Le W3C développe les standards du Web pour permettre la multiplication des offres en ouvrant de nouvelles opportunités. C’est ainsi que les Progressive Web Apps ont cherché à fournir une alternative aux App stores. De même, ActivityPub permet une fédéralisation des réseaux sociaux. La difficulté, bien sûr, est de faire adopter ces standards par les leaders du marché. Est-ce par manque de relais politiques, ou surtout de la société civile ?
Serge Abiteboul & Pascal Guitton.
Le Web et la démocratie
A présent que des milliards de personnes peuvent lire et écrire sur le Web et qu’un petit nombre d’entreprises ayant accumulé des centaines de milliards de dollars de capitalisation boursière ont acquis un poids considérable dans l’économie mondiale, nos sociétés sont confrontées à des défis démocratiques d’un type nouveau.
La concentration dans un petit nombre d’entreprises de pouvoirs essentiels pour la vie de nos sociétés pose la question de la gestion de monopoles à l’échelle mondiale. La collecte de données personnelles par ces entreprises ou par des organisations gouvernementales pose la question du respect de la vie privée de chacun d’entre nous.
Par ailleurs, les attaques menées contre les sites d’information et d’échange posent la question de la sécurité de nos échanges et de nos données. La circulation d’informations fausses, diffamatoires, voire illégales, la confusion volontaire entre faits et opinions posent la question de la transparence du débat démocratique.
Ces défis sont nouveaux dans leur nature mais aussi et surtout dans leurs caractéristiques en terme d’espace et de temps. Comme son nom l’indique, le World Wide Web est global et les défis sont eux aussi à l’échelle de la planète. Aucune solution locale aux problèmes mentionnés n’est sérieusement envisageable. Par ailleurs, la vitesse à laquelle circulent les informations (qu’elles soient vraies ou fausses, privées ou publiques) est elle aussi sans équivalent dans l’histoire.
Oui, le Web, et nous avec, sommes confrontés à des dangers de nouveaux types.
Les femmes, les hommes et les machines
L’Internet est la plateforme de la convergence entre l’informatique, les télécommunications et l’audiovisuel. Apparus au fil du 20ème siècle, le téléphone et la télévision ont changé nos manières de partager informations et connaissances. C’est cependant le développement de l’ordinateur (en particulier lorsque la miniaturisation des composants l’a rendu personnel et connecté) qui a permis d’intégrer ces technologies en un environnement universel que nous utilisons désormais tous les jours, dans n’importe quel endroit, à des fins extraordinairement variées.
C’est aussi avec l’aide de l’ordinateur que nous trouverons les réponses aux défis qui viennent d’être évoqués. Les contraintes espace-temps que nous devons affronter ne permettent pas aux femmes et aux hommes d’apporter des réponses sans l’usage intensif des ordinateurs. Il faut donc trouver la manière de mettre les technologies à notre service pour prévenir les dangers qui menacent nos démocraties.
Tous autour de la table
Comment faire en sorte que les moyens numériques soient mis au service de nos démocraties ? Il serait illusoire, voire irresponsable d’attendre qu’un ou quelques programmeurs de talent inventent les machines et programmes qui vont résoudre nos problèmes. Il faut, au contraire, mettre autour de la table gouvernements, entreprises, ingénieurs et chercheurs, représentants de la société civile dans une approche multi-acteurs pour concevoir les systèmes, les applications qui nous permettront d’apporter les réponses appropriées. Aucun de ces acteurs ne doit manquer, ce qui constitue aujourd’hui la première difficulté à surmonter. Sans les représentants de la société civile, il serait difficile de concevoir des systèmes qui gagnent la confiance des citoyens. Sans les entreprises, il serait difficile de développer et de déployer les solutions souhaitées. Sans les gouvernements, il serait difficile d’imposer les solutions ou faire respecter les lois lorsque cela sera nécessaire. Sans les chercheurs et le monde académique, il serait impossible de concevoir des systèmes innovants au service des usagers au rythme auquel le déploiement de ces systèmes est nécessaire pour être efficace.
Mettre en place une telle approche multi-acteurs reste aujourd’hui encore une tâche complexe. Chacun de ces acteurs pense, à tort, avoir, seul, le droit, la responsabilité, la vision, les moyens pour faire évoluer le Web et l’Internet au service des usagers.
Des efforts pour faire face aux défis
Chacun des défis mentionnés fait, bien sûr, déjà l’objet de travaux à des stades très divers.
La gestion des monopoles et, en particulier, de leur situation fiscale fait l’objet de débats récents mais très vifs à l’heure où ces lignes sont écrites.
Les questions de sécurité ont été abordées dès les premières heures de l’Internet. Le développement des standards de l’Internet est mené par l’IETF (Internet Engineering Task Force). Depuis très longtemps, chaque projet de standardisation doit se poser la question de l’impact éventuel du nouveau standard sur la sécurité. Cette approche systématique a permis de faire naître des solutions que les acteurs se sont appropriées. Le dialogue multi-acteurs s’est largement engagé.
Le respect de la vie privée est le domaine où les différences culturelles se font le plus sentir. L’Union Européenne a récemment adopté une réglementation, appelée Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Cette réglementation fait l’objet de toutes les attentions. D’autres pays comme le Japon s’y intéresse. Elle pourrait, à terme, être déployée dans le reste du monde. Des grandes entreprises américaines soucieuses de leur présence sur le marché européen s’y intéressent très sérieusement. Il reste à développer les solutions techniques qui permettront la mise en œuvre concrète de la réglementation.
La lutte contre la haine sur Internet fait également l’objet de rapports et projets de loi en Europe et dans le monde. Des solutions techniques sont, pour l’instant, au stade de l’évaluation. L’orchestration des travaux législatifs et techniques reste à mettre en place. Les algorithmes à la source de problèmes comme la diffusion massive de bobards (fake news) ou de messages de haine sont à même de participer aux solutions. Les grandes entreprises du Web travaillent dans ce sens. Mais sans la participation de la société civile et des gouvernements, leurs résultats seront à juste titre contestables, contestés. Il faut se mettre tous autour de la table.
Pour être efficace dans leur mise en œuvre, ces lois et règlementations demandent donc des développements logiciels encore en devenir. Si les grandes entreprises du secteur disposent des ressources pour « se mettre en règle », il n’en va pas toujours de même pour les petites entreprises, voire pour les gouvernements lorsqu’il s’agit d’assurer le respect de ces lois. Le dialogue multi-acteurs doit avoir lieu le plus tôt possible pour que la mise en œuvre se fasse de manière efficace et dans l’intérêt de tous.
Science ouverte au service des citoyens
Pour montrer qu’il est, à la fois, difficile mais possible de progresser, en guise de conclusion, concentrons nous sur le problème de la véracité des informations et, plus spécifiquement, celui de la place de la science dans nos sociétés. Les débats récents sur le réchauffement climatique, les effets des pesticides, les risques liés au traitement des déchets nucléaires aussi bien que ceux traitant la réduction des inégalités, les effets de mesures fiscales, les coûts de décisions politiques montrent le besoin d’une approche scientifique rigoureuse pour traiter sérieusement ces questions complexes.
S’agissant de questions essentielles pour la vie de nos sociétés, il est indispensable que le débat démocratique puisse s’organiser autour d’informations aussi exactes et précises que possible. Il est nécessaire que les résultats des travaux scientifiques soient rendus accessibles aux citoyens. Pour atteindre ces objectifs, il faut, dans un premier temps, que les scientifiques, eux-mêmes, se préoccupent de faire les efforts nécessaires pour que leurs résultats soient exploitables par d’autres. Durant les dix dernières années, la communauté scientifique a élaboré une liste de critères à remplir pour que les informations issues de travaux de recherche soient utilisables par tous.
L’acronyme FAIR (pour Findable, Accessible, Interoperable, Reusable) est désormais utilisé pour qualifier des informations exploitables. Il faut donc qu’une information soit trouvable, accessible, interopérable et réutilisable. Si ces conditions sont remplies, un usager pourra exploiter l’information ou un tiers pourra développer les solutions logicielles qui rendent ces informations utiles pour les citoyens.
La communauté scientifique française montre l’exemple dans ce domaine. L’archive ouverte HAL rassemble plus d’un million de publications mises au service de toutes les communautés scientifiques.
Le programme Software Heritage, hébergé par Inria, a pour mission de collecter, préserver et partager tous les logiciels disponibles publiquement sous forme de code source. A ce jour, près de six milliards de fichiers sont ainsi archivés, faisant de Software Heritage, l’incontestable leader mondial.
L’Europe a lancé un programme, appelé EOSC (European Open Science Cloud), dont le but final est de permettre à chacun d’accéder aux informations utiles à son activité. Après avoir vécu une période de lancement, EOSC est entré en 2019 dans une phase de déploiement qui doit l’amener à un régime pérenne en 2021. Si cet objectif est atteint, les productions scientifiques européennes seront disponibles pour que d’autres acteurs (gouvernements, entreprises, société civile) puissent en tirer parti.
Il est intéressant de noter que parmi les organisations pionnières en ce domaine, le CERN occupe une place de choix. Ayant depuis 30 ans utilisé le Web pour gérer les informations engendrées par ses équipements de physique des hautes énergies, le CERN participe désormais à plusieurs projets européens pour faire progresser la science ouverte au service de toutes les communautés scientifiques.
Trente ans plus tard, l’histoire se répète en mettant des solutions développées pour une communauté au service du bien commun.
Ainsi donc,
Oui, le Web est confronté à de nombreux défis, à de nombreux dangers. Oui, le Web a les moyens de faire face quand les acteurs s’engagent pour combattre les mauvais démons qui veulent tirer parti des opportunités de nuisance que l’ouverture du Web leur procure.
Le Web continue de se construire grâce aux femmes et aux hommes qui exploitent les technologies de l’information pour faire en sorte que la communication entre citoyens du monde s’enrichisse au service de tous.
Jean-François Abramatic, Directeur de Recherche Emérite, Inria