Où en est-on en 2024 de la place des femmes et de l’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ?
C’est une question aux histoires et aux géographies variables. La situation a certes évolué au cours du temps, au cours de l’histoire de la science informatique et avec l’avènement du numérique, mais pas forcément dans le bon sens : pourquoi ?
L’égalité entre les sexes dans le secteur du numérique est bien présente dans certains pays du monde, mais pas dans les pays les plus égalitaires entre les sexes et auxquels on penserait de prime abord : pourquoi ?
Quelles actions pour plus d’égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ont démontré leur efficacité avec, parfois, des retombées étonnamment rapides ?
Comment penser notre société de demain, un monde où le numérique nourrit tous les secteurs – la santé, les transports, l’éducation, la communication, l’art, pour n’en citer que certains –, un thème mis en avant par l’ONU : « Pour un monde digital inclusif : innovation et technologies pour l’égalité des sexes ».
Pour répondre à ces questions, nous proposons une lecture croisée d’ouvrages et de points de vue de la sociologue et politologue Véra Nikolski [Nikolski, 2023], de l’anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly [Joseph-Dailly, 2021], de l’informaticienne Anne-Marie Kermarrec [Kermarrec, 2021], de la philosophe Michèle Le Dœuff [Le Dœuff, 2020], et de l’informaticienne et docteure en sciences de l’éducation Isabelle Collet [Collet, 2019].
Aujourd’hui, le constat est le même dans plusieurs pays, la proportion de femmes dans le numérique est faible. En France, les écoles d’ingénieur.es ne comptent en 2020 qu’entre 17% et 20% de femmes parmi leurs étudiant.es en numérique de niveau Licence ou Master. Des proportions similaires (entre 21% et 24%) sont observées dans les pays de l’Union Européenne. Comment se fait-il que la proportion de femmes dans le numérique soit aujourd’hui si faible, alors que les premiers programmeurs des ordinateurs étaient des programmeuses ? Est-ce que les femmes sont moins nombreuses à s’orienter dans le numérique ?
La réponse est non, bien au contraire. Par exemple, aux États-Unis (où les statistiques par genre sont collectées depuis plusieurs décennies), les femmes n’ont pas cessé d’être de plus en plus nombreuses à effectuer des études supérieures en général, et à s’orienter en informatique et dans le numérique en particulier. Ainsi, le nombre d’étudiantes femmes en informatique a été multiplié par x1495 entre 1964-1965 et 1984-1985, et ce nombre a plus que doublé entre 1984-1985 et 2020-2021. Alors, pourquoi cette faible proportion aujourd’hui, alors que les femmes représentaient jusqu’à 36% des personnes formées en informatique aux États-Unis jusque dans les années 1980 ?
Statistiques aux États-Unis
Le paradoxe de l’égalité des sexes est-il vraiment un paradoxe ?
Il existe aujourd’hui des pays présentant plus d’égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine du numérique. C’est le cas par exemple de l’Indonésie, de la Turquie, des Émirats arabes unis, et des pays du Maghreb. Une étude a été menée sur plusieurs pays dans le monde, et arrive à la conclusion suivante : dans les pays moins égalitaires entre les sexes, la proportion de femmes parmi les personnes diplômées en STIM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) est plus importante, en comparaison avec les pays les plus égalitaires entre les sexes. Ceci soulève deux questions. D’une part, pourquoi les pays les plus égalitaires entre les sexes ont-ils une proportion faible de femmes dans les STIM ? D’autre part, comment se fait-il que des pays les moins égalitaires entre les sexes arrivent à avoir une proportion élevée de femmes dans les STIM ?
Pourquoi dans les pays les plus égalitaires entre les sexes, la proportion des femmes dans les STIM et le numérique est-elle faible ?
Si l’on remonte dans le temps, il y a environ 150 ans, le groupe des « Harvard Computers » venait de voir le jour. Il était constitué de femmes engagées par l’observatoire de l’université de Harvard comme calculatrices, pour effectuer des traitements mathématiques sur d’importantes quantités de données astronomiques. Un travail répétitif, méticuleux et fastidieux, auquel les femmes étaient supposées naturellement prédisposées [Collet, 2019]. Des scientifiques ont alors utilisé une nouvelle unité de mesure du temps de calcul, appelée girl-year [Grier, 2007]. Comme d’autres avaient défini auparavant le cheval-vapeur, unité de mesure de puissance. Deux unités pour deux usages différents, mais faisant chacune référence en définitive, avec plus ou moins de subtilité, à une bête de somme.
Dans les années 1940, lorsque les ordinateurs sont finalement devenus une réalité, les femmes ont été pionnières dans l’écriture de programmes pour les ordinateurs. Un travail là encore dévolu uniquement aux femmes, qui sont passées de calculatrices à programmeuses ; le travail de programmation était alors considéré comme déqualifié et sans importance. Dans les années 1950 et 1960, à mesure que les ordinateurs sont devenus indispensables dans de nombreux secteurs du gouvernement et de l’industrie, le nombre d’emplois dans la programmation a explosé. Ces emplois sont encore en grande partie féminins, et plébiscités par le magazine féminin Cosmopolitan dans son édition d’avril 1967. Ceci a duré jusqu’au milieu des années 1980, où les femmes représentaient 36% des personnes formées en informatique.
L’analyse de l’évolution au cours du temps montre qu’il y a eu deux périodes dans l’histoire récente de l’informatique où le nombre de femmes s’orientant vers l’informatique a baissé : en 1984-1985, puis en 2002-2003, et ce pendant environ sept ans. Deux dates qui peuvent être corrélées à deux crises : la récession et la crise du chômage au début des années 1980, et le krach boursier dû à l’éclatement de la bulle internet au début des années 2000. Ces crises ont certes impacté femmes et hommes, mais les femmes ont été plus lourdement touchées : moins 43%-44% de femmes formées dans le domaine vs. moins 23%-24% d’hommes.
Simone de Beauvoir l’a bien dit : « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. »
À cela s’ajoute la transformation survenue à la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec l’entrée des ordinateurs personnels dans les foyers familiaux. Cette nouvelle technologie a subi les stéréotypes en vigueur : les garçons étaient encouragés à jouer avec les objets électroniques, tandis que les filles étaient orientées vers les poupées et les dînettes. Depuis lors, l’informatique a pâti de ce stéréotype faisant d’elle un domaine masculin, elle qui a d’abord été féminine [Dufour, 2019].
L’anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly aborde la question des biais cognitifs. Dans son ouvrage Les talents cachés de votre cerveau au travail, elle rappelle le rôle majeur que tiennent les émotions dans nos décisions et nos actions, leur aide précieuse, mais également leur effet néfaste lorsque nos biais cognitifs prennent le dessus [Joseph-Dailly, 2019]. Aujourd’hui, les biais cognitifs sont bien à l’œuvre dans les pays plus égalitaires entre les sexes. Ainsi, lorsqu’il y a eu reprise économique suite aux crises dans les années 1980 et 2000, les hommes ont bénéficié de la reprise bien plus avantageusement que les femmes, avec une multiplication du nombre de personnes formées en informatique par x4 pour les hommes vs. x2,5 pour les femmes, entre 1984 et 2020.
Pourquoi les pays les moins égalitaires entre les sexes ont-ils une proportion élevée de femmes dans les STIM et le numérique ?
Alors que les baby-boomers et la génération X dans les pays occidentaux ont initialement vu l’arrivée de l’ordinateur personnel à la fin des années 1970 et au début des années 1980 comme un objet électronique rare, et plutôt dédié aux garçons, la population dans les pays en voie de développement n’avait à ce moment-là, quant à elle, pas accès à cet objet, du fait d’une politique économique moins ouverte et d’un pouvoir d’achat plus faible. Ces derniers pays ont ainsi été épargnés des stéréotypes et biais de genre liés aux ordinateurs et à l’informatique. Les générations Y et Z dans ces pays ont ensuite coïncidé avec une ouverture économique des pays, et un accès aux ordinateurs et aux smartphones dont a bénéficié la population plus largement sans inégalité de genre.
Aujourd’hui, la proportion de femmes diplômées en STIM dans ces pays est bien au-delà de celle des pays égalitaires entre les sexes. Mais il est à noter que contrairement à ces derniers où le numérique joue un rôle important dans l’économie du pays (10% du PIB du Royaume-Uni, 8% du PIB des États-Unis en 2019 selon l’OCDE), dans les pays les moins égalitaires entre les sexes, les principales sources de richesse économique proviennent d’autres secteurs que le numérique, comme par exemple les hydrocarbures (Émirats arabes unis, Algérie), l’agriculture (Turquie, Indonésie), ou les industries de main d’œuvre (Tunisie). Lorsque les STIM prendront une part plus importante dans l’économie de ces pays, il faudra alors veiller à maintenir une proportion féminine suffisante, et ne pas la voir réduite drastiquement suite à une participation massive des hommes au détriment des femmes comme cela a pu être le cas dans d’autres pays.
Éloge de la dissemblance
Aujourd’hui, bon nombre d’entreprises et de grands groupes du numérique cherchent à augmenter leurs effectifs féminins. C’est un moyen d’augmenter le vivier de candidat.es à recruter, étant donné les estimations de nouveaux postes qui seront créés dans le domaine dans les années à venir, et la pénurie de talents. Mais il se trouve également que la mixité et la diversité sont reconnues comme sources d’innovation et de créativité, permettant, d’une part, le développement de l’entreprise, et d’autre part, une meilleure stimulation et inclusion des salariés.
À ce propos, dans son ouvrage La stratégie du poulpe, Emmanuelle Joseph-Dailly pose un regard riche et lucide sur la dissemblance :
« L’entreprise projette souvent intellectuellement la diversité comme une opportunité, tout en refusant le risque de s’y aventurer en pratique. [..] Si l’hétérogénéité est promesse d’innovation et de performance, elle introduit une forme de non-alignement, de possibilité de divergence qui peut au départ ralentir le système.
[..]
Mais dans l’environnement changeant qui est le nôtre, l’agilité ne peut passer que par une diversité d’expériences et de perceptions du monde, de la réalité, de la vérité, créatrices de valeur. Les réponses au renouvellement et à la réinvention viendront avec le « dissensus », qui sera une occasion d’expérimentation pour tester d’autres réponses aux besoins émergents. Plutôt que de systématiquement chercher le consensus, nous devrions chercher le débat, aussi vif soit-il, en prenant la précaution de toujours préserver la relation. »
Sara Bouchenak, Professeure d’informatique à l’INSA Lyon, Directrice de la Fédération Informatique de Lyon.
Pour aller plus loin
- Isabelle Collet. Les oubliées du numérique. Le Passeur, 2019.
- Catherine Dufour. Ada ou la beauté des nombres. Fayard, 2019.
- David Alan Grier. When Computers Were Human. Princeton University Press, 2007.
- Yuval Noah Harari. Sapiens : Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 2015.
- Emmanuelle Joseph-Dailly. La stratégie du poulpe. Eyrolles, 2021.
- Emmanuelle Joseph-Dailly, Bernard Anselm. Les talents cachés de votre cerveau au travail. Eyrolles, 2019.
- Anne-Marie Kermarrec. Numérique, compter avec les femmes. Odile Jacob, 2021.
- Michèle Le Dœuff. Le Sexe du savoir. Flammarion, 2000.
- Véra Nikolski. Féminicène. Fayard, 2023.
[1] Illustration schématique, non basée sur un fondement formel.