, yeux bandés, de lever son bras de la
surface d’une table, il est totalement incapable de percevoir qu’on
bloque son membre.
Gley & Marillier (1887), James (1890) et Lashley (1917) rapportaient déjà le cas de sujets manifestant de tels troubles. Un
sujet désafférenté sur la quasi-totalité du corps, décrit par James
339 – Lafargue & Sirigu (2002).
340 – Rothwell et al. (1982) ; Fleury et al. (1995).
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(1890), est capable d’effectuer des mouvements volontaires, mais
incapable de percevoir la position de ses membres sans retour
visuel. Et quand on bloque la partie du corps qu’il s’applique à
mouvoir, il est absolument inconscient de l’obstruction, et s’étonne par la suite de constater que son membre ne s’est pas déplacé.
Lashley (1917) décrit un phénomène similaire chez un patient
souffrant d’une anesthésie des membres inférieurs suite à un
dommage spinal, incapable de percevoir qu’on interfère avec les
mouvements volontaires de sa jambe, quand il ne dispose pas d’un
retour visuel.
Que ces patients soient totalement inconscients, en l’absence de retour visuel, du blocage de leur corps tend à montrer (iii)
que les signaux efférents sont incapables, pris isolément, d’alimenter l’expérience de production d’un effort exercé contre une
résistance, et que la disponibilité de signaux renseignant sur les
conséquences périphériques de la commande descendante341 est
une condition sine qua non à la mise en place d’une expérience de
l’obstruction motrice. Ces observations pourraient donc appuyer
l’idée, avancée au § 42, que l’expérience du Je ne peux pas inhérente
au phénomène d’obstruction est tributaire d’un processus de spatialisation de l’action. De sorte que si les mécanismes qui soustendent la perception de la position du corps sont déicients342 , ou
341 – La question se pose de savoir si cette information est nécessairement
de nature somatosensorielle, ou si la modalité est au contraire indifférente, un
retour visuel étant suffisant pour faire l’expérience d’un effort moteur. Seule
une analyse minutieuse de l’expérience des désafférentés pourrait offrir de
répondre à cette question. Une distinction doit probablement être faite ici
entre « savoir » que notre membre est bloqué par un obstacle et « sentir » ce
blocage. On est spontanément porté à faire l’hypothèse qu’un retour visuel
est suffisant pour « savoir » (et à la rigueur « percevoir ») qu’un objet bloque
notre corps, mais insuffisant pour « sentir » sa résistance. En bref, si une information de nature somatosensorielle n’est pas disponible, l’expérience de faire
effort pour soumettre une force de résistance est neutralisée.
342 – Ainsi, les observations de Halligan et al. (1995) ne montrent pas tant
la nécessité de disposer d’afférences somatosensorielles pour percevoir l’obstruction motrice, que celle de pouvoir utiliser ces afférences pour alimenter
une conscience de la configuration spatiale du corps. Nous l’avons dit, la sensibilité somatosensorielle du patient AH est en partie préservée : celui-ci reste
capable de détecter et localiser la plupart des stimulations tactiles sur son bras.
Quand l’examinateur bloque son membre, AH a donc d’une façon ou d’une
autre des sensations somatosensorielles, et malgré cela se trouve incapable de
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ne sont pas alimentés par des signaux afférents, l’individu n’est
plus capable de percevoir que son corps est bloqué et que ses initiatives motrices n’aboutissent pas.
Les choses sont toutefois moins triviales. D’autres observations suggèrent en effet que dans d’autres circonstances, une
résistance et un effort peuvent être perçus en l’absence complète
de retour afférent et même d’activité musculaire. Ainsi, chez des
sujets sains dont la machinerie neuromusculaire périphérique est
paralysée par des moyens artiiciels, les tentatives de se mouvoir
s’accompagnent d’une impression d’effort intense343. Bien que le
système nerveux central ne soit dans ce cas alimenté par aucun
retour périphérique, l’expérience de faire effort s’accompagne par
ailleurs d’une nette sensation de résistance, les sujets rapportant
percevoir leurs membres paralysés comme des charges immensément lourdes, ou avoir l’impression que leur corps est emprisonné
dans une chape de ciment 344. Les mêmes observations ont été
faites chez des individus affectés d’une paralysie issue de lésions
d’origine périphérique (rhizotomie dorsale ou section spinale)345.
Ces éléments empiriques semblent clairement aller à l’encontre
des considérations précédentes : ils donnent manifestement tort à
la conception périphéraliste, qui fait dépendre l’expérience de l’effort et de la résistance de sensations somatosensorielles informant
des conséquences de la commande centrale – points (i) et (iii)
précédents346 . Et ils contredisent l’idée, par exemple défendue par
Dilthey, que « le sentiment d’une entrave qui naît de l’expérience
d’une résistance a pour condition préalable un agrégat de sensations de pression »347. Si un effort exercé contre une résistance
insurmontable peut être expérimenté en l’absence de signal péripercevoir le blocage. Il est donc possible que ce soit ici le système permettant
d’utiliser ces afférences dans un schéma spatial du corps qui dysfonctionne,
et que ce soit ce dysfonctionnement qui empêche la constitution de l’obstruction.
343 – Goodwin et al. (1972) ; Melzack & Bromage (1973) ; McCloskey &
Torda (1975) ; Gandevia et al. (1993) ; Gandevia et al. (2006).
344 – Paillard (1987).
345 – Gandevia (1982) ; Hobbs & Gandevia (1985) ; Rode et al. (1996).
346 – Sur la querelle du périphéralisme et du centralisme, voir infra, § 50.
347 – Dilthey (1890), pp. 107-108.
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phérique, la conscience de l’obstruction ne saurait dépendre de la
disponibilité de sensations informant de l’échec de notre tentative
de mouvoir le corps.
Plusieurs hypothèses d’ordre neuropsychologique ont été avancées pour expliquer les différences de vécu dynamesthésique entre
les individus touchés d’hémiplégie motrice pure et ceux affectés
de paralysie périphérique348 . Leur intérêt ici est toutefois limité.
Notre perspective est phénoménologique : ce sont les moments
de l’expérience de l’obstruction motrice et de l’effort, et leurs rapports fonctionnels, par exemple leurs rapports de co-dépendance,
qui nous intéressent, non les circuits cérébraux qui en conditionnent l’émergence. La tendance de nombreux psychologues à vouloir expliquer la perception dynamesthésique à partir des signaux
nerveux – périphériques ou centraux – qui l’alimentent est par
ailleurs fourvoyante. Il existe une véritable sous-détermination du
contenu de notre expérience perceptive à cet égard.
(1) Ainsi, ce n’est pas parce que le cerveau n’est pas alimenté par des signaux renseignant sur le mouvement effectivement
réalisé, que l’interprétation de la commande descendante ne se
fait pas en termes de performances motrices. Dans la paralysie
périphérique, l’absence de signal afférent consécutif à l’émission
de la commande ne se traduit pas par une absence de perception de
mouvement (un « blanc » dans le vécu kinesthésique), mais bien
plutôt par la perception d’une absence de mouvement. L’absence de
sensations somatosensorielles remplit une fonction exposante des
plus positives : elle manifeste l’événement objectif que le mouvement n’a pas lieu.
Une anecdote rapportée par le neurophysiologiste Ragnar A.
Granit (1972) l’illustre très bien. Granit explique qu’au cours de
la phase de rémission d’une anesthésie spinale expérimentale, il
chercha à un moment à lever sa jambe alors située hors de son
champ de vision, mais celle-ci, à ce qui lui sembla, resta complètement inerte. Le membre anesthésié lui parut alors immensément lourd et comme mort. En vérité, sa jambe s’était bel et bien
déplacée, et il ne le comprit que lorsque, entendant le léger bruit
qu’elle it en tirant sur une couverture, il tourna son regard vers
348 – Voir par exemple Paillard (1987) ; Rode et al. (1996) ; Jeannerod
(2002).
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elle. Cette situation suggère que la neutralisation des signaux afférents n’implique pas la neutralisation des vécus kinesthésiques. Si
une expérience d’obstruction motrice peut être constituée sous
anesthésie, c’est que la disponibilité d’afférences somatosensorielles ne conditionne pas l’interprétation motrice de la commande
descendante.
Ce fonctionnement privatif n’est pas quelque chose d’exceptionnel dans la perception. En l’absence d’afférences optiques,
nous continuons d’avoir une expérience visuelle : rien n’est vu,
mais un champ visuel reste ouvert, à la manière d’un écran noir. Il
en va de même pour l’audition : l’absence d’afférences acoustiques
n’implique pas la neutralisation de l’expérience auditive. C’est
précisément la signiication du phénomène de silence : nous ne
cessons pas d’entendre, nous n’entendons rien, c’est-à-dire : nous
entendons qu’il n’y a rien à entendre. En généralisant, on peut
suggérer que l’alimentation du système nerveux central par un
lux afférent a pour conséquence non pas de générer une expérience perceptive, mais de moduler, différencier et structurer un
champ perceptif qui reste ouvert en l’absence d’afférences.
(2) L’habitude semble également tenir une place d’importance
dans les mécanismes qui président à l’expérience de la motricité
volontaire, et partant, de la résistance. La manière dont notre corps
répond habituellement aux commandes que lui adresse le système
nerveux central sert de cadre d’interprétation aux événements
qui accompagnent les tentatives de se mouvoir. À tel point que
les « mêmes » signaux peuvent donner lieu à des interprétations
perceptives totalement opposées si ces schémas forgés par l’habitude divergent. Ainsi, pour reprendre la situation précédemment
évoquée de Granit (1972), l’absence de sensations consécutives à
l’émission de la commande est spontanément interprétée comme
une résistance absolue du corps, car l’individu s’attend à sentir sa
jambe se mouvoir, ce qui est habituellement le cas, la situation
d’anesthésie étant exceptionnelle. À l’inverse, cette absence est
interprétée comme signe de la réussite du mouvement chez les
patients désafférentés décrits par Gley & Marillier (1887), James
(1890), Lashley (1917) ou Halligan et al. (1995), car ceux-ci parviennent normalement à mouvoir leur corps, dont ils contrôlent le
déplacement par la vision, et c’est la situation où quelqu’un bloque
leur mouvement à leur insu qui est exceptionnelle.
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Ces observations montrent (a) que l’interprétation que nous
sommes spontanément portés à faire de nos actions, ou, à un autre
niveau de description, des commandes qui déclenchent la contraction de nos muscles, s’enracine dans les dispositions habituelles de
notre corps. De sorte que dans les situations documentées, ce sont
les performances que le corps a l’habitude de manifester, et non
celles qu’il manifeste effectivement, qui déterminent le contenu
de notre expérience. Et elles appuient l’idée (b) que l’expérience de
l’effort et du blocage du corps, pour être dans une certaine mesure
indépendante de la disponibilité d’afférences périphériques, n’en
est pas moins subordonnée à la perception – fut-elle erronée –
des conséquences motrices de la commande adressée aux muscles.
L’afirmation parait après tout aller de soi : il est nécessaire de percevoir que notre corps ne se déplace pas pour ressentir un blocage.
§ 44. Pourquoi l’expérience de l’obstruction est tributaire
d’un rapport protentionnel au possible
Les analyses présentées dans les sections précédentes montrent
sans conteste que dans l’expérience active comme dans l’expérience passive de l’obstruction, c’est la perception de la coniguration
spatiale de notre corps et la perception de son évolution – comment cette coniguration se modiie ou reste au contraire inchangée quand nous appliquons une force –, qui permet de faire l’expérience du blocage, qui permet de percevoir que notre corps
n’avance pas, s’écrase contre la surface de l’objet sans pouvoir aller
plus loin. Les complexes de sensations de déformation cutanée et
de tension musculaire n’exposent une surface solide immobile qui
bloque notre corps, qu’en vertu de leur intégration à un schéma
global de sa coniguration spatiale.
Cette conscience de la situation de notre corps dans l’espace,
pour essentielle qu’elle soit, est toutefois insufisante, considérée
isolément, pour expliquer l’expérience de la résistance. En effet,
tant qu’on s’en tient à un état donné, il ne peut y avoir de résistance. La résistance est un phénomène intrinsèquement dynamique.
Il faut entendre ce qualiicatif non au sens de la mécanique, mais
par référence à la δύναμις aristotélicienne : la puissance ou potentialité. Si, tendant mes muscles pour me mouvoir, je me sens bloqué
par la présence d’un corps, c’est que, d’une façon ou d’une autre, la
coniguration et la situation spatiale de mon corps est, pour ainsi
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dire, appréhendée rétrospectivement depuis un lieu où je ne suis
pas encore mais où je pourrais être ; mieux : un lieu où je serais si le
corps faisant présentement obstruction n’était pas là. Se percevoir
comme bloqué, percevoir que quelque chose résiste à la progression de notre corps dans l’espace, c’est se placer dans le possible,
et depuis ce possible considérer ce qui nous arrive.
Dans la situation de contact actif (§ 42b), l’expérience du
blocage nécessite l’appréhension de notre initiative motrice (la
commande) comme n’entraînant pas le déplacement de la structure
qu’elle a pour in, et dans d’autres circonstances pour effet, de
mouvoir. Le phénomène d’obstruction repose sur l’appréhension
d’une immobilité sur fond de la possibilité du déplacement : il
s’agit d’un non-mouvement, un mouvement qui aurait pu et aurait
dû – si l’objet n’avait pas été sur notre route – avoir lieu, mais s’est
trouvé empêché.
Une logique comparable est à l’œuvre dans la situation de
contact passif (§ 42a). Faire l’expérience d’une structure impénétrable avec laquelle nous sommes en contact, par exemple une
surface contre laquelle nous sommes appuyés, signiie percevoir
une zone où notre corps ne peut être. Les sensations de contact
et de pression délimitent une région spatiale où nous ne pouvons
pénétrer. C’est donc, ici encore, un engagement à l’égard du possible qui détermine le contenu de notre perception.
L’expérience que nous faisons de la résistance des corps dans
le contact présente ainsi une organisation presque contrefactuelle : elle met en scène le présent sur fond d’un « cela aurait pu être
autrement ». La différence avec la notion logique ou métaphysique de contrefactualité est que la conception des contrefactuels
ressortit généralement d’une attitude rétrospective : elle porte sur
le passé, et imagine ce qui serait advenu si les événements ayant
effectivement eu lieu ne s’étaient pas produits, si le cours des choses avait été différent. Dans l’expérience de la résistance, c’est le
présent – ce qui est en train d’être –, non le passé, qui se trouve
mis en relief par référence à une situation possible qui n’a pas lieu.
Notre corps se déplacerait si l’objet qui résiste n’était pas là. L’objet
pourrait bouger si la force développée était plus grande, etc.
L’expérience de l’obstruction motrice ne saurait donc être assimilée à l’accès perceptif à quelque chose d’actuel, un état de cho-
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le RaPPoRt PRotentionnel au Possible
dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice
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ses constatable à l’instant t ou un ensemble de relations spatiales
actuellement réalisées, comme tend à le faire un Descartes349. Le
phénomène d’obstruction est travaillé par un rapport d’expectative au possible, une organisation protentionnelle mettant en scène
le présent sur fond de ce qui peut (ou aurait pu) être. Si le possible
n’alimentait de la sorte notre perspective sur ce qui est et advient,
nous ne percevrions que des états, à la limite nous percevrions
uniquement une suite de positions ou de « présents purs », pour
reprendre l’expression de Bergson, non la résistance d’un corps
qui nous empêche d’aller plus avant.
349 – Comme le dit Heidegger, la résistance consiste pour Descartes en un
pur mode de l’extension spatiale, en l’occurrence le fait pour une chose de « ne
pas céder la place c’est-à-dire ne pas souffrir de changement de lieu » (Heidegger, 1927, § 21, p. 136 [p. 97]).
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x. La feRMeTuRe du PossibLe
dans Le PHÉnoMène de PesanTeuR
eT L’exPÉRienCe de L’effoRT
Quelque chose ne peut faire encontre dans une résistivité en tant que résistance, c’est-à-dire comme quelque chose à travers quoi je ne peux pas passer, que
si je vis dans un vouloir-passer, c’est-à-dire dans un
être tendu vers quelque chose, c’est-à-dire si quelque
chose est déjà primordialement présent pour le souci
et la préoccupation, présence à partir de laquelle seulement il peut y avoir présence de quelque chose qui
résiste.
M. Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps,
1925, § 24.e, pp. 321-322 [p. 304].
Le phénomène d’obstruction – l’expérience du ne-pas-pouvoir-passer ou avancer – constitue un moment essentiel de notre
expérience de la résistance des corps dans la manipulation et le
contact, mais cette dernière ne saurait s’y réduire. Nous avons
commencé à le voir à travers l’analyse de la situation de contact
actif (cf. § 42b), l’expérience que nous faisons de la résistance des
corps dans le commerce haptique, qu’il s’agisse d’un objet massif
qui refuse de céder sous la poussée que l’on exerce, ou d’une charge que l’on peine à maintenir en l’air, s’accompagne chaque fois du
sentiment d’investir une énergie plus ou moins importante dans
l’opération et comporte pour cette raison une dimension irréductiblement intensive. Soulever tel objet semble dificile, déplacer tel
autre est si aisé que c’est à peine si nous en remarquons la présence. En bref, les actions que nous imprimons aux corps que nous
manipulons se font toujours au prix d’un certain effort.
Or, nous allons le voir, à travers l’effort qu’il nous faut exercer
pour mettre en mouvement notre corps et le monde « extérieur »,
nous prenons acte de l’amplitude des possibilités d’action dont
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nous disposons, et c’est de cette manière que nous quantiions les
résistances. L’effort permet d’étalonner la résistance des corps sur
l’échelle de nos propres capacités.
Pour mettre au jour la mécanique intentionnelle qui alimente
cette conscience du possible dans l’effort, nous nous focaliserons
dans un premier temps sur le phénomène de poids. Le poids est un
phénomène privilégié au regard de notre enquête, car la fonction
que remplit l’effort dans l’ouverture protentionnelle au possible y
est particulièrement manifeste. Son analyse permet notamment
de montrer que c’est uniquement parce qu’ils se voient rapportés
à nos propres forces – donc à ce que nous pouvons – que les corps
manifestent de la résistance.
§ 45. Pertinence et limites de l’analyse heideggerienne
de la résistance
Pour amorcer cette analyse, nous commencerons par discuter les descriptions que Heidegger – ou, à travers lui, des auteurs
comme Dilthey et Scheler – a proposé du poids, ou plus généralement de la résistance, dans sa phénoménologie du Dasein.
Le phénomène de résistance n’a été étudié que de façon marginale par Heidegger. Il ne fait l’objet que de brèves analyses, et
n’est chaque fois examiné que pour servir d’autres causes. Ainsi,
dans Être et temps et les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps –
principaux textes où on trouve des analyses du toucher et de la
dynamesthésie –, l’examen des phénomènes de résistance et de
dureté sert avant tout à alimenter le travail de destruction critique de l’ontologie traditionnelle, dominée selon Heidegger par
une conception substantialiste de l’être. Le caractère périphérique
de ces analyses n’ôte cependant rien à leur pertinence : Heidegger
a mis en place des éléments de description de première importance pour cerner d’une part la manière dont les phénomènes de
pesanteur ou de résistance se présentent dans le commerce ordinaire avec l’environnement, pour appréhender d’autre part leurs
conditions de possibilité transcendantales. La phénoménologie
du Dasein insiste notamment sur l’importance de considérer la
dimension projective de l’existence (exprimée par les notions
d’existentialité et de transcendance) pour rendre compte de l’opération de présentation de l’étant engagée dans le rapport perceptif
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ordinaire. Les considérations sur le toucher proposées dans Être et
temps en témoignent : si le toucher exige « une ‘proximité’ insigne
de ce qui est palpable »350 , en tant que modalité de l’être-au (In-sein)
il est aussi et surtout rendu possible par la dynamique d’ensemble
de l’existence. « Qu’un étant puisse toucher un étant là-devant à
l’intérieur du monde, ce n’est possible que s’il a, de fond en comble,
le genre d’être de l’être-au – donc que si avec son Da-sein lui est
déjà dévoilé quelque chose de tel que le monde à partir duquel un
étant puisse se manifester dans le contact et devenir ainsi accessible dans son être-là-devant. »351 C’est cette même idée qui autorise
Heidegger à refuser que de simples choses puissent se toucher : la
chaise n’étant pas animée par cette existentialité qui conditionne
la rencontre de l’étant, afirmer qu’elle touche le mur avec lequel
elle est en contact, c’est commettre un abus de langage, importer
dans le règne des « pures et simples choses » un système de signiications qui n’a de réalité que par et pour le Dasein 352 .
Nos analyses rejoignent sans conteste cette proposition : nous
l’avons montré, la manifestation de la matérialité des corps dans
le commerce haptique est tributaire d’une mise en scène foncièrement projective des phénomènes : un rapport d’expectative au
possible détermine le sens des actions et événements occurents.
Si, par la puissance sensitive de notre corps, nous pouvons faire
l’épreuve de la résistance des autres corps, c’est donc qu’à travers
notre engagement pratique, nous sommes d’avance au-delà de la
situation que notre corps occupe.
Nous allons le voir, Heidegger a pourtant omis certaines caractéristiques essentielles du phénomène de résistance. Pour partie,
cette omission est relative à son impasse, commentée plus que de
raison, sur le corps du Dasein. Mais elle vient surtout de ce qu’il
n’a pas poussé sufisamment loin son analyse de la dynamesthésie. Heidegger a développé un cadre théorique offrant d’expliquer
350 – « Bien sûr pour que le geste de palper puisse ‘atteindre son but’ cela
réclame une ‘proximité’ insigne de ce qui est palpable. Mais cela ne veut quand
même pas dire que le contact et la dureté qui se manifeste éventuellement en
lui se ramènent dans leur teneur ontologique à la différence de vitesse de deux
choses corporelles. » (Heidegger, 1927, § 21, p. 136 [p. 97]).
351 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55].
352 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55].
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ces phénomènes, mais il n’a pas lui-même mené les analyses qui
permettent de faire ressortir dans une pleine lumière la mécanique qui préside à leur présentation. Ainsi a-t-il cédé à certains des
préjugés qui avaient cours alors.
§ 46. Le dévoilement du poids des corps dans la perspective
de l’usage préoccupé
Nous n’avons jamais la sensation de notre effort,
mais nous n’avons pas non plus les sensations périphériques, musculaires, osseuses, tendineuses, cutanées par lesquelles on a tenté de la remplacer : nous
percevons la résistance des choses. Ce que je perçois
quand je veux porter ce verre à ma bouche, ce n’est
pas mon effort, c’est sa lourdeur, c’est-à-dire sa résistance à entrer dans un complexe ustensile, que j’ai fait
paraître dans le monde. […] C’est par rapport à un
complexe d’ustensilité originel que les choses révèlent
leurs résistances et leur adversité. La vis se révèle trop
grosse pour se visser dans l’écrou, le support trop fragile pour supporter le poids que je veux soutenir, la
pierre trop lourde pour être soulevée jusqu’à la crête
du mur, etc.
J.-P. Sartre, L’être et le néant, 1943, p. 389.
La principale afirmation d’intérêt que l’on peut attribuer à
Heidegger sur la nature du phénomène de poids renvoie à la thèse,
centrale dans Être et temps, que les caractères susceptibles de qualiier l’étant, les « qualités » dont nous avons l’expérience lorsque,
immergés dans nos activités ordinaires, nous interagissons avec
les choses, ne doivent pas être pensées comme des attributs qualiiant une réalité substantielle, propriétés (Eigenschaften) d’une res
materialis, mais comme des déterminations présentées sous le régime phénoménologique de l’appropriété (Geeignetheit) et de l’inappropriété (Ungeeignetheit)353.
Pour Heidegger, notre accès à l’étant n’a pas primitivement la
forme d’un rapport de connaissance, qu’il soit perceptif ou intellectif, à des objets, mais d’un rapport d’usage avec un environne353 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 83].
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ment familier354. La modalisation la plus ordinaire de l’être-aumonde (In-der-Welt-sein), « constitution fondamentale du Dasein
par laquelle chaque mode de son être est co-déterminé »355 , et également la plus fondamentale – celle sur laquelle toutes les autres
modalisations sont édiiées – est l’être-auprès-du-monde (sein bei
der Welt), ce que Heidegger appelle la préoccupation (Besorgen) ou le
« commerce avec et dans le monde ambiant »356 . Le comportement
proprement théorique, qui livre l’étant sous l’horizon ontologique
de la présence là-devant (Vorhandenheit), en constitue une forme
privative. Une relation d’être est déjà à l’œuvre lorsque s’établit la
relation de connaissance où un sujet se rapporte à un objet. Le
connaître n’est ainsi « qu’une appropriation et une façon de ratiier
ce qui a déjà été mis à découvert dans d’autres comportements
primaires »357. Et sans cet être-toujours-déjà-auprès-du-monde358 ,
aucun connaître ne serait possible.
Ainsi l’étant se présente-t-il de prime abord non pas comme
objet à déterminer dans un comportement de connaissance, mais
comme instrument d’une praxis, élément d’un attirail à disposition d’un comportement polarisé par l’horizon de production
d’un ouvrage – ce que Heidegger appelle un utilisable (Zuhanden).
L’utilisable comporte une référence à l’emploi qui peut en être fait,
ce à quoi il peut servir, il est structurellement « quelque chose qui
est fait pour… (Um-zu) »359. Il s’agit d’un moyen, et c’est à titre
de moyen qu’il apparait au Dasein immergé dans le faire ordinaire. C’est ce caractère que Heidegger recueille avec le concept
de conjointure (Bewandtnis). La conjointure est le caractère d’être
constitutif de l’utilisabilité de l’utilisable qui fait qu’avec l’utilisable
il en retourne de…360 : avec ceci peut être fait cela.
L’être-pour (Um-zu) n’est donc pas, ainsi que le veut la philosophie intellectualiste, phénoménologie husserlienne comprise
(voir supra, § 33), un prédicat de valeur ou de fonction accolé par
354 – Heidegger (1927), § 15.
355 – Heidegger (1927), § 26, p. 159 [p. 117].
356 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 414 [p. 352].
357 – Heidegger (1925), § 20, p. 241 [p. 222].
358 – Heidegger (1925), § 20, p. 236 [p. 217].
359 – Heidegger (1927), § 15, p. 104 [p. 68].
360 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 84].
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un acte de reconnaissance ou de catégorisation à une chose qui
commencerait par être appréhendée dans une pure neutralité
fonctionnelle. Il constitue bien plutôt l’horizon ontologique sous
lequel l’étant commence par se présenter à nous. La préoccupation
(Besorgen), comprise comme modalisation du souci (Sorge) dans le
quotidien, remplit à cet égard ce que Heidegger appelle une fonction de présentation (Gegenwärtigung) primaire361. C’est en nous
préoccupant de ce que nous devons faire que nous rencontrons
quelque chose comme de l’étant, que de l’étant fait irruption et se
soutient dans le champ phénoménal 362 .
Les propriétés que les choses manifestent dans le commerce
ordinaire n’échappent pas à ce principe. L’utilisable n’étant pas
un « objet », les caractères distinctifs susceptibles de le qualiier
ne sauraient être considérés comme des propriétés (Eigenschaften),
telles qu’elles ont traditionnellement été interprétées. Parce que
c’est dans le contexte d’un commerce préoccupé que l’étant est de
prime abord dévoilé, les caractères avec lesquels il est rencontré
doivent être entendus ontologiquement comme appropriétés (Geeignetheit) ou inappropriétés (Ungeeignetheit) pour…363. Ils ne sont pris
en considération par le Dasein, celui-ci ne leur prête attention,
que dans la mesure où ils renvoient aux accomplissements qui
inalisent l’activité.
Cette description s’applique a fortiori au phénomène de poids.
Le poids que les objets manifestent dans la quotidienneté est tou361 – Heidegger (1925), § 27, p. 365 [p. 347].
362 – Il est important de voir ce que cette thèse a de radical. Elle signifie que
quelque chose ne peut nous apparaître sous le régime phénoménologique de
l’étant que parce que nous sommes portés par l’ambition de faire ceci ou cela,
réaliser tel ou tel projet. En développant la chaîne des raisons, on peut dire
que de l’étant ne nous apparait (nous percevons quelque chose qui est) que
parce que, « en notre for intérieur », nous nous préoccupons d’être : à travers
les projets qui surdéterminent notre rapport pratique à l’environnement, c’est
en effet nous-mêmes que nous cherchons à accomplir. Voir Heidegger (1927),
§ 18.
363 – « Mais ‘montrer’ dans le cas du signe, ‘taper’ dans celui du marteau ne
sont pas des qualités de l’étant. Ce ne sont absolument pas des qualités puisque le terme qualité a pour fonction de désigner la structure ontologique d’une
détermination possible des choses. Un utilisable a tout au plus des appropriétés et des inappropriétés et ses ‘qualités’ y sont pour ainsi dire encore reliées à
la manière dont l’être-là-devant comme genre d’être possible d’un utilisable se
relie encore à son utilisabilité. » (Heidegger, 1927, § 18, p. 121 [p. 83]).
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jours déjà interprété dans l’horizon de la praxis qui nous occupe.
Pour l’utilisable, avoir un poids c’est s’avérer trop lourd ou trop
léger pour… ou au contraire peser adéquatement pour…. C’est
donc le renvoi, caractère ontologiquement constitutif de l’utilisable, et « condition de possibilité inhérente à son être pour que
l’util puisse se déterminer par des appropriétés »364 , qui, en dernière analyse, conditionne la possibilité que l’étant puisse manifester
un poids.
De même, la matérialité des corps, leur impénétrabilité ou
leur solidité, sont d’abord inséparables de l’exploitation que nous
en faisons, et de la signiication que ces (ap)propriétés possèdent
lorsque nous vaquons à nos occupations ordinaires. « Lorsque je
dis en parlant naturellement, c’est-à-dire sans procéder à un examen ni à une étude théorique de la chaise, que la chaise est dure,
lorsque je dis cela je ne cherche pas à établir le degré de fermeté
ni la densité de cette chose en tant que chose matérielle, mais je
veux dire : la chaise n’est pas confortable. On voit déjà là que des
structures déterminées comme la dureté, le poids – structures qui
appartiennent à la chose de la nature et peuvent être considérées
séparément en tant que telles – se présentent de prime abord dans
des caractères mondains bien déterminés. La dureté, la résistance
matérielle sont là en elles-mêmes dans le caractère du ‘ne-pasêtre-confortable’, et elles ne sont là que de cette façon ; elles ne
sont pas simplement déduites de ce caractère ni dérivées d’autre
chose. »365
§ 47. Pourquoi la notion d’appropriété ne rend pas justice
au poids perçu dans la manipulation ordinaire
L’analyse heideggerienne du mode d’apparition des (ap)propriétés des corps dans la préoccupation possède sans conteste
une certaine pertinence, mais elle est limitée, et pour ainsi dire
abstraite, s’il s’agit de caractériser la manière dont le poids des
corps se manifeste lorsque nous les manipulons. Elle néglige en
effet ce qui en constitue le trait essentiel : à savoir la dimension
dynamique, le fait que ce poids se manifeste toujours à un degré
ou un autre à travers une forme de résistance à notre mouvement,
364 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 83].
365 – Heidegger (1925), § 5.c, p. 68 [p. 50].
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comme quelque chose qui réclame que nous dépensions nos forces pour déplacer l’objet, le maintenir en place ou le stopper.
La notion d’appropriété offre de référer le phénomène de
poids aux projets qui polarisent l’activité, mais elle ne prend pas
en considération le fait que (i) le poids des corps que nous manipulons se présente comme une contre-force, c’est-à-dire à travers
l’expérience d’une contrariété dynamique : le déploiement de notre
mouvement est enrayé par l’objet pesant, il nous faut exercer un
certain effort pour arracher l’objet à son inertie ou le maintenir en
l’air. C’est ainsi (ii) le proportionnement du poids des corps que
nous manipulons aux forces limitées dont nous disposons, qui est
éclipsé par la description heideggerienne. Le pour-quoi constitutif
du phénomène d’utilisable le réfère aux autres utilisables du réseau
mondain, à l’ouvrage à produire, et à travers lui au Dasein qui en
produisant cet ouvrage cherche à se produire lui-même. Mais en
aucune façon la référence du pour-quoi n’intègre de renvoi aux
forces ou capacités dont celui-ci dispose pour informer la réalité
et plier celle-ci à ces projets.
Détaillons ces deux points.
47a. Le poids que manifestent les corps se présente
comme une contre-force
La description heideggérienne des (ap)propriétés de l’utilisable
ne semble pas offrir de cadre pour exprimer le caractère même de
résistance du poids, son caractère oppositif. Comme le fait remarquer Sartre, pour l’individu aux prises avec le monde, le poids que
manifestent les corps a d’abord le sens d’un coeficient d’adversité366 :
il n’est pas envisagé en référence aux services qu’il peut rendre –
pour le moins, pas exclusivement –, mais comme une disposition des corps dont il faut contrer l’action, une stagnation ou un
affaissement à déjouer ou à contenir, quelque chose qui n’importe
comment prend sens dans un contexte dynamique agonistique.
Assurément, les propriétés matérielles des corps (poids, solidité,
impénétrabilité, etc.) sont de prime abord perçues dans le cadre
d’un usage du monde intéressé et gouverné par des inalités pratiques, et non au terme d’une visée perceptive détective, qui voit
366 – Formule que Sartre reprend à Gaston Bachelard (1942). Voir Sartre
(1943), p. 389 et p. 393.
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pour voir. Mais de là ne suit pas qu’elles soient nécessairement
envisagées dans l’optique du pour… L’analyse heideggerienne du
commerce ordinaire est sur ce point incomplète. Je n’ai pas un
rapport d’usage au poids de cette lourde caisse que je m’efforce
de déplacer, ce poids n’a pas même pour moi le sens d’une inappropriété de la caisse pour…, puisque ce n’est pas une dimension
de l’objet que je cherche à exploiter : la caisse pèse au sens où il
me faut investir une partie des forces à ma disposition pour la
contraindre à aller là où il m’importe de la mettre. Sa pesanteur
se présente comme une contre-force qui exige, pour être soumise,
une dépense de forces proportionnée de ma part.
Il y a sans aucun doute des situations où nous faisons usage
du poids des corps, par exemple pour faire pression sur un objet
que l’on veut maintenir en place ou pour en casser un autre. Mais
même lorsque le poids est mobilisé comme auxiliaire et appréhendé comme appropriété pour…, il n’en perd pas son caractère
de contre-force à soumettre : pour exploiter le poids d’un corps, il
faut au préalable soulever ce corps. Et c’est parce que constamment
nous avons assez de forces pour plier la réalité à nos projets que
les choses se présentent dans l’insurprenance et l’indifférence du
commerce qui va bon train, à titre d’instruments dociles. La présentation ordinaire de la pesanteur des corps ressortit donc bien
plutôt de ce qu’on peut appeler la composante dynamique du commerce préoccupé avec le monde ambiant, un ordre que présuppose et
sur lequel s’établit ce commerce, dans ce qu’il fait effectivement
comme dans ce qu’il projette de faire367.
367 – La relecture que Jan Patočka a proposée de l’analytique de l’existence,
faisant de la motricité la possibilité première du Dasein (soit une possibilité
possibilisante pour toutes les autres possibilités), conduit à accorder une place
de premier ordre à cette dimension dynamique. « Tout ce que j’accomplis se
fait en vue de mon être, mais en même temps, il y a une possibilité fondamentale
qui doit m’être ouverte, une possibilité sans laquelle toutes les autres restent
suspendues dans le vide, sans laquelle elles sont dépourvues de sens et irréalisables. Ce qui est premier, primordial, n’est donc rien de contingent, rien
d’ontique, mais a, en tant que possibilité première, le statut ontologique de base de
toute existence. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’une possibilité parmi d’autres,
mais bien d’une possibilité privilégiée, qui codéterminera dans son sens l’existence en son entier. Cette base ontologique, c’est la corporéité comme possibilité de se mouvoir. » (Patočka, 1988, p. 96).
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47b. Le poids que manifestent les corps est proportionné
à nos forces
Ensuite – et c’est une conséquence du point précédent –, c’est
la connexion du phénomène de poids aux forces de l’individu, que
la description heideggerienne des (ap)propriétés de l’utilisable semble éluder. Heidegger fait une référence et une seule à cette question dans Être et temps, quand il explique que le jugement « le marteau est lourd », lorsqu’il est élaboré dans l’horizon du commerce
préoccupé, peut signiier : « il n’est pas léger, c’est-à-dire que, pour
être manié, il demande de la force, ou bien qu’il sera dificile à
manier »368 . Si elle suggère que les (ap)propriétés de l’utilisable renvoient aux capacités de celui qui en fait usage – les forces dont il
dispose –, cette remarque va également à rebours des descriptions
canoniques de l’utilisable proposées dans Être et temps. L’utilisable
rencontré dans le commerce préoccupé renvoie à l’ouvrage à produire, il est pour telle ou telle fonction, destiné à tel ou tel emploi,
il s’articule à tel ou tel autre utilisable dont l’usage est complémentaire, et renvoie au matériau qui le compose ou à son usager, à titre
de celui à qui l’objet produit est destiné369. Mais à aucun moment
Heidegger ne laisse entrevoir la possibilité d’un renvoi de l’utilisable à ce qui en conditionne l’utilisation : l’aptitude de l’usager à en
faire usage, ses dispositions ou ses forces, ou encore les propriétés
de l’organe qui réalise le comportement d’usage : le corps propre.
Le réseau de signiicativité projeté sur l’étant est intégralement
soumis à la logique du pour-quoi, version heideggerienne de la
causalité inale aristotélicienne. Le sol renvoie à la possibilité de
l’arpenter, la chaise à la possibilité de s’asseoir, le marteau à la possibilité de frapper, mais ces utilisables ne renvoient pas à l’aptitude
du Dasein à en faire usage – aptitude conditionnée par sa corporéité, en tant que le corps est, comme disait Merleau-Ponty, « puissance d’un certain nombre d’actions familières dans [l’]entourage
comme ensemble de manipulanda »370.
Les descriptions que Heidegger propose du régime phénoménologique de l’utilisabilité et du pour-quoi semblent ainsi tronquées : toute chose est de prime abord appréhendée non « pour
368 – Heidegger (1927), § 69.b, p. 423 [p. 360].
369 – Heidegger (1927), § 15, p. 107 [pp. 70-71].
370 – Merleau-Ponty (1945), p. 122.
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elle-même », mais à travers les possibilités qu’elle potentialise, à
quoi elle est susceptible de servir, et ces possibilités ne sont pas
possibilités de la chose « en général », mais ressources disponibles
pour mon activité, ici et maintenant. Cependant, nulle part on
ne trouve de description de cela qui permet aux choses de remplir de telles services : cette fameuse « main », sans laquelle l’instrument (Zuhanden) semble perdre toute raison d’être, n’est nulle
part considérée comme participant à la constitution du réseau de
pour-quoi qui permet à l’environnement d’acquérir un sens dans
le commerce ordinaire. Car enin, pour que la dureté de la chaise
puisse se manifester à travers son inconfort 371, il faut bien que je
sois capable d’être incommodé par la dureté des sièges sur lesquels
je m’assieds. Et il faut avant cela que je puisse m’asseoir sur des
sièges. En bref, il me faut un corps.
Ce silence sur la référence de l’utilisable aux capacités d’en
faire usage répond sans aucun doute à une particularité phénoménologique insigne : le caractère tacite, et en quelque sorte refoulé,
de cette référence. Avoir rapport à cet objet comme à une tasse,
c’est l’envisager depuis sa fonction : il sert à contenir des liquides, généralement du café ou du thé. Sa anse est bien sûr sculptée
pour la main humaine – une main humaine standard –, et son
existence présuppose des personnes susceptibles d’en faire usage.
Mais lorsque, dans la quotidienneté insurprenante, je me sers de la
tasse, cette aptitude n’entre pour ainsi dire plus en considération.
Elle est déjà tenue pour acquise lorsque je perçois la tasse. Et c’est
précisément parce que la disponibilité de mes mains est considérée acquise que des objets se présentent à moi comme des tasses.
Ainsi, selon Heidegger, c’est uniquement lorsque quelque chose
ne va pas, lorsque le commerce qui va bon train rencontre une
perturbation, que les conditions d’utilisabilité des instruments
sont considérées de manière thématique et appréhendées comme
conditionnant cette utilisabilité. La connexion du phénomène de
poids aux forces de l’individu n’intervient-elle dans ce cas que
lorsque le commerce entre en perturbation, par exemple lorsque
m’étant froissé un muscle, je ne puis soulever d’objets pesants
sans douleur ? C’est quelque chose qu’il faut concéder : le poids
des corps que nous manipulons est le plus souvent insurprenant,
371 – Heidegger (1925), § 5.c, p. 68 [p. 50].
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nous n’y prêtons pas attention, nous n’en avons au mieux qu’une
conscience périphérique. Notre esprit est accaparé par les objectifs à court ou plus long terme du commerce, et il se contente d’en
superviser le déroulement de façon globale372 . Et c’est uniquement
lorsque nous manquons de forces, lorsque les objets opposent
trop de résistance, que leur poids se signale à nous en marquant le
caractère limité de nos ressources.
Cet état de choses est assurément d’un intérêt phénoménologique majeur : il nous renseigne sur les conditions de présentation
des corps et propriétés matérielles afférentes dans la préoccupation
ordinaire. Cependant, il convient d’y insister, sa prise en compte
ne requiert en aucune façon d’évacuer la référence du phénomène
de poids aux forces de l’individu. À la manière d’un projecteur, la
perturbation porte l’attention sur ce qui n’était pas vu. Mais elle
ne fait précisément que révéler une mécanique qui travaillait dans
l’ombre lorsque le commerce allait bon train. (i) Que le poids occupe l’arrière-plan du champ phénoménal en régime non perturbé
n’interdit pas sa mise en perspective par référence à nos forces. Au
contraire, c’est parce que nos forces permettent de soumettre la
charge manipulée – qu’elles sufisent – que le poids peut s’effacer
dans l’ombre. (ii) Ensuite, évacuer cette articulation, c’est perdre
toute possibilité de comprendre la sémantique du phénomène de
372 – C’est un point que Shaun Gallagher (2000) a très bien mis en lumière
dans ses travaux sur le schéma corporel. L’activité ordinaire possède un caractère quasi-automatique : l’individu est focalisé sur la finalité de l’action et il
ne perçoit que de manière globale son activité, sans conscience des détails.
Le corps tend généralement à s’occuper de lui-même et à s’effacer du champ
attentionnel. « That a body schema operates in a prenoetic way means that it
does not depend on a consciousness that targets or monitors bodily movement. This is not to say that it does not depend on consciousness at all. For
certain motor programs to work properly, I need information about the environment, and this is most easily received by means of perception. If, in the
middle of our conversation, for example, I decide to retrieve a book from
across the room to show you something, I may be marginally conscious of
some of the various movements I am making: rising from the chair, walking
across the room and reaching for the book. But my attention is not directed at
the specific details of my motor behavior, nor am I even aware of all relevant
aspects of my movement. Rather, I am thinking about the passage I want to
show you; I am trying to spot the book; I am marginally aware of a piece of
furniture I should try to avoid, and so forth. […] I am aware of my bodily
action not as bodily action per se, but as action at the level of my intentional
project. » (Gallagher, 2000, pp. 4-5)
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poids, ce qui lui confère sa singularité au plan phénoménal. Peser
pour un corps, c’est toujours peser plus ou moins. Or, cette dimension intensive ne s’explique précisément qu’en référence au caractère limité de nos forces. Cette référence coupée, des estimations
comme « lourd » et « léger » n’ont plus aucun sens. Le lourd est
ce pour quoi je manque de force – le léger est, à l’autre extrémité
du spectre, ce que je maîtrise sans avoir besoin d’investir une part
importante de mes ressources. Si la résistance que les charges nous
opposent réfère aux capacités dont nous sommes dépositaires, ce
n’est donc pas de manière contingente. Il s’agit bien plutôt d’un
trait absolument constitutif de son mode d’apparition.
§ 48. L’analyse heideggerienne du phénomène de résistance.
La résistance comme perturbation du commerce
et déception des attentes
Heidegger n’a pourtant pas totalement laissé de côté les phénomènes relevant de l’interaction manipulatoire avec les corps.
Dans Être et temps et les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, il
propose une analyse des conditions existentiales de la résistance
(Widerstand) et plus généralement du toucher, qui permet, dans
une certaine mesure, de réintroduire la manipulation et son organe dans sa phénoménologie du commerce préoccupé. Cette fois
encore, cette analyse est dominée par une inalité critique : il s’agit
de montrer en quoi l’ontologie cartésienne se fourvoie quand il
s’agit de penser l’accès perceptif au monde et de faire ressortir les
limites de l’explication que Dilthey propose de l’origine du phénomène de monde373. La principale raison pour laquelle les analyses
du toucher et de la résistance proposées par Descartes et Dilthey
sont contestables selon Heidegger est qu’elles occultent les conditions existentiales de présentation des phénomènes : (i) Descartes, en subordonnant le toucher et les phénomènes afférents à la
juxtaposition spatiale de deux corps physiques ; (ii) Dilthey, en
occultant le rapport de familiarité avec le monde qui rend possible
l’expérience de la résistance. Descartes comme Dilthey sont ainsi
conduits à manquer le fait essentiel que la rencontre de l’étant qui
se réalise dans le toucher n’est possible que par la mécanique de
373 – Heidegger (1927), respectivement les § 21 et § 43.
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présentation qui travaille l’existence et le pouvoir de compréhension qui l’anime.
48a. L’oubli de l’être-au-monde chez descartes et dilthey
La critique de Descartes menée au § 21 d’Être et temps rejoint
pour l’essentiel la brève analyse du toucher proposée au § 12.
De la même manière que toucher ne signiie pas se juxtaposer
spatialement avec un objet, fût-ce dans la plus étroite proximité,
résister ne saurait signiier qu’une chose « se maintient en un lieu
déterminé relativement à une autre chose qui change de lieu, ou
encore qu’elle change de lieu à une telle vitesse qu’elle puisse être
‘rattrapée’ par cette chose », ainsi que l’afirme Descartes374. Le
toucher réclame assurément la proximité physique et la mise en
mouvement des corps, mais « cela ne veut quand même pas dire
que le contact et la dureté qui se manifeste éventuellement en
lui se ramènent dans leur teneur ontologique à la différence de
vitesse de deux choses corporelles »375. Parce qu’ils sont en euxmêmes sans monde (weltlos), la chaise et le mur « ne peuvent jamais
se ‘toucher’, aucun des deux ne peut ‘être après’ [bei] l’autre »376 . En
tant que manière de rencontrer l’étant, le toucher exige la préalable
découverte du monde. C’est pourquoi Heidegger peut dire que seul un
étant de la conformation Dasein (daseinsmässig), ou à la rigueur un
vivant, qui, s’il est pauvre en monde (weltarm)377, en possède néanmoins un, peuvent toucher ou rencontrer quelque chose qui leur
résiste378 . En reprenant à son compte l’assimilation traditionnelle
de l’être à la substantialité (Vorhandenheit), c’est « le phénomène du
monde aussi bien que l’être de l’étant se donnant de prime abord à
utiliser au sein du monde »379, que Descartes occulte.
L’analyse de la résistance développée par Dilthey ain de rendre compte des fondements du caractère de réalité du réel (ce
374 – Heidegger (1927), § 21, p. 136 [p. 97]. Heidegger fait ici référence aux
Principes de la philosophie, II, § 4.
375 – Heidegger (1927), § 21, p. 136 [p. 97].
376 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55].
377 – Sur cette question, voir Heidegger (1929-1930), § 45 sqq.
378 – « Dureté et résistance ne se montrent pas du tout s’il n’y a pas d’étant
dont le genre d’être est celui du Dasein ou pour le moins d’un vivant » (Heidegger, 1927, § 21, pp. 136-137 [p. 97]).
379 – Heidegger (1927), § 21, p. 134 [p. 95].
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qu’on appelait alors le problème de la réalité du monde extérieur)
prête le lanc à une critique analogue. S’il est vrai que « la résistance [Widerstand] se rencontre sous forme de barrage, comme
obstacle mis à une volonté de passer au travers », ainsi que l’expose Dilthey, ou Scheler après lui, il faut également noter qu’avec
la résistance « est déjà découvert quelque chose sur quoi l’instinct
et la volonté cherchent à s’exercer »380. « L’effort qui cherche à s’exercer sur… et bute sur la résistance […] est déjà lui-même après [bei]
une entièreté de conjointure [Bewandtnisganzheit] », dont le dévoilement « se fonde sur l’ouvertude [Erschlossenheit] du réseau entier
de renvois de la signiicativité »381. De sorte que « l’expérience de la
résistance, c’est-à-dire le dévoilement du résistant par l’effort exercé sur lui,
n’est ontologiquement possible que sur la base de l’ouvertude du monde »382 .
Contrairement à ce qu’afirment Dilthey et Scheler, l’expérience
de la résistance ne saurait donc permettre d’ouvrir la sphère subjective, d’abord close sur elle-même, à l’existence d’une réalité qui
la transcende. Au contraire, ce n’est que parce que l’exercice de la
volonté s’enlève sur fond d’un déjà-être-auprès-d’un-monde, c’està-dire une entente familière avec un réseau d’utilisables, qu’il est
en mesure de rencontrer une résistance383.
Comment Heidegger légitime-t-il cette proposition ? Pourquoi
faut-il « déjà avoir découvert un monde » pour toucher quelque
chose et rencontrer de la résistance ? Il faut aller chercher ailleurs
dans Être et temps pour obtenir une réponse à cette question.
48b. La disposibilité comme condition du sentir
La thèse que la découverte préalable du monde rend possible
l’accès perceptif à l’étant, avancée à plusieurs reprises dans Être et
temps384 , reconduit à une autre thèse centrale de l’ouvrage, à savoir
que le Dasein ne peut rencontrer que ce qui le concerne, ce qui pour
ainsi dire suscite son intérêt. C’est la disposibilité (Beindlichkeit),
soit la capacité à se trouver dans tel ou tel état, à être bien ou
mal disposé, qui a, dans l’économie des structures existentiales,
380 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210].
381 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210].
382 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210].
383 – Heidegger (1925), § 24.e, pp. 321-322 [p. 304].
384 – Voir notamment Heidegger (1927), § 15 et § 18.
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pour charge de fonder ce lien de concernement avec l’étant 385. En
ancrant le comprendre projectif (Verstehen), auquel elle s’articule
de manière constitutive386 , dans une situation donnée (plus largement dans du « donné »), la disposibilité permet de référer ce qui
se trouve dès lors là-à-disposition-pour… (um zu) aux possibilités
que projette le Dasein et qui lui servent à interpréter sa situation.
Et elle exhausse ce qui, au sens strict, n’est pas encore un monde
au statut de réseau d’utilisables inalisé vers le Dasein en devancement. Ainsi offre-t-elle que ce qui est rencontré nous concerne, elle
offre qu’un monde nous parle, qu’il soit pour nous porteur d’un
sens387. Sans cet ancrage « affectif » de la compréhension, rien
dans le monde ne pourrait s’avérer pesant, résister, plus largement
rien ne pourrait toucher le Dasein388 . Pour reprendre l’exemple de la
chaise que nous citions plus haut : le Dasein doit pouvoir être bien
ou mal disposé pour éprouver l’inconfort de la chaise trop dure.
Et comme la dureté des corps n’est d’abord perçue que de cette
manière, à titre d’appropriété ou d’inappropriété389, la disposibilité
conditionne tout accès perceptif à celle-ci.
Si Heidegger afirme que l’être-dans (in sein) rend possible le
toucher390 , c’est au sens où être-dans signiie toujours entretenir
une relation de familiarité avec un monde, être auprès (bei) d’un
environnement qui n’est pas indifférent. La découverte du monde
possibilise la rencontre de l’étant, car elle tisse d’avance un lien
d’intéressement avec ce dernier : elle permet au Dasein de s’accomplir à travers un commerce avec le monde, elle permet que,
par le détour du monde, il devienne celui qu’il aspire à être.
385 – Heidegger (1927), § 29, pp. 181-182 [p. 137] et Heidegger (1925), § 28.a,
pp. 367-370 [pp. 350-352].
386 – Heidegger (1927), § 31, p. 193 [p. 148].
387 – Heidegger (1925), § 24.b, p. 317 [p. 299].
388 – « La rencontre, telle qu’elle est ménagée à la discernation par la préoccupation […] a le caractère de la réquisition (Betroffenwerdens). Mais l’être-requis
(Betroffenheit), qu’il soit dû à l’inustensilité, à l’être-résistant, à l’être-menaçant
de l’utilisable, ne devient ontologiquement possible qu’à condition que l’êtreau en tant que tel soit par avance déterminé existentialement à pouvoir être
concerné de cette manière par l’étant de rencontre au sein du monde. » (Heidegger, 1927, § 29, p. 181 [p. 137]).
389 – Heidegger (1925), § 5.b, p. 68 [p. 50].
390 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55].
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C’est également pourquoi Heidegger afirme, contre Husserl,
que ce n’est pas la conscience ou le corps de chair (Leib) qui rend
possible la rencontre de l’étant. L’affectibilité du corps propre
est elle-même subordonnée à la découverte du monde en tant
que structure de signiicativité. « Des choses comme l’affection
n’auraient pas lieu, si fortes que puissent être la pression ou la
résistance, celle-ci resterait par essence non dévoilée si un être-aumonde disposé ne s’était pas déjà lié à un être concerné par l’étant
intérieur au monde auquel les humeurs le prédisposent »391. C’est
la disposibilité qui fonde l’affectibilité du corps propre, autrement
dit qui investit le corps de la disposition à sentir. « C’est seulement parce que les “sens” relèvent ontologiquement d’un étant
qui a le genre d’être de l’être-au-monde disposé qu’ils peuvent être
“stimulés” et “être sensibles à” en sorte que ce qui les stimule se
montre dans l’affection »392 . Le concernement est plus fondamental que la chair : si l’étant peut m’affecter, c’est qu’il renvoie à mon
être. Je ne perçois un monde que parce que je suis investi en lui, j’y
joue ma peau. Il n’y aurait rien, mes sens resteraient morts si je ne
vivais dans le concernement, si l’existence ne possédait pour moi
ce sérieux, cette gravité, comme dira ailleurs Heidegger.
48c. La résistance comme rupture de la familiarité
L’explication précédente de la subordination de la présentation de l’étant à la disposibilité et au processus de découverte du
monde possède toutefois, on le comprend, une portée générale :
elle prétend valoir pour n’importe quelle modalité perceptive, et
n’apporte guère de précisions sur le phénomène de résistance en
tant que tel.
La seconde partie d’Être et temps, en particulier le § 69 « La
temporellité de l’être-au-monde et le problème de la transcendance du monde », fournit à cet égard des éléments d’explication
plus précis. Heidegger y explique que la découverte du monde
391 – Heidegger (1927), § 29, p. 182 [p. 137].
392 – Heidegger (1927), § 29, p. 182 [p. 137]. Heidegger expliquera, dans le
même ordre d’idées : « Seul un étant qui, de par son sens d’être, se sent, c’està-dire qu’existant il est chaque fois déjà été, et qui existe constamment en un
mode de l’être-été, peut être affecté. L’affection présuppose ontologiquement
l’apprésentation de telle manière qu’en elle le Dasein puisse être rétrogradé à
soi en tant qu’il est été. » (Heidegger, 1927, § 68.b., p. 407 [p. 346]).
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ambiant, compris comme réseau familier d’utilisables articulés par
des rapports de conjointure, se réalise à travers une dynamique
temporelle bien spéciique : la rétention qui attend (gewärtigende
Behalten). C’est ce rapport d’anticipation, ancré dans l’habitude des
comportements familiers de l’étant, qui guide le commerce préoccupé avec le monde ambiant 393. Vivre sur fond de la découverte
préalable d’un monde, c’est-à-dire dans la familiarité (bei)394 avec
un monde, c’est pour le Dasein se rapporter à l’étant en s’attendant
à (gewärtigen) telle « fonction » de sa part (renvoi du pour-quoi de
la conjointure)395.
Or, c’est précisément cette dynamique temporelle qui permet
d’expliquer que le commerce préoccupé puisse rencontrer une
résistance. C’est seulement parce que « dans l’unité de temporation
de la préoccupation, une attendance conduit chaque fois les opérations », que le commerce peut dévoiler l’étant comme opposant de
la résistance396 . C’est donc pour Heidegger la familiarité du Dasein
avec le monde qui rend possible la rencontre de la résistance397. La
résistance survient quand le Dasein immergé dans son activité se
confronte à un utilisable qui ne remplit plus la fonction qu’il supporte habituellement. Le système d’anticipation qui permet l’organisation proactive de l’activité voit ses attentes déçues.
C’est cette interprétation qui est derrière la critique adressée
à Descartes, Dilthey et Scheler. Si Heidegger afirme contre leur
analyse que « le ‘ré-‘ [Wider] de résistance et le ‘contre’ [Gegen]
sont portés dans leur possibilité ontologique par l’être-au-monde
découvert »398 , et rétorque à Dilthey que « le phénomène de la
résistance n’est pas le phénomène originaire, mais que la résistan393 – Heidegger (1927), § 69.a, pp. 415-416 [pp. 353-354].
394 – C’est le mot bei de l’expression bei-der-Welt-sein qui dénote ce rapport de
familiarité dans les passages consacrés à la critique de Dilthey ou de Descartes
ou dans l’analyse du toucher du § 12 d’Être et temps.
395 – « L’apprésentation (Gegenwärtigen) attendant et retenant constitue la
familiarité grâce à laquelle le Dasein comme être-en-compagnie ‘‘se retrouve’’
dans le monde ambiant public. » (Heidegger, 1927, § 69.a, p. 416 [p. 354]).
396 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 416 [p. 354]. « Ce qui oppose de la résistance [Widerständiges] se dévoile sur la base de la temporellité ekstatique de la
préoccupation » (Heidegger, 1927, § 69.a, p. 418 [p. 356]).
397 – Heidegger (1925), § 23.a, p. 273 [pp. 255-256].
398 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210].
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ce ne peut être entendue en ce qui la concerne que sur la base de la
signiicativité »399, c’est qu’il voit dans le phénomène de résistance
une perturbation du commerce causée par la mise en défaut du
système d’expectatives (le Gewärtigen) constitutif de la familiarité
du Dasein avec son monde. Le Dasein doit déjà être familier d’un
réseau d’utilisables, il doit déjà s’attendre à ce qu’ils remplissent
certaines fonctions et se comportent de telle manière dans l’activité, pour voir ses attentes déçues. La critique de Heidegger prend
ainsi une allure quasi-tautologique : il ne peut y avoir déception
des attentes (résistance) que si de telles attentes (découverte préalable du monde) existent.
Deux remarques doivent être faites à propos de cette analyse.
(1) Tout d’abord, alors que la critique adressée à Descartes et
Dilthey était focalisée sur la résistance physique des corps dans
le rapport haptique, Heidegger semble à présent considérer une
acception extrêmement large du concept de résistance, qui couvre
n’importe quelle perturbation de l’activité. Il explique par exemple,
à propos du conjointement par discernation, opération fondatrice
de la familiarité du Dasein avec un monde et se réalisant dans la
rétention qui attend : « Sur la base de ce dévoilement, la préoccupation peut buter sur ce qui est inopportun, ce qui dérange, ce qui
entrave, ce qui est dangereux, tout ce qui, d’une manière ou d’une
autre, oppose une résistance [Widerständige] »400. Autrement dit,
il renvoie maintenant la résistance (Widerstand) aux modalités déicientes du commerce préoccupé analysées au § 16 : à savoir la
surprenance (Auffälligkeit), l’importunance (Aufdringlichkeit) et la
récalcitrance (Aufsässigkeit), dont le § 69 doit fournir l’interprétation temporelle401.
(2) Cette analyse s’appuie ensuite sur l’idée que le phénomène
de résistance s’accompagne d’une mutation du régime ontologique
de l’étant, qui de l’utilisabilité (Zuhandenheit) bascule dans l’être-làdevant (Vorhandenheit). Les phénomènes de perturbation du commerce analysés au § 16 et au § 69 d’Être et temps correspondent en
effet à des circonstances où l’utilisable défaillant commence à être
399 – Heidegger (1925), § 24.e, p. 321 [p. 304].
400 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 418 [p. 356].
401 – Heidegger (1927), § 69.a, pp. 416-417 [pp. 354-355].
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rencontré sous le régime de l’objet402 . Dans la résistance (Widerstand), l’étant sort de l’état d’insurprenance (Unauffälligkeit) où il se
tient quand il remplit sans rechigner son ofice403 et passe sur le
devant de la scène : il accapare le faisceau de notre attention. De
pur moyen, utilisé dans l’insurprenance du commerce qui va bon
train, il devient objet (Gegenstand) qui refuse de fonctionner. La
rencontre d’une résistance correspond ainsi à une forme primaire
et préthéorique d’objectivation404 .
§ 49. Pourquoi la résistance ne peut être assimilée
à une perturbation du commerce préoccupé
L’analyse de la résistance que met en avant Heidegger est-elle
légitime ? La résistance que manifestent les corps que nous manipulons est-elle le symptôme d’une perturbation de notre activité ? Et que « la résistance ne [puisse] être entendue en ce qui la
concerne que sur la base de la signiicativité »405 implique-t-il de
subordonner son phénomène à la mise en défaut du système d’expectatives qui forme la toile de fond de notre commerce ordinaire
avec le monde ?
Force est de répondre par la négative. Il peut être instructif ici encore de tourner son regard du côté des sciences empiriques. De nombreuses études de psychologie ont montré que différents mécanismes d’anticipation pouvaient inluencer le poids
des objets manipulés, notamment lorsqu’une caractéristique
apparente conduit à des expectatives erronées. Ainsi, une illusion
bien connue, dite « illusion taille-poids », se produit systématiquement lorsque deux objets de différents volumes mais de même
masse sont soulevés : l’objet plus petit paraît comparativement
402 – Heidegger (1927), § 16, pp. 110-111 [p. 74].
403 – Heidegger (1927), § 16, pp. 111-112 [p. 75].
404 – Heidegger (1927), § 69.b, en particulier pp. 423-424 [p. 361]. Comme
l’a expliqué Hubert L. Dreyfus (1993), le phénomène de résistance que décrit
Heidegger marque ainsi le passage d’un rapport au monde où l’individu vaque
sans y penser à ses occupations « à une intentionnalité délibérée de type sujet/
objet », modalité que Husserl prenait à tort pour la structure intentionnelle
fondamentale.
405 – Heidegger (1925), § 24.e, p. 321 [p. 304].
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plus lourd406 . Le poids que manifeste une charge semble donc
pouvoir être modulé par la mise en défaut des expectatives qui
accompagnent l’activité, et on peut dans cette mesure afirmer
que notre familiarité avec le monde surdétermine l’expérience que
nous faisons du poids : de deux objets de même masse, l’objet
plus petit semble plus lourd, car il s’avère plus lourd que ce à quoi
l’on s’attend – c’est-à-dire ce à quoi le monde nous a habitué407.
Cependant, cela ne signiie en aucune façon que le phénomène de
poids – le fait qu’une charge manifeste une résistance quand on
la soulève – consiste dans une pareille déception des attentes, ou
même que cette dernière en soit la condition, autrement dit qu’il
n’y ait expérience de la pesanteur que si le comportement de l’objet manipulé met en défaut nos anticipations. Une analyse même
rudimentaire de notre expérience exhorte plutôt à penser que la
perception du poids, ou de n’importe quelle forme de résistance,
a lieu sans que les attentes qui sous-tendent l’activité manipulatoire soient déçues et le commerce préoccupé d’une quelconque
manière perturbé dans son fonctionnement.
On pourra aisément s’en convaincre en considérant les métiers
engageant des travaux de force : docker, déménageur, etc. Soutiendra-t-on qu’immergé dans son activité ordinaire, le travailleur
de force ne rencontre pas « réellement » de résistance, qu’il init
par ne plus percevoir le poids des charges qu’il soulève, et en tout
cas par ne plus percevoir cette pesanteur comme une forme de
contrariété dynamique ? Ou afirmera-t-on a contrario qu’il n’est
406 – Voir par exemple Ross (1969) ; Ellis & Lederman (1999) ; Flanagan &
Beltzner (2000). Dans le même registre, Ellis & Lederman (1998) ont observé
que des « connaissances sémantiques spécialisées » pouvaient influencer le
poids perçu. Les auteurs ont demandé à des golfeurs et des non-golfeurs de
comparer le poids de balles de golf authentiques et de balles d’entraînement,
normalement plus légères, mais modifiées à leur insu de manière à présenter
un poids équivalent aux premières. Les golfeurs, qui s’attendaient à ce que
les balles d’entraînement soient plus légères, rapportèrent systématiquement
qu’elles étaient plus lourdes. À l’inverse, les non-golfeurs estimèrent que les
deux types de balle possédaient le même poids.
407 – Une interprétation de l’illusion taille-poids qui a souvent été avancée
par les psychologues consiste à considérer qu’elle résulte d’un décalage entre
le retour sensoriel reçu lorsque l’objet est levé et celui qui était anticipé sur la
base d’indices haptiques ou visuels. Cf. Ross (1969), Granit (1972), Davis &
Roberts (1976), Flanagan & Beltzner (2000).
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jamais vraiment immergé dans son activité quotidienne, que son
commerce a continuellement lieu en régime perturbé ou entravé ?
Il est clair qu’aucune de ces deux alternatives ne rend justice aux
faits. Ces situations nous indiquent bien plutôt que la résistance
peut être rencontrée sans que le régime du commerce préoccupé
n’entre en perturbation ou que soit en rien enrayé son déroulement. La résistance que manifestent les corps dans l’activité ordinaire est une résistance insurprenante, et à l’instar de tout autre
comportement de l’utilisable, fait elle-même l’objet d’attentes : elle
participe du système d’expectatives qui supporte la familiarité du
Dasein avec son monde. De sorte que nous nous trouvons surpris
et notre cours d’activité brusquement suspendu, non lorsque nous
rencontrons de la résistance, mais lorsqu’un objet ne résiste pas
comme il devrait, à la manière des rochers de carton-pâte utilisés
pour les décors de théâtre, ou que la résistance que nous anticipons ne vient pas, comme lorsqu’arrivé en haut d’un escalier notre
pied trouve un vide à la place de la marche qu’il attendait.
L’expérience de la résistance ne relève donc pas d’une déicience du commerce et d’une rupture de la familiarité, et elle ne saurait
être interprétée comme un mode de la surprenance, au sens où
surprend l’utilisable qui ne fonctionne plus ou qui est manquant.
Le résistant (Widerständlich) est bien une forme d’ob-jection et une
façon pour l’étant d’entrer en présence, mais en aucune façon il
ne correspond à la présence-là-devant de l’objet inspecté (Vorhanden), l’ordre du Gegenständlich. Et ce n’est pas parce qu’une force de
résistance comme le poids sort de l’état d’insurprenance où elle
se tient d’autres fois, que le commerce préoccupé rencontre une
« résistance » (au sens des phénomènes de perturbation analysés
au § 16 et au § 69 d’Être et temps) et se trouve suspendu. Il y a un
commerce où la résistance est rencontrée et prise en charge et où,
quoi qu’on veuille en dire, le commerce bat son plein.
En déinitive, et au risque de paraître quelque peu sévère à son
égard, Heidegger semble donc déroger à l’exigence sous laquelle
il s’était à l’origine promis de placer son analyse. Au lieu de voir le
phénomène de résistance comme l’expression d’un rapport d’être, il
le renvoie à une affaire de connaissance. La familiarité du Dasein avec
son monde ambiant, pour être différente de la connaissance théorique objectivante, constitue en effet une forme de connaissance
à part entière, voire même privilégiée puisque fondatrice vis-à-vis
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des autres modalités du connaître. Si la résistance est l’expression
d’une mise en défaut de l’infrastructure d’expectatives qui supporte la rencontre de l’étant, cela signiie qu’il y a résistance dès
lors que l’étant manifeste un comportement s’écartant de ce qui
était attendu. On peut donc bien dire que pour Heidegger, le réel
résiste dans l’exacte mesure où le Dasein en détient une connaissance inadéquate, ne coïncide pas avec ce que ce dernier attendait
de lui, pour l’avoir quotidiennement fréquenté.
Remarquons au passage que, dans son principe général, cette
conception du phénomène de résistance n’est pas propre à Heidegger, puisque l’analyse qu’en propose Dilthey consiste également à subordonner l’expérience de la résistance à la déception
d’un système d’attentes. Pour Dilthey, la résistance procède d’une
mise en défaut de ce que les psychologues de l’époque408 appellent
l’image ou la représentation motrice, soit la représentation, qui
précède et accompagne l’impulsion motrice, du mouvement que
cette impulsion a pour fonction de réaliser. L’expérience d’une
intention entravée à laquelle Dilthey identiie le phénomène de
résistance repose pour l’essentiel sur une différence entre (a)
l’image motrice, soit la représentation anticipative du mouvement
qu’est censé générer la commande adressée aux muscles, et (b)
les sensations périphériques issues de la réalisation effective de
la commande, notamment l’agrégat de sensations de pression
provoqué par le blocage du corps contre l’objet résistant409. « Les
expressions : obstacle, résistance, entrave […], explique Dilthey,
impliquent d’abord que les impressions liées à l’impulsion et à l’exécution
normale du mouvement cessent, alors qu’on avait pourtant l’intention de
continuer le mouvement ; elles impliquent ensuite que le mouvement projeté est remplacé par un agrégat de sensations de pression qui
n’était pas attendu. Quand toutes ces conditions sont remplies et
que, partant de l’impulsion, toutes ces relations entre sensations et
408 – En particulier Alfred Goldscheider. Cf. Dilthey (1890), p. 105.
409 – Cette conception rejoint certains modèles computationnels du contrôle
moteur, notamment le modèle proposé par Helmholtz (1867), repris plus tard
par Anokhin (1974) et Bernstein (1967), qui postule l’existence d’un mécanisme de comparaison entre le retour sensoriel associé au mouvement et des
prédictions fondées sur la commande motrice, qui calcule une erreur entre le
mouvement réalisé et le mouvement prédit et induit sur cette base des corrections. Pour un résumé, voir Jeannerod (2006).
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agrégats de sensations se déroulent sous forme de processus mentaux, il se forme alors, dans ce système d’instincts qu’est l’homme,
avec ses tendances qui rayonnent dans toutes les directions et les
sentiments qui s’y mêlent indissolublement, un nouvel état de volonté,
une nouvelle expérience : l’expérience de l’intention entravée. »410
Cette fois encore, pareille description s’appuie sur une base
phénoménologique erronée. Tiendra-t-on avec Dilthey que celui
qui palpe un mur pour en apprécier la solidité « avait pourtant l’intention de continuer le mouvement »411 ? La perception que le mur
résiste requiert-elle « que le mouvement projeté [soit] remplacé par
un agrégat de sensations de pression qui n’était pas attendu »412 ? Cette
manière de penser le phénomène de résistance se méprend à l’évidence sur son objet. La résistance que manifestent les corps dans
le commerce quotidien est, à l’instar de n’importe quel comportement des utilisables dont nous faisons usage, posée de manière
anticipative et prise en compte dans la planiication du mouvement. Loin de s’établir sur une déception des attentes motrices,
elle a bien plutôt pour condition de possibilité l’anticipation de
cette « déception » elle-même, l’anticipation que le membre mû
va être bloqué , de sorte que lorsque se présente une résistance à
laquelle on ne s’attend pas, par exemple lorsqu’on heurte brusquement quelque chose dont on n’avait pas remarqué la présence, ce
n’est justement pas sous le régime phénoménologique de la résistance que s’annonce l’événement, mais sous celui du choc et de la
désorientation.
La thèse que la résistance est la manifestation d’un décalage
entre des données sensorimotrices anticipées et occurrentes semble par ailleurs dificilement conciliable avec la possible émancipation du phénomène de résistance vis-à-vis de l’exercice de la
motricité active (voir supra, § 42a). Dans l’expérience passive de la
résistance, les sensations de déformation cutanée et de pression
ne peuvent être appréhendées comme ne coïncidant pas avec un
complexe de sensations attendu : celui qui accompagne normalement le mouvement libre, non entravé, car absolument rien ne
justiie dans ce cas pareille attente. N’exerçant aucune activité, le
410 – Dilthey (1890), pp. 107-108.
411 – Dilthey (1890), p. 108.
412 – Dilthey (1890), p. 108.
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sujet n’a aucune raison d’anticiper l’occurrence de quelque chose
qui n’advient que lorsqu’il se meut.
En subordonnant la résistance à la mise en défaut d’une
structure d’attentes, Heidegger comme Dilthey semblent au fond
confondre (a) ce qui est « attendu » au sens de ce qui désiré : un
état de choses que notre activité aspire à réaliser, et (b) ce qui est
« attendu » au sens de ce qui est anticipé, que cela aille ou non
dans le sens de nos projets. Il est certain que la résistance que
nous rencontrons lorsque nous manipulons des corps ou peinons
à mouvoir notre propre masse corporelle, consiste dans une forme de contrariété dynamique. Mais quelque chose peut contrarier
la réalisation de nos projets, se présenter comme adversité, sans
pour autant mettre en défaut nos attentes. La résistance que je rencontre lorsque je soulève un objet pesant qu’il me faut transporter
ne sert pas mes projets ; bien plutôt, elle en contrarie la réalisation.
Néanmoins, je m’attends à la rencontrer, car je suis habitué à ce
que les objets pèsent : je sais qu’il me faut vaincre cette adversité dynamique pour transporter l’objet. En bref, je peux très bien
m’attendre à un comportement, sans que ce comportement soit
ce que j’attende, au sens où l’on dit que l’on « attend » de quelque
chose ou de quelqu’un qu’il remplisse certains ofices.
§ 50. Les enseignements de la psychologie :
l’explication centraliste de la dynamesthésie
L’examen précédent de la phénoménologie heideggerienne n’a
pas encore permis d’accéder à une analyse satisfaisante du phénomène de résistance. Notamment, il ne nous a pas encore montré
en quoi la résistance que les corps manifestent dans le commerce
manipulatoire participe d’une compréhension anticipative du possible. Cet examen n’a cependant pas été vain : il nous a permis de
préciser les prérequis que doit remplir pareille analyse. D’un côté,
(i) il nous faut penser un phénomène de résistance qui s’inscrive
dans les modes de rationalisation du commerce préoccupé, mais
qui, correspondant à une forme de récalcitrance de l’étant, ne se
réduise pas au régime phénoménologique de l’appropriété et de
l’inappropriété pour…, par laquelle Heidegger propose de caractériser les déterminités propres à l’utilisable. Mais de l’autre, (ii) il
nous faut parvenir à une entente du phénomène de résistance ne
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le rabattant pas sur une perturbation du commerce préoccupé et
une rupture de l’horizon ontologique de l’utilisabilité.
Ici encore, la psychologie peut à mon sens apporter des éléments de réponse déterminants. Différents travaux consacrés aux
mécanismes de la perception du poids et de l’effort suggèrent en
effet que le poids que nous percevons lorsque nous manipulons
des corps est relatif à notre capacité de production de force, de
sorte qu’en percevant le poids, ce sont en vérité les possibilités
dynamiques à notre disposition, étant donné notre condition corporelle, dont nous prenons connaissance. Examinons ces travaux
avant de poursuivre notre travail d’analyse phénoménologique : en
éclairant la connexion du phénomène de résistance et du rapport
présomptif au possible, ils nous indiqueront comment ce phénomène participe de la compréhension pratique qui caractérise notre
commerce ordinaire avec l’étant.
50a. La surévaluation du poids et de la force
dans la faiblesse musculaire
C’est dans le cadre de la querelle déjà ancienne du périphéralisme et du centralisme que la question des mécanismes de la perception du poids a traditionnellement été posée en psychologie,
et qu’elle continue souvent de l’être aujourd’hui413. Et c’est donc
d’abord sous la forme d’une interrogation sur les signaux neurophysiologiques faisant ofice de substrat pour les percepts que le
problème de la perception du poids y a été envisagé.
Sans entrer dans le détail de la querelle, et des arguments
ayant été avancés par les deux partis, il importe de noter, pour le
problème qui nous intéresse ici, que la plupart des psychologues
considèrent que les faits aujourd’hui disponibles convergent vers
l’hypothèse centraliste pour les jugements perceptifs d’amplitude de
force ou de poids. Certains phénomènes suggèrent en effet que le
413 – Ladite querelle remonte au dix-neuvième siècle. L’hypothèse périphéraliste, défendue par C. Bell, W. James et C.S. Sherrington, prétend que la
force qui est perçue lors d’une contraction musculaire volontaire se fonde
sur le retour d’information sensorielle adressé au système nerveux central par
les récepteurs périphériques. L’hypothèse centraliste, à laquelle on rattache
généralement les noms d’A. Bain, W. Wundt et H. von Helmholtz, défend à
l’inverse l’idée d’une origine purement centrale, prétendant que la force perçue
procède et est proportionnée aux signaux adressés par le cortex moteur aux
muscles. Voir Jeannerod (2006).
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degré de force perçu lors de contractions musculaires volontaires
procède principalement, non des signaux en provenance des muscles et structures périphériques mobilisés, mais de la commande
nerveuse efférente qui leur est adressée par le système nerveux
central. De même, le poids apparent des objets que nous manipulons reléterait surtout le degré d’activité efférente dans les aires
motrices et prémotrices, et serait proportionné à la commande
descendante déclenchant la contraction des muscles dans la manipulation.
Notons bien que cette hypothèse afirme que l’information
d’amplitude portée par les signaux centrifuges prévaut sur celle
portée par les signaux périphériques dans les mécanismes responsables de la perception de la force, mais en aucune façon elle ne
prétend que l’information afférente n’y remplit aucun rôle. Dans
des conditions normales, les informations d’origine périphérique414 et d’origine centrale contribuent toutes deux à la perception
dynamesthésique415.
L’argument le plus important à l’appui de la thèse centraliste
est que le poids des objets ou la magnitude des forces développées lors de contractions actives sont perçus comme augmentant
dans des conditions où l’activité nerveuse efférente s’accroit alors
que la force musculaire exercée (le degré de contraction des ibres
musculaires ou le travail mécanique produit) reste constante. Ce
phénomène a pu être le plus clairement montré dans des tâches
d’appariement controlatéral. Cette méthode consiste à demander
à l’individu (1) de générer un niveau de force donné en contractant les muscles d’un membre (le membre de référence) soit à vide
soit en soulevant une masse, et (2) de reproduire la magnitude de
la force ou du poids alors perçus, en contractant les muscles de
l’autre membre ou en sélectionnant une masse dont le poids est
estimé équivalent à la masse de référence soulevée avec l’autre
bras.
414 – Il s’agit dans ce cas de l’information transmise par les récepteurs afférents logés dans les muscles, les tendons, les articulations et la peau (McCloskey et al., 1974 ; Roland & Ladegaard-Pedersen, 1977 ; Gandevia & Burke,
1992 ; Jami, 1992; Gandevia, 1996).
415 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ; Brodie & Ross (1984) ; Jones (1986) ;
Gandevia (1996).
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Plusieurs études utilisant cette méthode ont montré que l’affaiblissement des muscles entrainait la surestimation de la force
contractile développée et du poids des charges manipulées. Ce
phénomène a été observé que la faiblesse soit causée par l’infusion
locale d’agents paralysants416 ou par fatigue musculaire417. D’autres
études sont parvenues à des observations analogues sans provoquer l’affaiblissement du muscle. Si l’on diminue la capacité de
génération de force d’un muscle en modiiant l’angle de l’articulation associée, le sujet rapporte une augmentation d’intensité des
contractions statiques qu’il produit418 . Il a également été observé
que des masses semblent plus lourdes à des patients hémiparétiques lorsqu’elles sont soulevées par le coté affaibli419, et que des
sujets sains perçoivent les masses qu’ils soulèvent avec leur main
non-dominante comme plus lourdes que lorsqu’ils font usage de
leur main dominante, comparativement plus forte420.
L’hypothèse généralement avancée pour rendre compte de ces
observations est la suivante. On sait que plus un muscle est affaibli,
et plus le développement d’un degré de tension musculaire donné
va nécessiter une activation importante des ibres, donc une commande nerveuse descendante de forte intensité. L’exposition des
muscles à des exercices fatigants entraîne leur ralentissement et
accroît le niveau d’activation exigé pour leur contraction421. Que la
force développée soit perçue comme plus importante lorsque les
muscles sont affaiblis pourrait par conséquent signiier que la perception de l’amplitude de la force se fonde moins sur les signaux
périphériques renseignant sur la tension effective des muscles,
que sur les signaux efférents qui commandent leur contraction,
dont la magnitude est seule à augmenter dans ce cas. Un même
raisonnement s’applique pour la perception du poids : l’expérience
416 – Gandevia & McCloskey (1977a,b) ; Roland & Ladegaard-Pedersen
(1977).
417 – McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey (1978) ; Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Proske et al. (2004).
418 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979).
419 – Head & Holmes (1911) ; Gandevia & McCloskey (1977b) ; Bertrand et
al. (2004) ; Simon et al. (2009).
420 – Lafargue & Sirigu (2002).
421 – Bigland-Ritchie et al. (1983) ; Hakkinen & Komi (1986) ; Fuglevand et
al. (1999) ; Carson et al. (2002) ; Weerakkody et al. (2003).
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d’une lourdeur accrue ferait corrélat à une commande volontaire
descendante plus importante générée pour pallier la chute de force dont l’appareil musculaire est l’objet.
Des mesures d’activation musculaire effectuées à l’aide d’électromyogrammes (EMG) de surface appuient cette hypothèse.
Différentes études ont montré que dans des tâches d’appariement
où le bras de référence est exposé à des contractions fatigantes, la
force appliquée par l’autre bras augmente de façon linéaire avec
l’amplitude du signal EMG mesuré sur le muscle fatigué422 . Le
signal EMG étant globalement proportionnel à la commande
efférente423 , cette observation indique que les estimations de force
ou de poids sont alignées sur la magnitude de cette dernière.
Remarquons que l’hypothèse centraliste est également appuyée
par d’autres observations, en particulier les manifestations du syndrome du déilé thoracique (ou thoraco-brachial), répandu chez
les nageurs de compétition424. La plupart des individus présentant
cette affection, généralement causée par un phénomène de compression des nerfs situés à la base du cou, rapportent éprouver
une sensation de lourdeur dans le bras, qui se voit majorée lors
de son élévation. Certains déclarent ainsi avoir l’impression de
soulever une lourde masse chaque fois qu’ils déplacent leur membre. La compression des nerfs impliquant qu’un débit efférent plus
important est nécessaire pour obtenir la contraction des muscles,
cette observation appuie l’idée que le degré de pesanteur éprouvé
lors du déplacement du corps est en large partie déterminé par la
commande nerveuse descendante.
En résumé, si la force musculaire développée ou le poids des
objets semblent plus importants lorsque les muscles sont fatigués,
c’est qu’une activité nerveuse plus intense est nécessaire pour activer l’appareil musculaire. Les muscles répondent moins spontanément aux signaux descendants, leur contraction exige une activité
422 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ; Matthews (1982) ; Jones & Hunter
(1983b) ; Carson et al. (2002).
423 – Que l’EMG soit un indicateur fiable de la magnitude de la commande
descendante a toutefois été contesté. Voir par exemple Farina et al. (2004) ;
Mottram et al. (2005).
424 – Ochsner & Kuntzer (2004).
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efférente accrue, et c’est pourquoi les forces produites semblent
plus importantes et les charges plus lourdes.425
50b. Comment l’effort permet de référer le poids
aux forces disponibles
Pour la plupart des psychologues défendant l’hypothèse centraliste, les observations précédentes témoignent également du
côte central que remplit le sens de l’effort dans la perception dynamesthésique. Ce que cherchent à reproduire les sujets dont les
muscles sont affaiblis dans les tâches d’appariement documentées,
ce n’est pas le degré plus ou moins élevé de tension perçue dans
le muscle ou le travail mécanique produit. Mais c’est l’intensité de
l’effort qu’il leur faut fournir pour générer cette force426 . La nécessité d’exercer un effort plus important pour pallier une faiblesse
locale des muscles expliquerait que les forces développées ou le
poids des charges soient surévalués.
À l’appui de cette idée, Roland & Ladegaard-Pedersen (1977)
ont montré que des sujets dont le bras était partiellement curarisé, et la main anesthésiée, étaient toujours capables d’évaluer de
façon relativement précise des forces isométriques exercées sur
un transducteur. En revanche, s’ils étaient explicitement exhortés
425 – L’hypothèse centraliste est appuyée par de nombreuses autres observations dont il serait trop long de dresser l’inventaire. Ainsi, c’est manifestement
sur la base de l’information centrifuge que sont réalisées et mémorisées les
adaptations motrices lors de confrontations à des environnements dynamiques modifiés, par exemple des champs de force. Dans une tâche d’atteinte manuelle de cible, Takahashi et al. (2005) ont observé que si des sujets
apprennent à adapter leur mouvement à un champ de force lorsque leurs
muscles sont fatigués, ils surestiment systématiquement la force nécessaire
pour contrer l’action du champ une fois que leurs muscles ont récupéré. Ce
phénomène indique que ce qui est mémorisé lors de la phase d’adaptation
motrice, c’est le degré d’activation musculaire requis pour vaincre le champ de
force, et non le niveau de force ou de contraction musculaire en tant que tel.
L’information centrifuge semble également être privilégiée sur l’information
centripète dans des tâches où l’individu doit estimer et reproduire des forces
appliquées sur sa main (Toffin et al., 2003), apparier des forces de torsion
développées avec les muscles fléchisseurs du coude (Weerakkody et al., 2003),
ou estimer l’angle formé au niveau du coude par son bras et son avant-bras
(Weerakkody et al., 2003 ; Walsh et al., 2004 ; Winter & al., 2005).
426 – McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey (1977a, 1978) ; Gandevia (1982) ; Aniss et al. (1988) ; Rode et al. (1996) ; Carson et al. (2002) ;
Bertrand et al. (2004).
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à reproduire l’effort devant être exercé du côté affaibli pour développer la force de référence visée, la force produite était systématiquement surestimée.
Cette hypothèse sur l’effort n’est en vérité qu’une certaine
traduction « en première personne » de l’hypothèse centraliste
standard décrite dans la section précédente. Il est en effet généralement admis par les psychologues que le sentiment d’effort
que nous éprouvons lorsque nous mettons en branle notre appareil musculaire a pour principal substrat neurologique l’activité
nerveuse efférente dirigée vers les muscles427. Un effort de plus
forte magnitude est la contrepartie subjective d’une commande
volontaire descendante d’intensité accrue. Ce qui n’interdit pas
l’intervention de mécanismes de calibrage modiiant la relation
psychophysique entre l’activité efférente et l’effort perçu428 . Ainsi
parle-t-on de « fatigue centrale » pour qualiier la situation où la
capacité à activer le muscle lors de contractions volontaires est
diminuée, de sorte qu’un degré d’activité efférente donné s’accompagne du sentiment d’exercer un effort plus important429.
L’étude de McCloskey et al. (1974) est la première à apporter
de véritables éléments de preuve justiiant la distinction entre un
sens de la tension fondé sur l’information périphérique générée
par l’actionnement du muscle430 et un sens de l’effort fondé sur
l’information nerveuse d’origine centrale. Les auteurs ont observé
que des sujets à qui l’on demandait de maintenir alternativement
constants (a) le niveau d’effort exercé ou (b) le degré de tension
musculaire, étaient capables, lorsqu’on induisait une vibration du
biceps ou du triceps ayant pour effets respectifs d’accroître ou de
diminuer la tension musculaire, de se focaliser sur l’une ou l’autre
427 – Helmholtz (1867) ; McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey
(1977a, 1978) ; Gandevia (1982) ; Aniss et al. (1988). Une des hypothèses
avancées pour rendre compte de cette possibilité est qu’une décharge corollaire (Sperry, 1950) ou copie d’efférence (Von Holst & Mittelstaedt, 1950 ;
Von Holst, 1954) est adressée par le cortex moteur aux centres sensoriels lors
de la génération du mouvement. La commande motrice volontaire ne serait
donc pas immédiatement perceptible mais nécessiterait, pour entrer dans le
champ d’expérience, la médiation d’autres signaux.
428 – Carson et al. (2002).
429 – Gandevia (2001).
430 – Roland & Ladegaard-Pedersen (1977) ; Roland (1978).
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perception, pour (a’) maintenir un effort constant malgré les
variations de tension induites par les vibrations, ou (b’) conserver
un même niveau de tension en modulant leur effort de manière à
contrer l’effet des vibrations431. Ces observations démontrent que
l’individu est capable de distinguer l’effort requis pour générer un
niveau de tension musculaire donné et cette tension elle-même.
Or – et c’est le principal point d’intérêt pour notre enquête –,
tout un ensemble d’observations porte à penser que l’effort exercé
par l’individu pour développer un niveau de force donné est directement proportionné aux ressources musculaires dont il dispose, de sorte
que l’usage du sens de l’effort pour apprécier le poids des charges
manipulées permet d’échelonner celles-ci sur le gradient de possibilités motrices que l’appareil musculaire est disposé à supporter.
Plusieurs études ont en effet observé que la surestimation
de la force ou du poids qui accompagne l’affaiblissement musculaire était relative au taux de diminution de la force maximale
volontaire, si bien que les estimations paraissent sous-tendre une
évaluation des capacités musculaires disponibles432 . Ainsi, le taux
d’augmentation de la force perçue qui fait suite à l’exposition du
muscle à des contractions fatigantes s’avère généralement correspondre au taux de diminution de la capacité de génération volon431 – Dans une autre tâche décrite par McCloskey et al. (1974), les sujets
avaient pour consigne d’apparier des forces isométriques de manière à « faire
pareil avec les deux bras ». Les résultats indiquent que les sujets produisent
dans ce cas des tensions plus faibles lorsque le biceps du bras de référence
reçoit la vibration, et des tensions plus importantes lorsqu’il s’agit du triceps
(la vibration du muscle agoniste le contractant, un effort moindre est requis
pour atteindre un niveau de tension donné). Ils semblent donc clairement évaluer les forces produites en accordant plus d’importance à l’effort de contraction qu’à la tension effective du muscle. Pour les auteurs, cette observation
permet d’exclure l’hypothèse périphéraliste alternative, selon laquelle la force
serait dans cette situation estimée sur la base de différences dans les signaux
afférents transmis par les fuseaux neuromusculaires, rendus plus actifs par une
activité efférente accrue. Elle indique clairement que les sujets se fondent sur
leur effort de contraction pour estimer la magnitude des forces produites, et
que l’effort est perçu séparément de la décharge des fuseaux neuromusculaires.
432 – Cafarelli (1988) ; Carson et al. (2002) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et
al. (2009).
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taire de force433. Une relation analogue a été observée dans des
études menées avec des sujets hémiparétiques dont la sensibilité
somatosensorielle est préservée434. La réhabilitation motrice s’accompagne d’une diminution progressive de l’effort perçu, dont la
magnitude pour développer un niveau de force donné est inversement proportionnelle à la force maximale que le membre parétique est en mesure de produire par contraction volontaire435. De la
même manière, des sujets hémiparétiques devant produire simultanément avec leurs deux mains des forces identiques génèrent
des forces plus faibles du côté parétique que du côté préservé, et
l’asymétrie dans les forces exercées est directement proportionnelle à la faiblesse relative de leur côté parétique 436 .
Plus intéressant encore, dans l’étude déjà citée de Roland &
Ladegaard-Pedersen (1977), les sujets ne surestiment les forces
produites en proportion inverse au degré de faiblesse de leurs
muscles, que lorsqu’on les exhorte explicitement à reproduire l’effort nécessaire au développement de la force de référence. Gandevia & McCloskey (1977a) et Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979)
ont présenté des observations similaires. L’alignement de la force
perçue sur la capacité de production du muscle ne vaudrait ainsi
que dans la mesure où elle est estimée sur le fondement de l’effort,
le sens de la tension tendant pour sa part à fournir une estimation
« absolue » des forces développées437.
Si l’effort perçu est proportionné à la commande nerveuse
descendante, l’alignement des estimations de force et de poids
sur les capacités de production de force volontaire s’explique aisément. L’affaiblissement musculaire se traduit non seulement par
la diminution de la force maximale que le muscle est en état de
générer, mais également, nous l’avons expliqué plus haut, par un
433 – Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Carson
et al. (2002).
434 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Rode et al. (1996) ; Bertrand et al.
(2004) ; Simon et al. (2009).
435 – Rode et al. (1996).
436 – Bertrand et al. (2004).
437 – Au sens où le degré de tension perçu pour un niveau de tension musculaire objectivement défini ne varie pas avec les changements affectant les
capacités de production de force de l’individu.
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ralentissement des muscles et une altération de la relation activation-force qui préside à leur contraction. L’effort perçu étant proportionné à la commande, le développement d’un niveau de force
donné exigera un effort d’autant plus important que les muscles
sont affaiblis. Évaluer l’amplitude de la force développée (à vide
ou pour soulever une charge) sur le fondement de l’effort devant
être exercé pour sa production conduira donc nécessairement à
la surestimer, dans la proportion où la capacité musculaire est
diminuée438 .
La psychophysique du système dynamesthésique explique
ainsi que les estimations de poids et de force paraissent, dans les
études mentionnées, avoir été effectuées en tenant compte de la
force maximale volontaire. L’alignement naturel de l’effort sur la
capacité de production de force variable de l’appareil neuromusculaire conduit à quantiier les forces qui sont développées en les
référant aux ressources musculaires disponibles. L’effort permet
de situer le niveau d’investissement moteur occurrent sur le référentiel du possible.
§ 51. Le sens de l’effort, la résistance et l’expérience
du possible
Les observations précédentes apportent plusieurs éléments de
compréhension essentiels sur les phénomènes de poids et de force, et la mécanique intentionnelle qui préside à leur constitution
dans la dynamesthésie.
51a. La référence intrinsèque du poids aux capacités
de production de force
Si le poids des charges que nous manipulons est spontanément
évalué sur le fondement de l’effort appliqué pour les mouvoir, il
ne peut être caractérisé comme une force ou un quelconque paramètre objectif susceptible de faire l’objet d’une évaluation absolue.
L’effort requis pour développer un travail mécanique donné étant
aligné sur la capacité de production de force variable de notre
corps, estimer le poids d’une charge sur la base de l’effort exercé
pour la soulever signiie eo ipso le référer à nos propres ressources.
438 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ;
Matthews (1982) ; Burgess & Jones (1997) ; Bertrand et al. (2004).
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L’effort permet de quantiier les contre-forces que nous affrontons
sur le référentiel des forces que notre corps est en mesure de produire. Apprécier le poids des corps ne signiie donc pas fournir
la mesure chiffrée d’une propriété physique, mais envisager leur
comportement depuis les possibilités concrètes dont nous disposons pour conduire la manipulation. Des appréciations comme
« lourd » ou « léger » portent non sur l’objet, mais sur le système
que forment l’individu et l’objet dans la performance manipulatoire, et elles sont en tant que telles indissociables de son emprise
motrice sur l’environnement, le champ de possibilités dont il dispose étant donné sa condition.
Ainsi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la psychologie, quand
elle adopte une conception rigoureusement objectiviste du phénomène de pesanteur (le poids perçu est la représentation subjective
d’un poids physique pourvu d’une valeur absolue), soit amenée à se
demander s’il existe des circonstances où le poids perçu est autre
chose qu’une illusion439. Il est foncièrement erroné d’interpréter le
phénomène de surévaluation observé dans les tâches d’appariement décrites précédemment comme la conséquence d’une perte
de iabilité du système dynamesthésique lors des perturbations de
la machinerie neuromusculaire – en bref, comme un signe que la
fatigue altère le jugement. Si c’est toujours relativement à ses propres capacités que l’individu quantiie les forces qu’il produit ou
celles avec lesquelles il interagit, il n’y a que sur cette échelle que
l’on peut parler d’exactitude ou d’égalité. Quand elles sont référées
à la capacité de production de force du sujet, c’est-à-dire exprimées
comme pourcentage de la force maximale volontaire, les valeurs
de force ou de poids estimées sont ainsi des plus exactes440.
Les forces dont nous disposons remplissent dans l’expérience dynamesthésique une fonction analogue à celle de la lumière
ambiante dans l’expérience visuelle. Loin de parasiter l’accès à
l’objet en le contaminant d’impuretés subjectives, elles servent de
médium à sa manifestation. Husserl a très bien décrit ce mécanis439 – Nous pensons à l’article d’Helen Ross (1969), When is weight not an illusion?
440 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Roland & Ladegaard-Pedersen
(1977) ; Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Rode et
al. (1996) ; Carson et al. (2002) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et al. (2009).
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me : la constitution des propriétés réales, et partant la constitution
de l’objet comme substrat inchangé de ces propriétés, n’est possible
qu’à travers la co-perception de l’état du milieu qui concourt à leur
manifestation (voir supra, § 23). L’appréhension d’un quelque chose
persistant repose sur un mécanisme intentionnel consistant (i) à
poser telle ou telle détermination invariante de la chose (par exemple sa couleur), et (ii) à mettre au compte des circonstances ou du
milieu (la lumière ambiante) l’apparence particulière sous laquelle cette
détermination se présente à un moment t, en tout cas l’écart entre
cette apparence et une apparence typique ou optimale (la couleur
que présente l’objet sous la lumière du jour). L’objet se maintient
inaltéré malgré les changements affectant les contenus où il s’expose, car ces changements sont imputés aux altérations du milieu.
Une conséquence notable est que le poids, compris en tant que
propriété objective invariante de la chose (propriété réale, dans les
termes de Husserl), ne peut être assimilé au produit d’une opération d’abstraction coupant la chose perçue de toute référence
aux dispositions du sujet percevant. L’appréhension du poids en
tant que propriété objective réfère plutôt à sa perception dans
des conditions ayant une valeur normative441. Le poids « réel » est
celui que nous percevons lorsque nous sommes reposés, en pleine
possession de nos moyens. Corrélativement, toute altération de
cet état implique une perte d’objectivité de notre perception. Plus
nous nous écartons de notre condition normale, moins nous sommes en mesure de « faire la part des choses », plus nous mettons
de nous dans ce que nous percevons. Le poids « réel » n’est pas
le corrélat d’une perception idéalement adisposée, qui prétendrait
se faire sans point de vue, et qui, pour reprendre les termes de
Merleau-Ponty, saisirait la chose de partout car de nulle part442 . Il
441 – « Certaines conditions ressortent par là comme étant les conditions ‘normales’ : la
vision à la lumière du soleil et par un ciel clair, sans aucune influence d’autres
corps déterminant la couleur qui apparaît. L’‘optimum’ ainsi atteint est considéré comme la couleur elle-même, en opposition par exemple à celle que l’on voit
au soleil couchant dont le rayonnement éclipse toutes les couleurs propres aux
choses. » (Husserl, 1952, § 18.b, pp. 95-96 [p. 59]) Voir également MerleauPonty (1945), pp. 348-349.
442 – « Notre formule de tout à l’heure doit donc être modifiée ; la maison
elle-même n’est pas la maison vue de nulle part, mais la maison vue de toutes
parts. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 83).
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fait vis-à-vis à une perspective sur l’objet qui normalise son point
de vue, pour le soustraire à une variabilité qui lui est pourtant
inhérente.
On retrouve en vérité dans le phénomène de pesanteur une
légalité phénoménologique similaire à celle à l’œuvre dans l’expérience visuelle de la distance. De même que la distance visuelle
qu’afichent les objets exprime leur accessibilité et est relative à
nos capacités de déplacement ou d’accès (voir supra, § 38), le poids
que les corps manifestent dans la manipulation exprime les possibilités dont nous disposons pour les mouvoir et est proportionné
à nos capacités de production de force. Et tout comme l’éloignement des objets coïncide avec leur inaccessibilité (se tenir dans le
là-bas signiie précisément se soustraire à notre emprise pratique),
l’importance du poids que les charges manifestent coïncide avec
l’épreuve d’une perte d’amplitude de notre pouvoir d’action. Plus
le poids est important et plus nos gestes sont gourds et crispés,
moins nous disposons de cette agilité qui confère au commerce
manipulatoire sa luidité, sa précision et sa sûreté.
La pesanteur que les charges manifestent dans la manipulation expose ainsi, comme en contrejour, l’amplitude des forces
dont nous disposons. Leur degré de récalcitrance nous indique
quelle proportion de nos ressources se trouve convoquée dans
l’opération, c’est-à-dire à quel point il nous faut nous épuiser pour
soumettre leur inertie.
On doit comprendre que ce détour par les choses est la seule
manière de prendre connaissance de la latitude réelle de notre pouvoir. C’est un fait bien connu que les individus frappés de parésie
jugent de l’état de recouvrement de leurs forces en se fondant sur
la résistance des objets qu’ils manipulent. Samuel Johnson, frappé
de parésie suite à une attaque, explique ainsi avoir pris conscience
de son rétablissement quand les pots de son jardin, anormalement
lourds dans la période ayant suivi l’accident, commencèrent de
retrouver leur poids normal443. Le mécanisme que révèle cette
anecdote n’est pas particulier à la situation pathologique. Que
nous souffrions d’un handicap moteur ou que nous disposions de
tous nos moyens, nous n’avons qu’une conscience indirecte de nos
forces. La résistance du réel, seule, peut nous renseigner sur l’état
443 – Johnson (1952), rapporté dans Gandevia & McCloskey (1977b).
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de capabilité de notre corps, par exemple nous dire si nous avons
récupéré nos forces, après une activité épuisante. Et tant que nous
n’avons pas affronté cette résistance (qui commence, comme le
remarquait Maine de Biran, avec l’inertie de notre propre corps),
nous entretenons au mieux un rapport de coniance tacite dans
nos pouvoirs. Nous tenons pour acquis que nous sommes capables de ceci et incapables de cela, que nous avons assez de force
pour déplacer tel objet, trop peu pour mouvoir tel autre. Mais
nous n’avons aucun accès de première main à ces forces. Leur disponibilité et leur portée relèvent d’une forme d’hypothèse. Bien
entendu, ces forces sur lesquelles nous comptons ne nous font que
rarement faut bond : il n’y a qu’avec l’installation de la maladie
ou la vieillesse que notre corps se montre incapable de remplir
son ofice. À l’ordinaire, les performances de notre corps coïncident avec nos expectatives, de sorte que, comme disait MerleauPonty, notre corps habituel peut se porter garant de notre corps
actuel444 .
51b. L’expérience de la fermeture du possible dans l’effort
Nous avons vu plus haut (cf. § 44) que le phénomène d’obstruction présuppose un rapport présomptif au possible : que nous
soyons au repos ou que nous exercions activement nos forces, la
situation spatiale de notre corps doit être appréhendée depuis la
perspective du possible et de l’impossible pour que puisse être perçue une structure qui bloque notre corps, l’empêche de progresser plus avant dans l’espace. Ainsi l’expérience de l’impénétrabilité
implique-t-elle la délimitation d’un impossible dans notre champ
de déplacement. Et elle comporte pour cette raison un véritable
engagement à l’égard du possible, et, à travers lui, de l’avenir.
Nous comprenons à présent qu’une afirmation de même ordre
s’applique à la composante intensive du phénomène de résistance, qui contribue à hauteur égale avec la composante obstructive
à en déterminer la teneur. Lorsque nous percevons qu’un objet
que nous manipulons oppose de la résistance, freine ou bloque
notre corps, nous avons d’une façon ou d’une autre conscience
de l’énergie que nous investissons dans l’opération. Nous forçons
plus ou moins pour soulever l’objet et le maintenir en l’air. Nous
444 – Merleau-Ponty (1945), pp. 97-98.
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exerçons une force de traction, de levage ou de pression plus ou
moins importante. Or, ce sentiment de devoir investir une proportion plus ou moins importante de nos forces est précisément le
médiateur qui assure l’ouverture de la situation manipulatoire sur
les possibilités que supporte notre condition corporelle. À travers
l’effort qu’il nous faut exercer pour mouvoir notre corps et les
corps extérieurs, nous avons conscience de l’amplitude des forces
que nous sommes capables de développer. À travers l’effort, l’action occurrente prend le relief du possible.
L’effort moteur ne peut par conséquent être réduit à la manifestation d’une intention volontaire de mettre en branle l’organisme
ou une structure extérieure, l’épreuve d’une volonté contrariée par
le réel, comme il a traditionnellement été interprété en philosophie445. Certes, l’effort n’a de sens qu’en référence à une résistance
qui gêne ou empêche un accomplissement moteur. Mais l’effort
est également une forme de conscience en acte de la proportion
que la force musculaire développée représente par rapport aux
ressources énergétiques disponibles. L’effort est un mode d’apparition (Erscheinungsweise) du possible. À travers le sentiment de
consommer nos ressources, le cas échéant de devoir forcer, pour
mettre en branle notre corps, et par lui d’autres corps, c’est la
fermeture de notre possible, la subordination de notre action à des
conditions déterminées d’accomplissement – un organe limité –,
dont nous avons conscience. L’effort fait partie de ces « expériences négatives de gêne, de fatigue, de douleur qui », comme disait
Patočka, « nous rappellent les limitations de notre liberté d’action,
ainsi que la connexion physique dont le se-mouvoir agissant est
tributaire »446 .
445 – La position d’Herbert Spencer est édifiante à cet égard. « Respecting the
perception of resistance, that is of muscular tension, it has still to be pointed
out that it consists in the establishment of a relation of coexistence between
the muscular sensation itself and that particular state of consciousness which
we call will. That the muscular sensation alone, does not constitute a perception of resistance, will be seen on remembering that we receive from a tired
muscle, a feeling nearly allied to, if not identical with, that which we receive
from a muscle in action; and that yet this feeling, being unconnected with
any act of volition, does not give any notion of resistance. » (Spencer, 1855,
chap. 16, § 77).
446 – Patočka (1995), p. 26.
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Reconnaître cette fonction est essentiel pour comprendre la
manière dont l’effort remplit sa fonction intentionnelle – assure
la manifestation de son corrélat –, et apprécier une caractéristique
centrale des forces de résistance qui se manifestent lorsque nous
manipulons des corps : leur caractère intensif, le fait que les forces que nous affrontons, par exemple les forces de pesanteur ou
d’inertie, sont plus ou moins importantes (voir supra, § 47). Que peut
signiier ici une quantité de résistance ? Par rapport à quoi une résistance peut-elle être importante ? L’amplitude de nos forces seule
peut ici faire fonction de référentiel. Et c’est précisément parce
que l’effort nous permet de prendre conscience de l’amplitude de
nos capacités qu’il offre de quantiier les forces de résistance avec
lesquelles nous dialoguons. En situant les forces de résistance que
nous rencontrons sur l’échelle de nos propres capacités, l’effort
fournit la métrique qui permet à ces forces d’acquérir une magnitude.
Percevoir que quelque chose pèse, ou plus généralement résiste, ce n’est donc pas, comme le proposait Heidegger (voir supra,
§ 48 et § 49), être surpris par le comportement des corps, voir nos
attentes – le système d’expectatives du Gewärtigen – déjouées par le
monde et notre attention brusquement focalisée sur « ce qui ne va
pas ». Mais c’est faire l’épreuve de notre propre faiblesse, mettre
en scène le comportement de la chose que nous manipulons sur
fond des ressources limitées dont nous disposons pour agir. C’est
la conscience que le Dasein possède de sa initude qui rend possible l’expérience de la résistance, non son rapport de familiarité
avec le monde.
Il est vrai, comme Heidegger y insiste, que le phénomène de
résistance exige que notre expérience de l’étant soit portée par un
mouvement de transcendance447. Seul un rapport d’expectative,
447 – Heidegger (1925), § 24.e, pp. 321-322 [p. 304]. De même, Heidegger
dira, dans un passage des leçons du semestre d’été 1928 : « Dans la mesure
où la liberté (au sens transcendantal) constitue l’essence du Dasein, celui-ci,
en tant qu’existant, est, par une nécessité essentielle, toujours au-delà de tout
étant factice. À cause de cet excès, le Dasein est à chaque fois au-delà de l’étant,
comme nous disons, mais de telle façon qu’il éprouve avant tout l’étant dans
la résistance, comme ce par rapport à quoi le Dasein transcendant est impuissant. » (Heidegger, 1978, pp. 279-280, cité et traduit dans Agamben, 1988,
pp. 77-78).
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un » être au-delà des choses » comme disait Patočka448 , rend possible l’expérience de la réalité dans la résistance, l’impénétrabilité ou
la pesanteur. Et c’est bien dans cette mesure l’âme qui fait le poids
du corps, et non le corps qui alourdit une âme qui serait, à l’instar
du πνεύμα des anciens, dépourvue de pesanteur. Mais il est tout
aussi vrai que cette transcendance – l’existentialité du Dasein, son
être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein) – est embourbée dans une
facticité (Faktizität) qu’elle a à faire sienne449. C’est de cette facticité que nous prenons conscience dans l’expérience de la résistance.
Lorsque nous nous confrontons à la pesanteur des corps, nous
sommes renvoyés aux limites de la puissance dont nous disposons
pour mettre en marche le monde. Comme l’a bien vu Dilthey,
c’est d’être déterminés que nous souffrons dans l’expérience de la
résistance450. C’est la contingence de notre constitution corporelle
qui vient au premier plan et « surprend ».
51c. Addendum. Pourquoi l’effort ne peut être simulé
Les considérations précédentes montrent également pourquoi
le phénomène d’effort est, en vertu de sa sémantique, tributaire
d’un engagement effectif dans le réel, pourquoi par principe il ne
peut donc y avoir d’effort dans la sphère de la « représentation ».
Différents auteurs dans le champ des neurosciences ont soutenu qu’un effort moteur pouvait être expérimenté par l’observation d’actions réalisées par d’autres, à travers une sorte de transfert empathique451, ou dans des tâches d’imagerie motrice452 . Les
principales observations à l’appui de cette afirmation sont : (a)
que l’imagerie motrice s’accompagne de processus physiologiques
et neurologiques ayant également lieu lors de l’exercice effectif
d’un effort musculaire, tels l’augmentation de la fréquence car448 – Patočka (1995), p. 68.
449 – Voir par exemple Heidegger (1927), § 31, p. 189 [p. 144] et § 68.b, p. 401
[pp. 339-340].
450 – « Notre conscience d’une résistance trouve évidemment dans le sentiment que nous avons d’être déterminés, de subir une impulsion, ce même
noyau volontaire que nous avons mis en évidence dans la conscience de l’impulsion. […] On fait l’expérience d’un état à la fois volontaire et affectif où
l’on se sent passif, déterminé. » (Dilthey, 1890, p. 107).
451 – Paccalin & Jeannerod (2000).
452 – Decety et al. (1989) ; Decety & Lindgren (1991) ; Jeannerod (1994).
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diaque, de la pression artérielle ou du rythme respiratoire, ou l’accroissement de l’activité neurologique dans le cortex prémoteur et
le cervelet453 , et (b) que la simulation mentale d’une action exige
un temps similaire à sa réalisation effective, ce qui laisse penser que l’imagerie intègre la plupart des contraintes auxquelles la
production du mouvement est soumis, notamment les contraintes
biomécaniques et énergétiques ou les contraintes de temporalité
de l’action454. Ces observations montreraient (i) qu’un effort peut
être expérimenté en l’absence de signaux périphériques (hypothèse centraliste forte), et que la sensation d’effort est indépendante
de l’exécution effective du mouvement455 ; (ii) que l’effort que
nous éprouvons lorsque nous déplaçons notre corps résulte « des
mêmes structures [neurologiques] que celles impliquées dans la
représentation de l’effort et de la force »456 ; (iii) que la production
et la simulation du mouvement ne se distinguent, du point de vue
du substrat neurologique, que par une différence de degré d’activation457.
Si l’on veut bien y réléchir, l’afirmation que l’« effort » qui
accompagne la production de mouvements imaginés est de même
nature que l’effort expérimenté lors de la contraction effective
des muscles et le commerce avec l’environnement physique peut
toutefois laisser sceptique. Que l’imagerie motrice s’accompagne
de phénomènes corticaux et périphériques également constatables lors de la production effective du mouvement ne prouve pas
grand chose. La colère, la peur, l’excitation sexuelle s’accompagnent toutes d’une augmentation du rythme cardiaque, de la fréquence respiratoire et de la température de la peau, cela ne sufit
pas à démontrer qu’elles sont de même « nature ». Leur corrélat
intentionnel et leur manière de présenter ce corrélat sont, de fait,
très différents. C’est précisément l’absence de critères phénomé453 – Ingvar & Philipsson (1977) ; Decety et al. (1991) ; Parsons (1994) ;
Decety & Jeannerod (1996) ; Parsons & Fox (1998) ; Jeannerod (2001).
454 – Decety et al. (1989) ; Parsons (1994) ; Decety & Jeannerod (1996) ;
Sirigu et al. (1996) ; Parsons & Fox (1998) ; Jeannerod & Frak (1999).
455 – Rode et al. (1996) ; Lafargue & Sirigu (2002).
456 – Jeannerod (1994).
457 – Jeannerod (2002) ; Jeannerod & Gallagher (2002).
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nologiques qui rend problématique l’amalgame de l’effort musculaire et de l’« effort » qui accompagne l’imagerie motrice.
Une analyse phénoménologique nous montre pourquoi l’effort exercé pour mettre en branle le corps ou, à travers lui, des
structures extracorporelles, ne peut par principe être expérimenté
lors de la simulation mentale de l’action. Un des principaux éléments interdisant pareille assimilation a trait à ce qu’on peut appeler la conséquentialité des actions : le fait qu’elles engagent des
conséquences, que leur exécution altère l’état du monde et de la
situation que l’on occupe en lui.
Le mouvement réel possède un caractère situé et irréversible.
Agir, c’est toujours partir d’une situation donnée et en changer.
Bien sûr, nous pouvons revenir à notre position précédente par
l’exécution d’un mouvement inverse. Mais une fois le mouvement
réalisé, une fois l’acte commis, notre situation a irrémédiablement
changé, et c’est d’une nouvelle situation qu’il nous faut partir.
Toute action modiie notre situation, et, ce faisant, prescrit ce que
nous pouvons faire ou ne pas faire.
À l’inverse, imaginer ne laisse pas de traces, c’est une activité
qui reste sans conséquence sur notre situation. Après avoir simulé
un mouvement, nous ne nous sommes pas déplacés, ni fatigués,
nous n’avons pas modiié les choses et états de choses en présence. En un sens, nous n’avons rien fait. Si bien qu’une action
imaginée à un instant donné n’agit pas comme contrainte sur les
actions consécutives pouvant être déployées : le champ des possibles est exactement le même avant et après. C’est précisément ce
qui fait la force de la simulation mentale : elle ne nous engage pas
comme l’acte concret, par ses conséquences et son irréversibilité,
nous engage458 . Cette singularité a trait au caractère fondamentalement désitué de l’action imaginée. Lorsque nous nous imaginons faire telle ou telle chose, nous ne sommes pas tributaires
d’une situation déterminée dont il nous faut partir. Nous pouvons
nous donner n’importe quel point de départ, nous placer virtuellement dans n’importe quelle situation.
Cette différence profonde se décline également au plan des
ressources dont nous disposons pour agir. Le fait que nous puis458 – Craik (1943), chap. 5.
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sions nous imaginer soulever n’importe quoi, des voitures ou des
montagnes, que l’eficace de notre effort soit en droit sans limite,
est essentiellement incompatible avec la nature de l’effort moteur.
L’effort n’a de sens que relativement à une limitation. Cette limitation
n’est pas tant imputable à la résistance extérieure qui est rencontrée (celle-ci n’est qu’un symptôme d’une limitation plus fondamentale). Elle est inhérente à l’organe même que nous empruntons pour agir : nous ne pouvons que dans les limites autorisées par notre
condition, voilà précisément ce que l’effort manifeste. Dans la simulation mentale de l’activité, les limitations imposées à l’action sont
elles-mêmes simulées. Ainsi la résistance n’est-elle pas rencontrée
à titre de facticité externe. L’esprit se la donne pour incarner a
minima l’activité simulée, lui donner un air de réalité459.
51d. La circonscription du possible dans l’expérience passive
de la résistance
Les éléments précédents permettent également de compléter
les rélexions proposées plus haut sur l’expérience passive de la
résistance (cf. § 42a). Ils apportent notamment un soutien supplémentaire à l’idée que l’expérience de la résistance ne saurait être
réduite à l’expérience d’une entrave au déploiement de la volonté
motrice.
Dans les analyses philosophiques traditionnelles, la volonté se
voit attribuer un rôle pivot dans l’expérience de la résistance des
corps. Pour Maine de Biran, en particulier, nous ne percevons
la résistance que les corps extérieurs opposent à notre corps que
parce que l’activité motrice instancie l’accomplissement de notre
volonté. La résistance que manifeste le réel est le corrélat de l’effort du Je. Une mise en marche de l’appareil musculaire qui n’est
459 – Idée que Bergson, à sa manière, avait déjà formulée : « la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art
qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de
la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception
artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. […] Or, cet effort
n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par
la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument
et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle
l’intensification. » (Bergson, 1919, p. 17).
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pas initiée et contrôlée par la volonté ne peut par conséquent alimenter l’expérience de la résistance460.
Cette conception peut sembler, à certains égards, intuitive,
mais elle pose d’insurmontables dificultés lorsqu’on la confronte
aux faits. Ainsi, nous l’avons vu, (i) nous percevons la résistance
des corps avec lesquels nous sommes en contact même lorsque
nous nous tenons immobiles et n’exerçons aucune force motrice
active. Adossés au mur, assis sur la chaise, appuyés contre la table,
nous percevons que leur matérialité bloque notre corps, l’empêche de pénétrer la zone que leur enveloppe circonscrit (et pour
cette raison nous soutient). Et (ii) on peut parier qu’il en irait de
même si l’on activait nos muscles de façon totalement involontaire, par exemple à l’aide d’électrodes, de manière à produire un
mouvement de pression contre une surface rigide. Nous percevrions qu’un objet solide bloque notre corps, nous empêche de
progresser plus avant dans l’espace, exactement comme lorsque
nous contrôlons l’exercice de la pression de manière volontaire.
Il est certain que le phénomène de résistance présuppose, en
vertu de sa sémantique, une dynamique protentionnelle : résister
signiiant s’opposer à, contrevenir, empêcher, quelque chose ne va
pouvoir manifester de résistance qu’en référence à un processus
d’accomplissement polarisé par certaines réalisations. Mais un tel
processus n’est pas nécessairement l’œuvre de la volonté. Il y a des
forces aveugles, pour ainsi dire, qui s’exercent sans que la volonté
ait à intervenir.
Ainsi – et c’est un point que nous n’avons pas mentionné lors
de nos considérations sur l’expérience passive de la résistance –,
l’émancipation du phénomène de résistance vis-à-vis de la volonté
n’implique en aucune façon son autonomie à l’égard d’une force
motrice en exercice. Bien au contraire, si la résistance des corps
peut être perçue lors d’un simple contact passif, c’est précisément
que des forces de pénétration de l’espace s’exercent dans ces circonstances. Notre corps est, en vertu de son impénétrabilité, de
son inertie et de sa pesanteur, doté de ce que Leibniz appelle une
force passive461, qui s’exerce même lorsque nous n’agissons pas.
460 – Maine de Biran (1802), p. 160.
461 – « On pourrait lui [la puissance active] affecter particulièrement le mot
de force : et la force serait ou entéléchie ou effort ; car l’entéléchie (quoique
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L’exercice de cette force confère une épaisseur temporelle et dynamique aux rapports de composition spatiale que nous entretenons
avec les autres corps. Mon corps fait pression sur la surface du
mur auquel je suis adossé, et le mur manifeste en retour de la
résistance : son impénétrabilité empêche mon corps de s’enfoncer
en lui. Autrement dit, je passerais à travers le mur s’il perdait cette
impénétrabilité. La résistance, dans la situation de contact passif,
ressortit d’un régime de manifestation foncièrement contrefactuel. Il n’y a résistance que parce que la situation se trouve mise
en scène par référence à un état de choses possible, à savoir : que
mon corps pénètre l’espace actuellement occupé par la structure
qui résiste. Les structures avec lesquelles nous sommes en contact
ne pourraient manifester la moindre résistance si notre conscience
perceptive n’était protendue vers le possible, si elle se contentait
de ne considérer que l’instant et les faits occurrents.
En un sens, il faut donc donner raison à Maine de Biran :
« l’objet tangible, la résistance à laquelle le toucher s’applique, est
vraiment morte ; elle ne s’élance pas [d’elle]-même au devant de son
sens, mais attend passivement son action, et ne le presse qu’autant
qu’il agit sur [elle]. »462 La manifestation de la résistance des corps,
leur capacité à empêcher notre corps de pénétrer en eux ou de les
déplacer, ne peut se révéler qu’à travers l’exercice d’une force dans
le toucher. Mais ce que Maine de Biran ne prend pas en considération – et c’est pourquoi il est conduit à nier qu’il puisse y avoir
expérience de la résistance lors d’un contact passif –, c’est que la
matérialité même de notre corps est une force passive : elle s’exerce
sans que notre volonté ait besoin de la mobiliser. Même au repos,
nous pesons sur le support où nous nous tenons. Et que nous le
voulions ou non, nous exerçons une force de pression sur les surfaces contre lesquelles notre corps est en appui. C’est la conscienAristote la prenne si généralement qu’elle comprenne encore toute action et
tout effort) me paraît plutôt convenir aux forces agissantes primitives, et celui
d’effort aux dérivatives. Il y a même encore une espèce de puissance passive
plus particulière et plus chargée de réalité, c’est celle qui est dans la matière, où
il n’y a pas seulement la mobilité, qui est la capacité ou réceptivité du mouvement, mais encore la résistance, qui comprend l’impénétrabilité et l’inertie. »
(Leibniz, 1765, pp. 133-134) Voir également Livre II, Chapitre IV : De la solidité, pp. 96-97.
462 – Maine de Biran (1802), p. 160.
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ce que nous possédons de l’exercice de cette force qui assure la
possibilité d’une expérience passive de la résistance.
Les auteurs qui, à l’instar de Maine de Biran, subordonnent
le phénomène de résistance à l’exercice de la motricité volontaire,
sont probablement induits en erreur par l’assimilation non questionnée de la résistance et de la contrariété d’intentions, que nous
avons déjà rencontrée lorsque nous avons discuté l’explication heideggerienne et diltheyienne de la résistance (voir supra, § 49). Une
fois cette assimilation admise, on est immédiatement conduit à
accorder un rôle central à l’action volontaire : si résister signiie
contrarier un projet, seul l’acte de volonté semble pouvoir alimenter l’expérience de la résistance, car la volonté seule peut subordonner l’interprétation des faits occurrents à un état de choses
que l’action mise en œuvre a pour fonction de réaliser (logique
moyen-in).
La donne est très différente dès lors que l’on considère la résistance comme un régime phénoménal dont la clef est la manifestation d’une délimitation du possible. La situation d’expérience
passive de la résistance montre assez clairement en quoi consiste
pareille délimitation. Opposer une résistance, ici, ne signiie pas
contrarier le déploiement d’une volonté de pénétrer l’espace, mais
contrevenir à l’accomplissement d’une force, voire – si l’on considère l’expérience de l’impénétrabilité – marquer cet accomplissement du sceau de l’impossible. La résistance que les corps manifestent est une contre-force, qui n’existe pour nous « en acte »
que lorsqu’elle vient limiter l’exercice de notre pouvoir (mais elle
peut également exister pour nous de manière purement « potentielle », comme dans l’expérience présomptive que permet de
ménager la vision). Ce pouvoir, elle peut le limiter lorsque nous
exerçons nos forces pour nous mouvoir, mais elle le peut également en entravant l’exercice de la force passive de notre matérialité : la résistance, s’il s’agit de l’impénétrabilité d’une structure,
circonscrit alors une zone où nous ne pouvons être, elle délimite
un impossible pour notre corps. Le phénomène de résistance tire
par conséquent sa substance de la possibilité contrefactuelle de
pénétrer la structure impénétrable : celle-ci n’oppose de résistance
qu’en référence à l’état de choses dont elle empêche ou contrarie
l’accomplissement.
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51e. Addendum. La résistance des corps comme auxiliaire
de l’activité
Une autre raison d’importance interdisant d’assimiler notre
expérience de la résistance des corps à l’épreuve d’une intention
entravée est l’appropriation systématique que nous faisons de cette
résistance dans le commerce ordinaire. Nous avons commencé de
l’expliquer au § 13, la résistance constitue une condition fonctionnelle de notre prise pratique sur l’environnement. C’est en tant
qu’ils opposent leur impénétrabilité à notre chair que nous avons
prise sur les corps, pouvons agir sur eux et sommes en retour
exposé à leur action463. La tangibilité des corps, leur disposition
à ne pas laisser pénétrer en eux notre corps, est condition de leur
actionnabilité, et par exemple de leur préhensibilité.
L’usage que nous faisons de la résistance des corps a également une fonction d’ordre énergétique. S’adosser à une chaise ou
s’appuyer contre un mur, c’est rejeter sur la résistance de l’environnement une partie des exigences dynamiques requises pour le
maintien de la posture et réduire l’effort nécessaire pour vaincre
la gravité – non pas affronter mais mobiliser cette résistance, se
reposer sur elle en lui déléguant la charge de notre propre pesanteur. La valeur énergétique de cette auxiliarisation est particulièrement manifeste dans la marche, cette chute exploitée464 , où l’individu appuie ses pas sur la résistance du sol et utilise la pesanteur
et l’inertie de son corps pour dynamiser son ambulation. Mais
la plupart de nos interventions physiques sur l’environnement
exploitent les forces de pesanteur et d’inertie d’une façon analogue. Nous faisons par exemple usage de l’inertie de notre corps
pour accroître la force des coups que nous portons, ou optimiser
l’eficience des outils que nous utilisons pour frapper et rompre
des objets (masse, hache, etc.).
Ce rapport d’usage à la résistance, exactement comme le rapport agonistique, intervient sur un mode anticipatif et présomptif
463 – Comme le note Charles Lenay, « si l’on agit toujours contre la matière, les
empêchements inertiels et les obstacles, on agit aussi toujours avec la matière, le
corps et les outils qui permettent de forcer ces obstacles, de pénétrer le milieu.
Ce qui me permet d’agir (me déplacer, ordonner, inscrire, ranger), c’est-à-dire
mon pouvoir d’être à ce monde matériel, c’est la matérialité (spatialité) de mon
corps et de ses prothèses. » (Lenay, 2002, p. 111).
464 – Patočka (1995), p. 52.
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dans notre intelligence ordinaire des situations. Constamment,
c’est comme appui disponible que se présente la résistance des structures de l’environnement. Me dirigeant vers la porte où quelqu’un
vient de frapper, je compte implicitement sur la disponibilité du
sol pour supporter mes pas ; c’est pourquoi la distance jusqu’à la
porte m’apparait immédiatement parcourable. C’est d’abord en ce
sens, et non en tant que je le perçois actuellement sous la plante
de mes pieds, que le sol, considéré comme résistance auxiliaire,
participe de ma compréhension de la situation. Et, comme pour
le champ d’occupation analysé dans le premier chapitre, c’est toujours dans le cadre d’un rapport à une macrostructure – un dispositif physique, mettant à notre disposition un attirail de fonctions
diverses et variées –, non à une propriété ou un objet isolés, que
notre rapport présomptif à la tangibilité, considérée dans sa fonction d’auxiliaire, se réalise.
Faire de la résistance des corps une entrave à notre volonté, par
exemple considérer avec Dilthey que « la résistance [Widerstand] se
rencontre [uniquement et tout d’abord] sous forme de barrage,
comme obstacle mis à une volonté de passer au travers »465 , c’est
donc n’envisager qu’un aspect de notre commerce avec la réalité tangible. Bien entendu, il nous faut constamment affronter la
résistance de l’environnement, ou déjà celle de notre propre corps,
pour accomplir nos desseins ordinaires. Mais la résistance que les
corps opposent est autant un adversaire qu’un allié, et même lorsque nous cherchons à surmonter cette résistance par la dépense
de nos forces, nous prenons appui sur la résistance du sol ou d’un
quelconque support.
Ces éléments modiient quelque peu la donne par rapport au
tableau que nous avons pu sembler dresser du rapport que nous
entretenons avec la résistance des corps dans l’usage du monde
ordinaire. Nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, le phénomène de corps a pour moment essentiel un empiétement sur notre
possible : se présenter comme corps, c’est avant tout délimiter
un impossible pour notre corps. Nous comprenons à présent que
cet empiétement, s’il consiste bien dans une certaine réduction de
notre liberté – un ne-pas-pouvoir ou un pouvoir-moins –, ne doit
465 – Nous reprenons la description proposée par Heidegger de la position
de Dilthey. Voir Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210].
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pas être interprété dans le sens d’un goulot d’étranglement pour
le champ de possibilités performatives que potentialise notre
incarnation : en offrant l’appui, la stabilité, la préhensibilité, la
résistance des corps ouvre un horizon de possibilités qui serait
resté irrémédiablement fermé sinon. Ce qui ne signiie pas que la
rivalité pour l’occupation cesse dans ce cas de réguler notre intelligence des phénomènes. Même lorsque nous tirons parti de la
résistance des corps, le rapport d’occupation constitue un acquis,
car c’est précisément cette perspective agonistique qui alimente
l’infrastructure spatiochosique du phénomène de monde ambiant,
permettant aux contenus qualitatifs d’exposition de igurer des
corps disposés ça et là autour de nous.
51f. Pourquoi il ne peut y avoir de résistance
dans la « réalité physique »
Remarquons pour inir que les considérations précédentes sur
les phénomènes d’effort et de résistance valent pour les objets que
nous manipulons, mais elles s’appliquent également au corps propre. Lorsque nous percevons que notre corps oppose de la résistance, par exemple que notre bras pèse lourdement alors que nous
tentons de le mouvoir, nous situons l’action en cours sur l’échelle
des actions possibles : le degré de récalcitrance du corps témoigne
de la proportion que les ressources investies dans l’action représentent par rapport aux ressources totales disponibles.
À ce titre, il est frappant que notre corps manifeste une résistance d’autant plus grande que les possibilités biomécaniques
ouvertes au mouvement se restreignent : c’est quand on contraint
notre membre à adopter une position refusée par les butées articulatoires que celui-ci manifeste la plus grande résistance.
À l’inverse, le membre résiste d’autant moins que le champ de
conigurations qu’il est libre d’adopter est resté vaste. Ce fait, qui
peut paraître un truisme quand on fait de la résistance perçue la
représentation psychologique d’une résistance physique réelle, est
d’une importance phénoménologique capitale, car il montre que
c’est quand il se voit poussé dans une direction où ce qu’il est commence à interférer avec ce qu’il peut être (la coniguration qu’il peut
adopter) que le corps manifeste de la résistance. Sur ce point, le
rapport que nous entretenons avec notre corps n’est pas différent
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de celui que nous entretenons avec les objets extérieurs466 : dans
un cas comme l’autre, l’action est perçue sur fond de la conscience
d’une capabilité déterminée, une condition qui autorise certains
dénouements et en interdit d’autres.
Il est important de le comprendre, en toute rigueur ces phénomènes ne peuvent s’expliquer par des considérations purement
biomécaniques. Pourquoi l’individu devrait-il en effet expérimenter les limites articulatoires ou musculaires de ses possibilités corporelles sous le régime phénoménal de la résistance ? Nous l’avons
vu (cf. § 28 et § 44), le sens même du phénomène de résistance
exige un présent épais, à cheval sur l’avenir, et une sphère d’intentions conférant à l’activité une certaine téléonomie, en la référant
à un état de choses possible qu’elle doit permettre d’accomplir.
Il ne peut y avoir de résistance que pour un système qui aspire à
aller quelque part et dispose pour cela de moyens inis, dont il a
d’une façon ou d’une autre connaissance. Or, ces prérequis font
par principe défaut dans la Nature du physicien. L’être physique
est actuel et les processus qui s’y déroulent sont dépourvus de
inalité. Ce qui y advient est la conséquence du jeu aveugle des
forces et états de choses valant à un instant t (Laplace), non l’accomplissement d’un « plan » dont la représentation précéderait la
réalisation (Aristote)467.
466 – C’est quelque chose sur lequel avait déjà insisté Paul Schilder dans son
ouvrage L’image du corps. « Le même principe régit la perception de la lourdeur
des objets et de celle de notre corps. » (Schilder, 1935, p. 112) « Dans nos
tendances au mouvement, nous traitons notre corps comme n’importe quelle
autre masse » (Ibid., p. 111). Schilder tendait également à expliquer ce phénomène par le fait que c’est par l’effort que nous tendons à apprécier le poids,
qu’il s’agisse du corps propre ou d’une masse externe (Ibid., p. 112).
467 – Berthoz et Petit (2006) dressent un constat semblable à propos de la
conception einsteinienne de l’espace-temps. « Impossible de placer une action
[…] dans l’espace-temps de la théorie de la relativité d’Einstein. En effet, ce
système de représentation est conçu pour représenter exhaustivement et de
façon intemporelle tous les événements […]. Pour pouvoir inclure tous les
événements dans ce système de représentation, il a fallu opérer une fiction
spéculative qui consiste à imaginer ces événements comme étant tous identiquement actualisés à l’avance. Une pareille fiction, d’inspiration typiquement
physicaliste – s’inscrivant dans l’horizon de la réduction cartésienne de l’être à
l’être-étendue de la matière physique – élimine tout l’aspect potentiel de l’expérience concrète. Aucun inconvénient pour la physique en tant que discipline
scientifique particulière, car la théorie de la relativité est conçue pour résou-
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L’approche objectiviste, qui considère la résistance perçue
comme la représentation et l’effet d’une résistance physique réelle
dans le corps, ne tient que dans la mesure où elle investit subrepticement cette réalité physique, dont elle fait l’explanans du monde
perçu, d’un ensemble de propriétés qui sont le produit de l’activité de rationalisation humaine et en sont par conséquent débitrices au plan ontologique. Le procédé est devenu commun dans la
psychologie contemporaine : on humanise la Nature pour que la
Nature puisse expliquer l’homme. On met des forces, de l’espace,
du temps, des objets, dans la « réalité physique », de sorte que cette
réalité n’a plus qu’à être réléchie par le pouvoir de représentation
du cerveau pour engendrer le monde perçu.
Si l’on refuse de se laisser prendre à ce jeu de dupes, on comprendra qu’il n’y a pour nous de résistance, d’inertie, de pesanteur,
de contre-forces, que parce que cet ordre préhumain que décrit
la physique se trouve comme sublimé par les principes de rationalisation qui animent notre existence. Ce sont précisément ces
principes que les analyses précédentes permettent d’entrevoir. Si
les limites articulatoires et musculaires des possibilités biomécaniques de notre corps font pour nous sens par la résistance qu’elles opposent, c’est précisément parce que c’est de possibilités qu’il
s’agit : c’est parce que nous envisageons nos gestes et notre posture sur la toile de fond du possible que nous expérimentons de la
résistance lorsque nous mouvons notre corps.
Il va sans dire que ces remarques s’appliquent aussi bien aux
corps extérieurs. À l’instar de la résistance interne de notre corps,
et pour les mêmes raisons, la résistance que les corps extérieurs
manifestent dans la manipulation ne saurait se déduire d’une résistance « physique », dont elle serait la représentation subjective. Si,
dans le commerce manipulatoire, nous percevons de la résistance – par exemple, si les corps pèsent lorsque nous les déplaçons –,
c’est que notre activité se proile sur fond du possible, que la situadre des problèmes physiques précis. Elle ne se veut pas une théorie du Tout.
C’est aussi pour cette raison, précisément, qu’il n’y aurait pas de sens à vouloir
introduire des actions en un pareil univers, parce que les actions, qui comportent anticipation, préparation et effort, ne sont justement pas des événements
ponctuels instantanés mais se déploient sur une certaine durée et une certaine
extension spatiale. » (Berthoz & Petit, 2006, pp. 300-301).
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tion (l’état de choses actuel : là où l’on en est) se trouve mise en
relief par référence à ce qui peut être.
L’expérience de l’effort assure en partie, nous l’avons vu, cette
ouverture. Ce qui peut être, ici, signiie ce que nous pouvons faire, et
l’effort permet précisément de situer le comportement des corps
que nous manipulons sur un référentiel où nos propres capacités
font ofice de métrique. À travers l’effort que nous appliquons
pour modiier l’état de notre environnement, nous sommes informés de notre propre épuisement, c’est-à-dire de la proportion des
forces que nous investissons dans la manipulation. L’effort permet ainsi de caractériser le comportement des corps en le référant
à ce dont nous sommes capables. L’énergie qu’il faut investir pour
les amener à changer de lieu ou de forme offre de quantiier, négativement en quelque sorte, leur tendance à la persistance. Ainsi les
corps résistent-ils d’autant plus que l’action pour les déplacer ou
les déformer réduit notre champ de possibilités.
§ 52. Addendum. Le poids comme disposition des corps,
non comme sensation
Les éléments développés dans le § 51 portent sur des situations où le poids est perçu par manipulation directe de l’objet,
mais il est évident qu’il peut également être appréhendé hors de
toute manipulation, ou même sans être envisagé dans un horizon
manipulatoire. Le poids d’un objet peut notamment se manifester
en tant que nous devinons, à la déformation du support sur lequel
il repose, le travail mécanique qu’il exerce. Envisagé de la sorte,
le poids ne comporte pas nécessairement de référence à nos capacités. Il réfère simplement à la manière dont l’objet se comporte
dans son interaction avec les autres objets, sa capacité à exercer
une pression sur son support, la façon dont il prend position dans
le monde et adhère à sa situation.
Le poids des objets peut ainsi être appréhendé suivant deux
perspectives alternatives, et en un sens symétriques, dans la perception ordinaire : (a) par référence aux actions que l’objet peut
avoir sur l’environnement : faire pression sur un support, empêcher un autre objet de bouger, exercer une force d’impact si l’on
s’en sert comme projectile, etc. ; (b) par référence à nos dispositions personnelles, ou celles d’un quelconque centre de manipu-
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lation référent (l’individu standard, pourvu de forces moyennes) :
l’objet est sufisamment léger pour être levé de terre et manipulé, il
est lourd et son transport est dificile, ou il est trop lourd pour que
nous puissions le mouvoir par la seule force de nos bras. Ainsi,
d’un côté le poids est considéré depuis sa valeur performative (ce à
quoi il peut servir) ou ses conséquences en termes d’actions mécaniques ; de l’autre, il est considéré depuis les conditions nécessaires
à la manipulation, les ressources requises pour avoir commerce
avec l’objet pesant (le soulever, le transporter, le lancer, etc.). Ces
deux perspectives sont constamment à l’œuvre dans la perception
que nous prenons de notre environnement et toutes deux entrent
en considération lorsqu’il s’agit d’organiser notre comportement
en tenant compte des ressources immédiatement disponibles.
De façon concomitante, ce n’est pas parce que le poids est
rencontré de façon directe dans la manipulation, qu’il consiste en
tout et pour tout dans un phénomène haptique, et cesse de participer de notre champ d’expérience (d’apparaître ou de jouer un rôle)
dès lors que se trouve interrompu notre commerce manipulatoire
avec l’environnement. Que l’environnement soit rencontré dans
le contact et la performance manipulatoire, ou qu’il soit perçu
indépendamment de toute manipulation, la pesanteur y règne et
détermine de manière véritablement architectonique la physionomie qu’il présente. Le phénomène de poids remplit notamment
une fonction décisive dans la mise en place de notre expérience
présomptive de l’ancrage des corps, les rapports de composition
dynamique qu’ils entretiennent. Par la vision, nous n’accédons pas
à un système d’objets tridimensionnels possédant telles qualités
de forme et de couleur, mais nous sommes introduits, de manière
pour ainsi dire immédiate, au sein d’un dispositif physique, dont
l’infrastructure et les rouages sont toujours à un degré ou un autre
visibles. Percevant l’environnement, nous avons connaissance de
la manière dont les différents objets ou les parties qui les constituent sont reliés physiquement, s’ils sont solidaires ou détachés,
s’ils constituent différentes parties d’un même tout, s’ils sont articulés les uns aux autres, ixés, collés, cousus, si tel élément est
enraciné (ixé au sol), ou au contraire indépendant. Toute chose
disposée alentour se manifeste avec un certain degré d’ancrage
sur son support, présente une assise plus ou moins lâche. Il y a des
choses massives, qui font bloc dans l’espace et revendiquent un
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ancrage au sol important, et il y a des choses qu’on peut déplacer
sans effort, dont l’ancrage est mal assuré et aisément défectible.
L’armoire, la gazinière, à un degré moindre la table basse, sont
lourdement ancrées. Le tabouret, les chaussures qui encombrent
le passage, les boîtes de carton vides, les « objets » reposent de
manière plus précaire sur leur support. Un choc ou une pression
légère sufit à les déplacer.
Loin de se réduire à un phénomène haptique, un complexe de
sensations alimentant notre esprit quand nous manipulons l’environnement, la pesanteur des corps a trait à la manière dont ils
s’inscrivent dans leur contexte, la manière dont ils font coalition
avec le reste, et, pour parler la langue des aristotéliciens, l’appétit
qu’ils manifestent à persister là où ils sont, où à regagner leur
assise quand ils sont soulevés de terre. Quand nous rencontrons
le poids d’un corps, nous ne le tirons donc pas d’un néant préalable – nous ne faisons pas exister une propriété qui était absente
du monde que nous percevions. Le poids était déjà là, ancrant la
chose dans son contexte, et comme tel parfaitement visible. Simplement, il était encore dans une certaine mesure indéterminé, en
partie à l’état d’hypothèse.
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C’est donc seulement dans et par le libre surgissement
d’une liberté que le monde développe et révèle les
résistances qui peuvent rendre la in projetée irréalisable. […] La réalité-humaine rencontre partout des
résistances et des obstacles qu’elle n’a pas créés ; mais
ces résistances et ces obstacles n’ont de sens que dans
et par le libre choix que la réalité-humaine est.
J.-P. Sartre, L’être et le néant, 1943, pp. 569-570.
Quand on analyse la sémantique du phénomène de résistance,
et ses conditions de présentation dans la vie concrète, on comprend que seuls une mécanique intentionnelle et des principes
de rationalisation bien particuliers nous permettent de percevoir
que telle chose ou telle force oppose de la résistance. Nous l’avons
vu dans le chapitre précédent, si nous percevons de la pesanteur
quand nous manipulons des objets ou mettons en mouvement
notre corps, c’est d’une part (i) que notre compréhension des phénomènes est irréductible au contenu actuel de la situation, qu’elle
ne s’en tient pas au donné, mais est chaque fois protendue vers
les possibilités à l’horizon de notre présent ; et c’est d’autre part
(ii) que nous nous rapportons à nous-mêmes comme à une puissance inie, envisageons nos actes sur fond d’une condition corporelle limitée que nous nous devons d’assumer car, constituant
ce que nous sommes, elle est irrévocable. Seul un être capable de
s’épuiser, et interprétant le comportement des corps qu’il manipule depuis les possibilités supportées par ses propres dispositions,
est en mesure de présenter quelque chose comme traversé d’une
pesanteur.
L’expérience directe de la matérialité dans le contact ne
conduit donc pas à résorber la latence du possible qui travaille
l’expérience indirecte. Que nous nous contentions de poser la
résistance des corps dans une perception anticipative ou que nous
l’affrontions, notre intelligence de la situation, des états de choses
et événements est tributaire d’un rapport présomptif au possible.
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C’est cet engagement à l’égard de ce qui peut être fait qui, dans un
cas comme l’autre, nous conduit à poser l’existence de corps. Et
c’est donc uniquement parce que nous sommes, en vertu de notre
constitution la plus propre, penchés sur le possible, que nous percevons des corps, que l’univers phénoménal bigarré que nos sens
alimentent cristallise sous la forme d’un espace ambiant où se disposent des structures solides articulées par des vides.
On comprend, à la lumière de ces acquis, l’aveuglement des
auteurs qui, à l’instar de Maine de Biran, Dilthey ou Scheler, prétendent fonder notre conscience de la réalité des corps – voire de
la réalité tout court – sur l’expérience en acte de leur résistance.
S’il est bien vrai que c’est la résistance que les corps nous opposent
qui les identiie comme des corps dans notre système de rationalité ordinaire – notre physique naïve, pour ainsi dire –, cette résistance peut fort bien faire corrélat à un simple rapport anticipatif.
Les corps existent pour nous, non dans la mesure où ils résistent
aux forces que nous exerçons, mais en tant qu’ils réduisent notre
liberté d’action, et, ce faisant, circonscrivent le champ de possibilités qui fait horizon à notre situation. Cette restriction peut-être
vécue de manière frontale, mais elle peut aussi bien être posée de
manière purement présomptive. Il sufit que nous prenions acte
des restrictions que les corps imposent à notre liberté. Ainsi le
phénomène de champ d’occupation, qui fournit au monde perçu
son infrastructure spatiochosique, s’édiie-t-il sur un rapport strictement anticipatif à la résistance des corps : leur impénétrabilité
pour notre corps est posée, sans avoir besoin d’être actée dans une
confrontation directe. Plus précisément, la présentation des corps
se soutient ici d’un rapport d’expectative aux contraintes que ces
corps font peser sur nos possibilités d’évolution dans l’espace, en
premier lieu sur la possibilité fondamentale d’être quelque part,
d’occuper un lieu.
En suspendant la réalité des corps à l’être en acte de leur résistance, l’actualisme se méprend en vérité doublement, car – nous
l’avons rappelé à l’instant –, même lorsque nous affrontons la
résistance des corps dans la manipulation, c’est encore l’expérience d’une circonscription de notre champ de possibilités qui confère aux corps leur teneur phénoménale. Dans l’expérience directe
comme dans la position présomptive de la résistance, le phénomène de corps est le corrélat intentionnel d’un rapport protentionnel
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au possible, et ne saurait donc être suspendu à l’être en acte d’une
force de résistance qui en constituerait le principe. Si l’on pouvait
neutraliser le rapport protentionnel au possible qui travaille l’expérience du contact pour réduire le champ d’expérience au seul
« donné », on interromprait purement et simplement l’apparition
du corps que l’on touche. Le monde matériel est avant tout affaire
de foi, car seule la foi est assez arrangeante pour accorder de la
réalité sans exiger de contrepartie dans le donné actuel468 .
Pareille analyse du phénomène de corps a bien entendu des
conséquences importantes pour la physique et la psychologie des
corps, et plus généralement pour toute démarche soucieuse de
réintégrer la subjectivité et le monde perçu – la « réalité macroscopique » – au tableau de l’univers que dépeignent les sciences
de la Nature. Si la sémantique des corps présuppose l’épaisseur
du temps humain et une perspective foncièrement pragmatique
sur l’environnement, il n’est plus question d’assimiler sans autre
forme de procès le corps à une « structure physique » – disons une
organisation macroscopique présentant une composition atomique donnée : pour un corps solide, des atomes ou molécules à faible distance et interreliés par des liaisons fortes. C’est par voie de
conséquence la prétention objectiviste à expliquer les propriétés
des corps que nous percevons par les propriétés de corps préexistant dans la réalité physique qui se trouve frappée d’inconsistance.
Prétendre que les corps que nous percevons – cette table, ce verre,
ce mur – sont le duplicata de structures physiques et existent par
conséquent déjà suivant le régime ontologique des corps dans la
réalité physique préhumaine, c’est emprunter à l’homme un produit de son activité de constitution (donc se rendre tributaire de la
rationalité qui y préside), mais le lui emprunter de façon malhonnête, car se défendre d’être son débiteur.
Bien entendu, il est toujours possible de réviser l’ontologie
physique standard, par exemple d’afirmer que les corps existent
468 – Raymond Ruyer l’explique fort justement lorsqu’il critique la prétention
à réduire « l’acte à l’actualité, et l’être à ce qu’il est ‘en train de’ faire, puis [à]
partir de ce simple pivot qu’est le fonctionnement actuel pour comprendre
l’ensemble de l’univers » : « le comportement […] n’est pas un commencement absolu », « ce que fait et dit un homme ici-maintenant n’est au contraire
compréhensible que par une intention psychologique qui domine, dans son
ubiquité, les différentes phases de son acte » (Ruyer, 1963, p. 3).
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bel et bien dans la réalité physique préhumaine, mais uniquement
de manière potentielle. Après tout, il faut bien qu’il y ait « quelque
chose » pour que des corps nous apparaissent. Les corps n’existeraient dans ce cas « en acte » que si des conditions d’actualisation
bien particulières se trouvent réunies, et notamment que lorsqu’un
sujet est présent pour les percevoir. Cette manière de poser les
choses est tout à fait acceptable, à condition : (i) de faire une place
à la description des conditions d’actualisation en question, car
afirmer que les corps existent de manière potentielle sans rien
dire des conditions qui les conduisent à exister en acte – « pour de
bon » – revient à ne rien dire ; (ii) d’admettre que la description
de ces conditions d’actualisation échappe pour partie au domaine
d’expertise de la physique, car elles relèvent des principes de rationalisation que promeut la subjectivité quand elle enacte l’univers
phénoménal ; (iii) d’assumer la nature phénoménale des corps,
c’est-à-dire d’accepter que les corps sont, non des composés d’atomes, mais des ictions régulatrices posées par la subjectivité transcendantale pour rationaliser son champ phénoménal469 – fut-ce de
manière intégralement passive, c’est-à-dire sans que la spontanéité
égologique ait en rien à intervenir. Cette dernière exigence peut
sembler contradictoire avec la thèse que les corps existent à titre
potentiel dans la réalité physique, car comment les corps pourraientils être en même temps de « simples » phénomènes et des entités
physiques concrètes, des réalités bien tangibles, serait-on tenté
469 – Position notamment soutenue par Quine : « By bringing together scattered sense events and treating them as perceptions of one object, we reduce
the complexity of our stream of experience to a manageable conceptual simplicity. The rule of simplicity is indeed our guiding maxim in assigning sense
data to objects: we associate an earlier and a later round sensum with the
same so-called penny, or with two different so-called pennies, in obedience to
the demands of maximum simplicity in our total world-picture. […] Physical
objects are postulated entities which round out, and simplify our account of
the flux of experience, just, as the introduction of irrational numbers simplifies laws of arithmetic. From the point of view of the conceptual scheme of
the elementary arithmetic of rational numbers alone, the broader arithmetic
of rational and irrational numbers would have the status of a convenient
myth, simpler than the literal truth (namely, the arithmetic of rationals) and
yet, containing that literal truth as a scattered part. Similarly, from a phenomenalistic point, of view, the conceptual scheme of physical objects is a convenient myth, simpler than the literal truth and yet containing that literal truth as
a scattered part. » (Quine, 1948) Voir également Vaihinger (1924).
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de dire ? Une solution à cette apparente contradiction consiste à
interpréter la thèse en question sur un mode délationniste, en la
ramenant à l’afirmation que ce qui existe physiquement, ce ne
sont précisément que les conditions d’actualisation du phénomène
de corps, ce qui rend la thèse symétrique. Ainsi peut-elle se reformuler, selon qu’on la regarde depuis la physique ou la phénoménologie, de deux manières : (1) c’est parce que telles conditions
physiques sont réunies qu’un corps apparait au sujet, est constitué
par lui comme corps ; (2) c’est parce qu’un sujet est capable de
constituer un corps quand ces conditions physiques sont réunies
que ces conditions physiques peuvent être considérées comme
instanciant l’existence potentielle d’un corps. Cette interprétation
est selon nous une des seules manières de préserver la cohérence
d’un propos uniicateur, se voulant à la fois phénoménologique et
physique, sur les corps.
Il faut ensuite remarquer que ces considérations, par la place
de premier plan qu’elles accordent au possible dans l’expérience
de la réalité des corps, n’ont, en tout cas dans leur principe général, rien de radicalement novateur. Elles ne font en un sens que
réactualiser une thèse défendue de longue date par Husserl : à
savoir que tout ce qui se présente – littéralement : participe de la
présence, se tient dans le hic et nunc – puise ce qu’il est (son identité)
et sa prétention à être (son étantité) dans un rapport protentionnel
au possible, donc un engagement vis-à-vis de l’avenir.
Un des acquis majeurs de la phénoménologie husserlienne est
la mise au jour d’une connexion essentielle entre le sens des objets
dont nous avons l’expérience et la délimitation présomptive du
champ de possibilités d’apparitions de ces objets. L’identité que
tout objet apparaissant revendique – sa prétention à être ceci ou
cela – est tributaire des différentes manières dont son phénomène
peut être explicité dans le cours ultérieur de l’expérience. Poser
qu’une structure phénoménale occurrente expose un quelque
chose déterminé, c’est circonscrire le champ d’apparitions où ce
quelque chose peut continuer d’apparaître, son horizon interne,
comme l’appelle Husserl470. L’attribution d’un sens exerce ainsi
470 – « Dans le noème de perception, c’est-à-dire dans le perçu pris dans sa
caractéristique phénoménologique exactement comme il est en tant qu’objet
intentionnel, sont incluses des directives déterminées valables pour toutes les
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une action prescriptive, c’est-à-dire également proscriptive, sur
ses possibilités subséquentes de manifestation. L’expérience de
tout quelque chose repose sur un engagement tacite à l’égard de
ce qui peut être.
Ces directives, qui font le sens des objets dont nous avons
l’expérience, portent sur le « contenu » des apparitions (le matériau hylétique exposant), mais elles concernent également les
connexions fonctionnelles que ces apparitions entretiennent avec
les autres moments du champ phénoménal, en particulier les
déterminants susceptibles d’y induire des modiications systématiques. En s’annonçant comme chose spatiale dans l’expérience
visuelle, l’objet s’engage à ce que son aspect se modiie de manière
réglée avec nos propres changements de position dans l’espace
ou les changements affectant la lumière ambiante : si nous nous
approchons, le rendu optique de l’objet subira une expansion ; si
la lumière ambiante décline, sa couleur semblera se ternir, etc.
Et ces changements se produiront de manière systématique : à
modiication de circonstances identique répondent chaque fois les
mêmes structures de changement dans les contenus d’exposition
qui matérialisent l’objet. Ces connexions fonctionnelles ne sont
donc pas extrinsèques au sens de l’objet apparaissant. Il appartient
à l’essence de la chose spatiale que de voir son aspect visuel se
modiier de manière réglée avec les déplacements de notre corps
dans l’espace. Il est nécessaire que le phénomène souscrive à ce
système réglé de connexions fonctionnelles pour exposer une
chose spatiale.
Pour Husserl, cet engagement de l’expérience occurrente visà-vis du possible vaut pour le phénomène d’objet pris dans sa quiddité (son être-ceci), mais également dans son étantité, sa prétention
à exister. Rien ne peut prétendre être sinon dans la promesse de
continuer d’être dans d’autres séquences d’expérience possibles.
C’est la position présomptive de ce champ de possibilités qui offre
aux contenus qualitatifs occurrents d’exposer quelque chose de
« réel », qui existe indépendamment de nous et continuera d’exisexpériences ultérieures de l’objet en question. » (Husserl, 1952, § 15.a, p. 64
[p. 35]) « Un objet déterminé par le genre régional a, en tant que tel, pour
autant qu’il est réel, une façon prescrite a priori de pouvoir être perçu, représenté en général de façon claire ou confuse, pensé, légitimé. » (Husserl, 1913,
§ 149, p. 498 [p. 309]).
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ter quand nous l’aurons quitté du regard. Et c’est parce que ces
potentialités présumées font continuellement l’objet d’une validation dans la vie d’expérience (l’expérience occurrente se maintient
dans le cadre des prescriptions ixées par les moments antérieurs
de l’expérience : elle en respecte les directives), que la réalité se
maintient pour nous avec son caractère granitique. L’effectivité
présumée acquise du monde est dynamique et n’est jamais que la
conirmation sans cesse réitérée de sa possibilité.
Ainsi Husserl reconduit-il le phénomène d’existence, qui
confère au corrélat de notre expérience sa teneur de réalité (cela
que je perçois existe bel et bien), à un engagement envers le possible. Poser que tel objet existe, c’est tenir pour acquis qu’il s’encadrera dans les limites du champ d’apparitions ixé par son sens
présumé, qu’il en respectera le format typique. Et c’est compter
sur la disponibilité de droit du champ de potentialités circonscrit
par ce sens, tenir pour acquis que ces potentialités parviendront
à la donnée intuitive si telles conditions se présentent ou telles
procédures de validation sont engagées.
Nous ne pouvons ici qu’abonder dans le sens de Husserl, et
saluer une des intuitions les plus puissantes et les plus fécondes
de son entreprise phénoménologique. Simplement, il convient de
remarquer que dans le cas du phénomène de chose matérielle, (i)
c’est d’abord un impossible qui est posé présomptivement : les potentialités pour lesquelles nous nous engageons lorsque, immergés
dans le commerce ordinaire, nous décrétons – malgré nous, car la
procédure est presque toujours et intégralement passive – percevoir un corps, sont des potentialités négatives, elles sont de l’ordre
du ne-pas-pouvoir. Que nous prenions acte de leur présence dans
la distance que ménage l’expérience visuelle ou affrontions leur
résistance dans la manipulation, les corps se présentent à travers
une certaine fermeture de notre possible. Ils sont l’afirmation
d’une impossibilité pour notre corps, la circonscription d’un Je
ne peux pas au sein du domaine de notre Je peux. Par conséquent,
(ii) ce ne sont pas seulement les possibilités d’apparitions de l’objet
qui sont ici en jeu, des directives portant sur le format que ces
apparitions peuvent présenter et leurs conditions d’actualisation,
indépendamment des capacités, projets et occupations du sujet.
Le Je ne peux pas qu’implique le phénomène de corps concerne les
possibilités du Je, précisément : le sujet, non l’objet de la percep-
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tion. Poser l’existence d’un corps, dans la perception, c’est compter avec une restriction de notre espace moteur, tenir pour acquis
une fermeture locale de notre liberté d’évoluer dans l’espace. Un
quelque chose ne peut se présenter comme un corps qu’en mordant sur le champ de possibilités que nous tenons implicitement
à notre disposition. Et ce sont des possibilités d’ordre performatif qui se trouvent circonscrites de manière présomptive avec le
phénomène de corps, relatives à ce que nous pouvons faire et ne
pas faire, non des possibilités relatives à la forme que l’objet peut
prendre pour (continuer d’) apparaître.
Une dernière remarque mérite ici d’être faite. Si percevoir des
corps, c’est toujours, à un degré ou un autre, avoir conscience
des possibilités que ces corps potentialisent ou neutralisent, cette expérience présomptive du possible ne saurait être considérée
comme une couche de sens posée à part ou surimposée sur le
phénomène de corps, et procédant d’opérations de constitution
faisant intervenir d’autres modalités intentionnelles que la perception sensible. Pour la tradition philosophique, l’accès au possible
et la perception sensible sont cloisonnés et travaillent de manière
indépendante. L’accès au possible relève de compétences noétiques
comme le raisonnement contrefactuel et l’imagination. C’est par la
pensée, non par les sens, que nous prenons connaissance de ce qui
peut être. La perception ne donne accès qu’à des faits, des états de
choses dont l’existence est déjà actée. Et c’est seulement parce que
les représentations du possible que notre esprit élabore viennent
compléter les informations délivrées par les sens, que le contenu
perceptif acquiert le relief de la virtualité, nous permettant de voir
au-delà de ce présent éternel où nous enlisent nos sens.
L’analyse du phénomène de corps développée dans cet ouvrage contredit frontalement cette conception. L’accès protentionnel aux possibilités que potentialisent ou neutralisent les corps
ne peut être dissocié du processus de présentation perceptive, car
la conscience que nous possédons de ces possibilités n’est rien
d’autre que la conscience que nous possédons d’être en présence
de corps. Poser l’existence d’un corps dans la perception – par
exemple sur la base d’un pattern optique – signiie souscrire au
champ de possibilités qui déinit la « catégorie » des corps, acter
la disponibilité de droit, sinon de fait, de ces possibilités. Nous
n’avons donc pas à nous représenter, par exemple à nous imaginer,
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en sus de l’acte de perception, les actions que ce corps rend possible ou celles qu’il neutralise ; nous n’avons pas à simuler « par la
pensée » l’action d’entrer en contact avec l’objet et de l’empoigner
pour avoir conscience de son impénétrabilité et sa saisissabilité : le
phénomène de corps est précisément le raccourci évitant d’avoir à
transiter par la représentation471.
Certaines situations de déception perceptive peuvent aider à
se faire une idée plus claire de cette proposition. Il arrive parfois
que nous prenions une particule sur notre rétine pour un objet
situé dans la distance, par exemple pour un oiseau dans le ciel.
Nous pouvons alors n’avoir qu’une conscience marginale de l’objet
en question, et c’est seulement en nous apercevant de la méprise,
que nous prenons rétrospectivement conscience de la position
perceptive dans laquelle nous vivions implicitement l’instant précédent. Que se passe-t-il lors de pareil changement d’attitude ?
Nous sommes spontanément portés à décrire ce type d’effet de
bascule depuis la perspective des connaissances et croyances de
l’ego, c’est-à-dire en termes psychologiques : nous pensions voir un
oiseau, situé à quelques centaines de mètres, nous comprenons ou
savons à présent que ce n’est qu’une poussière. Pareille description
a sans conteste une certaine validité, mais elle ne doit pas oblitérer
le changement qui affecte l’objet lui-même. Lorsque nous « comprenons » avoir affaire à une poussière et non à un oiseau, l’objet
change de statut, la manière dont il s’inscrit dans le champ phénoménal est modiiée, de même que ses articulations fonctionnelles
aux autres moments du champ. L’objet n’apparait plus comme situé
dans les lointains maintenant que « je sais » que c’est une simple
poussière sur ma rétine. Il est sur mon œil et semble évoluer dans
471 – Searle avance une conception similaire, sans toutefois la développer :
« C’est une erreur semblable que font les théories de la cognition qui soutiennent que nous avons dû faire une inférence si, quand nous regardons un arbre
d’un certain côté, nous savons que l’arbre a un côté arrière. Pas du tout : ce
qui se passe simplement, c’est que nous regardons l’arbre comme un arbre
en vrai. On pourrait, bien entendu, étant donné un Arrière-plan différent,
interpréter notre perception réelle différemment (par exemple en le voyant
comme un arbre bidimensionnel de décor de théâtre), mais ce n’est pas non
plus parce qu’il existe diverses interprétations possibles que les perceptions
ordinaires impliquent toujours un acte d’interprétation ou qu’il se produit une
certaine étape inférentielle, telle qu’un processus temporel effectif, par quoi
l’on infère des données non perçues à partir de données perçues. » (Searle,
1992, p. 259).
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un espace infra-objectif, comme si un calque était surimposé sur
le monde. Et surtout, ce n’est plus un corps : c’est ainsi le champ de
possibilités associé aux corps qui se trouve brusquement biffé de
la situation.
Un phénomène analogue se produit lorsque nous sommes le
jouet d’un trompe-l’œil, par exemple prenons une représentation
sur une feuille de papier pour un objet matériel. Lorsque nous
nous apercevons du trompe-l’œil, la manière dont l’objet apparait
se trouve radicalement modiiée, et avec elle l’horizon de possibilités que l’objet potentialise. Tant que l’objet apparaissait comme
une chose matérielle, il était envisageable de s’en approcher pour
s’en saisir, il était nécessaire de la contourner pour passer, etc.
Maintenant que ce n’est plus qu’une image, ces possibilités ne sont
plus disponibles : je ne peux attraper ce qui est représenté sur
l’image, point n’est besoin de le contourner car je ne peux buter
contre lui, etc.
Le point essentiel ici est que ce champ de possibilités performatives n’est pas quelque chose que nous devons nous représenter
pour en avoir conscience. Que l’objet apparaisse comme un corps
sufit à alimenter notre conscience de leur disponibilité. En percevant un certain ceci comme un corps, en présentant ce ceci sous le
régime phénoménologique des corps, nous posons présomptivement la disponibilité du champ de possibilités potentialisé par les
corps. Cette conscience présomptive est comme externalisée dans
le sens que présente l’objet apparaissant.
Le phénomène de corps nous enjoint ainsi à renouveler notre
compréhension du rapport que nous entretenons avec le possible,
et à le libérer des fonctions noétiques auxquelles l’a cantonné la
tradition. Nous n’avons pas à imaginer ou raisonner pour prendre
conscience de ce qui peut être et nous émanciper de ce présent
éternel dans lequel la perception prétendument nous enferme. La
force de la perception est précisément de conférer au possible une
réalité sans transiter par la représentation. Alors que la pensée doit
réaliser le possible pour se le représenter, et ce faisant le déréalise – en fait une représentation, précisément –, la présentation du
possible engagée dans la perception l’investit d’une réalité sans le
suspendre à l’actualisation. Par la perception, le possible est bien
réel, mais il conserve cette latence qui assure son statut modal, le
maintient à distance du réalisé.
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◗ RÉfÉRenCes
Par souci historique, l’année indiquée entre parenthèses après
le nom des auteurs est l’année de première publication de l’ouvrage ou de l’article, ou, s’il s’agit d’un cours, l’année où le cours a été
professé. La date de publication de l’édition à laquelle nous nous
sommes référé est dans ce cas indiquée à la suite du nom de l’éditeur. Pour les références de pages données dans le texte, lorsqu’il
s’agit d’un ouvrage traduit, et que nous faisons référence à la pagination de la version originale, nous indiquons les numéros des
pages entre crochets.
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