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Gunnar Declerck Préface de François-David Sebbah Résistance et tangibilité Essai sur l’origine phénoménologique des corps Le Cercle Herméneutique Éditeur Ouvrage publié avec le soutien de l’EA 2223 Costech de l’Université de Technologie de Compiègne Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 3 7/10/14 7:42:11 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 4 7/10/14 7:42:11 ◗ TabLe des MaTièRes Préface ................................................................................................................. 11 introduction I. La crise du modèle d’explication objectiviste ...................... 17 § 1. La psychologie objectiviste et la perception des corps ..................17 § 2. L’effondrement des assises ontologiques de l’objectivisme et la nécessité d’une démarche explicative alternative ....................22 II. La nécessité d’une enquête phénoménologique sur l’origine des corps .......................... 31 § 3. L’orientation phénoménologique de l’enquête .................................31 § 4. Comment la physique rejoint la phénoménologie ...........................36 § 5. Des réticences à se défaire du réalisme dans la physique contemporaine............................................................41 5a. 5b. 5c. Le kantisme tronqué des physiciens et la réification de la subjectivité ...42 Le maintien d’une conception réaliste de l’espace et du temps .............44 Le spectre de l’objectivisme .........................................................................48 III. Tangibilité et matière ....................................................................... 51 § 6. La tangibilité et le phénomène de corps .............................................51 § 7. Que signifie enquêter sur le pourquoi des corps ? ..........................57 § 8. Pourquoi il faut partir de la vue pour comprendre le toucher .....59 Chapitre i Les corps et l’occupation de l’espace IV. Le champ d’occupation.................................................................... 69 § 9. Le phénomène d’espace ordinaire et les corps .................................69 § 10. Le champ d’occupation comme couche architectonique du phénomène d’espace ordinaire ........................................................73 § 11. Espace d’occupation et espace du paysage ........................................79 § 12. La matérialité des corps dans le champ d’occupation ....................83 § 13. Addendum. Différences avec la conception biranienne du phénomène de corps ...........................................................................89 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 5 7/10/14 7:42:11 6 Résistance et tangibilité 13a. Les limites de l’actualisme ............................................................................90 13b. Les corps et l’inscription dans l’espace ......................................................93 V. La préoccupation pour l’occupation de l’espace et le phénomène de corps ...................................... 99 § 14. Comment la conscience de notre incarnation est présupposée par le phénomène de corps.....................................99 § 15. L’incarnation et la rivalité pour l’espace ............................................101 § 16. Les modalités primaires d’occupation de l’espace : l’espace vide et l’espace plein ................................................................105 § 17. Addendum. Du rapport agonistique au rapport d’usage ...............107 § 18. L’habitation de l’espace et le concernement ....................................109 18a. Le rapport de connaissance et le rapport d’habitation à l’espace ........110 18b. Les limites de la théorie de la spatialisation de Poincaré .......................113 18c. Pourquoi l’autoconcernement est une condition de possibilité de la spatialisation................................................................117 18d. En quoi le phénomène d’espace présuppose l’action de la mémoire .................................................................................118 § 19. L’expérience de l’occupation de l’espace dans l’interaction haptique.....................................................................120 Chapitre ii La constitution des corps et la rationalité performative § 20. Objet du chapitre ......................................................................................127 VI. La mécanique de constitution de l’objet matériel dans Ideen II ............................................. 129 § 21. Le projet d’Ideen II : la déconstruction phénoménologique de l’idée de Nature .........129 § 22. Le schème sensible comme objet spatial primaire.........................131 22a. Les étapes de la réduction permettant de dégager le schème sensible...............................................134 22b. L’objet stéréoscopique, modèle de schème sensible concret................137 § 23. L’opération d’appréhension réalisante et l’inscription du schème sensible dans le réseau des causalités mondaines.....139 § 24. La subordination intentionnelle du phénomène de chose matérielle au schème sensible .............................................142 VII. Les limites de l’analyse husserlienne de la matérialité ................................................................................ 145 § 25. Organisation de notre discussion critique ........................................145 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 6 7/10/14 7:42:11 table des matièRes 7 § 26. Les conséquences de l’identification de la matérialité à la disposition à participer à des connexions causales ................146 26a. Le statut équivoque du fantôme................................................................147 26b. Pourquoi inscription causale et remplissement matériel ne se superposent pas .................................................................................151 § 27. Inscription spatiale, inscription causale et résistivité ....................152 27a. En quoi l’immatérialité des objets stéréoscopiques diffère de celle des hologrammes..............................................................152 27b. L’immatérialité de l’objet spectral .............................................................156 27c. La soustraction de l’objet stéréoscopique à l’espace concret ...............159 27d. Le phénomène de matérialité et le partage de l’espace..........................161 § 28. Le rôle du toucher dans la constitution de la matérialité.............165 28a. Pourquoi le « pur et simple toucher » ne permet pas la constitution des propriétés matérielles.................................................165 28b. La position équivoque de Husserl sur la nature de la résistance ..........168 28c. Existe-t-il un « pur et simple toucher » ? .................................................171 28d. De la nécessité de considérer un phénomène de résistance ne ressortissant pas de l’appréhension réalisante ............176 § 29. Résistance, résistivité, événement réal de résistance .....................179 § 30. Nature et fonction du corps propre dans la constitution haptique des déterminités matérialisantes des corps ....................181 § 31. Le schème dynamesthésique et la constitution haptique des propriétés mécaniques...................................................188 31a. L’opération de contraposition du schème dynamesthésique................189 31b. La fonction motivationnelle du déplacement et des sensations de contact dans la contraposition du schème dynamesthésique ..........191 31c. La fonction référentielle du corps propre dans la synthèse du schème dynamesthésique ......................................................................195 31d. Le schème dynamesthésique comme couche pré-réale du phénomène de chose matérielle...........................................................196 VIII. Le phénomène de corps et la rationalité performative .................................................. 199 § 32. Les conséquences du primat méthodologique de l’attitude spectaculaire sur la thématisation du sens phénoménologique des corps chez Husserl ....................199 § 33. Pourquoi selon Heidegger le phénomène de chose matérielle analysé par Husserl ne peut servir de fondation au phénomène de chose ordinaire ............................201 § 34. Ce que démontre la possibilité d’une perception aveugle des corps ....................................................204 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 7 7/10/14 7:42:11 8 Résistance et tangibilité § 35. Le phénomène de corps et la rationalité performative ................208 § 36. Addendum. La connexion de l’être et de l’essence de chose matérielle ...................................................................................211 § 37. Synthèse de recouvrement et installation de la chose dans l’espace ........................................................................214 § 38. Gradient de distance et capacités d’action .......................................218 38a. Les observations empiriques suggérant un calibrage de la distance perçue sur les capacités d’action.......................................219 38b. La rationalité performative et la spatialisation du monde perçu ..........222 38c. La fonction métrique du temps dans la mise en place du gradient de distance .........................................225 § 39. La mécanique de constitution du schème sensible et la rationalité performative .................................................................228 Chapitre iii L’expérience de la fermeture du possible dans l’affrontement de la résistance des corps § 40. Objet du chapitre ......................................................................................235 IX. Le rapport protentionnel au possible dans l’expérience de l’obstruction motrice....................... 237 § 41. L’obstruction motrice et la perception de la matérialité des corps ......................................................................237 § 42. Structure et moments essentiels du phénomène d’obstruction motrice ...............................................238 42a. Les constituants du phénomène d’obstruction passive. Le schéma corporel et la spatialisation .....................................................239 42b. Les constituants du phénomène d’obstruction active. L’effort et l’emboîtement des référentiels spatiaux ................................243 § 43. Addendum. Les enseignements de la paralysie et de la désafférentation..........................................................................245 § 44. Pourquoi l’expérience de l’obstruction est tributaire d’un rapport protentionnel au possible ...................253 X. La fermeture du possible dans le phénomène de pesanteur et l’expérience de l’effort.................................. 257 § 45. Pertinence et limites de l’analyse heideggerienne de la résistance ...........................................................................................258 § 46. Le dévoilement du poids des corps dans la perspective de l’usage préoccupé ..........................................260 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 8 7/10/14 7:42:11 table des matièRes 9 § 47. Pourquoi la notion d’appropriété ne rend pas justice au poids perçu dans la manipulation ordinaire ...............................263 47a. Le poids que manifestent les corps se présente comme une contre-force ............................................................................264 47b. Le poids que manifestent les corps est proportionné à nos forces ....................................................................265 § 48. L’analyse heideggerienne du phénomène de résistance. La résistance comme perturbation du commerce et déception des attentes ........................................................................269 48a. L’oubli de l’être-au-monde chez Descartes et Dilthey ..........................270 48b. La disposibilité comme condition du sentir ............................................271 48c. La résistance comme rupture de la familiarité ........................................273 § 49. Pourquoi la résistance ne peut être assimilée à une perturbation du commerce préoccupé ..................................276 § 50. Les enseignements de la psychologie : l’explication centraliste de la dynamesthésie ....................................281 50a. La surévaluation du poids et de la force dans la faiblesse musculaire ........................................................................282 50b. Comment l’effort permet de référer le poids aux forces disponibles ..................................................................286 § 51. Le sens de l’effort, la résistance et l’expérience du possible.......290 51a. La référence intrinsèque du poids aux capacités de production de force ...............................................................................290 51b. L’expérience de la fermeture du possible dans l’effort..........................294 51c. Addendum. Pourquoi l’effort ne peut être simulé ....................................297 51d. La circonscription du possible dans l’expérience passive de la résistance ................................................300 51e. Addendum. La résistance des corps comme auxiliaire de l’activité .......304 51f. Pourquoi il ne peut y avoir de résistance dans la « réalité physique » ..........................................................................306 § 52. Addendum. Le poids comme disposition des corps, non comme sensation .............................................................................309 Épilogue ........................................................................................................... 313 Références ....................................................................................................... 323 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 9 7/10/14 7:42:11 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 10 7/10/14 7:42:11 11 ◗ PRÉfaCe Le livre qu’on va lire part d’un constat radical : les avancées les plus contemporaines de la physique accroissent l’intelligibilité de la réalité en effaçant, dans leur ordre propre, les caractéristiques de la réalité pour nous : qu’elle s’oppose, pèse, nous résiste. Une certaine ironie fait que l’objectivité même des objets se dérobe au niveau le plus premier de l’intelligibilité physique contemporaine (en particulier depuis la physique quantique). Dès lors, l’objectivité du réel, doublure présupposée de nos expériences qu’il faudrait dégager et rejoindre au travers de l’à-peu-près de l’expérience vécue, loin d’expliquer quoi que ce soit, exige qu’on rende compte de la constitution de son sens. Seule une enquête phénoménologique radicale pourra venir au secours des connaissances objectives – en physique, mais en psychologie expérimentale aussi – qui aujourd’hui se présentent comme explications en dernière instance ; elle le fera en déployant la constitution du sens même de l’objectivité qui sera toujours irréductible aux explications objectives, par déinition d’un autre ordre et la présupposant. Il y a grande audace à programmer crânement une telle recherche aujourd’hui alors que, d’une part, l’immense majorité des travaux en sciences cognitives se tient à l’intérieur de la sphère délimitée des résultats objectifs, et que, d’autre part, une certaine phénoménologie s’est repliée exclusivement sur le commentaire de ses textes, ou encore sur ce qui, du sens, ne croise plus la production de résultats scientiiques. Cette audace se double d’une autre – qui n’est pas mise en avant dans ce livre mais qui est bien présente, resterait-elle implicite (ce qui n’est pas le cas dans d’autres travaux de l’auteur). Accordant une valeur fonctionnelle fondamentale au tangible, qui ne sera réductible ni à des caractéristiques des objets (inertie, etc.) ni au vécu du sujet, et qui fera plus que jamais du corps une puissance Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 11 7/10/14 7:42:12 12 Résistance et tangibilité de constitution, Gunnar Declerck prend à contre-pied la métaphysique de l’information naïve qui accompagne parfois aujourd’hui le virtuel célébré de diverses manières à partir de la puissance du numérique (et rêvant parfois de se séparer de la contingence du corps). Cette enquête phénoménologique n’est pas simplement programmée ; elle est très largement mise en œuvre. Sans cesse informée au plus près des résultats des sciences cognitives – il arrive d’ailleurs à l’auteur de pratiquer plus frontalement le croisement entre phénoménologie et sciences cognitives dans d’autres de ses travaux – le livre se tient cependant tout entier sur le plan phénoménologique du dégagement de la constitution du sens du tangible. Les privilèges du « voir » mais aussi et surtout du « toucher » y sont déconstruits. De nombreux auteurs, par exemple Bergson ou Maine de Biran, sont discutés, toujours depuis la rigueur de la description phénoménologique des expériences connexes de la tangibilité, de la résistance, de la matérialité ou de la spatialité ; toujours dans un geste de phénoménologue. Et, de ce point de vue, Husserl et Heidegger endossent un rôle décisif. G. Declerck est en un sens de bout en bout husserlien dans son style, même si sa lecture extrêmement précise de certains passages de Ideen II en détecte les hésitations voire les contradictions, à propos du statut du toucher en général ou encore à propos du « fantôme », pour les reconduire au présupposé qui les rend inéluctables : au bout du compte une neutralisation de la rationalité pratique, un primat du « spectaculaire ». Il ne s’autorise à débusquer ces butées de la description husserlienne qu’en leur opposant d’autres descriptions phénoménologiques de première main extrêmement rigoureuses et minutieuses. De la même manière, la fréquentation de la pensée heideggerienne – la manière dont elle implique le possible – permet de révéler l’actualisme corrélé au thème de la volonté qui régit les analyses de Maine de Biran ou encore de Dilthey (cf. le privilège du toucher accordé par ces pensées dans l’expérience de la résistance). Mais l’inspiration heideggerienne qui nourrit le livre est elle-même sévèrement mise à l’épreuve et renouvelée : il faut redonner au Dasein un corps, un corps dans sa pesanteur qui occupe l’espace, doit s’y insérer, Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 12 7/10/14 7:42:12 PRéface 13 pour que l’expérience de la tangibilité ne soit pas trahie : le corps comme embarras et possibilité, l’un au travers de l’autre, dans un monde peuplé de choses elles aussi tout ensemble auxiliaires et obstacles. L’enquête phénoménologique de G. Declerck touche à un point crucial : réévaluer le tangible contre tout représentationalisme et tout formalisme ne doit pas mener à un actualisme naïf. Il n’y a de tangible que dans la profondeur du possible. Mais le possible dont il s’agit, inversement, ne saurait être décrit en termes représentationalistes et formels : il suppose – il « est » – l’embarras de mon corps pesant dans son corps-à-corps avec la résistance des choses tangibles ; tangibles – c’est-à-dire déjà « possibilisations »… Et ce dans un enveloppement réciproque, cercle ou mieux spirale vertueuse… Relever le pari d’une description phénoménologique inédite dont l’enjeu n’est en rien régional – tout simplement, qu’il y ait des choses pour nous – voilà qui n’est pas si fréquent ces derniers temps. Le faire dans une lecture rigoureuse des auteurs qui ne se résume jamais à elle-même, et dans une connaissance précise des résultats scientiiques qui sait les impliquer sans les prendre pour arbitre, encore moins. C’est un tel pari que veut relever ce livre : rigoureux, parfois ardu, toujours limpide, opposant au lecteur sa densité, lui ouvrant des possibles. François-David Sebbah Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 13 7/10/14 7:42:12 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 14 7/10/14 7:42:12 inTRoduCTion Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 15 7/10/14 7:42:12 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 16 7/10/14 7:42:12 17 i. La CRise du ModèLe d’exPLiCaTion objeCTivisTe As an empiricist I continue to think of the conceptual scheme of science as a tool, ultimately, for predicting future experience in the light of past experience. Physical objects are conceptually imported into the situation as convenient intermediaries – not by deinition in terms of experience, but simply as irreducible posits comparable, epistemologically, to the gods of Homer. Let me interject that for my part I do, qua lay physicist, believe in physical objects and not in Homer’s gods; and I consider it a scientiic error to believe otherwise. But in point of epistemological footing the physical objects and the gods differ only in degree and not in kind. Both sorts of entities enter our conception only as cultural posits. The myth of physical objects is epistemologically superior to most in that it has proved more eficacious than other myths as a device for working a manageable structure into the lux of experience. W.V.O. Quine, Two dogmas of empiricism, 1951. § 1. La psychologie objectiviste et la perception des corps L’approche psychologique standard de la perception s’établit sur la conviction que le monde dont nous faisons l’expérience est isomorphe à un monde plus ancien et plus vrai dont il est le phénomène, et qui tient le rôle de modèle dans son édiication. Cet arrière-monde, c’est ce qu’on appelle traditionnellement la réalité physique, et c’est ainsi la physique qui reçoit la charge d’en produire la description. Cette conception – généralement qualiiée d’objectiviste – oriente d’emblée la psychologie sur une stratégie explicative bien Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 17 7/10/14 7:42:12 18 Résistance et tangibilité particulière1. Le monde perçu empruntant ses formes architectoniques, son organisation et sa sémantique, à la réalité physique, le format sous lequel se présente l’objet dans l’expérience s’explique par les structures intrinsèques de cette dernière. C’est parce qu’il y a physiquement de l’espace, des corps, du vide entre ces corps, que le monde se présente à nous comme un univers spatialisé où se disposent des objets matériels séparés par des distances. Si tel objet nous semble plus éloigné que tel autre, c’est qu’une distance plus importante nous sépare de lui dans la couche physique du réel. Et il n’y a que la couche physique qui soit proprement réelle. De même, si nous percevons qu’une chose est plus lourde qu’une autre, c’est que physiquement elle est plus lourde qu’elle : la force gravitationnelle s’exerce de manière pour ainsi dire plus prégnante, car la masse est plus importante. Dans ce système explicatif, l’interaction gravitationnelle est ainsi jugée responsable de la pesanteur que manifestent les corps que nous percevons. La pesanteur dont nous faisons l’expérience correspond à la connaissance immédiate que nous avons de la masse des corps et de la force d’attraction, la forme que prend cette connaissance dans la physique naïve dont la Nature nous a gratiié. Pour la psychologie objectiviste, nous percevons ainsi des corps parce qu’il existe réellement des corps. Les corps qu’il nous est donné de voir ou de toucher existent sous ce même format indépendamment de nous. Ils sont déjà des corps sans nous. Percevoir des corps, c’est pour cette raison rejoindre le monde objectif, le voir tel qu’il est, ou même, plus radicalement, lui donner dans notre expérience l’occasion d’apparaître. La perception peut bien s’offrir parfois quelques fantaisies, corriger le réel pour lui donner un tour plus pratique, plus facilement utilisable – plus humain (ainsi les couleurs et les déformations perspectives sont elles son apport 2), elle n’en entretient pas moins pour l’essentiel 1 – Cette description de l’objectivisme rejoint le tableau qu’en dresse Husserl dans la Krisis (Husserl, 1954b, § 14, pp. 79-80), et est également proche de l’analyse qu’en propose Mark Johnson (1989 ; 1991). 2 – « Si vous demandez à un physicien quelle idée il se fait de la lumière jaune, il vous dira qu’il s’agit d’ondes électromagnétiques transversales dont la longueur d’onde est voisine de 590 millimicrons. Si vous lui demandez : mais où le jaune intervient-il ? Il dira : dans ma description, il n’intervient pas du tout, mais ces sortes de vibrations, lorsqu’elles frappent la rétine d’un œil sain, don- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 18 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 19 une relation spéculaire avec l’être physique : les formes du perçu sont imposées par les formes intrinsèques du réel. En adoptant les principes de l’objectivisme, la psychologie neutralise donc la question de savoir pourquoi le monde se présente dans notre perception avec ce formatage singulier que nous lui connaissons. La réalité physique consistant déjà en un système de corps, notre expérience ne fait que recueillir dans la connaissance l’image de structures qui la précèdent. La psychologie objectiviste possède la chose matérielle dès le début de la chaîne explicative, c’est d’elle qu’elle part. Son problème n’est pas de comprendre ce qui pousse notre esprit à poser l’existence de corps. Il est de déterminer comment nous pouvons bâtir une image adéquate – ou pour le moins sufisamment idèle – d’un quelque chose qui nous préexiste, comment la représentation subjective peut rejoindre la réalité objective dont elle est la représentation 3. Ainsi, quand la psychologie cherche à expliquer les mécanismes qui nous rendent capables de percevoir la température des corps que nous touchons, elle part de l’existence effective d’une température déinie physiquement, généralement comme degré d’agitation des particules (notion d’énergie thermique). Il existe une température physique, puisqu’on peut la mesurer en se passant de l’intervention du système somatosensoriel humain : on peut tout simplement faire usage d’un thermomètre. Le système qui permet à l’homme de percevoir la température n’est d’ailleurs lui-même qu’un thermomètre organique, comme Marvin Minsky pouvait dire que le cerveau est une machine de viande. Il s’agit peut-être d’une machine molle, moins rigoureuse, plus encline à troquer la précision de la mesure contre l’utilisabilité de l’information. Mais le principe est exactement le même : il s’agit d’un appareil de mesure, un dispositif capable de délivrer une information plus ou moins précise sur une quantité déinie physiquement. Expliquer comment nous pouvons percevoir la température revient ici à décrire les dispositifs et mécanismes biologiques qui permettent la conversion de cette quantité physique en signaux nerveux – nent à la personne à qui l’œil appartient la sensation de jaune. » (Schrödinger, 1958, pp. 227-228) 3 – Il s’agit là d’un avatar du problème cartésien de l’adéquation. Voir Johnson (1989), pp. 110-111. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 19 7/10/14 7:42:12 20 Résistance et tangibilité processus qui a lieu au tout début de la chaine de conversion, au niveau des capteurs : les capteurs de la peau sont « sensibles à la température », car ils sont capables d’adresser au cerveau des signaux corrélés avec la température physique de l’objet exploré de la main. Bien entendu, ces signaux doivent encore être décryptés et interprétés par le cerveau, qui garde l’initiative de la sémantique. Toutefois, la température sentie qui résultera de ce processus d’interprétation restera, au moins sur certaines plages de valeurs, quantitativement corrélée à la température telle qu’on peut la déinir et la mesurer physiquement. Décrire ces corrélations était le projet de l’ancêtre de la psychologie moderne : la psychophysique de Gustav Fechner. La psychophysique visait à mettre au jour des lois mathématiques exprimant la manière dont les sensations sont corrélées aux quantités physiques. La psychologie contemporaine a en partie renoncé à ce projet, mais elle n’a pas renoncé au modèle épistémologique qui l’autorise. Le programme objectiviste d’explication de la perception se soutient également de différentes afirmations sur la nature de l’organe de connaissance et de ses relations avec l’objet connu – afirmations qui, bien que rarement formulées tant leur vérité semble à tous évidente, servent de toile de fond constante pour justiier son entreprise explicative. Mentionnons les deux plus importantes : (i) L’organe de la connaissance est lui-même une partie de cet être physique qu’il a vocation à connaître : il s’agit d’une structure matérielle – un amas de matière grise –, et il est comme tel « en contact » avec les entités de la réalité physique : il subit leur action et exerce en retour une action sur elles. Que l’organe qui nous offre de connaître soit de la même étoffe que la réalité physique justiie en principe son aptitude à accéder à celle-ci : l’action physique que l’objet exerce sur le cerveau (modulo ses ramiications fonctionnelles dans l’organisme) n’a en somme qu’à être convertie en signe ou représentation. Le processus de connaissance se trouve dès lors physiquement légitimé et la possibilité est ouverte d’une description intégralement physique de celui-ci (naturalisation). La psychologie objectiviste souscrit implicitement au principe selon lequel le semblable seul peut connaître le semblable : c’est une condition de possibilité de la connaissance que son organe participe de la nature du connu. Et par sa conception causaliste de la Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 20 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 21 perception4 , elle observe le commandement kantien selon lequel l’objet connu « ne peut nous être donné […] qu’à condition d’affecter l’esprit d’une certaine manière »5. (ii) Le cerveau, sous la pression de l’évolution naturelle, n’a pas eu d’autre « choix » que de développer une aptitude à rendre une image idèle du réel. Le fait que nous soyons en vie démontre que le monde que notre cerveau construit dans la perception et sur lequel nous nous réglons pour agir est foncièrement parent avec le monde vrai, préhumain, dont les sciences de la Nature produisent la description. Si les représentations qui servent à organiser notre comportement avaient totalement manqué d’objectivité, si nos ancêtres avaient commencé à voir des corps là où physiquement il n’y a rien (tout au moins, pas de corps), ou inversement s’ils étaient restés aveugles aux corps qui sont physiquement présents, ils se seraient pris les pieds dans l’être, ou auraient tenté d’empoigner des chimères. L’évolution naturelle a ainsi dans l’économie explicative de l’objectivisme la même fonction gnoséologique que le Dieu moralement bon de Descartes (incapable, en raison de sa perfection, de tromper quiconque) : garantir l’adaequatio rei et intellectus, garantir que notre perception, pour peu qu’elle se trouve nettoyée de ses impuretés par l’activité rationnelle, nous donne bien accès à un monde physique vrai qui nous précède dans l’être. 4 – Cette conception doit être distinguée de la (ou des) théorie(s) causale(s) de la perception formulée(s) et discutée(s) dans le champ de la philosophie analytique anglo-saxonne, dont la paternité est généralement attribuée à John Locke. Voir notamment Grice (1961), Snowdon (1981), Dretske (1981 ; 1988), et plus récemment Vision (1997). La conception psychologique causale de la perception partage sans conteste certaines affirmations avec ces dernières, mais elle est essentiellement d’une autre nature. En particulier, sa portée n’est pas d’ordre épistémologique, mais ontologique. Ainsi, (a) elle ne se prononce pas sur les caractéristiques que doit posséder une (bonne) explication de la perception, mais pose un état de fait, à savoir que derrière toute représentation perceptive, il y a une structure physique dans l’environnement de l’organisme qui est cause et référent de cette représentation ; (b) elle ne s’engage pas sur la question de l’existence des sense data, ni sur celle de savoir si la réalité physique qui cause les représentations perceptives est ou non accessible à la connaissance. Au sens strict, elle correspond bien plus à un acquis implicite des modèles de la perception qui sont développés en psychologie qu’à une théorie. 5 – Kant (1781), 1ère partie, § 1, III, 49/IV, 29 (p. 81). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 21 7/10/14 7:42:12 22 Résistance et tangibilité Il n’est pas anodin que ce schéma explicatif se retrouve dans le réalisme convergent (ou asymptotique6) des sciences de la Nature. Le réalisme convergent se déinit par « l’afirmation que seule l’idée d’une adéquation, fût-elle approximative, avec le réel explique de façon satisfaisante le succès prédictif des théories »7. C’est parce qu’ils décrivent la manière dont les choses fonctionnent réellement, que les modèles offrent de prédire les phénomènes naturels. Et ils les prédisent d’autant mieux que la représentation qu’ils en proposent est idèle. La description de la perception, ou plus généralement de l’activité de connaissance, promue par la psychologie objectiviste s’établit sur un raisonnement semblable. Elle explique les succès phylogénétiques de la perception par sa capacité à capturer quelque chose de la Nature, et elle voit ainsi dans la capacité même des êtres vivants à vivre une preuve que leurs systèmes perceptifs sont adéquatement branchés sur celle-ci8 . Par là, elle place la perception sur la même échelle que la connaissance produite par les sciences : la perception, parce qu’elle offre un premier accès aux structures du réel, est une sorte de proto-science. Et au fond, seule une différence de précision la différencie des théories scientiiques les plus élaborées. Si la physique naïve dont sont dotés la plupart des êtres vivants est rudimentaire, c’est par ailleurs qu’elle sufit à leur adaptation. Elle leur offre de prédire le comportement des phénomènes avec un degré de précision sufisant pour répondre aux exigences imposées par leur constitution biologique et les projets qui les animent. § 2. L’effondrement des assises ontologiques de l’objectivisme et la nécessité d’une démarche explicative alternative Si de tels arguments pouvaient maintenir un semblant de cohérence – et pour le moins faire illusion –, lorsque la physique dépeignait une réalité fonctionnellement et intuitivement parente avec notre monde perçu, ils sont devenus insoutenables avec les 6 – Smith (1995), p. 648. 7 – Bitbol (1998), p. 29. 8 – Cette thèse est en particulier développée par ce qu’on appelle la psychologie évolutionniste, mais en un sens toute la psychologie contemporaine est évolutionniste. La position de Cutting & Vishton (1995) est exemplaire à cet égard. Voir également Gaulin & McBurney (2003). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 22 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 23 bouleversements que la physique quantique a installés dans le tableau de la Nature et les exigences discursives et explicatives qu’elle a imposées. Depuis que la physique a récusé le caractère substantiel de l’atome, le tableau du monde que nous livre la science n’est plus celui d’une Nature solide. Schrödinger l’expliquait il y a plus d’un demi-siècle déjà, « la matière a cessé d’être cette chose simple, palpable, résistante, qui se meut dans l’espace, dont on peut suivre la trajectoire, dont chaque partie peut être suivie dans son propre mouvement – telle enin que l’on peut énoncer les lois précises qui en régissent le mouvement » 9. La physique a cessé de penser la matière sur le modèle de l’objet : la chose tangible que l’on peut empoigner, qui présente des contours déinis sous le regard et reste docilement à l’endroit où on l’a laissée. La principale raison de l’abandon de ce modèle est que les procédures censées permettre de fonder l’identité de l’objet matériel à l’échelle macroscopique, c’est-à-dire son maintien comme un et même dans le temps, ne sont plus applicables à l’échelle subatomique10. On ne peut pas poursuivre une particule pour s’assurer que c’est bien la même qu’on observe d’un instant à l’autre, et lesdites particules, prises une à une, sont trop peu différenciées (il s’agit, comme dit Merleau-Ponty, de réalités génériques11), pour qu’on puisse s’assurer par un examen de leurs propriétés que c’est bien des mêmes 9 – Schrödinger (1951), p. 33. Cette conception classique de la matière est évidemment liée au modèle démocritéen de l’atome comme composant physique dernier, indécomposable, solide et indestructible, de la Nature – assise dernière de sa substantialité –, la dématérialisation de la matière signifiant en premier lieu la désubstantialisation de l’atome. Sur cette question voir également March (1962), chap. V, et D’Espagnat (2000), p. 8 sqq. 10 – Il en va de même pour les procédures permettant de distinguer un individu d’un autre. « The very conclusion that this is a system consisting of two distinct individuals is not one which can be satisfactorily linked to any similar non-disturbing measurement procedure which could bring it to light. Measurements which can be designed to support such a conclusion are necessarily ones which do perturb the state. Even the talk of ‘disturbing’ and ‘perturbing’ is unhappily laden with ‘classical’ imagery, and may be misleading. What we can say quite definitely is that such measurements cannot be regarded as doing anything to reveal […] what the situation was like before the measurement was made. » (Van Fraassen & Peschard, 2008, p. 32) 11 – Merleau-Ponty (1956-1957), p. 127. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 23 7/10/14 7:42:12 24 Résistance et tangibilité qu’il s’agit12 . La physique a ainsi été contrainte de renoncer à la conception traditionnelle qui veut que les composants derniers de la matière consistent en des entités individuelles « dont l’‘identité’ subsiste en principe éternellement »13. Absolument rien ne laisse penser que cette situation va changer. Les recherches contemporaines n’ont fait que conirmer et reconirmer le caractère insubstantialisable et non corpusculaire des structures subatomiques de la matière – c’est-à-dire l’inadéquation des catégories de substance et d’objet aux observations que nous pouvons faire à cette échelle. Et la conception particulaire ou atomiste de la matière tend de plus en plus à être perçue comme un reliquat de l’histoire dont la physique contemporaine peut sans concession aucune se passer14 . Ce bouleversement paradigmatique constitue sans aucun doute un important progrès dans notre compréhension de la nature de la matière. Et la physique démontre une grande force de caractère en se libérant de modèles opératoires et représentations ayant exercé leur suprématie pendant plus de deux millénaires15. Il ne va cependant pas sans poser des problèmes fort épineux quand on analyse la physique non plus de manière intra-disciplinaire, mais dans son intégration au système général formé par les sciences de la Nature, notamment lorsqu’on considère la représentation de l’univers et de l’homme qu’elles autorisent ou promeuvent. En dématérialisant la matière, la physique contribue en effet à creuser un peu plus l’abîme qui sépare la Nature et le monde tangible où nous évoluons, monde qui est pourtant censé, à en croire ces mêmes sciences, lui emprunter ses structures constitutives, en être une représentation. Plus important encore, elle prive la psychologie objectiviste des assises ontologiques qui légitiment sa 12 – Voir Schrödinger (1951), p. 46. Voir également Bitbol, (1998), p. 215 et p. 337, note 132 ; Bitbol (2000a), p. 12 sqq. ; Bitbol (2000b), pp. 199-200. 13 – Schrödinger (1951), p. 37. « L’affirmation selon laquelle c’est la même particule qui a été observée dans les deux cas n’a aucune signification vraie, dépourvue d’ambiguïté. » (Ibid.) 14 – Voir Bitbol (1998), chapitre 5, notamment p. 216. Voir également Bitbol (2000b). 15 – On fait généralement remonter la naissance de la conception atomiste de la matière à Leucippe, philosophe grec ayant œuvré aux quatrième et cinquième siècles avant JC. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 24 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 25 démarche explicative. En montrant que la « réalité » n’est, au plan quantique, pas de même nature ou régie par les mêmes lois qu’au plan macroscopique, de sorte que les comportements et propriétés observables au second – en premier lieu la forme sous laquelle les corps nous apparaissent – ne sauraient directement dériver de ceux observables au premier, la nouvelle physique condamne comme nulle et non avenue l’idée que les formes macroscopiques de la réalité à laquelle nous introduit notre perception vont de soi, et n’ont, en tant que telles, pas à être expliquées. Comme le note Bitbol, « la matière se trouve […] complètement dépossédée du privilège d’être auto-explicable parce qu’auto-composée (les grands corps matériels étant supposés résulter d’une sorte d’empilement de corps matériels plus petits). »16 La psychologie ne peut plus établir ses descriptions de nos représentations perceptives, et de la machinerie qui en assure la production, sur un monde physique déjà décidé dans ses formes et structures. Elle ne peut plus expliquer notre expérience de la solidité des corps par la préexistence d’une solidité physique intrinsèque. Il n’y a pas de solidité physique intrinsèque. La solidité est une propriété qui ne peut être dite exister que relativement à un contexte d’observation et certaines conditions performatives. Ce que montre la physique quantique, c’est que rien dans la réalité préhumaine que décrit le physicien n’est en mesure de prédéterminer le format du monde dont nous avons l’expérience. En toute légitimité, la réalité physique ne peut se voir attribuer aucune forme ou métrique intrinsèque. Même le principe du tiers exclus ne saurait y avoir de place17. Il s’agit, au mieux, d’un être dont les formes sont potentielles. C’est ainsi toute la posture objectiviste de la psychologie qui se trouve sapée à la base. Et c’est, par voie de conséquence, le projet d’expliquer comment la psychè peut se frayer un accès à la Nature par la représentation, donc la possibilité même de la science18 , qui se trouve compromis. 16 – Bitbol (2000b), p. 206. 17 – Voir Schrödinger (1951), pp. 37-40. 18 – Parce qu’elle projette de décrire les mécanismes naturels qui permettent l’édification du monde perçu, donc d’expliquer comment l’être physique se sublime en représentation quand un cerveau en éveil est mis à son contact, la science de la psychè reçoit la lourde charge, dans l’édifice scientifique du savoir, d’assurer qu’on puisse, par une démarche régressive, remonter du monde perçu à la réalité physique dont ce monde est censé être la représen- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 25 7/10/14 7:42:12 26 Résistance et tangibilité Si la crise épistémologique installée par la physique quantique prive la stratégie explicative objectiviste de ses fondements, elle ne fait pourtant qu’entériner un verdict d’illégitimité qui pouvait être tiré bien avant elle. Les arguments par lesquels l’objectivisme justiie sa démarche sont en effet déjà par eux-mêmes contestables. Ainsi, (i) on peut fort bien tenir que l’organe de la connaissance opère une lecture complètement « faussée » de la réalité physique préhumaine, que les structures du monde perçu ne sont donc pas isomorphes aux structures de cette dernière, et pourtant permet aux individus de se perpétuer. C’est là une vieille idée que défendait Nietzsche : c’est parce qu’il nous trompe systématiquement sur la réalité que notre organe cognitif est un outil d’adaptation si terriblement eficace. C’est parce qu’il nous fait voir de l’identité et du semblable là où il y a de l’ininiment différent, parce qu’il nous fait voir des différences qualitatives là où il n’y a que continuité ou chaos, qu’il nous permet de nous comporter eficacement dans la Nature. D’autre part et surtout, (ii) prétendre que les propriétés des choses que dévoile notre perception (couleur, forme, solidité, poids, position, etc.) sont parentes avec les propriétés du monde physique, c’est accorder aux descriptions de la physique un crédit qu’elle ne peut justement trouver que dans les modèles psychologiques. La physique a en effet besoin de l’explication que la psychologie propose des mécanismes qui permettent d’élaborer des perceptions et connaissances à partir d’un « contact » des organes des sens avec la réalité physique, pour s’assurer que les observations par lesquelles elle justiie ses théories retiennent bien quelque chose de cette réalité19. (iii) Cette circularité se retrouve dans l’argument réaliste que la coordination constatable des points de vue et des discours sur les choses démontre la préexistence d’une réalité identique pour tous. Le réaliste voit dans cette coordination une preuve de la préexistence de cette réalité, dont le caractère partagé n’est qu’une conséquence de l’existence. Si nous percevons tous deux cet arbre, si tous deux nous pouvons le toucher, le tation ou au moins le produit phénoménal. En montrant que la perception permet bien d’accéder à cette Nature, dont les sciences prétendent développer une connaissance, la psychologie doit notamment légitimer la prétention à partir de l’observation ou plus généralement de l’expérience, pour développer une connaissance de la Nature. 19 – Voir Schrödinger (1958), chap. 6, en particulier pp. 237-238. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 26 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 27 contourner, en parler, c’est qu’un arbre physique unique est cause et référent de l’arbre perçu. L’arbre physique existe que nous le percevions ou pas, il précède notre expérience et continue d’être quand nous cessons de nous y référer par la perception, l’action ou la parole. C’est l’arbre physique qui motive l’expérience que nous avons d’un arbre habillé de signiications humaines, et c’est son existence qui permet que ce soit bien au même arbre que nous nous référions. L’arbre que chacun de nous perçoit a beau différer de celui que perçoivent les autres, en tant que référence par rapport à laquelle nous nous coordonnons, il est la manifestation d’un arbre physique unique et identique pour tous. Le problème de ce raisonnement – qui constitue sans doute le principal ressort psychologique du réalisme – est qu’on peut en prendre le contrepied en toute légitimité : on peut tout à fait déclarer que cette réalité est justement pour nous la même, parce que nous sommes en mesure de nous coordonner, elle s’atteste comme la même dans nos activités de coordination. La coordination intersubjective est une motivation de la croyance en la précédence ontologique d’une réalité unique, non une preuve de cette préexistence20. La « réalité physique » n’est rien de plus qu’une idée régulatrice qui permet de donner à la coordination des points de vue un fondement rationnel, d’en expliquer la possibilité. Cette crise épistémologique sans précédent, par une sorte de retour de lamme, installe la physique elle-même dans une position inconfortable. La psychologie ne peut plus s’adosser à la physique pour justiier son objectivisme et sa conception représentationaliste de la perception (les propriétés de l’objet perçu s’expliquent par les structures intrinsèques de l’objet physique). Mais la physique, de façon symétrique, ne peut plus s’adosser à la psychologie pour combler l’écart entre ses descriptions de l’être physique préhumain et le monde où les hommes évoluent. Mieux : ce sont les observations mêmes qu’elle réalise et dont ses modèles cher20 – Comme le dit Bitbol, la prétention du réaliste « à ‘expliquer’ l’accord intersubjectif par l’unicité d’un monde extérieur sur lequel portent les énoncés assertifs ne fait […] que dédoubler l’énigme de cet accord et nous introduire dans un jeu de miroir épistémologique ; car après tout, nous n’avons aucun autre moyen de nous assurer de l’unicité de ce monde extérieur que de nous appuyer sur l’accord intersubjectif. Ce qui est expliqué est en même temps le seul indice de la valeur de l’explication. » (Bitbol, 1998, p. 167) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 27 7/10/14 7:42:12 28 Résistance et tangibilité chent à rendre compte de manière systématique et intégrative qui se trouvent privées des assises qui pourraient légitimer leur statut d’« information » sur la Nature21. C’est ainsi, pour reprendre l’expression de Schrödinger, le tableau général du monde que proposent les sciences qui semble perdre sa cohérence et son unité, et se trouve de plus en plus en rupture avec le monde ordinaire dont nous sommes familiers. La physique nous expliquait autrefois que les couleurs, les odeurs, les saveurs, la température, toutes ces qualités que Locke se plaisait à qualiier de secondes, n’existent pas sous cette forme dans l’être physique, qu’elles sont l’interprétation psychologique de propriétés physiques qui leur sont incommensurables. Ce qui au fond restait acceptable pour le sens commun : après tout, les daltoniens perçoivent certaines couleurs autrement et les températures peuvent varier du tout au tout selon la condition de notre propre corps. Elle nous explique aujourd’hui que la matérialité même des choses qui nous entourent, leurs propriétés substantielles : tout ce qui fait d’elles des êtres permanents, n’existent pas non plus comme telles dans cet être physique pourtant censé être leur tissu dernier. Mieux : elle semble même ne plus y trouver de structures et propriétés sur lesquelles indexer les formes de la réalité perçue, comme si, dans la réalité physique, les « choses » n’existaient tout simplement pas. Aussi le gouffre reste-t-il béant entre le monde dont chacun de nous a l’expérience, et qui est pour chacun de nous le monde, et cette réalité préhumaine à laquelle les physiciens prétendent avoir concrètement affaire dans leurs laboratoires ou chercher à saisir de manière abstraite à travers leurs formalismes. En privant l’objectivisme de ses assises ontologiques, l’effondrement du modèle atomiste, ou plus radicalement de la conception substantialiste de l’être physique (il existe un certain quelque chose qualiié par des propriétés intrinsèques), nous contraint ainsi à refonder les modalités explicatives qui doivent permettre de penser le rôle de la psyché dans l’édiication du monde perçu 22 . 21 – Ce problème se retrouve en physique quantique dans la question du statut à conférer aux instruments de mesure. Voir Bitbol (1998), p. 237. 22 – Bien qu’elle ne dispose plus de la légitimité que lui offrait autrefois la physique, la psychologie cognitive contemporaine perpétue en toute naïveté un dispositif explicatif marqué du fer de l’objectivisme. C’est aujourd’hui la notion d’information (et les notions associées d’indice, de capteur, de repré- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 28 7/10/14 7:42:12 la cRise du modèle d’exPlication objectiviste 29 En montrant que la réalité macroscopique dont nous avons l’expérience et l’intelligence est physiquement indérivable du réel tel qu’il est observable et pour ainsi dire interrogeable à l’échelle quantique, elle nous exhorte à mettre au jour des principes irréductibles à la description physique capables d’expliquer pourquoi c’est de cette manière particulière que les choses se montrent à nous – sont connues par nous – à cette échelle. Elle rétablit la nécessité d’une interrogation sur le Sosein de l’étant, là où la psychologie objectiviste enterrait d’emblée la question 23. C’est dès lors à une nouvelle enquête sur l’existence même des corps qui peuplent notre monde ordinaire, que la situation actuelle des sciences de la Nature nous invite. Si les propriétés des corps que nous percevons sont indérivables de cette réalité physique pourtant censée constituer leur matrice, d’où tiennent-ils ces propriétés ? Plus encore, si au sens strict il n’y a pas de corps dans le prémonde que décrit le physicien, pourquoi notre monde perçu consiste-t-il en un système spatialisé de corps ? Pourquoi est-ce de cette manière qu’il apparait dans la perception ? sentation, pour ne mentionner que les plus évidentes) et les modèles qui l’accompagnent, notamment le modèle des machines symboliques, qui portent l’objectivisme de la psychologie. À la question : « pourquoi percevons-nous du poids ? », tout psychologue de bon sens répondra que nous disposons de capteurs biologiques qui nous rendent sensibles au poids des objets (sous-entendu : le poids « physique »), que ces capteurs transmettent à des centres de traitement cérébraux des informations corrélées à ce poids ou aux contractions musculaires qu’il nous faut produire pour soulever l’objet, et que ces centres élaborent une représentation de ce poids. 23 – Merleau-Ponty écrivait à ce propos, dans son cours sur La Nature : « [La science], depuis cinquante ans, ne fonce plus sur l’objet, sans s’étonner de le rencontrer, mais, au contraire, elle ne cesse de s’étonner de son Sosein [être-tel]. ‘Pourquoi le monde est-il ce qu’il est plutôt qu’autre chose ?’ est une question qui est à l’ordre du jour depuis le début du siècle. » (Merleau-Ponty, 19561957, p. 122) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 29 7/10/14 7:42:12 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 30 7/10/14 7:42:12 31 ii. La nÉCessiTÉ d’une enquêTe PHÉnoMÉnoLogique suR L’oRigine des CoRPs La psychologie, comme toutes les autres sciences, ne peut avoir, semble-t-il, qu’un seul point de départ : le monde tel que nous le percevons, naïvement et sans esprit critique. La naïveté peut disparaître au fur et à mesure de nos progrès. Des problèmes peuvent se révéler qui n’apparaissent pas d’emblée. Ain de les résoudre, nous serons peut-être amenés à forger des concepts éloignés, du moins au premier abord, de l’expérience directe. Et malgré tout, il faut partir d’une image naïve du monde. Il n’est pas d’autre base, en effet, pour édiier une science. W. Köhler, Psychologie de la forme, 1929, p. 7. § 3. L’orientation phénoménologique de l’enquête C’est en recourant à la méthode d’élucidation du sens et des conditions de phénoménalisation de l’étant développée par la phénoménologie que nous allons chercher à répondre aux questions précédentes. Un des principes directeurs qui servira à orienter notre enquête est que le monde dont nous avons l’expérience dans la perception est un produit véritablement inédit de notre subjectivité, produit dont le format – les principes d’organisation et dimensions typiques – vient répondre aux intérêts qui orchestrent notre rapport à l’étant. « La choséité du monde est le précipité d’intentions humaines », comme dit Husserl 24. C’est l’action coniguratrice de notre subjectivité qui conduit l’étant à s’organiser comme un système spatialisé de choses matérielles maintenant leur identité 24 – Husserl, Manuscrit B I 16, p. 8, cité dans Petit (2001), p. 47. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 31 7/10/14 7:42:12 32 Résistance et tangibilité dans le devenir. Et nous tiendrons corrélativement que le Sosein du monde perçu devra rester inintelligible à toute approche prétendant faire de lui une copie en partie idèle, en partie inidèle, d’une réalité préfabriquée qui lui fournirait son infrastructure. L’objectivisme est égarant, car en dépossédant l’homme de son monde pour en faire le relet d’une réalité anonyme, il oblitère la rationalité à laquelle obéit son édiication : il en masque le plan de construction. Accepter que notre Lebenswelt, avec ses dimensions et propriétés architectoniques, soit dérivable par simple décalque d’un être physique qui lui préexiste, c’est d’emblée neutraliser la question de savoir pourquoi la réalité se manifeste à nous dans ce format spéciique, non un autre. L’être physique consistant déjà intrinsèquement (et non pas potentiellement) dans un espace où se disposent des corps, il n’y a pas à en expliquer la promotion phénoménale, sinon comme représentation, ou mieux, comme activité de mesure de propriétés inhérentes à une réalité déjà décidée dans sa forme et son être. Échappe dès lors nécessairement la logique dans laquelle ces structures et principes d’organisation puisent leur intelligibilité, quelle est leur raison d’être25. C’est précisément parce qu’elle se propose de mettre au jour les principes et mécanismes qui président à l’édiication du monde dont nous avons l’expérience que la phénoménologie est requise dans cette enquête sur l’origine des objets matériels. La phénoménologie se déinit comme science des phénomènes : elle se propose de conduire une description systématique de ce qui apparaît et de la mécanique qui rend possible cet apparaître. Et dans la mesure où apparaître, c’est toujours apparaître à une conscience, la phénoménologie est aussi bien une science de la conscience, une science de l’expérience vécue (Erlebnis). « Ce qui est mondain ne gagne et ne [peut] gagner un sens d’ensemble qui le détermine ainsi que sa validité d’être, qu’à partir, chaque fois, de mon expé25 – La question de l’origine de l’espace, si elle est posée par l’objectivisme, est ainsi renvoyée d’un côté au problème de la genèse physique de l’espace (dont le déploiement – datable dans l’histoire de notre univers – serait par exemple contemporain du Big Bang), de l’autre au problème des mécanismes d’élaboration de représentations subjectives d’un espace physique existant déjà par ailleurs. Mais en posant le problème en termes de représentation, on ferme d’emblée la question du sens et de la valeur de la spatialisation en tant qu’activité herméneutique de la subjectivité. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 32 7/10/14 7:42:12 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 33 rience, de ma représentation, de ma pensée, de mon évaluation, de mon action – de même le sens d’un être ayant, le cas échéant, valeur d’évidence, il ne l’obtient qu’à partir de mes propres évidences, à partir de mes actes de fondation »26 . C’est l’activité de la conscience qui soutient la réalité dans l’être. Sans conscience, il n’y aurait rien. « Toutes les unités réelles sont des ‘unité de sens’ (Einheiten des Sinnes) » et ces « unités de sens présupposent une conscience donatrice de sens (Sinngebendes) »27. Cela ne signiie cependant en aucune façon – et nous ne faisons ici que rappeler une des afirmations canoniques de Husserl – qu’elle se caractérise, à l’instar des sciences traditionnelles, par un secteur d’objets mondains qui en délimiterait le champ d’étude. La phénoménologie n’est pas une science de l’expérience vécue, comme la biologie est une science des systèmes vivants ou la physique une science de la matière. Il ne s’agit pas d’une branche de la psychologie, et par exemple d’une forme de psychologie introspective. Si c’était le cas, la phénoménologie devrait se borner à analyser la perception, l’activité de souvenir ou le raisonnement, telles que nous les vivons « de l’intérieur », mais laisser au physicien le soin de nous dire ce que sont les objets matériels dont nous avons quotidiennement l’expérience, ou ce qu’est cet espace dans lequel ces objets se trouvent disposés. Pareille conception se méprend sur l’objet et la portée de la phénoménologie. Si la phénoménologie a bien en un sens pour thème l’expérience vécue, elle ne commence pas par considérer celle-ci comme un processus naturel prenant lieu dans des organismes ou des cerveaux. L’expérience vécue est un point de départ absolu : avant elle (dans la chaîne des raisons), il n’y a rien. Et quand le phénoménologue fait rélexion sur sa propre conscience, ce n’est pas à un processus vécu localisé dans un secteur du monde objectif qu’il accède (ni d’ailleurs à un événement datable dans la biographie de sa personne), mais c’est au foyer originel à partir de quoi tout ce qui afirme 26 – Husserl (1950), § 11, p. 70 [p. 65]. 27 – Husserl (1913), § 55, p. 183 [p. 106]. Ou encore : « D’une façon générale, tout ce qui peut être et s’appeler monde et réalité doit être représenté (vertreten) dans le cadre de la conscience réelle et possible au moyen de sens ou de propositions correspondants, remplis par un contenu (Gehalt) plus ou moins intuitif » (Husserl, 1913, p. 452 [p. 278]). Voir également Husserl (1950), § 41, p. 132 [p. 117]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 33 7/10/14 7:42:12 34 Résistance et tangibilité être se constitue, prend forme et sens. Et c’est du cœur même de cette expérience que doit s’opérer cette sectorisation du monde en régions d’objets qui va servir à délimiter les domaines d’étude respectifs des différentes sciences. La phénoménologie n’est pas une science particulière à côté des autres sciences : elle précède toute science et doit permettre d’expliquer comment le monde dont la science projette de produire la description est possible. La phénoménologie se caractérise avant tout par une démarche d’explicitation des causes du monde phénoménal – cause n’étant pas à comprendre ici au sens de la causalité physique, mais dans sa signiication aristotélicienne (αιτία) : ses conditions de réalité, ce sans quoi l’étant ne pourrait être. Il s’agit d’une philosophie transcendantale : elle cherche à élaborer un discours rigoureux sur les conditions de possibilité des étants, étant entendu que tout ce qui est doit d’une manière ou d’une autre voir son sens et son étantité attestés par une phénoménalité. C’est une enquête sur l’origine du sens. Sa démarche d’analyse doit permettre de mettre au jour les mécanismes qui, dans ce qu’on pourrait appeler l’activité vivante de la subjectivité, contribuent à déterminer le sens de ce qui apparait. Et c’est d’abord pour comprendre comment du sens peut se manifester, comment les phénomènes prennent sens et comment le sens se fait phénomène, que sa démarche d’analyse systématique de l’« expérience vécue » est déployée. Ce sens dont la phénoménologie cherche à produire l’archéologie ne doit pourtant pas être compris comme un supplément, attribué par le sujet à l’objet apparaissant après coup, par exemple à travers un acte de catégorisation. Le sens est un moment inhérent à la dynamique même de l’apparition. Aussitôt que quelque chose apparait, ce quelque chose présente un sens. Apparaître, c’est toujours apparaître en tant que (als) ceci ou cela. Et minimalement, c’est l’identité des choses apparaissantes qui véhicule ce sens. Tout ce qui apparaît possède un sens en tant qu’il se présente comme étant quelque chose : « c’est une table », « c’est un homme », « c’est un son », « c’est un centaure ». Un certain quelque chose apparait, et en apparaissant il se présente comme une table, un homme, un son ou un centaure. Sa manifestation est la promotion même de cette identité. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 34 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 35 On le comprend, cette sémantique des phénomènes ne doit donc pas être entendue en référence à la signiication linguistique. Il y a une sémantique propre au phénomène linguistique, mais la phénoménologie ne saurait y voir restreint son champ d’étude. La notion phénoménologique de sens est plus générale et doit être comprise aussi bien dans sa connotation de signiication (le sens tel que le comprend la sémantique linguistique : le sens d’un mot, d’un énoncé), que dans celle de direction et d’orientation28 : l’étant fait sens, il s’annonce à nous avec un sens / une signiication (il s’agit de quelque chose de déterminé – un certain ceci – dont nous possédons une certaine intelligence : nous savons ce que c’est, nous en connaissons les usages et propriétés, nous pouvons en parler) dans l’exacte mesure où il procure un sens / une direction à la dynamique intentionnelle : il polarise la vie de la subjectivité vers un quelque chose (un X déterminable, pour employer les termes de Kant et de Husserl 29), qui a ceci de singulier qu’il ne précède pas cette polarisation, mais se trouve au contraire contraposé à travers sa dynamique même : il devient un pôle dans la mesure où la vie de la subjectivité s’oriente vers lui, l’exploite comme index pour uniier et se rendre intelligible (maintenir sa prise sur) un divers phénoménal. Le sens vers lequel se dirige la vie subjective constitue toujours dans cette mesure un certain hypostat : il est contraposé comme foyer de perspective régulateur, d’une manière tout à fait analogue à un point de fuite qui émerge d’un tableau en organisant les éléments picturaux de la scène représentée. C’est d’abord parce qu’elle se propose de révéler les déterminants phénoménaux du sens (comment tel sens se trouve promu par une organisation donnée des phénomènes, et comment telle structure phénoménale, régie par telles lois fonctionnelles, en vient à promouvoir tel sens) et les processus qui permettent au champ phénoménal de nous introduire auprès de l’étant, que la phénoménologie peut nous permettre de cerner les principes et 28 – Comme l’explique Ricœur, le concept husserlien de sens (Sinn) n’est pas à prendre au sens restreint de signification, il renvoie plutôt à l’unité présumée, confirmée ou infirmée, de l’objet visé dans la conscience, donc au quelque chose visé par-delà le pur donné, l’unité de la série d’esquisses perceptives, unité jamais acquise et toujours en suspens, à conquérir. Voir la note de Ricœur, dans Husserl (1913), § 55, p. 183 [p. 106]. 29 – Husserl (1913), § 131, p. 442 [p. 271]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 35 7/10/14 7:42:13 36 Résistance et tangibilité mécanismes qui président à la présentation30 des corps, ou plus généralement à la constitution de l’infrastructure spatiochosique du monde perçu. Si l’on veut comprendre pourquoi c’est sous la forme d’un espace où se disposent des corps que nous appréhendons spontanément la réalité dans la perception, pourquoi c’est dans ce format bien particulier que celle-ci nous apparait, on doit avant tout comprendre ce qu’est un corps pour le système qui pose ou prend acte de l’existence de ce corps. Seule la subjectivité pour laquelle les corps apparaissent est en mesure de nous dire ce que les corps « réellement » sont, car elle seule est détentrice d’une connaissance de leur sens phénoménologique : en quoi cela consiste pour un quelque chose quelconque de s’annoncer comme un corps sur la scène phénoménale. C’est ce savoir, qui travaille de manière clandestine dans notre rapport perceptif à la réalité, auquel la méthode phénoménologique doit nous permettre d’accéder. Et ici, la science de la matière ne peut nous être d’aucun secours. Quand le physicien cherche à comprendre ce que sont les corps, pourquoi ils sont là, de quoi ils sont faits, toujours il part des corps qu’il a sous la main : dans le rapport perceptif ordinaire à la réalité, certains objets se signalent à lui comme des corps. D’une façon ou d’une autre, il détient donc déjà un savoir de ce que sont les corps, alors même qu’il ne possède encore aucune connaissance de leur nature, composition ou origine physique. § 4. Comment la physique rejoint la phénoménologie On l’aura compris, si un travail phénoménologique est nécessaire pour mettre au jour les conditions de possibilité de la présentation des choses matérielles, ce travail ne saurait consister à identiier des mécanismes et processus physiques, ou même psychophysiques, tels ceux décrits dans les neurosciences contemporaines. L’analyse régressive mise en place par la phénoménologie, qui part des phénomènes tels qu’ils sont donnés en original dans 30 – Le concept phénoménologique de présentation (Gegenwärtigung), dont on attribue généralement la paternité à Franz Brentano, nomme le processus par lequel un quelque chose quelconque se trouve rendu présent au sujet. Par présentation, remarque Brentano, il ne faut donc pas comprendre cela qui est présenté, l’objet qui apparait (ce que l’on voit, ce à quoi on pense), mais plutôt l’activité même par laquelle cela qui est présenté se présente, le processus même d’entrée en présence de l’objet (Brentano, 1874). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 36 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 37 la vie d’expérience, pour remonter vers l’infrastructure intentionnelle qui institue les étants en leur étantité et leur sens, ne doit en aucune façon être amalgamée avec l’approche consistant à expliquer le contenu de nos représentations perceptives par la description des structures censées rendre la perception possible d’un point de vue « naturel », donc d’une perspective extérieure à l’activité subjective de constitution. Il ne s’agit pas ici de décrire les structures et processus cérébraux qui rendent possible notre perception des corps. Et bien entendu, il ne s’agit pas non plus d’expliquer notre perception des corps par une description du substrat physique de leurs propriétés, par exemple le type d’organisation atomique responsable de la propriété macroscopique d’impénétrabilité. En suspendant la question des conditions d’existence et de la nature des corps à l’enquête phénoménologique, nous nous éloignons pourtant moins de la physique qu’il pourrait à première vue paraître. En un sens, la crise épistémologique qu’a fait germer la physique quantique, parce qu’elle porte atteinte au statut même des descriptions auxquelles peuvent prétendre les sciences de la Nature, nous conduit sur la voie de la phénoménologie. C’est quelque chose que Michel Bitbol a très bien montré dans les différents ouvrages qu’il a consacrés à la physique quantique et ses interprétations. L’étude des phénomènes subatomiques a peu à peu contraint la physique à intégrer aux modèles destinés à décrire les phénomènes observés les procédures d’objectivation qui rendent possibles les observations. Elle a ainsi poussé le physicien à détourner le regard de l’objet pour le porter vers les conditions performatives d’assertabilité d’énoncés portant sur des objets ou propriétés capables de les déterminer31. Nous avons commencé de le voir plus haut, si l’on peut se permettre, à l’échelle macroscopique, de traiter les objets, dans l’action et la parole, comme s’ils existaient de manière autonome, à titre de substances qualiiées par des propriétés permanentes (ce qu’on appelle généralement des déterminations catégoriques32), une telle licence est proscrite à l’échelle quantique, car sans pendant instrumental et performatif : les procédures qui offriraient de vériier 31 – Bitbol (2000b), p. 201. 32 – Bitbol (1998), p. 246 sqq. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 37 7/10/14 7:42:13 38 Résistance et tangibilité les présomptions au sujet du caractère substantiel de l’objet ou de ses propriétés sont tout bonnement indisponibles33. Et ce sont en premier lieu les critères macroscopiques d’identité qui se trouvent ne plus pouvoir être appliqués. Les observables ne peuvent plus être considérées comme différentes manifestations d’une même entité, qui continue d’exister lors de l’interruption des mesures, comme la table du salon continue d’exister quand, me rendant dans l’autre pièce, je la perds des yeux. Plus radicalement, c’est le processus même d’objectivation, c’est-à-dire le mécanisme qui permet de poser un objet à partir d’un divers phénoménal, qui se trouve compromis à l’échelle microphysique. Objectiver nécessite de désolidariser un aspect des phénomènes « non seulement du contexte perceptif ou instrumental de sa manifestation, mais aussi des circonstances particulières de la mise en place de ce contexte, et pouvoir ainsi le prendre comme thème d’une description valant pour tous ceux qui se placeraient dans des conditions perceptives ou instrumentales sufisamment voisines. »34 La détermination mesurée et attribuée à l’objet doit donc témoigner d’une certaine indifférence à l’égard de ces circonstances35 : point n’est besoin que les circonstances soient exactement identiques pour retrouver cette détermination ; qu’elles soient parentes ou analogues sufit. Or, c’est précisément cette condition qui ne peut plus être remplie à l’échelle subatomique. On ne peut plus couper l’objet des procédures, dispositifs et circonstances qui nous permettent de l’observer. Pour reprendre le mot de Bernard D’Espagnat, il est ainsi devenu impossible de donner de la matière « une déinition à ‘objectivité forte’, c’est-à-dire ne se référant en rien, pas même implicitement, à nos aptitudes d’êtres pensants capables d’observer et d’agir »36 . La question aujourd’hui, poursuit Bitbol, n’est par conséquent « ni de savoir comment caractériser des corps matériels pré-existants, ni à l’in33 – Bitbol l’explique : si « l’objet de la microphysique n’est ni de près ni de loin assimilable au type des corps matériels », c’est que « les conditions performatives d’assertabilité d’énoncés portant sur des corpuscules matériels ne sont pas remplies » (Bitbol, 2000b, pp. 203-204) 34 – Bitbol (2000b), p. 204. 35 – Bitbol (1998), p. 228. 36 – D’Espagnat (2000), pp. 8-9. Voir également D’Espagnat (1997). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 38 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 39 verse de trouver un moyen de démontrer l’‘inexistence’ de tels corps matériels dans un domaine d’investigation donné », mais elle est « de déterminer jusqu’à quel point les conditions qui autorisent à présupposer la disponibilité de corps matériels dans l’action et le discours familiers, sont encore remplies dans ce domaine d’investigation »37. Or, cette manière de poser le questionnement est étonnement proche de l’impératif phénoménologique, thématisé sans relâche par Husserl, de mise en suspens de tout questionnement sur la portée ontologique de la connaissance. À la différence de l’idéalisme kantien qui croit encore « pouvoir laisser ouverte, au moins comme un concept limite, la possibilité d’un monde de chosesen-soi »38 , la phénoménologie met déinitivement en suspens la référence des phénomènes à un arrière-monde dont ils seraient une manifestation perspective et contingente. Comme l’explique Renaud Barbaras, le problème n’est plus de savoir si le monde existe et s’il est connaissable, mais il est de déterminer ce que signiie exister pour le monde39. L’étantité, de substance, est passée au rang de phénomène, et elle possède comme telle des conditions précises de validité : tout quelque chose doit respecter certaines règles d’apparition pour se voir gratiier de l’existence. Par ses rélexions sur le statut épistémologique de ses objets, c’est ainsi la mécanique de notre réalisme spontané – notre foi naïve en l’existence substantielle du monde et des objets – que la physique quantique se trouve amenée à questionner. Les nouvelles exigences auxquelles elle a été contrainte de soumettre sa pratique demandent que l’on jette un éclairage rétrospectif sur les modalités de rapport aux objets qui prévalent à l’échelle dite macroscopique – notamment pour circonscrire les déterminants qui moti37 – Bitbol (2000b), pp. 194-195. 38 – Husserl (1950), § 41, p. 234 [p. 118]. La phénoménologie n’abandonne pas pour autant l’idée de noumène, au sens de la position dans l’activité de connaissance d’un terme transcendant régulateur : bien plutôt, la subjectivité transcendantale ne cesse de poser des réalités nouménales dans son activité ordinaire de constitution – le noumène étant ici un index idéal dont la position n’a d’autre prétention que de réguler l’activité de connaissance. Voir en particulier Husserl (1913), § 143, p. 480 [pp. 297-298]. 39 – Barbaras (2003), p. 135. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 39 7/10/14 7:42:13 40 Résistance et tangibilité vent cette certitude, dans laquelle nous vivons constamment, qu’il existe des objets qui nous préexistent. Et si la physique rejoint aujourd’hui la phénoménologie, c’est qu’elle prend conscience que toute objectité connaissable résulte d’opérations de constitution, dont on doit décrire la mécanique si l’on veut comprendre en quoi consiste et ce que vaut cette connaissance de la Nature à laquelle prétend l’activité scientiique. Qu’il s’agisse des objets macroscopiques de la perception ordinaire, ou des phénomènes subatomiques uniquement observables par le biais d’instruments et protocoles, notre expérience de l’étant est gouvernée par une série de préjugés (au sens de Hans-Georg Gadamer), qui font ofice de principes régulateurs dans notre vie cogitive. Dans les deux cas, ce que nous percevons procède d’une mécanique complexe d’objectivation, consistant à hypostasier des invariants dès lors qu’un ensemble de prérequis fonctionnels se trouvent remplis, en premier lieu la maîtrise de leur production40. Les premières générations de physiciens confrontés à la révolution quantique s’étonnaient ou se lamentaient que nous ne puissions plus traiter l’objet comme un quelque chose existant indépendamment de nous, que nous ne puissions plus traiter les observations empiriques comme une photographie de la Nature, et qu’il faille désormais accepter l’idée de faire la science d’une Nature intrinsèquement observée, modiiée voire produite par les appareils de mesure, ces derniers étant tout à la fois « instruments de détection des phénomènes [et] conditions de leur émergence »41. Aujourd’hui, c’est de plus en plus de ce réalisme aveugle à ses propres conditions de possibilité que l’on s’étonne, et de l’emprise qu’il a pu si longtemps avoir sur les esprits. On s’étonne que l’on ait pu croire à une science qui prétend parler des choses comme si ces choses étaient perçues de nulle part et par personne. Et le réalisme de la physique classique tend de plus en plus à être perçu comme une erreur de jeunesse, qui fut peut-être nécessaire 40 – Bitbol (1998), pp. 62-63. 41 – Bitbol (1998), p. 311. Autrement dit, on ne mesure pas quelque chose qui se produit même si on ne le mesure pas, mais on produit cela même que l’on mesure. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 40 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 41 pour son développement, mais qui ne peut plus aujourd’hui être considéré que comme un raccourci commode pour s’exprimer42 . § 5. des réticences à se défaire du réalisme dans la physique contemporaine Use-t-on d’un langage approprié quand on appelle l’un des deux systèmes en interaction physique le ‘sujet’ ? Car l’esprit qui observe n’est pas un système physique et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique. Et il pourrait être préférable de réserver le terme ‘sujet’ pour désigner l’esprit qui observe. E. Schrödinger, Science et humanisme, in Physique quantique et représentation du monde, 1951, p. 72. Le tableau précédent force cependant les traits de la situation actuelle. La physique d’aujourd’hui reste largement marquée par son passé réaliste, de sorte que les tentatives de théoriciens tels que Michel Bitbol, Bernard D’Espagnat ou Jean Petitot de promouvoir une physique résolument transcendantale restent largement minoritaires, et surtout n’ont – autant que je puisse savoir – guère d’impact sur les théories qui sortent des laboratoires ou les discours qui cherchent à donner de ces théories une interprétation compatible avec notre rapport préscientiique à la réalité. La physique continue de tenir un discours dépeignant une réalité qui n’a que faire de notre raison, elle maintient des explications à objectivité forte. Ce qui ne signiie pas qu’elle serait complètement retombée (ou ne serait jamais sortie) dans le réalisme inquestionné ébranlé par les travaux du siècle dernier. Mais plutôt qu’elle ne 42 – « Tant qu’il était possible, durant les périodes qui suivaient une révolution dans les sciences physiques, de formuler un modèle unifié s’inscrivant dans une hiérarchie traditionnelle des types ontologiques, on pouvait penser que le bref moment pendant lequel l’assise transcendantale des théories s’était trouvée exposée n’était qu’un incident de parcours, et qu’au total la dynamique de la recherche demeurait tendue vers l’approche asymptotique d’un modèle vrai de la nature. Mais à partir du moment où, comme c’est le cas en mécanique quantique, les modèles proposés ne permettent plus d’offrir une représentation unifiée et non arbitraire, et où dans le même temps l’arrière-plan transcendantal de la théorie reste à nu, on est à l’inverse en droit de se demander si la priorité antérieure accordée aux modèles n’était pas due à un long accident historique. » (Bitbol, 1998, p. 69) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 41 7/10/14 7:42:13 42 Résistance et tangibilité peut seule assumer la charge de l’enquête transcendantale que ces auteurs appellent de leurs vœux. Cette situation est particulièrement bien illustrée par les rapports ambigus que la physique contemporaine entretient avec la perspective transcendantale de Kant, l’usage qu’elle fait de Kant, pourrait-on dire. Quelques mots sur ce point ne seront pas inutiles avant d’entrer dans le vif de notre enquête phénoménologique. Ils nous permettront de préciser plus avant, par contraste, en quoi la phénoménologie est essentielle pour aider la physique à renoncer pour de bon à son parti-pris réaliste, et pourquoi une explication de l’origine des corps exige une analyse du phénomène de corps. 5a. Le kantisme tronqué des physiciens et la réification de la subjectivité Certaines grandes options du kantisme, en particulier la posture critique, se sont aujourd’hui largement banalisées dans le discours des physiciens, qui admettent sans peine que le sujet, qu’il soit physicien ou non, n’a accès qu’à des phénomènes, et ne peut dès lors jamais avoir le dernier mot sur la « nature en soi » de la réalité. Il y a, comme dit Petitot, un écrantage de l’être par le phénomène43. Le phénomène montre et masque tout à la fois le réel, qui est irrémédiablement derrière lui, pour continuer sur cette métaphore optique. Pareille formulation, considérée de manière isolée, est cependant travaillée par un inacceptable paradoxe, que la distinction kantienne du noumène et de la chose en soi avait habilement cherché à surmonter. Si le physicien déclare avec Kant que des dimensions de la réalité connue telles que la spatialité, la temporalité, la causalité ou la substantialité ne sont jamais qu’un produit de notre perspective toute subjective sur les « choses », un format imprimé aux choses par l’action coniguratrice de notre organe cognitif, on sera parfaitement en droit de lui demander : « quelles choses ? », puisque ces prétendues « choses », il n’a justement aucun moyen de déterminer ce qu’elles sont ou même de savoir si elles existent ou ne sont, une fois de plus, qu’une vue ou une invention de nos esprits. Et de quel droit parle-t-on de perspective – ou précédemment d’écrantage – s’il est interdit de se faire la moindre idée de ce 43 – Petitot (1991), p. 65. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 42 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 43 sur quoi cette perspective porte ? Comme le note Jacques Bouveresse : « Comment prétendre simultanément que je ne peux parler du monde que dans les limites d’un point de vue que j’ai sur le monde, et que je sais que c’est un point de vue sur le monde ? »44 En vérité, lorsque la physique cherche à s’associer la philosophie de Kant, c’est généralement pour n’en retenir que l’assertion critique. Elle s’approprie la thèse de l’enfermement phénoménal de la connaissance, et accepte la modestie critique qui en découle. En revanche, elle ne fait guère cas de l’afirmation kantienne corrélative, et sans laquelle l’idée de limite de la connaissance ou de réduction aux phénomènes est coupée de sa justiication, que cela qui se manifeste obéit à des principes bien particuliers de phénoménalisation, principes qu’un kantien recueille sous la notion de raison, ou sous celle, corrélative, d’objectivité. Dans la physique contemporaine, le format et les principes d’organisation prévalant à l’échelle macroscopique sont ainsi le plus souvent expliqués en termes purement « objectifs », c’est-àdire abstraction faite des sujets – plus radicalement, des régimes de rationalité – pour qui cette réalité présente cette organisation. Au mieux, le rôle que remplit le sujet dans l’information de la réalité connue est assimilé au rôle perturbateur de l’instrument de mesure. Le phénomène de décohérence, qui force la précipitation des états superposés quantiques, et permet à la réalité de prendre une forme achevée, décidée et non plus indécise, actuelle et non plus potentielle45 , est analysé comme un processus intégralement 44 – Bouveresse (1987), p. 82, cité dans Bitbol (1998), pp. 301-302. 45 – Cette formulation est sans doute un peu cavalière. Ainsi, pour Bitbol, la véritable ambition des théories de la décohérence est de « comprendre comment il est permis, dans le paradigme quantique, de tenir pour vraies celles des propositions qui assignent une propriété intrinsèque à des systèmes macroscopiques comme les appareils de mesure. Le problème consiste en bref à trouver une articulation entre le discours sur des observables (relatives), qui prévaut pour les systèmes microscopiques, et le discours sur des propriétés (absolues), dont la vie courante et la physique classique présupposent la pertinence à l’échelle macroscopique. » (Bitbol, 1998, pp. 88-89) Précisons pour notre défense que les promoteurs de la théorie de la décohérence ont eu recours à des formulations semblables dans leur description du processus physique censément décrit par leurs formalismes. Comme le dit Roland Omnès, « la décohérence est une réponse fondamentale à l’inexistence de superpositions macroscopiques, pas seulement une réponse d’ordre pratique » (Omnès, 1994, Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 43 7/10/14 7:42:13 44 Résistance et tangibilité physique46 . Et c’est uniquement à titre de système physique, exerçant sur son environnement les mêmes actions que n’importe quel corps, que le sujet est susceptible d’y participer. Différents auteurs ont bien cherché à réintroduire le sujet autrement que comme un système physique dans le processus de réduction de l’état (phénomène de bascule des états superposés vers un état réduit, censé intervenir au moment de l’opération de mesure)47. Mais c’était le plus souvent pour en faire un principe surnaturel capable d’orienter par une sorte d’action magique les événements, comme si – pour caricaturer les choses – le fait de vouloir ou décider que la réalité devait se trouver dans tel état provoquait un basculement physique effectif des systèmes. Ce qui est remarquable, c’est que dans ces tentatives de faire une place à la subjectivité, comme dans les approches en faisant abstraction, la part prenante de celle-ci dans l’édiication de la réalité reste intégralement pensée sur le modèle des actions que les systèmes physiques exercent les uns sur les autres (causalité mécanique ou action par champ). Si le sujet est à un degré ou un autre responsable du format dans lequel se présente la réalité, c’est en causant des changements physiques dans celle-ci, non à titre de système de rationalisation permettant l’émergence d’un monde organisé et intelligible. 5b. Le maintien d’une conception réaliste de l’espace et du temps Les formes architectoniques de l’objectivité identiiées par Kant, l’espace et le temps, restent ainsi conçues dans la physique contemporaine comme des formes intrinsèques de la réalité physique. Il s’agit de structures transcendantes, qui existent au-delà de l’univers phénoménal, et dont elles sont censées expliquer l’organisation. L’existence de facto de l’espace est considérée comme résultant d’un processus intégralement physique, et c’est en élaborant des modèles mathématiques capables d’en décrire le déroulement que p. 309, cité dans Bitbol, 1998, p. 89) : en bref, elle prétend expliquer pourquoi c’est d’un monde unique et décidé que nous avons l’expérience. 46 – Voir en particulier Dieter Zeh (1970), Zurek (1991, 2003), Mohrhoff (2001). 47 – Voir Bitbol (2000), p. 39 sqq. C’est par exemple le cas de C.G. Darwin, J. von Neumann, F. London & E. Bauer, D. Bohm et E. Wigner. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 44 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 45 l’on se propose d’expliquer pourquoi il y a de l’espace, pourquoi cette réalité où nous évoluons et dont nous sommes partie est une réalité étendue. Dans les théories du Big Bang, on cherchera ainsi à expliquer pourquoi la matière, à l’origine condensée dans une sorte de point pur, est entrée dans un processus d’expansion – par exemple en démontrant que les forces d’expansion conséquentes à l’explosion primordiale sont sufisamment importantes pour contrer l’effet de la gravitation, qui à l’inverse pousse l’univers à se condenser48 . Aucune référence aux normes de rationalité du sujet n’intervient dans la démarche explicative. On pourrait penser que le principe de relativité, par sa conception du rôle du référentiel dans la détermination de la position et de la vitesse, accorde une fonction centrale à ce qu’on appelle dans ce cas « l’observateur ». Mais l’idée d’un caractère intrinsèquement référencé de l’espace n’est pas incompatible avec une complète désubjectivation du système de référence49. Un instrument de mesure peut fort bien jouer le rôle de l’observateur. Et quand c’est un être humain qui se trouve être l’observateur, c’est à titre de système de mesure qu’il doit être considéré : un système matériel capable de mesurer avec ses capteurs biologiques des grandeurs physiques, comme un baromètre mesure la pression atmosphérique. Ici comme ailleurs, la participation du sujet à l’édiication de la réalité connue est réduite à l’inluence physique de son corps sur les systèmes mesurés. Et à la limite, la référence à « l’observateur » doit uniquement être considérée comme une contrainte inhérente à l’outil de formalisation et de prédiction. C’est l’opérativité des modèles qui exige cette conception « relativiste » de l’espace, non un quelconque engagement ontologique, non la reconnaissance 48 – Hawking (1989), p. 102 sqq. 49 – Raymond Ruyer l’explique très bien : « On présente encore souvent l’importance prise par l’‘observateur’ de la physique relativiste comme une sorte de reconnaissance par la science de la priorité de la psychologie ou du problème de la connaissance. Une pareille interprétation repose […] sur une totale incompréhension de la théorie relativiste. L’‘observateur’, ici, n’a rien à voir avec la psychologie. C’est un système matériel absolument homogène au ‘système observé’. » (Ruyer, 1937, p. 13) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 45 7/10/14 7:42:13 46 Résistance et tangibilité d’une indissociabilité de l’espace et du point de vue d’un sujet s’y trouvant situé50. Un constat en tout point semblable peut être dressé pour le temps. Différentes entreprises ont été menées pour expliquer la genèse physique du temps, c’est-à-dire, cette fois encore, pour décrire mathématiquement une processualité physique (le cas échéant, microphysique) expliquant la succession et la durée, l’ordonnancement du devenir. Ludwig Boltzmann proposait ainsi d’expliquer la directionnalité du temps, au sens de l’ordre de succession des événements dans la Nature, à partir de considérations statistiques sur les lois de la thermodynamique, en particulier l’entropie51. Le problème de cette démarche explicative est qu’elle évacue purement et simplement ce qu’une analyse transcendantale du temps fait ressortir comme ses conditions subjectives de possibilité, à savoir, pour faire vite : un dispositif d’actes rétentionnels et protentionnels offrant au présent d’avoir une certaine épaisseur52 . Comment pourrait-il en effet y avoir du temps sans persistance du ça-a-été dans le cela-est ? S’il doit s’écouler, l’être ne peut consister en une série d’états discrets. La succession exige la préservation des états passés, ou « tout juste passés », comme dit Husserl, dans le présent. Sans cette préservation, l’altération même est inconcevable, car le devenir-autre exige le devenir. Ces considérations ne signiient pas que la subjectivité crée réellement un ordre temporel dans les processus physiques de la matière, comme si son irruption dans l’être physique poussait subitement la matière – d’abord igée dans une sorte de maintenant absolu – à entrer dans un processus de devenir. Elles signiient simplement que n’importe quel processus n’est connaissable comme temporel, plus radicalement : ne peut apparaître comme tel, qu’en raison de l’action, généralement souterraine, de ces mécanismes. 50 – Henri Poincaré fait manifestement exception dans ce tableau. Voir Poincaré (1902 ; 1905 ; 1908). 51 – Richard Feynman (1980) reprendra à son compte cette conception. Plus récemment, Stephen Hawking (1989) a défendu l’idée d’un commencement physique du temps, coïncidant avec le Big Bang. 52 – Processus que Husserl a décrit en détail dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 46 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 47 La conception de l’espace véhiculée par la physique est contestable pour des raisons analogues. Le physicien prétend légitime de considérer qu’à l’échelle macroscopique physique et abstraction faite de tout observateur ou plus généralement de toute vue sur la réalité, des corps sont situés à des lieux de l’espace – même si leur position et leur mouvement ne sont déterminés que de manière relative. Mais quel sens la notion de situation spatiale peut-elle posséder prise in abstracto ? Comment une structure pourrait-elle être à distance d’une autre sans la métrique et les principes de rationalisation qu’apporte un observateur lui-même inscrit dans l’espace parmi les choses ? Tout ordre renvoie à un processus capable de réaliser un épaississement de l’actualité – ce que Heidegger appelait, à propos du temps, un processus ekstatique – et est supporté par un système de valeurs permettant de relier et en même temps de distinguer l’avant de l’après. Le maintenant n’est un maintenant que parce qu’il s’appuie sur un avant dont il marque la limite et l’achèvement, et qu’il se dépasse vers un après qui n’est pas encore mais sera. L’ici, de même, n’est ici que parce qu’il se réfère à un là-bas qu’il nie être, mais où il est en droit possible de se rendre. Dans l’être physique, c’est cette référence qui fait défaut : il ne peut y avoir de maintenant ou d’ici, parce que les composants ou états de l’univers sont isolés les uns des autres ; ils sont absolument sans relation, sinon parce que le physicien décide de les mettre en relation. Ce raisonnement, qui prétend expliquer le format du monde perçu à partir des propriétés d’un arrière-monde dont il est un produit phénoménal, souffre en vérité de ce que Bergson et Merleau-Ponty appellent une illusion rétrospective53. On introjecte dans l’être physique une infrastructure, une perspective et une métrique, qui sont une décalque des structures architectoniques de notre Lebenswelt, mais on en oblitère l’origine. L’intelligence est ainsi victime d’une sorte d’effet d’optique quand elle prétend remonter la chaîne des causes, partir des formations sur la rétine pour rejoindre, via les lois de propagation de la lumière censées 53 – Voir en particulier l’essai de Bergson de 1930 intitulé « Le possible et le réel » dans Bergson (1969), et Merleau-Ponty (1945) pp. 46-47 et p. 61. Morris (2004) propose une critique analogue de l’explication objectiviste de l’espace perçu. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 47 7/10/14 7:42:13 48 Résistance et tangibilité déterminer ces formations, l’objet qui émet la lumière ou la réléchit, et qui se tient là-bas54. Ce « là-bas » n’a pas lieu de cité dans l’être physique. Car rien n’est en mesure de signiier quoi que ce soit dans l’être physique. Et ce dernier ne peut à l’évidence conserver un sens dans les descriptions du physicien que par une référence implicite au monde perçu censé en être la réplique psychologique. 5c. Le spectre de l’objectivisme L’usage que la physique contemporaine fait de Kant apparait ainsi étrangement tronqué. La physique reprend à son compte l’attitude critique, elle se rallie à Kant pour poser que la prétention à connaître la « réalité en soi » court après des chimères. Mais elle continue de s’accommoder de l’idée traditionnelle (i) que les principes de structuration du réel dont elle propose une formalisation sont physiques et seulement physiques, et surtout (ii) que c’est en déinitive la description de leur nature physique qui offrira d’expliquer le format de l’univers dont nous prenons connaissance par la perception ou l’action. Elle continue de chercher à rendre compte des formes du monde observable par des explications à objectivité forte. Elle ne se risque pas du côté de ce qu’on pourrait appeler une physique transcendantale, qui chercherait à intégrer dans les représentations et lois qu’elle met au jour l’action d’une rationalité constituante, qui serait l’architecte anonyme de la réalité connue55. La construction du réel se passe à l’insu du sujet et elle en est entièrement indépendante. Quand sa perception l’ouvre sur la réalité, la Nature a d’une certaine manière déjà fait tout le travail. Il y a déjà des corps. Il y a déjà de l’espace. Il y a déjà du temps. Le sujet participe uniquement à l’édiication de la réalité connue. Et s’il y participe, c’est uniquement à titre de système spéculaire, représentant sur le théâtre de la psychè une réalité qui le précède et dont il ne fait que recueillir les formes – à la manière d’un miroir, qui relète un monde qui existe déjà, sans prendre part à son édiication. 54 – « De fait, la propagation pratiquement rectiligne de la lumière, sur laquelle repose la localisation des objets par la vision directe ou à travers les instruments d’optique, repose entièrement sur la petitesse de la longueur d’onde comparée aux dimensions des objets et des instruments. » (Bohr, 1961, pp. 10-11) 55 – Voir Petitot (1991), p. 66. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 48 7/10/14 7:42:13 la nécessité d’une enquête Phénoménologique suR l’oRigine des coRPs 49 Mais, nous l’avons vu plus haut (§ 2), un tel objectivisme est aujourd’hui devenu intenable. Il s’établit sur des assises ontologiques qui se sont effondrées il y a bientôt près d’un siècle. Et il est, plus radicalement, traversé d’une circularité qui le rend épistémologiquement inconsistant. Prétendre dériver les structures architectoniques de notre monde perçu (espace, temps, causalité, matérialité) d’une réalité physique qui le précède dans l’être, c’est accorder aux propositions descriptives de la physique un crédit ontologique qu’elles ne peuvent justement trouver que dans une théorie capable de légitimer la démarche consistant à partir du monde perçu pour s’informer des structures de ladite réalité physique. On ne peut donc par principe s’appuyer sur une description physique de la réalité physique pour expliquer les formes de notre monde perçu56 . Si l’on se libère de l’objectivisme, on comprendra que le problème véritable ici n’est pas de savoir si ces formes architectoniques du monde perçu que sont l’espace, le temps, la chose, existent « en soi », si par la science nous pouvons les atteindre sous leur forme pure, fut-ce sur un mode asymptotique, ou si nous sommes au contraire irrémédiablement condamnés à établir des lois sur des phénomènes qui ne sont jamais qu’une manifestation partielle et partiale d’un être qui, chaque fois qu’il se dévoile, s’enfonce un peu plus dans le mystère et l’hypothèse. Mais il est de savoir en quoi consistent ces systèmes d’organisation et de rationalisation des étants, en quoi consiste la spatialisation, la présentation d’un monde où des objets se trouvent disposés ici ou là, à des distances plus ou moins importantes les uns des autres. Si l’espace est un schème de rationalisation présidant à la phénoménalisation des étants (une forme a priori de l’intuition sensible, dans les mots de Kant), encore faut-il comprendre ce que spatialiser signiie, c’està-dire ce que signiie que quelque chose se tienne ici ou là pour 56 – Pas plus, en vérité, qu’on ne peut s’appuyer sur la psychologie. Comme l’explique Quine : « Such a surrender of the epistemological burden to psychology is a move that was disallowed in earlier times as circular reasoning. If the epistemologist’s goal is validation of the grounds of empirical science, he defeats his purpose by using psychology or other empirical science in the validation. » (Quine, 1969, p. 294) Une théorie non naturaliste de l’expérience est nécessaire pour échapper à cette circularité. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 49 7/10/14 7:42:13 50 Résistance et tangibilité le sujet qui spatialise : en bref, quel est le sens phénoménologique de l’espace. La situation est bien entendu exactement la même pour la question des corps qui nous préoccupe ici. Il nous faut comprendre ce qu’est le phénomène de corps depuis l’intérieur du système de rationalisation des sujets pour qui les corps apparaissent. Pour reprendre la formule de Kant 57, il nous faut saisir en quoi consiste cet ordre que nous introduisons dans les phénomènes quand c’est à titre d’objets solides, disposés ça et là dans un espace qui nous environne et dont nous sommes nous-mêmes partie, que ces phénomènes prennent sens. 57 – « C’est […] nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y trouver s’ils n’y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit. » (Kant, 1781, Déduction transcendantale, 3e section, 1re édition, IV, 91, p. 658). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 50 7/10/14 7:42:13 51 iii. TangibiLiTÉ eT MaTièRe De toutes les idées qui nous viennent par sensation, il n’y en a point que nous recevions plus constamment que la solidité. Soit que nous soyons en mouvement ou en repos, dans quelque situation que nous nous rencontrions, nous sentons toujours quelque chose qui nous soutient et qui nous empêche d’aller plus bas ; et nous éprouvons tous les jours en maniant des corps, que tandis qu’ils sont entre nos mains ils empêchent, par une force invincible, l’approche des parties de nos mains qui les pressent. J. Locke, De l’entendement humain, 1822, Livre 2, chap. IV, pp. 232-233. § 6. La tangibilité et le phénomène de corps Pourquoi le monde se présente-t-il à nous sous la forme d’un univers spatialisé de corps ? À quels mécanismes cette présentation doit-elle son effectivité ? Répondre à ces questions requiert de circonscrire a minima le sens d’être des corps, c’est-à-dire de déterminer ce que signiie être pour l’étant quand c’est à titre de corps qu’il se signale dans le champ phénoménal. En revenir à la compréhension ordinaire58 que nous avons des corps est pour cette raison un préalable incontournable. 58 – En général, nous préférons parler de compréhension ou d’attitude ordinaire plutôt que préréfléchie, car l’existence ordinaire possède ses propres comportements réflexifs. Cette vie, qu’on qualifie de naïve, se prend pour objet. Elle ne cesse en vérité de le faire : constamment, l’individu s’observe vivre comme par derrière, il s’évalue et se juge, se demande qui il est et qui il doit être. Toutefois, cette réflexion ne se réalise pas de manière méthodique dans le cadre d’un projet de description rationnel et systématique comme celui qu’entreprend la phénoménologie, entendue comme pratique philosophique – questionnement en retour (Rückfrage) sur une manière d’exister qui précède toute philosophie et la suscite. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 51 7/10/14 7:42:13 52 Résistance et tangibilité On ne doit pas penser que la phénoménologie, parce qu’elle ambitionne de revenir à la chose même (Zur Sache selbst), c’est-àdire d’accéder au sens tel qu’il se constitue originairement dans l’activité de la subjectivité vivante, et non pas, comme dit Husserl, « indirectement, sur la foi des propos que d’autres tiennent sur les choses »59, devrait pour ainsi dire partir de rien pour conduire son investigation. La phénoménologie prône une forme d’ascèse à l’égard de toute connaissance instituée (et institutionnalisée) prétendant nous dire ce que les choses sont, en premier lieu les connaissances établies par les sciences de la Nature, mais elle ne prétend pas qu’une enquête théorique sur l’origine du sens peut s’établir sur une quelconque tabula rasa. Entreprendre l’élucidation phénoménologique de telle ou telle entité, ce n’est jamais partir de rien. Dès lors que l’on se met en devoir d’élucider le sens, la nature, les conditions de possibilité de quelque chose, de manière nécessaire nous possédons déjà une précompréhension de ce quelque chose60. Celle-ci peut se trouver sédimentée dans le sens des mots dont nous faisons usage pour parler de ce dont il est question – une connaissance de ce que Wittgenstein appelle leur grammaire –, ou dans les savoir-faire perceptifs et pratiques que nous mettons en œuvre pour commercer avec lui. Sans cette précompréhension, nous ne pourrions jamais nous mettre en devoir d’élucider quoi que ce soit61. C’est par conséquent toujours dans le but d’éclaircir quelque chose qu’en un sens nous savons déjà, que nous entreprenons une phénoménologie. 59 – Husserl (1907), § 2, p. 30 [p. 9]. 60 – La notion de précompréhension (Vorverständnis) est généralement indissociable, dans l’appareil conceptuel de la phénoménologie, du concept d’essence (Wesen) ou eidos. Détenir une précompréhension de quelque chose, c’est posséder une connaissance, ou pour le moins une pratique de son eidos, en être familier. Heidegger, Hans-Georg Gadamer et Rudolf Bultmann sont connus pour être les premiers à faire un usage systématique de la notion de précompréhension. Chez Heidegger, elle est notamment utilisée pour décrire le rapport du Dasein à l’être. Heidegger parle de « compréhension préontologique de l’être » [vorontologisches Seinsverständnis] ou de « compréhension quotidienne de l’être » [durchschnittliche Seinsverständnis]. Voir également Heidegger (1987), p. 125. 61 – Heidegger (1927), § 2, pp. 28-29 [p. 5]. Voir également Husserl (1907), § 2, p. 30 [p. 9] et Husserl (1954a), p. 36 [pp. 26-27]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 52 7/10/14 7:42:13 tangibilité et matièRe 53 Qu’en est-il dans le cas des corps ? Les corps sont – personne ne le contestera – une réalité ordinaire. Constamment, nous sommes cernés par les corps. Nous ne pouvons faire un pas sans risquer de heurter l’un d’eux. Et nous sommes de véritables experts dans la discrimination des corps. Nous sommes capables de distinguer les corps rigides des corps mous, les corps opaques des corps transparents, les corps résistants des corps fragiles, les corps lourds des corps légers. Surtout, nous sommes capables de distinguer les corps des non-corps, en particulier de l’espace vide. Pourtant, nous ne possédons généralement pas de déinition des corps. Et nous serions probablement dans un embarras semblable à celui de Saint-Augustin, si l’on nous demandait de formuler pareille déinition. Nous savons ce que sont les corps au sens où nous détenons une précompréhension purement opératoire de leur sens, précompréhension que nous mettons continuellement en œuvre dans notre activité perceptive et pratique. C’est de cette précompréhension que doit partir notre enquête, et dont il nous faut produire l’élucidation conceptuelle. Il nous faut tourner notre attention vers la manière dont les corps font présence pour nous, la manière dont ils se signalent comme corps dans notre expérience, ain d’extraire du phénomène ses composantes essentielles, d’en révéler, pour ainsi dire, les implicites. Une caractéristique faisant saillance aussitôt que l’on cherche à isoler l’idiosyncrasie phénoménologique des corps est la connexion apparemment indéfectible entre leur identité de corps et leur propriété de résistance, solidité, impénétrabilité, et plus généralement de tangibilité. Les corps sont faits de matière, et la matière c’est ce qu’on peut toucher, palper, ce qui résiste à notre corps ou à n’importe quel autre, c’est-à-dire les empêche de pénétrer. Les corps consistent pour l’essentiel dans la circonscription d’un espace solide. C’est de cette manière qu’ils afirment leur identité. Et c’est en cela que consiste leur présence : qu’un corps soit « là », qu’il se tienne effectivement là avec nous dans l’espace, signiie qu’un lieu est occupé par de la solidité. C’est ce remplissement solide de l’espace qui caractérise les corps et les distingue de ce qui s’annonce comme non-corps dans notre expérience, par exemple les objets spectraux (hologrammes, rais de lumière, etc.), les sons, les odeurs, ou même, quoique dans une autre mesure, les objets que nous nous igurons par la pensée. Un objet auquel on pense, Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 53 7/10/14 7:42:13 54 Résistance et tangibilité une table que l’on imagine, ne se tient pas avec nous dans l’espace et ne circonscrit pas un espace solide. C’est également ce remplissement solide de l’espace qui fait en partie défaut à ces réalités qui sont à mi-chemin entre les corps et les non-corps, comme le vent, les nappes thermiques (les courants d’air chaud ou froid), les liquides, et dans une certaine mesure les poudres – qui, pour être tangibles, glissent entre les doigts, ont une présence solide mal assurée, fuyante. La première chose que nous faisons lorsque nous voulons nous assurer qu’il y a bien « quelque chose » dans des circonstances où plane le doute, c’est ainsi de toucher. C’est à l’aide de nos mains que nous nous assurons qu’il y a des corps. « Le toucher, comme l’explique Hans Jonas, est le véritable test de la réalité : je peux écarter tout soupçon d’illusion en saisissant l’objet douteux et en mettant sa réalité à l’épreuve sous l’angle de la résistance qu’il offre à mes efforts pour le déplacer. »62 Ce fait, qui peut paraître anodin dans le cadre d’autres méthodes d’investigation, est porteur d’un enseignement phénoménologique capital. Les procédures offrant de valider ou d’invalider l’identité présumée de la chose matérielle apportent une information de première main sur son sens d’être, car en nous indiquant quels déterminants sufisent à en assurer la présence, ou a contrario à en certiier l’absence, elles font saillir ce qui lui est essentiel : les caractéristiques sans lesquelles la chose ne pourrait s’annoncer avec cette identité, et dont le biffage neutralise la présentation. Si je veux m’assurer qu’une substance est du sel et non du sucre, je la goûte, et c’est en déinitive par son goût spéciique que le sel trouve son identité dans notre sémantique naïve – qu’il est ce qu’il est et se distingue de ce qu’il n’est pas. C’est son goût, non sa forme, non sa couleur, non son aspect granuleux, qui en fait du sel et le distingue du sucre. Pour ce qui regarde la chose matérielle, c’est le toucher qui fait ofice d’instance compétente : c’est lui qui décide, en dernière analyse, de l’identité corporelle ou non corporelle des étants. Appréhender l’étant comme une chose matérielle, c’est d’une façon ou d’une autre l’envisager comme objet du toucher. Si je ne puis en principe entrer en contact avec lui, ce n’est pas d’un corps qu’il s’agit. 62 – Jonas (1966), p. 156 [p. 148]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 54 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 55 Cette connexion essentielle entre le sens des corps et la tangibilité n’a bien entendu pas échappé aux théoriciens s’étant interrogés sur la matière, qu’ils soient scientiiques ou philosophes. Si l’atome a pu si longtemps être considéré comme le composant ultime des corps dont nous avons l’expérience, c’est qu’il en présente toutes les propriétés essentielles. Comme le note Schrödinger, les atomes sont dans la physique classique « de petits corps en tous points semblables aux objets résistants et palpables qui nous entourent »63. Ils occupent un lieu du monde, sont impénétrables, et leur insécabilité n’est jamais que l’expression d’une solidité absolue. La tangibilité est également un caractère que les théoriciens de la physique mentionnent systématiquement quand ils tiennent à marquer l’incommensurabilité entre les corps que nous percevons et les composants de la matière qu’étudie la microphysique post-atomique. Les objets macroscopiques se distinguent par ce qu’il est coutume d’appeler leurs propriétés matérielles, à savoir, pour nommer les plus évidentes : l’impénétrabilité, la solidité, l’incompressibilité, le poids, l’inertie, la densité, la cohésion (la capacité de l’objet à maintenir ensemble ses parties), et l’opacité. Un objet matériel, explique Bitbol, « est un secteur d’espace tridimensionnel objectivé par la détermination d’effets locaux invariants sous un ensemble de changements réglés. Parmi ces effets locaux, l’inertie et l’impénétrabilité (ou au moins la résistance) tiennent traditionnellement une place centrale. »64 Le physicien le reconnait donc implicitement, sinon explicitement : la corporéité des corps est avant tout affaire de main et de muscle ; un corps, c’est quelque chose que l’on peut toucher, manipuler, quelque chose qui oppose de la résistance à notre corps, quelque chose contre quoi notre corps peut venir se heurter65. 63 – Schrödinger (1951), p. 36. 64 – Bitbol (2000b), p. 187. 65 – La question de savoir si le corps propre est un référent privilégié pour la constitution de la propriété d’impénétrabilité demanderait une enquête à part entière. Je n’aborderai que marginalement ce problème dans cet ouvrage. Mon sentiment est toutefois que le corps propre joue ici un rôle essentiel. Sur un plan développemental, cette affirmation me parait assez clairement appuyée par l’observation que les enfants commencent par découvrir les objets en les manipulant, dans un commerce direct avec leur résistance : les comportements et propriétés des objets sont ainsi d’abord définis par référence aux actions que l’enfant leur imprime avec son corps. Ce n’est que lors de stades Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 55 7/10/14 7:42:14 56 Résistance et tangibilité Il faut dans un premier temps prendre ces considérations au pied de la lettre : c’est la possibilité du toucher qui intervient dans la perception des corps. Nous pouvons avoir l’objet en main, nous trouver engagés dans un contact effectif avec lui. Mais l’interruption du contact n’entraîne pas l’interruption de sa présentation sous le régime phénoménologique des corps. La tasse que je viens de poser sur la table continue de se présenter comme un objet solide, bien que cette solidité ne soit plus donnée dans l’expérience effective d’un contact. En un sens, cette solidité reste alors anticipée ; plus précisément, elle reste promise. Et tout se passe comme si c’était la conviction que cette promesse ne manquerait pas d’être tenue qui permettait aux objets de continuer à se présenter comme des corps quand nous cessons d’y mettre les mains. Le phénomène de chose matérielle nous confronte ainsi d’emblée à un paradoxe. La chose est bien actuellement là, elle se tient présentement avec nous dans l’espace. Pourtant elle n’est là en tant que chose qu’en vertu de ce qu’elle promet. Elle n’est là que dans la mesure où elle réfère à quelque chose qui n’est pas réalisé, quelque chose qui n’est que possible. Ces premiers éléments de rélexion augurent également une relation essentielle entre la matérialité des corps que nous percevons et notre propre nature de corps. S’il nous plait de voir le monde comme un espace où se disposent des corps, c’est que d’une façon ou d’une autre notre perspective sur l’étant est polarisée par les opportunités que nous ouvre notre condition incarnée ou les contraintes et nécessités auxquelles elle nous soumet. Nous avons un corps et c’est parce que nous avons un corps que les choses sont pour nous tangibles, et se présentent donc à nous comme des choses, précisément. Quel intérêt aurions-nous à percevoir des choses matérielles si nous pouvions mener notre existence sans être encombrés d’un corps ? Le tableau optique pourrait-il nous présenter des objets tangibles si nous n’avions pas de main pour les toucher ? À l’évidence, seul un être qui met en perspective l’étant depuis les opportunités et contraintes ouvertes par son de développement ultérieurs que l’enfant généralise aux relations inter-objets (qu’il s’agisse des corps d’autres individus ou d’objets inanimés) les propriétés qu’il a appris à connaître grâce à l’implication de son corps dans le commerce. Il me semble que Piaget (1936, 1937, 1964) défend une idée de cet ordre. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 56 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 57 incarnation peut appréhender celui-ci comme un univers de choses solides articulées par du vide. Un questionnement sur l’origine phénoménologique de la matérialité est pour cette raison indissociable d’une rélexion sur la valeur transcendantale, ou ce qu’on pourrait appeler avec Dilthey la valeur cognitive (Erkenntniswerk)66 de l’incarnation. § 7. que signifie enquêter sur le pourquoi des corps ? Ces considérations préliminaires sembleront peut-être quelque peu péremptoires. Elles demanderaient bien entendu un examen plus rigoureux et une justiication phénoménologique plus nourrie. On ne peut notamment acquérir de réponse satisfaisante aux questions ici posées qu’en s’appuyant sur une méthode d’analyse systématique de la phénoménalité des étants – une méthode capable de nous faire voir de quelle manière le sens des étants s’enracine et s’atteste dans une phénoménalité et des déterminants phénoménaux spéciiques. Sur le modèle de la variation eidétique husserlienne, on peut en particulier provoquer dans le phénomène une série de variations artiicielles, de manière à faire ressortir les dimensions qui sont essentielles à son sens (celles sans lesquelles il cesse d’être cela qu’il est) et celles qui ne sont au contraire qu’accessoires (celles que l’on peut neutraliser sans que cela attente à son identité). Et on peut également chercher à neutraliser – réellement ou ictivement – les procédures permettant de valider ou d’inirmer ce que l’étant, par son sens, prétend mettre à disposition : le champ de possibilités qu’il rend disponible. L’heure viendra pour cela. C’est principalement pour les besoins de l’exposé que nous présentons ces considérations de manière anticipée. Ces premiers éléments nous fournissent en tout cas un aperçu des grandes directions que devra suivre notre enquête. Si les corps se signalent par leur tangibilité, seul un examen approfondi du phénomène de tangibilité – comment cette tangibilité se montre, quelle est son idiosyncrasie phénoménologique – sera en mesure de nous faire voir les principes qui nous conduisent à voir des corps là où il n’y a, pour le physicien, que du vide ou de l’énergie. Il nous faut déterminer (i) quelles sont les conditions de possibilité d’une expérience de la tangibilité, et ce, que celle-ci soit visée de 66 – Dilthey (1890), p. 110. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 57 7/10/14 7:42:14 58 Résistance et tangibilité manière anticipative, ou qu’elle soit rencontrée en propre dans le contact et la résistance : quels principes et quelle mécanique dans l’activité de présentation conduisent l’homme à expérimenter la réalité dans la résistance, l’inertie, la pesanteur et l’impénétrabilité, ou plus radicalement à la percevoir comme pouvant opposer de la résistance. Et il s’agit ensuite d’apercevoir (ii) comment la précompréhension que nous possédons de la tangibilité intervient dans la mise en place du monde dont nous avons l’expérience, quel statut elle tient dans la rationalité ordinaire par laquelle nous nous rendons spontanément intelligible notre univers. Pour tenir ses promesses, cette enquête ne doit cependant pas uniquement nous faire voir comment la saisie anticipative de la tangibilité détermine la sémantique de l’étant présenté dans la perception. Elle doit également nous montrer (iii) pourquoi nos esprits sont poussés à donner un statut insigne à ce que nos mains peuvent toucher. Insigne, car la chose matérielle tient sans aucun doute une position privilégiée dans l’infrastructure de notre monde ambiant. Le monde que nous habitons consiste, dans son ossature formelle, en un espace où se disposent des corps. Il sufit d’essayer d’imaginer un monde auquel feraient défaut les structures de corps et d’espace pour s’en convaincre. Déterminer pourquoi il y a pour nous des corps, pourquoi il nous plait de voir le monde comme un système spatialisé de corps, implique de mettre au jour les mécanismes et principes d’organisation des phénomènes qui nous offrent de percevoir du tangible. Mais cela nécessite également d’expliquer pourquoi c’est cette perspective sur le réel qui est privilégiée dans notre rapport ordinaire à l’étant, pourquoi elle possède une telle prégnance, s’imposant à nous de manière impérieuse et passive dans la vie d’expérience. Autrement dit, si, comme Bernard D’Espagnat l’explique, « c’est en partie nous qui créons les phénomènes, ou plutôt qui les découpons au sein du ‘réel’ selon notre humaine manière de voir », comment expliquer le privilège de cette manière de voir, ou « d’‘être intéressé’ […] par tel aspect et non tel autre de ce ‘réel’ »67 ? Pour reprendre cette formule bergsonienne68 , quel intérêt l’homme prend-il à « découper » des choses solides dans le tissu du réel ? Il s’agira donc de 67 – D’Espagnat (2000), p. 11. 68 – Voir Bergson (1896). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 58 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 59 décrire les phénomènes de tangibilité, et corrélativement de corps et d’espace, dans leurs articulations constitutives et leurs conditions de possibilité, mais également d’identiier les motifs, ou plus radicalement la logique, qui président à leur promotion dans la vie perceptive. C’est à ce prix seulement que nous pourrons poser les premières briques permettant de résorber l’écart apparemment insurmontable entre le Lebenswelt solide où nous menons nos existences et la Nature dématérialisée de la physique contemporaine. Expliquer la présentation de l’étant comme univers spatialisé de corps réclame en particulier d’éclairer cette dimension fondamentale de la vie subjective qu’est l’ouverture sur le possible, ouverture qui nous permet de discerner les opportunités que la situation met à notre disposition. Nous avons commencé de l’expliquer au § 6, les corps ne peuvent se manifester à nous en circonscrivant des secteurs de l’espace matériellement occupés, que parce que l’intelligence que nous possédons de notre environnement est tout entière polarisée par l’anticipation des possibilités que ces corps potentialisent. Élucider la fonction de la tangibilité dans la présentation de l’étant, c’est donc nécessairement se donner la tâche d’élucider la fonction phénoménologique du possible dans la perception, et par suite celle de déterminer ce qu’est l’homme, s’il possède cette capacité à « prévoir » le possible69, à faire igurer ce qui apparait ici et maintenant sur la toile de fond de ce qui peut être. § 8. Pourquoi il faut partir de la vue pour comprendre le toucher The experience we call solidity comes to us primarily through sensations of touch, and sensations from the contractions of our muscles and the straining of our tendons as we surround a solid object with our hands and press against its resisting surfaces. It cannot be 69 – En réalité, le possible n’est pas prévu parce qu’il n’est pas vu : ce n’est pas un objet que nous nous représentons ou quelque chose à quoi nous pensons. Notre intelligence du possible relève de modalités intentionnelles très différentes de la perception sensible, même si la préscience que nous possédons du possible contribue à déterminer le sens de ce que nous percevons, à configurer le format sous lequel se présente l’objet dans la perception. C’est dans la manière que nous avons d’aborder le présent, les états de choses et faits occurrents, que s’exerce notre intelligence du possible. Sur cette question, voir Sartre (1940), pp. 229-230. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 59 7/10/14 7:42:14 Résistance et tangibilité 60 obtained directly from vision. When we say that an object looks solid, as if it had three dimensions, we mean that it looks as if it would feel solid and as if we could pass our hands around it. Something involved in the experience of looking at it suggests the tactual and motor experience of solidity. M.F. Washburn, Retinal rivalry as a neglected factor in stereoscopic vision, 1933, p.773. L’analyse phénoménologique n’est jamais une simple démarche d’attention à l’expérience vécue ou d’introspection. Elle requiert chaque fois qu’un accès préalable aux phénomènes soit dégagé, ain que le sens de ce qui est pris comme il directeur de l’enquête, ainsi que l’activité de constitution qui lui fait corrélat, soient eux-mêmes donnés à voir, alors qu’ils tendent a contrario à rester masqués dans l’attitude naturelle. Une part essentielle de la méthode phénoménologique consiste à isoler un type d’attitude dans laquelle les déterminants phénoménaux où les étants puisent leur sens soient clairement identiiables et analysables. Une première étape de notre enquête est de ménager un tel accès. Il s’agit d’isoler un type de situation où le rapport que l’homme entretient avec la tangibilité des corps est lisible pour l’analyse. Cette étape préparatoire est d’autant plus nécessaire que si l’on se ie à la compréhension naïve que l’on peut avoir de la tangibilité des corps, on tendra généralement à s’orienter vers une conception purement actualiste : on la référera ou on l’identiiera à une résistance en exercice, qui fait l’objet d’une rencontre effective, par exemple la solidité ou l’impénétrabilité de cette table, quand de la main j’exerce une pression sur sa surface. Mais la tangibilité est absolument irréductible à la résistance, et l’identiier à celle-ci (par exemple en faire une sensation affaiblie) ou l’y subordonner conduit à bloquer d’emblée l’accès à la compréhension de son phénomène et de la manière dont il contribue à déterminer la sémantique de notre monde ambiant. Ces remarques pourront étonner dans la mesure où nous afirmions plus haut que la posture phénoménologique consiste à frayer un accès au phénomène où l’objet étudié puise originairement son sens. Or, où l’entente que nous avons de la tangibilité Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 60 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 61 des corps pourrait-elle puiser son sens sinon dans l’expérience directe de leur résistance ? Après tout, les corps ne se présentent à nous comme tangibles que parce qu’il se trouve des situations où nous sommes en contact, des situations où cette tangibilité, anticipée à travers une appréhension présomptive dans des régimes perceptifs indirects comme la vision, s’atteste dans un corps-àcorps effectif. Cependant, nous l’avons indiqué, notre expérience de la tangibilité des corps s’établit également sur un rapport protentionnel au possible. Percevoir des corps signiie pour l’essentiel souscrire de manière anticipative au champ de possibilités que conigure leur matérialité, les contraintes qu’elle nous impose aussi bien que les actions qu’elle potentialise. La tangibilité consiste dans une forme de promesse, et c’est à titre de promesse qu’elle imprime sa marque sur la sémantique du monde perçu. C’est cette dimension que l’on risque d’oblitérer en rabattant la tangibilité sur la résistance. La promesse de quelque chose a d’autres modes de manifestation et une autre valeur que la réalisation de ce qu’elle promet. Au sens strict, la tangibilité est d’ailleurs irréductible à l’objet du toucher. On s’en rend compte si l’on prête attention aux situations de déicience des sens tactile et kinesthésique, par exemple l’agnosie ou la désafférentation70 : l’individu peut bien voir son sens du toucher réduit ou détruit, il n’en continue pas moins de percevoir des objets tangibles. Les corps ne disparaissent pas de son champ d’expérience parce qu’il ne peut plus les sentir avec ses mains. Le contact reste possible, que nous sentions ou non ce que nous touchons. Et l’impossibilité de pénétrer l’espace que les corps circonscrivent n’est pas neutralisée parce que notre sens du toucher est détruit. C’est notre incarnation qui fait qu’il y a pour nous du tangible. Pour employer une formule inspirée de Max Scheler, le rapport au tangible n’est pas affaire de connaître, il est affaire d’être. Ce n’est donc pas par le biais du toucher que nous proposerons d’aborder le phénomène de tangibilité. Dans un premier 70 – La désafférentation est une perte de la sensibilité somatosensorielle généralement due à une destruction des fibres nerveuses afférentes (Cole & Paillard, 1995 ; Cole, 1995, 1998). On parle également de syndrome de neuropathie sensorielle aiguë (Sterman et al., 1980). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 61 7/10/14 7:42:14 62 Résistance et tangibilité temps, nous privilégierons au contraire l’analyse du rapport indirect à la tangibilité, tel qu’il se trouve en particulier ménagé par l’expérience visuelle, où les propriétés que la chose est susceptible de manifester dans le contact et l’interaction corporelle sont visées de manière purement anticipative et présomptive71. Pour faire usage de notions husserliennes, c’est à un rapport intentionnel non rempli à la résistance que nous allons commencer par nous intéresser, un rapport où cette résistance est visée à vide. Les raisons dernières qui motivent un tel point de départ ne pourront apparaître qu’après coup, une fois nos analyses parvenues à leur terme. Il sufira pour le moment de mentionner que si l’être-possible est une dimension essentielle de notre compréhension de la tangibilité, il convient, pour saisir une première fois son phénomène avec évidence, d’orienter l’enquête sur des situations où c’est à cette tangibilité proprement dite, soit la possibilité du toucher, du contact et du corps-à-corps, que nous avons rapport – non sur des situations engageant son actualisation. En vérité, un tel point de départ constitue également un garde-fou pour garantir un accès au phénomène de corps tel qu’il nous est livré dans le toucher. Partir de l’expérience du toucher pour tenter de cerner la nature de ce qui est touché dans le toucher (le phénomène de corps, tel qu’il apparait dans l’expérience du contact et de la résistance) s’expose au risque d’actualisme évoqué précédemment : on tend à faire de l’objet du toucher quelque chose d’exposé dans l’actualité du senti, qu’on opposera à l’objet purement virtuel et anticipatif de la vision, comme si le toucher seul donnait perceptivement accès aux corps, l’expérience visuelle ne nous donnant à voir que des fantômes. Mais le toucher – pas plus que la vision – ne peut être légitimement interprété de la sorte. 71 – La notion de propriété dispositionnelle, en usage dans la métaphysique et l’épistémologie contemporaines, permet dans une certaine mesure d’exprimer les différentes modalités qui président à notre expérience de la tangibilité. La tangibilité des corps est perçue dans la vision comme une disposition de l’objet à opposer de la résistance lorsque certaines conditions d’actualisation sont remplies. Et ce sont les actualisations de cette disposition qui sont perçues chaque fois qu’un contact avec l’objet se trouve engagé. Ainsi, la tangibilité des corps se présente comme une force in potentia dans la vision et comme une force in actu dans le toucher. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est précisément une force (une disposition à résister) qui est perçue. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 62 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 63 D’une part, (i) le rapport protentionnel au possible qui permet l’expérience visuelle des corps n’est en aucune façon résorbé dans le toucher. Entrer en contact avec l’objet, ce n’est pas basculer du possible à l’actuel, comme s’il y avait subitement un saut dans le régime ontologique de l’objet, ou comme si ce qui n’était jusqu’alors envisagé qu’à titre d’hypothèse était désormais donné sur le mode de la certitude et de la conirmation. Lorsque nous entrons en contact avec les corps et nous confrontons à leur résistance, notre expérience reste sous le signe d’un rapport où c’est, tout aussi bien que dans l’expérience visuelle, un ensemble de possibilités qui forme le noyau du phénomène. Sentir la matérialité d’un corps dans le creux de ses mains, c’est expérimenter comment le possible se trouve circonscrit par ce corps. C’est prendre acte du champ de possibilités que l’objet potentialise. De même, le sentiment d’effort dont nous faisons l’expérience lorsque nous affrontons la résistance des corps est une forme de conscience des possibilités supportées par notre condition corporelle : à travers la consommation de nos forces, nous avons conscience de ce dont nous sommes capables. C’est donc également le sens de l’expérience directe de la matérialité des corps dans le contact que l’on risquerait d’oblitérer, en rabattant le phénomène de matérialité sur cette résistance prétendument donnée en acte dans le rapport haptique aux corps. Il est fondamentalement erroné de suspendre notre expérience de la matérialité des corps dans le contact à un lux de sensations nous informant sur un état « actuel », quelque chose en train d’être ou de se produire, quel qu’il soit. D’autre part, (ii) la vision, tout aussi bien que le toucher, donne pleinement accès à des corps. Plus précisément : un corps, en vertu de sa structure phénoménologique, peut aussi bien apparaître dans l’expérience visuelle que dans l’expérience haptique. L’objet n’est pas « plus » un corps dans le toucher que dans la vision. Sur un plan qualitatif, on peut sans doute concevoir un saut entre ces deux régimes d’expérience : en quelque sorte, on change de monde. Mais pour la rationalité ordinaire, la résistance que rencontre la main est en pleine continuité avec ce que laissait augurer l’aspect visuel des choses : ce sont les mêmes choses que nous touchons et que nous voyons – et ce sont des choses que nous touchons et que nous voyons. La différence entre la vision et l’haptique est comparable à une querelle orale qui en viendrait aux mains. On rendrait Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 63 7/10/14 7:42:14 64 Résistance et tangibilité bien mal compte de la situation en afirmant que la querelle n’a pas débuté tant qu’aucune confrontation physique n’est engagée. En venir aux mains, c’est tenter de résoudre quelque chose qui se problématisait déjà dans la parole, qui cherchait déjà une voix de résolution dans un échange de mots. Il n’y a pas seulement anticipation du contact et de la résistance dans l’appréhension visuelle. L’objet s’y trouve déjà donné dans sa nature de corps, et le toucher ne fait jamais que conirmer ou afirmer autrement un sens qui était déjà donné dans la vision. L’orientation de notre enquête sur un rapport intentionnel où la résistance n’est pas encore (et n’est plus) rencontrée en propre n’implique toutefois pas de se tourner vers des situations où l’homme ne serait plus articulé à la résistance de l’environnement, par exemple des situations d’apesanteur où tout contact avec l’environnement matériel est interrompu. À de rares exceptions près, nous sommes toujours d’une manière ou d’une autre articulés à des structures opposant de la résistance à notre corps. En particulier, nous sommes continuellement ancrés sur une assise, un sol, et en lutte avec la force de pesanteur, qui traverse notre corps et nourrit le sentiment que nous avons de sa densité. En ce sens, la tangibilité des corps n’est pas seulement le terme que rencontre notre mouvement en se portant vers eux, l’ob-jet vers lequel notre corps s’avance et dont il prévoit la résistance, il n’est pas seulement devant, mais toujours aussi derrière : la tangibilité du monde est présupposée par tous nos mouvements, car tous nos mouvements, pour se déployer, prennent appui sur un sol. De manière corrélative, si dans l’action notre corps peut parfois sembler comme suspendu dans le vide, il n’est pourtant jamais qu’en chemin vers un autre appui, appui auquel toute sa dynamique aspire, et dont ainsi elle témoigne. Le pied suspendu en l’air pendant la marche vise l’appui que lui offrira la solidité et la stabilité du sol. La résistance, tout comme la destination d’un geste : son ce-vers-quoi, fait l’objet d’une intentionnalité motrice, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty72 . Elle est ce à quoi notre geste aspire, et ce qui 72 – « Mouvoir son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation […]. Dans le geste de la main qui se lève vers un objet est enfermée une référence à l’objet non pas comme objet représenté, mais comme cette chose Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 64 7/10/14 7:42:14 tangibilité et matièRe 65 l’explique téléologiquement : elle s’y trouve incluse à titre de pôle intentionnel. La résistance est par conséquent aussi bien l’appui sur lequel nous avons toujours déjà pris pied, que ce vers quoi nos actes se dirigent, ou, plus radicalement, ce que notre existence incarnée pose comme disponible. Impliqués dans les activités qui rythment notre quotidien, nous sommes toujours en avant de notre propre actualité, comme dit Heidegger 73 : au-delà de l’être de fait, dans l’après, le possible, en train de nous attendre à, de compter sur, de prendre le risque de, de planiier, de prévoir. On se tromperait en afirmant, à la manière des empiristes, que l’homme n’a jamais accès « de prime abord » et « en déinitive » qu’à de l’actualité pure, que seules lui sont données des « sensations » – et que ces atomes d’actualité sont l’unique matériau dont il dispose pour s’informer de ce qui est, ou constituent en dernière instance le seul ilet qui le retienne dans l’être. La sensation, livrée à elle-même, est absolument incapable de réaliser le moindre ancrage dans le réel. Au contraire, elle tendrait plutôt à déraciner l’homme du milieu de ses activités, pour le livrer à l’ordre du chimérique. C’est l’appréhension anticipative des possibilités que la situation potentialise qui permet aux tableaux qualitatifs que nos sens alimentent de matérialiser un monde où nous sommes concrètement situés et avons quelque chose à faire. Si nous n’étions constamment à l’écoute de ce que l’avenir nous réserve, la « perception sensible » ne pourrait soutenir l’apparition d’un ensemble d’objets, événements et états de choses, présents et « en train d’être ». Notre vie de conscience se verrait réduite à une suite d’états affectifs clos sur eux-mêmes. Il y aurait peut-être auto-affection, mais en aucun cas apparition d’un monde. très déterminée vers laquelle nous nous projetons, auprès de laquelle nous sommes par anticipation, que nous hantons. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 161). 73 – Voir par exemple Heidegger (1927), § 41, p. 241 [pp. 191-192]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 65 7/10/14 7:42:14 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 66 7/10/14 7:42:14 CHaPiTRe i Les CoRPs eT L’oCCuPaTion de L’esPaCe Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 67 7/10/14 7:42:14 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 68 7/10/14 7:42:14 69 iv. Le CHaMP d’oCCuPaTion To see things is to see how to get about among them and what to do or not do with them. J.J. Gibson, The ecological approach to visual perception, 1979, p. 223. Si notre démarche d’analyse doit éclairer la manière dont notre rapport présomptif à la tangibilité participe au processus de phénoménalisation des corps, il importe qu’elle préserve le sens avec lequel lesdits corps se manifestent dans l’expérience ordinaire, et qu’elle maintienne en l’état les mécanismes intentionnels impliqués dans leur constitution. Nous ne cherchons pas à produire une description idéalisée de la mécanique de présentation par laquelle nous nous trouvons introduits au sein d’un monde solide, mais à en appréhender les principes et l’opérativité concrète, quand ils œuvrent de manière préréléchie et silencieuse, comme il est de mise dans ce qu’on appelle l’attitude naïve. Lorsque nous vaquons à nos occupations sans adopter sur le monde apparaissant la perspective analytique du phénoménologue, sans mettre en suspens nos activités pour nous interroger sur elles, des corps apparaissent, les mécanismes de présentation de l’univers matériel sont à l’œuvre. Ce sont ces mécanismes qu’il s’agit de décrire et dont il s’agit de rendre raison par l’analyse. § 9. Le phénomène d’espace ordinaire et les corps L’espace ordinaire n’est pas quelque chose que nous observons du dehors, c’est un espace où nous nous trouvons et que nous pratiquons. Il possède à ce titre deux traits remarquables : (i) il se présente toujours comme ce dans quoi nous sommes : il s’étend autour de nous, nous sommes pris en lui et nous ne pouvons en sortir. « Nous venons au monde dans le monde et quittons le monde dans le monde. »74 (ii) Son phénomène est marqué, et en quelque 74 – Fink (1976), p. 230. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 69 7/10/14 7:42:14 70 Résistance et tangibilité sorte informé, par nos pratiques. L’espace ordinaire se présente comme un système de lieux articulés en réseau, dont les propriétés relètent les modalités qui président à son parcours. Aller d’un lieu à un autre prend du temps et exige de transiter par d’autres lieux dont l’ordre est ixé pour ainsi dire a priori, par des rapports de contiguïté. Tout lieu est directement connecté à certains lieux (les lieux voisins), et il n’est qu’indirectement connecté à tous les autres. Un lieu peut lui-même se déinir comme un système de places et d’objets (un coin, comme Heidegger l’appelle75). Et se trouver en un lieu donné (le salon, la cuisine, la rue, le parc), signiie entretenir un rapport d’immédiateté avec ce système : les places et objets sont immédiatement disponibles pour l’usage, ils se tiennent à portée76 . Au parc, je peux m’asseoir sur ce banc, proiter du bord du lac, acheter un beignet. Généralement, les lieux ont également une fonction dédiée, dans la mesure où ils sont aménagés par l’homme. Et l’usage de chaque lieu est soumis à certaines normes, des choses qu’il convient de faire ou des interdits, des manières de se tenir, des protocoles à suivre (faire la queue au magasin, ne pas bloquer le passage dans la rue, etc.). Les objets que les lieux recèlent et dont il nous est loisible de faire usage ne consistent pourtant pas en de pures fonctionnalités « abstraites » : ce sont également des corps qui encombrent l’espace et obstruent le passage. Le plus souvent, les lieux où nous évoluons sont littéralement saturés par les corps. Et c’est uniquement parce que nous maîtrisons cet encombrement que nous pouvons jouir des lieux à notre guise. Avant de pouvoir faire usage de ce banc pour me délasser, je dois y accéder. Pour y accéder, je dois longer la barrière, passer le portillon, céder le passage à un quidam, contourner l’arbre, éviter les pigeons. Je ne peux accéder au banc par un claquement de doigts, et je ne peux m’y rendre en ligne droite. Et bien entendu, je cours toujours le risque qu’un autre corps prenne la place avant moi, conisque cet espace que je convoite. N’importe quel déplacement est ainsi un véritable parcours d’obstacles, pour lequel il faut manœuvrer, jouer des coudes, se fauiler, déplacer les corps qui gênent. 75 – Heidegger (1927), § 22, pp. 142-143 [p. 103]. 76 – Heidegger (1927), § 22, p. 142 [p. 102]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 70 7/10/14 7:42:14 le chamP d’occuPation 71 Ce phénomène d’encombrement révèle une autre caractéristique essentielle de notre être-dans-l’espace ordinaire, à savoir que nous prenons nous-mêmes de la place. C’est parce que nous avons (sommes) un corps qu’il nous faut constamment veiller à nous caser, assurer un espace sufisant à notre prise de position. À ce titre, les transports en commun des métropoles valent bien la réduction eidétique des phénoménologues. Il sufit d’emprunter aux heures de pointe les lignes bondées du métro parisien pour comprendre l’importance qu’a cet impératif catégorique ordinaire dans notre intelligence de l’espace. Les corps comprimés nous rappellent que le vide est un luxe auquel nous ne pouvons cesser d’aspirer, car, que nous le voulions ou non, comme n’importe quel corps nous prenons de la place. Cet impératif marque l’espace auquel nous introduit la perception : il en détermine le format phénoménologique. L’espace ordinaire est un espace où la place est irrémédiablement réduite, et son phénomène est coniguré pour faciliter la prise de position de notre corps. C’est un point d’importance que Husserl n’a – à ma connaissance – jamais pris la peine de considérer, ou auquel, en tout cas, il n’a pas accordé l’attention qu’il fallait. Différents manuscrits, en particulier L’arche-originaire Terre ne se meut pas (D17) et les Notes pour la constitution de l’espace (D18) 77, tous deux rédigés en mai 1934, abordent le problème de la fonction de l’impénétrabilité des corps dans la constitution du champ optique, et évoquent à travers lui le problème de l’encombrement de l’espace78 . Celui-ci n’est toutefois traité que de manière périphérique et pour ainsi dire abstraite, et ses conditions de présentation intentionnelle ne sont pas analysées. 77 – Voir Husserl (1989). 78 – Husserl explique par exemple : « Je peux accomplir librement une kinesthèse seulement tant qu’aucun corps n’est effectivement là dans la perception : je ne peux le dépasser. Ce n’est pas seulement qu’il n’est pas possible de s’approcher davantage, mais il barre le chemin. Il empêche toute progression des kinesthèses dans toutes les directions kinesthésiques en ligne droite qui passent par les lieux du corps. Si ce corps se déplace lui-même dans cette direction de manière correspondante, je peux alors, au mieux, poursuivre la kinesthèse concernée, mais seulement avec la ‘vitesse’ qui convient ; je ne dois pas le dépasser : dans l’hypothèse de la co-présence de la chair propre, cela signifie que je ne dois pas me rapprocher charnellement de lui trop vite. Sinon je rencontre de la ‘résistance’. » (Husserl, 1989, Manuscrit D18, p. 63) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 71 7/10/14 7:42:14 72 Résistance et tangibilité C’est à l’analyse de cette caractéristique insigne de l’espace ordinaire que nous allons nous attacher dans la suite. Nous poursuivrons un double objectif : (a) développer une description systématique du mode d’apparition des corps – en particulier de leur statut d’objet impénétrable – dans le comportement ordinaire d’habitation de l’espace ; (b) examiner à cette occasion la connexion entre le phénomène d’espace et le phénomène de corps. Précisons dès à présent que lorsque nous parlons des corps, nous avons en vue la catégorie générale, indépendamment des spéciicités que présentent les corps particuliers que nous rencontrons. Une tasse est un artéfact conçu pour remplir telle fonction et dont nous avons l’habitude d’user de telle manière. Mais c’est aussi un corps, une entité spatiale impénétrable faite d’un matériau particulier, et possédant des propriétés comme la rigidité et le poids. À cet égard, la tasse n’est pas différente de la table, de l’arbre, ou des murs qui séparent les pièces : tous sont des corps. Et tous, en vertu de leur impénétrabilité, conisquent l’espace qu’ils occupent. Cette analyse de notre expérience de l’espace me permettra de soutenir plusieurs afirmations à propos de ce qu’il est coutume d’appeler depuis Kant ses conditions (subjectives) de possibilité : (i) que le format sous lequel se présente l’espace dans la perception ordinaire est marqué par la conscience que nous avons de prendre de la place, d’encombrer l’espace avec notre corps et de devoir, chaque fois que nous changeons de lieu, caser ce corps ; (ii) que les structures de corps et d’espace s’alimentent l’une l’autre et sont co-dépendantes sur un plan intentionnel : l’espace ordinaire présente, de par son sens de vacuum, une structure d’apparition indissociable de la structure phénoménologique de corps ; il constitue le là-où ou le ce-dans-quoi des corps, et il n’y a d’espace que parce des corps peuvent s’y trouver ; (iii) que cette présentation est tributaire d’un rapport d’expectative au possible : c’est parce que la situation est envisagée depuis les opportunités et contraintes sur le possible que conigure notre corps qu’un espace se présente à nous. Nous ne pourrions faire l’expérience de l’espace si notre appareil perceptif se contentait de prendre une photographie des états de choses en présence, si par lui nous avions simplement connaissance de l’état dans lequel l’environnement se trouve au temps t. Faire l’expérience de l’espace, c’est fondamentalement Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 72 7/10/14 7:42:14 le chamP d’occuPation 73 être en avance sur son temps, délimiter de manière prospective et présomptive ce qui (ne) peut être fait. Pour mener à bien cette analyse, nous nous focaliserons dans un premier temps sur une modalité d’apparition insigne de l’espace ambiant : le champ d’occupation. Ce concept vise à qualiier la manière dont nous apparait l’espace dans la déambulation ordinaire, au service de la praxis – la forme (Gestalt) typique sous laquelle se présente l’espace quand, vaquant aux diverses occupations qui rythment le quotidien, nous pratiquons cet espace. Le phénomène de champ d’occupation est essentiel pour les objectifs que nous poursuivons dans cet ouvrage, car il constitue, pour ainsi dire, la matrice du phénomène de corps. Avoir conscience de la présence de corps dans la préoccupation ordinaire, c’est toujours, à un degré ou un autre, s’expérimenter comme situé dans un champ d’occupation. Le champ d’occupation est la macrostructure à laquelle l’apparition des corps s’intègre. Il possède à cet égard un primat constitutionnel : un champ d’occupation doit être constitué pour que des corps apparaissent. Et, nous allons le voir, cette dépendance est bilatérale : l’expérience du champ d’occupation n’est elle-même possible qu’en prenant en considération dans une appréhension présomptive ce qui constitue la propriété essentielle des corps, à savoir l’impénétrabilité, l’impossibilité pour notre corps de se trouver là où d’autres corps se trouvent. § 10. Le champ d’occupation comme couche architectonique du phénomène d’espace ordinaire Dans son principe général, le champ d’occupation consiste en un agencement spatial de corps, régi par une logique de praticabilité : certains secteurs de l’espace environnant sont obstrués, d’autres sont libres et autorisent le passage. Le champ d’occupation peut ainsi se comprendre comme un système binaire de places occupées (déjà prises) et non occupées (encore libres), dont le principal trait phénoménologique est l’encombrement : ce sont les contraintes que les corps disposés alentour imposent à nos déplacements qui en dessinent à chaque instant la physionomie. La meilleure façon d’appréhender le phénomène de champ d’occupation est de considérer des situations de déplacement en milieu encombré. Lorsque nous évoluons dans un lieu occupé par Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 73 7/10/14 7:42:14 74 Résistance et tangibilité une multitude de corps (ce qui est la règle plutôt que l’exception), sans avoir d’autre objectif à court terme que nous rendre quelque part, l’environnement se présente comme un milieu arpentable où les éléments qui comptent pour l’activité ambulatoire font saillance : des surfaces sur lesquelles marcher, des masses à contourner ou à enjamber, des murs à longer, des ouvertures par lesquelles passer, des obstacles à déplacer, etc. Les corps disposés alentour organisent notre champ de déplacement, ixant les lieux où nous pouvons être et par lesquels nous pouvons passer. Telle zone est vacante, tel passage peut être emprunté. Les corps marquent la limite de l’espace praticable, et c’est uniquement à ce titre qu’ils sont perçus : à titre d’impossibles dans notre champ de déplacement. Nous percevons la praticabilité ou l’impraticabilité d’un passage, non les corps et les vides entre ces corps qui font la réalité de ce passage pour une attitude analytique.79 Comme il s’agit de se frayer un passage, les différentes possibilités disponibles pour dégager l’espace remplissent également une fonction de premier plan, notamment à travers l’appréhension présomptive de la déplaçabilité des corps. Certains corps sont ancrés au sol et inébranlables, comme les murs, les arbres et les lampadaires : nous ne pouvons faire autrement que les contourner. D’autres sont détachés et déplaçables, comme les tables et les chaises : ils peuvent être mus pour libérer le passage. On le comprend à travers ces premiers éléments de description, le champ d’occupation est un espace intrinsèquement moteur. Il n’a de réalité que parce que nous nous déplaçons, et le monde environnant ne peut se présenter dans la perception ordinaire sous les traits d’un champ d’occupation que lorsque nous déambulons en lui ou adoptons une attitude intentionnelle dominée par cette perspective (nous sommes à l’arrêt mais inspectons les alentours pour décider par où passer). L’emprise du phénomène 79 – Cette description de la sémantique de l’espace ordinaire rejoint l’analyse qu’en propose le psychologue James J. Gibson dans sa théorie des affordances. Dans les termes de Gibson (1958, 1979), on pourrait dire que le champ d’occupation relève d’un rapport à l’environnement où ce sont les affordances de collision (bump-into-able) et de locomotion, la possibilité de se déplacer sur les surfaces (walk-on-able), qui sont considérées de manière privilégiée. Les autres possibilités offertes par l’environnement sont laissées de côté, nous n’y prêtons pas attention. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 74 7/10/14 7:42:14 le chamP d’occuPation 75 de champ d’occupation sur notre perception de l’environnement sera pour cette raison proportionnée à l’importance que revêt le déplacement de notre corps pour l’accomplissement de nos projets, pour le moins de nos projets à court terme. Ce qui signiie de manière corrélative que l’espace environnant peut se manifester de manière très différente, dès lors que le déplacement cesse de jouer un rôle prépondérant. Les corps ne se présentent plus comme des obstacles obstruant le passage, mais signiient leur présence suivant d’autres régimes de phénoménalité : nous pouvons par exemple, sans nous déplacer ou avoir une quelconque intention de le faire, balayer l’environnement du regard pour repérer les lieux ; nous pouvons également nous intéresser à l’aspect extérieur des choses, les observer simplement pour voir de quoi elles ont l’air ; et nous pouvons, pourquoi pas, adopter un rapport purement spectaculaire à l’environnement, l’observer comme on observe un paysage ou un tableau au musée. La manière dont se présente l’espace à travers le phénomène de champ d’occupation est indissociable de la conscience que nous avons d’occuper un certain volume d’espace avec notre corps, et de la préoccupation dans laquelle nous vivons de devoir caser ce corps chaque fois que nous nous déplaçons. Dès lors que cette préoccupation cesse de nous habiter, le champ d’occupation s’évanouit. Remarquons toutefois que le champ d’occupation constitue une couche de sens véritablement architectonique, et qu’il est exceptionnel qu’il cesse de réguler l’intelligence que nous avons de notre environnement. Nous sommes des êtres promis au mouvement et notre perspective sur l’espace est irrémédiablement marquée par la possibilité de nous déplacer. Ainsi, même lorsque nous sommes dans un complet état de repos, par exemple plongés dans la lecture d’un ouvrage, l’environnement continue de se présenter en arrière-plan comme un champ d’occupation. Quoi que nous fassions, nous nous tenons prêts, et constamment, pour reprendre la formule de Leibniz, notre présent est gros du possible. Quiconque s’est trouvé dans la situation de devoir presser le pas pour ne pas rater un train à la gare est familier de cette perspective sur l’espace. Dans l’empressement pour rejoindre notre quai, nous ne percevons plus la gare que comme un immense champ d’obstacles. Les corps bloquent le passage et doivent être contournés. Les personnes elles-mêmes ne se présentent plus que Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 75 7/10/14 7:42:14 76 Résistance et tangibilité comme des masses qui gênent notre progression. À cet égard, elles n’ont pas un statut intentionnel différent du banc ou du panneau qui empêchent de passer : il s’agit d’objets qui prennent de la place et imposent le contournement. Une différence notable est toutefois que les personnes, contrairement aux objets inanimés, sont constamment en mouvement, et lorsqu’exceptionnellement elles se tiennent immobiles, cette immobilité n’est qu’un sursis : d’un instant à l’autre, elles vont se remettre en marche et risquent alors d’obstruer notre course, en s’engageant là où nous projetions de passer. Elles présentent par ailleurs une forme de déplacement plus imprévisible que les objets inanimés, qui tendent à s’en tenir à leur trajectoire lorsqu’ils sont mis en mouvement. Nos semblables sont capables de changer brusquement de direction, et, s’ils n’ont pas remarqué notre présence ou n’ont que faire de nous gêner, peuvent bloquer notre passage, nous forcer à suspendre notre course, voire nous heurter. Bien entendu, jamais une personne ne nous apparaitra dans ce type de situation – à certains égards idéalisée – comme un pur et simple corps. Même lorsqu’il nous faut courir pour avoir notre train, les corps animés qui encombrent l’espace de la gare restent des êtres intentionnels : notre théorie de l’esprit, comme on l’appelle en psychologie cognitive, continue de faire son œuvre. Ainsi, des déterminants comportementaux ayant trait au caractère et aux normes sociales interviennent également, comme il est de mise quand il s’agit des rapports interhumains. Des codes de bonne conduite, plus ou moins suivis, parfois transgressés, régulent les comportements des corps : une personne pourra nous céder le passage par courtoisie ou si nous étions engagés en premier dans la zone en dispute, et elle attendra de nous une politesse analogue dans la situation inverse. Tous ces corps ont beau gêner le passage, ils pensent, perçoivent, ressentent. La couche psychologique n’est donc pas biffée du complexe intentionnel. Elle tend cependant à se réduire aux seuls déterminants qui jouent un rôle dans l’organisation des déplacements et le partage de l’espace. Il est dificile de pousser une personne qui gêne le passage, comme on déplace une chaise, parce qu’une personne pèse certes plus lourd, mais surtout parce que cela ne se fait pas. La personne risquerait de mal le prendre et c’est tout simplement un interdit tacite. Il convient dans ce cas de s’excuser, pour amener la personne à se déplacer Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 76 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 77 par elle-même. C’est par les mots, non par les mains, que l’on déplace autrui. Si le concept de champ d’occupation réfère prioritairement à la couche spatiochosique du phénomène de monde ambiant – il s’agit en tout et pour tout d’un agencement spatial de corps –, il est donc toujours, à un degré ou un autre, surdéterminé par une dimension socio-normative. La déplaçabilité ou l’indéplaçabilité des corps est déterminée « physiquement » : nous disposons ou ne disposons pas des ressources pour les soulever et les mouvoir, mais elle l’est également par les normes sociales qui régulent nos comportements, qu’il s’agisse d’interdits sanctionnés par des codes oficiellement en vigueur, ou de règles de bonne conduite purement oficieuses. Un bagage qui gêne le passage est physiquement déplaçable, mais il ne l’est pas nécessairement d’un point de vue socio-normatif : généralement, il est tacitement convenu de ne pas déplacer (voire toucher) les objets qui sont la propriété d’autrui dans un espace public. Si nous entreprenons de déplacer le bagage, notre comportement pourra ainsi être perçu comme agressif, ou dérogeant en tout cas aux bonnes manières. Ces normes sont toutefois négociables, et s’appliquent différemment en fonction des situations. Si le bagage gêne ostensiblement le passage, la transgression de l’interdit » ne pas déplacer la propriété d’autrui sur la voie publique » sera tolérée, car le positionnement du bagage transgressait déjà un autre interdit : « faire usage de l’espace public sans gêner le déplacement des autres ». Les normes dont il est ici question présentent ainsi tout un ensemble d’exceptions et cas particuliers, dont il serait vain de vouloir dresser la liste, et qui sont appréhendés différemment selon les situations et la sensibilité des individus. Certains s’irriteront si nous déplaçons leur charriot au supermarché, d’autres ne nous en tiendront pas rigueur, peut-être parce qu’ils n’auraient pas hésité à faire de même à notre place. Des remarques de même ordre s’appliquent à notre perception de la praticabilité ou de l’impraticabilité de l’espace. Ce n’est pas parce qu’un passage est physiquement praticable qu’il le sera d’une perspective socio-normative : il pourra être interdit, déconseillé ou mal vu de l’emprunter. Dans la plupart des lieux, pénétrer certaines zones ou emprunter certains passages est prohibé. À la Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 77 7/10/14 7:42:15 78 Résistance et tangibilité douane de l’aéroport, il faut faire la queue en se maintenant dans les couloirs aménagés, se tenir derrière la ligne blanche, passer par les portillons pour le contrôle des voyageurs. Il est interdit de pénétrer les zones réservées aux employés et d’emprunter les portes de service. En ce sens, un passage libre d’un point de vue « physique » pourra être impraticable sur un plan socio-normatif. Les zones où il est défendu au idèle de pénétrer sur les lieux de culte en sont un autre exemple : on ne peut marcher sur les tombes, ou sur la stèle qui recouvre telle relique. Et pour le idèle, qui soumet ses déambulations à ces contraintes, ces zones sacrées seront tout aussi impénétrables que le plus impénétrables des murs, et seront systématiquement contournées. Comme l’a montré Edward T. Hall80 , l’espace qui enveloppe immédiatement les individus obéit également à de tels principes : il est impénétrable si l’on désire « maintenir ses distances », précisément. Une pénétration de l’espace personnel d’autrui pourra être interprétée comme une agression et en tout cas être vécue comme désagréable. Dans les lieux publics, il est convenu de maintenir une distance minimale avec les autres corps, surtout lorsqu’ils sont au repos. Ces déterminations normatives remplissent sans conteste un rôle prépondérant dans l’organisation de notre comportement spatial. Lorsque nous nous déplaçons, nous ne veillons pas simplement à éviter de buter contre les autres corps, mais également à respecter toute une série de normes, qui ixent, à côté de ce qui est physiquement possible ou impossible, ce qui est socialement autorisé ou ne l’est pas. Les contraintes « physiques » et les contraintes socionormatives ont toutefois un statut bien distinct dans le système de rationalité qui préside à l’organisation de nos conduites ordinaires, car elles n’ont pas la même emprise sur notre liberté : alors que les premières sont absolues – il n’est pas en notre pouvoir de les transgresser : nous ne pouvons passer à travers les murs –, les secondes ne sont jamais que relatives, il s’agit de simples interdits. Si la situation l’exige, un interdit peut toujours être transgressé. Les déterminations « physiques » qui structurent le champ d’occupation ont par ailleurs un statut intentionnel plus fondamental que les déterminations socionormatives, celles-là s’édiiant sur celles-ci. Pour que la pénétration d’une zone 80 – Cf. Hall (1966). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 78 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 79 de l’espace soit appréhendée comme interdite, cette zone doit au préalable être perçue comme pouvant en droit être pénétrée par notre corps. C’est précisément parce qu’elle est pénétrable qu’elle est prohibée. § 11. espace d’occupation et espace du paysage Il importe de remarquer que le champ d’occupation dont nous avons précédemment proposé la description est par déinition un espace ambiant proximal. Autrement dit, passé une certaine distance égocentrique, il s’estompe puis s’évanouit : l’environnement cesse de s’offrir avec cette organisation et cette teneur phénoménale spéciique. On comprend que la distance puisse ici remplir une fonction structurante : le champ d’occupation étant un espace où il s’agit de se caser, se faire une place parmi les autres corps, il possède nécessairement une certaine immédiateté spatiale ; les arbres et les maisons que j’aperçois, par-delà les collines, ne s’intègrent pas à mon champ d’occupation, ils ne font pas présence à titre d’occupants prescrivant une ligne de conduite. Ce n’est pas parmi eux que j’ai à me caser, mais ici même, dans l’environnement immédiat s’étalant autour de mon corps. Et à la limite, ces choses dans le lointain ne sont justement pas des corps. Les corps sont des êtres de proximité. Quelque chose ne se présente comme un corps que si, à un degré ou un autre, nous risquons de buter contre lui. Un tel risque est neutralisé par la distance, c’est pourquoi la distance contrevient par principe au régime phénoménologique des corps. Il convient ainsi de distinguer : (1) l’espace d’occupation proprement dit, qui correspond à un espace proximal, frontalisé (il se déploie face à nous), organisé selon une structure globalement semi-sphérique, et s’étendant généralement jusqu’à une distance égocentrique de quelques mètres ; (2) un espace distant, dominé par un caractère iguratif et quasi-contemplatif, l’espace du paysage 81. 81 – Cette distinction n’est pas identifiable à celle que fait la psychologie entre l’espace péripersonnel et l’espace extrapersonnel. Ce que nous appelons ici l’espace du paysage n’est pas non plus assimilable à ce qu’Erwin Straus (1935, p. 378) appelle du même nom. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 79 7/10/14 7:42:15 80 Résistance et tangibilité Le principal trait distinctif de l’espace du paysage est sa désinsertion vis-à-vis du circuit de nos préoccupations pratiques. L’espace du paysage est un espace des lointains. C’est le paysage que l’on contemple, l’aplat iguratif du là-bas, dont les éléments sont comme des images dessinées sur la toile du monde. On est sorti de l’espace proprement habité, l’espace d’engagement où l’on vit et cohabite avec les choses, où il faut agir, se caser, prendre des décisions, faire vite. Il s’agit dans cette mesure bien plus d’un espace devant lequel nous sommes que d’un espace dans lequel nous sommes. La phénoménalité de l’espace du paysage invite à une sorte d’attitude contemplative, bien qu’il ne soit pas exclu qu’il puisse servir à alimenter le comportement pratique, par exemple en permettant de planiier un cours d’actions à partir d’un repérage des éléments disposés dans le lointain. Mais l’espace du paysage n’est pour ainsi dire pas conçu pour ce type d’activités. Il ne possède pas cette teneur phénoménale, propre à l’espace d’occupation, qui le rend immédiatement lisible pour l’action82 . L’espace du paysage, c’est la toile de fond de l’espace d’occupation, et c’est l’horizon de la cessation des activités, là où le monde n’est plus fait de corps, là où les étants ne sont plus engagés dans une rivalité pour l’espace83. 82 – Une observation rapportée par le psychiatre Eugène-Bernard Leroy, citée par Pierre Janet, illustre très bien la différence entre l’espace d’occupation et l’espace du paysage sur ce point : « Je flânais tout à l’heure sur la berge de la Seine, des passants marchaient à ma rencontre, je les voyais, je les observais et quand ils passaient à ma hauteur, je m’arrangeais de façon à ne pas les heurter. De ma fenêtre, maintenant armé d’une bonne jumelle, je regarde la berge de la Seine : ma jumelle est assez puissante pour que je distingue les détails à peu près comme tout à l’heure quand j’étais sur place. Voici deux passants, les mêmes, si l’on veut, je les regarde encore, je les examine. Personne ne niera que dans le second cas comme dans le premier il s’agit de perceptions et non de simples représentations. Cependant quant à l’influence que ces perceptions ont exercée sur mes actes il y a d’énormes différences. Si rapprochés que me paraissent les passants vus dans la jumelle, je ne fais rien pour les éviter. Mon attitude, lorsque je me promenais réellement sur la berge, était à proprement parler une attitude active ; mon attitude, lorsque je suis à ma fenêtre, et quoique mon champ visuel puisse être occupé exactement par les mêmes images, est une attitude spectaculaire. Cela est tellement vrai que j’ai plus de plaisir artistique à observer les choses dans la jumelle… que je n’en ai à les voir directement de près. » (Leroy, 1926, pp. 92-93, cité par Janet, 1927, p. 120) 83 – Au sens strict, l’espace du paysage ne présente pas une organisation tridimensionnelle. Il s’agit plutôt d’un tableau bidimensionnel qui figure une tri- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 80 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 81 L’espace d’occupation et l’espace du paysage ne sont bien entendu pas déterminés par les lieux objectifs ou les objets singuliers qui s’y trouvent disposés. Ce sont des espaces foncièrement mobiles et plastiques, en continuelle réorganisation, et d’abord ixés par notre position et les activités dans lesquelles nous sommes engagés. Chaque fois que nous nous déplaçons, notre espace d’occupation – comme une sorte de bulle – est emporté avec nous, et l’espace du paysage recule dans la distance. Au fur et à mesure que nous nous éloignons d’eux, les secteurs de l’espace précédemment compris dans notre espace occupation perdent leur aspect contraignant et implicatif, et retournent se confondre dans la toile de fond du paysage et sa foncière absence de relief. La frontière qui sépare l’espace d’occupation de l’espace du paysage est également plastique, et tout un travail serait à mener pour identiier les variables impliquées dans sa modulation. La distance égocentrique jusqu’à laquelle s’étend l’espace d’occupation (en général quelques mètres, disons jusqu’à une dizaine) dépend des moyens de déplacement et d’intervention de l’individu. Elle varie manifestement avec le temps requis pour la parcourir, temps qui est fonction de la vitesse de déplacement, qui est bien entendu variable. Si l’individu se déplace à grande vitesse avec un véhicule motorisé, cette distance sera beaucoup plus grande (d’un point de vue objectif) que dans le cas où il se déplace à pied. Les dimensions de l’espace d’occupation dépendent également de la zone sur laquelle est focalisée l’attention de l’individu et des activités qu’il mène : s’il manipule des objets posés sur un bureau pour en modiier la disposition, ou mettre la main sur quelque chose dont il a besoin, c’est le microcosme formé par la surface du meuble qui s’organisera en espace d’occupation, et ses mains constitueront alors une forme de pseudo-centre fonctionnel autour duquel s’organisera un pseudo-environnement. On pourrait sans doute montrer que la distance égocentrique à partir de laquelle l’espace d’occupation cède la place à l’espace dimensionnalité. Nous pouvons nous représenter les rapports spatiaux entre les choses : celle-ci est devant celle-là, telle distance la sépare de telle autre, etc. Mais cette tridimensionnalité est justement représentée : elle est comme reconstruite, elle a besoin d’être imaginée ou induite, elle a besoin d’indices. Elle n’a pas l’évidence qu’elle possède dans l’espace d’occupation, où toute chose possède d’emblée son épaisseur. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 81 7/10/14 7:42:15 82 Résistance et tangibilité du paysage correspond à peu près à la distance à partir de laquelle les images rétiniennes des objets perdent leur disparité. Cutting & Vishton (1995) prétendent ainsi que la disparité rétinienne perd généralement de son eficacité pour la vision stéréoscopique à partir d’une trentaine de mètres. Pareille considération, prise de manière isolée, est toutefois absolument insufisante, et pour tout dire hors sujet. D’une part, nous l’avons indiqué, la distance couverte par l’espace d’occupation dépend en premier lieu des activités dans lesquelles nous nous trouvons engagés et des moyens de déplacement et d’action dont nous disposons. D’autre part, on ne saurait analyser la sensibilité du système binoculaire ou la corrélation entre la disparité des images rétiniennes et le rendu phénoménal de manière abstraite vis-à-vis du mode de vie des individus chez qui ce système s’est développé. Si des yeux de telle sensibilité ont pu s’imposer dans le bagage phénotypique de l’espèce humaine, c’est qu’une telle sensibilité s’accorde avec le mode de vie archétypique des êtres humains : celui pour lequel ils sont faits, en somme. Dans un tout autre registre, la présente analyse des traits phénoménologiques de l’espace d’occupation et de l’espace du paysage nous montre également pourquoi la description que Hans Jonas propose de l’expérience visuelle dans Le phénomène de la vie 84 , ain de donner un fondement phénoménologique à l’identiication philosophique traditionnelle de la compréhension ou de la connaissance à la vision (la θεωρία), fait fausse route. Il est illégitime d’afirmer que l’expérience visuelle n’implique pas l’individu comme le toucher l’implique85 : toutes les analyses conduites sur 84 – Cf. Jonas (1966), Essai VI, La noblesse de la vue : étude de phénoménologie des sens. 85 – « L’absence d’effort de la vue est un privilège qui, en même temps que du labeur, la prive de la récompense du sens inférieur. Voir ne requiert aucune activité perceptible ni de la part de l’objet, ni de celle du sujet. Ni l’un ni l’autre n’envahit la sphère de l’autre : ils se laissent l’un l’autre être ce qu’ils sont et comme ils sont, et c’est ainsi qu’émergent l’objet indépendant et le sujet indépendant. […] Ainsi la vision assure-t-elle ce recul par rapport à l’agressivité du monde qui libère pour l’observation et ouvre un horizon pour l’attention sélective. […] La distance d’apparition procure une ‘image’ neutre qui, au contraire d’un ‘effet’, peut être regardée et comparée, retenue en mémoire et rappelée, modifiée en imagination et librement composée. Ainsi l’essence devient-elle séparable de l’existence et par là la théorie possible. Ce n’est que la Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 82 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 83 le champ d’occupation suggèrent au contraire que l’accès visuel au monde ambiant est déjà intégralement subordonné aux principes de rationalisation de l’existence pratique. Les analyses du rapport visuel que Jonas propose ne sont cependant pas totalement fausses. Jonas est manifestement dans le vrai quand il explique que la vision, à la différence du toucher, n’engage aucun rapport pratique effectif à l’objet, que le divers coordonné donné dans le champ simultané de la vision « s’offre à ma sélection pour une action possible »86 , et « me laisse encore entièrement libre quant à un commerce effectif, étant donné que je vois sans rien faire et sans que l’objet fasse rien »87. Mais en conclure que la vue installe l’individu dans un rapport contemplatif à l’étant, alors que le toucher l’implique d’emblée dans un rapport dominé par la pratique, est erroné. Justement parce qu’elle ménage avec l’environnement la distance et l’être en suspens du possible, la vision est une ressource de première main pour le rapport performatif à l’étant, qui vit constamment dans la planiication, donc l’anticipation. Et à côté de cela, le toucher a beau engager effectivement l’individu, exiger une transaction avec l’objet dont il sortira lui-même altéré, ce rapport peut fort bien être purement contemplatif, il peut s’agir d’un toucher spectaculaire, esthétique ou même érotique, qui palpe non pour agir, mais pour « voir » ou « sentir », ou affecter un autre pouvoir de sentir. Aussi convient-il à mon sens de limiter les considérations de Jonas sur la vision et la θεωρία au seul espace du paysage, l’espace des lointains, qui semble effectivement favoriser l’installation d’un rapport contemplatif au monde ambiant, les structures lointaines se présentant comme disposées dans un espace qualitatif observé, sans que leur présence nous implique. § 12. La matérialité des corps dans le champ d’occupation L’analyse précédente du phénomène de champ d’occupation est de première importance pour quiconque s’intéresse à notre liberté fondamentale de la vision et l’élément d’abstraction qui lui est inhérent qui sont menés plus loin dans la pensée conceptuelle ; et c’est de la perception visuelle que le concept et l’idée héritent ce modèle ontologique d’objectivité que la vision a d’abord créé. » (Jonas, 1966, pp. 156-157 [pp. 148-149]). 86 – Jonas (1966), p. 154 [p. 145]. 87 – Jonas (1966), pp. 154-155 [p. 146]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 83 7/10/14 7:42:15 84 Résistance et tangibilité expérience ordinaire des corps, car elle nous montre très précisément ce que cela signiie qu’il y ait des corps lorsque nous pratiquons l’espace, le noyau de sens qui les identiie comme des corps dans notre système de rationalité. Elle nous permet tout d’abord de déconstruire l’idée, déjà critiquée par Heidegger, selon laquelle le rapport perceptif à l’objet matériel isolé est primaire 88 . Dans l’expérience d’habitation ordinaire de l’espace, ce n’est pas sous le régime phénoménologique de l’« objet » que les corps nous apparaissent, mais sous celui du champ d’occupation. C’est en ayant affaire à cette macrostructure, en nous expérimentant comme situés en elle, que nous avons conscience de la présence des corps quand nous vaquons « sans y penser » à nos occupations dans le monde. L’objet matériel isolé, ce qu’on appelle traditionnellement la « chose matérielle » ou plus simplement l’« objet », est un acquis secondaire dans l’itinéraire de la constitution. Avant qu’il y ait pour nous un objet individuel circonscrit par notre regard ou notre activité, il y a un espace chosique global que nous occupons par la puissance volumique de notre corps, où nous nous trouvons, et cet espace est fondamentalement encombré : des places sont occupées alors que d’autres sont libres. C’est précisément cet état de fait que vise à exprimer l’idée de macrostructure précédemment évoquée : l’expérience que nous faisons des corps n’est pas d’abord expérience d’un objet isolé – objet que nous explorons de la main ou du regard –, mais elle est expérience d’un champ. Et cette expérience d’un champ n’est pas une expérience spectaculaire89 : nous ne sommes pas devant un champ que nous détaillons du regard ou embrassons dans sa globalité. Mais c’est une expérience d’inhérence : nous sommes pris dans le champ, nous en sommes 88 – Heidegger (1925), § 23.a, pp. 271-272 [pp. 253-254]. 89 – L’idée de rapport « spectaculaire » à l’environnement dont je fais usage vise quelque chose de différent de ce que John Dewey appelle la conception spectateur de la connaissance (spectator theory of knowledge) et qu’il oppose au processus actif d’enquête (inquiry). Mon but n’est pas de marquer que l’attitude spectaculaire est une réception passive d’informations, qui se contente d’observer sans agir. Ce qui importe est que l’attitude spectaculaire est désinvestie de cela qu’elle observe : elle n’y prend pas part, ce qu’elle voit ne la concerne pas. À la limite, elle ne participe pas du monde qu’elle inspecte, qui se présente à la manière d’une image. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 84 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 85 partie, et cette inhérence constitue un trait phénoménologique inannulable du champ d’occupation. Le champ d’occupation est par principe un espace où nous nous trouvons, mieux : un espace où nous avons à nous caser. Le monde cesse d’apparaître avec les traits distinctifs du champ d’occupation dès lors que cette préoccupation pour caser notre corps et ce rapport d’inhérence à l’espace sont neutralisés. Il se voit par exemple converti en un champ d’apparitions purement spectaculaire, un paysage ou un tableau de contenus qualitatifs ou de formes que nous observons sans en être. Mais dans ce cas – c’est le premier effet de cette conversion d’attitude –, le monde cesse d’apparaître comme un espace où des corps se disposent. Le champ phénoménal cesse d’exposer un environnement solide. Il n’y a plus de corps. Il reste, dans le meilleur des cas, des « formes » – par exemple des patterns optiques –, qui ne conservent un sens qu’en continuant implicitement de référer aux objets concrets dont elles sont habituellement l’aspect. La manière dont la matérialité des corps – leur impénétrabilité, leur tangibilité – apparait dans l’expérience d’inhérence au champ d’occupation est donc très différente de la manière dont se présente cette matérialité dans un comportement d’inspection attentive, haptique ou visuelle. Lorsque nous détaillons une chose du regard pour en épeler les propriétés, nous isolons une de ses dimensions en la faisant saillir à titre de prédicat – adoptant une attitude véritablement grammaticale à son égard. Nous soulevons l’objet pour en apprécier le poids. Nous nous rapportons au poids comme à une disposition de l’objet à se comporter de telle manière dans telles circonstances, une propriété de cet objet. Dans le phénomène de champ d’occupation, en aucune façon la matérialité n’apparait sur un mode prédicatif, à titre de trait ou singularité qualiiant un quelque chose. Si elle participe du champ phénoménal, c’est à travers la fermeture de notre champ de déplacement : là où les choses sont, nous ne pouvons être. C’est par cette pression exercée sur notre liberté – et uniquement par elle – que la matérialité des corps commence par se présenter à nous, et leur caractère distinctif de corps par nous être intelligible. C’est en conigurant le champ de possibilités où peut s’exercer notre liberté que les corps qui se disposent autour de nous se signalent comme des corps ; et c’est dans l’exacte mesure où ils laissent ce champ inaltéré que les non-corps se présentent comme n’étant pas des corps précisé- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 85 7/10/14 7:42:15 86 Résistance et tangibilité ment : le centaure que j’imagine ne conigure pas mon champ de déplacement, il ne participe pas du champ d’occupation, je n’ai pas à le contourner, et c’est en cela qu’il se trouve soustrait au régime phénoménologique des corps. Le champ d’occupation est un mode de phénoménalisation du monde ambiant mettant en perspective les choses matérielles depuis les contraintes qu’elles font peser sur nos possibilités de nous installer corporellement dans l’espace, de nous y ménager une place. Leur matérialité est éprouvée comme prescriptive avant d’être envisagée dans un rapport de détermination prédicative – rapport présupposant l’adoption d’un comportement analytique vis-à-vis des états de choses et situations. Et cette signiication prescriptive présente un caractère externalisé, qui en fait autre chose que le produit d’une déduction ou d’une activité judicative. Ces prescriptions ne sont pas adjointes après coup par un acte de jugement pratique, elles sont inscrites dans le tissu phénoménal même de ce qui apparait, elles sont la matérialité même de la chose qui se tient devant nous. La prétention de cette structure, qui apparait à travers une certaine coniguration du champ optique, à être une chose réellement présente dans l’espace (et non par exemple un fantôme ou un objet que j’imagine) consiste précisément dans une telle prescription. Tandis que je me déplace dans la pièce, je n’ai pas à raisonner et à élaborer un jugement pour parvenir à la conclusion que la table que voici doit être contournée étant donné l’impénétrabilité mutuelle de mon corps et de celle-ci. En un sens, la présence dans l’espace de la table à titre de structure solide – sa manifestation comme corps présent ici devant moi – est déjà la formulation d’un tel jugement. C’est dans la présence phénoménale de la table, sa manifestation comme se trouvant effectivement là dans l’espace, que consiste la prescription « c’est par là que je dois passer ». Je ne la percevrais pas comme étant là si je n’avais d’une façon ou d’une autre conscience de cette prescription. Un autre point qui importe d’être remarqué est que le champ d’occupation correspond à un mode de phénoménalisation des corps où leur matérialité n’apparait que de manière présomptive. La résistance des corps est posée, sans que cette position soit motivée par l’expérience d’une confrontation corporelle directe. Nous n’avons pas à nous heurter à notre environnement, à entrer dans un corps-à-corps avec les choses qui se disposent autour de Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 86 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 87 nous et structurent notre espace, pour nous rapporter à elles comme impénétrables ou indéplaçables. Éviter la table, contourner le mur, compter sur le sol qui va offrir un appui à nos prochains pas, autant de comportements où nous avons rapport à la résistance des corps en tant que telle, aussi bien que lorsque nous affrontons celle-ci de tout notre poids. La propriété de résistance impliquée dans la présentation du champ d’occupation ne correspond donc pas à une résistance en exercice, donnée sous le régime du fait. C’est à titre de pure possibilité qu’elle participe du tissu phénoménal. Et cette possibilité – nous l’avons vu à l’instant –, ce n’est pas sous la forme d’une propriété des corps qui pourrait être appréhendée dans un comportement de connaissance qu’elle apparait, mais à titre d’une contrainte ou au contraire d’une opportunité saisissable (la stabilité offerte par l’impénétrabilité et la solidité du sol, par exemple). Son apparition est déjà prise dans les circuits de rationalisation de la vie pratique. La résistance des corps correspond d’emblée à la promesse d’une collision, d’un empêchement et de ce fait d’un appui – un système de contraintes permettant de soutenir et d’articuler l’activité motrice et posturale. Dans les termes de James J. Gibson, c’est sous la forme d’une affordance90 que la résistance de la matière nous est présente avec le champ d’occupation. C’est à travers ce qu’elle offre de faire et de ne pas faire, en étant mise en perspective sur fond des actions, interventions, interactions qu’elle potentialise, qu’elle participe du tissu phénoménal du monde ambiant, non en tant que qualité matérielle visée dans un comportement objectivant, singularité faisant l’objet d’une exploration attentive, donc de façon abstraite relativement au contexte de notre praxis. Il faut remarquer que cette analyse du phénomène de corps dresse un tableau de notre compréhension ordinaire (naïve) de la matérialité très différent de celui proposé par Husserl, notamment dans Ideen II91. Le champ d’occupation consiste bien en un 90 – Gibson en donnera la définition canonique suivante : « The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill. » (Gibson, 1979, p. 127) 91 – Husserl (1952), première section : La constitution de la nature matérielle. Cette question sera discutée en détail dans le chapitre II. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 87 7/10/14 7:42:15 88 Résistance et tangibilité système d’« objets matériels » positionnés dans l’espace. Mais il ne saurait en aucune manière être identiié à un agencement de res extensa, la res extensa étant déinie depuis Descartes comme une réalité émancipée de toute détermination de près ou de loin liée aux intérêts du sujet percevant : les prédicats des sphères axiologique et pratique, dans les termes de Husserl92 . Au contraire, le champ d’occupation est traversé d’une référence constitutive aux possibilités qui régulent la compréhension que l’individu a de sa situation, celles sur lesquelles il compte, ou si l’on préfère celles qui comptent pour lui. Sa matérialité n’est pas séparable de sa valeur : elle est sa valeur même. Nous le marquions précédemment, c’est à travers l’encombrement de l’espace, donc d’emblée à titre de prescription sur nos conduites, que les corps se manifestent dans le champ d’occupation. Les corps font présence dans la mesure où ils conigurent nos possibilités performatives. Être effectivement là pour ce tabouret, ce n’est pas simplement se trouver à telle position dans le monde objectif, mais c’est encombrer le passage, devoir être contourné, le cas échéant contrarier le cours de nos activités93. Je dois le contourner ou le déplacer pour passer. C’est ce caractère injonctif qui constitue le noyau de sens de la chose matérielle. Prétendre se trouver effectivement là pour un corps, c’est essentiellement nous enjoindre à un type de conduite, nous montrer de par son identité même de corps ce que nous pouvons faire et ne pas faire, et avant même cela, ce que nous devons faire – c’est faire obstruction en tant que nous sommes nous-mêmes un corps, et c’est en ce sens nous enjoindre à être ailleurs. Cette couche de sens n’est donc pas le fruit d’une activité d’interprétation ou de raisonnement qui succéderait à l’institution des choses matérielles au plan phénoménal, institution d’abord réalisée dans une neutralité performative. Au contraire, c’est très 92 – Husserl (1952), § 1 et § 2. 93 – C’est bien entendu également mettre à disposition tout un ensemble d’opportunités exploitables, en premier lieu offrir la possibilité de s’asseoir (voir l’addendum du § 17). Mais la prise en vue d’une telle opportunité présuppose la position préalable de l’objet comme occupant et s’établit sur elle. L’objet doit être envisagé comme restreignant l’espace que mon corps peut occuper pour pouvoir être appréhendé comme offrant un appui. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 88 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 89 exactement cette « interprétation » qui assure la présentation des corps, c’est elle qui permet qu’il y ait des corps pour nous. Le tabouret ne se présente comme un corps que dans la mesure où il participe du régime d’intelligibilité de l’existence pratique, en s’intégrant au réseau complexe de ce qui peut et doit être fait. La présentation de la chose matérielle se réalise à travers la coniguration de notre champ de possibilités. Et en tant qu’elle consiste dans la circonscription d’une zone occupée de l’espace, la chose a d’abord la signiication d’un impossible : là où elle est, nous ne pouvons être. Ce ne-pas-pouvoir est le principe par lequel les choses matérielles se soutiennent dans la présence. § 13. Addendum. différences avec la conception biranienne du phénomène de corps La portion d’étendue solide que la main embrasse est le symbole sensible de la véritable unité, et représente à l’esprit cette force simple de résister, qui n’admet aucune composition et constitue la substance ou le durable (unum per se) du corps phénoménal. F.P.G. Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, 1812, p.308. La conception du sens phénoménologique des corps développée à travers la description du champ d’occupation pourra bien entendu rappeler la position campée par Maine de Biran. Pour Maine de Biran, « l’attribut essentiel ou l’essence même de ce que nous appelons matière ou corps étranger ne consiste, réellement et intrinsèquement, que dans une force de résistance opposée à un effort, et qui ne peut être connue et conçue primitivement que dans et par cet effort, librement déterminé »94. Plus précisément, les corps se caractérisent par ce que Maine de Biran appelle, à la suite de Condillac, une résistance invincible. Elle se distingue sur ce point de la résistance interne du corps propre, dont les muscles cèdent constamment à l’effort appliqué à les mouvoir, en tout cas dans des circonstances normales. La résistance qu’opposent les corps 94 – Maine de Biran (1807), p. 155. Voir également Maine de Biran (1812), p. 293. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 89 7/10/14 7:42:15 90 Résistance et tangibilité extérieurs ne peut jamais être totalement surmontée95. Et c’est cette insoumission continuée du réel qui lui procure sa transcendance, le maintient hors du sujet et de son corps, en fait quelque chose d’extérieur et d’étranger96 . C’est pourquoi Maine de Biran afirmera que « si l’être moteur et intelligent n’était entouré que de résistances qui cédassent à son effort et qu’il n’en rencontrât pas d’absolument invincible, […] il [ne] pourrait poser les limites absolues entre son corps propre et ceux qui seraient étrangers à lui. »97 Or, n’est-ce pas précisément de cette manière que nous proposons de déinir le phénomène de corps quand nous le caractérisons comme occupant ? N’est-ce pas la résistance de son étoffe qui l’identiie comme un corps dans notre système de rationalité ? La conception du phénomène de corps que nous défendons partage sans conteste un certain air de famille avec la philosophie biranienne. Mais elle s’en distingue également sur deux points essentiels : (i) alors que Maine de Biran subordonne le phénomène de corps à la sensation de résistance, donc à une confrontation motrice actuelle à ce corps, nous afirmons que la résistance des corps a avant tout un caractère potentiel : il s’agit d’une résistance que les corps peuvent nous opposer, pas nécessairement d’une résistance qu’ils se trouvent en train de nous opposer ; (ii) alors que Maine de Biran attribue à la résistance un caractère infraspatial, nous afirmons que le phénomène de résistance est intrinsèquement spatialisé, que par principe la résistance que nous rencontrons qualiie une portion d’espace. 13a. Les limites de l’actualisme Maine de Biran, probablement parce qu’il reprend l’essentiel du projet empiriste, voire sensualiste, si l’on désire qualiier de la 95 – L’essence du corps étranger réside dans « cette force qui résiste absolument, qui annule tout l’effet de l’impulsion motrice, qui suspend ou arrête les mouvements que la volonté a déterminés » (Maine de Biran, 1812, p. 282). Comme l’explique Bruce Bégout : « L’existence étrangère, au contraire de l’existence corporelle propre, maintient une résistance absolue. Là où les muscles du corps propre cèdent, dans les circonstances normales et habituelles, à l’élan volontaire, les corps étrangers opposent une impénétrabilité radicale. » (Bégout, 1995, p. 176) 96 – Maine de Biran (1812), p. 290. 97 – Maine de Biran (1812), p. 290. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 90 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 91 sorte la philosophie de Condillac, se maintient dans une conception foncièrement actualiste de l’être : n’existe pour le sujet au temps t que ce qui présentement l’affecte, ce qui suscite en lui des sensations. Ainsi suspend-il l’existence des corps (pour le moins, la perception de cette existence) aux sensations de résistance que ces corps manifestent lorsque nous faisons effort pour les mouvoir. L’inconvénient de cette position est qu’elle parait aller à l’encontre d’un état de fait dificile à remettre en cause : à savoir que les corps continuent pour nous d’exister quand nous cessons de sentir leur résistance. Ainsi, un accès visuel aux corps est manifestement possible. Cette tasse devant moi se présente bien comme un corps. Pourtant, je ne l’ai pas en main et n’exerce aucune force de pression contre elle. De même, nous pouvons percevoir les corps lors d’un contact passif : à travers les sensations de déformation cutanée, nous percevons que nous sommes en contact avec un objet solide, bien que nous n’exercions aucune force de pression volontaire (voir infra, § 42a). Comment expliquer cet état de fait phénoménologique si les corps, pour manifester leur existence, doivent résister à l’effort que nous exerçons ? De deux choses l’une : ou bien nous cessons de percevoir des corps dès lors que leur résistance n’est plus sentie, mais on se demande alors ce que nous percevons, car les corps ne disparaissent manifestement pas avec la suspension du contact ; ou bien nous continuons de percevoir des corps bien que leur résistance ne soit plus sentie, mais dans ce cas c’est la thèse subordonnant le phénomène de corps à une force de résistance opposée à notre effort qui perd sa légitimité, à moins de considérer que l’accès visuel aux corps n’est possible que parce qu’il s’accompagne d’un mécanisme simulant les sensations de résistance que nous aurions si nous entrions en contact avec eux, conférant par là à ces sensations une certaine actualité pour l’esprit. Maine de Biran était d’une certaine façon conscient du problème, mais il pensait pouvoir le résoudre en recourant au mécanisme de l’association, dont l’usage est, comme on sait, récurrent chez les empiristes, qu’il s’agisse de Locke, Hume ou Condillac. Il sufit, explique Maine de Biran, que les représentations visuelles, déjà par elles-mêmes « coordonnées dans un espace dont le moi se Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 91 7/10/14 7:42:15 92 Résistance et tangibilité sépare », « contractent une liaison intime et nécessaire avec l’idée ou la conception première de la cause inconnue qui arrête ou est capable d’arrêter nos mouvements, de s’opposer à notre effort voulu. Dès lors, cette cause indéterminée comme non-moi se détermine dans l’imagination, en se revêtant d’une forme sensible […]. Dès lors aussi l’individu ne pourra plus éprouver une pression quelconque, faite sur une partie de son corps, ni voir un espace coloré, sans y joindre l’idée d’une cause présente opposée à son effort actuel ou virtuel. » 98 Fort bien. Mais pareille afirmation n’entre-t-elle pas en conlit avec la thèse que l’essence des corps étrangers consiste dans « une force de résistance opposée à un effort »99 ? Qu’il soit sufisant, pour que les corps se manifestent comme des corps, qu’ils se présentent comme capables de résister, ne signiie-t-il pas que le phénomène de corps est d’une façon ou d’une autre émancipé de l’exercice de l’effort – que des corps peuvent se présenter à nous sans résister ? L’assimilation du Moi à un effort appliqué à mouvoir le corps – une force hyperorganique, comme Maine de Biran l’appelle – s’expose à des dificultés analogues. Pour Maine de Biran, la résistance ne donne pas seulement accès à l’existence des corps extérieurs : c’est également en affrontant la résistance, et déjà celle du corps propre dans l’effort pour contracter ses muscles, que le Moi se met à exister. Et il ne continue d’exister qu’aussi longtemps que s’exerce cet effort. Aussitôt que son effort cesse, le Moi s’évanouit dans le néant. Si le Moi biranien n’est pas un Je pense, il ne consiste donc pas non plus en un Je peux, quoi qu’en dise Michel Henry100. Pour Maine de Biran, le sujet n’est pas de l’ordre du pouvoir, il n’est qu’acte. Henry l’explique lui-même quand il précise, pour démarquer le « cogito » biranien du cogito cartésien, qu’il consiste dans « l’expérience même d’un effort dans son accomplissement, effort avec lequel commence et init […] l’être même du moi »101. Mais cette fois encore, cet actualisme semble entrer en conlit avec les faits. Si le Moi se confond avec l’exercice de l’effort, 98 – Maine de Biran (1807), pp. 281-282. 99 – Maine de Biran (1807), p. 155. 100 – Henry (1965), pp. 72-73. 101 – Henry (1965), p. 72. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 92 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 93 comment expliquer sa persistance quand cet effort cesse102 ? Car il semble bien qu’il cesse. Faut-il une nouvelle fois recourir aux lois de l’association des sensations ? On peut bien entendu faire de l’état de veille lui-même le résultat d’un certain effort, à la manière de Bergson103 , effort fondamental de la conscience pour se maintenir dans l’être104. Mais qu’est-ce que cette tension d’éveil a à voir avec la contraction des muscles ? Ne puis-je rester éveillé les muscles relâchés ? Les individus paralysés voient-ils leur conscience s’évanouir parce qu’ils ne peuvent plus faire effort pour mouvoir leur corps ? Les témoignages des patients locked-in contredisent pareille idée. Ce que Maine de Biran ne voit pas, c’est que notre expérience du monde matériel est tout entière polarisée par la latence du possible. Poser l’existence d’un corps dans la perception, c’est essentiellement nous engager à l’égard de ce qui peut être. La résistance des corps n’a pas à être affrontée pour être posée : qu’elle puisse s’exercer sufit. Et c’est en tant que les corps circonscrivent – délimitent et organisent – le champ de possibilités qui nous est ouvert, qu’ils se signalent à nous comme des corps, que nous en affrontions la résistance dans un commerce effectif, ou que nous nous contentions de poser cette résistance dans une appréhension présomptive. 13b. Les corps et l’inscription dans l’espace La conception biranienne du rôle de l’inscription spatiale et de l’extension dans le phénomène de corps s’expose à mon sens à des dificultés analogues. Pas plus qu’on ne peut subordonner le phénomène de corps à une force de résistance en exercice, on ne peut le réduire à une force de résistance inétendue, voire, plus radicalement, délocaliser cette force de résistance, la dégager de l’espace extérieur. Maine de Biran – sans doute pour se démarquer de la déinition cartésienne des corps, qui fait de l’étendue leur attribut essen102 – Voir les commentaires de Pierre Montebello (1994), pp. 202-219. 103 – Voir par exemple Bergson (1919), en particulier la conférence de 1901 intitulée « Le rêve ». 104 – Solution que Maine de Biran finira manifestement par adopter. Voir Devarieux (2004), p. 67. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 93 7/10/14 7:42:15 94 Résistance et tangibilité tiel105 – a constamment cherché à soustraire l’essence des corps à l’extension, voire à l’inscription dans l’espace extérieur. Dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée, il propose ainsi un exercice de pensée, qu’il reprendra dans L’essai sur les fondements de la psychologie, destiné à montrer « que la notion d’étendue [n’entre] pas aussi essentiellement dans l’idée fondamentale de corps, telle que les habitudes actuelles des sens ou de l’imagination nous portent invinciblement à l’admettre »106 . Celui-ci consiste à imaginer que « l’organe principal du toucher, au lieu d’avoir la forme et la sensibilité de notre main, fût recouvert d’un ongle terminé en pointe extrêmement aiguë et mobile dans tous les sens. Cet organe dirigé par une volonté, rencontrant un plan solide, ne pourrait le toucher que par un seul point »107. Dans ces circonstances, explique Maine de Biran, « l’unité de résistance [serait] concentrée dans un point mathématique », donc absolument sans extension, et le sujet « aurait l’idée très nette de cette unité, séparée de l’étendue qu’il connaîtrait plus tard par succession de mouvements »108 . Si l’on y réléchit, on verra cependant que cet exercice de pensée ne permet pas d’éliminer du phénomène de résistance toute composante spatiale. D’une part, il ne permet pas sa délocalisation : même réduit à un point mathématique, le résistant reste situé quelque part vis-à-vis de celui qui exerce l’effort109. On imagine dificilement comment il pourrait en être autrement, ce que serait une force de résistance qui ne serait nulle part. D’autre part, 105 – « En ce faisant, nous saurons que la nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste point en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur. » (Descartes, 1644, II, § 4, p. 149) « L’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle […]. Car tout ce que d’ailleurs on peut attribuer au corps présuppose de l’étendue, et n’est qu’une dépendance de ce qui est étendu » (Descartes, 1644, I, § 53, p. 123). 106 – Maine de Biran (1802), p. 205. 107 – Maine de Biran (1812), pp. 289-290. 108 – Maine de Biran (1812), p. 294. 109 – Bien entendu, cette affirmation ne doit pas être comprise en référence à l’espace objectif, les positions relatives des corps telles qu’elles sont conçues par un observateur externe. Nous nous plaçons avec Maine de Biran – phénoménologue avant l’heure – sur le terrain de l’expérience vécue du sujet de l’effort, et considérons la manière dont lui apparaît le terme qui résiste. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 94 7/10/14 7:42:15 le chamP d’occuPation 95 même si le contact se trouvait limité à un simple point, il faudrait néanmoins que le sujet se meuve ou essaie de se mouvoir pour faire l’expérience de la résistance. Il lui faudrait pour cela posséder un corps articulé et une musculature (fût-elle rudimentaire), et pouvoir prendre appui sur un support : bref, il lui faudrait occuper l’espace avec un corps et se percevoir comme tel. Au fond, Maine de Biran ne peut donc évacuer l’extension du terme résistant qu’en la renvoyant du côté du sujet de l’effort. Indirectement, Maine de Biran reconnait pourtant que l’extension et la localisation remplissent un rôle essentiel dans le phénomène de corps, puisqu’il pose ailleurs que l’expérience de la résistance permet de prendre conscience de l’existence de causes ou de forces étrangères mais qu’elle est insufisante, prise isolément, pour constituer l’idée complète de corps étranger110. Si l’on fait abstraction des sens externes de la vue et du toucher, tant que l’individu ne dispose que de la sensation du mouvement, il est toujours possible qu’il impute la résistance qu’il rencontre à un surcroît d’inertie du corps propre, par exemple causé par la fatigue ou une paralysie. Sans un signe supplémentaire, il ne peut concevoir l’existence de corps étrangers111. Or, poursuit Maine de Biran, il se trouve que dans des circonstances normales, la résistance que les corps étrangers opposent est toujours accompagnée de signes supplémentaires, en particulier les sensations cutanées de contact et de pression. C’est « cette association d’une pression et d’une résistance senties simultanément et dans le même organe », qui fonde la connaissance que le Moi possède des corps étrangers112 . La résistance que l’effort rencontre ne peut ainsi se manifester comme étrangère – différente de l’inertie de notre corps – et être 110 – « L’aperception interne de l’effort ou du mouvement volontaire sur laquelle se fonde la connaissance première et immédiate de notre corps propre et de ses différentes parties mobiles ne suffit pas pour donner une base à la connaissance des corps étrangers. De quelque manière qu’on suppose que le mouvement ou l’effort voulu soit empêché, contrarié ou arrêté, tant qu’on ne supposera que la sensation du mouvement d’abord libre puis contraint, on pourra trouver dans le sentiment de ce contraste l’origine de l’idée d’une cause non-moi mais non pas celle de la perception actuelle d’un corps résistant étranger au nôtre. » (Maine de Biran, 1812, p. 280) 111 – Maine de Biran (1812), pp. 279-280. 112 – Maine de Biran (1812), p. 281. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 95 7/10/14 7:42:15 96 Résistance et tangibilité appréhendée comme témoignage de la présence d’un objet, qu’en contractant l’objectivité de la représentation d’étendue tactile appréhendée dans la pression cutanée113. C’est pourquoi Maine de Biran considère le toucher actif comme le sens de l’extériorité par excellence : lui seul « manifeste la résistance étrangère et ces qualités vraiment premières constitutives de ce que nous appelons corps extérieur »114 . La force de résistance rencontrée dans l’effort est à la base de notre idée de cause étrangère (cause non-moi, comme dit Maine de Biran), mais seule l’étendue perçue dans le contact permet de l’ériger en corps extérieur. La résistance ouvre le sujet à l’altérité, son association à l’étendue tactile l’ouvre à l’extériorité : ce qui existe hors de son corps115. Il semble donc y avoir une tension dans le propos de Maine de Biran, consistant en ce qu’il afirme d’un côté que l’essence des corps tient tout entière dans une force de résistance en principe réductible à un point mathématique, et qu’il explique de l’autre que l’idée de corps étranger ne peut pourtant nous être donnée, dans sa complétude, sans la contribution de l’étendue tactile, qui seule permet de localiser cette force dans l’espace extérieur et de la faire passer dans l’ordre de la représentation. Or cette tension ne fragilise-t-elle pas l’afirmation que la résistance est l’attribut essentiel des corps ? En quoi « cette force qui résiste absolument, qui annule tout l’effet de l’impulsion motrice »116 est-elle plus essentielle que l’extension si elle ne sufit pas à individuer les corps et que notre idée de corps est celle d’une 113 – « La représentation d’étendue tactile, associée au surcroît d’inertie ou de résistance invincible, que l’individu ne peut attribuer à ses organes, ni sentir comme le résultat direct de son effort, va ainsi constituer le signe naturel sous lequel le corps étranger va pouvoir se présenter à la conscience. » (Maine de Biran, 1812, p. 282) 114 – Maine de Biran (1812), p. 285. « La pression du toucher, associée d’une manière immédiate à un sentiment de résistance absolue, est bien particulièrement le signe de l’existence d’une cause ou force positive déterminée, qui presse l’organe en même temps qu’elle résiste à l’effort. Cette identité de force impersonnelle et résistante, ou plutôt cette association ou union intime de la résistance avec l’étendue tactile, ne peut évidemment être primitivement reconnue que par le sens du toucher. » (Maine de Biran, 1812, p. 198) 115 – Maine de Biran (1812), p. 279. 116 – Maine de Biran (1812), p. 282. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 96 7/10/14 7:42:16 le chamP d’occuPation 97 « étendue solide, impénétrable »117 ? Est-il indifférent que cela qui résiste à notre effort occupe un certain volume d’espace ? Notre position sur cette question est connue du lecteur : nous l’avons exposée dans les sections précédentes à travers l’examen du champ d’occupation. Et nous y reviendrons maintes fois dans cet ouvrage. Un corps est une structure impénétrable qui occupe l’espace. Il délimite une zone déjà prise : là où il est, rien ne peut être, en tout cas tant qu’il s’y trouve. Et cet espace, nous y sommes nous-mêmes situés : c’est en lui que nous nous déplaçons et que nous veillons à tout instant à caser notre corps. La capacité des corps à opposer de la résistance est indissociable de ces caractéristiques phénoménologiques, et c’est d’abord en référence à celles-ci que nous la comprenons. Résister pour un corps, c’est avant tout nous empêcher de pénétrer l’espace : ne pas céder sa place. La résistance que les corps nous opposent dans le contact et qui les identiie comme des corps dans notre système de rationalité est donc intrinsèquement liée à l’étendue : c’est toujours une zone de l’espace qui résiste. Et loin que l’étendue (visuelle ou tactile) soit le signe de la résistance, c’est bien plutôt la résistance qui est le signe qu’une zone de l’espace est occupée par un corps. La résistance que les corps manifestent signale une zone déjà prise, c’est-à-dire une zone indisponible pour notre corps. Elle expose un non lieu pour notre puissance d’occupation corporelle. 117 – Maine de Biran, Note sur l’idée d’existence, p. 276, cité dans Devarieux (2004), p. 226. Voir toutefois les commentaires de Devarieux (2004), p. 218, en particulier la note 160. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 97 7/10/14 7:42:16 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 98 7/10/14 7:42:16 99 v. La PRÉoCCuPaTion PouR L’oCCuPaTion de L’esPaCe eT Le PHÉnoMène de CoRPs L’organisme n’est jamais situé dans le seul instant. Les trois modes du temps – passé, présent et futur – forment dans sa vie un tout qui ne peut être décomposé en éléments individuels. ‘Le présent est chargé du passé, et gros de l’avenir’, dit Leibniz. On ne peut décrire l’état momentané d’un organisme sans prendre en considération son histoire et sans le rapporter à un état futur pour lequel il n’est que lieu de passage. E. Cassirer, Essai sur l’homme, 1975, p. 77. § 14. Comment la conscience de notre incarnation est présupposée par le phénomène de corps Le phénomène de champ d’occupation permet d’éclairer la connexion eidétique entre le phénomène de corps et la propriété qu’ont les corps de prendre de la place, donc leur caractère de structure impénétrable. Être constitué comme un corps dans le comportement ordinaire d’habitation de l’espace signiie être appréhendé comme restriction et circonscription de l’espace occupable, donc rationalisé dans une logique d’encombrement. Cette délimitation de l’espace occupable n’est pas un trait extrinsèque au sens d’être des corps apparaissants, qui viendrait en surplus, et leur serait par exemple attribué à l’issu d’un raisonnement pratique, fût-il inconscient. Il s’agit bien plutôt du déterminant nucléaire du phénomène de corps, cela sans quoi aucune structure phénoménale ne peut s’annoncer comme corps dans notre expérience. Le phénomène de corps implique l’annonce d’une contrainte sur nos possibilités. « Il y a là un corps » veut dire : « cette zone de l’espace est déjà Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 99 7/10/14 7:42:16 100 Résistance et tangibilité prise, elle doit être contournée ». Un corps, c’est quelque chose qui nous impose de nous caser ailleurs. Il s’agit d’un impossible dans notre champ de déplacement : identiier telle structure apparaissante comme un corps, c’est l’appréhender comme occupant une place que nous ne pouvons plus occuper – on peut bien entendu déplacer le corps en question, mais libérer de la sorte l’espace permet uniquement d’ajourner cette impossibilité, puisque celui-ci réduira le champ d’occupation ailleurs et restera donc ce corps qu’il est118 . Or – et par cette remarque, nous franchissons un pas supplémentaire dans l’analyse des conditions de présentation des corps –, il est manifeste qu’il ne nous est possible d’appréhender des occupants spatiaux pourvus de cette teneur de sens que dans la mesure où nous nous savons être l’un d’eux. Si percevoir des corps consiste à circonscrire dans l’espace qui nous environne des zones que notre corps ne peut occuper, nous ne pouvons percevoir de corps que parce que le regard que nous jetons sur le monde est constamment à l’écoute des contraintes que notre propre corps fait peser sur notre inscription dans l’espace. Nous avons conscience de prendre de la place, de n’être pas un simple soufle (πνεύμα) – nous sommes constamment et irrémédiablement encombrés par un volume de matière qui nous asservit à un lieu et fait de nous le perpétuel comblement d’un vide. Et la perspective que nous adoptons spontanément et comme malgré nous sur le monde (elle procède, comme dit Husserl, d’une synthèse passive) promeut la conscience de cette situation inéluctable. Aussi, pour prendre le cas exemplaire de la perception visuelle, la fonction igurative qui permet au champ optique d’exposer un ensemble de choses matérielles, disposées ça et là autour de nous, présuppose la mise en perspective du champ phénoménal depuis notre propre condition de corps – un corps qui, dans ce cas, est non pas perçu (il ne s’agit pas d’un objet sous le faisceau de notre regard, comme lorsque nous nous observons dans un miroir 118 – Cette conception du phénomène de corps exigerait une justification plus systématique. Elle demanderait notamment que soit démontré qu’aucune structure phénoménale ne peut se présenter comme un corps dans notre expérience si la logique de l’occupation est neutralisée. Nous ne manquerons pas de fournir ces éléments à un stade ultérieur de nos développements. Voir chapitre II, partie VIII. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 100 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 101 ou palpons notre chair pour y déceler une anomalie), mais existé, comme dit Sartre, au sens où nous entretenons avec lui un rapport d’être. C’est cette conscience opératoire d’être un corps qui gouverne la présentation de l’environnement chosique où nous évoluons, et soutient la fonction de synthèse qui conduit les data visuels à exposer un environnement constitué de choses et d’espace. Cela signiie, si l’on reprend l’analyse que Husserl propose des couches sur lesquelles est édiié le phénomène de chose matérielle, que la fonction d’exposition projective ( projizierende Darstellung)119 qui permet aux data visuels de matérialiser des choses engage déjà la conscience présomptive de pouvoir toucher ces choses, ou plus radicalement de ne pouvoir occuper le même espace qu’elles. C’est au niveau de cette synthèse d’exposition, de nature foncièrement subpersonnelle, que l’appréhension présomptive de la tangibilité des corps, à son niveau le plus radical, intervient. Nous reviendrons en détail sur ce point dans le second chapitre. La référence des corps qui se disposent alentour – cette table, ce livre, ce mur – à notre incarnation n’est donc pas quelque chose d’accessoire dans le processus de présentation perceptive. Ce n’est pas une interprétation des contenus phénoménaux qui succéderait à la constitution des corps. Elle est au contraire constitutive de leur sens phénoménologique : c’est dans la nature même du phénomène de corps, pris dans sa généralité d’essence, que de comporter une référence à notre corps120. Se présenter comme un corps, c’est ipso facto renvoyer à notre condition de corps, nous indiquer comme un être qui occupe l’espace et a besoin de l’espace pour être. § 15. L’incarnation et la rivalité pour l’espace Le mode d’apparition des corps permet donc d’éclairer la compréhension que le sujet humain a de sa propre nature et des modalités de son inscription dans l’être. Si nous percevons des corps, c’est d’une manière ou d’une autre que nous sommes conscients 119 – Husserl (1907), § 15, p. 69 [pp. 45-46]. 120 – Nous verrons dans le chapitre II (en particulier le § 30) pourquoi cette référence est essentielle, pourquoi constituer telle structure phénoménale comme un corps présuppose d’envisager celui-ci par référence au corps que je suis, et non pas seulement aux corps que je ne suis pas. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 101 7/10/14 7:42:16 102 Résistance et tangibilité d’être nous-mêmes un corps, une chair impénétrable encombrée d’elle-même, vouée par sa nature à une relation de rivalité avec tout ce qui, comme elle, occupe l’espace. Pour reprendre la formule de Husserl121, Dieu lui-même, pour percevoir des corps, doit posséder un corps et vivre dans la conviction tacite de ne pouvoir s’en défaire. L’idée de l’être comme guerre, à laquelle Emmanuel Levinas a donné un tour quelque peu dramatique122 , est, sur ce point au moins, une réalité phénoménologique incontestable. Être un corps, c’est être engagé malgré soi dans une lutte pour l’espace, entretenir une rivalité avec tout ce qui, existant, occupe lui aussi un lieu. Les choses occupent l’espace ( prendre de la place, voilà bien le trait eidétique nucléaire du phénomène de chose), et restreignent, de ce fait, l’espace où nous pouvons être. Leur existence même est une atteinte à notre liberté. Notre perception ordinaire de l’espace est marquée par la conscience de cette situation inexorable. Le simple fait de voir des choses, de cataloguer les structures phénoménales que nous livre notre appareil perceptif comme des corps disposés ici ou là, est déjà l’expression de cette conscience aiguë de devoir lutter pour l’espace. Se rapporter à telle structure apparaissante comme à un objet solide, c’est prendre acte d’une prétention de l’objet à occuper notre espace vital et à réduire notre possible, compter avec cette revendication. Si nous ne nous sentions constamment encombrés par notre corps, plus encore si, dans notre acte de voir, nous ne comptions sur cet encombrement (qui est, après tout, aussi bien condition de notre agir : c’est parce que nous ne pouvons être là où les choses sont que nous pouvons agir sur elles), le monde visible se déliterait et perdrait sa consistance solide. Nous ferions 121 – Husserl (1913), § 42, p. 137 [p. 77]. 122 – « On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs fragments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre, à la pensée philosophique ; que la guerre ne l’affecte pas seulement comme le fait le plus patent, mais comme la patence même – ou la vérité – du réel. En elle, la réalité déchire les mots et les images qui la dissimulent pour s’imposer dans sa nudité et dans sa dureté. Dure réalité (cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon des choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de l’être pur, à l’instant même de sa fulgurance où brûlent les draperies de l’illusion. » (Levinas, 1971, p. 5) Sur cette idée chez Levinas, voir en particulier l’analyse éclairante proposée par F.D. Sebbah (2006). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 102 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 103 peut-être l’expérience d’une fantaisie de formes, mais nous ne pourrions nous éprouver comme situés dans un monde solide sur lequel nous avons prise. La préoccupation pour l’occupation de l’espace – la conscience de devoir caser notre corps – est la condition a priori pour que des corps apparaissent. Cette conscience agonistique n’est toutefois pas quelque chose que nous intellectualisons. Elle est imprimée jusque dans les couches les plus souterraines et les moins accessibles de notre être. C’est à travers la mécanique passive de constitution des phénomènes qu’elle informe le sens de ce que nous percevons. Si l’on peut dire avec Merleau-Ponty que notre corps est le mesurant des choses123 , c’est donc ici d’un corps qui pèse sur notre liberté et nous encombre, un corps que nous ne pouvons pas ne pas être, qu’il s’agit, non d’un corps étalon qui fournirait à la conscience transcendantale une métrique pour apprécier les propriétés des objets, comme l’artisan mesure la largeur d’une planche avec un mètre immuable. Il y a pour nous des choses, notre champ de perception cristallise spontanément et irrépressiblement (l’espace est, comme dit Kant, une forme a priori de la sensibilité : rien ne peut apparaître dans la sensibilité sinon en étant spatialisé) sous la forme d’un monde fait de corps et d’espace, non parce que nous sommes une conscience uniicatrice du divers, comme le tient Husserl dans la suite de la tradition idéaliste transcendantale, mais parce que nous sommes un être encombré de lui-même pour lequel se caser est la première des exigences. L’unité et l’identité sont des principes de régulation des phénomènes à comprendre dans ce cadre. La permanence (le continuer d’être là) des choses perçues est posée par une raison consciente d’avoir à exister sous l’espèce d’un corps qui doit constamment veiller à se caser, de sorte que le champ des possibles est chaque fois délimité d’avance par une série de contraintes, avec lesquelles tant bien que mal il faut faire. Et cette raison est une raison non pas intellectuelle, noétique et calculatrice, mais existentielle, prélogique comme dit Merleau-Ponty124. Nous l’indiquions plus haut, il s’agit notamment d’un système de rationalisation par rapport auquel la conscience égologique est passive : l’ego se trouve 123 – Merleau-Ponty (1964), p. 199. 124 – Merleau-Ponty (1945), p. 350. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 103 7/10/14 7:42:16 104 Résistance et tangibilité toujours déjà embarqué dans les partis-pris herméneutiques et les actes que cette raison déploie, et ses contributions lui sont toujours postérieures : il opère le cas échéant une ressaisie ex post facto des produits de cette activité de constitution, il s’attribue par exemple la paternité de la perspective sur le monde promue dans la perception ordinaire (c’est moi qui perçois ces choses, crois en leur existence, etc.), mais en aucune façon il ne réalise ici d’institution primaire ( je ne suis pas responsable et à l’origine de ce que je crois ou perçois125). Et cela vaut aussi bien pour la connaissance que nous possédons de notre propre incarnation : ce n’est pas par le biais d’une perception auto-objectivante, faisant apparaître notre corps comme un objet, que nous prenons conscience de notre condition d’être incarné. Avant que nous comprenions que nous avons un corps, nous sommes un corps en présentant un monde édiié comme structure adverse à ce corps. Et avant que nous nous tournions vers notre corps par l’activité objectivante, nous sommes livrés à nous-mêmes comme un corps par le relet que le monde nous adresse126 . L’impénétrabilité que les corps annoncent dans la perception en appelle à notre propre impénétrabilité. Tout ce qui se dispose autour de nous, les corps, le vide, les distances qui nous séparent des corps, nous signalent à nous-mêmes comme une puissance volumique asservie à son lieu et condamnée à se caser pour être. Quand nous déclarons que la présentation perceptive des choses matérielles encapsule une référence à notre propre condition de sujet incarné, il ne faut donc en aucune façon comprendre que le sujet possède une connaissance implicite ou antéprédicative de lui-même comme corps impénétrable étendu dans le monde, et qu’il « tient compte » de cette connaissance dans l’interprétation spontanée qu’il opère des phénomènes perceptifs. Ce serait là une bien mauvaise façon de rendre compte de la manière dont le processus de détermination de la sémantique de l’étant fait concrètement son œuvre. La précompréhension que nous possédons de notre nature incarnée est d’abord opérationnalisée dans la position perceptive du monde. C’est en posant l’existence des corps dans la perception que notre précompréhension d’être un corps commence par trouver une 125 – Sur cette question, voir notamment Engel (1997). 126 – Sartre (1943), pp. 387-390. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 104 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 105 effectivité. Avoir conscience des contraintes que notre incarnation fait peser sur notre installation dans l’espace, ce n’est donc pas ici « en tenir compte » dans l’action, prendre garde de ne pas buter contre les meubles, ne pas s’essayer au passe-muraille. C’est, plus radicalement, présenter un monde qui est à la mesure de notre corps, un monde préformaté pour les puissances dont notre corps nous investit, puissances dont nous disposons et qu’il nous loisible de mettre à proit, mais dont nous sommes également les prisonniers. § 16. Les modalités primaires d’occupation de l’espace : l’espace vide et l’espace plein [Si l’espace] n’était pas libre, la table ne pourrait pas être là-bas. L’espace se libère pour la table. L’espace est ensuite ‘occupé’, mais non pas : il n’est plus libre. […] [Vide veut dire] qui n’est pas occupé. Libre est également non occupé, quoique différemment. [Libre veut dire :] est occupable ; alors que ‘vide’ est seulement : non occupé. L’espace peut aussi rester libre lorsqu’il est occupé. Il n’y a du vide que lorsqu’il y a du libre. […] Le vide est le libre qui n’est pas occupé. […] Il n’y a pas de vide sans libre. Le vide se fonde sur le libre. […] Vide ne peut pas être sans ‘libre’ ; ‘libre’, c’est-à-dire occupable, est plus originaire que ‘vide’. Heidegger, Les séminaires de Zollikon, 1987, pp. 44-46. La prégnance que possède la préoccupation pour l’occupation de l’espace dans notre intelligence de la réalité explique le caractère spontané et irrépressible avec lequel cristallise l’infrastructure spatio-chosique de notre monde ambiant dans la perception ordinaire. La propension que nous avons à immédiatement appréhender (au sens de ce que Husserl appelle auffassen) telle structure phénoménale, par exemple telle organisation de contenus dans le champ optique, comme « un corps situé là devant nous » procède de la mise en œuvre systématique d’une telle rationalisation. Que la préoccupation pour caser notre corps régisse notre intelligence ordinaire de l’espace explique également pourquoi l’espace vide et l’espace plein (les corps) sont pour nous comme Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 105 7/10/14 7:42:16 106 Résistance et tangibilité le jour et la nuit. Comme le note Erwin Panofsky, « il existe, plus accentuée encore que dans le cas de l’‘avant’, et de l’‘arrière’, ou de toute autre direction corporelle, une différence de valeur entre les corps solides et l’étendue intermédiaire d’espace libre, celui-ci étant, dans la perception immédiate et non rationalisée mathématiquement et d’un point de vue qualitatif, totalement différent des ‘choses’ […]. »127 Le vide, c’est l’occupable, le passage, c’est le possible ouvert à même le monde ambiant. Le plein, c’est à l’inverse du déjà occupé, de la contrainte, une menace sur la liberté, du possible fermé. Mais insister sur la différence phénoménologique entre le vide et le plein ne doit pas conduire à masquer leur subordination à une même rationalité. L’espace libre et le corps, pour être comme l’envers et l’endroit, sont également tous deux des modalités de l’occupation : la première comme place vacante, la seconde comme place déjà prise. Et ils sont à ce titre tributaires l’un de l’autre. Le vide est toujours fermé, circonscrit par du plein, et il augure le plein sans lequel il ne peut prendre le sens de vacuité qui l’anime. Symétriquement, le plein est toujours à l’horizon du vide, il est ce qui creuse, ouvre et circonscrit le vide. Aussi le phénomène de corps et le phénomène d’espace sont-ils eidétiquement indissociables : la structure d’apparition des corps et la structure d’apparition de l’espace s’alimentent l’une l’autre. La phénoménalité des corps consiste essentiellement à revendiquer l’occupation d’une zone de l’espace, c’est-à-dire à circonscrire dans notre champ de déplacement des secteurs impénétrables, où nous ne pouvons être. Et symétriquement, l’espace phénoménal, de par son sens de vacuum, est nécessairement un médium ouvert à la prise de position des corps. Le vide n’est précisément vide que par référence au plein susceptible de le combler. Faire l’expérience de l’espace vide : voir ou savoir qu’il n’y a rien devant nous – aucun objet –, c’est faire l’expérience de la disponibilité d’une place pour un corps, en premier lieu ce corps que nous sommes. Cette idée a été exprimée par Heidegger dans les séminaires de Zollikon, à travers l’afirmation, d’allure énigmatique, que le 127 – Panofsky (1975), p. 43. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 106 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 107 libre (das Freie) est au fondement du vide128 . Pour Heidegger, ce n’est pas parce qu’il y a du vide que des places sont libres pour les choses, c’est au contraire parce que l’espace est occupable – se trouve ouvert – qu’il peut y avoir quelque chose comme du vide. Le vide, parce qu’il consiste dans une place non occupée (rien ne s’y trouve), présuppose la possibilité d’occuper cette place, il présuppose qu’il y ait des places, que celles-ci soient occupées ou non. C’est cette possibilité d’occuper l’espace que Heidegger appelle le libre (das Freie) : par l’ouverture du libre, des places sont libres (disponibles) pour les choses. Et le libre ne se laisse donc jamais refermer par les choses qui l’occupent. Même occupés, les lieux restent libres, car ils continuent d’être occupables, c’est-à-dire précisément d’être des lieux. § 17. Addendum. du rapport agonistique au rapport d’usage Une parenthèse est nécessaire à ce stade de l’analyse. On pourrait nous reprocher de dresser un tableau agonistique et dramatisant du rapport du sujet à la matière. Les analyses consacrées au champ d’occupation et au sens phénoménologique des corps suggèrent en effet que l’homme, parce qu’il possède un corps, est voué à entretenir avec les choses qu’il n’est pas un rapport de rivalité, comme si une inimitié foncière et indéracinable polarisait sa perspective sur la réalité tangible. Cependant, et ce point convient d’être précisément noté pour éviter toute méprise sur le statut de nos analyses, le champ d’occupation n’est que la couche de sens architectonique de l’espace matériel habité. Et le monde ne se présente ordinairement sous la forme 128 – Thèse dont Heidegger commence par décliner la structure logique à propos de la relation qui articule la lumière et ce qu’il appelle l’éclaircie (Lichtung), qui est l’ouverture même de la dimension offrant aux étants d’être. « Être-ouvert signifie éclaircie [Lichtung]. Même dans l’obscurité, il y a éclaircie. Éclaircie n’a rien à voir avec lumière, elle vient au contraire du leicht [léger]. L’élément Licht de Lichtung a à voir avec la perception. Dans l’obscurité, on peut encore entrer en contact. Cela n’implique pas de lumière, mais bien une éclaircie. Lumière – clair ; Lichtung vient de leicht, rendre libre. Une éclaircie en forêt est là même s’il fait sombre. La lumière présuppose l’éclaircie. La clarté ne peut être que là où quelque chose est libre pour la lumière, a été éclairci. L’obscurcissement, la disparition de la lumière ne concerne pas l’éclaircie. L’éclaircie est la présupposition pour que clair et obscur puissent être, le libre, l’ouvert. » (Heidegger, 1987, pp. 44-45). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 107 7/10/14 7:42:16 108 Résistance et tangibilité épurée d’un champ d’occupation que dans des situations bien particulières, telles les situations de déplacement en milieu encombré décrites au § 10, situations où les couches de sens normalement édiiées sur la couche de l’occupation tendent à s’évanouir ou à passer à l’arrière-plan. À la couche de sens nucléaire du champ d’occupation s’en additionnent d’autres. Et dans l’expérience ordinaire du monde, la chose n’est jamais unilatéralement envisagée comme une entité rivale restreignant l’espace où nous pouvons être, empiétant sur notre possible. Sans cesse, nous mettons à proit l’impénétrabilité mutuelle des choses et de notre corps, nous faisons usage de cette « répugnance des corps à occuper un même lieu »129. Nous articulons l’espace d’impénétrabilité de notre corps à celui des choses de manière à créer des champs de force nous permettant de stabiliser des postures ou de réaliser des actions mécaniques diverses et variées. Et ces opportunités de faire usage de la matérialité des corps sont elles-mêmes immédiatement perceptibles, notre regard aguerri décèle les affordances que les corps mettent à disposition. Bref, la présentation de l’espace ambiant comme champ d’occupation cède le pas à sa présentation comme dispositif physique mobilisable pour l’action. De sorte que nous n’envisageons désormais les choses comme des occupants rivaux restreignant notre espace de jeu que dans des situations – relativement marginales – où cette restriction devient problématique, comme lorsqu’il nous faut nous déplacer rapidement dans un lieu encombré. En un autre sens, l’impénétrabilité de la chose est condition de sa préhensibilité et de son actionnabilité. Le matériel, c’est ce qui a prise sur notre possible – ce qui restreint notre espace de jeu –, mais c’est symétriquement ce sur quoi nous avons prise130. Constituer telle structure phénoménale comme une chose matérielle, c’est prendre acte d’une contrainte sur nos possibilités d’occupation, mais c’est également tenir pour disponible un appui potentiel – c’est plus généralement poser l’actionnabilité de l’objet. Si notre liberté de déplacement ne se trouvait de la sorte fermée par l’impénétrabilité des corps, nous ne pourrions pas même nous 129 – Leibniz (1765), p. 96. 130 – Lenay (2002), p. 111. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 108 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 109 mouvoir, passer d’un lieu à l’autre, car il n’y aurait plus aucun sol sur lequel prendre pied. § 18. L’habitation de l’espace et le concernement Les développements menés dans les sections précédentes l’ont montré : si le monde apparait comme un système spatialisé de choses matérielles, c’est que l’activité de présentation à l’œuvre dans la perception ordinaire est gouvernée par notre conscience d’être un corps – corps dont nous ne pouvons nous défaire et qu’il nous faut dès lors caser partout où nous allons. C’est par conséquent une certaine conscience des limites de nos possibilités qui gouverne la constitution de l’infrastructure spatiochosique de l’univers perçu. C’est la saisie anticipative du champ de possibilités que notre corps ouvre et circonscrit, la prévision des contraintes auxquelles notre nature incarnée soumet notre praxis, qui conduit l’environnement à apparaître comme un espace chosique où nous sommes nous-mêmes inscrits, et qui, plus radicalement, fait de la prise de position dans l’espace le fondement d’une véritable échelle ontologique : la chose matérielle se voyant, dans notre métaphysique ordinaire, attribuer le plus fort coeficient d’existence, le vide étant, à l’autre extrémité de l’échelle, assimilé au rien. La préoccupation pour l’occupation de l’espace n’est cependant pas une particularité isolée de notre perspective sur la réalité ou de notre façon d’être. Il s’agit de la modalisation d’un mouvement de préoccupation plus fondamental, qui touche tous les secteurs de notre existence. Ce mouvement, c’est ce que Heidegger appelle le souci (Sorge). Nous nous soucions sans cesse de nous-mêmes et de ce que nous allons faire, nous nous soucions d’avoir une situation, de l’argent, du travail, nous nous soucions de notre taux de cholestérol, de notre aspect extérieur, nous nous soucions de notre bien-être et du bien-être de nos proches. Plus généralement, nous nous soucions de pouvoir continuer d’être. Et le monde que nous présentons par l’action toute passive d’être131 est irrémédia131 – La présentation du monde (ce qu’on appelle traditionnellement la perception) est un des principaux modes d’accomplissement et d’expression de l’existence humaine. On n’existe pas d’abord, pour ensuite présenter un monde. C’est à travers l’acte de présentation – et donc de configuration – d’un monde que l’on existe. C’est là un des grands enseignements de Heidegger : l’In-der-Welt-sein est la constitution fondamentale du Dasein. Et si Heidegger Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 109 7/10/14 7:42:16 110 Résistance et tangibilité blement marqué par cette logique du souci. La préoccupation (Besorgen) remplit, comme dit Heidegger, une fonction de présentation (Gegenwärtigung) primaire132 . Ainsi, c’est en déinitive – si l’on développe la chaîne des raisons – parce que nous nous soucions d’être, qu’un monde spatialisé se présente à nous, avec des choses proches (disponibles) et d’autres éloignées (indisponibles). Et c’est parce que nous nous soucions d’être que cet espace se présente non sous la forme d’un champ que nous inspectons du dehors, comme lorsqu’on cherche, chez l’ophtalmologiste, à déceler un défaut dans notre champ visuel, mais sous celle d’un milieu où nous sommes inscrits et risquons notre peau – un espace dans lequel nous sommes (in-sein). Seul un être dont l’existence n’est pas acquise, mais doit constamment être prise en charge (c’est précisément en ceci que consiste la liberté du Dasein), un être qui est donc, dans sa constitution la plus propre, concerné par sa propre existence, peut se trouver dans l’espace et spatialiser un monde133. Cette relation de conditionnalité est également évidente dans le cas du phénomène de corps et de la préoccupation pour l’occupation de l’espace, analysés dans les sections précédentes, puisque pour nous préoccuper de caser notre corps, il faut d’une façon ou d’une autre que nous soyons concernés par nous-mêmes et notre situation, il faut que l’avenir nous importe. En bref, il nous faut posséder une forme de « soi », quoi que cela veuille dire. 18a. Le rapport de connaissance et le rapport d’habitation à l’espace La subordination du phénomène d’espace vis-à-vis du concernement est quelque chose que la majorité des enquêtes philosophiques et psychologiques qui sont menées sur le phénomène d’espace oblitèrent, parce qu’elles subordonnent l’accès à l’espace opte pour cette formulation, c’est que l’inscription spatiale est selon lui une des dimensions constitutives de ce caractère du Dasein de présenter un monde en existant (cf. Heidegger, 1927, § 23 et § 24). Dit autrement, si l’existence se réalise à travers la présentation d’un monde, c’est chaque fois un monde spatialisé, dans lequel l’existant s’expérimente lui-même comme inscrit, qui se trouve ouvert. La spatialisation n’est pas quelque chose d’accidentel. Le monde n’est pas d’abord préspatial. En tant que monde, il est intrinsèquement spatial. Et cet espace est chaque fois entourage d’une existence, spatialité d’un Umwelt. C’est à travers la logique du Um, de l’ambiance, que se déploie l’espace. 132 – Heidegger (1925), § 27, p. 365 [p. 347]. 133 – Heidegger (1927), § 24. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 110 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 111 à un rapport de connaissance, une démarche d’acquisition d’information. L’espace n’est pas analysé à titre de ce dans quoi nous nous trouvons – milieu que nous habitons avec notre corps –, mais à titre de système de positions. Percevoir l’espace signiie se faire une représentation des positions relatives des objets, notamment la position qu’ils occupent par rapport à cet objet singulier qu’est notre corps : à quelle distance ils se trouvent, comment ils sont situés les uns par rapport aux autres, si tel objet est à côté de tel autre, devant lui, au-dessus de lui, etc. L’espace est d’emblée identiié à quelque chose dont nous détenons une connaissance et sa perception soumise à la légalité du vrai et du faux : elle peut être plus ou moins précise, idèle ou au contraire inexacte. Nous pouvons nous tromper en percevant la distance de tel objet ou la situation de tel autre. L’arbre était plus loin que prévu ; il était en fait derrière la colline, etc. Le principal problème d’une telle approche est qu’elle fait passer le rapport d’habitation que nous entretenons avec l’espace (ce que Heidegger appelle l’in-sein, plus exactement le bei-sein, le rapport de familiarité avec l’espace, tel qu’il se déploie dans l’affairement quotidien préoccupé) pour quelque chose de secondaire, voire de facultatif. Lorsque nous adoptons une attitude de connaissance envers l’espace, par exemple considérons la position de tel objet vis-àvis de tel autre, le rapport d’inhérence à l’espace passe au second plan. Il n’importe pas que nous soyons dans l’espace pour prendre connaissance de la position que tel objet occupe dans le système de positions qu’il forme avec les objets qui l’entourent. Bien sûr, il nous faut « être là » pour percevoir ces rapports de position. Mais ceux-ci ne sont pas affectés par notre présence. À la limite, il n’importe pas non plus que nous soyons dans l’espace lorsque nous prenons connaissance de la position des objets relativement à notre corps, car notre corps n’est lui-même qu’un objet dans le système de positions qu’est l’espace. Une carte indiquant la position des objets et de notre corps nous rendrait les mêmes services. Dès lors que nous adoptons une attitude de connaissance envers l’espace, nous en sortons, si l’on peut dire – non pas au sens où nous sommes alors « hors de lui », donc dans un autre espace, mais au sens où nous ne sommes plus impliqués en lui : nous n’avons plus rien à y faire, ce n’est plus depuis notre localisation Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 111 7/10/14 7:42:16 112 Résistance et tangibilité dans cet espace que la situation se conigure et prend sens. Nous ne sommes tout simplement plus « dans » quelque chose. Et nous ne sommes plus « quelque part » : notre rapport à l’entourage n’est plus un rapport d’habitation. Plus précisément, nous n’avons plus d’entourage. Réduire notre accès perceptif à l’espace à la connaissance des positions que les objets occupent, c’est donc tout bonnement éliminer notre rapport d’inhérence à l’espace, rayer l’êtredans de l’équation. Or, une telle élimination n’implique rien moins que de se couper du sens que présente l’espace quand il s’ouvre à nous dans la perception ordinaire. Les considérations précédentes sur le champ d’occupation l’ont montré, l’espace ordinaire n’a pas uniquement ceci de singulier qu’il s’agit, comme on l’entend souvent, d’un espace non conceptuel et non euclidien, mais au contraire pratique et qualitatif. Il se distingue également par ce trait insigne qu’il s’agit d’un espace habité. Le rapport d’habitation que nous entretenons avec l’espace – l’expérience d’y être – est un trait absolument essentiel de sa structure d’apparition, et celle-ci ne peut que rester incomprise une fois ce rapport neutralisé. Heidegger l’explique très bien : « Le Dasein occupe – au sens littéral du mot – l’espace. Il n’est pas du tout seulement là-devant dans le morceau d’espace que le corps remplit matériellement. Existant, il s’est chaque fois déjà installé dans un espace de jeu. Il détermine chaque fois son propre lieu en revenant de l’espace où il s’est installé à la ‘place’ qu’il a prise. Pour pouvoir dire que le Dasein soit là-devant dans l’espace à une certaine position, nous devons commencer par prendre cet étant d’une manière qui lui est ontologiquement inadéquate. »134 Le fait que le monde se présente sous la forme d’un monde ambiant (Umwelt), c’est-à-dire d’un monde qui environne, qui s’étend autour (um), témoigne du rôle central que remplit ce rapport d’inhérence dans la coniguration de son phénomène. Si le monde que nous percevons est un Um-welt, c’est précisément qu’il s’agit d’un monde dans lequel nous nous trouvons, un In-Welt : nous sommes du monde, et c’est là un moment essentiel du phénomène de monde. Le monde auquel notre perception nous introduit ne serait pas un monde si son phénomène n’intégrait notre propre 134 – Heidegger (1927), § 70, p. 431 [p. 368]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 112 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 113 inhérence à lui, si par exemple nous étions devant lui. Ce serait au mieux l’image d’un monde. 18b. Les limites de la théorie de la spatialisation de Poincaré Emulation, while necessary for perception, is not suficient for spatial purport. I could learn to anticipate the auditory consequences of my movement when wearing the sonic guide, and yet fail to experience its deliverances as anything but non-spatial sounds. All the sensorimotor contingencies in Heaven and Earth don’t add up to a location in behavioural space. They just add up to someone who is very good at, for example, predicting how the sounds produced by the sonic guide will change. R. Grush, Skill theory v2.0: dispositions, emulation, and spatial perception, 2007. Ce biais consistant à rabattre notre rapport à l’espace perçu sur un rapport de connaissance est notamment présent dans les fameuses analyses qu’Henri Poincaré a consacrées au mécanisme de la spatialisation, et qui sont largement reprises dans les sciences cognitives contemporaines135. De manière très rapide, on peut résumer la position de Poincaré comme suit : c’est notre capacité à faire varier et à rétablir par les mouvements de notre corps le contenu des tableaux de sensation qui nous permet (i) de spatialiser les objets (les percevoir comme étant quelque part), (ii) de distinguer des changements dans les contenus sensoriels signiiant une déformation réelle des objets de changements indiquant un simple changement de position ou d’orientation de ces objets vis-à-vis de nous136 . Les sensations musculaires jouent un rôle pivot dans cette opération. En signant les actions qui déclenchent des modiications réglées dans les plages de sensations, ce sont elles qui permettent la mise en place d’un espace phénoménal où chaque chose possède sa place, 135 – Voir par exemple Pacherie (1997), O’Regan & Noë (2001), Lenay & Sebbah (2001), Noë (2004), Lenay & Steiner (2010). Husserl s’expose, nous le verrons, à une critique analogue. 136 – Poincaré (1902), pp. 83-84. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 113 7/10/14 7:42:16 114 Résistance et tangibilité sa forme et son état, par suite le développement de notre concept même d’espace, notamment d’espace euclidien137. La construction de l’espace phénoménal dépend essentiellement de la maîtrise du système de lois suivant lesquelles nos sensations et nos mouvements covarient. Pour Poincaré, la fonction mathématique de groupe de transformations fournit une expression abstraite de ces lois : elle permet de décrire l’action compensatoire des mouvements sur les tableaux de sensations (un changement dans les tableaux de sensations peut être annulé par l’exercice d’un mouvement de sens contraire)138 , et c’est pourquoi elle exprime formellement la structure de l’espace perçu. Cette conception de la spatialisation fait selon moi fausse route, pour les raisons exposées au § 18a. La perception de l’espace est ramenée à la construction d’un système de positions, et l’accès aux positions est lui-même assimilé à une capacité à anticiper des changements de sensations. Percevoir tel objet – cette chaise – comme étant dans l’espace et à telle distance, c’est anticiper les changements que les déplacements de notre corps (plus exactement : les sensations proprioceptives qui signalent ces déplacements) provoqueraient dans le rendu optique de l’objet. Et si l’on suit Poincaré, il en va au fond de même pour notre propre positionnement dans l’espace : percevoir que nous sommes dans l’espace et occupons telle positon, c’est connaître d’avance les lois qui régulent les changements de rendu optique de notre corps lorsque nous déclenchons telle ou telle série de sensations musculaires. En bref, pour Poincaré, connaître (maîtriser) des lois de covariation entre sensations est une condition nécessaire et sufisante pour enacter un espace phénoménal, situer des objets quelque part visà-vis de notre corps. Certes, Poincaré semble bien apercevoir quelque chose de la connexion essentielle qui articule le phénomène d’espace et notre capacité à parcourir les distances, amener les objets à notre portée139, donc avec l’ordre performatif, lorsqu’il explique que localiser tel objet en tel point de l’espace signiie se représenter les 137 – Poincaré (1902), p. 84. 138 – Poincaré (1902), pp. 93-94 et Poincaré (1905), p. 77 sqq. Voir également Pacherie (1997). 139 – Sur cette question, voir infra, § 38. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 114 7/10/14 7:42:16 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 115 mouvements nécessaires pour l’atteindre140. Mais il faut bien voir, d’une part, que c’est ici aux sensations musculaires accompagnant les mouvements que Poincaré se réfère, non à la fonction performative du mouvement141 – et que sont ces sensations sinon de l’information au sujet de l’état de nos muscles ? – ; et d’autre part, que ces sensations ne remplissent cette fonction dans le mécanisme de localisation des objets, qu’en vertu de leur connexion fonctionnelle aux tableaux sensoriels où s’expose l’objet. Je sais quelles sensations musculaires accompagneront mon déplacement jusqu’à tel objet, je sais que le déclenchement de ces sensations s’accompagnera d’un lux d’expansion dans l’image, et ce n’est rien d’autre que cela percevoir quelque chose comme étant à distance : c’est anticiper les sensations que nous aurions si nous décidions de nous rendre auprès de l’objet. De même, juger qu’un objet B occupe au temps t2 la même position qu’un objet A au temps t1, c’est anticiper qu’une même série de sensations musculaires accompagne un déplacement jusqu’à eux142 . « Les représentations que nous pouvons nous faire de ces deux objets sont absolument hétérogènes, irréductibles l’une à l’autre. Seulement je sais que, pour atteindre l’objet A, je n’ai qu’à étendre le bras droit d’une certaine manière ; lors même que je m’abstiens de le faire, je me représente les sensations musculaires et autres sensations analogues qui accompagneraient cette extension, et cette représentation est associée à celle de l’objet A. Or, je sais également que je puis atteindre l’objet B en étendant le bras droit de la même manière, extension accompagnée du même cortège de sensations musculaires. Et quand je dis que ces deux objets occupent la même position, je ne veux pas dire autre chose. »143 La première conséquence d’une telle afirmation est que tout système capable d’établir ce type de connexion entre informations extéroceptives et « motrices » – je mets le terme entre guillemets car la notion de mouvement présuppose celle d’espace – est capa140 – Poincaré (1902), p. 82. 141 – Poincaré (1902), p. 82 et Poincaré (1908), pp. 104-108. 142 – Dans la critique qu’il adresse à la théorie sensorimotrice de la perception défendue par Alva Noë (2004 ; 2006), Grush (2007) dresse un constat semblable. 143 – Poincaré (1908), pp. 104-105. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 115 7/10/14 7:42:16 116 Résistance et tangibilité ble de spatialiser un environnement. À suivre Poincaré, un simple capteur de lumière monté sur un robot mobile, à la manière des véhicules de Braitenberg144 , peut développer une expérience visuelle de l’espace. Il sufit qu’il dispose d’algorithmes faisant usage de groupes de transformations mathématiques pour mettre en connexion l’information optique et motrice. Mais c’est précisément à travers ce genre de conséquences qu’apparaissent les limites de cette conception du « mécanisme » de la spatialisation. Donner à un système artiiciel ou même vivant un capteur de lumière et une capacité à anticiper les patterns d’activation déclenchés par l’actionnement de ses effecteurs (par exemple un pattern dynamique qui représente l’approche d’une cible : une forme en expansion) ne sufira jamais à lui faire ouvrir un espace. L’œil n’est pas originairement spatial. Ou plutôt, s’il l’est, c’est uniquement parce que seuls des êtres travaillés par un certain désir ou préoccupés par certaines réalisations, vont en venir à développer un œil (échelle phylogénétique) ou un usage de l’œil leur offrant de voir (échelle ontogénétique). Comme le dit Heidegger à peu près dans ces mots, l’œil n’est pas ce qui rend possible la vision, c’est bien plutôt parce que les êtres vivants sont capables de voir, qu’ils en viennent à développer des yeux145. Poincaré tombe au fond dans le même piège que les approches psychophysiques traditionnelles de la perception. Quand en biologie et en psychologie animale on pose la question de savoir si tel ou tel animal rudimentaire pourvu d’un organe optique possède une expérience visuelle de près ou de loin comparable à la nôtre, on commence le plus souvent par observer si l’œil possède une cavité qui permettra de former une image, en supposant que c’est une condition pour percevoir visuellement un monde. On observera également si l’œil est articulé à un système d’effecteurs musculaires, permettant des opérations comme l’accommodation par déformation du cristallin, car on suppose, à partir des lois de l’optique, que c’est une façon de rendre nette l’« image » captée. Cette démarche semble à première vue raisonnable : on imagine dificilement qu’un animal puisse développer une vision qualitativement comparable à celle de l’homme si ces conditions ne sont 144 – Braitenberg (1984). 145 – Heidegger (1929-1930), § 52, p. 321. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 116 7/10/14 7:42:17 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 117 pas réunies. Cependant, à ces conditions, on en oublie une, et qui n’est pourtant pas la moindre : à savoir qu’un œil, aussi sophistiqué soit-il, ne pourra jamais alimenter l’expérience visuelle d’objets spatialisés si l’information qu’il délivre n’est pas envisagée d’une certaine perspective fonctionnelle, lui offrant d’acquérir une intelligibilité dans le système de compréhension de l’être vivant – des principes qui vont notamment permettre que les phénomènes s’organisent suivant des structures et un sens exploitables, en faisant signe vers des possibilités performatives remplissant une fonction essentielle étant donné ses modes d’existence typiques. 18c. Pourquoi l’autoconcernement est une condition de possibilité de la spatialisation En un sens, Poincaré était conscient de ces limites. Dans son ouvrage Science et Méthode, il reprend l’essentiel de la ligne argumentative développée dans ses textes précédents, mais il y apporte un complément décisif, sans toutefois mettre clairement celui-ci en exergue. Il explique que pour spatialiser son environnement, un système biologique doit être capable de connecter un pattern du champ sensoriel (optique, acoustique, etc.) indiquant la présence d’un objet dangereux, c’est-à-dire menaçant l’intégrité de ce système, à une réaction de parade offrant d’éviter le danger146 . La position que l’objet occupe est elle-même déinie par le type de parades qui peuvent lui être opposées. Un point donné de l’espace correspond ainsi « d’une part [à] l’ensemble des avertisseurs A qui sont en connexion avec une même parade B ; d’autre part [à] l’ensemble des parades B qui sont en connexion avec un même avertisseur A. »147 « C’est cette multiplicité des parades, et la coordination qui en résulte, qui est l’espace. »148 Poincaré semble donc implicitement l’admettre : un être vivant n’est conduit à spatialiser un objet que parce qu’il se trouve préoccupé par ce que cet objet est susceptible de lui faire. Ce sont nos possibilités de mouvements par rapport aux objets qui déinissent leur position dans l’espace, mais ces mouvements ne s’orientent par rapport à ces objets que parce que nous entretenons avec eux 146 – Poincaré (1908), pp. 105-115. 147 – Poincaré (1908), p. 115. 148 – Poincaré (1908), p. 108. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 117 7/10/14 7:42:17 118 Résistance et tangibilité un certain rapport de concernement. Les objets que nous spatialisons nous concernent, et c’est parce qu’ils nous concernent que nous les spatialisons149. Un lien de concernement doit être établi avec les objets dont les patterns de sensations signalent la présence pour que ces objets puisent se voir attribuer un lieu150. Ces considérations exhortent donc à refuser une conception purement « computationnelle » de l’opération de spatialisation : un être vivant, fut-il pourvu des capteurs, du répertoire d’actions, et des connections nerveuses capables de le faire s’éloigner ou s’approcher d’un objet, ne pourra spatialiser cet objet que s’il se trouve d’une façon ou d’une autre concerné par lui, que si cet objet peut par exemple représenter un danger, et donc que si cet être est de telle nature que le danger puisse pour lui avoir une réalité. Bien qu’ils semblent fuir la lumière, il n’y a pas de danger pour les véhicules de Braitenberg ou les robots de Brooks151. Il n’y a de danger que dans l’œil du roboticien qui observe la fragile et coûteuse machine osciller le long des rebords abrupts de la table152 . Aussi l’analyse que Poincaré propose de la spatialisation nous reconduit-elle à une question essentielle, que ses développements supposent déjà résolue : celle de l’autoconcernement. Seul un être concerné par ce qui lui arrive va pouvoir enacter un univers phénoménal où la mise en espace opère à titre de principe d’organisation fondamental. 18d. en quoi le phénomène d’espace présuppose l’action de la mémoire Un dernier point d’importance mérite d’être noté. Poincaré tient constamment pour acquis dans ses analyses, notamment à travers l’usage qu’il fait de la notion psychologique de mémoire153 , 149 – Heidegger (1927), § 15, § 24, § 70. 150 – Heidegger (1927), § 29, pp. 181-182 [p. 137]. 151 – Braitenberg (1984) ; Brooks (1991). 152 – « The movement of meaningful action can be convincingly emulated in an artificial system but this is not the same as the system acting meaningfully. The robot may look scared and retreat when yelled at but this may be only a sophisticated illusion; there is no way to tell just from observing its responses, Turing-test style. Being functionally scared is not the same as being scared. » (Di Paolo, 2005, p. 443) Voir également Di Paolo (2004). 153 – Voir par exemple Poincaré (1908), pp. 108-111. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 118 7/10/14 7:42:17 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 119 que l’association des zones et patterns du champ de détection sensoriel avec des réactions d’évitement ou des actions d’approche et d’atteinte sufit à développer une perception de l’espace. En termes husserliens, cette association est une condition sufisante pour que les complexes de data sensoriels (optique, acoustiques, etc.) endossent une fonction igurative (ou d’exposition)154 , permettant à tel ou tel pattern d’exposer une entité occupant telle position dans l’environnement à telle distance. Or, une telle afirmation, qu’elle soit juste ou non, constitue un raccourci pour le moins abrupt. Elle sous-tend en particulier les deux implicites suivants : (i) la perception de l’espace repose sur une forme de conscience sédimentée des expériences antérieures ayant permis d’atteindre ou d’éviter les cibles situées dans cet espace ; (ii) ces actions réalisées par le passé sont maintenues dans le présent à travers la conscience de pouvoir être de nouveau réalisées. En effet, si la distance à laquelle nous percevons l’objet est comme l’expression anticipée du déplacement qu’il nous faudrait faire pour l’atteindre, la spatialisation n’est possible que si les conigurations actuelles des tableaux sensoriels se trouvent, d’une façon ou d’une autre, mises en perspective depuis le passé et l’avenir. Le gradient de distance phénoménale doit conserver la trace des actions réalisées par le passé, en promettant qu’elles pourraient être répétées. Ces points sont complètement laissés de côté par Poincaré, comme s’ils allaient de soi. Et ils vont en effet de soi dès lors qu’on s’autorise à faire usage d’un concept psychologique de mémoire vague, pour ne pas dire nébuleux. On peut raisonnablement appeler « mémoire » la fonction qui offre à l’être vivant de conserver dans le présent sous la forme de « connaissances » la trace des potentialités comportementales s’étant actualisées par le passé155. Et on peut raisonnablement penser que chez un être pourvu de « mémoire », ces potentialités sont prises en compte dans la construction du présent perceptif : généralement, ce qui a pu être fait continue de pouvoir l’être. Mais il convient alors de noter que cette « mémoire » n’est pas une représentation interne d’événements passés jouée par l’intellect, mais qu’elle se trouve lit154 – Husserl (1913), § 41. 155 – Poincaré (1908), pp. 110-111. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 119 7/10/14 7:42:17 Résistance et tangibilité 120 téralement intégrée dans les principes mêmes d’organisation du phénomène de monde : que tel pattern dans le tableau optique expose « un objet situé à une dizaine de mètres en approche », voilà très exactement de quelle manière nous avons conscience et nous « souvenons » des possibilités de réagir par rapport à cet objet. La mémoire que nous possédons des possibilités qui ont été nôtres par le passé est tout entière sédimentée dans les mécanismes responsables de l’organisation spatiale du monde phénoménal. § 19. L’expérience de l’occupation de l’espace dans l’interaction haptique One way in which one might be aware of the presence of something solid at a certain location is to discover that one cannot push one’s body through it when it is in tactile contact. To experience the solidity of another object in this way is at the same time to be aware of the solidity of one’s own body. Q. Cassam, Introspection and bodily self-ascription, 1995, p. 330. La présentation du champ d’occupation s’édiie, nous l’avons vu, sur un rapport purement présomptif à la résistance. L’impénétrabilité des corps est posée sans être expérimentée dans une confrontation directe. Cela ne signiie pourtant pas que le champ d’occupation ne puisse rien nous enseigner sur le sens que présentent les corps lorsque nous faisons l’expérience directe de leur résistance. Il s’agit bien plutôt d’un véritable révélateur, capable de faire la lumière sur la logique qui orchestre notre compréhension préscientiique de la matérialité des corps, dans la perception anticipative comme dans l’affrontement de leur résistance. Ainsi, le phénomène d’occupation de l’espace est également une pièce centrale de l’expérience du contact. Percevoir la matérialité d’un corps que nous manipulons, la solidité d’une surface, l’impénétrabilité d’un volume, c’est toujours faire l’épreuve que nous occupons nous-mêmes l’espace avec notre corps. Le comprendre exige de conduire une première analyse du toucher et des principes qui gouvernent la phénoménalisation de l’objet dans l’expérience du corps-à-corps. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 120 7/10/14 7:42:17 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 121 Le toucher n’est jamais d’abord ou exclusivement une activité d’inspection détaillant les propriétés des objets à la manière dont le regard analytique évalue leur couleur ou leur forme, c’est-à-dire sans s’y comprendre lui-même. Si l’œil peut observer le monde sans qu’interfère l’espace qu’il occupe (ou dans une moindre mesure seulement : en contraignant sa liberté de mouvement), l’encombrement de l’espace est une caractéristique inaliénable dans le toucher. On ne peut toucher sans que l’impénétrabilité de l’objet réverbère l’impénétrabilité de notre corps. Plus radicalement, l’objet avec lequel nous sommes en contact n’acquiert de frontières, il n’acquiert une forme et un lieu, que dans la mesure où notre acte de toucher nous éveille à la conscience de notre enveloppe corporelle et fait apparaître la manière dont par notre chair nous occupons l’espace. Le toucher est essentiellement affaire de contraposition : dans le contact, l’objet ne peut apparaitre qu’en faisant apparaître notre corps156 . Merleau-Ponty a clairement mis en évidence cette caractéristique du toucher. Il y a dans le toucher comme une impossibilité à oublier que l’objet prend naissance dans le recès de notre chair, pour reprendre l’expression utilisée dans Le visible et l’invisible157. L’objet que l’on palpe indique notre corps comme ce qui le fait apparaître. Mais, si l’on y réléchit, en quoi consiste ce corps auquel nous renvoie l’objet du toucher ? La réponse ressemble à une lapalissade : il s’agit précisément d’un corps. Ce n’est pas à un pouvoir de constitution dépourvu de lieu que l’objet touché nous renvoie, mais à un corps situé tout comme lui dans l’espace et pourvu tout comme lui d’une consistance matérielle158 . Ce qui ne signiie pas que nous fassions l’expérience de notre corps sur le mode d’un rapport objectivant, soit un rapport où 156 – Cette affirmation sera étayée par des descriptions phénoménologiques plus précises dans le § 31. 157 – « Avant la science du corps, – qui implique la relation avec autrui –, l’expérience de ma chair comme gangue de ma perception m’a appris que la perception ne naît pas n’importe où, qu’elle émerge dans le recès d’un corps. » (Merleau-Ponty, 1964, pp. 24-25). 158 – Dans le toucher, notre corps ne se présente donc pas comme une « zone de non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres », quoi qu’en dise Merleau-Ponty (1945, p. 117), manifestement sous l’influence de Sartre, dans sa Phénoménologie de la perception. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 121 7/10/14 7:42:17 122 Résistance et tangibilité notre corps se révélerait comme un objet au milieu des autres objets159. Les principes phénoménologiques qui gouvernent l’objectivation l’interdisent. Objectiver quelque chose, c’est le mettre hors de soi, s’en distinguer. C’est toujours d’une façon ou d’une autre l’avoir devant soi, donc s’être soi-même situé dans l’espace où il se tient. Pour appréhender notre corps sur le mode de l’objet, il nous faut donc toucher ce corps avec un autre corps160. Et il nous faut, avec cet autre corps, nous trouver quelque part visà-vis de notre corps, ce qui est précisément ce qui se passe dans le chiasme. Cependant, hormis dans ce toucher rélexif, ce n’est absolument pas de cette manière que nous faisons l’expérience de notre incarnation lorsque nous sommes en contact avec d’autres corps. Dans le commerce haptique, notre corps n’est pas un objet, pour la bonne raison que nous ne sommes nulle part vis-à-vis de lui. Nous sommes notre corps. Et c’est pourquoi notre corps tient lieu d’ici depuis lequel tout objet – réel ou possible – se tient là. C’est également parce que nous sommes notre corps que les objets que nous touchons se présentent comme des corps précisément, des êtres spatiaux délimités par des frontières et pourvus d’un tissu impénétrable. C’est à titre de puissance d’occuper l’espace que nous expérimentons notre condition d’être incarné dans le commerce haptique. À travers l’exercice de cette puissance, nous occupons dynamiquement un lieu, et c’est en nous confrontant aux autres corps que nous prenons conscience de notre épaisseur matérielle et des frontières qui séparent notre dedans du dehors. C’est l’impénétrabilité des autres corps qui dessinent nos frontières, et c’est notre impénétrabilité qui dessine les leurs. En nous confrontant à la résistance des autres corps, nous devenons ainsi en acte ce que nous n’étions qu’en puissance : un corps. Et ce corps que nous sommes lorsque nous entrons en contact avec les autres corps est une puissance dont nous sommes tout aussi bien prisonniers, car il n’est pas en notre pouvoir de nous en défaire : pour employer une formule heideggerienne, il s’agit d’une puissance que nous avons à 159 – Sur cette question, voir notamment Gallagher (2003). 160 – Comme le dit Merleau-Ponty, « j’observe les objets extérieurs avec mon corps, je les manie, je les inspecte, j'en fais le tour, mais quant à mon corps je ne l’observe pas lui-même : il faudrait, pour pouvoir le faire, disposer d'un second corps qui lui-même ne serait pas observable » (Merleau-Ponty, 1945, p. 105). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 122 7/10/14 7:42:17 la PRéoccuPation PouR l’occuPation de l’esPace et le Phénomène de coRPs 123 être. Nous en sommes encombrés. Nous trimballons notre corps où que nous allions. Cette puissance d’occuper l’espace est, comme disait Leibniz, une puissance passive : elle échappe au contrôle de notre volonté, nous ne pouvons décider de l’actualiser ou de la maintenir latente. Elle s’exerce que nous le voulions ou non. C’est donc une erreur de penser que le chiasme seul est en mesure d’enfanter la conscience que nous avons de notre incarnation, comme on le tient parfois depuis Condillac161. Le commerce haptique avec les corps étrangers est déjà pour nous l’occasion de prendre corps. Il est sans doute nécessaire que nous explorions notre chair de nos mains pour comprendre que notre corps est aussi un pur et simple objet. Mais en aucune façon cette objectivation ne conditionne l’expérience d’être un corps qui se tient dans l’espace, au milieu des autres corps. La spéciicité du chiasme est qu’un pas supplémentaire est franchi dans le processus d’objectivation du corps. Ce corps que j’explore de la main, et qui se trouve être moi car, comme disait Condillac, je le sens du dedans162 , n’est pas encore complètement un objet, car il possède cette sensitivité. Mais il commence néanmoins de s’en approcher. Il possède à présent une parenté plus grande avec les choses du monde. Que je puisse le voir démontre qu’il est lui aussi visible. 161 – « La statue apprend donc à connaître son corps, et à se reconnaître dans toutes les parties qui le composent ; parce qu’aussitôt qu’elle porte la main sur une d’elles, le même être sentant se répond en quelque sorte de l’une à l’autre : c’est moi. Qu’elle continue de se toucher, partout la sensation de solidité représentera deux choses qui s’excluent et qui en même temps sont contiguës, et partout aussi le même être sentant se répondra de l’une à l’autre : c’est moi, c’est moi encore ! Il se sent dans toutes les parties du corps. Ainsi il ne lui arrive plus de se confondre avec ses modifications : il n’est plus la chaleur et le froid, mais il sent la chaleur dans une partie et le froid dans une autre. » (Condillac, 1754, pp. 139-140). 162 – Condillac (1754), pp. 139-140. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 123 7/10/14 7:42:17 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 124 7/10/14 7:42:17 CHaPiTRe ii La ConsTiTuTion des CoRPs eT La RaTionaLiTÉ PeRfoRMaTive Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 125 7/10/14 7:42:17 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 126 7/10/14 7:42:17 127 § 20. objet du chapitre Les analyses du champ d’occupation conduites dans le précédent chapitre ont permis de développer un premier accès au sens phénoménologique des corps. Elles nous ont montré ce que signiie qu’il y ait des corps pour nous qui cohabitons avec eux dans l’espace, le noyau de sens qui les identiie comme des corps dans notre système de rationalité. Nos analyses sont cependant restées relativement générales : elles ne sont pas entrées dans les détails de la conformation phénoménologique des corps ou des mécanismes intentionnels impliqués dans leur constitution. C’est à cette analyse systématique que nous allons à présent consacrer nos efforts. Nous mènerons pour ce faire une discussion critique de la position défendue par Husserl, en particulier dans Ideen II, qui est sans conteste son ouvrage le plus complet et le plus détaillé sur la question. Husserl n’est pas seulement le père de la phénoménologie, il est aussi, de tous les phénoménologues, celui qui a mené le plus loin l’analyse de la conformation phénoménologique des corps et de la mécanique intentionnelle régissant leur présentation. Il constitue pour nous à ce double titre un interlocuteur privilégié. Le principal point de discorde qui animera notre examen de la phénoménologie husserlienne a trait à la question de la connexion entre le phénomène de corps et son appréhension dans un horizon performatif, c’est-à-dire, comme on dit souvent : une perspective pratique ou d’usage. La description de la nature matérielle proposée dans Ideen II, dans une volonté manifeste de renouer avec l’ontologie cartésienne du monde163 , promeut une conception du phénomène de matérialité incompatible avec les acquis de notre premier chapitre. Le champ d’occupation est traversé d’une référence constitutive aux possibilités performatives qui régulent la compréhension que le sujet possède de sa situation. Un objet intentionnel quelconque ne se présente comme un corps que dans la mesure où il s’intègre au réseau complexe de ce qui peut et doit être fait, c’est-à-dire participe du régime d’intelligibilité de l’existence pratique. On ne saurait par conséquent accréditer l’identiication – ou même la subordination – par Husserl de la chose 163 – Husserl (1952), Ideen II, première section : La constitution de la nature matérielle. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 127 7/10/14 7:42:17 128 Résistance et tangibilité matérielle à une structure phénoménale émancipée des intérêts du sujet percevant, ni admettre qu’elle se maintient en l’état – son sens continue de participer du champ d’apparitions – lorsque l’affairement pratique auprès du monde est mis en suspens. C’est à l’étayage de cette position que nous allons nous attacher dans la suite. Ce sera l’occasion de circonscrire plus précisément le sens de la chose matérielle, le régime de rationalité que sa présentation présuppose (ce que nous appellerons la rationalité performative), et les mécanismes intentionnels qui président à sa présentation dans la vie concrète de la subjectivité. Cette explication avec la phénoménologie husserlienne nous permettra également d’assurer un fondement phénoménologique plus robuste à certaines des afirmations formulées dans le premier chapitre, en particulier quant à la connexion du phénomène de corps et de son installation dans l’espace. Et elle nous offrira de conduire une première analyse méthodique du phénomène de résistance, et par là d’éclairer rétrospectivement les développements menés sur le champ d’occupation. Nous nous sommes pour le moment très peu intéressés à l’expérience de la résistance, c’est-à-dire à l’épreuve en acte de la tangibilité des corps dans le toucher. Il importe dès à présent de combler cette lacune. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 128 7/10/14 7:42:17 129 vi. La MÉCanique de ConsTiTuTion de L’objeT MaTÉRieL dans ideen ii Le monde réal se constitue originairement par étages de telle sorte que la multiplicité des ‘sensualia’ (des schèmes complets) s’édiie comme couche inférieure dans l’unité de la forme spatiale. […] La réalisation atteint alors son accomplissement de manière telle que les ‘sensualia’ deviennent des états de choses réales ; le système des qualités réales se constitue, c’est-àdire un système de relations réciproques réglées des ‘sensualia’, sous le titre de causalité. E. Husserl, Ideen II, 1952, § 18.c, p. 103 [p. 65]. § 21. Le projet d’ideen ii : la déconstruction phénoménologique de l’idée de nature Husserl l’explique dès le début de l’ouvrage, l’enquête phénoménologique menée dans Ideen II porte sur la Nature, au sens de l’objet que se proposent d’étudier les sciences de la Nature. Elle vise à élucider « comment se détermine précisément la Nature et la perception de la Nature, l’expérience de la Nature »164. Il s’agit d’opérer une forme de destruction, au sens heideggerien165 , de la conception de la réalité comme Nature qui sert de fondement aux sciences, en mettant au jour l’attitude phénoménologique qui la rend initialement possible et ne cesse de l’alimenter. La réponse que Husserl apporte d’entrée de jeu à cette question, et qui déterminera le cours de l’ensemble de son analyse, est que la Nature est le corrélat eidétique d’une attitude intentionnelle qu’il appelle l’attitude théorique ou doxo-théorique166 . Cette attitude, qui est celle du savant naturaliste, s’oppose à l’attitude axiologique 164 – Husserl (1952), § 1, p. 23 [p. 1]. 165 – Heidegger (1927), § 6, [p. 22]. 166 – Husserl (1952), § 2, pp. 24-25 [pp. 2-3]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 129 7/10/14 7:42:17 130 Résistance et tangibilité et pratique qui caractérise le rapport préscientiique au monde. Mieux, elle présuppose sa neutralisation : « tous les prédicats que nous attribuons aux choses sous les divers titres de l’agrément, de la beauté, de l’utilité, de la convenance pratique, de la perfection, doivent totalement être laissés de côté (les notions de valeurs, biens, inalités, instruments, moyens, etc.). Ils ne concernent pas le savant naturaliste, ils n’appartiennent pas à la nature au sens où on l’entend. »167 La couche de sens à laquelle les sciences de la Nature, dans la continuité de Galilée et de Descartes, réduisent la réalité, ou en tout cas, celle où elles puisent les déterminations leur permettant de délimiter ce qu’elles étudient sous le label de Nature, est une abstraction obtenue en neutralisant les « intentions de l’ordre du sentiment [et] aperceptions provenant de l’intentionnalité du sentiment »168 , et celles associées à la dimension pratique de l’existence : l’usage du monde. Le savant naturaliste, explique Husserl, accomplit par conséquent une sorte de réduction phénoménologique lorsqu’il traite le monde comme ensemble d’objets et de processus naturels : il met entre parenthèses une partie des attributs qui déinissent les objets dans la vie préscientiique, pour ne retenir que « la couche de la simple ‘choséité’ [Sachlichkeit] »169. « Ainsi dans cette attitude théorique pure ou épurée, nous ne faisons plus l’expérience de maisons, de tables, de rues, d’œuvres d’art, nous faisons l’expérience de choses [Dinge] simplement matérielles et, quant à celles qui sont chargées de valeur, nous ne faisons l’expérience que de leur couche de matérialité spatio-temporelle »170. Le problème que nous évoquions précédemment (cf. § 20) n’a pas trait à cette conception de l’attitude intentionnelle à laquelle s’alimente l’idée de Nature, ni d’ailleurs plus généralement à l’entreprise d’Ideen II, parfaitement légitime dans le cadre de la phénoménologie. Il réside en revanche dans l’idée, qui en découle, que les « prédicats de la sphère pratique » précédemment évoqués ne remplissent qu’une fonction secondaire dans la constitution des choses matérielles, donc dans l’afirmation de leur caractère pré167 – Husserl (1952), § 1, p. 24 [p. 2]. 168 – Husserl (1952), § 11, p. 51 [p. 25]. 169 – Husserl (1952), § 11, p. 51 [p. 25]. 170 – Husserl (1952), § 1, pp. 51-52 [p. 25]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 130 7/10/14 7:42:17 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 131 dicatif, précisément. Cette idée renvoie à deux propositions d’Ideen II : (i) la couche des prédicats pratiques est fondée intentionnellement sur une couche de sens édiiée indépendamment de celle-ci, et autonome à son égard : ce que Husserl appelle le schème sensible ou parfois le fantôme ; (ii) le mécanisme de spatialisation, qui permet de situer les objets à distance du corps propre, opère de prime abord sans référence à la vie pratique, un espace de nature essentiellement spectaculaire servant de fondement à la constitution de l’espace habité de l’attitude naturelle, l’attitude de l’homme affairé à accomplir son existence parmi les choses et les êtres sensibles171. C’est cette thèse, qui présente l’opération de constitution de la matérialité comme indépendante de l’opération de valuation de l’étant dans un horizon performatif, qui est contestable. Et elle est contestable, non pour des raisons extrinsèques, mais pour des raisons intrinsèques à la phénoménologie : elle est tout bonnement fausse du point de vue de la méthode de description phénoménologique accréditée par Husserl. La couche dite de la simple choséité (Sachlichkeit) n’est pas édiiée indépendamment des actes de valuation pratiques qui forment l’infrastructure du rapport au monde quotidien. Au contraire, elle en constitue sans doute le plus éminent produit. § 22. Le schème sensible comme objet spatial primaire L’idée que les signiications d’ordre pratique ne jouent qu’un rôle auxiliaire dans la constitution des corps étant directement liée à la position que Husserl attribue au schème sensible dans l’étagement des couches de sens impliquées dans le phénomène de corps, une juste compréhension de celle-ci nécessite en premier lieu de considérer l’analyse qu’il propose du schème sensible. Le schème sensible172 se déinit en premier lieu par son immatérialité. Plus précisément, il correspond à une structure spatio171 – Conception que nous avons commencé de critiquer au § 18. 172 – Husserl parle également de « spatium sensible [Sinnenräumliche] » (Husserl, 1952, § 10, p. 47 [p. 22]). Dès Chose et espace, Husserl avait développé la notion de schème sensible ou schème spatio-temporel, et l’essentiel des distinctions qu’il lui associera dans Ideen II. Voir en particulier le recueil de notes intitulé « Sur la théorie des niveaux de la donnée-de-chose », manifestement rédigé en 1910 (appendice II de Chose et espace). De même, la réduction phénoménologique qui permet d’accéder à la couche du schème sensible est déjà présentée Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 131 7/10/14 7:42:17 132 Résistance et tangibilité temporelle qualitativement remplie, dépourvue (a) de toute couche de signiication d’ordre performatif : l’usage qui peut être fait des objets ; mais plus radicalement (b) de toute qualité matérielle : impénétrabilité, solidité, densité, poids, etc. Les propriétés et comportements que l’objet est susceptible de manifester lors d’interactions avec d’autres objets n’y sont absolument pas représentées. Le schème sensible occupe le champ phénoménal à travers le remplissement d’une certaine étendue et possède une coniguration géométrique déterminée : une forme tridimensionnelle, mais cette forme est dépourvue de remplissement matériel. Il s’agit d’« une pure donnée spatiale sans aucune couche d’appréhension relevant de la matérialité »173. Dans le registre visuel, le schème sensible (optique) correspond ainsi à « une forme pure sans autre remplissement que la couleur » et « sans la moindre relation avec les moments de la ‘matérialité’ et donc avec des déterminations causales-réales de quelque type que ce soit »174. Le schème sensible ne correspond pourtant pas à un pur contenu extensif évanescent, donné dans la ténuité d’une intuition : il ne s’agit pas d’une simple forme colorée apparaissant de manière fugitive dans le champ optique, ou encore d’une sensation de forme ou de couleur. Bien qu’il soit dépourvu de remplissement matériel, le schème sensible a déjà toutes les caractéristiques d’une structure objective. Il se manifeste comme unité perdurant dans le lux du temps à travers une série d’apparitions, qui sont autant d’esquisses de sa forme, et il ne peut par principe se montrer que sous une seule face à la fois : sa manifestation est intrinsèquement perspective. Le schème sensible est l’unité synthétique d’une multiplicité. Il constitue déjà le produit d’une première synthèse d’uniication, par laquelle différents contenus d’exposition sont rattachés les uns aux autres en recevant le sens de différentes sous une forme essentiellement analogue à celle proposée dans Ideen II (cf. Husserl, 1907, Appendice II, pp. 395-396 [pp. 341-342]). Pour cette raison, nous n’hésiterons pas dans la suite à émailler notre exposition de références à Chose et espace, lorsque les descriptions et explications sont plus claires, plus précises ou plus détaillées que dans Ideen II. 173 – Husserl (1952), p. 68 [p. 37]. 174 – Husserl (1952), p. 47 [p. 22]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 132 7/10/14 7:42:17 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 133 apparitions d’une forme spatiale unique présentée sous différentes perspectives175. Husserl distingue par ailleurs deux moments dans le schème sensible, correspondant aux composantes de forme et de matière : (1) le schème spatial, qui correspond à sa igure, prise abstraction faite de tout remplissement qualitatif, soit « la pure et simple forme corporelle [körperlich] (l’extension sans remplissement sensible) »176 , et possiblement considérée sur une portion donnée de temps (d’où l’appellation parfois utilisée par Husserl de schème spatio-temporel) ; (2) le remplissement qualitatif du schème (principalement par des déterminités visuelles et tactiles). Ce remplissement qualitatif, appelé « plein sensible » dans Chose et espace, correspond, dit Husserl, à « un complexe de propriétés fondamentales, constituant la chose […] à titre primaire […], propriétés telles que couleur, rugosité et poli, et ainsi de suite. »177 Husserl parlera parfois de fantôme de chose (Dingphantom) ou de schème complet (Vollschema), pour indiquer la prise en considération de ces deux composantes du schème178 . Mais la notion de fantôme sera surtout utilisée dans Ideen II pour référer à des objets dépourvus de matérialité (hologrammes, stéréogrammes, etc.), et en général de manière à marquer que leur structure schématique est comme en défaut de remplissement matériel. 175 – « Le schème est lui-même déjà une unité de manifestation, plus exactement : une unité dans la multiplicité des esquisses. Le schème spatial pur est la pure et simple forme corporelle [körperlich] (l’extension sans remplissement sensible), qui, nécessairement et perpétuellement, n’est donnée que de façon unilatérale, dans l’intuition empirique. Dans la manifestation originaire, la forme se présente sous une multiplicité de faces données originairement, sous une multiplicité d’aspects que nous pouvons à tout moment saisir par une conversion appropriée du regard (conversion qui, en détournant le regard spirituel de l’attitude normale sur la chose même, le reporte sur sa forme, j’entends sur ses aspects, ses modes d’apparition, ses faces apparaissantes). » (Husserl, 1952, § 32, p. 185 [p. 127]) Voir également Husserl (1952), § 9, p. 45 [p. 20] et § 10, p. 47 [p. 22]. 176 – Husserl (1952), § 32, p. 185 [p. 127]. 177 – Husserl (1907), Appendice II, pp. 395-396 [p. 342]. 178 – Husserl (1907), Appendice II, p. 396 [p. 343]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 133 7/10/14 7:42:17 134 Résistance et tangibilité 22a. Les étapes de la réduction permettant de dégager le schème sensible Le dégagement phénoménologique du schème sensible comme couche intuitive au fondement de l’objectivité spatiochosique requiert l’exercice d’une série de réductions. Le sujet réléchissant doit suspendre l’accomplissement de certains actes de constitution, situés au plan supérieur dans l’étagement des couches de sens, actes spontanément réalisés dans l’attitude naturelle. Ainsi, l’analyse du schème sensible proposée à partir du § 10 d’Ideen II, et à peu près jusqu’au § 15.b, suppose d’une part (1) la neutralisation des signiications d’ordre pratique et axiologique : il faut s’abstenir d’appréhender la chose comme destinée à tel usage, utile ou inutile, issue de tel processus de fabrication, provenant de tel lieu, faite avec tel matériau, appartenant à un tel, etc. Et elle suppose d’autre part (2) la neutralisation de toutes les références que le phénomène de chose entretient avec ce que Husserl appelle les « circonstances ». Celles-ci comprennent (a) les références au sujet percevant179, en particulier à sa situation kinesthésique et à la fonction de centre de référence spatial (point zéro) que remplit le corps propre pour toute apparition de chose180. Cette référence, bien que généralement inaperçue, enveloppe toujours la conscience perceptive de l’objet : l’objet étant toujours situé à telle distance et dans telle orientation, son phénomène intègre une référence à la posture et position de notre corps dans l’espace : là où nous nous trouvons et d’où nous le percevons. Et elles comprennent (b) les connexions causales que la chose entretient (ou est susceptible d’entretenir) avec l’environnement, par exemple à la lumière ambiante ou aux actions mécaniques imprimées par d’autres objets. Analyser la constitution du schème sensible, c’est prendre « le corps tout d’abord comme indépendant de toute conditionnalité causale, simplement comme une unité qui se présente de façon visuelle ou tactile par l’entremise de multiplicités de sensations, en tant que dotée d’une teneur interne de traits caractéristiques »181. Pour comprendre précisément à quoi la notion husserlienne de schème sensible réfère, on peut tenter de pratiquer soi-même 179 – Husserl (1952), § 18, p. 91 [p. 55]. 180 – Husserl (1952), § 41.a, pp. 223-224 [pp. 158-159]. 181 – Husserl (1952), § 15.b, p. 71 [p. 40]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 134 7/10/14 7:42:18 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 135 la neutralisation progressive des couches de sens permettant au schème sensible d’apparaître dans sa pureté. Soit ce cendrier en verre posé devant moi. Je peux le voir comme cet objet familier que j’ai acheté il y a quelques années, et dont je fais quotidiennement usage. Il est là sur la table, j’y dépose mes cendres. C’est sa place habituelle, il n’en change guère, et quand exceptionnellement il ne s’y trouve pas, c’est que quelqu’un l’a déplacé, généralement pour le vider et le nettoyer. Ma femme ne l’apprécie guère, non que l’objet lui déplaise en soi, mais parce qu’il est souvent plein et sale. On a là une constellation de signiications qui contribuent toutes à leur manière à déterminer l’identité du cendrier que je perçois, à en faire le cendrier dont je suis familier. Ces signiications font corrélat à un ensemble d’actes de valuation complexes, pratiquement toujours inaperçus, qui œuvrent sans que j’ai besoin (moi, l’ego) de les prendre en charge, d’ordre axiologique (jugement de valeur, d’intérêt, esthétique) et pratique, pour mentionner ceux que décrit Husserl, mais pouvant également faire corrélat à des actes d’historicisation par exemple (l’objet est envisagé depuis son histoire, notamment l’histoire de sa production ou de son acquisition), ou plus généralement des actes de contextualisation (l’objet est mis en scène dans un certain contexte : on l’appréhende par exemple en se référant à celui à qui il appartient, ou en l’associant à la catégorie d’objets dont il relève). Ces actes forment la couche supérieure dans l’étagement des constitutions qui contribuent à déterminer les objets, tels qu’ils nous apparaissent avec leur sens. « Supérieur », au sens où ils s’édiient sur des actes plus fondamentaux, qui ne dépendent pas d’eux (la dépendance est unilatérale). Si je veux accéder à la couche de sens immédiatement inférieure dans l’ordre de constitution, je dois m’abstenir de mettre en relief le cendrier là présent avec toutes ces signiications. Je dois cesser de l’évaluer, de le percevoir dans l’orbe de l’usage ou de l’histoire, pour tenter de le considérer comme une pure chose positionnée dans l’espace – ce qu’il est aussi en un sens. On en conviendra, réaliser une telle opération n’est pas trivial, car les signiications en question sont généralement mises en place, comme nous l’indiquions à l’instant, sans que l’ego ait à intervenir de manière expresse, Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 135 7/10/14 7:42:18 136 Résistance et tangibilité sans qu’il ait à évaluer, juger, imaginer, se remémorer. Leur constitution se déroule de manière passive, pour reprendre le concept husserlien. Si néanmoins nous y parvenons, on se trouve face à une situation que l’on peut décrire de la manière suivante : il y a là un simple objet matériel, il occupe telle position et possède un ensemble de propriétés comme une forme, des dimensions, il est froid et lourd, et est fait d’un matériau solide impénétrable. Cette couche de sens est la couche de la chose matérielle (res materialis). Et c’est sur elle que les signiications précédemment évoquées s’établissent. Il faut une chose matérielle pour qu’il y ait des signiications relatives à l’intérêt, l’usage et l’histoire. On ne possède sinon que des prédicats sans sujet. Mais je peux encore faire un pas supplémentaire dans l’abstraction. Au fond, alors que je détaille le cendrier du regard, toutes ces propriétés que nous évoquions précédemment ne m’apparaissant pas réellement et directement. Je sais que le cendrier est froid et lourd, je sais qu’il est fait de verre et peut se briser s’il subit un choc. Mais pour le moment – je me contente d’observer le cendrier, je ne le manipule pas –, je n’ai aucune expérience directe de ces propriétés, aucun accès de première main à elles. Je présume que le cendrier les possède, de sorte qu’il les manifestera si des circonstances adaptées se présentent. Mais ces propriétés n’apparaissent pas. Si l’on s’en tient à ce qui est effectivement donné dans mon expérience à cet instant précis, il nous faut admettre que le cendrier apparait uniquement comme une forme visuelle présentant un certain aspect, qui se modiie quand je me déplace et occupe une position donnée dans l’espace visuel (mais également dans le champ tactile, si j’engage un contact avec l’objet). Cette structure spatiale, c’est précisément ce que Husserl appelle le schème sensible. Le schème sensible est ce qui reste du phénomène d’objet une fois qu’on a fait abstraction de tout ce qui n’apparait pas directement. Il est le véhicule qualitatif du phénomène d’objet. Et bien que le cendrier m’apparaisse à chaque instant comme étant plus que son schème sensible, comme cet objet d’usage lourd et froid, qui rappelle à ma femme que je fume trop, seul son schème sensible est proprement donné dans un lux d’apparitions. Tout le reste est surimposé sur le schème, appréhendé, comme dit Husserl, et non pas donné. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 136 7/10/14 7:42:18 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 137 22b. L’objet stéréoscopique, modèle de schème sensible concret La situation paradigmatique que Husserl évoque dans Ideen II pour rendre compte de la complexion phénoménale typique du schème sensible est l’expérience visuelle des objets stéréoscopiques182 . Son évocation a manifestement une double inalité dans l’argumentation de Husserl : (1) montrer en quoi consiste l’immatérialité du schème sensible, objet spatial uniquement caractérisé par un remplissement qualitatif ; (2) montrer que le phénomène de schème sensible n’est pas un objet idéal, produit par une démarche d’abstraction et d’idéalisation pour servir l’enquête phénoménologique, mais un type d’objets dont nous pouvons faire concrètement l’expérience, même dans l’attitude naturelle, immergée dans une réalité non réduite. Le schème sensible a dans cette mesure un statut théorique différent d’entités telles que les atomes et les trous noirs en physique, qui ne sont pas des objets dont on peut faire une expérience directe, et dont les propriétés peuvent donc être l’objet d’une validation immédiate dans l’intuition, mais des objets idéaux, des ictions théoriques remplissant une fonction régulatrice et heuristique, forgées pour les besoins de l’explication et de l’enquête scientiique. Le principal trait distinctif de l’objet stéréoscopique est son absence de matérialité. Comme les objets matériels, il possède un aspect visuel : une forme, une couleur, etc. Mais cet aspect n’est pas appréhendé comme l’apparence d’une chose matérielle située dans l’espace devant nous. Quand nous faisons usage d’un stéréoscope, nous dit Husserl, ce que nous voyons est « un corps dans l’espace183 , pour lequel, en ce qui concerne sa forme, sa couleur et aussi son aspect lisse ou rugueux, ainsi que d’autres déterminations d’ordre semblable, on peut poser des questions douées de sens, lesquelles peuvent donc trouver une réponse conforme à la vérité, comme par exemple en ces termes : ceci est une pyramide rouge, rugueuse. » En revanche, « la question de savoir 182 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36]. 183 – Husserl aurait sans doute dû choisir de ne pas faire usage du terme « corps » pour qualifier ce type d’objet, la notion de corps intégrant, dans les conceptions classiques, la qualité de matérialité. Parler d’objet stéréoscopique semble moins équivoque à cet égard. L’objet stéréoscopique est un objet spatial, mais non un objet matériel, il ne s’agit pas d’un corps. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 137 7/10/14 7:42:18 138 Résistance et tangibilité si cela est lourd ou léger, élastique, magnétique, etc. n’a aucun sens, mieux : n’a plus aucun ancrage dans le sens de perception. Nous ne voyons en fait aucune chose matérielle. Le groupe tout entier des déterminités matérielles fait défaut dans la teneur de sens de l’aperception que nous avons accomplie […]. »184 Alors que l’aspect visuel des objets physiques ordinaires sert de sol à la visée présomptive de leurs propriétés matérielles (la rigidité de tel objet se précède dans l’aspect visuel de sa surface, qui annonce un certain matériau : du verre, du carton, du plastique), l’aspect des objets stéréoscopiques n’endosse aucune fonction de cette sorte. On a là un objet qui se trouve pour ainsi dire réduit à l’apparence qu’il présente, comme s’il n’y a avait rien « derrière ». On est donc, précise Husserl, dans une situation bien différente des situations de perception où les propriétés matérielles, bien que n’étant pas l’objet d’une saisie actuelle, sont néanmoins co-visées, c’est-à-dire appréhendées comme actualisables185. Husserl ajoutera que c’est également de cette manière « que nous voyons un arc-en-ciel, le ciel bleu, la lumière du soleil, etc. »186 , exemples sur lesquels nous aurons à revenir (voir infra, § 26 et § 27). Il importe de le noter, si l’appréhension présomptive des propriétés matérielles se trouve ici totalement neutralisée, c’est que les possibilités et procédures qui permettent à ces propriétés de se manifester sont indisponibles et en tout cas posées comme telles. Ainsi, je ne me rapporte pas aux objets stéréoscopiques comme à des choses saisissables, susceptibles d’opposer de la résistance à mon corps – ou à un autre corps –, d’être inertes ou lourdes. Je ne peux tout simplement pas m’avancer vers ces objets, je ne suis pas avec eux dans l’espace. Toutes ces possibilités sont d’emblée marquées comme indisponibles, et ce, non pour des raisons qui pourraient être invalidées dans d’autres circonstances (pour le moment je suis immobilisé, et ne peux me saisir de l’objet, mais je le pourrai dès que j’aurai recouvré ma liberté motrice), mais de manière principielle : par principe, l’espace où se disposent les objets stéréoscopiques interdit l’interaction entre les corps, il interdit le champ entier des comportements auquel réfère le concept de matérialité. 184 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36]. 185 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 66-67 [pp. 36-37]. 186 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 138 7/10/14 7:42:18 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 139 Et c’est justement parce que cet horizon performatif est neutralisé que l’objet stéréoscopique ne se présente pas à nous comme un corps. Ces considérations, qui suggèrent un lien essentiel entre la matérialité de l’objet perçu et son appréhension comme situé dans un espace où nous nous trouvons nous-mêmes installés, où nous pouvons par conséquent intervenir, sont toutefois, nous le verrons, absentes des analyses que propose Husserl. Cette absence n’est pas anodine, elle a trait à un parti-pris fondamental de la phénoménologie husserlienne, que Heidegger avait déjà largement dénoncé : celui de fonder le réseau de valeurs qui font la teneur du monde habité quotidien sur un squelette de monde édiié sans qu’intervienne aucun intérêt, ou dont le seul motif est d’ordre cogitif (voir mieux, savoir plus). De sorte qu’une subjectivité totalement déconcernée, qui n’aurait intérêt à rien (si tant est qu’il ne s’agisse pas là d’une antithèse), pourrait faire l’expérience d’un univers à peu de choses près identique au nôtre : il y aurait pour elle des choses, de la matière et de l’espace. § 23. L’opération d’appréhension réalisante et l’inscription du schème sensible dans le réseau des causalités mondaines Si le schème sensible représente la couche fondatrice du phénomène de chose matérielle, celle-ci, prise dans sa plénitude de sens, lui est pourtant irréductible. « Un corps spatial ayant un remplissement qualitatif n’est pas encore, par le seul remplissement qualitatif dans son extension, pleinement une chose, n’est pas encore une chose au sens usuel d’un réal matériel »187. Le schème sensible doit encore être appréhendé « en tant que chose matérielle »188 . Il doit recevoir un remplissement matériel pour igurer une chose réale. Cette opération est assurée par une classe d’actes ressortissant d’un étagement supérieur dans l’ordre de constitution, auquel Husserl donne le nom d’appréhension réalisante. La description que Husserl propose de cette opération dans Ideen II peut étonner au premier abord, car elle conduit à une identiication pure et simple de la matérialité – elle-même assimilée à la réalité : objet réal et objet matériel sont dès lors de purs synonymes – et de l’inscription causale. Le mécanisme d’appréhension 187 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. 188 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 139 7/10/14 7:42:18 140 Résistance et tangibilité réalisante consiste en effet pour Husserl dans l’appréhension du schème sensible comme inscrit dans un réseau de connexions causales. Constituer un objet comme chose matérielle, c’est l’appréhender comme pris dans la causalité du monde, subissant les actions des autres corps et exerçant une action sur eux189. Par principe, la réalisation (Realisierung) du schème ne peut donc se faire sous forme d’appréhension isolée, elle intègre nécessairement l’appréhension contemporaine des circonstances, et l’appréhension de la connexion fonctionnelle du schème à ces dernières190. Tant qu’on ne tient pas compte de la connexion aux circonstances, rien ne peut offrir de distinguer la chose matérielle du simple fantôme191. Pour décrire le fonctionnement de l’opération d’appréhension réalisante, Husserl prend l’exemple de l’action de la lumière ambiante sur l’aspect visuel des objets. « Sous un éclairage changeant, donc en rapport avec une autre chose qui l’éclaire, la chose semble constamment différente, et ceci pas n’importe comment, mais de façon déterminée. »192 L’aspect que présente la chose se modiie de manière systématique avec les changements d’éclairage. Pourtant, poursuit Husserl, à aucun moment, nous n’avons le sentiment d’une altération réelle de l’objet. « Nous faisons l’expérience d’une chose qui reste la même, pour ce qui est de ses propriétés optiques, lesquelles persévèrent dans leur unité et leur détermination, en dépit du changement de l’éclairage […]. L’unité traverse de part en part les schèmes en tant qu’ils sont des schèmes dont le remplissement consiste dans la couleur. »193 Or, c’est précisément l’appréhension de la dépendance fonctionnelle du schème optique de l’objet vis-à-vis de l’éclairage qui nous permet de poser la permanence des propriétés dans le changement. C’est parce que nous appréhendons les « séries déterminées de modiications » par lesquelles passent les schèmes comme « ‘dépendants’ des ‘circons189 – Husserl (1952), § 30, p. 182 [p. 124]. Voir également Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41]. 190 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41] et § 16, p. 83 [p. 50]. 191 – Husserl (1952), § 15.b, p. 71 [p. 40]. 192 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41]. 193 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 140 7/10/14 7:42:18 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 141 tances réales’ y afférentes », que ces « schèmes […] sont donnés à l’expérience en tant qu’annonçant une seule et même chose »194. Le raisonnement de Husserl peut se comprendre de manière négative : imaginons que nous observions un objet et que la luminosité se mette soudain à décliner, parce que le ciel se voile. Tant que nous n’appréhendons pas la responsabilité des changements de lumière ambiante dans les changements de couleur affectant l’objet, celui-ci nous semblera subir une altération réelle (réale, dirait Husserl) de sa propriété de couleur, déteindre pour ainsi dire. On peut avoir une impression de ce genre lorsqu’un objet est éclairé par une source de lumière dont nous n’avons absolument pas remarqué la présence : si la lumière émise par cette source se modiie, par exemple décline, la couleur de l’objet paraitra s’altérer, comme s’il se fanait. Mais plus radicalement, si la connexion aux circonstances n’est pas prise en compte, nous serons dans l’incapacité de mettre un changement de couleur affectant le schème sensible au compte de la lumière ambiante (les circonstances de perception) ou au contraire d’une altération effective de la propriété de couleur de l’objet. Faire cette distinction n’aura tout simplement pas de sens. Ce que l’appréhension de la connexion schématique aux circonstances permet, c’est la constitution d’un changement qui n’est pas altération. Les propriétés optiques de la chose se maintiennent inaltérées en dépit du changement d’éclairage195. Et tant que nous n’appréhendons pas la connexion fonctionnelle entre la lumière ambiante et les remplissements de couleur des schèmes sensibles, plus précisément : la responsabilité des changements de lumière ambiante dans les changements de couleur des schèmes, l’objet ne peut se voir attribuer de couleur propre, au sens d’une propriété permanente de sa surface, susceptible de subir des altérations ou de se maintenir en l’état, d’apparaître différemment selon l’éclairage quoique n’ayant en elle-même pas changée. Aussi longtemps qu’on s’en tient à la couche du schème sensible, on est donc confronté à un monde spectacle, un univers de pures formes, d’apparences qui ne sont apparences de rien. L’idée de propriété n’y a aucune place, car les structures apparaissantes ne sont pas des substances. On est encore « dans le lux 194 – Husserl (1952), § 15.c, p. 72 [p. 41]. 195 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 141 7/10/14 7:42:18 142 Résistance et tangibilité éternel »196 , comme dit Husserl : des formes spatiales remplies de divers pleins sensibles sont animées de changements, mais rien ne permet d’attribuer à ces formes des propriétés matérielles, qu’on pourrait considérer comme se maintenant ou au contraire s’altérant dans ces changements. L’opération d’appréhension réalisante conduit par ailleurs le schème sensible à assurer une fonction de manifestation d’état : il acquiert le sens d’une manifestation de l’état réal de la chose dans les circonstances présentes (en ce moment précis, la chose se trouve dans tel état)197. C’est cette fonction qui permet de parler de dépendance causale à l’égard des circonstances réales, et non de simple dépendance fonctionnelle, comme lorsqu’on s’en tient au seul niveau de description du schème198 . La dépendance fonctionnelle peut en effet correspondre à une simple covariation, sans que les changements affectant un terme (le schème où s’exposent les circonstances) soient appréhendés comme déterminant ceux qui affectent l’autre terme (le schème matérialisant l’objet perçu), comme c’est le cas dans le cadre d’une connexion proprement causale. Par principe, les changements affectant un schème sensible ne peuvent être considérés comme déterminant causalement les changements d’un autre schème. Au niveau de description du schème sensible, seuls interviennent des systèmes de covariation, mais non de la causalité199. § 24. La subordination intentionnelle du phénomène de chose matérielle au schème sensible Une dernière remarque est nécessaire avant d’entamer la phase proprement critique de notre analyse. Le rôle que Husserl fait jouer au remplissement matériel dans la constitution des corps relativise en un sens la fonction que le schème sensible remplit dans leur phénomène. Le schème sensible est bien la couche architectonique sur laquelle s’établit l’apparition des choses matérielles, il n’est toutefois pas sufisant pour identiier ces choses dans leur sens propre. Le schème sensible n’est précisément que l’étoffe qualita196 – Husserl (1907), Appendice II, p. 399 [p. 345]. 197 – Husserl (1952), § 15.c, pp. 74-75 [p. 43]. 198 – Husserl (1952), § 31, pp. 183-184 [p. 126]. 199 – Husserl (1952), § 32, p. 189 [p. 131]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 142 7/10/14 7:42:18 la mécanique de constitution de l’objet matéRiel dans ideen ii 143 tive du phénomène de chose, « ce qui signale la chose », comme dit Paul Ricœur, « mais la matérialité [reste] son attribut essentiel »200. « L’attribut eidétique le plus englobant de l’être matériel [n’est donc] pas la simple étendue », comme le prétend Descartes, « mais bien la matérialité, dans la mesure où celle-ci requiert en elle-même une étendue spatiale aussi bien que temporelle »201. Cette prise de distance apparente vis-à-vis de la conception cartésienne des corps ne doit cependant pas oblitérer une autre afirmation tout aussi essentielle de Husserl, à savoir que le phénomène de corps est intentionnellement subordonné au schème sensible. Husserl conçoit en effet un ordre de priorité net entre ces deux couches de sens : la couche de la matérialité est fondée sur la couche du schème sensible, de sorte que la seconde peut exister sans la première (il s’agit alors d’un pur et simple fantôme, à l’instar des images stéréoscopiques analysées plus haut : une apparition sensible dépourvue d’inscription dans la réalité matérielle), mais en aucun cas l’inverse. « Rien ne serait changé dans le donné ‘proprement dit’, si la couche toute entière de la matérialité était rayée de l’aperception. Ce qui est, en fait, pensable. Dans l’expérience originelle, dans la perception, un ‘corps’ [Körper] est impensable sans une qualiication sensible, mais le fantôme est donné originellement et par là il est également pensable sans les composantes de la matérialité, alors que celles-ci, quant à elles, n’ont aucune autonomie. »202 La couche de la matérialité est intentionnellement tributaire de l’étendue qualiiée : aucun corps ne peut apparaître sans soubassement sensible. « Les déterminités spéciiquement matérielles sont fondées dans celles qui sont saisies sous le titre de ‘pur schème’ et […] elles en sont en même temps séparables unilatéralement. »203 Le raisonnement de Husserl repose, ici comme ailleurs, sur la distinction entre donation en original (et présence originaire : 200 – Ricœur (1951), p. 365. Ricœur ajoute : « autrement dit, l’extension ne peut manquer sans que manque la chose, et pourtant l’extension qualifiée n’est pas encore chose, mais seulement, comme on dira, ‘fantôme’. » (Ibid.). 201 – Husserl (1952), § 12, p. 57 [p. 29]. « Toute chose sensible requiert par sa donnée même (donc en permanence, cela ne pouvant lui être ôté) un corps spatial rempli […] comme élément fondamental de son essence ». (Husserl, 1952, § 15.b, p. 67 [p. 37]). 202 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. 203 – Husserl (1952), § 21, p. 142 [p. 95]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 143 7/10/14 7:42:18 144 Résistance et tangibilité Urpräsenz) et appréhension204 , distinction à laquelle renvoie l’idée d’un ordre de fondation (Fundierung) des couches de sens, que doit permettre de faire ressortir le travail d’analyse phénoménologique. Husserl le précise dès Chose et espace, le schème sensible ou schème complet (Vollschema), à savoir « le schème spatio-temporel, pris avec son plein sensible […] comprend ce qui, de la chose, est intuitionnable de façon sensible […] ; non pas tout ce que nous ‘voyons’ en tant que donné dans une perception, mais tout ce que nous avons (bekommen) à voir, à saisir de façon sensible, en un sens plus étroit. »205 Autrement dit, seuls relèvent du schème sensible les contenus donnés – les contenus extensif primaires, qui font l’objet ou peuvent faire l’objet d’une perception (Perzeption) effective –, et seul le schème sensible est l’objet d’une donation en original (se « montre », comme dit Husserl), les composantes matérielles de l’objet ne sont de leur côté qu’appréhendées, sur la base de cette extension qualiiée. « Dans la perception [Wahrnehmung], ce qui des changements chosiques, c’est-à-dire des changements dans la teneur propre à la chose apparaissante, parvient pour nous à la perceptio [Perzeption] effective, ce sont seulement des développements continus de schèmes sensibles »206 . La chose, considérée dans sa matérialité, « ne se ‘montre’ pas, elle ne nous fait pas face à proprement parler, elle ne parvient pas à une donnée originelle »207. C’est pourquoi lorsque nous percevons un corps, cela qui est proprement donné – le schème sensible – pourrait aussi bien exposer « un pur ‘fantôme’ »208 . « Les fantômes aussi […] peuvent, en tant que fantômes, se mouvoir, se déformer, se modiier qualitativement quant à la couleur, à l’éclat, au son, etc. »209. 204 – Sur la notion d’appréhension, voir Husserl (1907), § 15, p. 69 [pp. 4546]. 205 – Husserl (1907), pp. 396-397 [p. 343]. 206 – Husserl (1952), § 15.b, p. 68 [p. 37]. 207 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]). 208 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]). 209 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 144 7/10/14 7:42:18 145 vii. Les LiMiTes de L’anaLyse HusseRLienne de La MaTÉRiaLiTÉ Un corps dépourvu de résistance serait une ombre, une image relétée dans un miroir, un irréel. Les corps ont la capacité de résister, c’est dans cette mesure seulement qu’ils sont réaux dans la causalité réale. E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, Husserliana XV, 1934, p. 652.210 § 25. organisation de notre discussion critique L’analyse que Husserl propose de la constitution de la chose matérielle, bien que convaincante à première vue, et témoignant de la plus grande rigueur méthodologique, prête en vérité le lanc à un ensemble de critiques qui, si on les prend au sérieux, entrainent un véritable effondrement de son édiice. Husserl manque certains moments essentiels de la mécanique qui sous-tend la constitution de la matérialité, et ses descriptions ne rendent pas justice à sa véritable nature. De manière plus radicale, son analyse est minée par une série de partis-pris méthodologiques et philosophiques, qui, en la détournant des objectifs initiaux de la phénoménologie, la conduisent à méconnaître le sens de la chose matérielle, autant que les principes et mécanismes présidant à sa constitution. La critique que nous proposons porte principalement sur trois afirmations de Husserl, exposées dans les sections précédentes : (i) l’idée que les déterminités matérielles sont fondées sur la couche du schème sensible, donc, ce qui en est un corollaire, que la matérialité ne peut apparaître que comme remplissement d’un schème 210 – Nous traduisons : « [Ein Körper ohne Widerstand wäre] ein Schatten, ein Spiegelbild, ein Irreales. Körper haben Widerstandskraft, nur so sind sie realen in realer Kausalität. » (extrait du chapitre « Einfühlungsproblem: <Die Apperzeption Meines Leibes als Eines Körperlichen Dinges als Voraussetzung der Einfühlung – Die Verräumlichung des Leibes Durch die Einfühlung> <Wohl 1934> », cité dans Kaiser, 1997, p. 66). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 145 7/10/14 7:42:18 146 Résistance et tangibilité sensible, à travers l’appréhension (Auffassung) d’un schème sensible apparaissant ; (ii) l’identiication du remplissement matériel à l’inscription du schème dans des réseaux de causalité, et l’idée corrélative que la fonction du corps propre dans la constitution de la matérialité est, dans le rapport haptique aux choses matérielles, analogue à la fonction des circonstances causales dans la constitution des déterminités réales ; (iii) l’idée d’une autonomie des structures phénoménales de chose matérielle et de schème sensible vis-à-vis du système de rationalisation promu par l’engagement pratique du sujet, donc l’afirmation du maintien de l’effectivité phénoménale de ces structures dans des situations où l’infrastructure d’intérêts pratiques qui sous-tendent ordinairement notre expérience de l’étant a été neutralisée. Deux phases peuvent par ailleurs être distinguées dans notre entreprise critique : (1) une phase de critique interne à la phénoménologie de Husserl, qui consiste à en déceler les inconsistances et les limites, sans remettre en cause les décisions méthodologiques et présupposés philosophiques de ses descriptions (§ 26 à § 31) ; (2) une phase de critique externe, qui interroge la légitimité de ces présupposés en cherchant à évaluer leur bien-fondé phénoménologique (§ 32 à § 39). Ce second moment critique est bien entendu plus radical, et en un sens plus décisif, que le premier. Ces deux moments ne sont cependant pas étanches : nous verrons que les limites internes aux descriptions husserliennes de la constitution des corps mettent déjà en cause certains des présupposés que la critique externe prend pour cible. § 26. Les conséquences de l’identification de la matérialité à la disposition à participer à des connexions causales Nous l’avons vu, Husserl identiie la matérialité de l’objet à son insertion dans le réseau des causalités mondaines. L’appréhension réalisante, qui permet au schème sensible d’exposer un objet réalmatériel, consiste dans l’appréhension du schème comme participant ou pouvant participer à des connexions de causalité, parmi lesquelles les connexions où se révèlent les qualités mécaniques. Cette identiication sans reste de la matérialité et de l’inscription causale est-elle légitime ? S’agit-il d’une élucidation pertinente, capable de rendre compte des mécanismes intentionnels à l’œuvre Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 146 7/10/14 7:42:18 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 147 dans la constitution des corps, et des rapports fonctionnels entre les différents types d’actes impliqués ? Nous sommes convaincu du contraire. L’identiication de la matérialité à « un système des actions réciproques », un système de « relation causale formelle », comme dit Dominique Pradelle211, est phénoménologiquement problématique. Elle conduit à éclipser des distinctions de sens et des moments de la mécanique de constitution de la matérialité essentiels, et sans lesquels le phénomène de corps, dans son sens comme dans ses conditions de possibilité, devient tout bonnement inintelligible. 26a. Le statut équivoque du fantôme L’insufisance des analyses qu’Ideen II propose de la matérialité ressort en premier lieu des équivoques constantes qui règnent autour du statut phénoménologique du fantôme. Tantôt en effet (i), Husserl fait usage du concept de fantôme pour parler du simple schème sensible, généralement quand il désire marquer qu’il s’agit d’un objet spatial dépourvu de remplissement matériel, ain de le différencier de l’objet réal. Les concepts de fantôme et de schème sensible sont alors utilisés comme de simples synonymes212 . Ils réfèrent au phénomène d’objet considéré en deçà de l’appréhension réalisante. Tantôt (ii), le concept de fantôme est utilisé par Husserl pour nommer un objet spatial qui, au stade de constitution de l’appréhension réalisante, s’avère dépourvu de remplissement matériel, c’est-à-dire d’inscription dans le réseau des causalités mondaines. Husserl parle alors généralement de « pur fantôme » 211 – Pradelle (2000), p. 107. 212 – C’est clairement le cas dans le passage suivant : « Si j’interpose entre mon œil et les choses vues un milieu étranger, toutes les choses subissent alors un changement d’apparence ; pour parler plus précisément : toutes les unités de fantôme subissent un changement. On dira alors que c’est la même chose qui est vue, mais au travers de différents milieux. La chose ne dépend pas de tels changements, elle reste la même. Mais le mode d’apparition de la chose (dans ce cas, du fantôme) dépend du fait que, entre l’œil et la chose s’interpose tel ou tel milieu. » (Husserl, 1952, § 18.b, p. 97 [p. 60]) Voir également Husserl (1952), § 15.b, p. 68 [p. 38]. Dans ses Conversations avec Husserl et Fink, Dorion Cairns rapportera à ce propos que Husserl, en 1931, avait décidé d’abandonner le concept de schème sensible pour ne conserver que celui de fantôme. Voir Cairns (1976), XXXV, p. 147 sqq. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 147 7/10/14 7:42:18 148 Résistance et tangibilité ou de « pur et simple fantôme »213. Le fantôme correspond dans ce cas à un objet sensible qui n’appartient pas au monde objectif. Sa constitution engagera typiquement une forme de biffage rétrospectif : un schème sensible que j’avais spontanément appréhendé comme un objet matériel s’avère n’être qu’un simple fantôme, une apparition sensible n’entretenant aucune relation de causalité avec l’environnement. Une tâche sur ma rétine que j’avais prise à tort pour une chose du monde. Ces deux acceptions du terme sont très différentes, de même que les actes de constitution engagés dans chaque cas : le fantôme au sens (i) est bien un objet dépourvu de remplissement matériel, mais par principe aucun objet ne peut être matériellement rempli à ce stade de la constitution, puisque n’intervient aucune appréhension des connexions fonctionnelles du schème aux circonstances causales. L’opération d’appréhension réalisante est tout simplement neutralisée. Tout objet matériel peut se présenter à nous comme un « fantôme », pris en ce sens. Il sufit que nous nous abstenions de considérer les connexions fonctionnelles de son schème sensible aux circonstances. Le fantôme au sens (ii) pointe quelque chose de très différent, car sa constitution présuppose l’opération d’appréhension réalisante. Correspondant à un objet sensible explicitement constitué comme n’appartenant pas au monde réal, il procède de l’appréhension réalisante d’un schème sensible, mais de telle sorte que ce schème se trouve appréhendé comme ne participant pas aux systèmes des causalités mondaines : sa couleur ne s’altère pas quand change l’éclairage, il ne peut être déformé sous l’action mécanique des autres corps, etc. Un peu comme si l’opération d’appréhension réalisante n’aboutissait pas. Les situations hallucinatoires d’apparitions hypnagogiques ou hypnopompiques (voir infra, § 27), comme les situations de perception d’images stéréoscopiques évoquées par Husserl, nous en fournissent une illustration. On peut ainsi se demander ce que Husserl cherche à signiier lorsqu’il explique, au § 15, que « des groupes essentiels de traits caractéristiques ne sont absolument pas représentés dans l’appréhension [des fantô213 – Voir en particulier Husserl (1952), § 10, p. 47 [p. 22] ; § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38] ; § 15.c, pp. 72-73 [pp. 41-42] et pp. 74-75 [p. 43]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 148 7/10/14 7:42:18 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 149 mes], à savoir ceux de la matérialité spéciique. »214 Veut-il dire que le sujet est dans une attitude où l’opération d’appréhension réalisante est neutralisée (il effectue une forme d’épochè), de sorte que par principe aucun objet spatial ne peut être appréhendé comme objet matériel (ce qui renvoie à l’acception (i) du concept) ? Ou veut-il signiier que le sujet effectue bien l’appréhension réalisante, mais qu’aucun remplissement matériel ne se met en place pour ce type d’objet (acception (ii) du concept) ? La mention que « la couche toute entière de la matérialité [est] rayée de l’aperception »215 , parce qu’elle suggère l’intervention d’une opération de biffage rétrospectif (un remplissement matériel était présumé, mais l’objet s’avère inalement n’être qu’un « pur et simple fantôme »), pourrait faire pencher pour la seconde proposition de l’alternative. Mais elle pourrait tout aussi bien référer à l’opération de neutralisation supervisée et progressive des actes de constitution du sens en laquelle consiste l’épochè, ce qui renverrait à la première proposition de l’alternative. Husserl ne fournit pas assez de précisions pour lever cette équivoque. Une autre dificulté du concept de fantôme tient à ce que Husserl ne prend pas explicitement en considération la disposition à opposer de la résistance dans son analyse des mécanismes de constitution des objets spatiaux. L’opération d’appréhension réalisante intervient à un étagement de la constitution qui ne permet pas de distinguer entre (a) les objets spatiaux qui sont capables d’opposer de la résistance : les objets solides, mais également, quoique dans une moindre mesure, les milieux liquides, et (b) ceux qui en sont incapables, faisant ainsi igure d’exception : l’hologramme en est le cas exemplaire (voir infra, § 27). L’unique critère de distinction mis en avant par Husserl pour déinir l’objet matériel est, nous l’avons dit, sa participation au réseau des causalités mondaines. C’est la disposition de l’objet à participer aux systèmes de régulation causale qui décide de son insertion dans la réalité objective (objektive Wirklichkeit), non sa teneur matérielle au sens de sa solidité ou de son impénétrabilité. Pourtant – et c’est là toute l’ambiguïté –, Husserl semble implicitement mobiliser ce critère de résistance dans la plupart de ses 214 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 66-67 [pp. 36-37]. 215 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 149 7/10/14 7:42:18 150 Résistance et tangibilité analyses. Ainsi, quand il oppose l’objet matériel au fantôme, c’est pour marquer que le schème sensible du premier est pris dans le système de régulation causale de la réalité objective. Mais très souvent, c’est également pour indiquer que l’objet possède une consistance matérielle au sens d’une capacité à opposer de la résistance. Ce n’est pas un simple fantôme, car il oppose de la résistance aux autres corps, qui ne peuvent le traverser s’il est solide, ou voient leur déplacement contrarié s’il s’agit d’un milieu liquide ou même gazeux 216 . Comble de l’équivoque, les fantômes proposés en exemples par Husserl, « [l’]arc-en-ciel, le ciel bleu, la lumière du soleil, etc. »217, semblent clairement inscrits dans le système des causalités mondaines. Ainsi le schème sensible qui forme la base intuitive des rais de lumière traversant une pièce obscure se trouve-t-il modiié de manière systématique par l’intercession d’un objet opaque dans le rayon. Il en va de même pour le bleu du ciel : comme le note fort justement Pradelle, « au cours d’une journée nous le voyons s’altérer, s’éclaircir à l’aube pour retourner au bleu nuit au crépuscule, et ce degré de clarté nous apparaît directement lié à la lumière du soleil, qui joue le rôle de circonstance motivante : c’est donc bien une res materialis et non une res extensa, en ce que sa variation est fonction de celle de l’éclairage solaire. »218 Ce qui distingue ces fantômes n’est pas leur désinsertion du système des causalités, mais leur absence de solidité : il s’agit de structures spatiales incapables d’opposer la moindre résistance aux autres corps. Or, pourquoi donner comme exemples de fantômes des structures intangibles mais néanmoins inscrites dans la causalité, si le remplissement matériel de l’objet signiie son insertion dans le système de dépendances causales du monde ? De fait, comme l’explique encore Pradelle, « l’immatérialité du ciel bleu […] semble plutôt relever de la détermination traditionnelle associée à l’idée de fantôme : si le ciel (ou un fantôme) est nonmatériel, c’est parce qu’il est immatériel, c’est-à-dire intangible, 216 – Le passage que Husserl consacre à la constitution de ces milieux dans Ideen II est un des seuls où il évoque la question de la résistance. Voir Husserl (1952), Annexe au § 16, pp. 86-87 [p. 53]. 217 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. 218 – Pradelle (2000), p. 144. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 150 7/10/14 7:42:18 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 151 dépourvu de toute résistance à la pression tactile ; la matérialité se déinit donc, en négatif, par la catégorie traditionnelle de résistance ou solidité […]. »219 26b. Pourquoi inscription causale et remplissement matériel ne se superposent pas Les considérations précédentes sur le fantôme nous montrent clairement en quoi une identiication sans nuance de la causalité et de la matérialité est problématique. Qu’un objet spatial puisse être constitué comme immatériel alors même qu’il se trouve inséré dans le réseau des causalités mondaines, prouve que dans l’expérience préscientiique de l’homme, son Umwelt et sa métaphysique ordinaire, une distinction de la matérialité et de l’insertion causale a un sens. Leur identiication ne peut dès lors se faire sans occulter certains mécanismes impliqués dans la constitution de l’univers matériel. Y souscrire, c’est notamment se priver d’élucider la connexion essentielle qui existe entre la matérialité des objets et leur disposition à opposer de la résistance. C’est se priver d’élucider la fonction que la position présomptive de résistance remplit dans la constitution des corps. C’est par suite se mettre dans l’incapacité de comprendre pourquoi l’objet solide fait igure d’archétype de l’objet matériel. Soyons clair. On peut tout à fait, à l’instar de Husserl, faire le choix d’identiier matérialité et causalité. Cette assimilation se légitime notamment dans le cadre du projet d’Ideen II : élucider l’origine phénoménologique de l’idée de Nature. Les sciences de la Nature sont matérialistes : n’appartient à la réalité que ce qui possède une instanciation matérielle. Et pour les sciences, être matériel signiie très exactement être investi d’une puissance causale, pouvoir agir et être agi, être soumis aux lois causales de l’univers. En posant que la mécanique de constitution naïve de l’univers matériel est régie par la distinction entre ce qui est inscrit dans la causalité et ce qui ne l’est pas, Husserl place ainsi les sciences de la Nature dans la continuité des modes de rationalisation spontanés de la subjectivité transcendantale. L’appréhension de l’univers phénoménal comme régi par la légalité causale devient une sorte de proto-science et les sciences de la Nature ne sont que la systé219 – Pradelle (2000), pp. 147-148. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 151 7/10/14 7:42:19 152 Résistance et tangibilité matisation d’un mode de rationalisation à l’œuvre dans l’existence préscientiique220. Cette assimilation a cependant un coût : elle éclipse la distinction de sens entre le matériel au sens de ce qui occupe l’espace par une consistance tangible, et l’immatériel au sens de ce qui en est dépourvu, mais appartient pourtant de plein droit à la réalité objective. Elle nous fait passer à côté de l’explicitation constitutionnelle d’une distinction structurante de notre métaphysique ordinaire. La conception de la matérialité comme inscription causale rapproche donc Husserl de l’acception de la physique classique, le matérialisme atomiste galiléo-newtonien. Mais elle l’éloigne du même coup de son acception de sens commun. Dans notre métaphysique ordinaire, la matérialité des corps réfère à leur disposition à prendre part à une classe de relations bien particulières : les actions « mécaniques ». La matérialité équivaut dans ce cas à la disposition de l’objet à opposer de la résistance aux autres objets, et, pour ce qui est des objets solides, à délimiter dans l’espace une zone d’impénétrabilité. L’appréhension d’un schème sensible comme matériellement rempli signiie son appréhension comme rempli de matière résistante. Qu’elle soit solide, liquide, ou même gazeuse, peu importe : c’est la résistance de la zone spatiale que délimite son enveloppe qui constitue l’étalon de sa matérialité ; un objet est ainsi d’autant plus matériel qu’il est solide, dense, lourd – un corps liquide est déjà moins un corps qu’un corps solide. Dans cette acception ordinaire du concept, des objets comme les odeurs, les sons ou les hologrammes, ne sont pas des objets matériels. Ils se trouvent bel et bien dans l’espace, à la rigueur ils possèdent une forme plus ou moins bien circonscrite, et ils sont pris dans des systèmes de connexions causales. Mais ils ne sont pas remplis de matière. Il ne s’agit pas de corps. § 27. inscription spatiale, inscription causale et résistivité 27a. en quoi l’immatérialité des objets stéréoscopiques diffère de celle des hologrammes L’amalgame que fait Husserl entre (a) les objets dépourvus de résistivité (au sens de la disposition à résister) mais néanmoins insérés dans la causalité du monde, tels que les hologrammes 220 – Voir Pradelle (2000), pp. 147-148. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 152 7/10/14 7:42:19 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 153 (type d’objet relevant de ce que nous appellerons plus loin les objets spectraux), et (b) les objets dépourvus de résistivité et de connexions causales, par exemple les objets stéréoscopiques, les phosphènes ou certains objets hallucinatoires, éclipse une autre distinction essentielle, qui présente cet intérêt phénoménologique majeur de faire voir la connexion entre la matérialité, prise au sens de la résistivité des corps – leur caractère d’occupant –, et notre propre installation dans l’espace. Les objets qu’évoque Husserl dans sa description du fantôme (arc-en-ciel, ciel bleu, lumière du soleil 221), diffèrent en effet des objets stéréoscopiques par le fait essentiel qu’ils se trouvent positionnés dans le même espace que moi : ils partagent l’espace que j’habite avec mon corps222 . Les objets stéréoscopiques sont bien eux aussi quelque part, mais l’espace où ils prennent position possède un caractère irréel, c’est une sorte d’espace pictural, bien plus proche de l’espace imaginé que de l’espace concret. À l’instar de certains phénomènes optiques (les phosphènes ou certaines formes d’illusions, comme les apparitions hypnagogiques et hypnopompiques223), les objets stéréoscopiques possèdent en effet la spéci221 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. 222 – Il faudrait toutefois distinguer ici le cas de l’arc-en-ciel ou du ciel bleu, de celui de la lumière, en tout cas si l’on considère des structures lumineuses comme des rais traversant une pièce obscure, ou le faisceau projeté par une torche électrique, et non la lumière entendue comme médium, lui-même invisible, des objets visuels. À la différence des rais de lumière, qui sont appréhendés comme quasi-choses (hologrammes) et présentent au regard une consistance quasi-solide, l’arc-en-ciel et le ciel bleu sont par principe soustraits au régime phénoménologique des corps, car ils appartiennent à l’espace du paysage (voir supra, § 11). Ils ne se trouvent pas dans l’espace où je me tiens avec mon corps, mais se confondent avec la toile de fond du monde ambiant. Le ciel bleu est toujours ce devant quoi les objets prennent position, et l’arc-enciel, bien que possédant une forme et une position relativement circonscrites dans l’espace objectif (ainsi semble-il s’élancer depuis un lieu déterminé : làbas, à quelques centaines de mètres, et on a le sentiment que si l’on s’y rendait, on le verrait émaner du sol), est comme plaqué sur le ciel à la manière d’une image. 223 – Le médecin psychologue Eugène-Bernard Leroy, qui a été, avec Alfred Maury (1848), l’un des premiers à décrire les hallucinations hypnagogiques, les caractérise comme suit : « très vives, semblant plus proches de l’hallucination que ne le sont les représentations ordinaires, elles ne sont pourtant pas prises pour des perceptions » (cité dans Durup, 1932, p. 95). « La localisation de l’image dans le milieu réel et actuel est plutôt exceptionnelle, son apparition Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 153 7/10/14 7:42:19 154 Résistance et tangibilité icité d’être explicitement posés comme n’appartenant pas au tissu du monde matériel. En tout cas s’ils sont perçus en conformité avec leur nature : je peux être le jouet d’un phosphène ou d’une quelconque hallucination, les prendre pour des objets matériels effectivement inscrits dans l’espace des corps. Mais les percevoir expressément comme phosphène ou comme hallucination signiie les appréhender comme des objets ir-réaux – des objets qui sont pour ainsi dire surimposés sur le phénomène de monde réal, à la manière d’une igure dessinée sur un calque, et non pas inscrits en lui. Or, cette différence notable entre les fantômes qu’évoque Husserl et les objets stéréoscopiques fait une différence essentielle quant à leur absence de matérialité. Les objets stéréoscopiques ne peuvent absolument pas avoir de matérialité, car pour être matériellement rempli, l’objet doit être inscrit dans l’espace où je me trouve. C’est là une condition eidétique du phénomène de corps (voir supra, § 12, § 14 et § 15). En revanche, les hologrammes pourraient être remplis matériellement, pour ainsi dire. Le remplissement matériel n’est pas pour eux une impossibilité eidétique, il ne s’agit que d’un défaut circonstanciel. Objets stéréoscopiques et hologrammes sont donc immatériels en des sens bien différents. Les premiers participent d’un champ phénoménal où la matérialité n’a aucun sens et où, par conséquent, rien ne possède de matérialité : ils sont comme les igures représentées sur la toile d’un tableau. Les seconds sont des objets immatériels situés dans un monde matériel, ils sont uniquement en défaut de matérialité. Et bien que dépourvus de remplissement matériel, ils particiavec un cadre, un décor imaginaire n’est pas non plus la règle : il arrive souvent que chaque figure se présente isolément sur un fond neutre […]. Une tête, un meuble, un objet quelconque ne reposent sur rien, paraissent suspendus dans le vide. » (cité dans Janet, 1927, p. 120) L’intérêt de ces hallucinations pour notre enquête est qu’il s’agit d’objets spatiaux qui semblent parfois occuper une position donnée dans l’espace objectif (un homme qui se tient dans ma chambre au pied de mon lit) et qui sont pourtant explicitement posés comme irréels : ils n’ont pas de consistance matérielle, ce sont de pures chimères, je suis le seul à les percevoir (voir Figure 1). Il s’agit dans ce cas plutôt d’apparitions hypnopompiques, c’est-à-dire se produisant dans la période qui suit immédiatement le réveil, que le sujet perçoit les yeux ouverts. Pour des travaux plus récents, voir Cheyne et al. (1999 ; 2002), Girard & Cheyne (2004). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 154 7/10/14 7:42:19 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 155 À l’instar de certaines apparitions hypnagogiques et hypnopompiques, la femme verte hallucinée par le buveur d’absinthe de Viktor Oliva correspond à un objet situé dans l’espace environnant, prenant place au milieu des corps, et pourtant explicitement perçu comme irréel, donc soustrait à la causalité mondaine. Il s’agit en ce sens d’un objet à mi-chemin entre l’hologramme, inscrit dans l’espace du monde et son réseau causal, et l’objet stéréoscopique, inscrit dans un espace virtuel et dépourvu d’inscription causale. Figure 1 : Piják absintu (Le buveur d’absinthe) (1901) du peintre tchèque Viktor Oliva (1861-1928). Café Slavia, Prague. Wikipedia. « Viktor Oliva », [en ligne], http://en.wikipedia.org/wiki/File:The_Absinthe_Drinker_ by_Viktor_Oliva.jpg (Page consultée le 2 mai 2014). User:Fruehling / Wikimedia Commons / Public Domain. pent à différents réseaux de causalité. Il ne s’agit donc pas d’objets « immatériels » au sens de la matérialité déinie dans Ideen II, à savoir comme inscription de l’objet dans le réseau des causalités mondaines. Que Husserl ait pu céder à ces confusions, ne pas s’être troublé de mettre sur un même plan objets stéréoscopiques et hologrammes quant à leur (non-)matérialité, n’est pas anodin. L’inconséquence phénoménologique de ses analyses a trait, nous le Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 155 7/10/14 7:42:19 156 Résistance et tangibilité verrons (voir infra, § 32 sqq.), aux décisions méthodologiques initiales qu’il a prises, en particulier à sa décision de décrire les structures de la phénoménalité après avoir neutralisé l’implication du sujet dans l’être, pour faire de son rapport à ce qui apparait un rapport purement spectaculaire et cogitif. 27b. L’immatérialité de l’objet spectral Pour qualiier le type d’objets dont relève l’hologramme, nous parlerons dans la suite d’objet spectral. La référence au spectre – objet de iction popularisé, comme on sait, par le cinéma et la littérature – vise à mettre en relief deux traits essentiels qui distinguent ce type d’objets : (a) leur inscription effective dans le monde, l’univers des corps, d’une part ; (b) leur absence de résistivité, d’autre part. Le spectre est un objet tridimensionnel inscrit dans l’espace concret : il s’y déplace, il hante les vieux châteaux. Mais il est dépourvu de résistance : les corps passent à son travers, et il passe à travers eux. Il est pénétrable. Pourtant, ce n’est pas un simple phénomène sensible surimposé sur le phénomène de monde, comme un phosphène : le spectre appartient bel et bien au monde, il se meut parmi les corps dans l’espace objectif, cet espace que j’occupe moi-même avec mon corps. La meilleure preuve en est qu’il s’agit d’un objet intersubjectif, il est a priori visible par tous : il est très différent en ce sens de l’objet hallucinatoire (exclusion faite de l’hallucination collective), qui est une apparition qu’un seul sujet peut voir. À l’instar de la igure romanesque du spectre, ce que nous appelons ici l’objet spectral – dont le prototype est l’hologramme – correspond à un objet tridimensionnel visible, situé dans l’espace que nous occupons avec notre corps, et pourtant dé-pourvu de solidité, incapable d’opposer la moindre résistance à notre chair ou à tout autre corps. Est donc possible avec l’objet spectral ce qui relève de l’impossibilité eidétique pour la chose matérielle : l’occupation d’un même lieu. Un hologramme peut empiéter sur la zone qu’occupe un autre hologramme ou un corps, voire s’y superposer intégralement : il peut occuper sa place sans la lui prendre. Pourtant, l’objet spectral n’en est pas moins un objet réal à part entière : bien qu’« immatériel », il se trouve inséré comme tout autre réal dans le Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 156 7/10/14 7:42:19 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 157 réseau des causalités mondaines, il subit de manière systématique l’inluence causale des circonstances. Figure 2 : une représentation classique du spectre : le photomontage d’Eugène Thiébault (né en 1825), Henri Robin et un spectre (1863). © Collection Gérard Lévy, Paris. L’objet spectral diffère donc clairement du « fantôme » si celuici correspond à une « pure donnée spatiale sans aucune couche d’appréhension relevant de la matérialité »224. L’objet spectral est un intangible, non un immatériel. Il est dépourvu de matérialité solide (il est traversable), mais sa constitution procède de l’appréhension réalisante d’un schème sensible. C’est un objet du monde inscrit dans ses réseaux de causalité (il est soumis à ses lois causa224 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 157 7/10/14 7:42:19 158 Résistance et tangibilité les régulatrices), mais toute la classe d’interactions avec les autres corps rendue possible par la capacité de résistance (les actions mécaniques) est indisponible. On peut d’ailleurs considérer qu’il est rempli de lumière réale : ainsi son aspect visuel est-il modiié de manière systématique lorsqu’un corps pénètre en lui, par exemple lorsqu’on passe la main dans un hologramme. Si l’on considère l’étagement intentionnel des couches de sens, l’objet spectral est donc plus un corps auquel manque la solidité qu’un schème sensible dépourvu de remplissement matériel. Son sens s’établit sur un rapport privatif à l’occupation matérielle de l’espace. À l’instar de n’importe quel corps, il se tient en un lieu, mais il n’occupe pas matériellement ce lieu. Il s’agit d’un corps qui, paradoxalement, ne prend pas de place. Et du point de vue de l’activité intentionnelle, il correspond à une véritable anomalie, comme le corps transparent est une anomalie relativement au corps opaque225. Il transgresse une norme de constitution. Notons qu’on ne peut parler de telles normes dans le cadre de l’enquête phénoménologique qu’en référence à ce que Husserl appelle les habitus de la conscience transcendantale, soit des caractères que seule une approche proprement génétique de la constitution du sens est en mesure de faire apparaître226 . L’anormalité 225 – Pour Husserl, la choséité du corps solide, de même que le caractère d’opacité, bien qu’ils n’épuisent pas à eux seuls tous les types de choséité (il y a ainsi une choséité propre aux milieux, eau ou air par exemple, qui ne consiste pas en une corporéité solide, et il existe des corps ou milieux transparents), constitue néanmoins « le terrain de la constitution de la nature matérielle. […] les choses qui sont données et se révèlent originairement [sont] les corps solides. Les corps solides transparents figurent même déjà une aberration par rapport au cas normal de la constitution originaire. » (Husserl, 1952, pp. 86-87 [p. 53]). 226 – Comme l’explique Bernard Besnier, la phénoménologie génétique cherche à mettre au jour « les lois pour que, soit pour la conscience tout court, soit pour l’ego, se constituent des potentialités ou habitus relatifs à l’expérience de certains types d’objets ; […] ces lois sont elles aussi des lois d’essence et la phénoménologie génétique apparaît ainsi comme une simple extension de la phénoménologie eidétique statique » (Besnier, 1997, Introduction à Cairns, 1976, p. 66). « Les habitus sont des dispositions (Vermögen) que le sujet acquiert, du fait de son expérience, à l’égard de l’appréhension d’objectivités, par le moyen des structures d’horizon, des sédimentations associatives et des dispositions actives initiales. » (Besnier, op. cit., p. 55). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 158 7/10/14 7:42:19 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 159 ou, comme dit Husserl, l’aberration 227, correspond avant tout à une exception au mode de fonctionnement normal sédimenté sous forme d’habitus, c’est-à-dire de propensions ou dispositions de la subjectivité transcendantale. Dans le cas de l’objet spectral, la plupart des rapports de motivation qui valent dans la constitution des choses réales-matérielles ne sont plus valides. Lorsque nous sommes confrontés au schème visuel d’un objet tridimensionnel opaque, une appréhension présomptive pose de manière pour ainsi dire automatique l’existence d’un corps solide impénétrable, pourvu d’un certain poids. Et cette présomption se trouve pratiquement toujours conirmée dans son droit lorsqu’une procédure permettant de manifester les propriétés réales considérées est engagée : on tend la main pour empoigner l’objet, il s’agit bien d’un corps solide pesant. C’est en référence à ces propensions caractéristiques du mode de constitution normal des objets matériels que l’objet spectral représente une anomalie. La présomption que le schème sensible matérialise un objet solide n’est plus valide. On tend la main, celle-ci passe au travers de l’objet. 27c. La soustraction de l’objet stéréoscopique à l’espace concret L’objet stéréoscopique entretient un rapport à la matérialité et à l’espace très différent de l’objet spectral analysé précédemment. Comme ce dernier, il présuppose, en vertu de son sens phénoménologique (un objet tridimensionnel de nature quasi-picturale, qui n’appartient pas au monde réal), l’appréhension réalisante : tant que l’opération de réalisation n’est pas engagée, l’objet perçu ne peut être établi dans le sens d’un objet réal ou stéréoscopique, il ne s’agit encore que d’un simple schème sensible. Mais contrairement à l’objet spectral, l’objet stéréoscopique se manifeste comme inscrit dans un espace que je n’occupe pas avec mon corps, un espace où je ne suis pas. Il correspond dans cette mesure à un degré de déréalisation supplémentaire par rapport à lui. La constitution de l’objet stéréoscopique procède d’une véritable virtualisation de l’espace égocentré caractéristique de l’expérience visuelle naturelle. Les objets perçus à l’aide du stéréoscope sont sans aucun doute dans l’espace – en tout cas dans un espace –, mais ils ne sont pas réellement quelque part vis-à-vis de 227 – Husserl (1952), Annexe, pp. 86-87 [p. 53]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 159 7/10/14 7:42:19 160 Résistance et tangibilité moi. Les systèmes référentiels qu’introduit mon installation corporelle dans l’espace continuent de fournir une infrastructure au positionnement des objets. Ainsi, je peux bien dire que tel objet stéréoscopique est plutôt à droite ou plutôt en bas. Mais c’est uniquement par rapport à un centre de perspective idéal, reconstruit en point de fuite à partir de l’organisation des objets présentés sur l’image, que ces objets sont orientés et qu’ils sont « quelque part ». Si je peux avoir l’impression que les objets sont localisés vis-à-vis de moi, c’est que l’usage du dispositif induit une confusion de la réalité et de l’idéalité. Je fais comme si j’étais le point de fuite idéal que les objets représentés sur l’image, par leur aspect, dessinent, et ces objets se mettent à faire comme s’ils étaient bel et bien des corps situés dans l’espace concret où je me trouve. Mais c’est d’un espace purement ictionnel, d’ailleurs et d’un autre temps, qu’il s’agit ici, un espace dans lequel je ne suis pas et ne peux par principe être. Il en va de même lorsque nous contemplons une image, une photographie ou un tableau : le support matériel est orienté par rapport à notre corps, à telle distance de lui ; notre corps remplit bien ici la fonction de Nullpunkt pour les apparitions. En revanche, ce qui est représenté sur l’image n’est pas orienté par rapport à nous. Il l’est par rapport au centre de perspective irréel que dessinent l’aspect des objets et leur disposition dans l’image, et qui renvoient à lui comme à un point de fuite. Ainsi, lorsque nous renversons l’image, ce n’est pas la scène représentée qui est tête en bas vis-à-vis de nous, mais bien l’image qui la représente : celle-ci est mal orientée, elle doit être retournée pour que la scène puisse être correctement perçue. L’espace matérialisé par la fusion des images stéréoscopiques n’est donc pas un espace dans lequel nous sommes. Nous sommes hors de lui et devant lui, non pas en lui. C’est un trait de différence essentiel avec l’espace concret de la perception ordinaire, cet espace où des corps se disposent. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 160 7/10/14 7:42:19 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 161 27d. Le phénomène de matérialité et le partage de l’espace Ces distinctions entre différents types d’objets spatiaux sont importantes car elles éclairent le rapport intentionnel entre inscription dans l’espace et matérialité. L’objet ne commence à entrer dans le régime d’intelligibilité des corps qu’à partir du moment où il se trouve situé dans l’espace que j’occupe avec mon propre corps : une fois situé dans cet espace, il peut être, plus radicalement il doit être matériel ou immatériel. S’il appartient réellement à l’espace que j’occupe, soit il possède une étoffe tangible, soit il en est dépourvu, mais il ne peut par principe échapper à l’alternative. C’est pourquoi aucune chose corporelle ne peut se disposer dans l’espace exposé par les images stéréoscopiques : l’objet stéréoscopique étant positionné dans un espace où je ne suis pas, l’alternative de la matérialité et de la non-matérialité n’a pas le moindre sens. Une connexion essentielle se montre également ici entre la réalité de l’espace matérialisé par les contenus visuels et l’ouverture d’une prise pratique sur l’environnement (au sens de la disponibilité de droit, non de fait, de cette prise). L’espace stéréoscopique est un espace irréel (ictionnel, si l’on veut), car je ne puis rien y faire. Je n’y suis pas situé, ce n’est pas en lui que les actions que j’exerce prennent effet. Je l’observe du dehors. Nous apercevons pour la première fois ici un élément essentiel de la teneur de sens du phénomène de réalité : la conséquentialité, c’est-à-dire la capacité qu’ont nos actes d’avoir des conséquences, d’altérer des états de choses. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 161 7/10/14 7:42:19 Résistance et tangibilité 162 Le ressort des tableaux en trompe-l’œil, tel le célèbre Escapando de la crítica de Pere Borrell del Caso, est précisément de brouiller la séparation entre l’espace concret où nous nous tenons avec notre corps et l’espace pictural, pour susciter l’impression que les igures représentées participent du mode d’être des corps. Le réalisme de la représentation, les jeux de perspective, ou un simple détail, comme la mouche sur le Portait d’un Chartreux de Petrus Christus, permettent de créer de tels effets. Figure 3 : Portait d’un Chartreux (1446) du peintre lamand Petrus Christus (1444-1475/1476). Huile sur bois, 29,2 x 21,6 cm. The Metropolitan Museum of Art, New-York, The Jules Bache Collection, 1949 (49.7.19) Image © The Metropolitan Museum of Art (www.metmuseum.org) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 162 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 163 Figure 4 : Escapando de la crítica (1874) du peintre espagnol Pere Borrell del Caso (1835-1910). Huile sur toile. Collection Banco de España, Madrid. Nous le verrons (cf. § 38), la co-inscription de notre corps et de l’objet dans l’espace, leur inhérence à un espace partagé, peut être explicitée plus avant par la prise en considération des thèses d’accessibilité susceptibles d’être dirigées sur l’objet. Être dans l’espace que j’occupe avec mon corps, pour un objet, c’est avant tout être appréhendé comme accessible. La possibilité d’accéder à lui, d’entrer en contact avec lui, d’en faire usage, d’être gêné par sa présence, de se cogner à lui, est une possibilité ouverte. Et ce, même s’il s’agit d’une possibilité que je laisse pour le moment de côté, à laquelle je ne m’intéresse pas, que je n’exploite pas, ou même, plus radicalement, d’une possibilité indisponible (relevant donc de l’impossibilité de fait, non de droit) : je ne peux accéder à l’objet, car un précipice ou une vitre me sépare de lui, ou parce que je me trouve paralysé ; néanmoins il s’agit bien d’un objet matériel, en droit accessible : je pourrais y accéder si j’étais de l’autre côté du précipice ou de la vitre, ou si je recouvrais mes facultés motrices. Un tel champ de possibilités est en revanche par principe fermé dans le cas de l’univers stéréoscopique, qui relève en déinitive de l’image. Tout de même que je n’appréhende pas la scène photographiée ou le paysage peint sur la toile comme accessibles, je ne me rapporte pas à l’objet stéréoscopique comme à quelque chose Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 163 7/10/14 7:42:20 Résistance et tangibilité 164 qui conigure, en tant que corps228 , le champ de possibilités sur lequel ma situation est ouverte : l’objet stéréoscopique ne peut par principe être accessible comme le sont les corps matériels, je ne peux être de l’autre côté de l’image, dans son espace. Et ce « ne pas » est un moment essentiel de son sens intentionnel : c’est en tant que je l’appréhende comme n’étant pas dans l’espace que j’occupe avec mon corps, que l’objet se manifeste comme une image, fût-elle tridimensionnelle. On remarquera au passage que c’est un point de différence essentiel avec les objets tridimensionnels dont nous pouvons aujourd’hui faire l’expérience avec le cinéma 3D. Les objets 3D sont des objets spectraux – des hologrammes –, non des objets stéréoscopiques : ils prennent place dans le même espace que nous. Caractéristiques Réalité Matérialité Procède d'une Inscrit dans Inscrit dans Disposé Traversable/ appréhension le système de l'espace habité à résister pénétrable réalisante causalité (réal) Type d'objet Schème sensible Objet spectral Objet stéréoscopique Apparition hypnagogique/ hypnopompique Objet matériel                          Ce tableau présente de manière synthétique les traits essentiels des différents types d’objets spatiaux passés en revue dans le § 27. Cette typologie peut servir de prisme pour analyser le phénomène de corps. La colonne 1 indique si le sens de l’objet considéré (a) requiert l’effectuation de l’appréhension réalisante ou au contraire (b) sa neutralisation (suspension par épochè). Dans le premier cas (a), l’objet peut ou non correspondre à un objet réal. En effet, que l’opération d’appréhension réalisante ait lieu n’implique pas eo ipso que l’objet soit constitué comme réal : il peut au contraire être constitué comme ir-réal au sein de cette appréhension. Tout dépend si l’objet est ou non posé comme inscrit dans le réseau des causalités mondaines (colonne 2). Ainsi, l’objet matériel comme l’objet stéréoscopique présupposent l’opération d’appréhension réalisante, mais seul le premier accède au statut d’objet réal : l’objet stéréoscopique n’est 228 – Il peut en revanche tout à fait configurer ce champ à titre d’image, par exemple à titre de représentation de quelque chose que je décris verbalement à quelqu’un pour qu’il s’en fasse une idée. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 164 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 165 pas inscrit dans la causalité mondaine. Dans le second cas (b), Il n’y a pas de sens à demander si l’objet considéré est ou non un objet réal (appartient ou non à la réalité), car la réalisation du champ d’apparition n’intervient pas encore. Ainsi, l’appréhension d’un objet comme (pur et simple) schème sensible présuppose la mise en suspens de l’opération d’appréhension réalisante, de sorte que la question de savoir s’il s’agit d’un objet réal n’a pas de sens. Le schème sensible pourra s’avérer igurer ou non un objet réal lorsque l’appréhension réalisante sera effectuée. La colonne 3 indique si l’objet est appréhendé comme situé dans l’espace où l’on se tient soi-même avec son corps. Si c’est le cas, l’objet peut soit être constitué comme disposé à résister, c’est-à-dire comme un corps (colonne 4), soit au contraire comme pénétrable (colonne 5). Dans le cas du schème sensible, il n’y a pas de sens à considérer une disposition à résister ou à être pénétré et traversé, car le schème relève d’un régime intentionnel où les potentialités performatives (affordances) n’interviennent pas. Le schème sensible est constitué par référence au point zéro du corps propre, qui ixe les axes de coordonnées nécessaires à la synthèse d’uniication ; mais aucune appréhension n’intervient dans sa constitution pour ixer s’il s’agit d’un objet situé dans le même espace ou au contraire un autre espace que mon corps. Ainsi, un objet stéréoscopique – qui se tient dans un autre espace que mon corps – peut présenter exactement le même schème sensible qu’un objet matériel – qui se tient dans le même espace que mon corps. Ce qui diffère dans les deux cas n’est pas le schème, mais ses connexions fonctionnelles aux autres moments du champ d’expérience. § 28. Le rôle du toucher dans la constitution de la matérialité 28a. Pourquoi le « pur et simple toucher » ne permet pas la constitution des propriétés matérielles L’inconsistance des développements qu’Ideen II consacre à la matérialité apparait également dans le climat d’indécision, voire d’imprécision, qui accompagne les analyses du toucher. Ce problème est particulièrement manifeste dans les passages où Husserl cherche à distinguer entre ce qu’il appelle le « pur et simple toucher », et ce qui, selon lui, n’est plus le « toucher » au sens strict : à savoir l’expérience haptique des corps. Ainsi, quand Husserl explique que seul le schème sensible est l’objet d’une donation en original, et que les composantes de l’objet relevant de la matérialité ne sont de leur côté qu’« appréhendées »229, un lecteur peu familier d’Ideen II pourra penser qu’on parle uniquement ici de perception visuelle, puisque dans le cas d’un rapport haptique à l’objet, les détermini229 – Husserl (1952), § 15.b, pp. 67-68 [pp. 37-38]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 165 7/10/14 7:42:20 166 Résistance et tangibilité tés « matérielles » semblent bel et bien être données en personne, et non pas être « appréhendées » sur la base d’autres contenus. Le sens du toucher ne permet-il pas une expérience directe de la solidité et de l’impénétrabilité des corps ? C’est bien la rigidité du corps en personne que je rencontre en exerçant une pression sur sa surface, non une représentation ou un indice de cette rigidité. Mais tout dépend de ce qu’on appelle « toucher » d’une part, et de ce qu’on entend par déterminité ou remplissement « matériel » d’autre part. Husserl déplace le sens de l’un comme de l’autre par rapport aux acceptions philosophiques traditionnelles, et c’est pourquoi l’idée que le toucher procure un accès direct aux déterminités matérielles ne va plus de soi. On s’en souvient, pour Husserl la matérialité de l’objet équivaut à l’inscription de son schème dans un système de dépendances causales : la réalisation (Realisierung) du schème sensible signiie son appréhension comme inscrit dans des rapports de causalité présentement actualisés ou simplement actualisables – c’est-à-dire sa disposition à covarier de manière systématique avec d’autres structures du champ phénoménal. Or, selon Husserl, dans l’expérience du toucher sont donnés des remplissements tactiles des schèmes spatiaux qui constituent dans la durée le schème sensible230 , mais non le remplissement proprement matériel de ce dernier. Le « simple toucher », pas plus que la « simple vision », ne permet d’appréhender les connexions causales du schème aux circonstances. Quand il analyse la part des données tactiles dans la constitution de l’objet, Husserl prend ainsi soin de séparer (a) les sensations de température et de texture, par exemple de poli et de rugosité, et (b) les déterminités de solidité, poids, impénétrabilité, et plus généralement de résistance. Les premières sont des déterminations schématiques pré-réales. Les secondes sont des propriétés réales et se trouvent soumises à un tout un autre régime de manifestation231. Leur constitution présuppose une co-appréhension des circonstances chosiques motivantes, dans ce cas l’exercice d’une force motrice par le corps propre. Comme l’explique Domi230 – Pour la distinction entre schème spatial et schème sensible, voir supra, § 22. 231 – Husserl (1952), § 17, pp. 88-89 [p. 54]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 166 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 167 nique Pradelle, « la dureté ou la résistance d’un corps n’est jamais donnée comme qualité tactile, mais co-appréhendée comme corrélat d’un certain effort musculaire intérieurement perçu comme circonstance motivante. »232 Le simple toucher ne sufit donc pas à « faire l’expérience de la pression, de la traction, de la résistance », qui n’est possible qu’à condition de « ‘tendre les muscles’, ‘se raidir’, etc. »233. L’appréhension de la causalité reposant pour Husserl sur la saisie « d’une dépendance fonctionnelle entre l’altération de la chose et celle de l’entour co-perçu, […] elle n’est pas directement intuitionnée comme un contenu, mais médiatement co-intuitionnée comme relation entre contenus co-perçus »234. Pour Husserl, il n’y a donc pas d’intuition de la force. La force ne peut être sentie, elle est nécessairement perçue par la médiation d’autres contenus, qui seuls font l’objet d’une autoposition. Les déterminités mécaniques ou dynamiques des corps sont secondaires dans l’ordre de constitution. Comme chez Descartes, elles procèdent d’une « interprétation » du déplacement géométrique de la res extensa. « Coup et pression ne peuvent pas à proprement parler être vus, on peut seulement voir ce qui se passe dans ce cas, quant à l’espace et à la forme. »235 Tant que l’on s’en tient aux données du toucher, c’est-à-dire aux contenus donnés en original dans les champs tactiles, l’objet perçu ne peut être autre chose qu’un simple schème sensible. À la limite, il peut même s’agir d’un pur et simple « fantôme », c’est-à-dire un objet qui s’avérera, au stade de constitution de l’appréhension réalisante, ne pas avoir de remplissement matériel. 28b. La position équivoque de Husserl sur la nature de la résistance Plusieurs éléments indiquent toutefois que la position de Husserl sur ces questions est moins bien assurée que ses développements le laissent paraître. Tout d’abord, dans certains passages, en particulier de Chose et espace, Husserl semble explicitement considérer la résistance comme une déterminité remplissante du schème 232 – Pradelle (2000), pp. 137-138. 233 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39] 234 – Pradelle (2000), pp. 137-138. Pradelle propose ainsi d’interpréter les « circonstances » sur le modèle de ce que Husserl appelle dans Expérience et jugement l’horizon externe. L’horizon externe est la forme phénoménale sous laquelle sont données les « circonstances ». 235 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 167 7/10/14 7:42:20 168 Résistance et tangibilité tactile, à côté des déterminités de texture et de température236 . La sensation de résistance est mise au compte des déterminités tactiles contribuant à la constitution de la materia prima, les « pleins matérialisant à titre primaires » ou « pleins originaires », soit les contenus sensuels autoposés qui remplissent une fonction d’exposition primaire de la chose. Mais dans d’autres passages, il semble cette fois clairement écarter la résistance des déterminités remplissantes de l’extension du schème tactile, pour ne retenir que les déterminités de texture et de température. Ainsi, dans Ideen II, les passages consacrés à la description du schème tactile ne mentionnent jamais une quelconque contribution des sensations de résistance ou de solidité. Soit Husserl n’y fait plus du tout référence, soit il les renvoie du côté des propriétés mécaniques des corps, c’est-à-dire des propriétés causales-réales. Alors que Chose et espace considérait la possibilité d’une sensation de résistance, par exemple de solidité, Ideen II n’admet plus la possibilité que d’une propriété réale de résistance. Solidité, rigidité, impénétrabilité, densité, poids, n’ont plus de pendant intuitif direct du côté des data sensuels. Ces notions réfèrent uniquement à des structures typiques de covariation fonctionnelle entre les schèmes sensibles d’un côté (avec leurs différents pleins sensibles), et les circonstances causales de l’autre. Cette divergence entre Chose et espace et Ideen II dénote-t-elle un revirement dans la conception husserlienne de la nature de la résistance et des déterminités qui sont accessibles au toucher ? Husserl se serait-il rendu compte en chemin que la résistance ne peut être perçue par le seul « toucher », qu’il n’y a pas de sensation de résistance, mais uniquement une propriété de résistance, et que celle-ci relève d’un régime de constitution supérieur par rapport au schème sensible ? 236 – Husserl parle ainsi de sensation de résistance : « Lorsque nous ne touchons pas ou bien que, pour obtenir une perception inchangée, nous n’avons pas, par exemple, posé la main au repos sur le papier, ni n’avons de sensation correspondante d’épaisseur ou de résistance, de poli et semblables, la perception est une perception simplement visuelle. […] Là où la main couvre, il y a aussi de la couleur, mais elle n’est pas vue au sens propre, et là où on voit simplement, il y a aussi du résistant, du rugueux ou poli et semblables, mais cela n’est pas perçu en propre, ce n’est pas senti de façon tactile, ni d’autre part vu. » (Husserl, 1907, pp. 98-99 [pp. 72-73]) Voir également Husserl (1907), p. 102 [p. 76]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 168 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 169 On ne peut exclure cette possibilité. Le problème ne peut cependant être considéré comme le seul fait de l’inaboutissement de Chose et espace, et comme déinitivement résolu au stade d’élaboration d’Ideen II. De nombreuses équivoques quant au statut du toucher et de la résistance persistent en effet dans Ideen II. Ainsi, on prend Husserl à afirmer que le sens du toucher « a manifestement la priorité parmi tout ce qui contribue à la constitution de chose »237. Pourquoi cette précision ? Husserl veut-il signiier un primat de l’expérience tactile pour la constitution des déterminités matérielles-réales des corps ? Mais en quoi le toucher aurait-il un primat dans la constitution de propriétés telles que la couleur ou la forme de l’objet ? Plus généralement, si le schème sensible ne peut être appréhendé comme exposant un réal matériel que parce que sa matérialité nous a été donnée en personne lors d’expériences antérieures238 , est-ce à l’expérience tactile que revient le privilège de ménager un tel accès ? Mais pareille idée va à l’encontre de tout ce qui est dit de l’appréhension réalisante dans Ideen II. Matérialité signiiant causalité, une donation effective de la matérialité ne peut signiier qu’une seule chose : la donation de cette connectivité causale elle-même, c’est-à-dire un régime d’expérience où les faisceaux de conditionnement causal auxquels la chose se trouve soumise apparaissent en personne, « se montrent », pour reprendre le vocabulaire d’Ideen II, et ne sont pas juste l’objet d’une appréhension médiate ou présomptive239. Le toucher ne saurait donc se voir reconnaître de pri237 – Husserl (1952), § 18.c, p. 108 [p. 70]. 238 – « Naturellement, la position de chose (la doxa) qui réside dans la perception est motivée par le donné chaque fois actuel, donc par le schème apparaissant et, encore une fois, il est naturel qu’un schème qui apparaît sous plusieurs aspects ait nécessairement une force de motivation supplémentaire. Mais si la matérialité de la chose ne devait pas ailleurs être donnée effectivement et à proprement parler (en termes génétiques : si la teneur de détermination de la matérialité spécifique ne nous avait jamais été donnée dans des cas semblables), il n’y aurait là rien du tout pour quoi l’intuition du schème pourrait faire office de motivation. » (Husserl, 1952, § 15.b, p. 71 [pp. 40-41]). 239 – Husserl (1952), § 15.c, p. 75 [p. 43]. Certains passages de Chose et espace et de la Krisis évoquent également la possibilité d’une expérience intuitive directe de la connectivité causale. Voir Husserl (1907), Appendice II, p. 398 [p. 344] et Husserl (1954b), § 9.b, p. 35. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 169 7/10/14 7:42:20 170 Résistance et tangibilité mat qu’à condition de pouvoir démontrer qu’il remplit de manière particulièrement exemplaire de telles conditions. Une telle allégation n’est pas absurde. On pourrait tout à fait concevoir, dans le sillage d’auteurs comme Maine de Biran, que le toucher est un régime d’expérience privilégié pour l’appréhension de la connectivité causale. Et on pourrait par exemple défendre que dans l’expérience haptique, les connexions causales sont données en propre, car la connectivité causale n’est pas un simple rapport de succession régulier (une simple juxtaposition temporelle de phénomènes, comme dit Hume), comme une image succède à une autre dans un ilm, mais qu’elle engage un rapport de production – et que, dans l’expérience haptique, c’est précisément l’expérience de la production d’effets qui occupe le devant de la scène. Mais il convient dans ce cas d’être clair : il ne peut s’agir ici du toucher tel que l’entend généralement Husserl, l’expérience de déterminités tactiles adynamiques, l’expérience de pures surfaces, considérées hors de toute composante dynamesthésique. Ce « pur et simple toucher » ne livre à l’intuition que des extensions qualitatives, des schèmes spatiaux remplis par des qualités de texture et de température. On ne voit donc pas comment il pourrait avoir le moindre privilège sur la vision dans l’appréhension de la causalité. Nous l’avons marqué précédemment : pour le Husserl d’Ideen II, le toucher ne sufit pas par lui-même à donner accès à des propriétés réales-causales. De telles propriétés peuvent être constituées à travers l’exercice du toucher, mais cette constitution engage nécessairement la co-appréhension de l’exercice musculaire en tant que circonstance motivante. Et Husserl semble par ailleurs considérer que la constitution de ces propriétés par cette voie est « moins commode » (nicht so bequem) que par l’expérience visuelle240. 240 – « Par le simple toucher, on ne peut non plus faire l’expérience de la pression, de la traction, de la résistance. On doit ‘tendre les muscles’, ‘se raidir’, etc. Or, je saisis pourtant par la vue toutes sortes d’événements, quand un corps exerce une pression sur un autre corps, par exemple : je vois qu’un corps, par un coup, repousse l’autre corps, je vois que, par suite d’un coup, le mouvement d’un corps se ralentit ou s’accélère selon le cas. C’est de la même façon, même si ce n’est pas aussi commode, que je saisis par le sens du toucher et par les muscles. » (Husserl, 1952, § 15.b, p. 70 [p. 39]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 170 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 171 28c. existe-t-il un « pur et simple toucher » ? On peut en outre se demander si la conception husserlienne du toucher et de la résistance, et sa distinction entre un « pur et simple toucher » donnant accès au remplissement qualitatif de l’étendue, et un toucher en un sens élargi, intégrant l’activité musculaire et supportant la constitution des propriétés mécaniques, est phénoménologiquement légitime. Ne dénature-t-elle pas l’expérience du toucher, comme le sens et les conditions d’apparition d’une propriété comme la solidité ? Est-il légitime de subordonner la solidité au régime de constitution des propriétés réales, et d’évider corrélativement la couche du schème sensible de toute composante dynamesthésique ? Il est certain qu’une déterminité comme la solidité d’un corps semble par principe ne pouvoir être donnée qu’à travers la corrélation du schème sensible exposant la surface explorée aux « circonstances ». Un objet exploré de la main ne se manifeste comme solide que si sa surface ne se déforme pas lorsqu’on applique une pression sur elle. C’est dans cette résistance à la déformation que la solidité de la chose se manifeste, que, à l’instar de n’importe quelle propriété, elle s’esquisse. La perception de la solidité procède de l’appréhension d’un maintien de la forme en dépit de la pression exercée sur sa surface. Elle ne peut donc apparaître conformément à son sens que dans la co-appréhension des circonstances, et le régime de rationalisation du si… alors… : si j’applique une pression, je perçois un blocage et le maintien corrélatif de la forme. Plus généralement, le phénomène de résistance correspond à une certaine récalcitrance des objets touchés et manipulés, et la propriété de résistance (la disposition de l’objet à résister) est ainsi donnée dans le « ne pas pouvoir aller plus loin » de notre corps, dans son freinage, ou dans la « dificulté » accrue qu’il y a à poursuivre le mouvement dans telle direction 241. Par conséquent, sa constitution engage nécessairement la prise en considération de l’activité motrice, l’exercice d’une force, la tentative de se mouvoir – en bref, les « circonstances » dans lesquelles cette résistance est rencontrée. 241 – Pour la distinction entre phénomène de résistance et propriété de résistance, voir infra, § 29. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 171 7/10/14 7:42:20 172 Résistance et tangibilité La dificulté est cependant que cette description semble tout autant valable pour la constitution du schème tactile à travers ce que Husserl appelle le « pur et simple toucher ». Pas plus que dans le cas de la résistance, une extension tactile remplie de contenus primaires tels que la rugosité ou le poli ne peut apparaître si l’on fait abstraction de la connexion aux « circonstances ». La surface que j’explore de la main ne se remplit de déterminités tactiles qu’à travers les mouvements d’exploration que je produis, mouvements qui motivent l’apparition réglée des contenus schématiques. Et c’est par le mouvement que les data tactiles sont synthétisés de manière à exposer une même surface, c’est-à-dire appréhendés dans une synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis)242 leur donnant le sens de déterminités remplissantes d’un schème sensible unique, pleins sensibles de ce schème. Comme l’explique Hans Jonas : « L’élément moteur introduit […] des caractéristiques spatiales dans l’objet du toucher, caractéristiques qui ne faisaient pas intrinsèquement partie des qualités tactiles élémentaires. En s’accompagnant kinesthésiquement d’un mouvement volontaire, toute la perception est élevée à un ordre supérieur : les qualités tactiles s’agencent dans un schème spatial, elles s’inscrivent dans la structure de la surface et deviennent des éléments de forme. C’est là une synthèse d’un ordre supérieur, superposée à celle déjà opérante dans la constitution des simples qualités sensibles, lesquelles intègrent leur propre série temporelle de sensations atomiques de contact, mais entrent à présent comme matériau dans l’unité plus large d’ordre spatial. Dans cet ordre, le divers se développe en une igure. »243 Et en effet, note Jonas, « la sensation tactile isolée restreinte au point de contact et sans corrélation à autre chose 242 – La synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis) et la synthèse de remplissement (Erfüllungssynthesis) sont les deux principales opérations rendant possible la perception de la chose spatiale. La première permet la fusion des esquisses et la répétition du noyau noématique : c’est la même chose qui s’expose dans un cours d’esquisses, qui est perçue d’ici ou de là. Elle suppose la compatibilité des data exposants (Husserl, 1907, p. 50 [pp. 27-28]). La seconde permet que le contenu hylétique considéré à chaque nouvel instant soit investi d’une fonction d’exposition de manière à donner le noyau noématique. Il y a remplissement (sous entendu : des « attentes » de la visées) si les contenus d’exposition s’inscrivent dans les directives qui encadrent l’expérience du type d’objet considéré. Voir Besnier (1997), dans Cairns (1976), pp. 55-56 et p. 58. 243 – Jonas (1966), p. 150 [p. 141]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 172 7/10/14 7:42:20 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 173 de son propre genre est assez stérile en informations. Déjà les simples qualités tactiles comme le mou, le souple et le dur, et plus encore le rugueux et le lisse ne sont pas réellement une expérience instantanée mais requièrent une série de sensations changeantes obtenues par pression et par friction, c’est-à-dire généralement parlant, par mouvement. Ainsi, dans leur constitution même, une synthèse de la part de qui perçoit est impliquée, s’étendant sur le laps de temps de la série et, par une rétention à court terme, uniiant ses éléments en une impression unique. »244 Le schème tactile, pas plus que la résistance, ne peut donc être constitué indépendamment des « circonstances ». Si l’on coupe les contenus tactiles des circonstances kinesthésiques motivantes, on neutralise la synthèse de recouvrement : on n’a plus affaire à un schème tactile, mais à un lux de sensations incapables de remplir la moindre fonction d’exposition 245. En bref, reste un lux de qualités éprouvées (des sensations), non un objet touché (une perception)246 . Il est donc abusif d’afirmer qu’une extension qualitative remplie de propriétés tactiles primaires, comme la rugosité ou le poli, peut être constituée sans qu’intervienne aucune connexion aux circonstances. En un sens, c’est quelque chose que Husserl reconnait, puisqu’il pose l’intervention de la motivation kinesthésique et de la référence des apparitions au corps propre comme organe sensitif et point zéro, dès l’étagement de constitution du schème sensible247. 244 – Jonas (1966), pp. 149-150 [p. 140]. 245 – On peut bien entendu considérer ici une situation de perception intégralement passive, comme lorsque quelqu’un pose un objet sur notre peau et qu’on en distingue alors de manière plus ou moins précise la taille et la forme, la texture et la température. Mais une perception passive de la rigidité ou plus généralement de la résistivité (la disposition à résister) est également possible. Quand on applique un objet sur notre peau, nous pouvons en apprécier la rigidité ou le poids, à travers la manière dont il déforme nos tissus. Mon bras repose présentement sur la surface de la table, et c’est bien alors la solidité de la table que je perçois contre ma peau, la rigidité de sa matière est, tout aussi bien que son caractère poli et froid, donnée en original à mon champ d’intuition. Sur le contact passif, voir infra, § 42a. 246 – Pour cette distinction, qui peut paraître un peu naïve, voir Husserl (1907), § 15. 247 – Husserl (1952), § 9, p. 45 [p. 20] ; § 10, p. 47 [p. 22] ; § 32, p. 185 [p. 127]. Voir également Husserl (1907) pour une description plus détaillée de ce pro- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 173 7/10/14 7:42:21 174 Résistance et tangibilité Ce qu’il dénie en revanche, c’est la communauté de nature entre les circonstances de perception qui interviennent à ce niveau de la constitution, et celles qui interviennent dans la constitution des propriétés réales, dont relève selon lui une déterminité telle que la solidité. Le remplissement tactile du schème sensible exige l’intervention de ce que Husserl appelle les circonstances de perception, mais en aucune façon il n’exige l’intervention des circonstances causales, la corrélation du schème au « contexte chosique ». C’est une question sur laquelle nous sommes passés un peu vite plus haut (voir § 23), pour éviter d’alourdir l’exposition, mais Husserl distingue (a) les modiications d’aspect (modiications schématiques) provoquées par l’environnement chosique « extrasubjectif », par exemple les changements de couleur provoqués par des changements de lumière ambiante, et (b) celles liées aux circonstances « subjectives » de la perception, par exemple les changements de taille ou de forme provoqués par les changements de position du sujet. L’apparition de la chose est l’objet d’un conditionnement objectif, relatif à ce que Husserl appelle parfois le « contexte chosique »248 , et d’un conditionnement subjectif, cette fois relatif à ce que Husserl appelle les « circonstances de perception »249. Mais seule la relation de conditionnement objectif mérite le nom de connexion causale. Bien que le conditionnement subjectif obéisse lui aussi au système du si…alors… (si je m’avance vers la chose, alors son aspect visuel s’en verra modiié de telle manière), il ne s’agit pas d’un rapport de causalité proprement dit 250. Ainsi, les changements dans les circonstances de perception ne produisent pas de modiication réale de l’objet. Seule l’apparence subjective de l’objet est modiiée lorsque l’on s’avance vers lui, non son apparence objective (notamment l’apparence qu’il présente aux autres sujets). Or, cette distinction rend l’analyse husserlienne du toucher éminemment critiquable : en quoi les circonstances de production du mouvement lors de la perception de la solidité, ou plus généralement l’expérience de la résistance motrice, diffèrent-elles de cessus de synthèse. 248 – Husserl (1952), § 15.b, p. 66 [p. 36]. 249 – Husserl (1952), § 9, p. 45 [p. 20]. 250 – Husserl (1952), § 10, p. 47 [p. 22]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 174 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 175 celles engagées dans la perception d’une extension tactile schématique ? Que dans le premier cas, l’exercice d’une force musculaire soit nécessaire (composante dynamesthésique), alors que dans le second cela ne semble pas être le cas, sufit-il à faire une distinction qualitative, à renvoyer le premier du côté des circonstances causales-réales (le « contexte chosique »), et le second du côté de circonstances pré-réales (les « circonstances de perception ») ? Un tel raisonnement est clairement problématique. On peut d’ailleurs se demander si une constitution du schème tactile dans le « pur et simple toucher », c’est-à-dire considéré abstraction faite de toute composante dynamesthésique, est possible, et si pareille constitution n’engage pas bien plutôt, au même titre que la constitution de la rigidité d’une surface ou la récalcitrance motrice d’un corps, la prise en considération de l’effort moteur et de l’énergie musculaire investie dans l’opération. Après tout, pour percevoir une extension texturée également, il semble falloir « tendre les muscles »251. De manière plus radicale, on peut se demander si la constitution d’une étendue tactile ne présuppose pas l’expérience de l’impénétrabilité de la surface explorée, ou à défaut sa visée présomptive. Pour percevoir une surface par le toucher, ne fautil pas anticiper l’épaisseur tridimensionnelle de l’objet ? Et ceci ne requiert-il pas d’appréhender l’impénétrabilité de cette surface pour notre corps ? Dans une conversation rapportée par Dorion Cairns, Eugen Fink explique quelque chose de comparable à propos de la prétention de Husserl à analyser l’espace oculomoteur comme un espace bidimensionnel : « Il [est] important de garder à l’esprit le fait que l’on est toujours confronté à une expérience au sein de laquelle le monde est déjà pleinement constitué et qu’il est dificile d’isoler un niveau inférieur à celui du phénomène constitué. Quiconque s’y attache et considère un tel niveau comme celui de l’espace oculo-moteur trouvera incorrect non seulement de parler de cet espace comme [étant] tri-dimensionnel mais même d’en parler comme d’un espace bi-dimensionnel puisque la bi-dimensionnalité est elle-même une qualité des surfaces dans l’espace d’un 251 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 175 7/10/14 7:42:21 176 Résistance et tangibilité monde pleinement constitué. »252 Une remarque analogue s’applique sans conteste pour l’étendue tactile. 28d. de la nécessité de considérer un phénomène de résistance ne ressortissant pas de l’appréhension réalisante Les dificultés mises en lumière par les analyses précédentes (§ 28a à § 28c) montrent assez clairement à quelle alternative nous nous trouvons confrontés. (1) On peut choisir, comme le fait Husserl dans Ideen II, de nier la réalité de la sensation de résistance, pour poser que résistance, impénétrabilité, solidité, traction, pression, poids, réfèrent à des propriétés réales, et ressortissent donc d’un régime de constitution supérieur par rapport au schème sensible. On considérera dans ce cas que la constitution du schème tactile ne procède que des sensations tactiles de texture et de température, sans faire intervenir aucune composante dynamesthésique. Mais alors se pose le problème : a. de légitimer phénoménologiquement que la résistance n’est pas sentie alors que le poli, le rugueux, le lisse, le chaud, le froid, le sont ; b. le cas échéant, d’admettre une distinction de nature entre les circonstances kinesthésiques impliquées dans la constitution du schème tactile et celles impliquées dans la constitution de la résistance ; c. de décrire sur quel fondement schématique (nature des data sensuels) les propriétés réales mécaniques (impénétrabilité, solidité, élasticité, etc.), sont constituées. Est-il légitime de poser que la propriété réale d’impénétrabilité est constituée sur la base de déplacements et déterminités purement « géométriques »253 ? Ne retombe-t-on pas sur la position de Descartes, qui décrit des corps conçus, et non pas perçus254 ? En posant que des propriétés essentielles des corps, comme la solidité ou l’impénétrabilité, n’ont pas de soubassement intuitif 252 – Cairns (1976), pp. 108-109. 253 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39]. 254 – En particulier dans les Principes de la philosophie. Cf. Descartes (1644), II, § 4. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 176 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 177 direct dans les déterminités schématiques (à la différence de propriétés comme la couleur, la forme ou la texture), qu’il n’y a pas de sensation de solidité jouant le rôle de plein sensible remplissant un schème spatial, Husserl se met également en devoir : d. d’expliquer comment la constitution de ces propriétés est possible dans l’expérience haptique. Est-il nécessaire que le corps propre, dont l’activité remplit dans ce cas la fonction de circonstance motivante, soit appréhendé comme corps réal exerçant une influence causale sur les corps qu’il touche et manipule, donc envisagé comme pur et simple corps (Körper), ainsi que Husserl parait le suggérer ? Cette position, nous le verrons (voir infra, § 30), ne va pas sans poser d’importantes dificultés. Si la constitution de la propriété réale d’impénétrabilité repose sur l’appréhension de l’exercice d’une force musculaire à titre de circonstances chosiques motivantes, il convient par ailleurs : e. de déterminer quel type de schème sert de substrat sensible à l’exposition de cette force. Car en effet, si la constitution de l’objet réal repose sur l’appréhension d’une connexion fonctionnelle entre deux catégories de structures schématiques, le schème de l’objet d’un côté, le schème des circonstances chosiques déterminant les variations schématiques affectant l’objet de l’autre255 , qu’est-ce qui joue le rôle de schème lorsque c’est l’application d’une force musculaire qui fait ofice de circonstances chosiques eficaces ? À l’évidence, il ne peut s’agir d’un schème visuel ou même tactile, puisque nous pouvons percevoir la rigidité d’un corps sans voir nos muscles se contracter (ou plus généralement sans voir notre corps en action), et ce n’est pas non plus en touchant nos muscles que nous perce255 – Car c’est bien en étant « prises […] en tant que schème » que les circonstances sont appréhendées comme circonstances causales-réales dans l’appréhension réalisante (Husserl, 1952, § 15.c, p. 74 [p. 43]). On a d’un côté le schème des circonstances, de l’autre le schème de l’objet, et c’est à travers l’appréhension de la connexion fonctionnelle (les règles de covariation) entre ces deux schèmes que s’effectue l’appréhension réalisante. Par cette opération, le schème des circonstances expose des circonstances causales-réales (la lumière ambiante objective) et le schème de l’objet expose un objet réal persistant comme un et même dans les changements de circonstances considérées (l’objet matériel qui conserve sa propriété de couleur, bien que son aspect varie avec les changements de lumière ambiante). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 177 7/10/14 7:42:21 178 Résistance et tangibilité vons l’action qu’ils exercent. Si les actions que nous produisons avec notre corps remplissent la fonction de « circonstances chosiques motivantes » dans la constitution des propriétés mécaniques des corps, force est donc de constater qu’elles ont une nature très différente de circonstances causales-réales comme la lumière ambiante. Cette fois encore, c’est un point que Husserl ne prend manifestement pas en considération. (2) La solution alternative, qui court-circuite cette longue série de dificultés, consiste à reconnaître qu’il y a un phénomène de résistance qui n’est pas réductible à une propriété réale, et ne doit donc pas être identiié à ce qu’on peut appeler la propriété de résistance (propriété de solidité, rigidité, impénétrabilité, etc.). Il convient alors de déterminer quelle est sa fonction dans la constitution des corps, et le cas échéant d’admettre que les déterminités remplissantes du schème n’intègrent pas seulement des sensations de texture, température, etc., mais également de résistance. Mais dans ce cas, c’est la description husserlienne canonique des constituants du schème sensible qui s’effondre, car le phénomène de résistance possédant une structure complexe, engageant la conscience d’un ne-pas-pouvoir-pénétrer (ou d’un freinage) et d’une consommation de l’énergie motrice, il parait dificile de le renvoyer du côté du schème sensible tel qu’il est décrit dans Ideen II, et, nous l’avons dit, il ne correspond pourtant pas non plus à une propriété causale-réale. § 29. Résistance, résistivité, événement réal de résistance À ce stade du développement, il importe de lever certaines équivoques autour du concept de résistance, dont nous avons jusqu’ici fait un usage par trop imprécis. Ce terme peut en effet être entendu en deux sens très différents. Il peut tout d’abord dénoter (a) une propriété d’un corps qui apparait dans un cours d’expérience donné : je palpe la surface d’un corps, et dans cette expérience de la palpation, apparait la propriété de « résistance » de ce corps, sa rigidité, son impénétrabilité, etc. La résistance correspond dans ce cas à un trait permanent que l’on peut attribuer à l’objet dans une opération de prédication, ain de le qualiier. Mais par ce terme, on peut également viser (b) le phénomène de contrariété dynamique (obstruction ou freinage) sur lequel repose la constitution des proprié- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 178 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 179 tés matérielles des corps. Le phénomène de résistance, entendu en ce second sens, correspond typiquement au vécu haptique de ne pas pouvoir pénétrer l’enveloppe d’un objet que l’on manipule. C’est à travers ce phénomène de ne-pas-pouvoir-pénétrer que la propriété une et même de rigidité de l’objet apparait – rigidité qui n’est rien d’autre que la capacité ou disposition de l’objet (alors appréhendé comme entité substantielle : substrat de propriétés) à ne pas laisser passer les corps qui exercent une force contre sa surface, ou à ne pas se laisser déformer par cette action – capacité dont il fait la preuve dans le phénomène de ne-pas-pouvoir-pénétrer considéré. Une même propriété de rigidité (la rigidité d’un même corps) apparait ainsi dans différents phénomènes de ne-pas-pouvoir-pénétrer, qui peuvent le cas échéant différer en intensité : la résistance peut être importante ou faible, selon l’intensité de la force exercée. Ces considérations n’impliquent pas que le phénomène de résistance soit un phénomène simple : le phénomène de contrariété dynamique enveloppe plusieurs moments articulés fonctionnellement et procède d’un mécanisme de constitution assurant la liaison de ces moments. Considérer un phénomène de résistance constitué au stade pré-réal n’a bien entendu aucun sens dans la perspective de Husserl, le niveau pré-réal du phénomène étant littéralement adynamique256 . Quand Husserl parle de résistance, c’est toujours une propriété des corps réaux-matériels qu’il vise, ou, le cas échéant, un événement ou processus objectif : un corps réal oppose de la résistance à un autre corps réal. Les passages qu’il consacre à la propriété d’élasticité des corps sont particulièrement clairs à cet égard257. Un examen phénoménologique impartial aurait pourtant dû lui montrer que dans la manipulation, la propriété d’élasticité se constitue toujours sur la base d’un phénomène de résistance, édiié pour partie sur des vécus musculaires, et absolument irréductible à une propriété réale. Nous sentons que le ressort oppose de la résistance quand on le tire et que cette résistance s’amenuise quand nous relâchons la tension et l’autorisons à reprendre sa forme de repos. C’est ce matériau hylétique – si je puis dire – qui rend possible l’exposition de la propriété d’élasticité dans le commerce 256 – Husserl (1907), Appendice II, p. 394 [p. 341] sqq. 257 – Husserl (1952), § 15.c, p. 73 [p. 42]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 179 7/10/14 7:42:21 180 Résistance et tangibilité haptique. Si nous ne pouvions éprouver directement la tendance du ressort à reprendre sa forme, l’élasticité telle que nous la concevons n’aurait pour nous aucune réalité. L’expérience visuelle ne peut assurer seule cette compréhension. Elle nous montre que les corps reprennent leur forme après s’être déformés, mais à travers elle nous ne pouvons voir l’énergie dont disposent les corps pour reprendre leur forme après l’avoir perdue. Cette énergie, pour la voir, il nous faut la sentir. Et pour la sentir, il nous faut faire usage de nos mains et de nos muscles. Pour éviter toute équivoque, nous ferons dorénavant usage (1) du terme de résistance pour dénoter le phénomène de contrariété dynamique, se produisant par exemple lorsque nous exerçons une force de pression sur la surface d’un objet matériel. C’est à travers ce phénomène de résistance que se constituent originairement ce que nous appelons les propriétés mécaniques des corps : c’est dans la résistance qu’elle manifeste à la déformation que la propriété de rigidité de telle surface se constitue, qu’elle s’annonce comme propriété inchangée qualiiant la chose substantielle. Et nous réserverons (2) le terme de résistivité, et le cas échéant de propriété de résistance, pour référer à la propriété d’un corps capable d’opposer de la résistance. La résistivité est une propriété des corps, la résistance est le phénomène où cette résistivité se constitue, et à travers lequel elle apparaît. Il faut toutefois préciser plus avant que le phénomène de résistance ici considéré peut lui-même être entendu en deux sens qu’il convient de bien distinguer, au risque de sombrer dans une confusion qui obscurcira déinitivement l’analyse de la mécanique intentionnelle de constitution des corps. On peut tout d’abord entendre le phénomène de résistance dans un sens pré-réal, si l’on se tourne vers la couche de la contrariété dynamique, dans son apparition en personne et abstraction faite (autant que faire se peut : mais on vise ici une possibilité idéale, que l’on ne réalise jamais qu’imparfaitement dans l’exercice effectif de cette abstraction) de l’événement mondain qu’elle expose, donc d’une manière tout à fait analogue dont un lux de data visuels expose un objet matériel situé dans l’espace. C’est ce sens que nous avions en vue dans le paragraphe précédent (point 1). Mais on peut également entendre le phénomène de résistance au sens d’un événement objectif, en l’occurrence l’événement dynamique « physique » qui se pro- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 180 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 181 duit lorsqu’un corps exerce une pression sur un autre corps. Ce « phénomène de résistance », pris en ce second sens, se constitue dans une appréhension objectivante du phénomène de résistance entendu au premier sens. Le phénomène pré-réal de contrariété dynamique « ne-pas-pouvoir-aller-plus-loin » expose l’événement réal de résistance « ma main est bloquée par la surface de l’objet ». Cette fois encore, pour éviter les équivoques, lorsqu’une telle distinction s’impose, nous parlerons de « phénomène de résistance » pour qualiier le phénomène pré-réal de résistance, et nous emploierons (3) l’expression « événement ou phénomène réal de résistance » pour référer à l’événement objectif de résistance, constitué comme événement un et même s’étendant sur une certaine durée objective, à travers l’appréhension objectivante du premier. § 30. nature et fonction du corps propre dans la constitution haptique des déterminités matérialisantes des corps Ces précisions terminologiques étant faites, nous pouvons en venir à l’exposition d’un dernier problème d’importance posé par l’analyse husserlienne du phénomène de chose matérielle, qui concerne le statut intentionnel du corps propre dans l’expérience haptique. L’identiication de la matérialité à l’inscription causale a non seulement pour conséquence de refuser tout privilège au toucher dans la constitution de la matérialité (voir supra, § 28), mais elle conduit également à gommer les différences entre le corps propre et les autres corps, en attribuant à celui-ci une fonction en tout point semblable dans la constitution haptique des propriétés mécaniques à celle que remplit le « contexte chosique » – dont relève, par exemple, la lumière ambiante (voir supra, § 23). La réalisation (Realisierung) du schème sensible étant subordonnée à l’appréhension du système de dépendances causales auquel le schème est soumis, des propriétés réales-matérielles ne peuvent être constituées dans le toucher qu’à la condition expresse que les actions que nous exerçons sur l’objet, et qui motivent des variations systématiques de son schème, puissent elles-mêmes être mises au compte des circonstances chosiques, donc appréhendées comme actions d’un pur et simple Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 181 7/10/14 7:42:21 182 Résistance et tangibilité corps (Körper)258 . En subordonnant la constitution de la matérialité des corps à l’appréhension d’un système de dépendances causales, Husserl est donc conduit à poser que la mienneté de notre corps259 n’y remplit qu’un rôle accessoire, et que cette mienneté n’est donc pas non plus constitutive du phénomène de résistance où ces propriétés s’exposent. Bien plutôt, c’est parce que le corps propre est appréhendé comme un corps-objet (Körper) semblable à n’importe quel autre, donc son caractère mien neutralisé, qu’il peut remplir un rôle dans la constitution haptique des propriétés mécaniques. Si nous percevons de la résistance dans l’exercice du toucher, par exemple qu’un objet sur lequel nous exerçons une pression refuse de bouger, est lourd ou inerte, c’est que nous appréhendons notre corps sur le même mode que les corps étrangers, et son action sur l’objet comme action d’un objet sur un autre. Les propriétés matérielles sont constituées dans l’agir propre exactement comme elles le sont lorsque nous observons deux corps étrangers exercer des actions l’un sur l’autre (voir supra, § 28)260. Cette analyse présente une conséquence décisive : celle d’afirmer que le toucher et la dynamesthésie ne possèdent aucun primat ou privilège dans la constitution du phénomène de résistance et des propriétés mécaniques afférentes, et que la résistance peut être aussi bien perçue par le toucher que par la vision. De sorte qu’une subjectivité incapable de toucher, qui n’affronterait jamais l’impénétrabilité ou la pesanteur des corps, pourrait néanmoins 258 – Husserl explique par exemple : « Or voilà que mon corps [Leib] co-intervient également, comme cela est évident, dans les connexions de causalité : s’il est appréhendé en tant que chose dans l’espace, il n’est cependant pas appréhendé en tant que simple schème, mais en tant que nœud de causalités réales dans le contexte réal (c’est-à-dire exclusivement spatio-chosique). Ici prend place par exemple le fait qu’un coup porté par ma main (considérée purement et simplement comme un coup porté par une chose corporelle [Dingkörperlicher Stoss], donc abstraction faite du vécu du ‘je frappe’) agit exactement comme le coup provenant d’une autre chose matérielle quelconque, de même la chute de mon propre corps comme toute autre chute, etc. » (Husserl, 1952, § 18.b, p. 100 [pp. 62-63]). 259 – Plus exactement notre être-notre-corps, car il ne s’agit pas ici d’un rapport d’appartenance ou de possession : ce corps que je suis ne peut être revendiqué mien – être mon corps, non pas celui d’un autre –, que parce que je le suis, précisément. 260 – Husserl (1952), § 15.b, p. 70 [p. 39]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 182 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 183 constituer ces mêmes propriétés par le seul exercice de la vue. Husserl rejoint ainsi point par point l’analyse de Descartes, qui réduisait l’expérience de la résistance à la prise de connaissance de différences de positions ou de vitesses entre des corps réduits à des formes géométriques conçues, déniait au toucher tout primat dans son expérience, et mettait sur un pied d’égalité la résistance perçue par le sens tactile et par le sens visuel 261. Cette position n’est pas totalement dénuée de justiication phénoménologique. Après tout, mon corps est également un corps semblable à tous les autres, et lorsqu’il interagit avec tel objet solide, il rencontre les mêmes propriétés mécaniques que rencontrerait n’importe quel autre corps. Elle présente, qui plus est, d’indéniables avantages au plan de l’économie explicative. En refusant tout privilège à l’expérience haptique dans la constitution des propriétés mécaniques, elle se dédouane d’avoir à expliquer comment cette constitution reste possible dans d’autres régimes perceptifs, en premier lieu la vision. Elle évite par exemple de recourir à un mécanisme d’évocation des sensations haptiques par les sensations visuelles, comme le font généralement les empiristes262 . Lorsqu’on examine ses conditions de possibilité intentionnelles et la légalité phénoménologique qui en régit la manifestation, force est par ailleurs de constater que le phénomène de résistance est loin de posséder la simplicité et l’immédiateté avec lesquelles il se présente dans l’expérience ordinaire. Comme l’a bien vu Wilhelm Dilthey263 , il s’agit bien plus d’un complexe de phénomènes que d’un phénomène simple. Deux relata s’y trouvent toujours articulés dans une relation dynamique agent-patient : l’appréhension que quelque chose résiste fait igure sur fond de circonstances où intervient un terme agent qui exerce une puissance motrice, laquelle se trouve précisément contrariée par le terme patient (voir supra, les analyses du § 28c). Le terme patient résiste, il empêche la puissance exercée de s’épanouir en effets, de réaliser une in 261 – Descartes (1644), II, § 4. Voir l’analyse que propose Heidegger (1927), § 21. 262 – Par exemple Maine de Biran (1812), pp. 281-282. Voir supra, § 13. 263 – Dilthey (1890), pp. 107-108. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 183 7/10/14 7:42:21 184 Résistance et tangibilité projetée264 . Lorsqu’on fait pression sur une surface rigide, l’expérience de ne-pas-pouvoir-pénétrer repose ainsi sur l’appréhension (a) d’une puissance motrice en exercice, protendue vers un accomplissement, et (b) d’un terme récalcitrant qui empêche cet accomplissement : la surface rigide ne cède pas sous la pression que notre main exerce, elle maintient sa forme en dépit de la force exercée. Cet en dépit de est un moment essentiel du phénomène de ne-pas-pouvoir-pénétrer la surface rigide. La relation dynamique entre le terme patient, qui oppose de la résistance, et le terme agent, qui exerce une puissance motrice, peut par ailleurs être formalisée comme une relation logique d’implication de type si… alors… : si le terme agent exerce une puissance265 , alors le terme patient résiste. C’est une pareille relation que l’on a en vue lorsque l’on traite les propriétés mécaniques des corps comme des propriétés dispositionnelles. La structure complexe du phénomène de résistance constituet-elle cependant une raison sufisante pour (i) subordonner l’expérience haptique de la matérialité des corps à une appréhension 264 – On doit par ailleurs distinguer : (a) la situation d’obstruction où la force exercée s’épanouit en effets, mais non en effets désirés : nous aspirons à déplacer ou déformer un objet, mais l’objet en question est trop lourd ou trop bien fixé sur son support ; c’est alors notre propre corps qui s’écrase contre sa surface, notre main ou même notre bras jusqu’à notre épaule sont tendus, toute la force exercée se trouve, par l’action obstructive du terme résistant, réverbérée dans l’espace de notre corps, qui subit par contrecoup les effets de la force qu’il exerce ; (b) la situation de paralysie, où nous cherchons à nous mouvoir ou exercer une force, mais notre corps reste inerte, comme quand nous avons un membre endormi, ou, dans une moindre mesure, quand nous sommes épuisés et que nos muscles « refusent » d’exercer une force plus importante : nous sommes trop faibles pour continuer à pousser, presser, contracter, tenir, les muscles ne répondent plus, nous sommes vidés. Doit également être analysée plus précisément la nature de l’« attente » par laquelle l’effort moteur est protendu vers certains effets. En particulier, doit être distingué entre un effet désiré et un effet attendu/anticipé. L’écrasement de mon corps contre la surface sur laquelle j’exerce une pression peut être « attendu » (appréhendé de manière anticipative) et pourtant non « désiré », au sens où la finalité de l’action que j’exerce n’est pas cet écrasement, mais bien de déplacer ou déformer l’objet. 265 – Nous verrons plus loin que cette puissance peut s’exercer de manière totalement passive, c’es-à-dire sans que le sujet volontaire orchestre le mouvement. Ainsi pouvons-nous faire l’expérience de la résistance des corps avec lesquels nous entretenons un contact purement passif. Voir infra, § 42a et § 51d. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 184 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 185 de causalité et (ii) mettre sur un même plan l’action que nous exerçons sur les corps dans le toucher et les actions que les corps ou médium étrangers exercent les uns sur les autres ? Le fait que nous soyons notre corps lorsque nous rencontrons la matérialité des corps dans le toucher n’interdit-il pas pareille assimilation ? Ainsi, dans l’exemple du ressort donné par Husserl 266 , l’acte de tirer sur le ressort, qui lui offre l’occasion de manifester sa résistance à la déformation (et joue ainsi le rôle de circonstances motivantes), est-il identiiable de manière pure et simple aux « circonstances objectives » ? Il est évident que non. Il est notamment problématique de renvoyer cette action du côté de l’horizon externe, dont relèvent les circonstances objectives, soit le champ des objets co-perçus267. Car le corps propre n’a pas à être objectivé pour agir ou pour que soient constitués des corrélats objectifs de son action : je suis mon corps quand je tire sur le ressort, je ne l’appréhende pas « de l’extérieur » comme un objet exerçant une traction sur un autre objet. Husserl l’admet lui-même quand il explique, dans le cours du § 60.a consacré au Je peux : « Ma main est aussi, il est vrai, une chose et quand j’accomplis un ‘je bouge’ subjectif et que je ne rêve ni ne me trompe, un processus physique s’accomplit aussi dans la nature. À coup sûr, la perception du mouvement physique dans l’espace est incluse aussi dans la perception du ‘je bouge’ et ainsi la question de la causalité physique peut là aussi être posée. Mais, par contre, elle ne doit ni ne peut être posée dans l’attitude personnelle, seule attitude dans laquelle est placée la personne qui agit et pâtit, en tant que sujet de motivation et sujet de son monde environnant. »268 Il est sans doute possible d’adopter une attitude objectivante à l’égard du corps propre dans l’expérience haptique. Je peux tenter de faire abstraction du caractère mien de mon corps lorsque je perçois les propriétés mécaniques des corps que je manipule, faire abstraction du Je fais. Mais – en admettant que pareille neutralisation soit possible – il n’est pas certain qu’un phénomène 266 – Husserl (1952), § 15.c, p. 73 [p. 42]. 267 – Sur l’idée que les circonstances chosiques relèvent, dans l’appréhension de causalité, de l’horizon externe, voir les développements de Pradelle (2000), pp. 137-138. 268 – Husserl (1952), § 60.a, p. 353 [p. 260]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 185 7/10/14 7:42:21 186 Résistance et tangibilité comme la résistance, et les propriétés réales qui en sont tributaires intentionnellement dans la perception haptique (impénétrabilité, rigidité, solidité, élasticité, etc.), puissent être constitués autrement qu’à travers l’exercice d’une force qui est mienne, précisément. Que signiie en effet résister ? Nous l’avons dit : résister veut dire contrarier ou empêcher l’accomplissement d’une force, contrevenir à cet accomplissement, s’y opposer. Si la résistance n’est pas surmontée, la force exercée s’épuise contre l’entité récalcitrante sans parvenir à obtenir la réalisation attendue ou désirée. L’énergie investie dans l’opération n’est pas sufisante. Le corps sur lequel nous faisons pression ne cède pas, il continue d’occuper la même place, maintient sa forme ou la coniguration de ses parties. Mais comment peut-on appréhender que l’accomplissement d’une force est contrarié ou empêché par une contre-force sinon en étant soi-même la force qui s’exerce ? Dans l’agir propre, nous sommes la force qui s’exerce et qu’un terme étranger contrarie, et c’est pourquoi nous pouvons rencontrer en personne de la résistance. (i) « Être son corps » est la condition sine qua non pour que l’objet sur lequel notre corps exerce sa force puisse être appréhendé comme opposant de la résistance. Et (ii) c’est uniquement parce que nous nous expérimentons comme un pouvoir qui, en s’exerçant, s’épuise – consomme une partie des forces limitées à sa disposition –, que l’objet peut se signaler à nous comme ce qui contrarie l’accomplissement de notre action, ce qui récalcitre, ne cède pas, ou, s’il se soumet, freine notre spontanéité motrice : il nous en coûte de mouvoir l’objet ou de produire cette déformation de sa surface. Les changements que nous parvenons à induire dans le monde ne sont possibles qu’au prix de notre épuisement. Neutraliser la mienneté du corps propre pour l’appréhender comme un objet réal participant, à l’instar de n’importe quel objet réal, des circonstances causales-réales ne peut donc possibiliser la constitution de la matérialité des corps dans le commerce haptique. Si véritablement nous nous observions « par derrière » exercer l’action, nous ne pourrions appréhender la moindre résistance à cette action, car nous ne pourrions envisager que la moindre force s’engage et s’épuise. Plus généralement, nous ne pourrions percevoir de forces qui s’affrontent, car toute inalisation ferait Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 186 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 187 défaut. Il n’y aurait que des faits sans épaisseur dynamique et polarisation téléologique, des changements de positions ou l’absence de changements de positions, des changements de formes ou la persistance des mêmes formes, non des forces en affrontement, non des corps empêchant d’autres corps de passer. Le phénomène de résistance présuppose, de par son sens phénoménologique, l’être-un-corps. Mon corps seul est capable de motiver l’apparition de résistances, donc d’assurer la constitution des déterminités matérialisantes qui s’exposent dans le phénomène de résistance. Et ce n’est jamais que par procuration, en appréhendant les autres corps sur le modèle du corps que nous sommes dans l’action, que nous pouvons animer le monde objectif de forces et contre-forces, qui s’affrontent et résistent. Ce qui implique, comme Husserl l’explique à propos de la constitution de l’alter ego269, que les forces et rapports de force dont nous sommes témoins lorsque nous observons des corps étrangers ne sont pas l’objet d’une « perception » (Perzeption), bien qu’ils soient bel et bien « perçus » (au sens du wahrnehmen), mais d’une apprésentation (Apprezentation). Ces forces ne nous apparaissent pas dans une plénitude intuitive. Nous ne les appréhendons que de manière médiate, « empathique » en quelque sorte. La force est bien là en personne : c’est elle qui présentement s’exerce, non une copie, non une représentation. Pourtant, elle n’est pas saisie dans sa présence originaire (Urpräsenz). Percevoir la force dans sa présence originaire, c’est nécessairement la produire soi-même ou l’affronter soi-même. Comprenons-le bien, en aucune façon ces considérations ne signiient que la réiication du corps propre (son appréhension sur le mode du Körper) ne remplit aucun rôle dans la constitution haptique de la matérialité des corps. L’appréhension de l’action de notre corps sur le mode des circonstances causales-réales intervient sans aucun doute dans la constitution de la réalité objective. Mais elle intervient uniquement à un niveau d’intégration supérieur du phénomène de monde objectif, lorsqu’il s’agit d’appréhender les déterminités dynamiques que l’objet manifeste dans l’interaction haptique avec mon corps comme des propriétés qui valent pour n’importe quel corps – c’est-à-dire dans une optique de généralisation et d’universalisation. L’appréhension réalisante permet 269 – Husserl (1952), § 52 sqq. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 187 7/10/14 7:42:21 188 Résistance et tangibilité d’exhausser les déterminités haptiques manifestées dans l’action propre au rang de propriétés valant pour n’importe quelle relation inter-objets. Une constitution de la résistance reste ainsi possible quand mon corps n’intervient plus, par exemple quand j’observe quelqu’un d’autre faire pression sur un objet, ou un objet inanimé exercer une force sur un autre, des boules de billard entrer en collision ou une charge faire progressivement ployer une tige de métal – par une sorte d’appréhension analogique. § 31. Le schème dynamesthésique et la constitution haptique des propriétés mécaniques Les analyses précédentes montrent, sans doute possible, qu’un remplissement matériel de l’objet spatial intervient avant l’objectivation du corps propre, qui permet de renvoyer les actions mécaniques exercées dans le toucher du côté des circonstances chosiques et d’appréhender les déterminités dynamiques qui font corrélat à ces actions comme propriétés mécaniques réales (propriétés d’impénétrabilité, de solidité, de rigidité, etc.). La question est dès lors la suivante : si une constitution de la matérialité des corps précède la réalisation (Realizierung), ne faut-il pas considérer, à côté des schèmes visuel et tactile, un schème spéciique assurant un soubassement sensuel à l’édiication des propriétés mécaniques réales ? C’est à notre sens une évidence, que seul le cartésianisme de Husserl a pu lui masquer : de même que l’objet a un schème sensible qui supporte ses propriétés de forme, taille, volume, surface, en bref tout ce qui a trait à son « aspect extérieur », l’objet possède un schème sensible qui expose les propriétés spéciiquement matérielles, celles qu’il manifeste dans le rapport haptique et la manipulation – toutes ces propriétés qui ne se « voient » pas, mais se « sentent », s’éprouvent par commerce corporel direct. Ce schème dynamesthésique est, tout comme les schèmes visuels et tactiles analysés par Husserl, (i) constitué à un niveau pré-réal : la mécanique intentionnelle qui en assure la synthèse ne fait pas encore intervenir l’opération d’appréhension réalisante, qui au contraire exploite ses produits. Et (ii) il procède déjà d’une synthèse d’apparitions concordantes impliquant une appréhension spatialisante où le corps propre remplit une fonction référentielle et métrique, fait Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 188 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 189 ofice de point-zéro permettant d’orienter les apparitions270. Simplement, ici, ce n’est pas la coniguration spatiale de l’objet, perçu sous différentes orientations, à différentes distances et sous différentes conditions d’éclairage, qui apparait dans un cours d’esquisses concordantes, rattachées par une synthèse de recouvrement (Deckungssynthesis). Mais c’est sa consistance matérielle, sa disposition à résister aux actions que lui imprime notre corps. 31a. L’opération de contraposition du schème dynamesthésique Pour appréhender les propriétés du schème dynamesthésique et les caractères intentionnels qui le distinguent des schèmes visuel et tactile271, on peut se référer à la situation suivante : il peut parfaitement arriver, suite à une anesthésie ou une destruction d’une partie du système nerveux afférent, que toutes nos sensations tactiles soient neutralisées, de sorte qu’explorant de la main un objet, nous ne percevons plus sa texture, sa température, le caractère lisse ou rugueux de sa surface. Pour employer les termes d’une description présupposant l’objectivation psycho-physique du corps : toutes les déterminités senties par déformation ou stimulation de la peau sont neutralisées. À défaut de pouvoir nous retrouver dans de telles conditions, prêtons-nous à l’exercice suivant : fermons les yeux et explorons de la main un objet rigide de notre environnement. Pour faciliter les choses, prenons un objet lourdement ixé au sol, comme une 270 – Nous verrons plus loin, en particulier dans le § 37 et le § 38, que cette fonction référentielle, contrairement à ce qu’affirme Husserl, ne peut être décrite abstraction faite de la rationalité performative promue dans l’existence ordinaire : la capacité à parcourir la distance – le temps et l’énergie que cela demande – est présupposée dans toute opération d’attribution de distance. Se présenter comme étant à distance, pour n’importe quel objet, c’est s’inscrire sur une échelle où notre pouvoir d’accès joue une fonction métrique. 271 – Nous parlons ici de schème dynamesthésique, et non de schème haptique, afin de distinguer (a) la couche schématique dont relèvent les déterminités de résistance des corps, et (b) le schème tactile (tel que défini par Husserl), qui n’intègre des déterminités accessibles dans l’exercice du toucher que les déterminités de « surface » (texture et température). Le schème haptique est un schème composite qui encapsule le schème tactile et le schème dynamesthésique. Bien entendu, le schème dynamesthésique est toujours constitué dans le cadre d’une interaction haptique avec l’objet. Mais les déterminités dynamesthésiques qui font ici office de plein remplissant doivent être distinguées des déterminités tactiles mentionnées par Husserl, censées être adynamiques. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 189 7/10/14 7:42:21 190 Résistance et tangibilité table, de manière à éviter que notre action de pression entraine son déplacement. Et tentons de faire abstraction, dans ce que nous percevons alors de l’objet, de tout ce qui est lié à nos sensations de déformation cutanée, texture et température. Pour opérer une abstraction plus radicale encore, nous pouvons même tenter de faire abstraction de nos vécus musculaires, vécus de tension, pression, traction. Que percevons-nous dans ce cas ? Percevonsnous encore quelque chose, à vrai dire ? Il semble bien qu’il faille ici répondre par la positive : nous percevons la résistance que l’objet oppose à notre corps, nous percevons une région de notre espace péripersonnel où notre corps ne parvient pas à pénétrer. Cette région conserve une même forme si l’objet est rigide (c’est toujours la même zone de l’espace que notre corps ne parvient pas à pénétrer), et elle se modiie de manière systématique si l’objet est plastique, avec les modiications de résistance afférentes (généralement, plus l’objet est déformé, plus la plasticité diminue, et plus le déploiement d’une force importante est nécessaire pour obtenir une déformation supplémentaire). Comment un secteur d’espace résistant est-il constitué dans ces conditions de perception appauvries ? Minimalement, il l’est dans un cours d’apparitions de résistance, cours qui se trouve uniié et appréhendé comme déterminité remplissante d’une même zone de l’espace péripersonnel. Cette zone est alors véritablement contraposée comme espace complémentaire à notre espace corporel. Lorsque j’enferme de la main un objet sphérique, la résistance que mon corps rencontre se voit attribuer un lieu (elle est résistance de cette zone de l’espace) par une sorte d’emprunt à la spatialité de mon corps : je perçois que ma main ouverte, doigts écartés, enserre un certain volume d’espace, et l’impénétrabilité que manifeste ce volume d’espace lorsque j’exerce une pression lui procure un véhicule qualitatif exposant. C’est un peu comme si les limites que mon organe moteur rencontrait à ses mouvements de pénétration de l’espace fournissaient une chair à l’objet résistant, dont la présence venait dès lors comme expliquer l’impossibilité à laquelle je me trouve confronté de pénétrer plus avant l’espace. Pour qualiier cette opération d’objectivation d’un schème dynamesthésique, faisant intervenir à titre essentiel une conscience de la disposition du corps propre dans l’espace, nous parlerons dans la suite de contraposition. Dans l’expérience d’une résistance – Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 190 7/10/14 7:42:21 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 191 un ne pas-pouvoir-aller-plus-loin ou une contrariété dynamique –, un objet spatial responsable de la résistance rencontrée est contraposé comme forme complémentaire à la coniguration spatiale de l’organe corporel affecté par cette résistance : l’expérience de ne-pas-pouvoir-aller-plus-loin sert ainsi d’étoffe exposante à l’impénétrabilité d’un objet, qui prend pour ainsi dire la responsabilité de la limitation affectant la liberté motrice. La contraposition d’un objet opposant de la résistance repose ainsi sur l’appréhension de la contrariété dynamique qui affecte l’organe moteur – phénomène de contrariété constitué à un premier niveau, et dont la synthèse requiert une analyse à part entière – comme déterminée par la présence d’une contre-force occupant l’espace où l’organe évolue. Il est important de bien apercevoir la nature tout à fait singulière du schéma de rationalisation des phénomènes que l’opération de contraposition fait intervenir : une limitation vécue de la liberté motrice (ne pas parvenir à aller plus loin, devoir forcer plus pour avancer, etc.) se voit comme expliquée par la position d’un objet opposant de la résistance chaque fois que nous tentons de pénétrer la zone de l’espace en dispute. Le monde extérieur devient une sorte de bouc émissaire de notre impuissance. 31b. La fonction motivationnelle du déplacement et des sensations de contact dans la contraposition du schème dynamesthésique Il faut remarquer qu’en principe l’expérience d’une « pure » résistance, abstraction faite des impressions tactiles, voire musculaires, ne sufit pas à motiver la contraposition d’un schème dynamesthésique exposant un corps. La résistance que rencontre le mouvement (ici considérée en tant que pur pendant objectif du Je ne peux pas : cela qui fait que je ne puis m’avancer plus loin dans l’espace), bien qu’ayant toutes les caractéristiques dynamiques d’une résistance extérieure, pourrait en effet procéder d’une défaillance de notre corps, une paralysie ou une perte momentanée d’amplitude de nos mouvements. L’intervention de conditions complémentaires est par conséquent nécessaire pour constituer une région résistante. Ce problème, exposé par Maine de Biran (voir supra, § 13b), se résout avec l’intervention des sensations tactiles : dès lors que l’expérience du « je ne peux progresser plus loin » et du « cela bloque » s’accompagne de sensations de déformations cutanées et de Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 191 7/10/14 7:42:21 192 Résistance et tangibilité température, en bref de l’expérience d’un contact avec un quelque chose extérieur, ce quelque chose prend immédiatement la responsabilité de la résistance rencontrée. Le schème tactile motive la croyance (thèse doxique) en la présence d’un corps. Il faut toutefois ajouter qu’il reste possible de constituer un objet résistant sans qu’intervienne l’expérience cutanée du contact. S’il est possible de se déplacer autour de la zone qui oppose la résistance, tout en réitérant les tentatives de la pénétrer, nous percevons que notre mouvement est constamment empêché dans la même zone de l’espace extérieur. La possibilité d’expérimenter pareille concordance motive la contraposition d’un schème dynamesthésique, excluant la possibilité que la résistance expérimentée puisse avoir une origine propre. Ce qui est décisif ici, c’est non seulement la possibilité d’expérimenter de la résistance dans une zone de l’espace pénétrée depuis différentes orientations, mais également de faire cette expérience pour différentes conigurations de notre corps. Le fait que cela se mette à résister toujours dans une même zone de l’environnement, quelle que soit la partie du corps que l’on engage (tantôt la paume de la main, tantôt l’index), ou quelle que soit la coniguration de notre corps (tantôt le bras léchi, tantôt le bras tendu), motive la contraposition d’un schème dynamesthésique, donc la thèse que le blocage est dû à la présence d’un objet impénétrable. Il est donc parfaitement possible – contrairement à ce que semble afirmer Maine de Biran – de distinguer une résistance extérieure et une résistance issue d’une défaillance de notre corps sans faire intervenir les sensations cutanées, uniquement par cette possibilité de localiser la zone résistante au même endroit de l’espace extérieur dans des changements d’orientation et des déplacements. En revanche, il semble bien que les sensations musculaires soient essentielles au processus de contraposition de la zone résistante, à sa circonscription et sa localisation (en tout cas si l’on fait cette fois encore abstraction de l’expérience visuelle), car elles seules semblent pouvoir alimenter la conscience que nous possédons à chaque instant de la manière dont notre corps se trouve disposé et dynamiquement installé dans l’espace. La perception de l’orientation de notre corps – qui engage également (a) le système vestibulaire, pour l’orientation par rapport à la verticale gravitaire, et (b) la mémorisation des déplacements effectués, pour l’orientation Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 192 7/10/14 7:42:22 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 193 dans l’espace par rapport aux objets –, et de la position respective de ses différentes parties, est nécessaire pour déterminer comment nous sommes positionnés par rapport à la zone résistante, lorsque nous évoluons autour d’elle. Sans conscience de la position de notre corps, il est impossible de déterminer si, d’un moment à l’autre, c’est la même zone qui est explorée et oppose la résistance. N’ayant plus conscience de là où nous sommes, plus rien ne peut être quelque part vis-à-vis de nous. À la rigueur, pourrait subsister ici un simple sentiment d’empêchement ou de gêne, de pure résistance intensive : nous n’arrivons pas à ce que notre effort s’épanouisse en mouvement. Mais cela même peut être contesté et doit être discuté, car la constitution du vécu d’obstruction motrice et d’effort exige peut-être déjà la spatialisation de l’organe moteur (voir infra, § 42 et § 43). L’examen de la situation précédente est important, car il nous montre, une fois encore, la connexion essentielle entre la résistance et l’espace. Pour que de la résistance soit contraposée dans l’expérience dynamesthésique, une condition essentielle est que cette résistance puisse être appréhendée comme circonscrivant une zone de l’espace extérieur, cet espace que précisément nous habitons avec notre corps. En deçà de cette opération de spatialisation, la résistance reste un pur événement du lux de vécu, au mieux peutelle être imputée au corps propre ou à la détente de notre Je peux en Je fais. Se pose par ailleurs la question de savoir si l’objet exposé par un schème dynamesthésique peut, à l’instar d’un objet exposé par un schème visuel, s’avérer au stade de l’appréhension réalisante n’être qu’un pur et simple « fantôme », une apparition sensible qui n’est pas insérée dans l’univers des choses objectives (voir supra, § 26). La possibilité de matérialiser un fantôme, de manière actuelle (ceci n’est qu’un simple fantôme) ou rétrospective (ce que j’ai perçu précédemment n’était qu’un simple fantôme), est en effet une possibilité essentielle du schème sensible : par principe, tout schème sensible doit pouvoir motiver l’apparition d’un fantôme lorsque l’opération d’appréhension réalisante intervient (le schème sensible n’est pas appréhendé comme matérialisant un objet réal inscrit dans les réseaux de causalité du monde). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 193 7/10/14 7:42:22 194 Résistance et tangibilité Un fantôme est à première vue plus dificile à imaginer dans le cas du schème dynamesthésique que du schème visuel, mais il est néanmoins concevable. La situation suivante peut le faire comprendre : imaginons que nous déplaçant dans une pièce plongée dans une complète obscurité nous ayons soudain l’impression d’une résistance s’opposant à l’avancée de notre corps, par exemple de notre jambe. À plusieurs reprises nous tentons d’avancer, mais quelque chose bloque. Les impressions de résistance motivent la contraposition d’un schème dynamesthésique, qui motive la croyance (thèse doxique) qu’il y a là un objet solide bien réel. Nous sommes persuadés de buter contre un corps, qui empêche notre jambe d’avancer. Mais voilà qu’allumant la lumière nous nous apercevons qu’il n’y a là aucun objet, et que notre jambe s’était simplement prise dans une lanière : la résistance que nous prenions pour le fait d’une zone impénétrable devant notre jambe était en réalité causée par la lanière retenant notre jambe. Le schème dynamesthésique s’avère rétrospectivement n’être qu’un simple fantôme. Nous avions spontanément posé un objet réal-matériel sur la base du schème dynamesthésique constitué dans une série d’apparitions concordantes de résistance, et cet objet s’avère ne pas avoir de réalité – exactement comme lorsqu’une forme visuelle que nous prenions pour un corps s’avère n’être qu’un fantôme optique. 31c. La fonction référentielle du corps propre dans la synthèse du schème dynamesthésique Le schème dynamesthésique est le produit d’une synthèse où le corps propre remplit une fonction référentielle comparable à celle qu’il remplit dans la constitution du schème visuel : en ixant un cadre de référence, il permet à une multiplicité d’apparitions d’exposer le même objet ou la même propriété dans différentes conditions, sous différentes « perspectives ». Dans le cas du schème dynamesthésique, le cadre sur lequel repose la synthèse d’uniication n’est cependant pas réductible à l’espace égocentré, qui, en référant toute apparition au point-zéro du corps propre, lui confère le sens d’une apparition de l’objet à tel endroit et dans telle orientation par rapport à moi. Le corps assure également ici une fonction de centre d’activité : lorsque je fais pression sur une surface rigide, la déterminité d’impénétrabilité qui remplit le schème dynamesthésique apparait en s’esquissant Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 194 7/10/14 7:42:22 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 195 dans une série de manifestations de résistance, qui sont suscitées et modulées de manière réglée par mes impulsions motrices. La résistance est notamment proportionnée à l’énergie investie dans l’opération : plus la pression exercée est importante, plus l’opposition est forte. Cette connexion est un ingrédient essentiel de la synthèse d’uniication. L’expérience de la subordination fonctionnelle des apparitions de résistance (freinage ou blocage) vis-à-vis de la dynamique corporelle motive la synthèse qui permet à cette séquence d’apparitions d’exposer la même situation : le blocage réitéré de mon corps contre le même objet. Ainsi, tout comme la coniguration spatiale de l’objet se montre comme coniguration une et même dans un lux d’apparitions où, bien que donnée en personne, elle ne l’est jamais que sous une certaine perspective, d’ici ou de là, une détermination remplissante du schème dynamesthésique comme l’impénétrabilité se montre comme déterminité une et même dans des manifestations de résistance où elle n’apparait jamais qu’en « perspective », dépendamment des caractéristiques de l’action exercée (notamment la force, la vitesse et la direction). Et comme dans le cas de la synthèse visuelle, où le référencement des apparitions au corps propre permet de donner aux modiications de contenus schématiques le sens d’un simple changement d’orientation ou de position de l’objet par rapport à notre corps, dans le cas du schème dynamesthésique, la subordination des apparitions de résistance à l’activité de notre corps permet de donner au divers phénoménal le sens de manifestations d’une même résistivité : bien que la résistance rencontrée soit tantôt forte, tantôt faible, selon l’intensité de la pression que j’exerce, la disposition de l’objet à résister, par exemple son impénétrabilité, n’est pas perçue sur le mode de l’altération, mais de la persistance. Ainsi la résistivité qui remplit l’extension du schème dynamesthésique est-elle constituée comme une déterminité remplissante permanente et inchangée, dans une série de phénomènes de résistance motivés de manière systématique par mon activité corporelle. 31d. Le schème dynamesthésique comme couche pré-réale du phénomène de chose matérielle Il devrait maintenant être clair que n’intervient encore, au stade de constitution du schème dynamesthésique, aucune prise Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 195 7/10/14 7:42:22 196 Résistance et tangibilité en considération des « circonstances objectives », telles que les considère Husserl dans ses descriptions de l’appréhension réalisante. Les impulsions motrices qui motivent de manière réglée les changements dans les contenus remplissant du schème dynamesthésique ne relèvent pas des circonstances causales-réales : elles ne sont pas appréhendées suivant un tel sens. La force investie dans l’action de contact ou de manipulation est bien l’objet d’une certaine co-perception (la contraposition d’un schème dynamesthésique nécessite l’appréhension de l’activité en tant qu’elle motive des apparitions de résistance), mais celle-ci est très différente de la co-appréhension, décrite par Husserl, des circonstances chosiques auxquelles le schème sensible est fonctionnellement subordonné dans ses changements et non-changements. En particulier, cette activité co-perçue ne relève pas du mode d’apparition de l’horizon externe, car elle n’apparait pas sur le mode de l’objet (voir supra, § 30). Elle est une modalisation de notre Je peux. Elle correspond à l’actualisation de nos potentialités motrices, et c’est à ce titre qu’elle est « co-perçue » et participe de la mécanique de constitution du schème dynamesthésique. Le schème dynamesthésique ressortit par conséquent d’un mécanisme de constitution plus fondamental – en termes de structures intentionnelles – que l’appréhension réalisante : les corps, bien qu’appréhendés comme des objets maintenant une certaine identité (c’est la même zone qui oppose de la résistance) dans un lux d’apparitions passant par différents changements qualitatifs (modiication des contenus exposants), ne sont pas encore des corps réaux, au sens où ils ne sont pas encore appréhendés comme inscrits dans le réseau des causalités mondaines272 . Une constitution des propriétés mécaniques réales présuppose sans doute l’objectivation du corps propre, et l’appréhension de son action comme participant du contexte chosique (les circonstances causales-réales), mais cette constitution s’établit – et ne peut que 272 – Pourtant, force est de reconnaître qu’ils possèdent une forme déjà patente de « réalité ». Il y aurait ici toute une discussion complémentaire à mener sur la légitimité de la décision de Husserl d’identifier la réalité des objets spatiaux à leur inscription dans la causalité, notamment en la confrontant à des conceptions alternatives, telle celle défendue par Max Scheler (1927). Dans la suite de la tradition biranienne, Scheler propose de fonder le coefficient de réalité des objets sur la résistance qu’ils nous opposent. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 196 7/10/14 7:42:22 les limites de l’analyse husseRlienne de la matéRialité 197 s’établir – sur la constitution préalable du schème dynamesthésique. De même qu’un objet réal ne peut être perçu visuellement que sur la base intuitive d’un schème visuel, un objet réal ne peut être perçu haptiquement que sur la base intuitive d’un schème dynamesthésique. La matérialité des corps a besoin de ce véhicule intuitif pour apparaître en chair (Leibhaft). L’existence d’une couche schématique dynamesthésique remet ainsi en cause tout un pan de la description husserlienne de la constitution de la matérialité des corps, en premier lieu le bienfondé d’une assimilation de la matérialité et de l’inscription causale. Le schème dynamesthésique confère déjà une certaine « matérialité » à l’objet spatial : celui-ci circonscrit une zone de l’espace qui résiste à notre corps273. Pourtant, cette « matérialité » n’est pas le produit de l’appréhension du schème comme objet réal soumis à la légalité causale du monde objectif. Le schème dynamesthésique est constitué sans que l’objet ait besoin d’être appréhendé comme fonctionnellement lié aux autres objets co-donnés, et dépendant nécessairement et systématiquement de ces derniers quant à ses changements et non-changements. Il sufit qu’il soit donné dans une connexion fonctionnelle avec notre corps agissant, la puissance dont il est capable et qu’il investit dans l’action motrice, l’exercice de notre Je peux. 273 – Mieux : une zone de l’espace capable d’opposer de la résistance. Au fond, les difficultés auxquelles se confronte Husserl viennent de là : Husserl part du principe qu’une capacité ne peut être constituée que sous le régime de la propriété réale. Et il considère que l’ordre causal est la seule manière de penser la capacité, alors devenue « disposition » d’un objet à se comporter de telle ou telle manière dans telles circonstances qui l’actualisent. Mais peut-être est-ce une erreur. Peut-être la capacité est-elle constituée dès le stade schématique. C’est cette hypothèse que notre analyse dessine en filigrane. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 197 7/10/14 7:42:22 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 198 7/10/14 7:42:22 199 viii. Le PHÉnoMène de CoRPs eT La RaTionaLiTÉ PeRfoRMaTive § 32. Les conséquences du primat méthodologique de l’attitude spectaculaire sur la thématisation du sens phénoménologique des corps chez Husserl La phénoménologie de la chose matérielle développée par Husserl est en vérité critiquable pour des raisons plus fondamentales que celles exposées dans les sections précédentes (§ 26 à § 31). Nous l’indiquions plus haut, elle prête le lanc à une critique non seulement interne, mais également externe, portant sur les présupposés méthodologiques et philosophiques sur lesquels s’établissent ses descriptions. C’est autrement dit la démarche même que Husserl prétend légitime d’adopter pour se frayer un chemin jusqu’aux mécanismes de constitution de l’étantité et du sens qui se trouve incriminée. Cette critique porte en premier lieu sur l’acte de suspension des prédicats pratiques et axiologiques, ou plus généralement du rapport d’usage au monde, que Husserl met en place au commencement de son analyse dans Ideen II, et qui a trait à la décision de subordonner l’entreprise phénoménologique à l’épochè. L’afirmation que la mécanique intentionnelle de constitution des corps travaille indépendamment des modes de rationalisation de l’existence pratique est en effet directement liée à la promotion méthodologique de cette attitude de suspension de toute croyance ou thèse d’existence, et à l’idée sous-jacente que pour apercevoir la mécanique de constitution du sens, il convient de rompre notre rapport d’habitation au monde et d’adopter une attitude spectaculaire vis-à-vis de cela qui apparait, une attitude de désintérêt et de distanciation permettant d’observer les choses sans en être. Nous allons le voir, si on peut contester la caractérisation du phénomène de corps auquel conduit l’adoption d’une telle attitude, c’est que son retrait à l’égard de l’immersion performative conduit justement à vider les corps de ce qui fait d’eux des corps, pour Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 199 7/10/14 7:42:22 200 Résistance et tangibilité ne retenir que l’enveloppe ou le véhicule qualitatif de leur phénomène. Se rapporter aux corps à travers une inspection attentive du comment (Wie) de leurs apparitions, c’est déjà avoir perdu le sens que les corps présentent dans le rapport d’habitation ordinaire. C’est bien plutôt quand, sans y prendre garde et presque sans les voir, je les évite, les contourne, que les corps se présentent dans ce qu’ils ont d’essentiel. La « corporéité » des corps fait précisément corrélat à mon intention de ne pas buter contre eux, elle est le motif pour lequel je les évite. Par principe, on ne saurait donc accéder à cette « corporéité » en considérant le phénomène de corps indépendamment des conduites qui nous permettent de cohabiter avec les corps. Qui plus est, une détermination phénoménologique conséquente du phénomène de corps exige peutêtre de partir de situations où les corps, bien que posés comme étant effectivement là, ne sont pas l’objet d’une présentation qualitative, de sorte que leur phénomène ne repose pas sur la saisie intuitive d’un schème sensible, mais se trouve intégralement suspendu à une position présomptive (voir infra, § 34). L’analyse husserlienne vit en vérité de la certitude que le processus de spatialisation, et la fonction référentielle afférente remplie par le corps propre dans la synthèse perceptive, œuvrent indépendamment des modes de rationalisation de l’existence pratique : Husserl considère que l’apparition de l’objet comme situé ici ou là n’est en rien débitrice de la praxis, c’est-à-dire du rapport d’usage que le sujet entretient avec cet objet. Mais c’est là une méprise : l’appréhension d’un objet comme situé à distance renvoie à la capacité à parcourir cette distance, il n’apparait là-bas que dans la mesure où la possibilité de se rendre auprès de lui est posée en principe. Plus radicalement, l’appréhension spatialisante renvoie au régime de rationalisation de l’occupation analysé dans le premier chapitre : se présenter comme située dans l’espace pour la chose matérielle, c’est conigurer mes possibilités d’occuper l’espace, en tant que je participe moi aussi de l’espace où la chose se tient. Et c’est uniquement en tant que la chose, se trouvant là avec moi, conigure le champ de possibilités qui m’est ouvert en tant que j’ai à être dans l’espace – je ne puis me défaire de mon corps –, qu’elle se présente comme une chose matérielle. Il convient donc de revenir sur l’idée, implicitement admise dans Ideen II, que la mécanique de constitution de la chose maté- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 200 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 201 rielle opère sans la contribution des valuations issues de la rationalité pratique – ce que nous appelons ici l’usage du monde ou la dimension performative de l’existence. On doit se demander si une constitution des corps, abstraction faite des « prédicats de la sphère pratique », est quelque chose de réalisable, et si cette constitution est donc réalisée par la réduction que Husserl prétend mettre en œuvre dans Ideen II – ou s’il ne s’agit pas bien plutôt d’une construction discursive, ou même d’un artéfact méthodologique, sans pendant dans l’expérience concrète de la subjectivité constituante. § 33. Pourquoi selon Heidegger le phénomène de chose matérielle analysé par Husserl ne peut servir de fondation au phénomène de chose ordinaire Heidegger le premier a pointé tout ce que la prétention de la phénoménologie husserlienne à vouloir fonder le phénomène de monde sur la couche des « choses matérielles » avait de problématique274 . Pour Heidegger, la chose spontanément valuée de la vie ordinaire, qu’il appelle l’utilisable (Zuhanden) dans Être et temps, est phénoménologiquement primaire. Les « objets » se présentent originairement comme éléments interreliés d’un outillage familier, mobilier, équipement, aménagement, et « ce qu’ils sont » est absolument indissociable des services qu’ils ont l’habitude de nous rendre, c’est-à-dire de leur valeur pratique. Le schème sensible, qu’il soit appréhendé avec ou sans remplissement matériel, est au contraire un phénomène dérivé, que l’on obtient à l’issu d’un processus de désinterprétation (Entdeutung) : il est l’utilisable que l’on se contente d’inspecter du regard, c’est-à-dire que l’on s’abstient délibérément d’envisager dans la perspective de l’usage. Il s’agit, comme dit Heidegger, d’un étant qui n’est plus que là-devant (Vorhanden). La « chose matérielle » n’est donc pas la brique de base du phénomène de monde, comme le soutient Husserl, il s’agit d’une réalité seconde et pour ainsi dire artiicielle. C’est uniquement lorsque se trouve interrompu le rapport d’habitation que nous entretenons spontanément et ordinairement avec le monde (ce que Heidegger appelle le bei-der-Welt-sein), que des 274 – Heidegger (1927), pp. 98-99 [pp. 63-64]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 201 7/10/14 7:42:22 202 Résistance et tangibilité « choses matérielles » qualiiées par des « propriétés » se présentent à nous. Si elle se limitait à un désaccord quant à ce qui est premier dans le rapport ordinaire à l’étant, la critique heideggerienne de ce qu’il est coutume d’appeler le cartésianisme de Husserl resterait toutefois relativement inoffensive. Car Husserl est parfaitement conscient que la couche matérielle décrite dans Ideen II n’est donnée que dans une attitude théorique, opérant une mise en suspens de certains actes de constitution, et ôtant ainsi au monde plein auquel le sujet préthéorique a affaire, un ensemble de signiications qui en sont constitutives275. Il s’accorde donc avec Heidegger sur l’idée que l’étant Vorhanden procède de la désinterprétation de l’étant Zuhanden, et il serait illégitime de lui reprocher d’être resté aveugle au caractère dérivé du phénomène de chose matérielle décrit dans Ideen 2 ou ailleurs. Mais la critique de Heidegger est en fait bien plus radicale, au sens où ce sont les présupposés méthodologiques mêmes de Husserl qu’elle incrimine. Nous l’avons vu (cf. § 24), lorsque Husserl pose que les couches de signiication associées à la praxis sont fondées sur la couche phénoménale du schème sensible, c’est pour marquer que les signiications en question sont l’objet d’un acte d’appréhension (Auffassung) qui s’édiie sur la donation en original du schème, et qu’il est dès lors « pensable » (c’est le terme de Husserl 276) que la seconde puisse exister sans la première, alors que l’inverse ne l’est pas. C’est cet ordre de dépendance intentionnel que la distinction entre donation en original (ou autoposition, selon les termes de Chose et espace) et appréhension vise à marquer. Si Husserl convient que la nature matérielle décrite dans Ideen II est bien le résultat d’une forme de dévaluation du phénomène de monde ordinaire, il soutient donc également que cette opération de neutralisation ciblée de certaines couches de sens donne accès à une couche de sens phénoménologiquement primaire, qui a le statut de couche fondatrice pour les couches des sphères pratique et axiologique. Ces couches supérieures sont fondées et présentent un caractère prédicatif, selon le mot de Husserl : leur constitution est subordonnée à la constitution préalable d’une couche spa275 – Husserl (1952), § 11, p. 53 [p. 27]. 276 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 202 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 203 tio-chosique indépendante, ne faisant pas encore intervenir les modes de rationalisation associés à la dimension performative de l’existence : la praxis, ses organes et ses technè. Du fait qu’il semble possible – ceci reste en effet à démontrer, ainsi que nous le verrons dans la suite –, en établissant une rupture avec l’attitude d’immersion quotidienne, de considérer l’objet comme une « pure chose matérielle » (un schème sensible matériellement rempli), alors qu’à l’inverse il parait inconcevable de viser des corrélats pratiques et axiologiques sans avoir posé au préalable la couche matérielle (dans la perception, l’utile et le beau ne peuvent apparaitre que comme utilité ou beauté de telle ou telle chose), Husserl en déduit que les valuations axiologiques et pratiques sont fondées, c’est-à-dire conditionnées, dans leur constitution intentionnelle, par une couche de sens préalable, sans laquelle elles ne pourraient se déployer. Or, c’est précisément là que le bât blesse selon Heidegger. Ce n’est pas parce qu’on peut neutraliser les signiications axiologiques et pratiques avec lesquelles se présentent ordinairement les choses, et voir celles-ci comme de pures res materialis – des réalités spatio-matérielles dépourvues de toute référence aux intérêts et comportements d’usage du sujet –, que le résidu de monde ainsi obtenu constitue une couche phénoménologique primaire sur laquelle seraient édiiées « dans un second temps » ces signiications. Bien mieux : une fois le monde réduit à la couche de la pure matérialité, on est justement conduit à méconnaître la nature de ces « valeurs » avec lesquelles les choses s’offrent spontanément à nous. On oblitère la fonction qu’elles remplissent dans la mise en place du rapport intentionnel, la découverte de l’étant (Entdecktheit), dans les mots de Heidegger. On en fait des prédicats, qui plus est des prédicats inessentiels. Mais c’est justement une méprise que de tenir ces signiications pour une espèce de surplus ou de complément 277 dont la chose déjà constituée par ailleurs pourrait ou non se voir gratiier. Ce sont bien plutôt ces « prédicats » qui offrent aux choses d’apparaître278 . 277 – Heidegger (1927), pp. 98-99 [pp. 63-64]. 278 – Heidegger (1927), § 32, pp. 194-195 [pp. 149-150] ; Heidegger (1925), § 23, pp. 299-300 [pp. 281-282]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 203 7/10/14 7:42:22 Résistance et tangibilité 204 Pour Heidegger, Husserl opère donc une véritable inversion de l’ordre de conditionnalité phénoménologique. C’est l’interprétation (Bedeutung) de l’étant dans la perspective de ce à quoi il peut servir (l’économie des projets dans lesquels se dépasse l’existence humaine) qui conduit un monde à se dévoiler, ou plus précisément qui conduit l’étant à paraître sous la forme d’un monde, le conduit à « monder » (welten), comme dit Heidegger. Et on ne saurait conférer à cette couche de sens un caractère prédicatif sans commettre une mécompréhension radicale de sa fonction phénoménologique. § 34. Ce que démontre la possibilité d’une perception aveugle des corps H. : Fermez les yeux. Où est la table à présent ? P. : La table n’est plus là en tant que perception. Mais on peut toujours se heurter à elle les yeux fermés. H. : Oui, ce serait alors une perception tout à fait forte. La table est-elle donc seulement représentée dans ma tête ? P. : La table reste à sa place. Mais, ce n’est pas absolument certain. Quelqu’un peut l’avoir enlevée… Si je ferme les yeux, je reste en une certaine relation avec elle. Que la table soit encore là-bas ne joue aucun rôle. H. : Supposons que vous fermiez les yeux. Lorsque vous les rouvrez, la table n’est plus là. Eh bien ? P. : Surprise, désappointement. H. : Que signiie désappointement ? P. : Une attente n’est pas remplie. H. : C’est justement ça, parce qu’avec les yeux fermés aussi, on était encore auprès de la table. M. Heidegger (H.) dialoguant avec un participant (P.), Séminaires de Zurich, 1987, p. 41. La description que Husserl propose du phénomène de corps dans Ideen II s’expose à mon sens à une critique analogue à la cri- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 204 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 205 tique de Heidegger exposée dans la section précédente. C’est en premier lieu l’afirmation d’une subordination constitutionnelle du phénomène de corps à la structure du schème sensible qui pose problème. Le processus de dégagement de l’essence est un travail foncièrement privatif. C’est en neutralisant une à une les composantes d’un tout phénoménal que l’on dégage les corrélations entre son sens d’ensemble (l’identité sous laquelle il se présente) et ces composantes, disons la responsabilité de telle ou telle de ses composantes, et le cas échéant des rapports fonctionnels qu’elles entretiennent (comment elles varient ou ne varient pas de concert, comment telle modiication de l’une entraîne ou n’entraîne pas telle modiication de l’autre), dans la mise en place de ce sens. Or, dans le cas du phénomène de corps, il importe de prendre acte de ce fait insigne que l’interruption de la présentation sensible ne fait pas basculer les corps dans le non-être. À la limite, cette interruption ne leur ôte rien : les corps continuent d’être là, ils continuent de faire présence (si l’on préfère : nous continuons d’avoir conscience de leur présence), exactement comme ils faisaient présence quand ils étaient effectivement perçus. Lorsque j’évolue dans un lieu familier plongé dans l’obscurité, les corps (déjà les murs de la pièce) me sont présents malgré l’interruption de la présentation perceptive. Ils se disposent dans l’espace autour de moi. Ils sont tout simplement là. Si par exemple je tâtonne pour mettre la main sur un objet, dès lors que je vis dans la certitude ou la quasi-certitude que l’objet occupe – même approximativement – telle position vis-à-vis de mon corps, il se voit doté d’une présence : il se tient avec moi dans l’espace, et à cet égard il ne se présente pas différemment des corps exposés dans une pleine lumière de jour. De même, je m’attends à trouver l’impénétrabilité des corps qui m’entourent, par exemple de la table, si j’avance mon corps vers eux. Je sais que la table est là et organise mon comportement en conséquence. La table occupe comme n’importe quel corps un secteur de l’espace environnant, et on peut bien dire, dans cette mesure, qu’elle apparait. Est-ce à dire, pour reprendre l’appareil conceptuel de Husserl, qu’un remplissement matériel est dans ce cas appréhendé alors même que cela qu’il « remplit » (le schème sensible) n’est pas donné ? La Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 205 7/10/14 7:42:22 206 Résistance et tangibilité possibilité d’une perception aveugle des corps semble bien plutôt mettre en défaut les présupposés mêmes sur lesquels s’établit pareille distinction. Elle va à l’encontre de l’identiication (en tout cas de la subordination) du phénomène de corps à un système de schèmes spatiaux uniiés dans une synthèse d’identité, et surtout elle inirme la thèse que le schème sensible constitue la couche phénoménale architectonique de la réalité matérielle perçue. On a ici affaire à un « remplissement » matériel ne reposant sur aucun schème sensible, une présence en créance (glaubhaftigkeit)279 qui n’est pas alimentée par une présence en chair (Leibhaftigkeit). C’est par conséquent l’afirmation canonique de Husserl que « la chose sensible est toujours nécessairement donnée en tant qu’étendue spatiale remplie », et que « l’essence d’une chose implique un schème sensible »280 , qui se trouve mise en défaut. Ne nous méprenons cependant pas sur ce que démontre cette situation exemplaire. La présentation sensible de la chose, son exposition dans un complexe de contenus qualitatifs, alimente incontestablement le phénomène de son être-effectivement-là. Il serait absurde de le nier. Mais que la donation qualitative de la chose – sa donation en chair (Leibhaft) – motive la position de son existence281 n’implique en aucune façon que cette dernière, prise en tant que phénomène, y soit eidétiquement subordonnée, encore moins qu’elle doive s’y identiier. Ce que démontre la situation de perception aveugle, c’est précisément l’irréductibilité du phénomène de chose matérielle à un système d’apparitions qualitatives, igurées par des data hylétiques entretenant des rapports de compatibilité et en connexion réglée avec des kinesthèses et autres circonstances de perception. La chose se présente bien plus ici comme le terme de mes gestes possibles, la limite de ma sphère d’occupation et de motion libre – la circonscription de là où je peux être –, que comme une forme qualiiée par des contenus sensibles. Le schème sensible signale les corps (ou, pour éviter de recourir 279 – Husserl (1907), § 5. 280 – Husserl (1952), § 15.b, p. 67 [p. 37]. 281 – « La position de chose (la doxa) qui réside dans la perception est motivée par le donné chaque fois actuel, donc par le schème apparaissant et, encore une fois, il est naturel qu’un schème qui apparaît sous plusieurs aspects ait nécessairement une force de motivation supplémentaire. » (Husserl, 1952, § 15.b, p. 71 [pp. 40-41]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 206 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 207 au concept de signe, disons qu’il fournit un véhicule à leur manifestation), mais le phénomène de corps est essentiellement autre chose que le remplissement d’un schème sensible. La possibilité d’une perception aveugle ne prouve pas seulement l’indépendance du phénomène de chose matérielle vis-à-vis du schème sensible. Elle éclaire également la connexion entre (i) la thèse doxique, par laquelle l’existence des choses matérielles se trouve actée, et (ii) le processus qui préside à leur installation dans l’espace : l’attribution d’un là aux choses. C’est précisément en tant qu’elle est appréhendée comme circonscrivant une zone de l’espace ambiant (elle se trouve ici ou là) que la chose est posée comme existant effectivement ici et maintenant. La situation de perception aveugle constitue à cet égard un véritable négatif de la situation où nous nous rapportons à une chose par l’imagination. La chose que j’imagine se tient dans un quasi-espace dont je suis moi-même exclu : je ne m’y trouve pas282 . Et c’est précisément en cela que consiste son inexistence : c’est dans l’exacte mesure où elle ne se tient pas dans l’espace que j’occupe avec mon corps – cet espace où je dois à chaque instant veiller à me caser – qu’elle n’existe pas. Plus généralement, le phénomène de chose imaginée – disons que j’imagine un centaure faisant irruption dans mon salon –, correspond à une situation où (a) l’exposition qualitative de l’objet est maintenue (ainsi, il me semble voir le centaure que j’imagine, il a un aspect extérieur, je peux le décrire, la scène où il igure est organisée de telle manière, perçue de telle perspective, etc.), alors que (b) le sens de chose matérielle est de son côté neutralisé (le centaure que j’imagine n’est pas une chose matérielle). Dans la perception aveugle d’une chose matérielle, à l’inverse, (a’) aucun contenu qualitatif n’est disponible pour exposer la chose, pourtant (b’) celle-ci est dotée d’une 282 – Je peux bien sûr moi-même participer de la scène que j’imagine. Mais c’est alors à titre d’objet que je me considère. Étant celui qui imagine la scène, je ne suis pas dans la scène que j’imagine ; j’en suis nécessairement exclu. Le cas du rêve mériterait d’être analysé, car il est qualitativement différent, à cet égard, de l’imagination : je suis bel et bien pris dans mon rêve, j’en suis l’acteur, non l’objet, je n’ai pas cette fois le statut d’observateur de surplomb. Ainsi ne suis-je que dans mon rêve au moment où je rêve, alors que lorsque j’imagine et me trouve être partie de cela que j’imagine, je suis à la fois dans ce que j’imagine (quoique sans en être vraiment) et là d’où j’imagine (dans le monde réel). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 207 7/10/14 7:42:22 208 Résistance et tangibilité pleine existence spatiale : ce n’est pas une représentation que je me igurerais par la pensée, la chose est localisée dans l’espace qui m’environne, elle est là. § 35. Le phénomène de corps et la rationalité performative On pourrait objecter à la critique précédente que cette conception du phénomène de corps n’est pas étrangère à Husserl, puisqu’en identiiant remplissement matériel du schème sensible et réalité (voir supra, § 23), il afirme précisément que la matérialité de l’objet consiste dans sa capacité à causer des effets et à en subir. C’est la puissance causale qui fait la réalité des corps. Et poser l’existence d’un corps, c’est assumer l’effectivité de cette puissance causale, prendre acte de la possibilité qu’elle s’exerce. Cette remarque a sans doute une part de légitimité, mais elle néglige une chose essentielle, à savoir que la connexion que pose Husserl entre réalité et causalité prétend valoir à un niveau de constitution où l’intérêt pratique ne remplit aucune fonction : l’appréhension de l’objet comme pouvant servir à quelque chose, plus généralement l’appréhension des conséquences de sa présence sur notre champ de possibilités performatives, n’intervient pas. Or, ce que montre l’analyse de la situation de perception aveugle, c’est que la réalité des corps n’est précisément pas séparable de leur valeur performative. L’appréhension de l’objet comme dépositaire d’une « puissance causale » est donc bien ce qui l’institue comme objet matériel/réel, mais cette capacité à causer des effets et à en subir n’a de sens que par ses implications sur mes propres capacités à agir et être agi. Réléchissons-y. En quoi consiste le contenu du phénomène d’être dans le cas des corps ? De quoi, précisément, avons-nous conscience, lorsque nous avons conscience de l’existence d’un corps situé ici ou là dans l’espace – que cette existence soit actée dans une perception en chair (Leibhaft) ou simplement posée dans une perception aveugle, peu importe ? Être, pour les corps que nous percevons, signiie avant tout ceci : que tout ce que ce corps est susceptible de faire (sa « puissance causale ») conigure l’horizon de potentialités performatives qui enveloppe notre conscience de la situation. Que le corps en question contribue, de concert avec tous les autres éléments de la situation, à décider de ce qui Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 208 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 209 peut être (donc également de ce qui ne peut être), voilà très précisément en quoi consiste ici le contenu du phénomène d’être. Avoir conscience de la table comme d’un objet réel dans la perception ordinaire, savoir que la table existe (qu’elle n’est pas, disons, une hallucination), c’est prendre acte des possibilités qu’offre la table comme de celles qu’elle neutralise, compter avec elles. La meilleure manière de le comprendre est de contraster une situation où nous avons conscience qu’une chose est là (fût-ce une conscience marginale) avec une situation où cette chose est absente. Que la chose ne soit pas là (qu’elle soit, pour ainsi dire, biffée de la conscience que nous possédons de la situation) signiie très exactement que tout ce qu’elle est disposée à faire lorsqu’elle est là ne contribue pas à déterminer ce qui peut être. Appréhender une structure phénoménale comme exposant un corps présent hic et nunc, c’est prendre acte de sa participation à l’économie de l’existence pratique, l’appréhender comme quelque chose sur quoi on peut s’appuyer ou avec quoi il nous faut compter pour accomplir nos desseins au sein du monde. Et cette présence s’afirme en premier lieu en exerçant une action coniguratrice sur notre champ de potentialités motrices, comme nous l’avons vu dans l’analyse du champ d’occupation. Que la table se tienne là devant moi signiie : je ne peux passer par là, je dois la contourner, etc. Et cela signiie également que toutes les possibilités d’usage potentialisées par la table sont disponibles (un protocole dont nous sommes familiers permet de les actualiser) : je peux m’appuyer sur elle, y poser des choses, etc. Acter l’existence des corps dans la perception ordinaire – « croire » en leur existence, comme dit Husserl –, c’est toujours en ce sens tenir pour disponible les possibilités potentialisées par ces corps, intégrer ces possibilités à notre horizon comportemental. Comme le note Sartre : « ‘Le verre est sur la tablette’, cela veut dire qu’il faut prendre garde de ne pas renverser le verre si l’on déplace la tablette. Le paquet de tabac est sur la cheminée : cela veut dire qu’il faut franchir une distance de trois mètres si l’on veut aller de la pipe au tabac, en évitant certains obstacles, guéridons, fauteuils, etc., qui sont disposés entre la cheminée et la table. »283 C’est très exactement dans cette action coniguratrice sur notre Je peux et notre Je dois que le phénomène d’être-effecti283 – Sartre (1943), p. 385. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 209 7/10/14 7:42:22 210 Résistance et tangibilité vement-là de la chose matérielle consiste. Négativement : que la table ne soit pas là signiie simplement que cette action coniguratrice ne s’exerce pas. Je peux imaginer ce que la table permettrait de faire si elle était là. Mais ces possibilités ne s’intègrent pas à ma conscience de la situation occurrente. La table n’existe pas = le champ de possibilités potentialisé par la table est indisponible. Je dois compter sans elle. Le phénomène de corps est donc absolument indissociable des principes de rationalisation promus par la praxis dans la perception ordinaire. Se présenter comme un corps, c’est conigurer le réseau de potentialités performatives sur lequel la situation vécue est ouverte. Et des corps ne se présentent à nous dans la perception que parce que nous sommes engagés dans le même monde qu’eux, pour y faire quelque chose. On peut pour cette raison émettre l’hypothèse que c’est parce qu’elle s’établit sur une conception de l’être qu’il faut bien qualiier d’intellectualiste, que l’analyse husserlienne de la constitution de la chose matérielle en manque le sens. L’existence des choses perçues est systématiquement suspendue par Husserl à des attitudes foncièrement noétiques, qu’une analyse traditionnelle renverrait du côté de l’intellect : l’être est en particulier considéré comme le corrélat intentionnel d’un rapport de croyance (doxa), la croyance certaine. C’est en tant que je crois – suis certain – que la chose existe que celle-ci manifeste qu’elle existe, se présente comme une chose réelle (wirklich)284. Il y a quelque chose (une table ici devant moi), en tant que (et parce que) je crois en ce quelque chose. Et les modulations du phénomène d’être sont autant de variations de cette attitude de croyance, la certitude pouvant s’affaiblir, virer en conjecture ou en doute, etc.285 Cette conception du phénomène d’être explique la manière même dont l’épochè fonctionne pour Husserl : cessant de croire en l’existence des choses, les choses cessent d’apparaître comme existantes, le monde se voit converti en phénomène de monde, dont l’existence est en suspens. Mais, c’est à présent une évidence, la position d’existence qui est en jeu dans la perception des corps ne saurait être ramenée à une « croyance » ou une « certitude », en tout cas si l’on entend par 284 – Husserl (1913), § 103. 285 – Husserl (1913), § 103, pp. 354-355 [p. 214]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 210 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 211 là une sorte de jugement que l’ego ferait à part soi, et qu’il pourrait au besoin décider de suspendre. Plus important, on ne peut tenir que l’être est attribué par après la constitution de l’objet en tant que chose spatiale, comme un prédicat qui viendrait s’ajouter en complément sur son phénomène, de sorte qu’il pourrait y avoir installation dans l’espace d’un corps dont l’existence ne serait pas encore décidée, et ne lui serait attribuée que plus tard. Poser l’existence d’une chose matérielle – tenir qu’il y a là une chose –, ce n’est rien d’autre qu’assumer son installation dans l’espace, lui attribuer un lieu. Mais installer une chose dans l’espace, ce n’est pas non plus juger ou croire qu’il y a là une chose. C’est compter avec elle, compter sur les possibilités qu’elle rend disponible, ou prendre acte des possibilités qu’elle neutralise. § 36. Addendum. La connexion de l’être et de l’essence de chose matérielle En vérité, ce n’est rien moins que la conception husserlienne de l’articulation de l’être et de l’essence (Wesen) qui se trouve incriminée par les développements précédents. Une assomption essentielle au fonctionnement de l’édiice théorique que Husserl met en place est que le sens de n’importe quelle expérience – ce qui la singularise comme expérience d’un certain ceci, expérience d’un type déterminé d’objet (un objet spatial, une chose matérielle, une chose imaginée, un autre sujet humain, etc.) – se détermine dans la vie de la subjectivité transcendantale de manière indépendante des thèses d’existence, qui posent cela dont on a l’expérience comme existant effectivement là et maintenant. L’être et l’essence sont compartimentés sur un plan constitutionnel. L’être de cela qui se montre dans l’expérience ne contribue pas à la déinition de son sens286 . Que l’objet intentionnel existe ou non n’impacte en rien son sens. C’est précisément pourquoi l’épochè, dont la fonction première est la neutralisation des thèses d’existence – exerçant l’épochè, je cesse de croire en l’existence de l’étant, je suspends toute position d’être –, et plus généralement la rélexion phénoménologique, peuvent ouvrir la voie à la phénoménologie eidétique pour Husserl. Les déterminants essentiels du sens des phénomènes ne peuvent 286 – Pradelle (2000), pp. 114-115. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 211 7/10/14 7:42:22 212 Résistance et tangibilité en effet se trouver maintenus sous épochè, que parce que ce sens est indépendant de l’exercice des thèses d’existence, indépendant de la croyance en l’effectivité ou la non effectivité de l’objet. La fonction centrale que Husserl attribue à l’imagination dans l’accès à la mécanique intentionnelle de mise en sens de l’étant, la description des essences287, renvoie aux mêmes présupposés, et en constitue en vérité un simple corollaire288 . Les déterminants phénoménaux et la légalité fonctionnelle qui contribuent à l’individuation du phénomène comme « table » dans l’imagination sont les mêmes que ceux qui contribuent à son individuation comme « table » dans la perception, car le contenu de sens du phénomène est complètement indépendant de la position d’existence de l’objet. Que tel objet spatial soit posé, dans l’expérience perceptive, comme existant, ou qu’il soit simplement appréhendé dans une perception imaginaire, et posé à travers elle comme n’existant pas, ne modiie en rien les traits eidétiques qui font de lui un objet spatial. Or, cette compartimentation du sens et de l’existence est à l’évidence problématique dans le cas du phénomène de chose matérielle. Intervient précisément ici une imbrication du sens et de l’existence, de sorte qu’on ne peut neutraliser la position d’existence sans attenter à la structure phénoménologique qui confère à la chose matérielle sa teneur de sens spéciique – le distinguant 287 – Voir par exemple Husserl (1907), § 3, et Husserl (1952), § 19, pp. 138139 [p. 91]. Sur le rôle de l’imagination et le statut épistémologique et ontologique des structures et mécanismes décrits par la phénoménologie, voir également Husserl (1950), § 34. 288 – Notons que l’épochè permet cependant un degré de déréalisation supplémentaire par rapport à l’imagination. L’imagination donne son objet en tant qu’objet imaginé justement, soit un objet « auquel je ne crois pas », que je ne pose pas comme existant réellement (le centaure que j’imagine n’existe pas comme cette table devant moi), et avec lequel je continue donc d’entretenir un rapport de positionnement ontologique. L’imagination préserve le rapport de valuation ontologique, elle préserve les thèses doxiques, là où l’épochè les neutralise complètement. Son exercice (mise en suspens des croyances), couplé à la réduction phénoménologique (détournement du regard de l’objet vers les actes subjectifs qui président à sa constitution) permet ainsi d’atteindre de pures essences singulières, soit de purs contenus autoposés, sans qu’intervienne en rien la fonction d’exposition et les rapports de valuation ontologique qui portent sur l’objet exposé (cela qui apparait dans les contenus d’exposition, le quid proprement dit). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 212 7/10/14 7:42:22 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 213 d’autres types d’objectités. Nous l’avons vu (cf. § 27 et § 34), dans la perception, c’est un caractère essentiel de la chose matérielle que d’occuper l’espace et de s’annoncer à nous dans l’optique de la rivalité pour l’occupation. C’est son inscription dans notre champ d’occupation qui en fait une chose réellement présente, et ce n’est qu’en étant réellement présente qu’elle se montre comme une chose matérielle, précisément. L’objet doit s’inscrire dans l’espace que nous occupons avec notre corps pour se présenter sous le régime phénoménologique des corps. Et qu’il n’occupe pas l’espace signiie précisément qu’il n’existe pas. Pour le dire dans un vocabulaire husserlien plus technique, la structure d’horizon interne qui distingue le type d’objectité « chose matérielle » intègre des potentialités performatives qui ne valent que si l’objet est posé comme existant, c’est-à-dire comme participant de l’espace mondain. Par principe, on ne peut donc neutraliser l’activité de position d’existence (les thèses doxiques) sans attenter à l’intégrité de sa structure essentielle apriorique (l’essence générale de chose matérielle), ainsi que le prétend Husserl à travers sa promotion méthodologique de l’épochè289. Si nous interrompons nos actes de position d’existence, les choses matérielles cessent tout bonnement d’apparaître. Or, comment décrire les déterminants essentiels du phénomène de chose matérielle si plus rien dans le champ phénoménal ne s’annonce avec ce sens ? On ne peut comprendre ce qui fait la singularité phénoménologique des corps si l’on convertit le monde en un spectacle de monde, si l’on sort du monde pour en détailler du regard le phénomène290. Soyons clairs : par ces remarques critiques, nous ne prétendons en aucune façon récuser le rôle que remplit l’imagination – ou à plus forte raison l’épochè – dans le travail de dégagement phénoménologique des traits eidétiques du perçu. Ce que nous contestons, c’est la capacité de la présentiication imaginative à préserver le sens phénoménologique de la chose matérielle, donc à nous faire voir ce sens. La variation eidétique ne peut ici consister en une variation strictement imaginative. Nous pouvons faire varier par l’imagination l’aspect que telle chose présente au regard, sa forme, sa couleur, 289 – Husserl (1907), § 3, pp. 33-34 [pp. 12-13]. Voir aussi Husserl (1952), § 19, pp. 138-139 [p. 91]. 290 – Heidegger (1925), § 23, pp. 271-272 [pp. 253-254]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 213 7/10/14 7:42:23 214 Résistance et tangibilité même imaginer des variations de poids ou de solidité, et nous igurer des changements purement arbitraires de ces composantes. Mais en aucun cas, nous ne pouvons faire varier par l’imagination ce qui est pourtant un trait eidétique nucléaire du phénomène de chose matérielle, à savoir l’installation dans l’espace que nous habitons avec notre corps. Et ceci, car l’objet imaginé est par essence un objet qui n’occupe pas l’espace où nous nous trouvons : c’est justement dans cette soustraction à l’espace habité que réside son caractère imaginaire291. Cela ne signiie pas que l’imagination ne puisse remplir une fonction méthodologique décisive pour le dégagement des déterminants eidétiques du phénomène de chose matérielle. Justement parce qu’elle neutralise la thèse de l’installation de la chose dans l’espace (et à travers elle la position d’existence), l’imagination nous montre la connexion essentielle entre cette installation et le sens de chose matérielle : elle éclaire par contraste la subordination fonctionnelle de son phénomène vis-à-vis de cette installation. Mais dans ce cas, ce n’est pas seulement par l’imagination que nous dégageons l’essence de chose matérielle : c’est en oscillant entre la perception et l’imagination, en comparant le phénomène de chose matérielle dans la perception et le phénomène de quasi-chose matérielle dans l’imagination. Seul ce travail de va-et-vient peut permettre de saisir le rôle que remplit l’installation dans l’espace et l’occupation dans la coniguration du sens du phénomène. § 37. synthèse de recouvrement et installation de la chose dans l’espace La connexion eidétique du phénomène de chose matérielle et des (im-)possibilités performatives que sa présence dans l’espace potentialise peut recevoir un éclairage supplémentaire d’une analyse de la fonction que l’installation dans l’espace (l’attribution d’un lieu) remplit dans la synthèse d’uniication. Husserl y a beaucoup insisté dans ses différentes analyses du phénomène perceptif : dans la perception, l’espace où se tiennent les choses a une structure foncièrement égocentrique. Les choses 291 – Ce caractère est nécessaire, mais il n’est toutefois pas suffisant. L’objet imaginé le partage ainsi avec d’autres types d’objets, tels l’objet hallucinatoire et l’objet stéréoscopique. Voir supra, § 27. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 214 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 215 que l’on perçoit apparaissent toujours quelque part vis-à-vis de nous, à telle distance et dans telle orientation par rapport à notre corps292 . Notre corps joue le rôle de point zéro (Nullpunkt) du phénomène de monde : il en constitue le centre de perspective. Or, l’installation dans l’espace n’est pas une opération secondaire, qui interviendrait une fois que la chose, ou plus basiquement : le schème sensible qui l’expose, aurait acquis son unité. Elle est au contraire contemporaine de la synthèse d’uniication qui permet de lier une multiplicité de contenus exposants en les appréhendant comme différentes apparitions d’une chose unique : c’est parce que les data sensuels, par exemple les data optiques, exposent un objet situé quelque part vis-à-vis de notre corps, que le décours d’apparitions en vient à former un système où c’est un seul et même objet qui apparait. Nous ne percevons pas une série de igures spatiales colorées occupant différentes positions dans le champ optique, mais une chose matérielle unique sous différentes perspectives, vue d’ici ou de là. L’installation dans l’espace permet de surmonter l’altération des contenus qualitatifs d’exposition (les « apparences ») dans une position d’unité. Sans cette opération, la pluralité hylétique ne pourrait être animée du sens d’esquisses multiples d’une même chose inchangée. C’est donc parce que la conscience de notre propre inscription dans l’espace organise notre expérience visuelle, autrement dit que nous nous savons être quelque part lorsque nous voyons, que les objets autour de nous se maintiennent comme les mêmes et comme inchangés alors que s’altère leur apparence – et que nous sommes par suite en mesure de distinguer des altérations réelles des objets (par exemple de leurs dimensions) de changements qui ne concernent que l’aspect sous lequel ils apparaissent 293. La table se maintient 292 – C’est pour Husserl une nécessité eidétique : « Toute chose qui apparaît a eo ipso un rapport d’orientation au corps ; et non seulement la chose qui apparaît effectivement, mais aussi toute chose qui doit pouvoir apparaître » (Husserl, 1952, § 18.a, p. 93 [p. 56]). Voir également Husserl (1950), § 17, p. 85 ; Husserl (1952), § 41, p. 223 [p. 158]. 293 – Comme l’explique Merleau-Ponty, « quand je me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il s’offre à moi ne sauraient m’apparaître comme les profils d’une même chose si je ne savais pas que chacun d’eux représente l’appartement vu d’ici ou de là, si je n’avais conscience de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 215 7/10/14 7:42:23 216 Résistance et tangibilité comme une et même sous mon regard alors que j’en fais le tour, car les variations systématiques que mon déplacement provoque dans les data optiques sont d’emblée appréhendées comme exposant un changement de position de mon corps par rapport à elle. La synthèse perceptive présuppose la spatialisation : l’attribution d’une localité à l’objet, et celle-ci n’est possible que si se trouve réalisée de manière contemporaine la spatialisation du point de vue sur cet objet. Husserl accepte sans conteste cette idée. Il reconnait (i) que l’appréhension du schème sensible, dans l’attitude réduite décrite dans Ideen II, c’est-à-dire abstraction faite des évaluations d’ordre axiologique et pratique et des circonstances causales, se réalise toujours et nécessairement dans la tridimensionnalité : le schème apparaissant est toujours situé dans la profondeur, à distance. Et il pose clairement (ii) qu’un mécanisme d’installation dans l’espace intervient dès la constitution du schème sensible294 , orchestrant la conversion de la res temporalis en res extensa295 : c’est en étant rapportés aux circonstances kinesthésiques que les data hylétiques endossent une première fonction d’exposition, une appréhension spatialisante conditionnant la synthèse de rattachement qui permet la matérialisation et le maintien d’une unité schématique dans un lux continu d’apparitions296 . Cependant, à travers l’afirmation que la constitution du schème se réalise indépendamment de toute valuation d’ordre pratique (toute perspective sur l’objet ayant trait à ce qui peut en être fait), Husserl prétend également que cette opération précède – sur un plan constitutionnel – l’appréhension du phénomène dans la perspective de la rationalité performative, l’usage du monde, et se réalise indépendamment de toute référence aux pouvoirs d’intervention sur l’environnement mis à disposition par le corps. phases de ce mouvement. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 235) Voir également Merleau-Ponty (1945), p. 59, p. 302 et p. 350, et Patočka (1965-1966), p. 186. 294 – Voir Husserl (1952), § 32, pp. 185-186 [pp. 127-128]. 295 – Voir Pradelle (2000), p. 141. 296 – Comme en témoignent la possibilité de prendre une attitude dé-réalisante face à un événement sonore quelconque, ou les situations où un son est senti dans l’arrière-fond de la conscience, sans être appréhendé comme son réal en provenance de tel lieu-source. Voir Husserl (1952), § 10, p. 48 [pp. 22-23]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 216 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 217 L’opération d’appréhension spatialisante introduit un premier degré d’objectivation en offrant à un lux de contenus matérialisant d’exposer un schème sensible, mais les intérêts et possibilités concrètes du sujet ne remplissent aucun rôle dans cette opération. L’espace où le schème sensible prend position n’est pas un espace habité avec les puissances d’intervention et d’occupation du corps. Ce n’est pas un espace où nous avons à faire, à la limite ce n’est pas même un espace où nous nous tenons. Or, c’est précisément cette afirmation, et l’ordre de conditionnalité qu’elle sous-entend, qui est contestable. Ce que Husserl ne voit pas ou refuse de voir – aveuglé par le pouvoir de déconstruction de l’épochè, et persuadé que l’ordre de déconstruction du phénomène auquel la rélexion phénoménologique donne accès est un négatif de l’ordre de conditionnalité intentionnel qui préside à l’édiication préréléchie du sens –, c’est que cet être-là du schème sensible procède déjà d’un système de rationalisation engageant la dimension performative de l’existence, la logique du faire polarisé par l’accomplissement de soi. La spatialisation est commandée par une rationalité référant l’objet à un ensemble de possibilités praxéologiques, relatives aux capacités d’action dont le sujet dispose, au premier chef celles impliquant la motricité et l’intervention physique. Que signiie en effet installer une chose dans l’espace, l’assigner à un « là » ? Et que veut dire, lorsque nous percevons telle chose, se trouver « ici » vis-à-vis d’elle qui se tient « là » ? Être là pour la chose, c’est se tenir à portée ou à bonne distance, être accessible ou hors d’atteinte, dans le lointain. C’est, quand il est question d’une autre personne, être en position de nous voir, de nous entendre et de nous parler, et avoir à partager l’espace avec nous. La place où se tient la chose prend ainsi sens par référence aux possibilités d’accès et d’intervention dont nous disposons à son égard, ou symétriquement aux possibilités que cette chose nous affecte, par exemple nous heurte ou bloque notre passage. Localiser un objet signiie en ce sens l’indexer sur le pouvoir d’accès et d’intervention dont nous disposons, l’inscrire dans un espace où nous avons à être et à agir. C’est par le référencement de ce qui apparaît à ces dimensions centrales de notre existence pratique que s’opère la synthèse qui donne l’objet spatial comme Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 217 7/10/14 7:42:23 Résistance et tangibilité 218 un et même dans un cours réglé d’apparences297. Apparaître dans l’espace, pour l’objet (prétendre, par son phénomène, se tenir dans l’espace), c’est se voir attribuer des coordonnées et une valeur dans un champ pratique, où le répertoire comportemental supporté par notre corps, les possibilités que notre corps, ses aptitudes et ses technè potentialisent, remplissent une fonction métrique. Si l’on neutralise l’action coniguratrice de cette métrique, il n’y a plus d’espace car le principe même du lieu perd son sens. § 38. gradient de distance et capacités d’action C’est parce que je peux m’approcher de quelque chose que je peux faire l’expérience de la proximité et de l’éloignement. La troisième dimension, la profondeur spatiale n’est donc pas un pur phénomène optique. […] Ce qui est […] décisif, ce n’est pas la distance objectivement mesurée mais la relation de cette distance à la possibilité de la couvrir. E. Straus, Du sens des sens, 1935, p. 455. L’idée selon laquelle les dispositions motrices et capacités d’action remplissent un rôle de premier plan dans la construc297 – Husserl établit bien une connexion entre l’apparaître à distance de l’objet et le pouvoir kinesthésique de s’en approcher. Ainsi déclare-t-il par exemple : « Si le proche et le lointain représentent le lieu de l’objet par son orientation en perspective, c’est grâce au pouvoir kinesthésique de modifier les données pour les conduire à l’optimum, l’absolument proche, comme telos. […] Aller activement d’une apparence au ‘elle-même telle qu’elle est’ de la chose, cela consiste pour le je à se rapprocher jusqu’au ‘être auprès d’elle’. Outre la mise en perspective, le rapprochement et l’éloignement apportent à un champ d’objet encore bidimensionnel les différences de la profondeur et la spatialité tridimensionnelle. On ne peut avoir l’expérience de la tridimensionnalité que comme modification kinesthésique d’une première représentation bidimensionnelle. » (Husserl, Manuscrit D 10 III, juin 1932, pp. 13-14, cité et traduit dans J.L. Petit, non publié) Mais – et le passage précédent est exemplaire à cet égard – l’emprise sur la chose permise par le pouvoir se s’avancer vers elle est pensée par Husserl comme un rapport purement spectaculaire à l’objet : la motricité offre d’acquérir une meilleure connaissance des composants aspectuels de la chose, elle offre à celle-ci d’apparaître de manière plus optimale. Le rapport à l’apparaissant est pensé sur le modèle du rapport informationnel et cogitif : s’approcher de l’objet, c’est avant tout accéder à de meilleures données. Aucune prise en considération du rapport performatif à l’environnement n’entre ici en considération. Sur cette question, voir supra, § 18. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 218 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 219 tion de l’espace phénoménal n’est pas neuve. Berkeley la défendait déjà dans son Essai pour une nouvelle théorie de la vision. Et elle a été reprise, approfondie et systématisée par différents auteurs au XXe siècle, comme Bergson, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Max Scheler, Erwin Straus, ou plus récemment Gareth Evans298 . Mais elle a également reçu un appui empirique déterminant de la psychologie. Ces études méritent d’être prises en compte parce qu’elles apportent des informations essentielles sur la manière dont l’organisation spatiale du monde perçu se met concrètement en place, en nous montrant comment elle se restructure en réponse aux modiications affectant les capacités d’action et ressources performatives du sujet – question que les analyses philosophiques traditionnelles laissaient généralement hors de leur champ (exception faite, peut-être, de Merleau-Ponty299). 38a. Les observations empiriques suggérant un calibrage de la distance perçue sur les capacités d’action Plusieurs études de psychologie ont montré qu’intervenait un processus de réorganisation de l’espace phénoménal et du gradient de distance quand les capacités d’intervention et d’accès du sujet se voient modiiées. Si le sujet dispose d’un bâton pour atteindre des cibles, celles-ci tendent à être perçues comme plus proches, l’usage de l’outil induisant une constriction de l’espace ambiant. Inversement, si le sujet est fatigué pour avoir fourni un effort physique important ou est lesté d’une charge rendant ses déplacements plus dificiles, il tend à percevoir les objets comme plus éloignés. Dennis R. Profitt et ses collaborateurs ont par exemple observé que la distance égocentrique jusqu’à un objet était estimée plus importante lorsque l’observateur se voyait lesté d’une charge augmentant l’énergie dépensée lors de ses déplacements300. Des sujets 298 – Bergson (1896), p. 15, pp. 28-29, p. 57 ; Heidegger (1927), § 23 ; Sartre (1943), p. 573 ; Merleau-Ponty (1945), en particulier pp. 116-117 et pp. 167168 ; Scheler (1927) ; Straus (1935), p. 455 ; Evans (1985). On pourra se rapporter à Grush (1998) pour une exposition des thèses d’Evans. 299 – Merleau-Ponty (1945), p. 167. 300 – Proffitt et al. (2003) ; Witt et al. (2004). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 219 7/10/14 7:42:23 220 Résistance et tangibilité devant estimer par évaluation verbale ou blindwalking301 la distance de cibles disposées dans l’environnement évaluent systématiquement les cibles comme plus éloignées lorsqu’ils effectuent la tâche avec un sac à dos pesant entre un cinquième et un sixième de leur poids. Pour les auteurs, la distance égocentrique perçue ne dépend donc pas seulement de variables optiques, comme le tient l’approche psychophysique traditionnelle302 , mais également de facteurs associés aux capacités comportementales et au potentiel physiologique du sujet, notamment l’importance de l’effort nécessaire pour parcourir cette distance303. La perception de l’inclinaison de pentes semble obéir à des principes de même ordre. Des sujets à qui l’on demande d’estimer visuellement l’inclinaison de collines situées devant eux tendent à juger celles-ci plus raides lorsqu’ils sont fatigués ou portent une lourde charge, s’ils sont de faible condition physique, âgés ou présentent une santé déclinante304 . Un effet analogue a été mis au jour dans des études traitant des conséquences de l’utilisation d’outils sur la distance perçue. Witt et al. (2005) ont montré que des sujets devant estimer la distance de cibles visuelles après les avoir pointées du doigt ou atteintes avec une baguette sous-estimaient systématiquement les distances dans la condition avec l’outil. Les cibles sont jugées plus proches avec la baguette que sans. Des observations de même ordre ont été faites dans des tâches de bissection de lignes avec des sujets souffrant de négligence305 et des sujets sains306 . La négligence est un trouble de la perception de l’espace affectant certains individus cérébrolésés, consistant dans une cécité à une partie du champ visuel. Généralement, l’individu négligent ne perçoit pas les objets et événements situés dans la partie du champ per301 – Cette modalité d’estimation des distances consiste à demander au sujet, sous occlusion visuelle, de se déplacer d’une distance qu’il juge être égale à celle où il a perçue la cible. 302 – Voir par exemple Cutting & Vishton (1995). 303 – Voir également Proffitt et al. (2006) ; Proffitt (2006). 304 – Proffitt et al. (1995) ; Bhalla & Proffitt (1999) ; Proffitt et al. (2003). 305 – Halligan & Marshall (1991) ; Cowey et al. (1994) ; Berti & Frassinetti (2000) ; Pegna et al. (2001). 306 – Longo & Lourenco (2006, 2007). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 220 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 221 ceptif controlatérale au côté de la lésion (héminégligence)307. Une tâche fréquemment utilisée pour mesurer le degré de négligence visuo-spatiale est la bissection de ligne : elle consiste à demander au sujet d’indiquer où se trouve le milieu d’une ligne horizontale placée devant lui. L’individu héminégligent ne percevant que la partie de la ligne située du côté cérébrolésé, il place la marque à distance de son centre. Chez certains individus, le phénomène de négligence est par ailleurs plus prononcé pour l’espace proche ou pour l’espace lointain, voire ne concerne que l’un ou l’autre : des patients manifestent une négligence plus sévère pour des lignes situées dans l’espace proche que pour des lignes éloignées308 , alors que d’autres manifestent la coniguration inverse309. Or, plusieurs études ont permis de montrer que des patients dont la négligence est plus accusée pour l’espace proximal manifestent des déiciences comparables pour l’espace distal s’ils réalisent la tâche de bissection avec l’aide d’un bâton. Ainsi, un patient manifestant une négligence côté gauche sévère pour des lignes proches (50 cm) dont il doit indiquer le centre avec l’index manifeste les mêmes déiciences pour des lignes distantes (100 cm) bissectées avec un bâton, mais des performances normales avec un pointeur lumineux310. Ce phénomène suggère que l’usage du bâton, en augmentant la portée du pouvoir d’action, entraîne une extension de l’espace proche aux secteurs qu’il permet d’atteindre311. Longo et Lourenco ont répliqué ces observations chez des sujets sains. Un indicateur de la séparation de l’espace proche et de l’espace lointain chez les sujets sains est l’existence d’une « pseudonégligence », qui s’exprime dans les tâches de bissection par une tendance à surestimer la longueur de la partie gauche des lignes situées à proximité312 . Cette pseudo-négligence s’inverse dans l’espace extrapersonnel, c’est-à-dire pour des distances excédant la 307 – Vallar (1998) ; Bisiach & Vallar (2000). 308 – Halligan & Marshall (1991) ; Berti & Frassinetti (2000). 309 – Coslett et al. (1993) ; Cowey et al. (1994) ; Vuilleumier et al. (1998). 310 – Berti & Frassinetti (2000). 311 – Voir également Pegna et al. (2001) ; Ackroyd et al. (2002). 312 – Bisiach et al. (1976) ; Bowers & Heilman (1980). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 221 7/10/14 7:42:23 222 Résistance et tangibilité longueur du bras de l’individu 313. Or, dans la continuité des études précédentes, Longo et Lourenco ont observé que le biais restait orienté vers la gauche pour des lignes distantes lorsque la tâche de bissection était réalisée non plus avec un pointeur lumineux, mais avec un bâton314. Ces différentes observations suggèrent que l’usage de l’outil induit une constriction de l’espace phénoménal 315 et que les distances perçues sont calibrées sur les capacités d’action du sujet. Que la distance d’objets soit estimée plus importante lorsque ceux-ci se trouvent dans une coniguration rendant dificile leur saisie316 ou lorsqu’un obstacle bloque l’accès317 appuie également cette hypothèse. 38b. La rationalité performative et la spatialisation du monde perçu Les études précédentes indiquent sans équivoque que nos capacités à accéder et à agir sur l’environnement remplissent une fonction métrique dans la perception de la distance. L’installation des objets dans le gradient de distance permet de connoter ceux-ci d’une signiication pratique immédiatement disponible perceptivement : se trouver quelque part pour l’objet perçu, c’est s’écarter de notre prise d’un parcours plus ou moins coûteux en termes d’opérations et de ressources pratiques. Le proche est ce sur quoi nous pouvons agir de façon immédiate, le lointain est ce qui échappe à notre sphère d’inluence, et se trouve donc différé dans le temps de l’action. La distance perçue représente bien en ce sens, comme le proposait Bergson, « la mesure dans laquelle les corps environnants sont assurés […] contre l’action immédiate de [nos] corps »318 . 313 – McCourt & Garlinghouse (2000) ; Bjoertomt et al. (2002) ; Varnava et al. (2002). 314 – Longo & Lourenco (2006). 315 – Pour la défense de cette hypothèse, voir également Proffitt (2006) ; Coello & Iwanow (2006) ; Coello & Delevoye-Turrell (2007). 316 – Linkenauger et al. (2009). 317 – Morgado et al. (2012). 318 – Bergson (1896), p. 15. Erwin Straus expliquera, dans le même ordre d’idées, que c’est la portée de la puissance d’accès de l’être vivant « qui détermine l’articulation de la distance dans le proche et dans l’éloigné », « ce qui est éloigné est défini par ce qui se trouve loin de mon atteinte », et c’est ainsi Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 222 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 223 Si l’espace doit être une forme a priori de l’intuition sensible, c’est donc d’un espace ouvert par notre foi dans la possibilité de nous avancer et d’intervenir dans le monde qu’il s’agit, non d’un pur cadre formel sans rapport avec nos préoccupations et potentialités performatives. C’est l’intentionnalité motrice ou la praktognosie, pour reprendre la notion que Merleau-Ponty emprunte à Grünbaum319, qui assure l’installation des objets dans l’espace. Aussi, tout porte à croire que le champ visuel serait dépourvu d’organisation proprement spatiale s’il n’était structuré par cette référence à notre puissance d’accès. En témoigne l’incapacité des aveugles précoces auxquels la chirurgie offre de retrouver la vue d’appréhender le tableau visuel comme la matérialisation du monde qu’ils habitent avec leur corps. Le champ visuel reste un simple tableau optique, incapable d’exposer le monde, ses choses et son système de distance320. C’est uniquement parce qu’il est étalonné sur le champ pratique ouvert par la motricité et l’incarnation que le champ visuel matérialise un environnement spatialisé321. Comme disait Berkeley, nous n’accédons à l’espace par la vue que parce que la vue anticipe le toucher. « parce que je peux m’approcher de quelque chose que je peux faire l’expérience de la proximité et de l’éloignement » (Straus, 1935, p. 455). « Le sujet qui voit est un être doué de mouvement et ce n’est qu’à un tel sujet que l’espace se révèle dans l’articulation de régions de distancéité (Abstaendigkeit). » (Ibid.). 319 – Merleau-Ponty (1945), p. 164. 320 – Ce qui ne signifie pas que les phénomènes optiques qu’ils ont l’occasion d’expérimenter ne puissent être dotés d’une forme d’extension qualitative et de configuration. Mais l’extension n’est pas l’espace, au sens où nous l’entendons ici. La spatialisation implique l’ordre du « quelque part » : un système interconnecté de places organisées suivant une topique réticulaire. Des formes optiques peuvent a fortiori se manifester sans être situées dans l’espace : elles possèdent une extension, mais le seul « espace » qu’elles occupent correspond à un champ optique organisé suivant une topique du partes extra partes (telle forme est en dehors de telle autre : des limites les séparent ; telle forme est située de telle manière par rapport à telle autre, au dessus d’elle, etc.). Ce champ est dépourvu d’organisation en profondeur : les formes qui s’y disposent n’exposent pas des objets disposés dans la distance. Il n’y a pas d’interposition, de devant et de derrière. Il n’y a rien qui soit accessible ou au contraire hors d’atteinte. 321 – Rick Grush (1998 ; 2007) me semble avoir développé de manière très convaincante cette idée en lui donnant une assise neuropsychologique. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 223 7/10/14 7:42:23 224 Résistance et tangibilité Les études empiriques précédentes nous éclairent également sur la fonction que le rapport présomptif à la résistance des corps remplit dans le processus de spatialisation. Les études traitant de l’inluence de l’outil sur l’expérience de la distance suggèrent en effet que la possibilité d’exercer une action physique avec celui-ci constitue une pièce essentielle du processus de réorganisation de l’espace ambiant. Que l’usage d’un pointeur laser pour effectuer la tâche de bissection n’entraîne pas l’extension de l’espace péripersonnel observée lorsque le sujet fait usage d’un bâton 322 tend à indiquer que les limites de cet espace sont ixées par la sphère d’inluence physique de l’individu. Est proche ce sur quoi nous pouvons exercer une action mécanique, et par voie de conséquence cela dont nous pouvons éprouver et mettre à proit la résistance. Notons que l’analyse précédente du sens phénoménologique de l’espace s’applique tout aussi bien si l’on considère son organisation réticulaire, qui constitue un autre trait remarquable de son phénomène (voir supra, § 9)323. L’espace ordinaire se présente comme un système articulé de lieux que l’on ne peut parcourir que de proche en proche : certains lieux communiquent, d’autres sont séparés, et un transit par d’autres lieux est nécessaire pour passer de l’un à l’autre. Ces lieux possèdent leur identité (la maison, le bureau, le magasin, le parc, etc.) et sont, pour ainsi dire, compartimentés, mais ils n’en constituent pas moins les maillons d’un réseau unique, et leur situation dans ce réseau contribue à part égale à déinir ce qu’ils sont. Cette topique réticulaire explique que des lieux géographiquement éloignés puissent être rapprochés via les moyens de transport modernes. Comme le note Erwin Straus, « pour l’européen du vingtième siècle, l’Amérique est bien plus proche que pour le navigateur du seizième siècle. L’homme dont la voiture est parquée à la porte de sa maison est plus proche du bureau de poste que le piéton. »324 Cette organisation en réseau détermine le contenu de notre perception. Lorsque nous percevons l’espace environnant, nous avons généralement conscience du lieu où nous nous trouvons, nous savons quels autres lieux constituent le voisinage, et si, com322 – Voir par exemple Berti & Frassinetti (2000). 323 – Husserl (1907), § 59. 324 – Straus (1935), p. 455. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 224 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 225 me il arrive parfois, nous pouvons ignorer où nous sommes, nous savons néanmoins qu’il y a des lieux voisins – tout lieu jouxte d’autres lieux : c’est là une nécessité eidétique – et que parcourir ces lieux inira, de proche en proche, par nous mener à un lieu familier. C’est cette logique réticulaire qui permet au lieu où nous nous trouvons et que nous percevons325 d’assurer une fonction d’exposition vis-à-vis de l’espace considéré dans sa globalité : le lieu où l’on se tient est la manifestation partielle et perspective de l’espace objectif unique et inini, comme les contenus optiques ou tactiles exposent une face de l’objet, et les contenus acoustiques un état du son objectif en train de s’écouler. Ce rapport d’exposition présente ainsi un caractère foncièrement méréologique : le lieu où nous nous tenons est une partie du réseau en lequel consiste l’espace mondial, et c’est à ce titre qu’il l’expose. Chaque lieu constitue une ouverture sur le tout de l’espace objectif, un point d’entrée sur tout le reste, et également une partie de ce tout. Mais insister sur la structure fondamentalement réticulaire de l’espace perçu, dont la forme intègre en quelque sorte les contraintes qui pèsent sur son exploration, ce n’est rien d’autre que rejoindre l’idée que l’espace est un milieu constitutivement parcourable, dont les distances sont ixées par les modalités régissant les procédures de parcours. 38c. La fonction métrique du temps dans la mise en place du gradient de distance L’analyse précédente du phénomène d’espace dénote également son caractère intrinsèquement temporel. Si la distance des choses perçues est déterminée par la portée de notre prise pratique, cela signiie que le temps remplit une fonction métrique dans le processus de spatialisation. L’objet est éloigné dans l’espace dans la mesure où la jouissance pratique que nous pouvons en avoir est différée dans le temps. Percevoir la distance d’un objet – cet arbre dans le lointain, la table de jardin à quelques mètres –, c’est saisir 325 – Si ne pas pouvoir percevoir un lieu sans s’y trouver pouvait autrefois apparaître comme un a priori de notre expérience de l’espace, cette condition a basculé dans l’ordre du contingent depuis que les télécommunications nous permettent de visualiser des lieux à distance. Si nous disposons du matériel, nous pouvons aujourd’hui observer la surface de la lune, comme si nous y étions, depuis notre canapé. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 225 7/10/14 7:42:23 226 Résistance et tangibilité s’il est immédiatement intégrable dans nos schèmes d’activité, et, plus généralement, apprécier l’ampleur de sa soustraction à cette immédiateté ; c’est le considérer depuis sa disponibilité ou son indisponibilité présente326 . La distance perçue est dès lors comme l’intuition d’une durée igée à même l’organisation du monde apparaissant. Ce temps n’est toutefois pas le temps des horloges, le temps objectif où chaque minute dure soixante secondes et pas une de plus. Il s’agit d’un temps des procédures, qui se mesure à la complexité des actions et est proportionné à l’effort qu’il faut fournir. L’accès à tel objet exige une action plus ou moins complexe de parcours de la distance. C’est à cette temporalité de l’action que la distance est mesurée. Straus le note très justement : « La distance objective qui me sépare du sous-main et de l’encrier qui se trouvent sur mon bureau est sans doute différente pour ces deux objets, mais leur proximité est égale s’il m’est possible de les saisir d’un mouvement de main. »327 Un bémol doit cependant être apporté à ce propos. À analyser notre expérience de la distance dans différentes situations, on ne peut légitimement tenir que deux objets se trouvent « à égale distance » dès lors que la procédure pour attendre chacun est assimilable en termes de complexité et de durée. En termes de durée d’action, je suis autant « éloigné » du fauteuil à bascule à l’autre bout du salon que de la télévision, que je ne peux atteindre qu’en contournant la table basse. Il faudrait autant de temps pour atteindre chacun, et la procédure de contournement nécessaire pour accéder à la télévision exigerait une dépense d’énergie et un effort d’attention plus importants que pour accéder au fauteuil, qui peut être atteint en ligne droite. Pourtant, visuellement, la distance qui me sépare de la télévision est moins importante que celle qui me 326 – Cette conception de l’espace est développée par Heidegger dans Être et temps : pour la rationalité ordinaire, l’objet est lointain dans la mesure où il n’est pas immédiatement disponible, et c’est la portée des objets dans l’usage que nous en faisons qui décide de la distance à laquelle ils apparaissent. Si j’utilise cet arbre situé à plusieurs centaines de mètres comme point de repère pour m’orienter lors d’une promenade, cet arbre sera en un sens bien plus proche de moi que ce rocher à quelques mètres auquel je ne prête aucune attention et qui se fond dans l’arrière-plan de la situation. Voir Heidegger (1927), § 22-§ 24. 327 – Straus (1935), p. 455. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 226 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 227 sépare du fauteuil. « Objectivement », la télévision est plus proche que le fauteuil. Mais que signiie ici « objectivement » ? Dans ce type de situation perceptive, l’objectivité de la distance réfère avant tout à une procédure de parcours idéalisé. Pour juger de la distance de tel objet, la perception fait jusqu’à un certain point abstraction des contournements et détours qu’imposerait un déplacement effectif jusqu’à l’objet : elle réléchit pour ainsi dire en ligne droite. C’est donc bien le temps qu’il faudrait pour accéder à l’objet qui en ixe la distance, mais cette action a un caractère abstrait : elle fait comme si la route jusqu’à l’objet était toujours libre. Le temps qui sert de tissu à l’espace phénoménal n’est pas non plus identiiable à un simple temps à venir. On a pris l’habitude, depuis les analyses de l’espace proposées par Heidegger dans Être et temps, de référer à l’avenir ce temps spatial, car il s’agit d’un temps qui n’a pas encore eu lieu, un temps qui vient toujours après le maintenant de notre expérience. Erwin Straus note par exemple : « Le là de l’éloignement est l’endroit auquel je ne suis pas encore arrivé, l’endroit qui se trouve là devant moi qui suis un être en devenir, me dirigeant et me mouvant moi-même. […] Ce que je vois dans la distance, ce que je perçois comme proche ou éloigné se trouve devant moi à la façon d’un but, plus exactement à la façon d’un but situé dans le futur. »328 Mais d’une part, le temps de parcours auquel l’éloignement des choses réfère a un caractère contrefactuel : c’est le temps que l’on mettrait si l’on se rendait jusqu’à l’objet. Ce parcours n’est pas appréhendé comme à venir (comme lorsqu’on anticipe le temps que l’on va mettre pour atteindre le lieu vers lequel on se dirige), mais uniquement comme possible. Plus précisément, l’action en question est disponible, il s’agit d’une potentialité de notre champ comportemental qui confère à l’environnement le caractère d’un espace praticable. D’autre part, le temps que matérialise le gradient spatial réfère tout aussi bien à un temps ayant déjà été pris par le passé. C’est en effet à travers la répétition des actes de parcours que le temps nécessaire pour accéder aux choses progressivement étire les distances329. Cette fois encore, ce temps passé n’est cependant pas le 328 – Straus (1935), p. 456. 329 – L’idée que c’est par la pratique concrète des distances que nous apprenons à percevoir visuellement ces distances demanderait bien entendu une Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 227 7/10/14 7:42:23 228 Résistance et tangibilité passé daté de l’histoire, le passé événementiel dont on possède le souvenir, fut-il obscurci par les années. C’est d’un passé anonyme, pour reprendre un terme cher à Merleau-Ponty, qu’il s’agit ici : c’est bien plus un passé de l’habitude et de la répétition, qu’un passé du hier ou de l’autrefois. Il est sans conteste du côté du « ça a été », mais il est sans époque. § 39. La mécanique de constitution du schème sensible et la rationalité performative Il faut tirer les conclusions des analyses précédentes dans ce qu’elles ont de plus radical. Si la synthèse d’identité repose sur l’installation de la chose dans l’espace (cf. § 37), et si l’opération de spatialisation consiste à inscrire l’objet dans un gradient d’atteignabilité (cf. § 38), il devient illégitime de tenir la couche du schème sensible – donc le phénomène d’objet abstraction faite de toute évaluation d’ordre pratique – comme fondatrice de la chose matérielle telle qu’elle fait sens dans la rationalité ordinaire, avec les prédicats pratiques qui lui reviennent. Nous l’avons vu, Husserl prétend bien que c’est à travers l’opération de spatialisation que se réalise la synthèse qui permet aux contenus qualitatifs d’exposer un schème qui, au stade de l’appréhension réalisante, expose une res materialis. Mais il afirme également que la constitution du schème se réalise indépendamment de toute perspective pratique : les signiications d’ordre performatif procèdent d’une prédication ne pouvant se réaliser que si la couche de la réalité matérielle est déjà constituée. Le référentiel qui permet d’installer le schème sensible dans l’espace est centré légitimation phénoménologique. Nous ne pouvons ici en fournir que la principale ligne argumentative. Les choses qui apparaissent dans l’expérience visuelle se disposent toujours à plus ou moins grande distance : un intervalle les écarte de notre corps. Et cet intervalle est lui-même figuré visuellement, le cas échéant à titre d’espace vide. Or, ce vide, c’est précisément ce que notre corps parcourt dans l’ambulation et le geste. Lorsque nous nous déplaçons jusqu’à un objet, nous résorbons progressivement le vide – perceptible visuellement – qui nous sépare de cet objet. La perception visuelle de la distance peut ainsi s’expliquer par une sorte de traduction des intervalles figurés dans le champ optique en termes de temps de parcours. La distance manifestée visuellement correspondrait dans cette mesure en la figuration instantanée du temps nécessaire pour la couvrir. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 228 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 229 sur le point zéro du corps propre, mais ce référencement ne fait intervenir aucune perspective performative sur l’objet. Husserl prétend donc concilier l’idée (i) que le mode d’apparition du schème sensible engage un positionnement dans l’espace et un ensemble de références au corps propre compris comme centre de perspective, point zéro des apparitions330 , et l’idée (ii) que les mécanismes impliqués dans sa constitution opèrent sans intégrer les principes de rationalisation engagés dans le rapport performatif au monde, de sorte que le schème sensible peut continuer à apparaître alors même que toute référence à ces principes (les prédicats d’ordre pratique dans le vocabulaire de Husserl) a été neutralisée. Or, c’est précisément cette conciliation qui s’avère impossible. Si le processus de synthèse qui offre au schème sensible d’apparaître engage véritablement l’installation de l’objet dans l’espace, on ne peut soutenir que le schème sensible procède de mécanismes de constitution œuvrant sans convoquer aucune perspective pratique sur cela qui apparait. C’est donc la prétention de Husserl à réduire le phénomène de Lebenswelt à sa couche spatiochosique, alors que l’attitude d’habitation et les valuations d’ordre performatif se trouvent neutralisées, qui est ici contestable. À moins de parvenir à adopter une attitude dans laquelle l’objet perd non seulement sa substantialité, mais encore son individualité, pour se dissoudre en un lux d’apparitions non uniiées (c’est-à-dire n’étant pas appréhendées dans une synthèse d’identité), les « prédicats de la sphère pratique » ne sont pas neutralisables. La raison en est toute simple : ces « prédicats », ou, pour être plus exact, cette appréhension des apparences dans un horizon performatif, constitue justement un type de rationalisation des phénomènes qui permet la synthèse d’uniication331, qui la motive. 330 – Husserl (1952), § 32, pp. 185-186 [pp. 127-128]. 331 – Rappelons que, pour Husserl, l’unification est la forme fondamentale de la synthèse (Husserl, 1950, p. 87), la synthèse constituant elle-même l’opération primaire sur laquelle repose la structure intentionnelle de la conscience, en tant que toute conscience est conscience de quelque chose, et que ce quelque chose (l’objet intentionnel) a toujours « la forme d’une unité identique des modes de la conscience » (Husserl, 1950, p. 86). Cette thèse fondamentale doit être comprise en référence au caractère temporel de la conscience et du phénomène : parce que le phénomène est pris dans le temps, la visée d’un Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 229 7/10/14 7:42:23 230 Résistance et tangibilité Réléchissons-y. Pourquoi un regard désintéressé – s’il est vraiment et radicalement désintéressé – opérerait-il une synthèse d’uniication ? Pourquoi appréhenderait-il la séquence d’apparitions qui s’écoulent dans ce que Husserl appelle le lux héraclitéen, comme présence d’une chose permanente orientée de telle manière par rapport à son corps ? Au fond, c’est là un des grands acquis de la réduction même que Husserl propose : pour un pur regard déconcerné, il n’y a aucun motif d’opérer la synthèse 332 . Le désinvestissement performatif qui accompagne l’épochè implique la dissolution de la structure de chose, la conversion de son phénomène en un lux d’apparences que rien n’impose d’uniier. C’est avec la vie pratique et les modalités de rationalisation qui lui sont propres que la synthèse d’objet en vient à être motivée, et à se faire indispensable, pour ainsi dire. L’idée, avancée dans Ideen II, que la chose spatiale peut continuer d’apparaître comme schème sensible alors que l’infrastructure d’intérêts qui supporte les opérations de valuation pratique a été neutralisée, s’avère donc illégitime. Il ne s’agit pas d’une possibilité eidétique. Le rapport à la chose apparaissante, fût-elle réduite à la structure d’apparition du schème sensible, continue d’être subordonné aux principes de valuation issus de la vie pratique, et reste intégralement tributaire de sa rationalité. La constitution du schème sensible engage son installation dans l’espace égocentrique, son appréhension en tant que situé là vis-à-vis de l’ici de notre corps, cette référence fût-elle implicite. Et cette installation dans l’espace est déjà par elle-même une certaine mise en jeu de la rationalité performative, et réfère comme telle aux intérêts pratiques du sujet et aux capacités et technè qui sont les siennes. C’est quelque chose que l’analyse du phénomène de champ d’occupation conduite dans le premier chapitre déjà avait montré. Dans le comportement ordinaire d’habitation de l’espace, l’appréhension de la situation spatiale des objets ne peut en aucune façon être identiiée à une prise de connaissance d’abord coupée quelque chose présuppose sa persistance comme même dans le devenir, et au moins son maintien pendant la durée de l’acte qui le vise. Parce que tout étant est dans le temps, il doit gagner son caractère d’individu en surmontant l’altération constante du flux. 332 – Husserl (1954b), § 28, pp. 119-120. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 230 7/10/14 7:42:23 le Phénomène de coRPs et la Rationalité PeRfoRmative 231 de toute implication sur la praxis, les horizons pratiques que la situation ouvre et conigure. Au contraire, c’est toujours à travers l’anticipation des contraintes que la présence des objets fait peser sur le champ de possibilités qui s’ouvre à nous, donc à travers un rapport de rivalité avec les autres corps, que nous percevons leur situation spatiale. Et en déinitive, c’est uniquement parce que l’occupation de l’espace est constamment pour nous un enjeu, parce que nous avons conscience d’avoir un corps qu’il nous faut caser quoi que nous décidions et fassions, que des corps articulés par des espaces vides se manifestent à nous. L’infrastructure spatiochosique du monde qui apparait dans la perception fait contrepoint à notre conscience d’être un corps et de voir, à ce titre, notre champ de possibilités constamment coniguré et circonscrit par les corps qui nous environnent. Pour un œil esprit, un être qui ne serait pas essentiellement préoccupé par un corps qui l’encombre et le situe, jamais les lux d’apparences ne pourraient s’uniier en un objet matériel, perdurant et se maintenant inchangé, et se montrant de différentes perspectives. Une telle perspective sur le quid des apparitions serait tout bonnement immotivée. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 231 7/10/14 7:42:23 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 232 7/10/14 7:42:23 CHaPiTRe iii L’exPÉRienCe de La feRMeTuRe du PossibLe dans L’affRonTeMenT de La RÉsisTanCe des CoRPs Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 233 7/10/14 7:42:24 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 234 7/10/14 7:42:24 235 § 40. objet du chapitre Nous avons vu dans les précédents chapitres que notre expérience ordinaire des corps implique une appréhension des contraintes que ces corps exercent sur notre champ de possibilités pratiques. Se manifester sous le régime phénoménologique des corps, c’est revendiquer l’occupation d’un secteur de l’espace, une zone où nous ne pouvons être, et c’est dans cette mesure conigurer ce que nous pouvons faire et ne pas faire. Le phénomène de corps entretient ainsi une connexion essentielle avec le possible. Un corps, c’est d’abord et avant tout un impossible dans notre champ d’occupation. Et c’est parce que notre perception tend spontanément à donner sens à ce qui est en le référant à ce qui peut être, que des corps cristallisent dans le champ phénoménal. Il ne pourrait y avoir de corps si notre expérience se trouvait cantonnée à l’être de fait, si nos sens nous délivraient un simple instantané de la réalité environnante, s’ils ne considéraient le présent depuis les opportunités d’avenir. Jusqu’ici, nous avons surtout appuyé cette proposition sur l’analyse du rapport présomptif à la résistance, tel qu’il est à l’œuvre dans la présentation visuelle de l’environnement. Les analyses du phénomène de résistance et de schème dynamesthésique proposées dans le précédent chapitre ont fourni une première description de la mécanique intentionnelle qui sous-tend notre expérience des corps dans le contact, en nous montrant que l’expérience directe de la résistance des corps n’altère pas le sens qu’ils présentent dans des régimes d’expérience indirects. Dans le toucher comme dans la vision, c’est à titre de secteurs de l’espace occupés que les corps se signalent à nous. Ainsi n’y a-t-il pas de rupture ou de saut ontologique quand on passe d’un rapport indirect à la résistance des corps à un rapport d’affrontement direct, où la résistance est donnée de manière actuelle, sous le régime du fait, et non plus de manière présomptive, à titre de pure possibilité. Cependant, nous l’annoncions dès l’introduction générale de l’ouvrage (cf. § 8), l’expérience d’une confrontation directe à la résistance des corps n’est pas réductible à l’actualisation pure et simple de possibilités existant de manière latente et virtuelle dans le rapport présomptif que ménage la vision. Si les possibilités que potentialisent (ou neutralisent) la présence des corps sont Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 235 7/10/14 7:42:24 236 Résistance et tangibilité appréhendées de manière présomptive dans les régimes d’expérience indirects, elles ne cessent en aucune façon de réguler notre compréhension des phénomènes dans l’affrontement direct de la résistance. D’une part, (i) c’est bien la disposition de l’objet à résister aux tentatives de pénétrer son espace ou par exemple d’être soulevé de terre qui se manifeste : nous rencontrons une force qui s’actualise et nous montre ce dont elle est capable. D’autre part, (ii) la résistance présuppose, en vertu de sa teneur phénoménale la plus propre, une dynamique protentionnelle qui engage un rapport au possible : elle renvoie à une force qui aspire à se développer. Cette force est protendue vers un accomplissement, et c’est cette protention qui rend possible l’appréhension des perturbations dynamiques que son déploiement rencontre sous le régime de la résistance, de la contrariété, du ne-pas-pouvoir. Ce sont les éléments phénoménologiques qui soutiennent cette proposition qu’il s’agit à présent d’exposer. Il convient de produire une analyse du rapport de confrontation directe à la résistance capable de faire ressortir les structures essentielles de son phénomène, ainsi que la légalité qui préside à sa constitution. Pour ce faire, nous commencerons par revenir sur l’analyse du phénomène de résistance entreprise dans le précédent chapitre, pour nous focaliser sur la composante phénoménale qui en constitue pour ainsi dire le noyau, à savoir le phénomène d’obstruction motrice, l’expérience du blocage de notre corps. C’est seulement une fois réalisé cet examen que nous en viendrons à la question de l’expérience proprement énergétique de la résistance (la dynamesthésie) en orientant nos analyses sur sa composante intensive, composante qui apparait de manière particulièrement manifeste dans l’expérience du poids, que nous analyserons en détail : les charges manipulées sont plus ou moins lourdes, elles ne peuvent être soumises qu’au prix d’un effort plus ou moins important. Or, nous tâcherons de le montrer, c’est précisément à travers cette dimension intensive que nous prenons conscience de nos capacités : en percevant ce qu’il nous en coûte de soumettre la résistance du réel, nous situons ce réel sur une échelle où nos capacités de production de force remplissent une fonction métrique. La consommation de nos forces dans l’effort – donc notre capacité à nous épuiser – est la modalité essentielle par laquelle nous avons conscience du possible lorsque nous affrontons la résistance des corps. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 236 7/10/14 7:42:24 237 ix. Le RaPPoRT PRoTenTionneL au PossibLe dans L’exPÉRienCe de L’obsTRuCTion MoTRiCe Une psychologie du sens tactile ne saurait être instaurée en l’absence du concept de limite. Cependant il est impossible de penser la limite sans penser en même temps ce qui se situe au-delà de celle-ci et on ne peut avoir l’expérience vécue de la limite que si l’on est orienté dunamei au-delà de cette limite. E. Straus, Du sens des sens, 1935, p. 453. § 41. L’obstruction motrice et la perception de la matérialité des corps L’« être bloqué par » – le « ne pas pouvoir pénétrer » ou le « ne pas réussir à avancer » – est un moment essentiel du phénomène de résistance sur lequel repose la constitution haptique de la matérialité des corps. C’est à travers l’expérience de cette limitation qu’une occupation adverse se manifeste dans le toucher. Toucher un corps, c’est toujours percevoir la manière dont notre corps se trouve arrêté par les frontières d’un autre corps. Quand nous faisons pression sur un objet pour le déformer ou le déplacer, ou nous contentons de le saisir, nous percevons que notre main est bloquée tout contre sa surface. Et c’est au niveau même où la surface impénétrable fait obstruction que nous pouvons exercer de la force et agir. À l’inverse, nous sommes sans prise sur les structures qui ne sont pas capables de bloquer notre corps, ou dont le pouvoir d’obstruction est lâche, comme l’air et les milieux liquides. Leur absence de solidité les soustrait à notre emprise, des artiices sont nécessaires pour les manipuler. Bien entendu, le blocage pur et simple de notre corps n’est pas toujours de mise dans le commerce haptique. Constamment nous déplaçons, actionnons, déformons, soulevons, transportons des Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 237 7/10/14 7:42:24 238 Résistance et tangibilité objets. Mais cela ne signiie pas que l’obstruction n’intervient pas. D’une part, (i) notre corps reste constamment bloqué à la surface des corps que nous manipulons. Vaincre l’inertie d’un corps ou sa résistance à la déformation en le contraignant à changer de lieu ou de forme n’implique pas l’annulation de son impénétrabilité. Cette résistance que les corps nous opposent est, comme disait Maine de Biran, invincible : non pas au sens où il n’est pas en notre pouvoir de la vaincre, comme si nous manquions pour cela de force. Mais parce que vaincre cette résistance, ce serait annuler ce qui fait que les corps sont des corps. C’est d’une impossibilité de droit, non de fait, qu’il s’agit ici : un corps doit circonscrire une zone de résistance pour apparaître comme un corps, c’est sa sémantique qui l’exige. Ensuite, (ii) même lorsque nous surmontons le blocage de notre organe moteur par le développement d’une puissance motrice appropriée, l’obstruction continue de réguler notre expérience de manière en quelque sorte négative. Dans la motricité volontaire, le mouvement de notre corps a toujours le sens d’une stagnation surmontée. Et lorsque nous déplaçons un objet, la résistance qu’il manifeste, le fait qu’il nous en coûte de le tirer de son inertie pour le changer de lieu, réfère à l’obstruction comme à une possibilité susceptible à tout instant de se réaliser. Il sufirait que ces forces que nous investissons dans le commerce se tarissent. Ainsi la résistance qu’oppose l’objet, et la nécessité corrélative de devoir consommer nos forces pour le contraindre à changer de lieu (ou le déformer ou le rompre), nous rappelle-t-elle constamment que notre mouvement est gagné contre une tendance plus ancienne à l’immobilité et à la persistance, dont l’action est à cet instant neutralisée, mais qui n’en reprendra pas moins ses droits tôt ou tard. Parce que toute action se fait au prix d’une certaine fatigue, qu’il faut s’épuiser pour mettre en mouvement les corps et imprimer du changement, l’obstruction est une possibilité qui jette constamment son ombre sur le commerce, et est pour ainsi dire consubstantielle à l’expérience de la motricité. § 42. structure et moments essentiels du phénomène d’obstruction motrice Pour appréhender le phénomène d’obstruction motrice, soit la perception que quelque chose bloque la progression de notre corps dans l’espace, dans ses moments constitutifs et ses conditions de Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 238 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 239 possibilité du côté de la mécanique intentionnelle, il peut être utile de distinguer deux situations : (a) la situation de contact passif avec un objet solide, où l’impénétrabilité est perçue sans qu’une force de pression volontaire soit exercée, et (b) la situation de contact actif, où une force de pression est exercée contre l’enveloppe de l’objet par la mise en marche volontaire (et pour le moins endogène) de l’appareil musculaire. Chacune de ces situations a pour particularité de faire saillir certaines des composantes impliquées dans le phénomène d’obstruction. Leur étude conjointe peut pour cette raison en faciliter l’analyse. 42a. Les constituants du phénomène d’obstruction passive. Le schéma corporel et la spatialisation Soit une situation de contact passif : nous sommes en contact avec un objet solide, mais n’exerçons aucune force de pression volontaire sur sa surface. Nous sommes par exemple adossés à un mur et nous reposons de notre propre poids. À n’en pas douter, nous percevons dans ce cas la solidité et l’impénétrabilité du mur, ainsi que la pression de notre corps contre sa surface. Une surface solide bloque notre corps et nous procure un soutien postural. Simplement, la pression exercée ne résulte pas du développement d’une force musculaire, elle n’est que l’effet passif de la pesanteur et de la densité de notre corps. Comment pouvons-nous percevoir que notre corps est en contact avec une structure impénétrable dans cette situation ? Un ressort essentiel de l’expérience passive de la résistance est la conscience de la position de notre corps dans l’espace : sa posture d’ensemble et la position relative de ses différentes parties. Nous possédons ce qu’on appelle depuis Head & Holmes (1911) un « schéma corporel », qui nous permet d’avoir conscience, même dans l’obscurité, de la position dans laquelle nous nous trouvons333. Le schéma corporel consiste, comme le suggère son 333 – Le schéma corporel est généralement défini comme une représentation de la manière dont le corps se trouve disposé dans l’espace, principalement issue de l’intégration des informations somatosensorielles (signaux tactiles et proprioceptifs), visuelles et vestibulaires (voir par exemple Gallagher, 1986, 2000 ; Gallagher & Cole, 1995 ; Coslett, 1998 ; Maravita & Iriki, 2004). Comme le faisaient remarquer Pick (1908) et Head & Holmes (1911), l’existence du schéma corporel est essentielle pour expliquer nos performances motrices ordinaires. La rapidité et la précision d’un geste comme se saisir d’une tasse Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 239 7/10/14 7:42:24 240 Résistance et tangibilité nom, dans un simple cadre : il s’agit d’un système d’organisation de contenus qui, s’il n’est pas alimenté, est absolument vide. Si, pour une raison ou une autre, le lux de sensations somatosensorielles est interrompu, par exemple sous l’effet d’un anesthésiant local, notre conscience de la position de notre corps dans l’espace se trouve purement et simplement neutralisée. Le schéma corporel soutient l’expérience que nous avons de la position de notre corps dans l’espace, mais il contribue également à l’action localisatrice que réalise notre épiderme lors d’un contact ou d’une déformation de nos tissus. Imaginons que l’on se tienne debout dans une pièce, dans l’obscurité, et que quelque chose fasse pression sur une partie quelconque de notre corps. Immédiatement, le complexe formé par les sensations de pression, température, déformation cutanée et musculaire, va être l’objet d’une appréhension objectivante investissant les contenus en question d’une fonction d’exposition. Les contenus somatosensoriels matérialisent un événement de contact localisé sur telle partie de notre corps : nous percevons que quelque chose exerce une pression sur notre épaule, notre nuque ou notre jambe. Quelque chose exerce une pression, c’est-à-dire : une structure objective fait pression sur notre corps. L’expérience de la pression s’accompagne de la contraposition d’un terme désigné comme cela qui exerce la pression. Dans l’expérience passive du contact, intervient ainsi un premier processus d’objectivation : un objet en contact avec notre corps, situé dans l’espace et doté, à l’instar de n’importe quel corps, de telles ou telles propriétés matérielles, est contraposé. Cette contraposition se réalise dans l’espace égocentrique et repose sur la nature fondamentalement bipolaire des contenus somatosensoriels, qui exposent aussi bien notre corps que l’objet avec lequel nous sommes en contact. Lorsque notre corps fait pression sur un autre corps, nous ne sentons pas seulement la déformation de notre épiderme, mais nous percevons également les propriétés de ce corps. À travers les sensations de pression et de température, de café en lisant le journal, le fait qu’il puisse être fait sans prêter attention à la position des parties du corps impliquées, suggère qu’une telle représentation est continuellement disponible et embrayée sur le système moteur, en somme que le corps sait constamment où il en est, sans que ce savoir ait besoin de faire l’objet d’un rendu conscient. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 240 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 241 c’est la rigidité de l’objet, sa texture ou le matériau dont il est fait, qui apparaissent. Cette aptitude passive à localiser les structures avec lesquelles nous sommes en contact n’est pas seulement médiatisée par les sensations issues de la déformation de notre épiderme, elle engage également les structures profondes du schéma corporel, sur lesquelles repose la conscience posturale. Deux sous-systèmes, travaillant en synergie, peuvent à ce titre être distingués au sein du schéma corporel : (a) un schéma d’enveloppe, qui prend en charge toute la gamme d’expérience somatosensorielle associée à la peau et aux tissus sous-cutanés, qu’il s’agisse de l’expérience de la température, de la déformation, pression, étirement, de la brûlure ou de la douleur ; (b) un schéma profond, régi par la biomécanique de notre squelette, et responsable de l’expérience posturale. Par le schéma d’enveloppe, nous percevons que telle ou telle zone de notre corps est en contact avec telle structure extérieure. Par le schéma profond, nous avons conscience de notre posture, c’està-dire de la manière dont les différents segments de notre corps sont orientés les uns par rapport aux autres, et de la situation d’ensemble de notre corps dans l’environnement, notamment son orientation par rapport à la verticale gravitaire – si nous sommes assis, debout ou allongés, si nous nous tenons courbés ou droits, etc. Mais ces deux schémas ne travaillent pas de manière indépendante. Notre expérience d’un contact local est toujours encapsulée dans une perception globale de la situation de notre corps. L’arrière-fond postural est co-perçu, à la manière de l’arrière-plan dans l’expérience visuelle. Dans le contact passif, notre conscience de la résistance des corps présente par ailleurs un caractère protentionnel et performatif. La résistance n’est pas perçue à titre de prédicat d’un objet et in abstracto relativement à ses implications en termes de potentialités performatives. Sentir l’impénétrabilité de la structure sur laquelle nous sommes appuyés, c’est tenir pour acquis la disponibilité du champ comportemental potentialisé par cette impénétrabilité, et compter avec la neutralisation des possibilités dont la présence de cette structure empêche ou diffère la réalisation, en premier lieu la possibilité de pénétrer l’espace qu’elle occupe. Ainsi l’expérience passive de la résistance implique-t-elle un véritable engagement à l’égard du possible. Et elle présente une sorte Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 241 7/10/14 7:42:24 242 Résistance et tangibilité de contrefactualité inversée (voir infra, § 44) : elle ne considère pas ce qu’un passé ayant déjà eu lieu aurait pu être, mais réfère une situation présente – un ensemble d’états de choses qui sont le cas – à ce qu’elle peut (et ne peut pas) devenir. Les considérations précédentes sur la fonction de l’expérience posturale sont à comprendre dans ce cadre : percevoir la résistance du mur auquel nous sommes adossés, c’est d’une part (i) avoir conscience du rôle que remplit cette résistance dans l’aménagement de notre équilibre postural – elle nous soutient, nous nous reposons sur elle ; c’est d’autre part (ii) savoir à quoi nous en tenir si nous décidons d’en changer, quelles opportunités cette résistance rend disponible : nous pouvons prendre appui sur le mur pour d’un coup d’un rein nous en détacher, etc. Notons que la situation de contact passif montre clairement que nous n’avons pas besoin d’être engagés dans une procédure active d’interaction avec les corps pour faire l’expérience de leur résistance, percevoir qu’ils empêchent notre corps de progresser plus avant dans l’espace. Cette précision est importante, car depuis que la psychologie s’est mise en devoir de théoriser le toucher sans le dissocier de ses composantes motrice et ergotique – sous la notion d’haptique334 –, on tend à faire de l’activité une condition de possibilité de la perception des corps, voire une condition de possibilité de la perception tout court. Pareille afirmation ne résiste pas à un examen phénoménologique, même rudimentaire, de l’expérience haptique. Nous n’avons pas à nous mouvoir activement et à exercer de la force pour faire l’expérience de la résistance : même lorsque nous sommes totalement passifs, nous percevons la résistance des corps avec lesquels nous sommes en contact, nous percevons que leur surface bloque notre chair. Quiconque voudrait nier cela irait contre les faits. 334 – Revesz (1934, 1950) ; Gibson (1962, 1966). « The sensibility of the individual to the world adjacent to his body by the use of his body will here be called the haptic system. The word haptic comes from a Greek term meaning ‘able to lay hold of ’. It operates when a man or an animal feels things with his body or its extremities. It is not just the sense of skin pressure. It is not even the sense of pressure plus the sense of kinesthesis. […] The haptic system, then, is an apparatus by which the individual gets information about both the environment and his body. He feels an object relative to his body and the body relative to an object. » (Gibson, 1966, p. 97). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 242 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 243 C’est donc également une erreur, systématique dans la tradition philosophique – qu’il s’agisse de Descartes, Locke, Condillac, Maine de Biran, Spencer, Bergson, Dilthey, Scheler ou Jonas –, que de suspendre le phénomène de résistance à l’exercice de l’effort et à la motricité volontaire. L’expérience de la résistance, par exemple l’expérience de l’impénétrabilité d’une surface, est l’expérience d’une contrainte sur le déploiement du mouvement ou expérience d’un « ne pas pouvoir » délimité spatialement. Ce « ne pas pouvoir » est perçu, même lorsque nous n’exerçons aucune force de pression active contre l’enveloppe des corps. Dans le contact passif, les sensations somatosensorielles exposent déjà un objet matériel dans lequel notre corps ne peut pénétrer. Et la disposition de cet objet à ne pas laisser pénétrer en lui d’autres corps – sa force passive, comme l’appelait Leibniz – s’exerce dans cette situation ; elle est à l’œuvre, exactement comme elle est à l’œuvre lorsque nous faisons volontairement pression contre son enveloppe pour apprécier sa rigidité ou le déformer. La perception passive des propriétés matérielles est sans doute moins « précise » que lorsque nous conduisons une procédure d’exploration active, palpons l’objet et baladons nos mains sur son enveloppe335. Mais seule une différence de précision distingue ces deux régimes d’expérience. Dans la modalité passive, la résistance que l’objet oppose à notre corps est perçue (et non seulement anticipée), exactement comme elle l’est dans la modalité active ; et c’est bien la résistance de l’objet qui est perçue, cette même résistance que l’on perçoit lorsque l’on exerce une force de pression volontaire contre sa surface. 42b. Les constituants du phénomène d’obstruction active. L’effort et l’emboîtement des référentiels spatiaux Quelle différence y a-t-il à présent entre la situation d’expérience passive de la résistance et la situation de contact actif où nous exerçons une force de pression contre l’enveloppe d’un corps ? L’expérience du contact actif s’établit pour l’essentiel sur les mêmes principes que le contact passif, mais plusieurs composantes qui font défaut à la situation passive la singularisent : (a) la perception du caractère volontaire de l’action qui suscite la résistance de l’ob335 – Voir par exemple Brodie & Ross (1984) ; Goodwin & Wheat (1992). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 243 7/10/14 7:42:24 244 Résistance et tangibilité jet, le sentiment que nous en sommes l’initiateur, la déclenchons et l’orchestrons par la force de notre volonté, et pouvons l’interrompre quand il nous plaît ; (b) l’impression de produire un effort plus ou moins important, c’est-à-dire d’investir une part plus ou moins grande de nos ressources dans l’opération (voir § 50 sqq.) ; (c) l’expérience d’une mise en branle de la machinerie corporelle, via les sensations de contraction et de tension musculaire ; (d) l’expérience d’une corrélation entre, d’un côté, l’effort exercé et le travail mécanique développé par l’appareil moteur, et, de l’autre, les effets périphériques de cette action, en premier lieu la pression cutanée au niveau de la zone de contact. Plus la pression que l’on exerce est importante, plus notre chair s’écrase contre la surface de l’objet. À partir d’un certain degré de pression, la tension qui traverse notre musculature semble se rétro-propager de la zone de contact à l’ensemble de la chaine articulatoire mobilisée dans l’acte : la tension remonte des doigts faisant pression contre l’objet à l’avant-bras puis l’épaule, jusqu’à impliquer les muscles pectoraux. Si nous faisons pression plus fortement encore et soutenons l’effort, notre corps peut être animé de tremblements, etc. Tous ces moments sont impliqués dans l’expérience que nous faisons de l’impénétrabilité et par exemple de la rigidité de l’objet avec lequel nous sommes en contact. Et tous contribuent, quoique de manière différente, à la certitude, dans laquelle nous vivons alors, que notre corps est bloqué par un objet extérieur. Intervient notamment ici une structure d’emboîtement entre les différents moments de l’expérience. Si l’on appuie avec la main contre un objet rigide, (a) l’expérience cutanée d’un contact local avec la surface de l’objet est encapsulée dans (b) une perception plus globale de la main et du bras faisant pression contre l’objet, qui se trouve elle-même encapsulée dans (c) une perception de la coniguration générale de notre corps, sa posture et sa dynamique occurrente. C’est cette intégration qui nous permet de percevoir que notre main est bloquée contre la surface de l’objet, qu’elle n’avance pas dans l’espace, conserve la même position en dépit de l’effort moteur investi : faisant pression contre la surface rigide, notre bras légèrement léchi ne se détend pas – l’angle au niveau de notre coude reste le même –, mais se crispe sous la pression. Le phénomène d’obstruction motrice s’alimente ainsi à l’expérience de notre incapacité à faire passer notre corps d’une conigura- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 244 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 245 tion A à une coniguration B : la coniguration est comme gelée par la présence de l’objet. Tout au moins, elle l’est dans une certaine mesure, car faisant pression sur l’objet, nous ne sommes pas totalement bloqués – auquel cas nous ne pourrions probablement rien percevoir –, notre main se déforme, nos doigts commencent à plier, etc. La situation est toutefois plus complexe encore, car cette perception de la coniguration du corps, sa posture d’ensemble et la position relative de ses parties, est elle-même encapsulée dans (d) une perception globale de la situation de notre corps dans l’environnement. L’ancrage des pieds au sol remplit à cet égard une fonction décisive, ainsi que la perception vestibulaire de notre orientation par rapport à la verticale gravitaire. Alors que nous exerçons une force contre un objet qui fait obstruction, nous ne percevons pas seulement que notre corps est dans telle posture et telle orientation. Nous percevons que notre corps est dans telle posture et telle orientation dans le monde, et par rapport aux axes de coordonnées fondamentaux ixés par le sol et la gravité. C’est ce système, considéré dans sa globalité, qui permet aux vécus musculaires et aux vécus de déformation cutanée d’exposer (contraposer) un objet solide qui bloque notre corps. § 43. Addendum. Les enseignements de la paralysie et de la désafférentation Des observations sur des patients affectés de troubles sensorimoteurs appuient l’idée que l’expérience de l’obstruction dans le contact actif, de même que le sentiment d’exercer un effort pour surmonter une force de résistance, sont tributaires de la perception de la position de notre corps et nécessitent de pouvoir représenter les actions que nous initions dans des termes moteurs, donc spatiaux. Chez les patients souffrant d’hémiplégie motrice pure, les tentatives de se mouvoir ne s’accompagnent pas de l’expérience d’une résistance du corps, ou du sentiment d’exercer un effort 336 . Tant que la paralysie est totale, les patients ont le sentiment d’une interruption entre leur volonté motrice et leur corps, comme si leurs tentatives de se mouvoir devaient rester purement mentales. 336 – Mach (1906) ; Brodal (1973) ; Gandevia (1982) ; Rode et al. (1996). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 245 7/10/14 7:42:24 246 Résistance et tangibilité L’expérience de la résistance et de l’effort ne réapparait qu’avec le rétablissement de la capacité de mouvement. Dès lors qu’ils recouvrent, fût-ce minimalement, la capacité de contracter leurs muscles, l’activité motrice s’accompagne d’une sensation d’effort intense et les membres sont perçus comme de lourdes masses. Le témoignage du philosophe et physicien Ernst Mach, victime d’un semblable épisode de paralysie, est particulièrement édiiant : « I was in a railway train, when I suddenly observed, with no consciousness of anything else being wrong, that my right arm and leg were paralysed; the paralysis was intermittent, so that from time to time I was able to move again in an apparently normal way. After some hours it became continuous and permanent, there also set in an affection of the right facial muscle, which prevented me from speaking except in a low tone and with some dificulty. I can only describe my condition during the period of complete paralysis by saying that when I formed the intention of moving my limbs I felt no effort, but that it was absolutely impossible for me to bring my will to the point of executing the movement. On the other hand, during the phases of imperfect paralysis, and during the period of convalescence, my arm and leg seemed to me enormous burdens which I could only lift with the greatest effort… The paralysed limbs retained their sensibility completely… and thus I was enabled to be aware of their position and of their passive movements. »337 Un point d’importance ici est que le corps est paralysé, mais non pas anesthésié. Ainsi l’individu dispose-t-il toujours d’une conscience proprioceptive de la posi337 – Mach (1906), cité dans Gandevia (1982). Gandevia (1982) a rapporté le témoignage de patients ayant connu des troubles analogues : « Two patients with complete hemiplegia of sudden onset without sensory disturbance […] volunteered that they distinguished clearly between attempting to move when movement was initially impossible and when the first flicker of movement returned. Sensations of effort and heaviness accompanied all attempts to contract partially paralysed muscles but did not accompany initial attempts to move a completely paralysed muscle […]. When unable to extend his wrist or fingers R.W. (Case 1) described the sensation as follows: ‘You had it in your mind to move it but there was no effort in it. It was not like a big weight. … I felt nothing.’ […] Similarly in a second patient (M.V., Case 2), futile attempts to abduct or extend the fingers were described as follows: ‘My fingers felt normal but I could not move them. I knew what I was trying to do… but I could not feel any effort in it at all.’ ». Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 246 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 247 tion de ses membres dans l’espace. Même s’il ferme les yeux, il sait où se trouve son bras, comment est pliée sa jambe, etc. Ces observations suggèrent (i) que l’expérience de la résistance et de l’effort présupposent la capacité à entrainer (et sans doute percevoir) des effets périphériques : une commande motrice totalement ineficace, ne suscitant aucune réaction musculaire, n’est pas « perçue » sous le régime phénoménologique de l’effort exercé contre une résistance, mais, au mieux, de la décision volontaire de se mouvoir, l’expérience d’un Je veux et d’un J’essaie ineficaces. Elles montrent également (ii) que l’expérience d’une décision et tentative de se mouvoir, accompagnée d’une perception du maintien de la position du corps dans l’espace (notre corps ne se meut pas malgré la tentative engagée), ne sufit pas à faire l’expérience de l’obstruction motrice : les patients souffrant de paralysie centrale ressentent une incapacité à activer leurs muscles (et rapportent bel et bien faire l’expérience d’une tentative de se mouvoir), non la résistance que leur corps oppose au mouvement. Ils font l’expérience d’une sorte de rupture dans la chaîne fonctionnelle qui préside à la motricité volontaire. Leur ressenti est probablement analogue à celui que nous avons lorsque notre bras est endormi, et que nous nous trouvons pour un moment incapable de mouvoir le membre mort. Ce n’est pas que leur corps est trop lourd ou trop las pour se mouvoir, c’est plutôt qu’ils ne parviennent plus à faire ce qu’il faut pour susciter la contraction de leur musculature, comme s’ils avaient oublié comment mettre en marche leur corps. Dans ces circonstances, l’immobilité que manifeste le corps en dépit de la tentative de le mouvoir est imputée non au déploiement d’une énergie insufisante pour l’arracher à son inertie, mais à une sorte d’incapacité à développer l’énergie même qui serait susceptible de le mettre en branle. Les témoignages et performances d’individus frappés de désafférentation périphérique338 offrent de compléter ces hypo338 – La désafférentation périphérique est une destruction ou dysfonction du système nerveux afférent véhiculant les signaux somatosensoriels, à savoir les signaux issus des récepteurs cutanés, musculaires, tendineux et articulaires. Les signaux de commande motrice sont pour leur part préservés : l’individu désafférenté n’est pas « désefférenté », il peut toujours se mouvoir. Voir Sterman et al. (1980) ; Sacks (1985) ; Cole & Paillard (1995) ; Gallagher & Cole (1995) ; Cole (1998) ; Paillard (1999) ; Cole et al. (2002). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 247 7/10/14 7:42:24 248 Résistance et tangibilité thèses, et montrent notamment que la capacité à entrainer des effets périphériques, si elle ne s’accompagne pas d’une perception de ces effets, n’est pas sufisante pour faire l’expérience de la résistance et de l’effort. De nombreuses études montrent que la désafférentation périphérique entraine une diminution, voire une neutralisation des capacités de discrimination dynamesthésique. L’individu reste capable de calibrer la magnitude des commandes motrices adressées aux muscles s’il doit exercer une force de pression ou soulever une charge339. Mais sa sensibilité à l’activité nerveuse descendante est purement opératoire. Le vécu dynamesthésique, vécu d’effort et de résistance, est neutralisé. C’est pourquoi Lafargue et al. (2003) mentionnent le caractère « implicite » du sens de l’effort des désafférentés. De même, bien que le sujet soit toujours capable d’initier des mouvements pour soulever des charges, il est incapable d’en estimer le poids, à moins de disposer d’indices visuels ou vestibulaires le renseignant sur le comportement cinétique de l’objet 340. De façon plus radicale, c’est la possibilité même de percevoir l’obstruction qui est neutralisée par la désafférentation. Halligan et al. (1995) rapportent ainsi le cas d’un patient (AH) affecté d’une désafférentation partielle de la main et de l’avant-bras droits, accompagnée d’une forme d’agnosie tactile, qui est capable de détecter la présence de la plupart (un tiers) des stimulations tactiles auxquelles on expose son bras, sans pouvoir les localiser de manière précise (seules deux tiers des stimulations détectées sont localisées, et elles ne le sont que de façon grossière). Ici encore, le patient reste capable de contrôler les mouvements de son bras, en revanche il ne perçoit plus les forces de résistance que ce mouvement rencontre. Son contrôle moteur est pour ainsi dire aveugle. Ainsi, quand on lui demande, yeux bandés, de lever son bras de la surface d’une table, il est totalement incapable de percevoir qu’on bloque son membre. Gley & Marillier (1887), James (1890) et Lashley (1917) rapportaient déjà le cas de sujets manifestant de tels troubles. Un sujet désafférenté sur la quasi-totalité du corps, décrit par James 339 – Lafargue & Sirigu (2002). 340 – Rothwell et al. (1982) ; Fleury et al. (1995). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 248 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 249 (1890), est capable d’effectuer des mouvements volontaires, mais incapable de percevoir la position de ses membres sans retour visuel. Et quand on bloque la partie du corps qu’il s’applique à mouvoir, il est absolument inconscient de l’obstruction, et s’étonne par la suite de constater que son membre ne s’est pas déplacé. Lashley (1917) décrit un phénomène similaire chez un patient souffrant d’une anesthésie des membres inférieurs suite à un dommage spinal, incapable de percevoir qu’on interfère avec les mouvements volontaires de sa jambe, quand il ne dispose pas d’un retour visuel. Que ces patients soient totalement inconscients, en l’absence de retour visuel, du blocage de leur corps tend à montrer (iii) que les signaux efférents sont incapables, pris isolément, d’alimenter l’expérience de production d’un effort exercé contre une résistance, et que la disponibilité de signaux renseignant sur les conséquences périphériques de la commande descendante341 est une condition sine qua non à la mise en place d’une expérience de l’obstruction motrice. Ces observations pourraient donc appuyer l’idée, avancée au § 42, que l’expérience du Je ne peux pas inhérente au phénomène d’obstruction est tributaire d’un processus de spatialisation de l’action. De sorte que si les mécanismes qui soustendent la perception de la position du corps sont déicients342 , ou 341 – La question se pose de savoir si cette information est nécessairement de nature somatosensorielle, ou si la modalité est au contraire indifférente, un retour visuel étant suffisant pour faire l’expérience d’un effort moteur. Seule une analyse minutieuse de l’expérience des désafférentés pourrait offrir de répondre à cette question. Une distinction doit probablement être faite ici entre « savoir » que notre membre est bloqué par un obstacle et « sentir » ce blocage. On est spontanément porté à faire l’hypothèse qu’un retour visuel est suffisant pour « savoir » (et à la rigueur « percevoir ») qu’un objet bloque notre corps, mais insuffisant pour « sentir » sa résistance. En bref, si une information de nature somatosensorielle n’est pas disponible, l’expérience de faire effort pour soumettre une force de résistance est neutralisée. 342 – Ainsi, les observations de Halligan et al. (1995) ne montrent pas tant la nécessité de disposer d’afférences somatosensorielles pour percevoir l’obstruction motrice, que celle de pouvoir utiliser ces afférences pour alimenter une conscience de la configuration spatiale du corps. Nous l’avons dit, la sensibilité somatosensorielle du patient AH est en partie préservée : celui-ci reste capable de détecter et localiser la plupart des stimulations tactiles sur son bras. Quand l’examinateur bloque son membre, AH a donc d’une façon ou d’une autre des sensations somatosensorielles, et malgré cela se trouve incapable de Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 249 7/10/14 7:42:24 250 Résistance et tangibilité ne sont pas alimentés par des signaux afférents, l’individu n’est plus capable de percevoir que son corps est bloqué et que ses initiatives motrices n’aboutissent pas. Les choses sont toutefois moins triviales. D’autres observations suggèrent en effet que dans d’autres circonstances, une résistance et un effort peuvent être perçus en l’absence complète de retour afférent et même d’activité musculaire. Ainsi, chez des sujets sains dont la machinerie neuromusculaire périphérique est paralysée par des moyens artiiciels, les tentatives de se mouvoir s’accompagnent d’une impression d’effort intense343. Bien que le système nerveux central ne soit dans ce cas alimenté par aucun retour périphérique, l’expérience de faire effort s’accompagne par ailleurs d’une nette sensation de résistance, les sujets rapportant percevoir leurs membres paralysés comme des charges immensément lourdes, ou avoir l’impression que leur corps est emprisonné dans une chape de ciment 344. Les mêmes observations ont été faites chez des individus affectés d’une paralysie issue de lésions d’origine périphérique (rhizotomie dorsale ou section spinale)345. Ces éléments empiriques semblent clairement aller à l’encontre des considérations précédentes : ils donnent manifestement tort à la conception périphéraliste, qui fait dépendre l’expérience de l’effort et de la résistance de sensations somatosensorielles informant des conséquences de la commande centrale – points (i) et (iii) précédents346 . Et ils contredisent l’idée, par exemple défendue par Dilthey, que « le sentiment d’une entrave qui naît de l’expérience d’une résistance a pour condition préalable un agrégat de sensations de pression »347. Si un effort exercé contre une résistance insurmontable peut être expérimenté en l’absence de signal péripercevoir le blocage. Il est donc possible que ce soit ici le système permettant d’utiliser ces afférences dans un schéma spatial du corps qui dysfonctionne, et que ce soit ce dysfonctionnement qui empêche la constitution de l’obstruction. 343 – Goodwin et al. (1972) ; Melzack & Bromage (1973) ; McCloskey & Torda (1975) ; Gandevia et al. (1993) ; Gandevia et al. (2006). 344 – Paillard (1987). 345 – Gandevia (1982) ; Hobbs & Gandevia (1985) ; Rode et al. (1996). 346 – Sur la querelle du périphéralisme et du centralisme, voir infra, § 50. 347 – Dilthey (1890), pp. 107-108. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 250 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 251 phérique, la conscience de l’obstruction ne saurait dépendre de la disponibilité de sensations informant de l’échec de notre tentative de mouvoir le corps. Plusieurs hypothèses d’ordre neuropsychologique ont été avancées pour expliquer les différences de vécu dynamesthésique entre les individus touchés d’hémiplégie motrice pure et ceux affectés de paralysie périphérique348 . Leur intérêt ici est toutefois limité. Notre perspective est phénoménologique : ce sont les moments de l’expérience de l’obstruction motrice et de l’effort, et leurs rapports fonctionnels, par exemple leurs rapports de co-dépendance, qui nous intéressent, non les circuits cérébraux qui en conditionnent l’émergence. La tendance de nombreux psychologues à vouloir expliquer la perception dynamesthésique à partir des signaux nerveux – périphériques ou centraux – qui l’alimentent est par ailleurs fourvoyante. Il existe une véritable sous-détermination du contenu de notre expérience perceptive à cet égard. (1) Ainsi, ce n’est pas parce que le cerveau n’est pas alimenté par des signaux renseignant sur le mouvement effectivement réalisé, que l’interprétation de la commande descendante ne se fait pas en termes de performances motrices. Dans la paralysie périphérique, l’absence de signal afférent consécutif à l’émission de la commande ne se traduit pas par une absence de perception de mouvement (un « blanc » dans le vécu kinesthésique), mais bien plutôt par la perception d’une absence de mouvement. L’absence de sensations somatosensorielles remplit une fonction exposante des plus positives : elle manifeste l’événement objectif que le mouvement n’a pas lieu. Une anecdote rapportée par le neurophysiologiste Ragnar A. Granit (1972) l’illustre très bien. Granit explique qu’au cours de la phase de rémission d’une anesthésie spinale expérimentale, il chercha à un moment à lever sa jambe alors située hors de son champ de vision, mais celle-ci, à ce qui lui sembla, resta complètement inerte. Le membre anesthésié lui parut alors immensément lourd et comme mort. En vérité, sa jambe s’était bel et bien déplacée, et il ne le comprit que lorsque, entendant le léger bruit qu’elle it en tirant sur une couverture, il tourna son regard vers 348 – Voir par exemple Paillard (1987) ; Rode et al. (1996) ; Jeannerod (2002). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 251 7/10/14 7:42:24 252 Résistance et tangibilité elle. Cette situation suggère que la neutralisation des signaux afférents n’implique pas la neutralisation des vécus kinesthésiques. Si une expérience d’obstruction motrice peut être constituée sous anesthésie, c’est que la disponibilité d’afférences somatosensorielles ne conditionne pas l’interprétation motrice de la commande descendante. Ce fonctionnement privatif n’est pas quelque chose d’exceptionnel dans la perception. En l’absence d’afférences optiques, nous continuons d’avoir une expérience visuelle : rien n’est vu, mais un champ visuel reste ouvert, à la manière d’un écran noir. Il en va de même pour l’audition : l’absence d’afférences acoustiques n’implique pas la neutralisation de l’expérience auditive. C’est précisément la signiication du phénomène de silence : nous ne cessons pas d’entendre, nous n’entendons rien, c’est-à-dire : nous entendons qu’il n’y a rien à entendre. En généralisant, on peut suggérer que l’alimentation du système nerveux central par un lux afférent a pour conséquence non pas de générer une expérience perceptive, mais de moduler, différencier et structurer un champ perceptif qui reste ouvert en l’absence d’afférences. (2) L’habitude semble également tenir une place d’importance dans les mécanismes qui président à l’expérience de la motricité volontaire, et partant, de la résistance. La manière dont notre corps répond habituellement aux commandes que lui adresse le système nerveux central sert de cadre d’interprétation aux événements qui accompagnent les tentatives de se mouvoir. À tel point que les « mêmes » signaux peuvent donner lieu à des interprétations perceptives totalement opposées si ces schémas forgés par l’habitude divergent. Ainsi, pour reprendre la situation précédemment évoquée de Granit (1972), l’absence de sensations consécutives à l’émission de la commande est spontanément interprétée comme une résistance absolue du corps, car l’individu s’attend à sentir sa jambe se mouvoir, ce qui est habituellement le cas, la situation d’anesthésie étant exceptionnelle. À l’inverse, cette absence est interprétée comme signe de la réussite du mouvement chez les patients désafférentés décrits par Gley & Marillier (1887), James (1890), Lashley (1917) ou Halligan et al. (1995), car ceux-ci parviennent normalement à mouvoir leur corps, dont ils contrôlent le déplacement par la vision, et c’est la situation où quelqu’un bloque leur mouvement à leur insu qui est exceptionnelle. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 252 7/10/14 7:42:24 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 253 Ces observations montrent (a) que l’interprétation que nous sommes spontanément portés à faire de nos actions, ou, à un autre niveau de description, des commandes qui déclenchent la contraction de nos muscles, s’enracine dans les dispositions habituelles de notre corps. De sorte que dans les situations documentées, ce sont les performances que le corps a l’habitude de manifester, et non celles qu’il manifeste effectivement, qui déterminent le contenu de notre expérience. Et elles appuient l’idée (b) que l’expérience de l’effort et du blocage du corps, pour être dans une certaine mesure indépendante de la disponibilité d’afférences périphériques, n’en est pas moins subordonnée à la perception – fut-elle erronée – des conséquences motrices de la commande adressée aux muscles. L’afirmation parait après tout aller de soi : il est nécessaire de percevoir que notre corps ne se déplace pas pour ressentir un blocage. § 44. Pourquoi l’expérience de l’obstruction est tributaire d’un rapport protentionnel au possible Les analyses présentées dans les sections précédentes montrent sans conteste que dans l’expérience active comme dans l’expérience passive de l’obstruction, c’est la perception de la coniguration spatiale de notre corps et la perception de son évolution – comment cette coniguration se modiie ou reste au contraire inchangée quand nous appliquons une force –, qui permet de faire l’expérience du blocage, qui permet de percevoir que notre corps n’avance pas, s’écrase contre la surface de l’objet sans pouvoir aller plus loin. Les complexes de sensations de déformation cutanée et de tension musculaire n’exposent une surface solide immobile qui bloque notre corps, qu’en vertu de leur intégration à un schéma global de sa coniguration spatiale. Cette conscience de la situation de notre corps dans l’espace, pour essentielle qu’elle soit, est toutefois insufisante, considérée isolément, pour expliquer l’expérience de la résistance. En effet, tant qu’on s’en tient à un état donné, il ne peut y avoir de résistance. La résistance est un phénomène intrinsèquement dynamique. Il faut entendre ce qualiicatif non au sens de la mécanique, mais par référence à la δύναμις aristotélicienne : la puissance ou potentialité. Si, tendant mes muscles pour me mouvoir, je me sens bloqué par la présence d’un corps, c’est que, d’une façon ou d’une autre, la coniguration et la situation spatiale de mon corps est, pour ainsi Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 253 7/10/14 7:42:24 254 Résistance et tangibilité dire, appréhendée rétrospectivement depuis un lieu où je ne suis pas encore mais où je pourrais être ; mieux : un lieu où je serais si le corps faisant présentement obstruction n’était pas là. Se percevoir comme bloqué, percevoir que quelque chose résiste à la progression de notre corps dans l’espace, c’est se placer dans le possible, et depuis ce possible considérer ce qui nous arrive. Dans la situation de contact actif (§ 42b), l’expérience du blocage nécessite l’appréhension de notre initiative motrice (la commande) comme n’entraînant pas le déplacement de la structure qu’elle a pour in, et dans d’autres circonstances pour effet, de mouvoir. Le phénomène d’obstruction repose sur l’appréhension d’une immobilité sur fond de la possibilité du déplacement : il s’agit d’un non-mouvement, un mouvement qui aurait pu et aurait dû – si l’objet n’avait pas été sur notre route – avoir lieu, mais s’est trouvé empêché. Une logique comparable est à l’œuvre dans la situation de contact passif (§ 42a). Faire l’expérience d’une structure impénétrable avec laquelle nous sommes en contact, par exemple une surface contre laquelle nous sommes appuyés, signiie percevoir une zone où notre corps ne peut être. Les sensations de contact et de pression délimitent une région spatiale où nous ne pouvons pénétrer. C’est donc, ici encore, un engagement à l’égard du possible qui détermine le contenu de notre perception. L’expérience que nous faisons de la résistance des corps dans le contact présente ainsi une organisation presque contrefactuelle : elle met en scène le présent sur fond d’un « cela aurait pu être autrement ». La différence avec la notion logique ou métaphysique de contrefactualité est que la conception des contrefactuels ressortit généralement d’une attitude rétrospective : elle porte sur le passé, et imagine ce qui serait advenu si les événements ayant effectivement eu lieu ne s’étaient pas produits, si le cours des choses avait été différent. Dans l’expérience de la résistance, c’est le présent – ce qui est en train d’être –, non le passé, qui se trouve mis en relief par référence à une situation possible qui n’a pas lieu. Notre corps se déplacerait si l’objet qui résiste n’était pas là. L’objet pourrait bouger si la force développée était plus grande, etc. L’expérience de l’obstruction motrice ne saurait donc être assimilée à l’accès perceptif à quelque chose d’actuel, un état de cho- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 254 7/10/14 7:42:25 le RaPPoRt PRotentionnel au Possible dans l’exPéRience de l’obstRuction motRice 255 ses constatable à l’instant t ou un ensemble de relations spatiales actuellement réalisées, comme tend à le faire un Descartes349. Le phénomène d’obstruction est travaillé par un rapport d’expectative au possible, une organisation protentionnelle mettant en scène le présent sur fond de ce qui peut (ou aurait pu) être. Si le possible n’alimentait de la sorte notre perspective sur ce qui est et advient, nous ne percevrions que des états, à la limite nous percevrions uniquement une suite de positions ou de « présents purs », pour reprendre l’expression de Bergson, non la résistance d’un corps qui nous empêche d’aller plus avant. 349 – Comme le dit Heidegger, la résistance consiste pour Descartes en un pur mode de l’extension spatiale, en l’occurrence le fait pour une chose de « ne pas céder la place c’est-à-dire ne pas souffrir de changement de lieu » (Heidegger, 1927, § 21, p. 136 [p. 97]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 255 7/10/14 7:42:25 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 256 7/10/14 7:42:25 257 x. La feRMeTuRe du PossibLe dans Le PHÉnoMène de PesanTeuR eT L’exPÉRienCe de L’effoRT Quelque chose ne peut faire encontre dans une résistivité en tant que résistance, c’est-à-dire comme quelque chose à travers quoi je ne peux pas passer, que si je vis dans un vouloir-passer, c’est-à-dire dans un être tendu vers quelque chose, c’est-à-dire si quelque chose est déjà primordialement présent pour le souci et la préoccupation, présence à partir de laquelle seulement il peut y avoir présence de quelque chose qui résiste. M. Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, 1925, § 24.e, pp. 321-322 [p. 304]. Le phénomène d’obstruction – l’expérience du ne-pas-pouvoir-passer ou avancer – constitue un moment essentiel de notre expérience de la résistance des corps dans la manipulation et le contact, mais cette dernière ne saurait s’y réduire. Nous avons commencé à le voir à travers l’analyse de la situation de contact actif (cf. § 42b), l’expérience que nous faisons de la résistance des corps dans le commerce haptique, qu’il s’agisse d’un objet massif qui refuse de céder sous la poussée que l’on exerce, ou d’une charge que l’on peine à maintenir en l’air, s’accompagne chaque fois du sentiment d’investir une énergie plus ou moins importante dans l’opération et comporte pour cette raison une dimension irréductiblement intensive. Soulever tel objet semble dificile, déplacer tel autre est si aisé que c’est à peine si nous en remarquons la présence. En bref, les actions que nous imprimons aux corps que nous manipulons se font toujours au prix d’un certain effort. Or, nous allons le voir, à travers l’effort qu’il nous faut exercer pour mettre en mouvement notre corps et le monde « extérieur », nous prenons acte de l’amplitude des possibilités d’action dont Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 257 7/10/14 7:42:25 258 Résistance et tangibilité nous disposons, et c’est de cette manière que nous quantiions les résistances. L’effort permet d’étalonner la résistance des corps sur l’échelle de nos propres capacités. Pour mettre au jour la mécanique intentionnelle qui alimente cette conscience du possible dans l’effort, nous nous focaliserons dans un premier temps sur le phénomène de poids. Le poids est un phénomène privilégié au regard de notre enquête, car la fonction que remplit l’effort dans l’ouverture protentionnelle au possible y est particulièrement manifeste. Son analyse permet notamment de montrer que c’est uniquement parce qu’ils se voient rapportés à nos propres forces – donc à ce que nous pouvons – que les corps manifestent de la résistance. § 45. Pertinence et limites de l’analyse heideggerienne de la résistance Pour amorcer cette analyse, nous commencerons par discuter les descriptions que Heidegger – ou, à travers lui, des auteurs comme Dilthey et Scheler – a proposé du poids, ou plus généralement de la résistance, dans sa phénoménologie du Dasein. Le phénomène de résistance n’a été étudié que de façon marginale par Heidegger. Il ne fait l’objet que de brèves analyses, et n’est chaque fois examiné que pour servir d’autres causes. Ainsi, dans Être et temps et les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps – principaux textes où on trouve des analyses du toucher et de la dynamesthésie –, l’examen des phénomènes de résistance et de dureté sert avant tout à alimenter le travail de destruction critique de l’ontologie traditionnelle, dominée selon Heidegger par une conception substantialiste de l’être. Le caractère périphérique de ces analyses n’ôte cependant rien à leur pertinence : Heidegger a mis en place des éléments de description de première importance pour cerner d’une part la manière dont les phénomènes de pesanteur ou de résistance se présentent dans le commerce ordinaire avec l’environnement, pour appréhender d’autre part leurs conditions de possibilité transcendantales. La phénoménologie du Dasein insiste notamment sur l’importance de considérer la dimension projective de l’existence (exprimée par les notions d’existentialité et de transcendance) pour rendre compte de l’opération de présentation de l’étant engagée dans le rapport perceptif Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 258 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 259 ordinaire. Les considérations sur le toucher proposées dans Être et temps en témoignent : si le toucher exige « une ‘proximité’ insigne de ce qui est palpable »350 , en tant que modalité de l’être-au (In-sein) il est aussi et surtout rendu possible par la dynamique d’ensemble de l’existence. « Qu’un étant puisse toucher un étant là-devant à l’intérieur du monde, ce n’est possible que s’il a, de fond en comble, le genre d’être de l’être-au – donc que si avec son Da-sein lui est déjà dévoilé quelque chose de tel que le monde à partir duquel un étant puisse se manifester dans le contact et devenir ainsi accessible dans son être-là-devant. »351 C’est cette même idée qui autorise Heidegger à refuser que de simples choses puissent se toucher : la chaise n’étant pas animée par cette existentialité qui conditionne la rencontre de l’étant, afirmer qu’elle touche le mur avec lequel elle est en contact, c’est commettre un abus de langage, importer dans le règne des « pures et simples choses » un système de signiications qui n’a de réalité que par et pour le Dasein 352 . Nos analyses rejoignent sans conteste cette proposition : nous l’avons montré, la manifestation de la matérialité des corps dans le commerce haptique est tributaire d’une mise en scène foncièrement projective des phénomènes : un rapport d’expectative au possible détermine le sens des actions et événements occurents. Si, par la puissance sensitive de notre corps, nous pouvons faire l’épreuve de la résistance des autres corps, c’est donc qu’à travers notre engagement pratique, nous sommes d’avance au-delà de la situation que notre corps occupe. Nous allons le voir, Heidegger a pourtant omis certaines caractéristiques essentielles du phénomène de résistance. Pour partie, cette omission est relative à son impasse, commentée plus que de raison, sur le corps du Dasein. Mais elle vient surtout de ce qu’il n’a pas poussé sufisamment loin son analyse de la dynamesthésie. Heidegger a développé un cadre théorique offrant d’expliquer 350 – « Bien sûr pour que le geste de palper puisse ‘atteindre son but’ cela réclame une ‘proximité’ insigne de ce qui est palpable. Mais cela ne veut quand même pas dire que le contact et la dureté qui se manifeste éventuellement en lui se ramènent dans leur teneur ontologique à la différence de vitesse de deux choses corporelles. » (Heidegger, 1927, § 21, p. 136 [p. 97]). 351 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55]. 352 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 259 7/10/14 7:42:25 Résistance et tangibilité 260 ces phénomènes, mais il n’a pas lui-même mené les analyses qui permettent de faire ressortir dans une pleine lumière la mécanique qui préside à leur présentation. Ainsi a-t-il cédé à certains des préjugés qui avaient cours alors. § 46. Le dévoilement du poids des corps dans la perspective de l’usage préoccupé Nous n’avons jamais la sensation de notre effort, mais nous n’avons pas non plus les sensations périphériques, musculaires, osseuses, tendineuses, cutanées par lesquelles on a tenté de la remplacer : nous percevons la résistance des choses. Ce que je perçois quand je veux porter ce verre à ma bouche, ce n’est pas mon effort, c’est sa lourdeur, c’est-à-dire sa résistance à entrer dans un complexe ustensile, que j’ai fait paraître dans le monde. […] C’est par rapport à un complexe d’ustensilité originel que les choses révèlent leurs résistances et leur adversité. La vis se révèle trop grosse pour se visser dans l’écrou, le support trop fragile pour supporter le poids que je veux soutenir, la pierre trop lourde pour être soulevée jusqu’à la crête du mur, etc. J.-P. Sartre, L’être et le néant, 1943, p. 389. La principale afirmation d’intérêt que l’on peut attribuer à Heidegger sur la nature du phénomène de poids renvoie à la thèse, centrale dans Être et temps, que les caractères susceptibles de qualiier l’étant, les « qualités » dont nous avons l’expérience lorsque, immergés dans nos activités ordinaires, nous interagissons avec les choses, ne doivent pas être pensées comme des attributs qualiiant une réalité substantielle, propriétés (Eigenschaften) d’une res materialis, mais comme des déterminations présentées sous le régime phénoménologique de l’appropriété (Geeignetheit) et de l’inappropriété (Ungeeignetheit)353. Pour Heidegger, notre accès à l’étant n’a pas primitivement la forme d’un rapport de connaissance, qu’il soit perceptif ou intellectif, à des objets, mais d’un rapport d’usage avec un environne353 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 83]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 260 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 261 ment familier354. La modalisation la plus ordinaire de l’être-aumonde (In-der-Welt-sein), « constitution fondamentale du Dasein par laquelle chaque mode de son être est co-déterminé »355 , et également la plus fondamentale – celle sur laquelle toutes les autres modalisations sont édiiées – est l’être-auprès-du-monde (sein bei der Welt), ce que Heidegger appelle la préoccupation (Besorgen) ou le « commerce avec et dans le monde ambiant »356 . Le comportement proprement théorique, qui livre l’étant sous l’horizon ontologique de la présence là-devant (Vorhandenheit), en constitue une forme privative. Une relation d’être est déjà à l’œuvre lorsque s’établit la relation de connaissance où un sujet se rapporte à un objet. Le connaître n’est ainsi « qu’une appropriation et une façon de ratiier ce qui a déjà été mis à découvert dans d’autres comportements primaires »357. Et sans cet être-toujours-déjà-auprès-du-monde358 , aucun connaître ne serait possible. Ainsi l’étant se présente-t-il de prime abord non pas comme objet à déterminer dans un comportement de connaissance, mais comme instrument d’une praxis, élément d’un attirail à disposition d’un comportement polarisé par l’horizon de production d’un ouvrage – ce que Heidegger appelle un utilisable (Zuhanden). L’utilisable comporte une référence à l’emploi qui peut en être fait, ce à quoi il peut servir, il est structurellement « quelque chose qui est fait pour… (Um-zu) »359. Il s’agit d’un moyen, et c’est à titre de moyen qu’il apparait au Dasein immergé dans le faire ordinaire. C’est ce caractère que Heidegger recueille avec le concept de conjointure (Bewandtnis). La conjointure est le caractère d’être constitutif de l’utilisabilité de l’utilisable qui fait qu’avec l’utilisable il en retourne de…360 : avec ceci peut être fait cela. L’être-pour (Um-zu) n’est donc pas, ainsi que le veut la philosophie intellectualiste, phénoménologie husserlienne comprise (voir supra, § 33), un prédicat de valeur ou de fonction accolé par 354 – Heidegger (1927), § 15. 355 – Heidegger (1927), § 26, p. 159 [p. 117]. 356 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 414 [p. 352]. 357 – Heidegger (1925), § 20, p. 241 [p. 222]. 358 – Heidegger (1925), § 20, p. 236 [p. 217]. 359 – Heidegger (1927), § 15, p. 104 [p. 68]. 360 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 84]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 261 7/10/14 7:42:25 262 Résistance et tangibilité un acte de reconnaissance ou de catégorisation à une chose qui commencerait par être appréhendée dans une pure neutralité fonctionnelle. Il constitue bien plutôt l’horizon ontologique sous lequel l’étant commence par se présenter à nous. La préoccupation (Besorgen), comprise comme modalisation du souci (Sorge) dans le quotidien, remplit à cet égard ce que Heidegger appelle une fonction de présentation (Gegenwärtigung) primaire361. C’est en nous préoccupant de ce que nous devons faire que nous rencontrons quelque chose comme de l’étant, que de l’étant fait irruption et se soutient dans le champ phénoménal 362 . Les propriétés que les choses manifestent dans le commerce ordinaire n’échappent pas à ce principe. L’utilisable n’étant pas un « objet », les caractères distinctifs susceptibles de le qualiier ne sauraient être considérés comme des propriétés (Eigenschaften), telles qu’elles ont traditionnellement été interprétées. Parce que c’est dans le contexte d’un commerce préoccupé que l’étant est de prime abord dévoilé, les caractères avec lesquels il est rencontré doivent être entendus ontologiquement comme appropriétés (Geeignetheit) ou inappropriétés (Ungeeignetheit) pour…363. Ils ne sont pris en considération par le Dasein, celui-ci ne leur prête attention, que dans la mesure où ils renvoient aux accomplissements qui inalisent l’activité. Cette description s’applique a fortiori au phénomène de poids. Le poids que les objets manifestent dans la quotidienneté est tou361 – Heidegger (1925), § 27, p. 365 [p. 347]. 362 – Il est important de voir ce que cette thèse a de radical. Elle signifie que quelque chose ne peut nous apparaître sous le régime phénoménologique de l’étant que parce que nous sommes portés par l’ambition de faire ceci ou cela, réaliser tel ou tel projet. En développant la chaîne des raisons, on peut dire que de l’étant ne nous apparait (nous percevons quelque chose qui est) que parce que, « en notre for intérieur », nous nous préoccupons d’être : à travers les projets qui surdéterminent notre rapport pratique à l’environnement, c’est en effet nous-mêmes que nous cherchons à accomplir. Voir Heidegger (1927), § 18. 363 – « Mais ‘montrer’ dans le cas du signe, ‘taper’ dans celui du marteau ne sont pas des qualités de l’étant. Ce ne sont absolument pas des qualités puisque le terme qualité a pour fonction de désigner la structure ontologique d’une détermination possible des choses. Un utilisable a tout au plus des appropriétés et des inappropriétés et ses ‘qualités’ y sont pour ainsi dire encore reliées à la manière dont l’être-là-devant comme genre d’être possible d’un utilisable se relie encore à son utilisabilité. » (Heidegger, 1927, § 18, p. 121 [p. 83]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 262 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 263 jours déjà interprété dans l’horizon de la praxis qui nous occupe. Pour l’utilisable, avoir un poids c’est s’avérer trop lourd ou trop léger pour… ou au contraire peser adéquatement pour…. C’est donc le renvoi, caractère ontologiquement constitutif de l’utilisable, et « condition de possibilité inhérente à son être pour que l’util puisse se déterminer par des appropriétés »364 , qui, en dernière analyse, conditionne la possibilité que l’étant puisse manifester un poids. De même, la matérialité des corps, leur impénétrabilité ou leur solidité, sont d’abord inséparables de l’exploitation que nous en faisons, et de la signiication que ces (ap)propriétés possèdent lorsque nous vaquons à nos occupations ordinaires. « Lorsque je dis en parlant naturellement, c’est-à-dire sans procéder à un examen ni à une étude théorique de la chaise, que la chaise est dure, lorsque je dis cela je ne cherche pas à établir le degré de fermeté ni la densité de cette chose en tant que chose matérielle, mais je veux dire : la chaise n’est pas confortable. On voit déjà là que des structures déterminées comme la dureté, le poids – structures qui appartiennent à la chose de la nature et peuvent être considérées séparément en tant que telles – se présentent de prime abord dans des caractères mondains bien déterminés. La dureté, la résistance matérielle sont là en elles-mêmes dans le caractère du ‘ne-pasêtre-confortable’, et elles ne sont là que de cette façon ; elles ne sont pas simplement déduites de ce caractère ni dérivées d’autre chose. »365 § 47. Pourquoi la notion d’appropriété ne rend pas justice au poids perçu dans la manipulation ordinaire L’analyse heideggerienne du mode d’apparition des (ap)propriétés des corps dans la préoccupation possède sans conteste une certaine pertinence, mais elle est limitée, et pour ainsi dire abstraite, s’il s’agit de caractériser la manière dont le poids des corps se manifeste lorsque nous les manipulons. Elle néglige en effet ce qui en constitue le trait essentiel : à savoir la dimension dynamique, le fait que ce poids se manifeste toujours à un degré ou un autre à travers une forme de résistance à notre mouvement, 364 – Heidegger (1927), § 18, p. 121 [p. 83]. 365 – Heidegger (1925), § 5.c, p. 68 [p. 50]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 263 7/10/14 7:42:25 Résistance et tangibilité 264 comme quelque chose qui réclame que nous dépensions nos forces pour déplacer l’objet, le maintenir en place ou le stopper. La notion d’appropriété offre de référer le phénomène de poids aux projets qui polarisent l’activité, mais elle ne prend pas en considération le fait que (i) le poids des corps que nous manipulons se présente comme une contre-force, c’est-à-dire à travers l’expérience d’une contrariété dynamique : le déploiement de notre mouvement est enrayé par l’objet pesant, il nous faut exercer un certain effort pour arracher l’objet à son inertie ou le maintenir en l’air. C’est ainsi (ii) le proportionnement du poids des corps que nous manipulons aux forces limitées dont nous disposons, qui est éclipsé par la description heideggerienne. Le pour-quoi constitutif du phénomène d’utilisable le réfère aux autres utilisables du réseau mondain, à l’ouvrage à produire, et à travers lui au Dasein qui en produisant cet ouvrage cherche à se produire lui-même. Mais en aucune façon la référence du pour-quoi n’intègre de renvoi aux forces ou capacités dont celui-ci dispose pour informer la réalité et plier celle-ci à ces projets. Détaillons ces deux points. 47a. Le poids que manifestent les corps se présente comme une contre-force La description heideggérienne des (ap)propriétés de l’utilisable ne semble pas offrir de cadre pour exprimer le caractère même de résistance du poids, son caractère oppositif. Comme le fait remarquer Sartre, pour l’individu aux prises avec le monde, le poids que manifestent les corps a d’abord le sens d’un coeficient d’adversité366 : il n’est pas envisagé en référence aux services qu’il peut rendre – pour le moins, pas exclusivement –, mais comme une disposition des corps dont il faut contrer l’action, une stagnation ou un affaissement à déjouer ou à contenir, quelque chose qui n’importe comment prend sens dans un contexte dynamique agonistique. Assurément, les propriétés matérielles des corps (poids, solidité, impénétrabilité, etc.) sont de prime abord perçues dans le cadre d’un usage du monde intéressé et gouverné par des inalités pratiques, et non au terme d’une visée perceptive détective, qui voit 366 – Formule que Sartre reprend à Gaston Bachelard (1942). Voir Sartre (1943), p. 389 et p. 393. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 264 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 265 pour voir. Mais de là ne suit pas qu’elles soient nécessairement envisagées dans l’optique du pour… L’analyse heideggerienne du commerce ordinaire est sur ce point incomplète. Je n’ai pas un rapport d’usage au poids de cette lourde caisse que je m’efforce de déplacer, ce poids n’a pas même pour moi le sens d’une inappropriété de la caisse pour…, puisque ce n’est pas une dimension de l’objet que je cherche à exploiter : la caisse pèse au sens où il me faut investir une partie des forces à ma disposition pour la contraindre à aller là où il m’importe de la mettre. Sa pesanteur se présente comme une contre-force qui exige, pour être soumise, une dépense de forces proportionnée de ma part. Il y a sans aucun doute des situations où nous faisons usage du poids des corps, par exemple pour faire pression sur un objet que l’on veut maintenir en place ou pour en casser un autre. Mais même lorsque le poids est mobilisé comme auxiliaire et appréhendé comme appropriété pour…, il n’en perd pas son caractère de contre-force à soumettre : pour exploiter le poids d’un corps, il faut au préalable soulever ce corps. Et c’est parce que constamment nous avons assez de forces pour plier la réalité à nos projets que les choses se présentent dans l’insurprenance et l’indifférence du commerce qui va bon train, à titre d’instruments dociles. La présentation ordinaire de la pesanteur des corps ressortit donc bien plutôt de ce qu’on peut appeler la composante dynamique du commerce préoccupé avec le monde ambiant, un ordre que présuppose et sur lequel s’établit ce commerce, dans ce qu’il fait effectivement comme dans ce qu’il projette de faire367. 367 – La relecture que Jan Patočka a proposée de l’analytique de l’existence, faisant de la motricité la possibilité première du Dasein (soit une possibilité possibilisante pour toutes les autres possibilités), conduit à accorder une place de premier ordre à cette dimension dynamique. « Tout ce que j’accomplis se fait en vue de mon être, mais en même temps, il y a une possibilité fondamentale qui doit m’être ouverte, une possibilité sans laquelle toutes les autres restent suspendues dans le vide, sans laquelle elles sont dépourvues de sens et irréalisables. Ce qui est premier, primordial, n’est donc rien de contingent, rien d’ontique, mais a, en tant que possibilité première, le statut ontologique de base de toute existence. C’est dire qu’il ne s’agit pas d’une possibilité parmi d’autres, mais bien d’une possibilité privilégiée, qui codéterminera dans son sens l’existence en son entier. Cette base ontologique, c’est la corporéité comme possibilité de se mouvoir. » (Patočka, 1988, p. 96). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 265 7/10/14 7:42:25 266 Résistance et tangibilité 47b. Le poids que manifestent les corps est proportionné à nos forces Ensuite – et c’est une conséquence du point précédent –, c’est la connexion du phénomène de poids aux forces de l’individu, que la description heideggerienne des (ap)propriétés de l’utilisable semble éluder. Heidegger fait une référence et une seule à cette question dans Être et temps, quand il explique que le jugement « le marteau est lourd », lorsqu’il est élaboré dans l’horizon du commerce préoccupé, peut signiier : « il n’est pas léger, c’est-à-dire que, pour être manié, il demande de la force, ou bien qu’il sera dificile à manier »368 . Si elle suggère que les (ap)propriétés de l’utilisable renvoient aux capacités de celui qui en fait usage – les forces dont il dispose –, cette remarque va également à rebours des descriptions canoniques de l’utilisable proposées dans Être et temps. L’utilisable rencontré dans le commerce préoccupé renvoie à l’ouvrage à produire, il est pour telle ou telle fonction, destiné à tel ou tel emploi, il s’articule à tel ou tel autre utilisable dont l’usage est complémentaire, et renvoie au matériau qui le compose ou à son usager, à titre de celui à qui l’objet produit est destiné369. Mais à aucun moment Heidegger ne laisse entrevoir la possibilité d’un renvoi de l’utilisable à ce qui en conditionne l’utilisation : l’aptitude de l’usager à en faire usage, ses dispositions ou ses forces, ou encore les propriétés de l’organe qui réalise le comportement d’usage : le corps propre. Le réseau de signiicativité projeté sur l’étant est intégralement soumis à la logique du pour-quoi, version heideggerienne de la causalité inale aristotélicienne. Le sol renvoie à la possibilité de l’arpenter, la chaise à la possibilité de s’asseoir, le marteau à la possibilité de frapper, mais ces utilisables ne renvoient pas à l’aptitude du Dasein à en faire usage – aptitude conditionnée par sa corporéité, en tant que le corps est, comme disait Merleau-Ponty, « puissance d’un certain nombre d’actions familières dans [l’]entourage comme ensemble de manipulanda »370. Les descriptions que Heidegger propose du régime phénoménologique de l’utilisabilité et du pour-quoi semblent ainsi tronquées : toute chose est de prime abord appréhendée non « pour 368 – Heidegger (1927), § 69.b, p. 423 [p. 360]. 369 – Heidegger (1927), § 15, p. 107 [pp. 70-71]. 370 – Merleau-Ponty (1945), p. 122. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 266 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 267 elle-même », mais à travers les possibilités qu’elle potentialise, à quoi elle est susceptible de servir, et ces possibilités ne sont pas possibilités de la chose « en général », mais ressources disponibles pour mon activité, ici et maintenant. Cependant, nulle part on ne trouve de description de cela qui permet aux choses de remplir de telles services : cette fameuse « main », sans laquelle l’instrument (Zuhanden) semble perdre toute raison d’être, n’est nulle part considérée comme participant à la constitution du réseau de pour-quoi qui permet à l’environnement d’acquérir un sens dans le commerce ordinaire. Car enin, pour que la dureté de la chaise puisse se manifester à travers son inconfort 371, il faut bien que je sois capable d’être incommodé par la dureté des sièges sur lesquels je m’assieds. Et il faut avant cela que je puisse m’asseoir sur des sièges. En bref, il me faut un corps. Ce silence sur la référence de l’utilisable aux capacités d’en faire usage répond sans aucun doute à une particularité phénoménologique insigne : le caractère tacite, et en quelque sorte refoulé, de cette référence. Avoir rapport à cet objet comme à une tasse, c’est l’envisager depuis sa fonction : il sert à contenir des liquides, généralement du café ou du thé. Sa anse est bien sûr sculptée pour la main humaine – une main humaine standard –, et son existence présuppose des personnes susceptibles d’en faire usage. Mais lorsque, dans la quotidienneté insurprenante, je me sers de la tasse, cette aptitude n’entre pour ainsi dire plus en considération. Elle est déjà tenue pour acquise lorsque je perçois la tasse. Et c’est précisément parce que la disponibilité de mes mains est considérée acquise que des objets se présentent à moi comme des tasses. Ainsi, selon Heidegger, c’est uniquement lorsque quelque chose ne va pas, lorsque le commerce qui va bon train rencontre une perturbation, que les conditions d’utilisabilité des instruments sont considérées de manière thématique et appréhendées comme conditionnant cette utilisabilité. La connexion du phénomène de poids aux forces de l’individu n’intervient-elle dans ce cas que lorsque le commerce entre en perturbation, par exemple lorsque m’étant froissé un muscle, je ne puis soulever d’objets pesants sans douleur ? C’est quelque chose qu’il faut concéder : le poids des corps que nous manipulons est le plus souvent insurprenant, 371 – Heidegger (1925), § 5.c, p. 68 [p. 50]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 267 7/10/14 7:42:25 268 Résistance et tangibilité nous n’y prêtons pas attention, nous n’en avons au mieux qu’une conscience périphérique. Notre esprit est accaparé par les objectifs à court ou plus long terme du commerce, et il se contente d’en superviser le déroulement de façon globale372 . Et c’est uniquement lorsque nous manquons de forces, lorsque les objets opposent trop de résistance, que leur poids se signale à nous en marquant le caractère limité de nos ressources. Cet état de choses est assurément d’un intérêt phénoménologique majeur : il nous renseigne sur les conditions de présentation des corps et propriétés matérielles afférentes dans la préoccupation ordinaire. Cependant, il convient d’y insister, sa prise en compte ne requiert en aucune façon d’évacuer la référence du phénomène de poids aux forces de l’individu. À la manière d’un projecteur, la perturbation porte l’attention sur ce qui n’était pas vu. Mais elle ne fait précisément que révéler une mécanique qui travaillait dans l’ombre lorsque le commerce allait bon train. (i) Que le poids occupe l’arrière-plan du champ phénoménal en régime non perturbé n’interdit pas sa mise en perspective par référence à nos forces. Au contraire, c’est parce que nos forces permettent de soumettre la charge manipulée – qu’elles sufisent – que le poids peut s’effacer dans l’ombre. (ii) Ensuite, évacuer cette articulation, c’est perdre toute possibilité de comprendre la sémantique du phénomène de 372 – C’est un point que Shaun Gallagher (2000) a très bien mis en lumière dans ses travaux sur le schéma corporel. L’activité ordinaire possède un caractère quasi-automatique : l’individu est focalisé sur la finalité de l’action et il ne perçoit que de manière globale son activité, sans conscience des détails. Le corps tend généralement à s’occuper de lui-même et à s’effacer du champ attentionnel. « That a body schema operates in a prenoetic way means that it does not depend on a consciousness that targets or monitors bodily movement. This is not to say that it does not depend on consciousness at all. For certain motor programs to work properly, I need information about the environment, and this is most easily received by means of perception. If, in the middle of our conversation, for example, I decide to retrieve a book from across the room to show you something, I may be marginally conscious of some of the various movements I am making: rising from the chair, walking across the room and reaching for the book. But my attention is not directed at the specific details of my motor behavior, nor am I even aware of all relevant aspects of my movement. Rather, I am thinking about the passage I want to show you; I am trying to spot the book; I am marginally aware of a piece of furniture I should try to avoid, and so forth. […] I am aware of my bodily action not as bodily action per se, but as action at the level of my intentional project. » (Gallagher, 2000, pp. 4-5) Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 268 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 269 poids, ce qui lui confère sa singularité au plan phénoménal. Peser pour un corps, c’est toujours peser plus ou moins. Or, cette dimension intensive ne s’explique précisément qu’en référence au caractère limité de nos forces. Cette référence coupée, des estimations comme « lourd » et « léger » n’ont plus aucun sens. Le lourd est ce pour quoi je manque de force – le léger est, à l’autre extrémité du spectre, ce que je maîtrise sans avoir besoin d’investir une part importante de mes ressources. Si la résistance que les charges nous opposent réfère aux capacités dont nous sommes dépositaires, ce n’est donc pas de manière contingente. Il s’agit bien plutôt d’un trait absolument constitutif de son mode d’apparition. § 48. L’analyse heideggerienne du phénomène de résistance. La résistance comme perturbation du commerce et déception des attentes Heidegger n’a pourtant pas totalement laissé de côté les phénomènes relevant de l’interaction manipulatoire avec les corps. Dans Être et temps et les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, il propose une analyse des conditions existentiales de la résistance (Widerstand) et plus généralement du toucher, qui permet, dans une certaine mesure, de réintroduire la manipulation et son organe dans sa phénoménologie du commerce préoccupé. Cette fois encore, cette analyse est dominée par une inalité critique : il s’agit de montrer en quoi l’ontologie cartésienne se fourvoie quand il s’agit de penser l’accès perceptif au monde et de faire ressortir les limites de l’explication que Dilthey propose de l’origine du phénomène de monde373. La principale raison pour laquelle les analyses du toucher et de la résistance proposées par Descartes et Dilthey sont contestables selon Heidegger est qu’elles occultent les conditions existentiales de présentation des phénomènes : (i) Descartes, en subordonnant le toucher et les phénomènes afférents à la juxtaposition spatiale de deux corps physiques ; (ii) Dilthey, en occultant le rapport de familiarité avec le monde qui rend possible l’expérience de la résistance. Descartes comme Dilthey sont ainsi conduits à manquer le fait essentiel que la rencontre de l’étant qui se réalise dans le toucher n’est possible que par la mécanique de 373 – Heidegger (1927), respectivement les § 21 et § 43. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 269 7/10/14 7:42:25 270 Résistance et tangibilité présentation qui travaille l’existence et le pouvoir de compréhension qui l’anime. 48a. L’oubli de l’être-au-monde chez descartes et dilthey La critique de Descartes menée au § 21 d’Être et temps rejoint pour l’essentiel la brève analyse du toucher proposée au § 12. De la même manière que toucher ne signiie pas se juxtaposer spatialement avec un objet, fût-ce dans la plus étroite proximité, résister ne saurait signiier qu’une chose « se maintient en un lieu déterminé relativement à une autre chose qui change de lieu, ou encore qu’elle change de lieu à une telle vitesse qu’elle puisse être ‘rattrapée’ par cette chose », ainsi que l’afirme Descartes374. Le toucher réclame assurément la proximité physique et la mise en mouvement des corps, mais « cela ne veut quand même pas dire que le contact et la dureté qui se manifeste éventuellement en lui se ramènent dans leur teneur ontologique à la différence de vitesse de deux choses corporelles »375. Parce qu’ils sont en euxmêmes sans monde (weltlos), la chaise et le mur « ne peuvent jamais se ‘toucher’, aucun des deux ne peut ‘être après’ [bei] l’autre »376 . En tant que manière de rencontrer l’étant, le toucher exige la préalable découverte du monde. C’est pourquoi Heidegger peut dire que seul un étant de la conformation Dasein (daseinsmässig), ou à la rigueur un vivant, qui, s’il est pauvre en monde (weltarm)377, en possède néanmoins un, peuvent toucher ou rencontrer quelque chose qui leur résiste378 . En reprenant à son compte l’assimilation traditionnelle de l’être à la substantialité (Vorhandenheit), c’est « le phénomène du monde aussi bien que l’être de l’étant se donnant de prime abord à utiliser au sein du monde »379, que Descartes occulte. L’analyse de la résistance développée par Dilthey ain de rendre compte des fondements du caractère de réalité du réel (ce 374 – Heidegger (1927), § 21, p. 136 [p. 97]. Heidegger fait ici référence aux Principes de la philosophie, II, § 4. 375 – Heidegger (1927), § 21, p. 136 [p. 97]. 376 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55]. 377 – Sur cette question, voir Heidegger (1929-1930), § 45 sqq. 378 – « Dureté et résistance ne se montrent pas du tout s’il n’y a pas d’étant dont le genre d’être est celui du Dasein ou pour le moins d’un vivant » (Heidegger, 1927, § 21, pp. 136-137 [p. 97]). 379 – Heidegger (1927), § 21, p. 134 [p. 95]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 270 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 271 qu’on appelait alors le problème de la réalité du monde extérieur) prête le lanc à une critique analogue. S’il est vrai que « la résistance [Widerstand] se rencontre sous forme de barrage, comme obstacle mis à une volonté de passer au travers », ainsi que l’expose Dilthey, ou Scheler après lui, il faut également noter qu’avec la résistance « est déjà découvert quelque chose sur quoi l’instinct et la volonté cherchent à s’exercer »380. « L’effort qui cherche à s’exercer sur… et bute sur la résistance […] est déjà lui-même après [bei] une entièreté de conjointure [Bewandtnisganzheit] », dont le dévoilement « se fonde sur l’ouvertude [Erschlossenheit] du réseau entier de renvois de la signiicativité »381. De sorte que « l’expérience de la résistance, c’est-à-dire le dévoilement du résistant par l’effort exercé sur lui, n’est ontologiquement possible que sur la base de l’ouvertude du monde »382 . Contrairement à ce qu’afirment Dilthey et Scheler, l’expérience de la résistance ne saurait donc permettre d’ouvrir la sphère subjective, d’abord close sur elle-même, à l’existence d’une réalité qui la transcende. Au contraire, ce n’est que parce que l’exercice de la volonté s’enlève sur fond d’un déjà-être-auprès-d’un-monde, c’està-dire une entente familière avec un réseau d’utilisables, qu’il est en mesure de rencontrer une résistance383. Comment Heidegger légitime-t-il cette proposition ? Pourquoi faut-il « déjà avoir découvert un monde » pour toucher quelque chose et rencontrer de la résistance ? Il faut aller chercher ailleurs dans Être et temps pour obtenir une réponse à cette question. 48b. La disposibilité comme condition du sentir La thèse que la découverte préalable du monde rend possible l’accès perceptif à l’étant, avancée à plusieurs reprises dans Être et temps384 , reconduit à une autre thèse centrale de l’ouvrage, à savoir que le Dasein ne peut rencontrer que ce qui le concerne, ce qui pour ainsi dire suscite son intérêt. C’est la disposibilité (Beindlichkeit), soit la capacité à se trouver dans tel ou tel état, à être bien ou mal disposé, qui a, dans l’économie des structures existentiales, 380 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210]. 381 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210]. 382 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210]. 383 – Heidegger (1925), § 24.e, pp. 321-322 [p. 304]. 384 – Voir notamment Heidegger (1927), § 15 et § 18. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 271 7/10/14 7:42:25 272 Résistance et tangibilité pour charge de fonder ce lien de concernement avec l’étant 385. En ancrant le comprendre projectif (Verstehen), auquel elle s’articule de manière constitutive386 , dans une situation donnée (plus largement dans du « donné »), la disposibilité permet de référer ce qui se trouve dès lors là-à-disposition-pour… (um zu) aux possibilités que projette le Dasein et qui lui servent à interpréter sa situation. Et elle exhausse ce qui, au sens strict, n’est pas encore un monde au statut de réseau d’utilisables inalisé vers le Dasein en devancement. Ainsi offre-t-elle que ce qui est rencontré nous concerne, elle offre qu’un monde nous parle, qu’il soit pour nous porteur d’un sens387. Sans cet ancrage « affectif » de la compréhension, rien dans le monde ne pourrait s’avérer pesant, résister, plus largement rien ne pourrait toucher le Dasein388 . Pour reprendre l’exemple de la chaise que nous citions plus haut : le Dasein doit pouvoir être bien ou mal disposé pour éprouver l’inconfort de la chaise trop dure. Et comme la dureté des corps n’est d’abord perçue que de cette manière, à titre d’appropriété ou d’inappropriété389, la disposibilité conditionne tout accès perceptif à celle-ci. Si Heidegger afirme que l’être-dans (in sein) rend possible le toucher390 , c’est au sens où être-dans signiie toujours entretenir une relation de familiarité avec un monde, être auprès (bei) d’un environnement qui n’est pas indifférent. La découverte du monde possibilise la rencontre de l’étant, car elle tisse d’avance un lien d’intéressement avec ce dernier : elle permet au Dasein de s’accomplir à travers un commerce avec le monde, elle permet que, par le détour du monde, il devienne celui qu’il aspire à être. 385 – Heidegger (1927), § 29, pp. 181-182 [p. 137] et Heidegger (1925), § 28.a, pp. 367-370 [pp. 350-352]. 386 – Heidegger (1927), § 31, p. 193 [p. 148]. 387 – Heidegger (1925), § 24.b, p. 317 [p. 299]. 388 – « La rencontre, telle qu’elle est ménagée à la discernation par la préoccupation […] a le caractère de la réquisition (Betroffenwerdens). Mais l’être-requis (Betroffenheit), qu’il soit dû à l’inustensilité, à l’être-résistant, à l’être-menaçant de l’utilisable, ne devient ontologiquement possible qu’à condition que l’êtreau en tant que tel soit par avance déterminé existentialement à pouvoir être concerné de cette manière par l’étant de rencontre au sein du monde. » (Heidegger, 1927, § 29, p. 181 [p. 137]). 389 – Heidegger (1925), § 5.b, p. 68 [p. 50]. 390 – Heidegger (1927), § 12, p. 89 [p. 55]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 272 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 273 C’est également pourquoi Heidegger afirme, contre Husserl, que ce n’est pas la conscience ou le corps de chair (Leib) qui rend possible la rencontre de l’étant. L’affectibilité du corps propre est elle-même subordonnée à la découverte du monde en tant que structure de signiicativité. « Des choses comme l’affection n’auraient pas lieu, si fortes que puissent être la pression ou la résistance, celle-ci resterait par essence non dévoilée si un être-aumonde disposé ne s’était pas déjà lié à un être concerné par l’étant intérieur au monde auquel les humeurs le prédisposent »391. C’est la disposibilité qui fonde l’affectibilité du corps propre, autrement dit qui investit le corps de la disposition à sentir. « C’est seulement parce que les “sens” relèvent ontologiquement d’un étant qui a le genre d’être de l’être-au-monde disposé qu’ils peuvent être “stimulés” et “être sensibles à” en sorte que ce qui les stimule se montre dans l’affection »392 . Le concernement est plus fondamental que la chair : si l’étant peut m’affecter, c’est qu’il renvoie à mon être. Je ne perçois un monde que parce que je suis investi en lui, j’y joue ma peau. Il n’y aurait rien, mes sens resteraient morts si je ne vivais dans le concernement, si l’existence ne possédait pour moi ce sérieux, cette gravité, comme dira ailleurs Heidegger. 48c. La résistance comme rupture de la familiarité L’explication précédente de la subordination de la présentation de l’étant à la disposibilité et au processus de découverte du monde possède toutefois, on le comprend, une portée générale : elle prétend valoir pour n’importe quelle modalité perceptive, et n’apporte guère de précisions sur le phénomène de résistance en tant que tel. La seconde partie d’Être et temps, en particulier le § 69 « La temporellité de l’être-au-monde et le problème de la transcendance du monde », fournit à cet égard des éléments d’explication plus précis. Heidegger y explique que la découverte du monde 391 – Heidegger (1927), § 29, p. 182 [p. 137]. 392 – Heidegger (1927), § 29, p. 182 [p. 137]. Heidegger expliquera, dans le même ordre d’idées : « Seul un étant qui, de par son sens d’être, se sent, c’està-dire qu’existant il est chaque fois déjà été, et qui existe constamment en un mode de l’être-été, peut être affecté. L’affection présuppose ontologiquement l’apprésentation de telle manière qu’en elle le Dasein puisse être rétrogradé à soi en tant qu’il est été. » (Heidegger, 1927, § 68.b., p. 407 [p. 346]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 273 7/10/14 7:42:25 274 Résistance et tangibilité ambiant, compris comme réseau familier d’utilisables articulés par des rapports de conjointure, se réalise à travers une dynamique temporelle bien spéciique : la rétention qui attend (gewärtigende Behalten). C’est ce rapport d’anticipation, ancré dans l’habitude des comportements familiers de l’étant, qui guide le commerce préoccupé avec le monde ambiant 393. Vivre sur fond de la découverte préalable d’un monde, c’est-à-dire dans la familiarité (bei)394 avec un monde, c’est pour le Dasein se rapporter à l’étant en s’attendant à (gewärtigen) telle « fonction » de sa part (renvoi du pour-quoi de la conjointure)395. Or, c’est précisément cette dynamique temporelle qui permet d’expliquer que le commerce préoccupé puisse rencontrer une résistance. C’est seulement parce que « dans l’unité de temporation de la préoccupation, une attendance conduit chaque fois les opérations », que le commerce peut dévoiler l’étant comme opposant de la résistance396 . C’est donc pour Heidegger la familiarité du Dasein avec le monde qui rend possible la rencontre de la résistance397. La résistance survient quand le Dasein immergé dans son activité se confronte à un utilisable qui ne remplit plus la fonction qu’il supporte habituellement. Le système d’anticipation qui permet l’organisation proactive de l’activité voit ses attentes déçues. C’est cette interprétation qui est derrière la critique adressée à Descartes, Dilthey et Scheler. Si Heidegger afirme contre leur analyse que « le ‘ré-‘ [Wider] de résistance et le ‘contre’ [Gegen] sont portés dans leur possibilité ontologique par l’être-au-monde découvert »398 , et rétorque à Dilthey que « le phénomène de la résistance n’est pas le phénomène originaire, mais que la résistan393 – Heidegger (1927), § 69.a, pp. 415-416 [pp. 353-354]. 394 – C’est le mot bei de l’expression bei-der-Welt-sein qui dénote ce rapport de familiarité dans les passages consacrés à la critique de Dilthey ou de Descartes ou dans l’analyse du toucher du § 12 d’Être et temps. 395 – « L’apprésentation (Gegenwärtigen) attendant et retenant constitue la familiarité grâce à laquelle le Dasein comme être-en-compagnie ‘‘se retrouve’’ dans le monde ambiant public. » (Heidegger, 1927, § 69.a, p. 416 [p. 354]). 396 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 416 [p. 354]. « Ce qui oppose de la résistance [Widerständiges] se dévoile sur la base de la temporellité ekstatique de la préoccupation » (Heidegger, 1927, § 69.a, p. 418 [p. 356]). 397 – Heidegger (1925), § 23.a, p. 273 [pp. 255-256]. 398 – Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 274 7/10/14 7:42:25 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 275 ce ne peut être entendue en ce qui la concerne que sur la base de la signiicativité »399, c’est qu’il voit dans le phénomène de résistance une perturbation du commerce causée par la mise en défaut du système d’expectatives (le Gewärtigen) constitutif de la familiarité du Dasein avec son monde. Le Dasein doit déjà être familier d’un réseau d’utilisables, il doit déjà s’attendre à ce qu’ils remplissent certaines fonctions et se comportent de telle manière dans l’activité, pour voir ses attentes déçues. La critique de Heidegger prend ainsi une allure quasi-tautologique : il ne peut y avoir déception des attentes (résistance) que si de telles attentes (découverte préalable du monde) existent. Deux remarques doivent être faites à propos de cette analyse. (1) Tout d’abord, alors que la critique adressée à Descartes et Dilthey était focalisée sur la résistance physique des corps dans le rapport haptique, Heidegger semble à présent considérer une acception extrêmement large du concept de résistance, qui couvre n’importe quelle perturbation de l’activité. Il explique par exemple, à propos du conjointement par discernation, opération fondatrice de la familiarité du Dasein avec un monde et se réalisant dans la rétention qui attend : « Sur la base de ce dévoilement, la préoccupation peut buter sur ce qui est inopportun, ce qui dérange, ce qui entrave, ce qui est dangereux, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, oppose une résistance [Widerständige] »400. Autrement dit, il renvoie maintenant la résistance (Widerstand) aux modalités déicientes du commerce préoccupé analysées au § 16 : à savoir la surprenance (Auffälligkeit), l’importunance (Aufdringlichkeit) et la récalcitrance (Aufsässigkeit), dont le § 69 doit fournir l’interprétation temporelle401. (2) Cette analyse s’appuie ensuite sur l’idée que le phénomène de résistance s’accompagne d’une mutation du régime ontologique de l’étant, qui de l’utilisabilité (Zuhandenheit) bascule dans l’être-làdevant (Vorhandenheit). Les phénomènes de perturbation du commerce analysés au § 16 et au § 69 d’Être et temps correspondent en effet à des circonstances où l’utilisable défaillant commence à être 399 – Heidegger (1925), § 24.e, p. 321 [p. 304]. 400 – Heidegger (1927), § 69.a, p. 418 [p. 356]. 401 – Heidegger (1927), § 69.a, pp. 416-417 [pp. 354-355]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 275 7/10/14 7:42:26 276 Résistance et tangibilité rencontré sous le régime de l’objet402 . Dans la résistance (Widerstand), l’étant sort de l’état d’insurprenance (Unauffälligkeit) où il se tient quand il remplit sans rechigner son ofice403 et passe sur le devant de la scène : il accapare le faisceau de notre attention. De pur moyen, utilisé dans l’insurprenance du commerce qui va bon train, il devient objet (Gegenstand) qui refuse de fonctionner. La rencontre d’une résistance correspond ainsi à une forme primaire et préthéorique d’objectivation404 . § 49. Pourquoi la résistance ne peut être assimilée à une perturbation du commerce préoccupé L’analyse de la résistance que met en avant Heidegger est-elle légitime ? La résistance que manifestent les corps que nous manipulons est-elle le symptôme d’une perturbation de notre activité ? Et que « la résistance ne [puisse] être entendue en ce qui la concerne que sur la base de la signiicativité »405 implique-t-il de subordonner son phénomène à la mise en défaut du système d’expectatives qui forme la toile de fond de notre commerce ordinaire avec le monde ? Force est de répondre par la négative. Il peut être instructif ici encore de tourner son regard du côté des sciences empiriques. De nombreuses études de psychologie ont montré que différents mécanismes d’anticipation pouvaient inluencer le poids des objets manipulés, notamment lorsqu’une caractéristique apparente conduit à des expectatives erronées. Ainsi, une illusion bien connue, dite « illusion taille-poids », se produit systématiquement lorsque deux objets de différents volumes mais de même masse sont soulevés : l’objet plus petit paraît comparativement 402 – Heidegger (1927), § 16, pp. 110-111 [p. 74]. 403 – Heidegger (1927), § 16, pp. 111-112 [p. 75]. 404 – Heidegger (1927), § 69.b, en particulier pp. 423-424 [p. 361]. Comme l’a expliqué Hubert L. Dreyfus (1993), le phénomène de résistance que décrit Heidegger marque ainsi le passage d’un rapport au monde où l’individu vaque sans y penser à ses occupations « à une intentionnalité délibérée de type sujet/ objet », modalité que Husserl prenait à tort pour la structure intentionnelle fondamentale. 405 – Heidegger (1925), § 24.e, p. 321 [p. 304]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 276 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 277 plus lourd406 . Le poids que manifeste une charge semble donc pouvoir être modulé par la mise en défaut des expectatives qui accompagnent l’activité, et on peut dans cette mesure afirmer que notre familiarité avec le monde surdétermine l’expérience que nous faisons du poids : de deux objets de même masse, l’objet plus petit semble plus lourd, car il s’avère plus lourd que ce à quoi l’on s’attend – c’est-à-dire ce à quoi le monde nous a habitué407. Cependant, cela ne signiie en aucune façon que le phénomène de poids – le fait qu’une charge manifeste une résistance quand on la soulève – consiste dans une pareille déception des attentes, ou même que cette dernière en soit la condition, autrement dit qu’il n’y ait expérience de la pesanteur que si le comportement de l’objet manipulé met en défaut nos anticipations. Une analyse même rudimentaire de notre expérience exhorte plutôt à penser que la perception du poids, ou de n’importe quelle forme de résistance, a lieu sans que les attentes qui sous-tendent l’activité manipulatoire soient déçues et le commerce préoccupé d’une quelconque manière perturbé dans son fonctionnement. On pourra aisément s’en convaincre en considérant les métiers engageant des travaux de force : docker, déménageur, etc. Soutiendra-t-on qu’immergé dans son activité ordinaire, le travailleur de force ne rencontre pas « réellement » de résistance, qu’il init par ne plus percevoir le poids des charges qu’il soulève, et en tout cas par ne plus percevoir cette pesanteur comme une forme de contrariété dynamique ? Ou afirmera-t-on a contrario qu’il n’est 406 – Voir par exemple Ross (1969) ; Ellis & Lederman (1999) ; Flanagan & Beltzner (2000). Dans le même registre, Ellis & Lederman (1998) ont observé que des « connaissances sémantiques spécialisées » pouvaient influencer le poids perçu. Les auteurs ont demandé à des golfeurs et des non-golfeurs de comparer le poids de balles de golf authentiques et de balles d’entraînement, normalement plus légères, mais modifiées à leur insu de manière à présenter un poids équivalent aux premières. Les golfeurs, qui s’attendaient à ce que les balles d’entraînement soient plus légères, rapportèrent systématiquement qu’elles étaient plus lourdes. À l’inverse, les non-golfeurs estimèrent que les deux types de balle possédaient le même poids. 407 – Une interprétation de l’illusion taille-poids qui a souvent été avancée par les psychologues consiste à considérer qu’elle résulte d’un décalage entre le retour sensoriel reçu lorsque l’objet est levé et celui qui était anticipé sur la base d’indices haptiques ou visuels. Cf. Ross (1969), Granit (1972), Davis & Roberts (1976), Flanagan & Beltzner (2000). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 277 7/10/14 7:42:26 278 Résistance et tangibilité jamais vraiment immergé dans son activité quotidienne, que son commerce a continuellement lieu en régime perturbé ou entravé ? Il est clair qu’aucune de ces deux alternatives ne rend justice aux faits. Ces situations nous indiquent bien plutôt que la résistance peut être rencontrée sans que le régime du commerce préoccupé n’entre en perturbation ou que soit en rien enrayé son déroulement. La résistance que manifestent les corps dans l’activité ordinaire est une résistance insurprenante, et à l’instar de tout autre comportement de l’utilisable, fait elle-même l’objet d’attentes : elle participe du système d’expectatives qui supporte la familiarité du Dasein avec son monde. De sorte que nous nous trouvons surpris et notre cours d’activité brusquement suspendu, non lorsque nous rencontrons de la résistance, mais lorsqu’un objet ne résiste pas comme il devrait, à la manière des rochers de carton-pâte utilisés pour les décors de théâtre, ou que la résistance que nous anticipons ne vient pas, comme lorsqu’arrivé en haut d’un escalier notre pied trouve un vide à la place de la marche qu’il attendait. L’expérience de la résistance ne relève donc pas d’une déicience du commerce et d’une rupture de la familiarité, et elle ne saurait être interprétée comme un mode de la surprenance, au sens où surprend l’utilisable qui ne fonctionne plus ou qui est manquant. Le résistant (Widerständlich) est bien une forme d’ob-jection et une façon pour l’étant d’entrer en présence, mais en aucune façon il ne correspond à la présence-là-devant de l’objet inspecté (Vorhanden), l’ordre du Gegenständlich. Et ce n’est pas parce qu’une force de résistance comme le poids sort de l’état d’insurprenance où elle se tient d’autres fois, que le commerce préoccupé rencontre une « résistance » (au sens des phénomènes de perturbation analysés au § 16 et au § 69 d’Être et temps) et se trouve suspendu. Il y a un commerce où la résistance est rencontrée et prise en charge et où, quoi qu’on veuille en dire, le commerce bat son plein. En déinitive, et au risque de paraître quelque peu sévère à son égard, Heidegger semble donc déroger à l’exigence sous laquelle il s’était à l’origine promis de placer son analyse. Au lieu de voir le phénomène de résistance comme l’expression d’un rapport d’être, il le renvoie à une affaire de connaissance. La familiarité du Dasein avec son monde ambiant, pour être différente de la connaissance théorique objectivante, constitue en effet une forme de connaissance à part entière, voire même privilégiée puisque fondatrice vis-à-vis Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 278 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 279 des autres modalités du connaître. Si la résistance est l’expression d’une mise en défaut de l’infrastructure d’expectatives qui supporte la rencontre de l’étant, cela signiie qu’il y a résistance dès lors que l’étant manifeste un comportement s’écartant de ce qui était attendu. On peut donc bien dire que pour Heidegger, le réel résiste dans l’exacte mesure où le Dasein en détient une connaissance inadéquate, ne coïncide pas avec ce que ce dernier attendait de lui, pour l’avoir quotidiennement fréquenté. Remarquons au passage que, dans son principe général, cette conception du phénomène de résistance n’est pas propre à Heidegger, puisque l’analyse qu’en propose Dilthey consiste également à subordonner l’expérience de la résistance à la déception d’un système d’attentes. Pour Dilthey, la résistance procède d’une mise en défaut de ce que les psychologues de l’époque408 appellent l’image ou la représentation motrice, soit la représentation, qui précède et accompagne l’impulsion motrice, du mouvement que cette impulsion a pour fonction de réaliser. L’expérience d’une intention entravée à laquelle Dilthey identiie le phénomène de résistance repose pour l’essentiel sur une différence entre (a) l’image motrice, soit la représentation anticipative du mouvement qu’est censé générer la commande adressée aux muscles, et (b) les sensations périphériques issues de la réalisation effective de la commande, notamment l’agrégat de sensations de pression provoqué par le blocage du corps contre l’objet résistant409. « Les expressions : obstacle, résistance, entrave […], explique Dilthey, impliquent d’abord que les impressions liées à l’impulsion et à l’exécution normale du mouvement cessent, alors qu’on avait pourtant l’intention de continuer le mouvement ; elles impliquent ensuite que le mouvement projeté est remplacé par un agrégat de sensations de pression qui n’était pas attendu. Quand toutes ces conditions sont remplies et que, partant de l’impulsion, toutes ces relations entre sensations et 408 – En particulier Alfred Goldscheider. Cf. Dilthey (1890), p. 105. 409 – Cette conception rejoint certains modèles computationnels du contrôle moteur, notamment le modèle proposé par Helmholtz (1867), repris plus tard par Anokhin (1974) et Bernstein (1967), qui postule l’existence d’un mécanisme de comparaison entre le retour sensoriel associé au mouvement et des prédictions fondées sur la commande motrice, qui calcule une erreur entre le mouvement réalisé et le mouvement prédit et induit sur cette base des corrections. Pour un résumé, voir Jeannerod (2006). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 279 7/10/14 7:42:26 280 Résistance et tangibilité agrégats de sensations se déroulent sous forme de processus mentaux, il se forme alors, dans ce système d’instincts qu’est l’homme, avec ses tendances qui rayonnent dans toutes les directions et les sentiments qui s’y mêlent indissolublement, un nouvel état de volonté, une nouvelle expérience : l’expérience de l’intention entravée. »410 Cette fois encore, pareille description s’appuie sur une base phénoménologique erronée. Tiendra-t-on avec Dilthey que celui qui palpe un mur pour en apprécier la solidité « avait pourtant l’intention de continuer le mouvement »411 ? La perception que le mur résiste requiert-elle « que le mouvement projeté [soit] remplacé par un agrégat de sensations de pression qui n’était pas attendu »412 ? Cette manière de penser le phénomène de résistance se méprend à l’évidence sur son objet. La résistance que manifestent les corps dans le commerce quotidien est, à l’instar de n’importe quel comportement des utilisables dont nous faisons usage, posée de manière anticipative et prise en compte dans la planiication du mouvement. Loin de s’établir sur une déception des attentes motrices, elle a bien plutôt pour condition de possibilité l’anticipation de cette « déception » elle-même, l’anticipation que le membre mû va être bloqué , de sorte que lorsque se présente une résistance à laquelle on ne s’attend pas, par exemple lorsqu’on heurte brusquement quelque chose dont on n’avait pas remarqué la présence, ce n’est justement pas sous le régime phénoménologique de la résistance que s’annonce l’événement, mais sous celui du choc et de la désorientation. La thèse que la résistance est la manifestation d’un décalage entre des données sensorimotrices anticipées et occurrentes semble par ailleurs dificilement conciliable avec la possible émancipation du phénomène de résistance vis-à-vis de l’exercice de la motricité active (voir supra, § 42a). Dans l’expérience passive de la résistance, les sensations de déformation cutanée et de pression ne peuvent être appréhendées comme ne coïncidant pas avec un complexe de sensations attendu : celui qui accompagne normalement le mouvement libre, non entravé, car absolument rien ne justiie dans ce cas pareille attente. N’exerçant aucune activité, le 410 – Dilthey (1890), pp. 107-108. 411 – Dilthey (1890), p. 108. 412 – Dilthey (1890), p. 108. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 280 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 281 sujet n’a aucune raison d’anticiper l’occurrence de quelque chose qui n’advient que lorsqu’il se meut. En subordonnant la résistance à la mise en défaut d’une structure d’attentes, Heidegger comme Dilthey semblent au fond confondre (a) ce qui est « attendu » au sens de ce qui désiré : un état de choses que notre activité aspire à réaliser, et (b) ce qui est « attendu » au sens de ce qui est anticipé, que cela aille ou non dans le sens de nos projets. Il est certain que la résistance que nous rencontrons lorsque nous manipulons des corps ou peinons à mouvoir notre propre masse corporelle, consiste dans une forme de contrariété dynamique. Mais quelque chose peut contrarier la réalisation de nos projets, se présenter comme adversité, sans pour autant mettre en défaut nos attentes. La résistance que je rencontre lorsque je soulève un objet pesant qu’il me faut transporter ne sert pas mes projets ; bien plutôt, elle en contrarie la réalisation. Néanmoins, je m’attends à la rencontrer, car je suis habitué à ce que les objets pèsent : je sais qu’il me faut vaincre cette adversité dynamique pour transporter l’objet. En bref, je peux très bien m’attendre à un comportement, sans que ce comportement soit ce que j’attende, au sens où l’on dit que l’on « attend » de quelque chose ou de quelqu’un qu’il remplisse certains ofices. § 50. Les enseignements de la psychologie : l’explication centraliste de la dynamesthésie L’examen précédent de la phénoménologie heideggerienne n’a pas encore permis d’accéder à une analyse satisfaisante du phénomène de résistance. Notamment, il ne nous a pas encore montré en quoi la résistance que les corps manifestent dans le commerce manipulatoire participe d’une compréhension anticipative du possible. Cet examen n’a cependant pas été vain : il nous a permis de préciser les prérequis que doit remplir pareille analyse. D’un côté, (i) il nous faut penser un phénomène de résistance qui s’inscrive dans les modes de rationalisation du commerce préoccupé, mais qui, correspondant à une forme de récalcitrance de l’étant, ne se réduise pas au régime phénoménologique de l’appropriété et de l’inappropriété pour…, par laquelle Heidegger propose de caractériser les déterminités propres à l’utilisable. Mais de l’autre, (ii) il nous faut parvenir à une entente du phénomène de résistance ne Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 281 7/10/14 7:42:26 282 Résistance et tangibilité le rabattant pas sur une perturbation du commerce préoccupé et une rupture de l’horizon ontologique de l’utilisabilité. Ici encore, la psychologie peut à mon sens apporter des éléments de réponse déterminants. Différents travaux consacrés aux mécanismes de la perception du poids et de l’effort suggèrent en effet que le poids que nous percevons lorsque nous manipulons des corps est relatif à notre capacité de production de force, de sorte qu’en percevant le poids, ce sont en vérité les possibilités dynamiques à notre disposition, étant donné notre condition corporelle, dont nous prenons connaissance. Examinons ces travaux avant de poursuivre notre travail d’analyse phénoménologique : en éclairant la connexion du phénomène de résistance et du rapport présomptif au possible, ils nous indiqueront comment ce phénomène participe de la compréhension pratique qui caractérise notre commerce ordinaire avec l’étant. 50a. La surévaluation du poids et de la force dans la faiblesse musculaire C’est dans le cadre de la querelle déjà ancienne du périphéralisme et du centralisme que la question des mécanismes de la perception du poids a traditionnellement été posée en psychologie, et qu’elle continue souvent de l’être aujourd’hui413. Et c’est donc d’abord sous la forme d’une interrogation sur les signaux neurophysiologiques faisant ofice de substrat pour les percepts que le problème de la perception du poids y a été envisagé. Sans entrer dans le détail de la querelle, et des arguments ayant été avancés par les deux partis, il importe de noter, pour le problème qui nous intéresse ici, que la plupart des psychologues considèrent que les faits aujourd’hui disponibles convergent vers l’hypothèse centraliste pour les jugements perceptifs d’amplitude de force ou de poids. Certains phénomènes suggèrent en effet que le 413 – Ladite querelle remonte au dix-neuvième siècle. L’hypothèse périphéraliste, défendue par C. Bell, W. James et C.S. Sherrington, prétend que la force qui est perçue lors d’une contraction musculaire volontaire se fonde sur le retour d’information sensorielle adressé au système nerveux central par les récepteurs périphériques. L’hypothèse centraliste, à laquelle on rattache généralement les noms d’A. Bain, W. Wundt et H. von Helmholtz, défend à l’inverse l’idée d’une origine purement centrale, prétendant que la force perçue procède et est proportionnée aux signaux adressés par le cortex moteur aux muscles. Voir Jeannerod (2006). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 282 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 283 degré de force perçu lors de contractions musculaires volontaires procède principalement, non des signaux en provenance des muscles et structures périphériques mobilisés, mais de la commande nerveuse efférente qui leur est adressée par le système nerveux central. De même, le poids apparent des objets que nous manipulons reléterait surtout le degré d’activité efférente dans les aires motrices et prémotrices, et serait proportionné à la commande descendante déclenchant la contraction des muscles dans la manipulation. Notons bien que cette hypothèse afirme que l’information d’amplitude portée par les signaux centrifuges prévaut sur celle portée par les signaux périphériques dans les mécanismes responsables de la perception de la force, mais en aucune façon elle ne prétend que l’information afférente n’y remplit aucun rôle. Dans des conditions normales, les informations d’origine périphérique414 et d’origine centrale contribuent toutes deux à la perception dynamesthésique415. L’argument le plus important à l’appui de la thèse centraliste est que le poids des objets ou la magnitude des forces développées lors de contractions actives sont perçus comme augmentant dans des conditions où l’activité nerveuse efférente s’accroit alors que la force musculaire exercée (le degré de contraction des ibres musculaires ou le travail mécanique produit) reste constante. Ce phénomène a pu être le plus clairement montré dans des tâches d’appariement controlatéral. Cette méthode consiste à demander à l’individu (1) de générer un niveau de force donné en contractant les muscles d’un membre (le membre de référence) soit à vide soit en soulevant une masse, et (2) de reproduire la magnitude de la force ou du poids alors perçus, en contractant les muscles de l’autre membre ou en sélectionnant une masse dont le poids est estimé équivalent à la masse de référence soulevée avec l’autre bras. 414 – Il s’agit dans ce cas de l’information transmise par les récepteurs afférents logés dans les muscles, les tendons, les articulations et la peau (McCloskey et al., 1974 ; Roland & Ladegaard-Pedersen, 1977 ; Gandevia & Burke, 1992 ; Jami, 1992; Gandevia, 1996). 415 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ; Brodie & Ross (1984) ; Jones (1986) ; Gandevia (1996). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 283 7/10/14 7:42:26 284 Résistance et tangibilité Plusieurs études utilisant cette méthode ont montré que l’affaiblissement des muscles entrainait la surestimation de la force contractile développée et du poids des charges manipulées. Ce phénomène a été observé que la faiblesse soit causée par l’infusion locale d’agents paralysants416 ou par fatigue musculaire417. D’autres études sont parvenues à des observations analogues sans provoquer l’affaiblissement du muscle. Si l’on diminue la capacité de génération de force d’un muscle en modiiant l’angle de l’articulation associée, le sujet rapporte une augmentation d’intensité des contractions statiques qu’il produit418 . Il a également été observé que des masses semblent plus lourdes à des patients hémiparétiques lorsqu’elles sont soulevées par le coté affaibli419, et que des sujets sains perçoivent les masses qu’ils soulèvent avec leur main non-dominante comme plus lourdes que lorsqu’ils font usage de leur main dominante, comparativement plus forte420. L’hypothèse généralement avancée pour rendre compte de ces observations est la suivante. On sait que plus un muscle est affaibli, et plus le développement d’un degré de tension musculaire donné va nécessiter une activation importante des ibres, donc une commande nerveuse descendante de forte intensité. L’exposition des muscles à des exercices fatigants entraîne leur ralentissement et accroît le niveau d’activation exigé pour leur contraction421. Que la force développée soit perçue comme plus importante lorsque les muscles sont affaiblis pourrait par conséquent signiier que la perception de l’amplitude de la force se fonde moins sur les signaux périphériques renseignant sur la tension effective des muscles, que sur les signaux efférents qui commandent leur contraction, dont la magnitude est seule à augmenter dans ce cas. Un même raisonnement s’applique pour la perception du poids : l’expérience 416 – Gandevia & McCloskey (1977a,b) ; Roland & Ladegaard-Pedersen (1977). 417 – McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey (1978) ; Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Proske et al. (2004). 418 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979). 419 – Head & Holmes (1911) ; Gandevia & McCloskey (1977b) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et al. (2009). 420 – Lafargue & Sirigu (2002). 421 – Bigland-Ritchie et al. (1983) ; Hakkinen & Komi (1986) ; Fuglevand et al. (1999) ; Carson et al. (2002) ; Weerakkody et al. (2003). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 284 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 285 d’une lourdeur accrue ferait corrélat à une commande volontaire descendante plus importante générée pour pallier la chute de force dont l’appareil musculaire est l’objet. Des mesures d’activation musculaire effectuées à l’aide d’électromyogrammes (EMG) de surface appuient cette hypothèse. Différentes études ont montré que dans des tâches d’appariement où le bras de référence est exposé à des contractions fatigantes, la force appliquée par l’autre bras augmente de façon linéaire avec l’amplitude du signal EMG mesuré sur le muscle fatigué422 . Le signal EMG étant globalement proportionnel à la commande efférente423 , cette observation indique que les estimations de force ou de poids sont alignées sur la magnitude de cette dernière. Remarquons que l’hypothèse centraliste est également appuyée par d’autres observations, en particulier les manifestations du syndrome du déilé thoracique (ou thoraco-brachial), répandu chez les nageurs de compétition424. La plupart des individus présentant cette affection, généralement causée par un phénomène de compression des nerfs situés à la base du cou, rapportent éprouver une sensation de lourdeur dans le bras, qui se voit majorée lors de son élévation. Certains déclarent ainsi avoir l’impression de soulever une lourde masse chaque fois qu’ils déplacent leur membre. La compression des nerfs impliquant qu’un débit efférent plus important est nécessaire pour obtenir la contraction des muscles, cette observation appuie l’idée que le degré de pesanteur éprouvé lors du déplacement du corps est en large partie déterminé par la commande nerveuse descendante. En résumé, si la force musculaire développée ou le poids des objets semblent plus importants lorsque les muscles sont fatigués, c’est qu’une activité nerveuse plus intense est nécessaire pour activer l’appareil musculaire. Les muscles répondent moins spontanément aux signaux descendants, leur contraction exige une activité 422 – Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ; Matthews (1982) ; Jones & Hunter (1983b) ; Carson et al. (2002). 423 – Que l’EMG soit un indicateur fiable de la magnitude de la commande descendante a toutefois été contesté. Voir par exemple Farina et al. (2004) ; Mottram et al. (2005). 424 – Ochsner & Kuntzer (2004). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 285 7/10/14 7:42:26 286 Résistance et tangibilité efférente accrue, et c’est pourquoi les forces produites semblent plus importantes et les charges plus lourdes.425 50b. Comment l’effort permet de référer le poids aux forces disponibles Pour la plupart des psychologues défendant l’hypothèse centraliste, les observations précédentes témoignent également du côte central que remplit le sens de l’effort dans la perception dynamesthésique. Ce que cherchent à reproduire les sujets dont les muscles sont affaiblis dans les tâches d’appariement documentées, ce n’est pas le degré plus ou moins élevé de tension perçue dans le muscle ou le travail mécanique produit. Mais c’est l’intensité de l’effort qu’il leur faut fournir pour générer cette force426 . La nécessité d’exercer un effort plus important pour pallier une faiblesse locale des muscles expliquerait que les forces développées ou le poids des charges soient surévalués. À l’appui de cette idée, Roland & Ladegaard-Pedersen (1977) ont montré que des sujets dont le bras était partiellement curarisé, et la main anesthésiée, étaient toujours capables d’évaluer de façon relativement précise des forces isométriques exercées sur un transducteur. En revanche, s’ils étaient explicitement exhortés 425 – L’hypothèse centraliste est appuyée par de nombreuses autres observations dont il serait trop long de dresser l’inventaire. Ainsi, c’est manifestement sur la base de l’information centrifuge que sont réalisées et mémorisées les adaptations motrices lors de confrontations à des environnements dynamiques modifiés, par exemple des champs de force. Dans une tâche d’atteinte manuelle de cible, Takahashi et al. (2005) ont observé que si des sujets apprennent à adapter leur mouvement à un champ de force lorsque leurs muscles sont fatigués, ils surestiment systématiquement la force nécessaire pour contrer l’action du champ une fois que leurs muscles ont récupéré. Ce phénomène indique que ce qui est mémorisé lors de la phase d’adaptation motrice, c’est le degré d’activation musculaire requis pour vaincre le champ de force, et non le niveau de force ou de contraction musculaire en tant que tel. L’information centrifuge semble également être privilégiée sur l’information centripète dans des tâches où l’individu doit estimer et reproduire des forces appliquées sur sa main (Toffin et al., 2003), apparier des forces de torsion développées avec les muscles fléchisseurs du coude (Weerakkody et al., 2003), ou estimer l’angle formé au niveau du coude par son bras et son avant-bras (Weerakkody et al., 2003 ; Walsh et al., 2004 ; Winter & al., 2005). 426 – McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey (1977a, 1978) ; Gandevia (1982) ; Aniss et al. (1988) ; Rode et al. (1996) ; Carson et al. (2002) ; Bertrand et al. (2004). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 286 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 287 à reproduire l’effort devant être exercé du côté affaibli pour développer la force de référence visée, la force produite était systématiquement surestimée. Cette hypothèse sur l’effort n’est en vérité qu’une certaine traduction « en première personne » de l’hypothèse centraliste standard décrite dans la section précédente. Il est en effet généralement admis par les psychologues que le sentiment d’effort que nous éprouvons lorsque nous mettons en branle notre appareil musculaire a pour principal substrat neurologique l’activité nerveuse efférente dirigée vers les muscles427. Un effort de plus forte magnitude est la contrepartie subjective d’une commande volontaire descendante d’intensité accrue. Ce qui n’interdit pas l’intervention de mécanismes de calibrage modiiant la relation psychophysique entre l’activité efférente et l’effort perçu428 . Ainsi parle-t-on de « fatigue centrale » pour qualiier la situation où la capacité à activer le muscle lors de contractions volontaires est diminuée, de sorte qu’un degré d’activité efférente donné s’accompagne du sentiment d’exercer un effort plus important429. L’étude de McCloskey et al. (1974) est la première à apporter de véritables éléments de preuve justiiant la distinction entre un sens de la tension fondé sur l’information périphérique générée par l’actionnement du muscle430 et un sens de l’effort fondé sur l’information nerveuse d’origine centrale. Les auteurs ont observé que des sujets à qui l’on demandait de maintenir alternativement constants (a) le niveau d’effort exercé ou (b) le degré de tension musculaire, étaient capables, lorsqu’on induisait une vibration du biceps ou du triceps ayant pour effets respectifs d’accroître ou de diminuer la tension musculaire, de se focaliser sur l’une ou l’autre 427 – Helmholtz (1867) ; McCloskey et al. (1974) ; Gandevia & McCloskey (1977a, 1978) ; Gandevia (1982) ; Aniss et al. (1988). Une des hypothèses avancées pour rendre compte de cette possibilité est qu’une décharge corollaire (Sperry, 1950) ou copie d’efférence (Von Holst & Mittelstaedt, 1950 ; Von Holst, 1954) est adressée par le cortex moteur aux centres sensoriels lors de la génération du mouvement. La commande motrice volontaire ne serait donc pas immédiatement perceptible mais nécessiterait, pour entrer dans le champ d’expérience, la médiation d’autres signaux. 428 – Carson et al. (2002). 429 – Gandevia (2001). 430 – Roland & Ladegaard-Pedersen (1977) ; Roland (1978). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 287 7/10/14 7:42:26 288 Résistance et tangibilité perception, pour (a’) maintenir un effort constant malgré les variations de tension induites par les vibrations, ou (b’) conserver un même niveau de tension en modulant leur effort de manière à contrer l’effet des vibrations431. Ces observations démontrent que l’individu est capable de distinguer l’effort requis pour générer un niveau de tension musculaire donné et cette tension elle-même. Or – et c’est le principal point d’intérêt pour notre enquête –, tout un ensemble d’observations porte à penser que l’effort exercé par l’individu pour développer un niveau de force donné est directement proportionné aux ressources musculaires dont il dispose, de sorte que l’usage du sens de l’effort pour apprécier le poids des charges manipulées permet d’échelonner celles-ci sur le gradient de possibilités motrices que l’appareil musculaire est disposé à supporter. Plusieurs études ont en effet observé que la surestimation de la force ou du poids qui accompagne l’affaiblissement musculaire était relative au taux de diminution de la force maximale volontaire, si bien que les estimations paraissent sous-tendre une évaluation des capacités musculaires disponibles432 . Ainsi, le taux d’augmentation de la force perçue qui fait suite à l’exposition du muscle à des contractions fatigantes s’avère généralement correspondre au taux de diminution de la capacité de génération volon431 – Dans une autre tâche décrite par McCloskey et al. (1974), les sujets avaient pour consigne d’apparier des forces isométriques de manière à « faire pareil avec les deux bras ». Les résultats indiquent que les sujets produisent dans ce cas des tensions plus faibles lorsque le biceps du bras de référence reçoit la vibration, et des tensions plus importantes lorsqu’il s’agit du triceps (la vibration du muscle agoniste le contractant, un effort moindre est requis pour atteindre un niveau de tension donné). Ils semblent donc clairement évaluer les forces produites en accordant plus d’importance à l’effort de contraction qu’à la tension effective du muscle. Pour les auteurs, cette observation permet d’exclure l’hypothèse périphéraliste alternative, selon laquelle la force serait dans cette situation estimée sur la base de différences dans les signaux afférents transmis par les fuseaux neuromusculaires, rendus plus actifs par une activité efférente accrue. Elle indique clairement que les sujets se fondent sur leur effort de contraction pour estimer la magnitude des forces produites, et que l’effort est perçu séparément de la décharge des fuseaux neuromusculaires. 432 – Cafarelli (1988) ; Carson et al. (2002) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et al. (2009). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 288 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 289 taire de force433. Une relation analogue a été observée dans des études menées avec des sujets hémiparétiques dont la sensibilité somatosensorielle est préservée434. La réhabilitation motrice s’accompagne d’une diminution progressive de l’effort perçu, dont la magnitude pour développer un niveau de force donné est inversement proportionnelle à la force maximale que le membre parétique est en mesure de produire par contraction volontaire435. De la même manière, des sujets hémiparétiques devant produire simultanément avec leurs deux mains des forces identiques génèrent des forces plus faibles du côté parétique que du côté préservé, et l’asymétrie dans les forces exercées est directement proportionnelle à la faiblesse relative de leur côté parétique 436 . Plus intéressant encore, dans l’étude déjà citée de Roland & Ladegaard-Pedersen (1977), les sujets ne surestiment les forces produites en proportion inverse au degré de faiblesse de leurs muscles, que lorsqu’on les exhorte explicitement à reproduire l’effort nécessaire au développement de la force de référence. Gandevia & McCloskey (1977a) et Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ont présenté des observations similaires. L’alignement de la force perçue sur la capacité de production du muscle ne vaudrait ainsi que dans la mesure où elle est estimée sur le fondement de l’effort, le sens de la tension tendant pour sa part à fournir une estimation « absolue » des forces développées437. Si l’effort perçu est proportionné à la commande nerveuse descendante, l’alignement des estimations de force et de poids sur les capacités de production de force volontaire s’explique aisément. L’affaiblissement musculaire se traduit non seulement par la diminution de la force maximale que le muscle est en état de générer, mais également, nous l’avons expliqué plus haut, par un 433 – Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Carson et al. (2002). 434 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Rode et al. (1996) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et al. (2009). 435 – Rode et al. (1996). 436 – Bertrand et al. (2004). 437 – Au sens où le degré de tension perçu pour un niveau de tension musculaire objectivement défini ne varie pas avec les changements affectant les capacités de production de force de l’individu. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 289 7/10/14 7:42:26 290 Résistance et tangibilité ralentissement des muscles et une altération de la relation activation-force qui préside à leur contraction. L’effort perçu étant proportionné à la commande, le développement d’un niveau de force donné exigera un effort d’autant plus important que les muscles sont affaiblis. Évaluer l’amplitude de la force développée (à vide ou pour soulever une charge) sur le fondement de l’effort devant être exercé pour sa production conduira donc nécessairement à la surestimer, dans la proportion où la capacité musculaire est diminuée438 . La psychophysique du système dynamesthésique explique ainsi que les estimations de poids et de force paraissent, dans les études mentionnées, avoir été effectuées en tenant compte de la force maximale volontaire. L’alignement naturel de l’effort sur la capacité de production de force variable de l’appareil neuromusculaire conduit à quantiier les forces qui sont développées en les référant aux ressources musculaires disponibles. L’effort permet de situer le niveau d’investissement moteur occurrent sur le référentiel du possible. § 51. Le sens de l’effort, la résistance et l’expérience du possible Les observations précédentes apportent plusieurs éléments de compréhension essentiels sur les phénomènes de poids et de force, et la mécanique intentionnelle qui préside à leur constitution dans la dynamesthésie. 51a. La référence intrinsèque du poids aux capacités de production de force Si le poids des charges que nous manipulons est spontanément évalué sur le fondement de l’effort appliqué pour les mouvoir, il ne peut être caractérisé comme une force ou un quelconque paramètre objectif susceptible de faire l’objet d’une évaluation absolue. L’effort requis pour développer un travail mécanique donné étant aligné sur la capacité de production de force variable de notre corps, estimer le poids d’une charge sur la base de l’effort exercé pour la soulever signiie eo ipso le référer à nos propres ressources. 438 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Cafarelli & Bigland-Ritchie (1979) ; Matthews (1982) ; Burgess & Jones (1997) ; Bertrand et al. (2004). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 290 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 291 L’effort permet de quantiier les contre-forces que nous affrontons sur le référentiel des forces que notre corps est en mesure de produire. Apprécier le poids des corps ne signiie donc pas fournir la mesure chiffrée d’une propriété physique, mais envisager leur comportement depuis les possibilités concrètes dont nous disposons pour conduire la manipulation. Des appréciations comme « lourd » ou « léger » portent non sur l’objet, mais sur le système que forment l’individu et l’objet dans la performance manipulatoire, et elles sont en tant que telles indissociables de son emprise motrice sur l’environnement, le champ de possibilités dont il dispose étant donné sa condition. Ainsi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la psychologie, quand elle adopte une conception rigoureusement objectiviste du phénomène de pesanteur (le poids perçu est la représentation subjective d’un poids physique pourvu d’une valeur absolue), soit amenée à se demander s’il existe des circonstances où le poids perçu est autre chose qu’une illusion439. Il est foncièrement erroné d’interpréter le phénomène de surévaluation observé dans les tâches d’appariement décrites précédemment comme la conséquence d’une perte de iabilité du système dynamesthésique lors des perturbations de la machinerie neuromusculaire – en bref, comme un signe que la fatigue altère le jugement. Si c’est toujours relativement à ses propres capacités que l’individu quantiie les forces qu’il produit ou celles avec lesquelles il interagit, il n’y a que sur cette échelle que l’on peut parler d’exactitude ou d’égalité. Quand elles sont référées à la capacité de production de force du sujet, c’est-à-dire exprimées comme pourcentage de la force maximale volontaire, les valeurs de force ou de poids estimées sont ainsi des plus exactes440. Les forces dont nous disposons remplissent dans l’expérience dynamesthésique une fonction analogue à celle de la lumière ambiante dans l’expérience visuelle. Loin de parasiter l’accès à l’objet en le contaminant d’impuretés subjectives, elles servent de médium à sa manifestation. Husserl a très bien décrit ce mécanis439 – Nous pensons à l’article d’Helen Ross (1969), When is weight not an illusion? 440 – Gandevia & McCloskey (1977b) ; Roland & Ladegaard-Pedersen (1977) ; Jones & Hunter (1983a,b) ; Cafarelli & Layton-Wood (1986) ; Rode et al. (1996) ; Carson et al. (2002) ; Bertrand et al. (2004) ; Simon et al. (2009). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 291 7/10/14 7:42:26 292 Résistance et tangibilité me : la constitution des propriétés réales, et partant la constitution de l’objet comme substrat inchangé de ces propriétés, n’est possible qu’à travers la co-perception de l’état du milieu qui concourt à leur manifestation (voir supra, § 23). L’appréhension d’un quelque chose persistant repose sur un mécanisme intentionnel consistant (i) à poser telle ou telle détermination invariante de la chose (par exemple sa couleur), et (ii) à mettre au compte des circonstances ou du milieu (la lumière ambiante) l’apparence particulière sous laquelle cette détermination se présente à un moment t, en tout cas l’écart entre cette apparence et une apparence typique ou optimale (la couleur que présente l’objet sous la lumière du jour). L’objet se maintient inaltéré malgré les changements affectant les contenus où il s’expose, car ces changements sont imputés aux altérations du milieu. Une conséquence notable est que le poids, compris en tant que propriété objective invariante de la chose (propriété réale, dans les termes de Husserl), ne peut être assimilé au produit d’une opération d’abstraction coupant la chose perçue de toute référence aux dispositions du sujet percevant. L’appréhension du poids en tant que propriété objective réfère plutôt à sa perception dans des conditions ayant une valeur normative441. Le poids « réel » est celui que nous percevons lorsque nous sommes reposés, en pleine possession de nos moyens. Corrélativement, toute altération de cet état implique une perte d’objectivité de notre perception. Plus nous nous écartons de notre condition normale, moins nous sommes en mesure de « faire la part des choses », plus nous mettons de nous dans ce que nous percevons. Le poids « réel » n’est pas le corrélat d’une perception idéalement adisposée, qui prétendrait se faire sans point de vue, et qui, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, saisirait la chose de partout car de nulle part442 . Il 441 – « Certaines conditions ressortent par là comme étant les conditions ‘normales’ : la vision à la lumière du soleil et par un ciel clair, sans aucune influence d’autres corps déterminant la couleur qui apparaît. L’‘optimum’ ainsi atteint est considéré comme la couleur elle-même, en opposition par exemple à celle que l’on voit au soleil couchant dont le rayonnement éclipse toutes les couleurs propres aux choses. » (Husserl, 1952, § 18.b, pp. 95-96 [p. 59]) Voir également MerleauPonty (1945), pp. 348-349. 442 – « Notre formule de tout à l’heure doit donc être modifiée ; la maison elle-même n’est pas la maison vue de nulle part, mais la maison vue de toutes parts. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 83). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 292 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 293 fait vis-à-vis à une perspective sur l’objet qui normalise son point de vue, pour le soustraire à une variabilité qui lui est pourtant inhérente. On retrouve en vérité dans le phénomène de pesanteur une légalité phénoménologique similaire à celle à l’œuvre dans l’expérience visuelle de la distance. De même que la distance visuelle qu’afichent les objets exprime leur accessibilité et est relative à nos capacités de déplacement ou d’accès (voir supra, § 38), le poids que les corps manifestent dans la manipulation exprime les possibilités dont nous disposons pour les mouvoir et est proportionné à nos capacités de production de force. Et tout comme l’éloignement des objets coïncide avec leur inaccessibilité (se tenir dans le là-bas signiie précisément se soustraire à notre emprise pratique), l’importance du poids que les charges manifestent coïncide avec l’épreuve d’une perte d’amplitude de notre pouvoir d’action. Plus le poids est important et plus nos gestes sont gourds et crispés, moins nous disposons de cette agilité qui confère au commerce manipulatoire sa luidité, sa précision et sa sûreté. La pesanteur que les charges manifestent dans la manipulation expose ainsi, comme en contrejour, l’amplitude des forces dont nous disposons. Leur degré de récalcitrance nous indique quelle proportion de nos ressources se trouve convoquée dans l’opération, c’est-à-dire à quel point il nous faut nous épuiser pour soumettre leur inertie. On doit comprendre que ce détour par les choses est la seule manière de prendre connaissance de la latitude réelle de notre pouvoir. C’est un fait bien connu que les individus frappés de parésie jugent de l’état de recouvrement de leurs forces en se fondant sur la résistance des objets qu’ils manipulent. Samuel Johnson, frappé de parésie suite à une attaque, explique ainsi avoir pris conscience de son rétablissement quand les pots de son jardin, anormalement lourds dans la période ayant suivi l’accident, commencèrent de retrouver leur poids normal443. Le mécanisme que révèle cette anecdote n’est pas particulier à la situation pathologique. Que nous souffrions d’un handicap moteur ou que nous disposions de tous nos moyens, nous n’avons qu’une conscience indirecte de nos forces. La résistance du réel, seule, peut nous renseigner sur l’état 443 – Johnson (1952), rapporté dans Gandevia & McCloskey (1977b). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 293 7/10/14 7:42:26 294 Résistance et tangibilité de capabilité de notre corps, par exemple nous dire si nous avons récupéré nos forces, après une activité épuisante. Et tant que nous n’avons pas affronté cette résistance (qui commence, comme le remarquait Maine de Biran, avec l’inertie de notre propre corps), nous entretenons au mieux un rapport de coniance tacite dans nos pouvoirs. Nous tenons pour acquis que nous sommes capables de ceci et incapables de cela, que nous avons assez de force pour déplacer tel objet, trop peu pour mouvoir tel autre. Mais nous n’avons aucun accès de première main à ces forces. Leur disponibilité et leur portée relèvent d’une forme d’hypothèse. Bien entendu, ces forces sur lesquelles nous comptons ne nous font que rarement faut bond : il n’y a qu’avec l’installation de la maladie ou la vieillesse que notre corps se montre incapable de remplir son ofice. À l’ordinaire, les performances de notre corps coïncident avec nos expectatives, de sorte que, comme disait MerleauPonty, notre corps habituel peut se porter garant de notre corps actuel444 . 51b. L’expérience de la fermeture du possible dans l’effort Nous avons vu plus haut (cf. § 44) que le phénomène d’obstruction présuppose un rapport présomptif au possible : que nous soyons au repos ou que nous exercions activement nos forces, la situation spatiale de notre corps doit être appréhendée depuis la perspective du possible et de l’impossible pour que puisse être perçue une structure qui bloque notre corps, l’empêche de progresser plus avant dans l’espace. Ainsi l’expérience de l’impénétrabilité implique-t-elle la délimitation d’un impossible dans notre champ de déplacement. Et elle comporte pour cette raison un véritable engagement à l’égard du possible, et, à travers lui, de l’avenir. Nous comprenons à présent qu’une afirmation de même ordre s’applique à la composante intensive du phénomène de résistance, qui contribue à hauteur égale avec la composante obstructive à en déterminer la teneur. Lorsque nous percevons qu’un objet que nous manipulons oppose de la résistance, freine ou bloque notre corps, nous avons d’une façon ou d’une autre conscience de l’énergie que nous investissons dans l’opération. Nous forçons plus ou moins pour soulever l’objet et le maintenir en l’air. Nous 444 – Merleau-Ponty (1945), pp. 97-98. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 294 7/10/14 7:42:26 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 295 exerçons une force de traction, de levage ou de pression plus ou moins importante. Or, ce sentiment de devoir investir une proportion plus ou moins importante de nos forces est précisément le médiateur qui assure l’ouverture de la situation manipulatoire sur les possibilités que supporte notre condition corporelle. À travers l’effort qu’il nous faut exercer pour mouvoir notre corps et les corps extérieurs, nous avons conscience de l’amplitude des forces que nous sommes capables de développer. À travers l’effort, l’action occurrente prend le relief du possible. L’effort moteur ne peut par conséquent être réduit à la manifestation d’une intention volontaire de mettre en branle l’organisme ou une structure extérieure, l’épreuve d’une volonté contrariée par le réel, comme il a traditionnellement été interprété en philosophie445. Certes, l’effort n’a de sens qu’en référence à une résistance qui gêne ou empêche un accomplissement moteur. Mais l’effort est également une forme de conscience en acte de la proportion que la force musculaire développée représente par rapport aux ressources énergétiques disponibles. L’effort est un mode d’apparition (Erscheinungsweise) du possible. À travers le sentiment de consommer nos ressources, le cas échéant de devoir forcer, pour mettre en branle notre corps, et par lui d’autres corps, c’est la fermeture de notre possible, la subordination de notre action à des conditions déterminées d’accomplissement – un organe limité –, dont nous avons conscience. L’effort fait partie de ces « expériences négatives de gêne, de fatigue, de douleur qui », comme disait Patočka, « nous rappellent les limitations de notre liberté d’action, ainsi que la connexion physique dont le se-mouvoir agissant est tributaire »446 . 445 – La position d’Herbert Spencer est édifiante à cet égard. « Respecting the perception of resistance, that is of muscular tension, it has still to be pointed out that it consists in the establishment of a relation of coexistence between the muscular sensation itself and that particular state of consciousness which we call will. That the muscular sensation alone, does not constitute a perception of resistance, will be seen on remembering that we receive from a tired muscle, a feeling nearly allied to, if not identical with, that which we receive from a muscle in action; and that yet this feeling, being unconnected with any act of volition, does not give any notion of resistance. » (Spencer, 1855, chap. 16, § 77). 446 – Patočka (1995), p. 26. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 295 7/10/14 7:42:27 296 Résistance et tangibilité Reconnaître cette fonction est essentiel pour comprendre la manière dont l’effort remplit sa fonction intentionnelle – assure la manifestation de son corrélat –, et apprécier une caractéristique centrale des forces de résistance qui se manifestent lorsque nous manipulons des corps : leur caractère intensif, le fait que les forces que nous affrontons, par exemple les forces de pesanteur ou d’inertie, sont plus ou moins importantes (voir supra, § 47). Que peut signiier ici une quantité de résistance ? Par rapport à quoi une résistance peut-elle être importante ? L’amplitude de nos forces seule peut ici faire fonction de référentiel. Et c’est précisément parce que l’effort nous permet de prendre conscience de l’amplitude de nos capacités qu’il offre de quantiier les forces de résistance avec lesquelles nous dialoguons. En situant les forces de résistance que nous rencontrons sur l’échelle de nos propres capacités, l’effort fournit la métrique qui permet à ces forces d’acquérir une magnitude. Percevoir que quelque chose pèse, ou plus généralement résiste, ce n’est donc pas, comme le proposait Heidegger (voir supra, § 48 et § 49), être surpris par le comportement des corps, voir nos attentes – le système d’expectatives du Gewärtigen – déjouées par le monde et notre attention brusquement focalisée sur « ce qui ne va pas ». Mais c’est faire l’épreuve de notre propre faiblesse, mettre en scène le comportement de la chose que nous manipulons sur fond des ressources limitées dont nous disposons pour agir. C’est la conscience que le Dasein possède de sa initude qui rend possible l’expérience de la résistance, non son rapport de familiarité avec le monde. Il est vrai, comme Heidegger y insiste, que le phénomène de résistance exige que notre expérience de l’étant soit portée par un mouvement de transcendance447. Seul un rapport d’expectative, 447 – Heidegger (1925), § 24.e, pp. 321-322 [p. 304]. De même, Heidegger dira, dans un passage des leçons du semestre d’été 1928 : « Dans la mesure où la liberté (au sens transcendantal) constitue l’essence du Dasein, celui-ci, en tant qu’existant, est, par une nécessité essentielle, toujours au-delà de tout étant factice. À cause de cet excès, le Dasein est à chaque fois au-delà de l’étant, comme nous disons, mais de telle façon qu’il éprouve avant tout l’étant dans la résistance, comme ce par rapport à quoi le Dasein transcendant est impuissant. » (Heidegger, 1978, pp. 279-280, cité et traduit dans Agamben, 1988, pp. 77-78). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 296 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 297 un » être au-delà des choses » comme disait Patočka448 , rend possible l’expérience de la réalité dans la résistance, l’impénétrabilité ou la pesanteur. Et c’est bien dans cette mesure l’âme qui fait le poids du corps, et non le corps qui alourdit une âme qui serait, à l’instar du πνεύμα des anciens, dépourvue de pesanteur. Mais il est tout aussi vrai que cette transcendance – l’existentialité du Dasein, son être-en-avant-de-soi (Sich-vorweg-sein) – est embourbée dans une facticité (Faktizität) qu’elle a à faire sienne449. C’est de cette facticité que nous prenons conscience dans l’expérience de la résistance. Lorsque nous nous confrontons à la pesanteur des corps, nous sommes renvoyés aux limites de la puissance dont nous disposons pour mettre en marche le monde. Comme l’a bien vu Dilthey, c’est d’être déterminés que nous souffrons dans l’expérience de la résistance450. C’est la contingence de notre constitution corporelle qui vient au premier plan et « surprend ». 51c. Addendum. Pourquoi l’effort ne peut être simulé Les considérations précédentes montrent également pourquoi le phénomène d’effort est, en vertu de sa sémantique, tributaire d’un engagement effectif dans le réel, pourquoi par principe il ne peut donc y avoir d’effort dans la sphère de la « représentation ». Différents auteurs dans le champ des neurosciences ont soutenu qu’un effort moteur pouvait être expérimenté par l’observation d’actions réalisées par d’autres, à travers une sorte de transfert empathique451, ou dans des tâches d’imagerie motrice452 . Les principales observations à l’appui de cette afirmation sont : (a) que l’imagerie motrice s’accompagne de processus physiologiques et neurologiques ayant également lieu lors de l’exercice effectif d’un effort musculaire, tels l’augmentation de la fréquence car448 – Patočka (1995), p. 68. 449 – Voir par exemple Heidegger (1927), § 31, p. 189 [p. 144] et § 68.b, p. 401 [pp. 339-340]. 450 – « Notre conscience d’une résistance trouve évidemment dans le sentiment que nous avons d’être déterminés, de subir une impulsion, ce même noyau volontaire que nous avons mis en évidence dans la conscience de l’impulsion. […] On fait l’expérience d’un état à la fois volontaire et affectif où l’on se sent passif, déterminé. » (Dilthey, 1890, p. 107). 451 – Paccalin & Jeannerod (2000). 452 – Decety et al. (1989) ; Decety & Lindgren (1991) ; Jeannerod (1994). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 297 7/10/14 7:42:27 298 Résistance et tangibilité diaque, de la pression artérielle ou du rythme respiratoire, ou l’accroissement de l’activité neurologique dans le cortex prémoteur et le cervelet453 , et (b) que la simulation mentale d’une action exige un temps similaire à sa réalisation effective, ce qui laisse penser que l’imagerie intègre la plupart des contraintes auxquelles la production du mouvement est soumis, notamment les contraintes biomécaniques et énergétiques ou les contraintes de temporalité de l’action454. Ces observations montreraient (i) qu’un effort peut être expérimenté en l’absence de signaux périphériques (hypothèse centraliste forte), et que la sensation d’effort est indépendante de l’exécution effective du mouvement455 ; (ii) que l’effort que nous éprouvons lorsque nous déplaçons notre corps résulte « des mêmes structures [neurologiques] que celles impliquées dans la représentation de l’effort et de la force »456 ; (iii) que la production et la simulation du mouvement ne se distinguent, du point de vue du substrat neurologique, que par une différence de degré d’activation457. Si l’on veut bien y réléchir, l’afirmation que l’« effort » qui accompagne la production de mouvements imaginés est de même nature que l’effort expérimenté lors de la contraction effective des muscles et le commerce avec l’environnement physique peut toutefois laisser sceptique. Que l’imagerie motrice s’accompagne de phénomènes corticaux et périphériques également constatables lors de la production effective du mouvement ne prouve pas grand chose. La colère, la peur, l’excitation sexuelle s’accompagnent toutes d’une augmentation du rythme cardiaque, de la fréquence respiratoire et de la température de la peau, cela ne sufit pas à démontrer qu’elles sont de même « nature ». Leur corrélat intentionnel et leur manière de présenter ce corrélat sont, de fait, très différents. C’est précisément l’absence de critères phénomé453 – Ingvar & Philipsson (1977) ; Decety et al. (1991) ; Parsons (1994) ; Decety & Jeannerod (1996) ; Parsons & Fox (1998) ; Jeannerod (2001). 454 – Decety et al. (1989) ; Parsons (1994) ; Decety & Jeannerod (1996) ; Sirigu et al. (1996) ; Parsons & Fox (1998) ; Jeannerod & Frak (1999). 455 – Rode et al. (1996) ; Lafargue & Sirigu (2002). 456 – Jeannerod (1994). 457 – Jeannerod (2002) ; Jeannerod & Gallagher (2002). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 298 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 299 nologiques qui rend problématique l’amalgame de l’effort musculaire et de l’« effort » qui accompagne l’imagerie motrice. Une analyse phénoménologique nous montre pourquoi l’effort exercé pour mettre en branle le corps ou, à travers lui, des structures extracorporelles, ne peut par principe être expérimenté lors de la simulation mentale de l’action. Un des principaux éléments interdisant pareille assimilation a trait à ce qu’on peut appeler la conséquentialité des actions : le fait qu’elles engagent des conséquences, que leur exécution altère l’état du monde et de la situation que l’on occupe en lui. Le mouvement réel possède un caractère situé et irréversible. Agir, c’est toujours partir d’une situation donnée et en changer. Bien sûr, nous pouvons revenir à notre position précédente par l’exécution d’un mouvement inverse. Mais une fois le mouvement réalisé, une fois l’acte commis, notre situation a irrémédiablement changé, et c’est d’une nouvelle situation qu’il nous faut partir. Toute action modiie notre situation, et, ce faisant, prescrit ce que nous pouvons faire ou ne pas faire. À l’inverse, imaginer ne laisse pas de traces, c’est une activité qui reste sans conséquence sur notre situation. Après avoir simulé un mouvement, nous ne nous sommes pas déplacés, ni fatigués, nous n’avons pas modiié les choses et états de choses en présence. En un sens, nous n’avons rien fait. Si bien qu’une action imaginée à un instant donné n’agit pas comme contrainte sur les actions consécutives pouvant être déployées : le champ des possibles est exactement le même avant et après. C’est précisément ce qui fait la force de la simulation mentale : elle ne nous engage pas comme l’acte concret, par ses conséquences et son irréversibilité, nous engage458 . Cette singularité a trait au caractère fondamentalement désitué de l’action imaginée. Lorsque nous nous imaginons faire telle ou telle chose, nous ne sommes pas tributaires d’une situation déterminée dont il nous faut partir. Nous pouvons nous donner n’importe quel point de départ, nous placer virtuellement dans n’importe quelle situation. Cette différence profonde se décline également au plan des ressources dont nous disposons pour agir. Le fait que nous puis458 – Craik (1943), chap. 5. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 299 7/10/14 7:42:27 300 Résistance et tangibilité sions nous imaginer soulever n’importe quoi, des voitures ou des montagnes, que l’eficace de notre effort soit en droit sans limite, est essentiellement incompatible avec la nature de l’effort moteur. L’effort n’a de sens que relativement à une limitation. Cette limitation n’est pas tant imputable à la résistance extérieure qui est rencontrée (celle-ci n’est qu’un symptôme d’une limitation plus fondamentale). Elle est inhérente à l’organe même que nous empruntons pour agir : nous ne pouvons que dans les limites autorisées par notre condition, voilà précisément ce que l’effort manifeste. Dans la simulation mentale de l’activité, les limitations imposées à l’action sont elles-mêmes simulées. Ainsi la résistance n’est-elle pas rencontrée à titre de facticité externe. L’esprit se la donne pour incarner a minima l’activité simulée, lui donner un air de réalité459. 51d. La circonscription du possible dans l’expérience passive de la résistance Les éléments précédents permettent également de compléter les rélexions proposées plus haut sur l’expérience passive de la résistance (cf. § 42a). Ils apportent notamment un soutien supplémentaire à l’idée que l’expérience de la résistance ne saurait être réduite à l’expérience d’une entrave au déploiement de la volonté motrice. Dans les analyses philosophiques traditionnelles, la volonté se voit attribuer un rôle pivot dans l’expérience de la résistance des corps. Pour Maine de Biran, en particulier, nous ne percevons la résistance que les corps extérieurs opposent à notre corps que parce que l’activité motrice instancie l’accomplissement de notre volonté. La résistance que manifeste le réel est le corrélat de l’effort du Je. Une mise en marche de l’appareil musculaire qui n’est 459 – Idée que Bergson, à sa manière, avait déjà formulée : « la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. […] Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. » (Bergson, 1919, p. 17). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 300 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 301 pas initiée et contrôlée par la volonté ne peut par conséquent alimenter l’expérience de la résistance460. Cette conception peut sembler, à certains égards, intuitive, mais elle pose d’insurmontables dificultés lorsqu’on la confronte aux faits. Ainsi, nous l’avons vu, (i) nous percevons la résistance des corps avec lesquels nous sommes en contact même lorsque nous nous tenons immobiles et n’exerçons aucune force motrice active. Adossés au mur, assis sur la chaise, appuyés contre la table, nous percevons que leur matérialité bloque notre corps, l’empêche de pénétrer la zone que leur enveloppe circonscrit (et pour cette raison nous soutient). Et (ii) on peut parier qu’il en irait de même si l’on activait nos muscles de façon totalement involontaire, par exemple à l’aide d’électrodes, de manière à produire un mouvement de pression contre une surface rigide. Nous percevrions qu’un objet solide bloque notre corps, nous empêche de progresser plus avant dans l’espace, exactement comme lorsque nous contrôlons l’exercice de la pression de manière volontaire. Il est certain que le phénomène de résistance présuppose, en vertu de sa sémantique, une dynamique protentionnelle : résister signiiant s’opposer à, contrevenir, empêcher, quelque chose ne va pouvoir manifester de résistance qu’en référence à un processus d’accomplissement polarisé par certaines réalisations. Mais un tel processus n’est pas nécessairement l’œuvre de la volonté. Il y a des forces aveugles, pour ainsi dire, qui s’exercent sans que la volonté ait à intervenir. Ainsi – et c’est un point que nous n’avons pas mentionné lors de nos considérations sur l’expérience passive de la résistance –, l’émancipation du phénomène de résistance vis-à-vis de la volonté n’implique en aucune façon son autonomie à l’égard d’une force motrice en exercice. Bien au contraire, si la résistance des corps peut être perçue lors d’un simple contact passif, c’est précisément que des forces de pénétration de l’espace s’exercent dans ces circonstances. Notre corps est, en vertu de son impénétrabilité, de son inertie et de sa pesanteur, doté de ce que Leibniz appelle une force passive461, qui s’exerce même lorsque nous n’agissons pas. 460 – Maine de Biran (1802), p. 160. 461 – « On pourrait lui [la puissance active] affecter particulièrement le mot de force : et la force serait ou entéléchie ou effort ; car l’entéléchie (quoique Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 301 7/10/14 7:42:27 302 Résistance et tangibilité L’exercice de cette force confère une épaisseur temporelle et dynamique aux rapports de composition spatiale que nous entretenons avec les autres corps. Mon corps fait pression sur la surface du mur auquel je suis adossé, et le mur manifeste en retour de la résistance : son impénétrabilité empêche mon corps de s’enfoncer en lui. Autrement dit, je passerais à travers le mur s’il perdait cette impénétrabilité. La résistance, dans la situation de contact passif, ressortit d’un régime de manifestation foncièrement contrefactuel. Il n’y a résistance que parce que la situation se trouve mise en scène par référence à un état de choses possible, à savoir : que mon corps pénètre l’espace actuellement occupé par la structure qui résiste. Les structures avec lesquelles nous sommes en contact ne pourraient manifester la moindre résistance si notre conscience perceptive n’était protendue vers le possible, si elle se contentait de ne considérer que l’instant et les faits occurrents. En un sens, il faut donc donner raison à Maine de Biran : « l’objet tangible, la résistance à laquelle le toucher s’applique, est vraiment morte ; elle ne s’élance pas [d’elle]-même au devant de son sens, mais attend passivement son action, et ne le presse qu’autant qu’il agit sur [elle]. »462 La manifestation de la résistance des corps, leur capacité à empêcher notre corps de pénétrer en eux ou de les déplacer, ne peut se révéler qu’à travers l’exercice d’une force dans le toucher. Mais ce que Maine de Biran ne prend pas en considération – et c’est pourquoi il est conduit à nier qu’il puisse y avoir expérience de la résistance lors d’un contact passif –, c’est que la matérialité même de notre corps est une force passive : elle s’exerce sans que notre volonté ait besoin de la mobiliser. Même au repos, nous pesons sur le support où nous nous tenons. Et que nous le voulions ou non, nous exerçons une force de pression sur les surfaces contre lesquelles notre corps est en appui. C’est la conscienAristote la prenne si généralement qu’elle comprenne encore toute action et tout effort) me paraît plutôt convenir aux forces agissantes primitives, et celui d’effort aux dérivatives. Il y a même encore une espèce de puissance passive plus particulière et plus chargée de réalité, c’est celle qui est dans la matière, où il n’y a pas seulement la mobilité, qui est la capacité ou réceptivité du mouvement, mais encore la résistance, qui comprend l’impénétrabilité et l’inertie. » (Leibniz, 1765, pp. 133-134) Voir également Livre II, Chapitre IV : De la solidité, pp. 96-97. 462 – Maine de Biran (1802), p. 160. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 302 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 303 ce que nous possédons de l’exercice de cette force qui assure la possibilité d’une expérience passive de la résistance. Les auteurs qui, à l’instar de Maine de Biran, subordonnent le phénomène de résistance à l’exercice de la motricité volontaire, sont probablement induits en erreur par l’assimilation non questionnée de la résistance et de la contrariété d’intentions, que nous avons déjà rencontrée lorsque nous avons discuté l’explication heideggerienne et diltheyienne de la résistance (voir supra, § 49). Une fois cette assimilation admise, on est immédiatement conduit à accorder un rôle central à l’action volontaire : si résister signiie contrarier un projet, seul l’acte de volonté semble pouvoir alimenter l’expérience de la résistance, car la volonté seule peut subordonner l’interprétation des faits occurrents à un état de choses que l’action mise en œuvre a pour fonction de réaliser (logique moyen-in). La donne est très différente dès lors que l’on considère la résistance comme un régime phénoménal dont la clef est la manifestation d’une délimitation du possible. La situation d’expérience passive de la résistance montre assez clairement en quoi consiste pareille délimitation. Opposer une résistance, ici, ne signiie pas contrarier le déploiement d’une volonté de pénétrer l’espace, mais contrevenir à l’accomplissement d’une force, voire – si l’on considère l’expérience de l’impénétrabilité – marquer cet accomplissement du sceau de l’impossible. La résistance que les corps manifestent est une contre-force, qui n’existe pour nous « en acte » que lorsqu’elle vient limiter l’exercice de notre pouvoir (mais elle peut également exister pour nous de manière purement « potentielle », comme dans l’expérience présomptive que permet de ménager la vision). Ce pouvoir, elle peut le limiter lorsque nous exerçons nos forces pour nous mouvoir, mais elle le peut également en entravant l’exercice de la force passive de notre matérialité : la résistance, s’il s’agit de l’impénétrabilité d’une structure, circonscrit alors une zone où nous ne pouvons être, elle délimite un impossible pour notre corps. Le phénomène de résistance tire par conséquent sa substance de la possibilité contrefactuelle de pénétrer la structure impénétrable : celle-ci n’oppose de résistance qu’en référence à l’état de choses dont elle empêche ou contrarie l’accomplissement. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 303 7/10/14 7:42:27 304 Résistance et tangibilité 51e. Addendum. La résistance des corps comme auxiliaire de l’activité Une autre raison d’importance interdisant d’assimiler notre expérience de la résistance des corps à l’épreuve d’une intention entravée est l’appropriation systématique que nous faisons de cette résistance dans le commerce ordinaire. Nous avons commencé de l’expliquer au § 13, la résistance constitue une condition fonctionnelle de notre prise pratique sur l’environnement. C’est en tant qu’ils opposent leur impénétrabilité à notre chair que nous avons prise sur les corps, pouvons agir sur eux et sommes en retour exposé à leur action463. La tangibilité des corps, leur disposition à ne pas laisser pénétrer en eux notre corps, est condition de leur actionnabilité, et par exemple de leur préhensibilité. L’usage que nous faisons de la résistance des corps a également une fonction d’ordre énergétique. S’adosser à une chaise ou s’appuyer contre un mur, c’est rejeter sur la résistance de l’environnement une partie des exigences dynamiques requises pour le maintien de la posture et réduire l’effort nécessaire pour vaincre la gravité – non pas affronter mais mobiliser cette résistance, se reposer sur elle en lui déléguant la charge de notre propre pesanteur. La valeur énergétique de cette auxiliarisation est particulièrement manifeste dans la marche, cette chute exploitée464 , où l’individu appuie ses pas sur la résistance du sol et utilise la pesanteur et l’inertie de son corps pour dynamiser son ambulation. Mais la plupart de nos interventions physiques sur l’environnement exploitent les forces de pesanteur et d’inertie d’une façon analogue. Nous faisons par exemple usage de l’inertie de notre corps pour accroître la force des coups que nous portons, ou optimiser l’eficience des outils que nous utilisons pour frapper et rompre des objets (masse, hache, etc.). Ce rapport d’usage à la résistance, exactement comme le rapport agonistique, intervient sur un mode anticipatif et présomptif 463 – Comme le note Charles Lenay, « si l’on agit toujours contre la matière, les empêchements inertiels et les obstacles, on agit aussi toujours avec la matière, le corps et les outils qui permettent de forcer ces obstacles, de pénétrer le milieu. Ce qui me permet d’agir (me déplacer, ordonner, inscrire, ranger), c’est-à-dire mon pouvoir d’être à ce monde matériel, c’est la matérialité (spatialité) de mon corps et de ses prothèses. » (Lenay, 2002, p. 111). 464 – Patočka (1995), p. 52. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 304 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 305 dans notre intelligence ordinaire des situations. Constamment, c’est comme appui disponible que se présente la résistance des structures de l’environnement. Me dirigeant vers la porte où quelqu’un vient de frapper, je compte implicitement sur la disponibilité du sol pour supporter mes pas ; c’est pourquoi la distance jusqu’à la porte m’apparait immédiatement parcourable. C’est d’abord en ce sens, et non en tant que je le perçois actuellement sous la plante de mes pieds, que le sol, considéré comme résistance auxiliaire, participe de ma compréhension de la situation. Et, comme pour le champ d’occupation analysé dans le premier chapitre, c’est toujours dans le cadre d’un rapport à une macrostructure – un dispositif physique, mettant à notre disposition un attirail de fonctions diverses et variées –, non à une propriété ou un objet isolés, que notre rapport présomptif à la tangibilité, considérée dans sa fonction d’auxiliaire, se réalise. Faire de la résistance des corps une entrave à notre volonté, par exemple considérer avec Dilthey que « la résistance [Widerstand] se rencontre [uniquement et tout d’abord] sous forme de barrage, comme obstacle mis à une volonté de passer au travers »465 , c’est donc n’envisager qu’un aspect de notre commerce avec la réalité tangible. Bien entendu, il nous faut constamment affronter la résistance de l’environnement, ou déjà celle de notre propre corps, pour accomplir nos desseins ordinaires. Mais la résistance que les corps opposent est autant un adversaire qu’un allié, et même lorsque nous cherchons à surmonter cette résistance par la dépense de nos forces, nous prenons appui sur la résistance du sol ou d’un quelconque support. Ces éléments modiient quelque peu la donne par rapport au tableau que nous avons pu sembler dresser du rapport que nous entretenons avec la résistance des corps dans l’usage du monde ordinaire. Nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, le phénomène de corps a pour moment essentiel un empiétement sur notre possible : se présenter comme corps, c’est avant tout délimiter un impossible pour notre corps. Nous comprenons à présent que cet empiétement, s’il consiste bien dans une certaine réduction de notre liberté – un ne-pas-pouvoir ou un pouvoir-moins –, ne doit 465 – Nous reprenons la description proposée par Heidegger de la position de Dilthey. Voir Heidegger (1927), § 43.b, p. 261 [p. 210]. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 305 7/10/14 7:42:27 306 Résistance et tangibilité pas être interprété dans le sens d’un goulot d’étranglement pour le champ de possibilités performatives que potentialise notre incarnation : en offrant l’appui, la stabilité, la préhensibilité, la résistance des corps ouvre un horizon de possibilités qui serait resté irrémédiablement fermé sinon. Ce qui ne signiie pas que la rivalité pour l’occupation cesse dans ce cas de réguler notre intelligence des phénomènes. Même lorsque nous tirons parti de la résistance des corps, le rapport d’occupation constitue un acquis, car c’est précisément cette perspective agonistique qui alimente l’infrastructure spatiochosique du phénomène de monde ambiant, permettant aux contenus qualitatifs d’exposition de igurer des corps disposés ça et là autour de nous. 51f. Pourquoi il ne peut y avoir de résistance dans la « réalité physique » Remarquons pour inir que les considérations précédentes sur les phénomènes d’effort et de résistance valent pour les objets que nous manipulons, mais elles s’appliquent également au corps propre. Lorsque nous percevons que notre corps oppose de la résistance, par exemple que notre bras pèse lourdement alors que nous tentons de le mouvoir, nous situons l’action en cours sur l’échelle des actions possibles : le degré de récalcitrance du corps témoigne de la proportion que les ressources investies dans l’action représentent par rapport aux ressources totales disponibles. À ce titre, il est frappant que notre corps manifeste une résistance d’autant plus grande que les possibilités biomécaniques ouvertes au mouvement se restreignent : c’est quand on contraint notre membre à adopter une position refusée par les butées articulatoires que celui-ci manifeste la plus grande résistance. À l’inverse, le membre résiste d’autant moins que le champ de conigurations qu’il est libre d’adopter est resté vaste. Ce fait, qui peut paraître un truisme quand on fait de la résistance perçue la représentation psychologique d’une résistance physique réelle, est d’une importance phénoménologique capitale, car il montre que c’est quand il se voit poussé dans une direction où ce qu’il est commence à interférer avec ce qu’il peut être (la coniguration qu’il peut adopter) que le corps manifeste de la résistance. Sur ce point, le rapport que nous entretenons avec notre corps n’est pas différent Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 306 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 307 de celui que nous entretenons avec les objets extérieurs466 : dans un cas comme l’autre, l’action est perçue sur fond de la conscience d’une capabilité déterminée, une condition qui autorise certains dénouements et en interdit d’autres. Il est important de le comprendre, en toute rigueur ces phénomènes ne peuvent s’expliquer par des considérations purement biomécaniques. Pourquoi l’individu devrait-il en effet expérimenter les limites articulatoires ou musculaires de ses possibilités corporelles sous le régime phénoménal de la résistance ? Nous l’avons vu (cf. § 28 et § 44), le sens même du phénomène de résistance exige un présent épais, à cheval sur l’avenir, et une sphère d’intentions conférant à l’activité une certaine téléonomie, en la référant à un état de choses possible qu’elle doit permettre d’accomplir. Il ne peut y avoir de résistance que pour un système qui aspire à aller quelque part et dispose pour cela de moyens inis, dont il a d’une façon ou d’une autre connaissance. Or, ces prérequis font par principe défaut dans la Nature du physicien. L’être physique est actuel et les processus qui s’y déroulent sont dépourvus de inalité. Ce qui y advient est la conséquence du jeu aveugle des forces et états de choses valant à un instant t (Laplace), non l’accomplissement d’un « plan » dont la représentation précéderait la réalisation (Aristote)467. 466 – C’est quelque chose sur lequel avait déjà insisté Paul Schilder dans son ouvrage L’image du corps. « Le même principe régit la perception de la lourdeur des objets et de celle de notre corps. » (Schilder, 1935, p. 112) « Dans nos tendances au mouvement, nous traitons notre corps comme n’importe quelle autre masse » (Ibid., p. 111). Schilder tendait également à expliquer ce phénomène par le fait que c’est par l’effort que nous tendons à apprécier le poids, qu’il s’agisse du corps propre ou d’une masse externe (Ibid., p. 112). 467 – Berthoz et Petit (2006) dressent un constat semblable à propos de la conception einsteinienne de l’espace-temps. « Impossible de placer une action […] dans l’espace-temps de la théorie de la relativité d’Einstein. En effet, ce système de représentation est conçu pour représenter exhaustivement et de façon intemporelle tous les événements […]. Pour pouvoir inclure tous les événements dans ce système de représentation, il a fallu opérer une fiction spéculative qui consiste à imaginer ces événements comme étant tous identiquement actualisés à l’avance. Une pareille fiction, d’inspiration typiquement physicaliste – s’inscrivant dans l’horizon de la réduction cartésienne de l’être à l’être-étendue de la matière physique – élimine tout l’aspect potentiel de l’expérience concrète. Aucun inconvénient pour la physique en tant que discipline scientifique particulière, car la théorie de la relativité est conçue pour résou- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 307 7/10/14 7:42:27 308 Résistance et tangibilité L’approche objectiviste, qui considère la résistance perçue comme la représentation et l’effet d’une résistance physique réelle dans le corps, ne tient que dans la mesure où elle investit subrepticement cette réalité physique, dont elle fait l’explanans du monde perçu, d’un ensemble de propriétés qui sont le produit de l’activité de rationalisation humaine et en sont par conséquent débitrices au plan ontologique. Le procédé est devenu commun dans la psychologie contemporaine : on humanise la Nature pour que la Nature puisse expliquer l’homme. On met des forces, de l’espace, du temps, des objets, dans la « réalité physique », de sorte que cette réalité n’a plus qu’à être réléchie par le pouvoir de représentation du cerveau pour engendrer le monde perçu. Si l’on refuse de se laisser prendre à ce jeu de dupes, on comprendra qu’il n’y a pour nous de résistance, d’inertie, de pesanteur, de contre-forces, que parce que cet ordre préhumain que décrit la physique se trouve comme sublimé par les principes de rationalisation qui animent notre existence. Ce sont précisément ces principes que les analyses précédentes permettent d’entrevoir. Si les limites articulatoires et musculaires des possibilités biomécaniques de notre corps font pour nous sens par la résistance qu’elles opposent, c’est précisément parce que c’est de possibilités qu’il s’agit : c’est parce que nous envisageons nos gestes et notre posture sur la toile de fond du possible que nous expérimentons de la résistance lorsque nous mouvons notre corps. Il va sans dire que ces remarques s’appliquent aussi bien aux corps extérieurs. À l’instar de la résistance interne de notre corps, et pour les mêmes raisons, la résistance que les corps extérieurs manifestent dans la manipulation ne saurait se déduire d’une résistance « physique », dont elle serait la représentation subjective. Si, dans le commerce manipulatoire, nous percevons de la résistance – par exemple, si les corps pèsent lorsque nous les déplaçons –, c’est que notre activité se proile sur fond du possible, que la situadre des problèmes physiques précis. Elle ne se veut pas une théorie du Tout. C’est aussi pour cette raison, précisément, qu’il n’y aurait pas de sens à vouloir introduire des actions en un pareil univers, parce que les actions, qui comportent anticipation, préparation et effort, ne sont justement pas des événements ponctuels instantanés mais se déploient sur une certaine durée et une certaine extension spatiale. » (Berthoz & Petit, 2006, pp. 300-301). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 308 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 309 tion (l’état de choses actuel : là où l’on en est) se trouve mise en relief par référence à ce qui peut être. L’expérience de l’effort assure en partie, nous l’avons vu, cette ouverture. Ce qui peut être, ici, signiie ce que nous pouvons faire, et l’effort permet précisément de situer le comportement des corps que nous manipulons sur un référentiel où nos propres capacités font ofice de métrique. À travers l’effort que nous appliquons pour modiier l’état de notre environnement, nous sommes informés de notre propre épuisement, c’est-à-dire de la proportion des forces que nous investissons dans la manipulation. L’effort permet ainsi de caractériser le comportement des corps en le référant à ce dont nous sommes capables. L’énergie qu’il faut investir pour les amener à changer de lieu ou de forme offre de quantiier, négativement en quelque sorte, leur tendance à la persistance. Ainsi les corps résistent-ils d’autant plus que l’action pour les déplacer ou les déformer réduit notre champ de possibilités. § 52. Addendum. Le poids comme disposition des corps, non comme sensation Les éléments développés dans le § 51 portent sur des situations où le poids est perçu par manipulation directe de l’objet, mais il est évident qu’il peut également être appréhendé hors de toute manipulation, ou même sans être envisagé dans un horizon manipulatoire. Le poids d’un objet peut notamment se manifester en tant que nous devinons, à la déformation du support sur lequel il repose, le travail mécanique qu’il exerce. Envisagé de la sorte, le poids ne comporte pas nécessairement de référence à nos capacités. Il réfère simplement à la manière dont l’objet se comporte dans son interaction avec les autres objets, sa capacité à exercer une pression sur son support, la façon dont il prend position dans le monde et adhère à sa situation. Le poids des objets peut ainsi être appréhendé suivant deux perspectives alternatives, et en un sens symétriques, dans la perception ordinaire : (a) par référence aux actions que l’objet peut avoir sur l’environnement : faire pression sur un support, empêcher un autre objet de bouger, exercer une force d’impact si l’on s’en sert comme projectile, etc. ; (b) par référence à nos dispositions personnelles, ou celles d’un quelconque centre de manipu- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 309 7/10/14 7:42:27 310 Résistance et tangibilité lation référent (l’individu standard, pourvu de forces moyennes) : l’objet est sufisamment léger pour être levé de terre et manipulé, il est lourd et son transport est dificile, ou il est trop lourd pour que nous puissions le mouvoir par la seule force de nos bras. Ainsi, d’un côté le poids est considéré depuis sa valeur performative (ce à quoi il peut servir) ou ses conséquences en termes d’actions mécaniques ; de l’autre, il est considéré depuis les conditions nécessaires à la manipulation, les ressources requises pour avoir commerce avec l’objet pesant (le soulever, le transporter, le lancer, etc.). Ces deux perspectives sont constamment à l’œuvre dans la perception que nous prenons de notre environnement et toutes deux entrent en considération lorsqu’il s’agit d’organiser notre comportement en tenant compte des ressources immédiatement disponibles. De façon concomitante, ce n’est pas parce que le poids est rencontré de façon directe dans la manipulation, qu’il consiste en tout et pour tout dans un phénomène haptique, et cesse de participer de notre champ d’expérience (d’apparaître ou de jouer un rôle) dès lors que se trouve interrompu notre commerce manipulatoire avec l’environnement. Que l’environnement soit rencontré dans le contact et la performance manipulatoire, ou qu’il soit perçu indépendamment de toute manipulation, la pesanteur y règne et détermine de manière véritablement architectonique la physionomie qu’il présente. Le phénomène de poids remplit notamment une fonction décisive dans la mise en place de notre expérience présomptive de l’ancrage des corps, les rapports de composition dynamique qu’ils entretiennent. Par la vision, nous n’accédons pas à un système d’objets tridimensionnels possédant telles qualités de forme et de couleur, mais nous sommes introduits, de manière pour ainsi dire immédiate, au sein d’un dispositif physique, dont l’infrastructure et les rouages sont toujours à un degré ou un autre visibles. Percevant l’environnement, nous avons connaissance de la manière dont les différents objets ou les parties qui les constituent sont reliés physiquement, s’ils sont solidaires ou détachés, s’ils constituent différentes parties d’un même tout, s’ils sont articulés les uns aux autres, ixés, collés, cousus, si tel élément est enraciné (ixé au sol), ou au contraire indépendant. Toute chose disposée alentour se manifeste avec un certain degré d’ancrage sur son support, présente une assise plus ou moins lâche. Il y a des choses massives, qui font bloc dans l’espace et revendiquent un Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 310 7/10/14 7:42:27 la feRmetuRe du Possible dans le Phénomène de PesanteuR et l’exPéRience de l’effoRt 311 ancrage au sol important, et il y a des choses qu’on peut déplacer sans effort, dont l’ancrage est mal assuré et aisément défectible. L’armoire, la gazinière, à un degré moindre la table basse, sont lourdement ancrées. Le tabouret, les chaussures qui encombrent le passage, les boîtes de carton vides, les « objets » reposent de manière plus précaire sur leur support. Un choc ou une pression légère sufit à les déplacer. Loin de se réduire à un phénomène haptique, un complexe de sensations alimentant notre esprit quand nous manipulons l’environnement, la pesanteur des corps a trait à la manière dont ils s’inscrivent dans leur contexte, la manière dont ils font coalition avec le reste, et, pour parler la langue des aristotéliciens, l’appétit qu’ils manifestent à persister là où ils sont, où à regagner leur assise quand ils sont soulevés de terre. Quand nous rencontrons le poids d’un corps, nous ne le tirons donc pas d’un néant préalable – nous ne faisons pas exister une propriété qui était absente du monde que nous percevions. Le poids était déjà là, ancrant la chose dans son contexte, et comme tel parfaitement visible. Simplement, il était encore dans une certaine mesure indéterminé, en partie à l’état d’hypothèse. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 311 7/10/14 7:42:27 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 312 7/10/14 7:42:27 313 ◗ ÉPiLogue C’est donc seulement dans et par le libre surgissement d’une liberté que le monde développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la in projetée irréalisable. […] La réalité-humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu’elle n’a pas créés ; mais ces résistances et ces obstacles n’ont de sens que dans et par le libre choix que la réalité-humaine est. J.-P. Sartre, L’être et le néant, 1943, pp. 569-570. Quand on analyse la sémantique du phénomène de résistance, et ses conditions de présentation dans la vie concrète, on comprend que seuls une mécanique intentionnelle et des principes de rationalisation bien particuliers nous permettent de percevoir que telle chose ou telle force oppose de la résistance. Nous l’avons vu dans le chapitre précédent, si nous percevons de la pesanteur quand nous manipulons des objets ou mettons en mouvement notre corps, c’est d’une part (i) que notre compréhension des phénomènes est irréductible au contenu actuel de la situation, qu’elle ne s’en tient pas au donné, mais est chaque fois protendue vers les possibilités à l’horizon de notre présent ; et c’est d’autre part (ii) que nous nous rapportons à nous-mêmes comme à une puissance inie, envisageons nos actes sur fond d’une condition corporelle limitée que nous nous devons d’assumer car, constituant ce que nous sommes, elle est irrévocable. Seul un être capable de s’épuiser, et interprétant le comportement des corps qu’il manipule depuis les possibilités supportées par ses propres dispositions, est en mesure de présenter quelque chose comme traversé d’une pesanteur. L’expérience directe de la matérialité dans le contact ne conduit donc pas à résorber la latence du possible qui travaille l’expérience indirecte. Que nous nous contentions de poser la résistance des corps dans une perception anticipative ou que nous l’affrontions, notre intelligence de la situation, des états de choses et événements est tributaire d’un rapport présomptif au possible. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 313 7/10/14 7:42:27 314 Résistance et tangibilité C’est cet engagement à l’égard de ce qui peut être fait qui, dans un cas comme l’autre, nous conduit à poser l’existence de corps. Et c’est donc uniquement parce que nous sommes, en vertu de notre constitution la plus propre, penchés sur le possible, que nous percevons des corps, que l’univers phénoménal bigarré que nos sens alimentent cristallise sous la forme d’un espace ambiant où se disposent des structures solides articulées par des vides. On comprend, à la lumière de ces acquis, l’aveuglement des auteurs qui, à l’instar de Maine de Biran, Dilthey ou Scheler, prétendent fonder notre conscience de la réalité des corps – voire de la réalité tout court – sur l’expérience en acte de leur résistance. S’il est bien vrai que c’est la résistance que les corps nous opposent qui les identiie comme des corps dans notre système de rationalité ordinaire – notre physique naïve, pour ainsi dire –, cette résistance peut fort bien faire corrélat à un simple rapport anticipatif. Les corps existent pour nous, non dans la mesure où ils résistent aux forces que nous exerçons, mais en tant qu’ils réduisent notre liberté d’action, et, ce faisant, circonscrivent le champ de possibilités qui fait horizon à notre situation. Cette restriction peut-être vécue de manière frontale, mais elle peut aussi bien être posée de manière purement présomptive. Il sufit que nous prenions acte des restrictions que les corps imposent à notre liberté. Ainsi le phénomène de champ d’occupation, qui fournit au monde perçu son infrastructure spatiochosique, s’édiie-t-il sur un rapport strictement anticipatif à la résistance des corps : leur impénétrabilité pour notre corps est posée, sans avoir besoin d’être actée dans une confrontation directe. Plus précisément, la présentation des corps se soutient ici d’un rapport d’expectative aux contraintes que ces corps font peser sur nos possibilités d’évolution dans l’espace, en premier lieu sur la possibilité fondamentale d’être quelque part, d’occuper un lieu. En suspendant la réalité des corps à l’être en acte de leur résistance, l’actualisme se méprend en vérité doublement, car – nous l’avons rappelé à l’instant –, même lorsque nous affrontons la résistance des corps dans la manipulation, c’est encore l’expérience d’une circonscription de notre champ de possibilités qui confère aux corps leur teneur phénoménale. Dans l’expérience directe comme dans la position présomptive de la résistance, le phénomène de corps est le corrélat intentionnel d’un rapport protentionnel Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 314 7/10/14 7:42:27 éPilogue 315 au possible, et ne saurait donc être suspendu à l’être en acte d’une force de résistance qui en constituerait le principe. Si l’on pouvait neutraliser le rapport protentionnel au possible qui travaille l’expérience du contact pour réduire le champ d’expérience au seul « donné », on interromprait purement et simplement l’apparition du corps que l’on touche. Le monde matériel est avant tout affaire de foi, car seule la foi est assez arrangeante pour accorder de la réalité sans exiger de contrepartie dans le donné actuel468 . Pareille analyse du phénomène de corps a bien entendu des conséquences importantes pour la physique et la psychologie des corps, et plus généralement pour toute démarche soucieuse de réintégrer la subjectivité et le monde perçu – la « réalité macroscopique » – au tableau de l’univers que dépeignent les sciences de la Nature. Si la sémantique des corps présuppose l’épaisseur du temps humain et une perspective foncièrement pragmatique sur l’environnement, il n’est plus question d’assimiler sans autre forme de procès le corps à une « structure physique » – disons une organisation macroscopique présentant une composition atomique donnée : pour un corps solide, des atomes ou molécules à faible distance et interreliés par des liaisons fortes. C’est par voie de conséquence la prétention objectiviste à expliquer les propriétés des corps que nous percevons par les propriétés de corps préexistant dans la réalité physique qui se trouve frappée d’inconsistance. Prétendre que les corps que nous percevons – cette table, ce verre, ce mur – sont le duplicata de structures physiques et existent par conséquent déjà suivant le régime ontologique des corps dans la réalité physique préhumaine, c’est emprunter à l’homme un produit de son activité de constitution (donc se rendre tributaire de la rationalité qui y préside), mais le lui emprunter de façon malhonnête, car se défendre d’être son débiteur. Bien entendu, il est toujours possible de réviser l’ontologie physique standard, par exemple d’afirmer que les corps existent 468 – Raymond Ruyer l’explique fort justement lorsqu’il critique la prétention à réduire « l’acte à l’actualité, et l’être à ce qu’il est ‘en train de’ faire, puis [à] partir de ce simple pivot qu’est le fonctionnement actuel pour comprendre l’ensemble de l’univers » : « le comportement […] n’est pas un commencement absolu », « ce que fait et dit un homme ici-maintenant n’est au contraire compréhensible que par une intention psychologique qui domine, dans son ubiquité, les différentes phases de son acte » (Ruyer, 1963, p. 3). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 315 7/10/14 7:42:28 316 Résistance et tangibilité bel et bien dans la réalité physique préhumaine, mais uniquement de manière potentielle. Après tout, il faut bien qu’il y ait « quelque chose » pour que des corps nous apparaissent. Les corps n’existeraient dans ce cas « en acte » que si des conditions d’actualisation bien particulières se trouvent réunies, et notamment que lorsqu’un sujet est présent pour les percevoir. Cette manière de poser les choses est tout à fait acceptable, à condition : (i) de faire une place à la description des conditions d’actualisation en question, car afirmer que les corps existent de manière potentielle sans rien dire des conditions qui les conduisent à exister en acte – « pour de bon » – revient à ne rien dire ; (ii) d’admettre que la description de ces conditions d’actualisation échappe pour partie au domaine d’expertise de la physique, car elles relèvent des principes de rationalisation que promeut la subjectivité quand elle enacte l’univers phénoménal ; (iii) d’assumer la nature phénoménale des corps, c’est-à-dire d’accepter que les corps sont, non des composés d’atomes, mais des ictions régulatrices posées par la subjectivité transcendantale pour rationaliser son champ phénoménal469 – fut-ce de manière intégralement passive, c’est-à-dire sans que la spontanéité égologique ait en rien à intervenir. Cette dernière exigence peut sembler contradictoire avec la thèse que les corps existent à titre potentiel dans la réalité physique, car comment les corps pourraientils être en même temps de « simples » phénomènes et des entités physiques concrètes, des réalités bien tangibles, serait-on tenté 469 – Position notamment soutenue par Quine : « By bringing together scattered sense events and treating them as perceptions of one object, we reduce the complexity of our stream of experience to a manageable conceptual simplicity. The rule of simplicity is indeed our guiding maxim in assigning sense data to objects: we associate an earlier and a later round sensum with the same so-called penny, or with two different so-called pennies, in obedience to the demands of maximum simplicity in our total world-picture. […] Physical objects are postulated entities which round out, and simplify our account of the flux of experience, just, as the introduction of irrational numbers simplifies laws of arithmetic. From the point of view of the conceptual scheme of the elementary arithmetic of rational numbers alone, the broader arithmetic of rational and irrational numbers would have the status of a convenient myth, simpler than the literal truth (namely, the arithmetic of rationals) and yet, containing that literal truth as a scattered part. Similarly, from a phenomenalistic point, of view, the conceptual scheme of physical objects is a convenient myth, simpler than the literal truth and yet containing that literal truth as a scattered part. » (Quine, 1948) Voir également Vaihinger (1924). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 316 7/10/14 7:42:28 éPilogue 317 de dire ? Une solution à cette apparente contradiction consiste à interpréter la thèse en question sur un mode délationniste, en la ramenant à l’afirmation que ce qui existe physiquement, ce ne sont précisément que les conditions d’actualisation du phénomène de corps, ce qui rend la thèse symétrique. Ainsi peut-elle se reformuler, selon qu’on la regarde depuis la physique ou la phénoménologie, de deux manières : (1) c’est parce que telles conditions physiques sont réunies qu’un corps apparait au sujet, est constitué par lui comme corps ; (2) c’est parce qu’un sujet est capable de constituer un corps quand ces conditions physiques sont réunies que ces conditions physiques peuvent être considérées comme instanciant l’existence potentielle d’un corps. Cette interprétation est selon nous une des seules manières de préserver la cohérence d’un propos uniicateur, se voulant à la fois phénoménologique et physique, sur les corps. Il faut ensuite remarquer que ces considérations, par la place de premier plan qu’elles accordent au possible dans l’expérience de la réalité des corps, n’ont, en tout cas dans leur principe général, rien de radicalement novateur. Elles ne font en un sens que réactualiser une thèse défendue de longue date par Husserl : à savoir que tout ce qui se présente – littéralement : participe de la présence, se tient dans le hic et nunc – puise ce qu’il est (son identité) et sa prétention à être (son étantité) dans un rapport protentionnel au possible, donc un engagement vis-à-vis de l’avenir. Un des acquis majeurs de la phénoménologie husserlienne est la mise au jour d’une connexion essentielle entre le sens des objets dont nous avons l’expérience et la délimitation présomptive du champ de possibilités d’apparitions de ces objets. L’identité que tout objet apparaissant revendique – sa prétention à être ceci ou cela – est tributaire des différentes manières dont son phénomène peut être explicité dans le cours ultérieur de l’expérience. Poser qu’une structure phénoménale occurrente expose un quelque chose déterminé, c’est circonscrire le champ d’apparitions où ce quelque chose peut continuer d’apparaître, son horizon interne, comme l’appelle Husserl470. L’attribution d’un sens exerce ainsi 470 – « Dans le noème de perception, c’est-à-dire dans le perçu pris dans sa caractéristique phénoménologique exactement comme il est en tant qu’objet intentionnel, sont incluses des directives déterminées valables pour toutes les Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 317 7/10/14 7:42:28 318 Résistance et tangibilité une action prescriptive, c’est-à-dire également proscriptive, sur ses possibilités subséquentes de manifestation. L’expérience de tout quelque chose repose sur un engagement tacite à l’égard de ce qui peut être. Ces directives, qui font le sens des objets dont nous avons l’expérience, portent sur le « contenu » des apparitions (le matériau hylétique exposant), mais elles concernent également les connexions fonctionnelles que ces apparitions entretiennent avec les autres moments du champ phénoménal, en particulier les déterminants susceptibles d’y induire des modiications systématiques. En s’annonçant comme chose spatiale dans l’expérience visuelle, l’objet s’engage à ce que son aspect se modiie de manière réglée avec nos propres changements de position dans l’espace ou les changements affectant la lumière ambiante : si nous nous approchons, le rendu optique de l’objet subira une expansion ; si la lumière ambiante décline, sa couleur semblera se ternir, etc. Et ces changements se produiront de manière systématique : à modiication de circonstances identique répondent chaque fois les mêmes structures de changement dans les contenus d’exposition qui matérialisent l’objet. Ces connexions fonctionnelles ne sont donc pas extrinsèques au sens de l’objet apparaissant. Il appartient à l’essence de la chose spatiale que de voir son aspect visuel se modiier de manière réglée avec les déplacements de notre corps dans l’espace. Il est nécessaire que le phénomène souscrive à ce système réglé de connexions fonctionnelles pour exposer une chose spatiale. Pour Husserl, cet engagement de l’expérience occurrente visà-vis du possible vaut pour le phénomène d’objet pris dans sa quiddité (son être-ceci), mais également dans son étantité, sa prétention à exister. Rien ne peut prétendre être sinon dans la promesse de continuer d’être dans d’autres séquences d’expérience possibles. C’est la position présomptive de ce champ de possibilités qui offre aux contenus qualitatifs occurrents d’exposer quelque chose de « réel », qui existe indépendamment de nous et continuera d’exisexpériences ultérieures de l’objet en question. » (Husserl, 1952, § 15.a, p. 64 [p. 35]) « Un objet déterminé par le genre régional a, en tant que tel, pour autant qu’il est réel, une façon prescrite a priori de pouvoir être perçu, représenté en général de façon claire ou confuse, pensé, légitimé. » (Husserl, 1913, § 149, p. 498 [p. 309]). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 318 7/10/14 7:42:28 éPilogue 319 ter quand nous l’aurons quitté du regard. Et c’est parce que ces potentialités présumées font continuellement l’objet d’une validation dans la vie d’expérience (l’expérience occurrente se maintient dans le cadre des prescriptions ixées par les moments antérieurs de l’expérience : elle en respecte les directives), que la réalité se maintient pour nous avec son caractère granitique. L’effectivité présumée acquise du monde est dynamique et n’est jamais que la conirmation sans cesse réitérée de sa possibilité. Ainsi Husserl reconduit-il le phénomène d’existence, qui confère au corrélat de notre expérience sa teneur de réalité (cela que je perçois existe bel et bien), à un engagement envers le possible. Poser que tel objet existe, c’est tenir pour acquis qu’il s’encadrera dans les limites du champ d’apparitions ixé par son sens présumé, qu’il en respectera le format typique. Et c’est compter sur la disponibilité de droit du champ de potentialités circonscrit par ce sens, tenir pour acquis que ces potentialités parviendront à la donnée intuitive si telles conditions se présentent ou telles procédures de validation sont engagées. Nous ne pouvons ici qu’abonder dans le sens de Husserl, et saluer une des intuitions les plus puissantes et les plus fécondes de son entreprise phénoménologique. Simplement, il convient de remarquer que dans le cas du phénomène de chose matérielle, (i) c’est d’abord un impossible qui est posé présomptivement : les potentialités pour lesquelles nous nous engageons lorsque, immergés dans le commerce ordinaire, nous décrétons – malgré nous, car la procédure est presque toujours et intégralement passive – percevoir un corps, sont des potentialités négatives, elles sont de l’ordre du ne-pas-pouvoir. Que nous prenions acte de leur présence dans la distance que ménage l’expérience visuelle ou affrontions leur résistance dans la manipulation, les corps se présentent à travers une certaine fermeture de notre possible. Ils sont l’afirmation d’une impossibilité pour notre corps, la circonscription d’un Je ne peux pas au sein du domaine de notre Je peux. Par conséquent, (ii) ce ne sont pas seulement les possibilités d’apparitions de l’objet qui sont ici en jeu, des directives portant sur le format que ces apparitions peuvent présenter et leurs conditions d’actualisation, indépendamment des capacités, projets et occupations du sujet. Le Je ne peux pas qu’implique le phénomène de corps concerne les possibilités du Je, précisément : le sujet, non l’objet de la percep- Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 319 7/10/14 7:42:28 320 Résistance et tangibilité tion. Poser l’existence d’un corps, dans la perception, c’est compter avec une restriction de notre espace moteur, tenir pour acquis une fermeture locale de notre liberté d’évoluer dans l’espace. Un quelque chose ne peut se présenter comme un corps qu’en mordant sur le champ de possibilités que nous tenons implicitement à notre disposition. Et ce sont des possibilités d’ordre performatif qui se trouvent circonscrites de manière présomptive avec le phénomène de corps, relatives à ce que nous pouvons faire et ne pas faire, non des possibilités relatives à la forme que l’objet peut prendre pour (continuer d’) apparaître. Une dernière remarque mérite ici d’être faite. Si percevoir des corps, c’est toujours, à un degré ou un autre, avoir conscience des possibilités que ces corps potentialisent ou neutralisent, cette expérience présomptive du possible ne saurait être considérée comme une couche de sens posée à part ou surimposée sur le phénomène de corps, et procédant d’opérations de constitution faisant intervenir d’autres modalités intentionnelles que la perception sensible. Pour la tradition philosophique, l’accès au possible et la perception sensible sont cloisonnés et travaillent de manière indépendante. L’accès au possible relève de compétences noétiques comme le raisonnement contrefactuel et l’imagination. C’est par la pensée, non par les sens, que nous prenons connaissance de ce qui peut être. La perception ne donne accès qu’à des faits, des états de choses dont l’existence est déjà actée. Et c’est seulement parce que les représentations du possible que notre esprit élabore viennent compléter les informations délivrées par les sens, que le contenu perceptif acquiert le relief de la virtualité, nous permettant de voir au-delà de ce présent éternel où nous enlisent nos sens. L’analyse du phénomène de corps développée dans cet ouvrage contredit frontalement cette conception. L’accès protentionnel aux possibilités que potentialisent ou neutralisent les corps ne peut être dissocié du processus de présentation perceptive, car la conscience que nous possédons de ces possibilités n’est rien d’autre que la conscience que nous possédons d’être en présence de corps. Poser l’existence d’un corps dans la perception – par exemple sur la base d’un pattern optique – signiie souscrire au champ de possibilités qui déinit la « catégorie » des corps, acter la disponibilité de droit, sinon de fait, de ces possibilités. Nous n’avons donc pas à nous représenter, par exemple à nous imaginer, Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 320 7/10/14 7:42:28 éPilogue 321 en sus de l’acte de perception, les actions que ce corps rend possible ou celles qu’il neutralise ; nous n’avons pas à simuler « par la pensée » l’action d’entrer en contact avec l’objet et de l’empoigner pour avoir conscience de son impénétrabilité et sa saisissabilité : le phénomène de corps est précisément le raccourci évitant d’avoir à transiter par la représentation471. Certaines situations de déception perceptive peuvent aider à se faire une idée plus claire de cette proposition. Il arrive parfois que nous prenions une particule sur notre rétine pour un objet situé dans la distance, par exemple pour un oiseau dans le ciel. Nous pouvons alors n’avoir qu’une conscience marginale de l’objet en question, et c’est seulement en nous apercevant de la méprise, que nous prenons rétrospectivement conscience de la position perceptive dans laquelle nous vivions implicitement l’instant précédent. Que se passe-t-il lors de pareil changement d’attitude ? Nous sommes spontanément portés à décrire ce type d’effet de bascule depuis la perspective des connaissances et croyances de l’ego, c’est-à-dire en termes psychologiques : nous pensions voir un oiseau, situé à quelques centaines de mètres, nous comprenons ou savons à présent que ce n’est qu’une poussière. Pareille description a sans conteste une certaine validité, mais elle ne doit pas oblitérer le changement qui affecte l’objet lui-même. Lorsque nous « comprenons » avoir affaire à une poussière et non à un oiseau, l’objet change de statut, la manière dont il s’inscrit dans le champ phénoménal est modiiée, de même que ses articulations fonctionnelles aux autres moments du champ. L’objet n’apparait plus comme situé dans les lointains maintenant que « je sais » que c’est une simple poussière sur ma rétine. Il est sur mon œil et semble évoluer dans 471 – Searle avance une conception similaire, sans toutefois la développer : « C’est une erreur semblable que font les théories de la cognition qui soutiennent que nous avons dû faire une inférence si, quand nous regardons un arbre d’un certain côté, nous savons que l’arbre a un côté arrière. Pas du tout : ce qui se passe simplement, c’est que nous regardons l’arbre comme un arbre en vrai. On pourrait, bien entendu, étant donné un Arrière-plan différent, interpréter notre perception réelle différemment (par exemple en le voyant comme un arbre bidimensionnel de décor de théâtre), mais ce n’est pas non plus parce qu’il existe diverses interprétations possibles que les perceptions ordinaires impliquent toujours un acte d’interprétation ou qu’il se produit une certaine étape inférentielle, telle qu’un processus temporel effectif, par quoi l’on infère des données non perçues à partir de données perçues. » (Searle, 1992, p. 259). Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 321 7/10/14 7:42:28 322 Résistance et tangibilité un espace infra-objectif, comme si un calque était surimposé sur le monde. Et surtout, ce n’est plus un corps : c’est ainsi le champ de possibilités associé aux corps qui se trouve brusquement biffé de la situation. Un phénomène analogue se produit lorsque nous sommes le jouet d’un trompe-l’œil, par exemple prenons une représentation sur une feuille de papier pour un objet matériel. Lorsque nous nous apercevons du trompe-l’œil, la manière dont l’objet apparait se trouve radicalement modiiée, et avec elle l’horizon de possibilités que l’objet potentialise. Tant que l’objet apparaissait comme une chose matérielle, il était envisageable de s’en approcher pour s’en saisir, il était nécessaire de la contourner pour passer, etc. Maintenant que ce n’est plus qu’une image, ces possibilités ne sont plus disponibles : je ne peux attraper ce qui est représenté sur l’image, point n’est besoin de le contourner car je ne peux buter contre lui, etc. Le point essentiel ici est que ce champ de possibilités performatives n’est pas quelque chose que nous devons nous représenter pour en avoir conscience. Que l’objet apparaisse comme un corps sufit à alimenter notre conscience de leur disponibilité. En percevant un certain ceci comme un corps, en présentant ce ceci sous le régime phénoménologique des corps, nous posons présomptivement la disponibilité du champ de possibilités potentialisé par les corps. Cette conscience présomptive est comme externalisée dans le sens que présente l’objet apparaissant. Le phénomène de corps nous enjoint ainsi à renouveler notre compréhension du rapport que nous entretenons avec le possible, et à le libérer des fonctions noétiques auxquelles l’a cantonné la tradition. Nous n’avons pas à imaginer ou raisonner pour prendre conscience de ce qui peut être et nous émanciper de ce présent éternel dans lequel la perception prétendument nous enferme. La force de la perception est précisément de conférer au possible une réalité sans transiter par la représentation. Alors que la pensée doit réaliser le possible pour se le représenter, et ce faisant le déréalise – en fait une représentation, précisément –, la présentation du possible engagée dans la perception l’investit d’une réalité sans le suspendre à l’actualisation. Par la perception, le possible est bien réel, mais il conserve cette latence qui assure son statut modal, le maintient à distance du réalisé. Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 322 7/10/14 7:42:28 323 ◗ RÉfÉRenCes Par souci historique, l’année indiquée entre parenthèses après le nom des auteurs est l’année de première publication de l’ouvrage ou de l’article, ou, s’il s’agit d’un cours, l’année où le cours a été professé. La date de publication de l’édition à laquelle nous nous sommes référé est dans ce cas indiquée à la suite du nom de l’éditeur. 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Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 342 7/10/14 7:42:29 LE CERCLE HERMÉNEUTIQUE ÉDITEUR £ COLLECTION PHÉNO Diffusion et distribution : Librairie Philosophique Vrin 6, Place de la Sorbonne – 75005 Paris www.vrin.fr £ Tél. : 01 43 54 03 47 £ Fax : 01 43 54 48 18 ître Vient de para CHARLES TAYLOR INTERPRÉTATION, MODERNITÉ ET IDENTITÉ INTERPRETATION, MODERNITY AND IDENTITY Sous la direction de Jean-Claude Gens et Csaba Olay £ 12 € LA PSYCHOPATHOLOGIE GÉNÉRALE DE KARL JASPERS – 1913-2013 Sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Claude Gens £ 18,30 € LANGAGE ET AFFECTIVITÉ Sous la direction de Samuel Le Quitte et Gabriel Mahéo £ 18,30 € À DESSEIN DE SOI INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE D’HENRI MALDINEY Par Jean-François Rey £ 12 € PATOČKA LECTEUR D’ARISTOTE PHÉNOMÉNOLOGIE, ONTOLOGIE, COSMOLOGIE Sous la direction de Claude Vishnu Spaak et Ovidiu Stanciu £ 18,30 € RESISTANCE ET TANGIBILITÉ ESSAI SUR L’ORIGINE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES CORPS Par Gunnar Declerck, préface de François-David Sebbah £ 23 € PSYCHIATRIE ET CRÉATION PARCOURS DE VIE, GÉNIE ET CRÉATION Sous la direction de Dominique Pringuey, Bernard Pachoud et Frédéric Jover £ 12 € LA HONTE PHILOSOPHIE, ÉTHIQUE ET PSYCHANALYSE Par André Lacroix et Jean-Jacques Sarfati, £ 18,30 € REVUE LE CERCLE HERMÉNEUTIQUE Nos 15/16 £ 20 € Introduction à l’herméneutique médicale No 17 £ 18,30 € Délirer, analyse du phénomène délirant Nos 18/19 £ 18,30 € La Kédia. 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Péri – 95100 Argenteuil Président : Georges Charbonneau Secrétaire général : Pierre-Étienne Schmit Adjoint : G. Okitadjonga Trésorier : Vincent Citot www.hermeneutique.fr geocharbon@aol.com £ geocharbon@sfr.fr Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 344 7/10/14 7:42:29 Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 345 7/10/14 7:42:29 Achevé d’imprimer en octobre 2014 par ISI Print 15, rue Francis de Pressensé 93210 La Plaine Saint-Denis Imprimé en France Mise en page : CONCEPTION ET RÉALISATION ÉDITORIALES expressio.pao@gmail.com Intérieur_Résistance et tangibilité_v03.indd 346 7/10/14 7:42:30