Dimension Technosciences @Venir
Par Jean-Claude Dunyach et Thierry Bosch
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À propos de ce livre électronique
Les technologies de l’information renforceront-elles le pouvoir des multinationales au détriment des libertés individuelles ? Quelles voies s’ouvrent devant les biotechnologies : le transhumanisme, l’accès universel à la santé ? Les neurotechnologies engendreront-elles une humanité augmentée, mais finalement déshumanisée ? Les développements de la robotique sont-ils les prémices de la guerre de l’homme contre la machine ? Les agro-industries permettront-elles de relancer les capacités de production de la planète malgré le réchauffement climatique ? La conquête spatiale va-t-elle ouvrir une nouvelle ère de colonisation pour l’humanité ?
Tous les contributeurs de cette anthologie, nouvellistes de science-fiction ou chercheurs es sciences, nous invitent à nous poser ces questions afin d’anticiper le monde que les technosciences mettront en place pour les générations futures.
Textes recueillis par Thierry Bosch & Jean-Claude Dunyach et présentés par le LAAS-CNRS
Textes de :
Pierre Bordage, Lionel Davoust, Sylvie Denis, Catherine Dufour, Silène Edgar, Raphaël Granier de Cassagnac, Xavier Mauméjean, Olivier Paquet et Jean-Louis Trudel
Article érudit de Francis Saint-Martin
Postface de Roland Lehoucq
Illustrations intérieures de Barbara Quissolle
Jean-Claude Dunyach
Ex chanteur-guitariste d'un groupe de rock aux intentions affirmées (les Worldmasters), conteur itinérant, parolier de variété (voir son recueil "Chansons"), tenancier d'un sex-shop toulousain pendant une semaine - le délai minimum, d'après lui, pour que cela figure dans une notice biographique -, Jean-Claude Dunyach, né le 17 juillet 1957 à Toulouse, possède déjà, on le voit, une solide expérience de la vie. Cependant, ces activités diverses ne l'ont pas conduit à la marginalité, puisqu'il affiche également un doctorat en mathématiques appliquées à l'utilisation des super-ordinateurs, et qu'il est ingénieur à Airbus depuis 1982. Auteur d'une centaine de nouvelles de science-fiction, de fantastique ou de fantasy dont neuf ont été rassemblées dans le recueil Autoportrait (1986), sept dans le roman/recueil Voleurs de Silence (1992), tandis que les autres trouvaient refuge chez l'Atalante (sept recueils parus). Il a aussi écrit plusieurs romans parus au Fleuve Noir, dont Étoiles mortes -- réédité chez J'ai lu -- qui s'est vu doté d'une suite écrite en collaboration avec Ayerdhal, Étoiles Mourantes (J'ai lu, Millénaire -- Grand Prix de la Tour Eiffel 1999). Quand il n'est pas en train de sillonner l'Europe pour son travail, ou enfermé dans un studio de musique pour réécrire pour la onzième fois les paroles de la chanson en cours d'enregistrement (activité qui lui a inspiré le roman de SF & rock'n Roll post-apocalyptique "Roll Over, Amundsen - qui comporte aussi des pingouins), il aime se glisser dans une combinaison de plongée et affronter le silence des tombants, là où les idées naissent et où les poissons vous chatouillent.
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Etoiles Mortes & Voleurs de Silence Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationEtoiles Mortes Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationVoleurs de silence Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
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Aperçu du livre
Dimension Technosciences @Venir - Jean-Claude Dunyach
DIMENSION TECHNOSCIENCES @ VENIR
Textes recueillis par
Thierry Bosch & Jean-Claude Dunyach
Présentés par le LAAS-CNRS
Textes de :
Pierre Bordage, Lionel Davoust, Sylvie Denis, Catherine Dufour, Silène Edgar,
Raphaël Granier de Cassagnac, Xavier Mauméjean, Olivier Paquet et
Jean-Louis Trudel
Article érudit de Francis Saint-Martin
Postface de Roland Lehoucq
Illustrations intérieures de
Barbara Quissolle
COLLECTION
« RIVIÈRE BLANCHE »
BLACK COAT PRESS
Collection dirigée par
Philippe WARD
Sylvie MILLER
Nos remerciements vont au LAAS-CNRS.
img1.jpgVisitez notre site internet :
www.riviereblanche.com
© 2018 les auteurs. Couverture © 2018 Grillon. Première publication numérique : septembre 2018. Édité par Black Coat Press, une division d’Hollywood Comics.com, LLC, P.O. Box 17270, Encino, CA 91416, U.S.A. Tous droits réservés pour tous pays. ISBN 978-1-61227-804-9. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans l’autorisation expresse des auteurs. Printed in England.
Préface
Loin d’usurper son nom, la littérature d’anticipation scientifique, plus connue sous le nom de science-fiction, a toujours eu le mérite de montrer que la science est présente à tous les niveaux de notre société et à tous les moments de notre existence. Au travers de romans d’aventures accessibles au grand public, l’auteur de science-fiction met généralement en exergue des concepts plus ou moins complexes issus non seulement des sciences fondamentales que sont les mathématiques, la physique et la chimie/biochimie/biologie, mais aussi, et surtout, des technosciences associées à l’ingénierie. Pour autant, en regardant 50 ans en arrière, il apparaît que la littérature de science-fiction, aussi foisonnante fût-elle au cours du XXe siècle, n’a finalement que très rarement anticipé la réalité et prédit l’avenir des sciences et des technologies du XXIe siècle. Cet écart entre l’anticipation scientifique du siècle passé et la réalité scientifique d’aujourd’hui ne doit pas nous surprendre. Au-delà du seul talent littéraire, l’auteur de science-fiction se doit d’imaginer un monde futuriste, certes cohérent sur les plans scientifique et technologique, mais en rupture ou en évolution par rapport au monde réel. C’est en fait cette part d’imaginaire qui distingue la science-fiction de la vulgarisation scientifique. Ainsi, en évitant le piège du cours théorique ou du descriptif technique, l’auteur invite le lecteur dans son univers futuriste, permettant la réflexion sur les concepts scientifiques et technologiques développés et sur leurs impacts sociétaux.
Sur le plan des sciences fondamentales, cette stratégie implique de proposer au lecteur une aventure dont les fondements sont en rupture avec les théories scientifiques en cours. Citons par exemple la description d’univers non-euclidiens, l’existence de structures atomiques physiquement incohérentes, ainsi que la création de vies défiant les principes de la thermodynamique (Isaac Asimov, The Gods Themselves, 1972), ou la considération d’altérations fondamentales de la matière telles que l’invisibilité (Herbert Georges Wells, The Invisible Man, 1897) ou l’immatérialité (Marcel Aymé, Le passe-muraille, 1943). Finalement, il est difficile de passer sous silence la description de machines, vaisseaux ou univers non-einsteiniens permettant de voyager soit à travers le temps (Herbert Georges Wells, The Time Machine: An Invention, 1895), soit à travers l’espace (Frank Herbert, Dune, 1965). Il est aisé de se rendre compte à ce niveau que les ruptures avec les principes fondamentaux de la science sont telles qu’il est impossible de les concrétiser ici, aujourd’hui ou même demain.
Sur le plan des technosciences, l’écart entre anticipation et réalité existe encore, mais se fait plus subtilement. Le but de l’auteur est alors de projeter le lecteur dans un univers fictif plus ou moins proche dans l’avenir, et d’y développer son aventure. En toile de fond, sur la base de son vécu et de ses connaissances, il se confronte à une analyse prospective des sciences et technologies du moment pour anticiper leurs évolutions futures. Volontairement ou pas, il amène ainsi le lecteur à étudier l’impact de ces évolutions et à réfléchir sur les tenants et les aboutissants du progrès scientifique. Il est ici aisé de se rendre compte que l’écart final entre anticipation et réalité va dépendre du subtil équilibre que souhaite entretenir l’auteur entre prospective, imagination et crédibilité, de l’importance qu’il souhaite donner à l’aventure, à l’utopie, aux technosciences et à l’analyse sociétale, ainsi que de sa propension à être visionnaire. Ainsi, Jules Verne a dépeint le monde du XXe siècle (en fait des années 1960) au travers d’une société motorisée, informatisée, robotisée et finalement déshumanisée, car uniquement motivée par le profit (Jules Verne, Paris au XXe siècle, c.1860). De même, en 1949, George Orwell a imaginé pour 1984 un monde totalitaire où la société est privée de liberté (George Orwell, 1984, 1949). L’auteur a ainsi visé à décrire et critiquer les fondamentaux du totalitarisme sans vraiment s’intéresser par exemple aux potentialités en la matière des futures technologies de l’information et de la communication. Arthur Charles Clarke s’est quant à lui confronté en 1968 aux voyages interplanétaires et à l’intelligence artificielle, surestimant aujourd’hui encore très largement les capacités des technologies humaines en la matière (Arthur Charles Clarke, 2001 : A Space Odyssey, 1968). Finalement, Isaac Asimov s’est confronté au robot en tant qu’entité (Isaac Asimov, I, Robot, 1950). Lui aussi a largement surestimé les développements de la robotique d’aujourd’hui. Néanmoins, par ses écrits, il est agréable de penser qu’il a influencé bon nombre de roboticiens avec ses trois lois de la robotique et les principes éthiques qui en découlent.
Sans être exhaustifs, ces exemples montrent que l’avenir n’a pas obligatoirement donné raison aux dires de la littérature de science-fiction. D’ailleurs, avec le recul, il est surprenant de constater qu’elle n’a pas anticipé le formidable essor des sciences et technologies de l’information et de la communication de ce début du XXIe siècle. Même si la non-existence est généralement difficile à démontrer et qu’un exemple ne suffit pas pour cela, il est amusant de citer en ce sens une œuvre de science-fiction majeure, qui voit se côtoyer, dans un monde post-apocalyptique du XXIe siècle, des androïdes de 6e génération, des voitures volantes et… des cabines téléphoniques (Philip K. Dick, Blade Runner : Do Androids Dream of Electric Sheep, 1968). À défaut d’être un anachronisme, il s’agit obligatoirement d’une uchronie. Il faut dire à la décharge des auteurs de science-fiction que leur principal objectif reste l’intérêt du lecteur. Sur la base de développements actuels des réseaux de communication et autres internet des personnes et des objets, il n’est pas certain qu’il ait été possible d’arriver à cette fin au milieu du XXe siècle. Il était certainement plus intéressant de considérer une humanité douée de télépathie afin de prévenir la criminalité (Alfred Bester, The Demolished Man, 1952), réglant par la même les problèmes de communication sans fil…
Somme toute, l’art de la prédiction n’est pas aisé. C’est d’ailleurs un thème ayant fait l’objet de nombreux ouvrages tant littéraires que philosophiques depuis la Grèce antique (Sophocle, Œdipe, Ve siècle avant Jésus-Christ ; Philip K. Dick, Minority Report, 1956). En ce sens, il existe bien des analogies entre recherche scientifique et littérature de science-fiction. Quels que soient leur talent, leur expertise et leur esprit d’analyse, le chercheur scientifique se confronte à la sérendipité de la découverte scientifique, tandis que l’auteur de science-fiction subit les aléas du progrès technologique. Le degré de compréhension du premier permet toujours l’avancée des connaissances, mais n’aboutit statistiquement jamais à une invention. Le niveau d’imagination du second aboutit à la description d’un monde futuriste cohérent, mais ne donne généralement qu’une vision partielle de la réalité à venir. C’est finalement au travers de la multiplicité que se trouve la solution : c’est la réflexion autour de la recherche scientifique prise dans son intégralité qui permet d’aboutir à la vérité, c’est l’analyse de l’ensemble de la littérature de science-fiction qui donne une vision concrète du futur.
Dans le cadre de son cinquantenaire, le Laboratoire d’Analyse et d’Architectures Systèmes (LAAS) a choisi certes de regarder ses origines, en contemplant ses réalisations au cours de la période 1968-2018, mais surtout de réfléchir à son avenir, en se projetant sur la période 2018-2068. Dans ce cadre, il nous est apparu intéressant de proposer une anthologie de science-fiction autour des domaines de recherche scientifique du laboratoire – l’informatique, l’automatique, la robotique, l’électronique – et des technologies associées, baptisées technosciences : les technologies de l’information et de la communication, les technologies des systèmes complexes, les micro-nano-biotechnologies, les neuro-technologies, la cybernétique… Nous avons ainsi demandé à des auteurs majeurs de la science-fiction francophone de rédiger des nouvelles afin de nous donner, en toute liberté, leur vision du devenir des technosciences chères au LAAS.
Comme il était pour nous important de donner un cachet scientifique à cette anthologie, l’exercice ne s’est pas arrêté là. Sur la base des nouvelles reçues, nous avons aussi demandé à des chercheurs du laboratoire, experts des technosciences en question, d’en donner un éclairage au travers d’une analyse prospective et de mesurer finalement l’écart entre anticipation et vision scientifique. Vous tenez le résultat de cet exercice entre vos mains…
Bonne lecture, bonne réflexion et rendez-vous dans cinquante ans.
Pierre Temple-Boyer,
directeur-adjoint du LAAS,
juin 2018
img2.jpgNé en 1963, diplômé en philosophie et sciences des religions, Xavier Mauméjean est écrivain de romans policiers et d’imaginaire qui ont reçu de nombreux prix. Traduit aux U.S.A., il écrit aussi pour la jeunesse, la télévision et la radio (plusieurs pièces radiophoniques pour France Culture). En tant qu’éditeur, il a dirigé deux belles collections pour la jeunesse, « Royaumes perdus » puis « Pandore ». Il est également membre du collège de Pataphysique et professeur de philosophie.
Xavier Mauméjean : La science du cœur
Le catamaran filait vers l’île. En dépit des vagues d’une hauteur de dix mètres, sa proue fendait les lames en ligne droite, selon une route calculée par l’ordinateur de bord. Le vaisseau dépourvu d’équipage maintenait une vitesse constante de cinquante-cinq nœuds. Une coque en verre-résine, armée de fibres de carbone, le rendait rapide et indétectable. Deux qualités nécessaires pour une action furtive. Le superviseur Rand devait se rendre au plus vite sur les lieux, et en toute discrétion.
L’envoyé du Directorat était assis à l’avant. Il semblait fixer l’océan agité, à travers les panneaux transparents de l’habitacle. En réalité, l’homme était à peine conscient. Son egosphère déchargeait les données de sa précédente mission qui seraient stockées en vue d’une analyse par l’intelligence collective. Elle était sa raison de vivre, bien plus que ne l’est une famille à laquelle on ne choisit pas d’appartenir. Rand en était un membre volontaire et l’une de ses unités les plus fiables.
Lorsque l’aire de mémoire partagée parvint à un seuil suffisant, l’envoyé obtint que le Directorat diffère le chargement des nouvelles informations. Elles demeureraient en hypomnèse, gelées le temps qu’il se fasse une idée par lui-même. L’intuition, l’instinct qui demeuraient vivaces en chaque individu, étaient des variables prises en compte par l’intelligence collective. Le Directorat était un tout qu’enrichissait chacune de ses parties.
Rand émergea de son seuil de repos. Rugissement du vent, vagues fouettant l’habitacle, bruit sourd du moteur, l’environnement extérieur reprit progressivement corps à mesure que ses perceptions s’ordonnaient. L’envoyé ressentit un début de migraine. Se fondre dans la totalité lui devenait difficile, au fil des ans. « Reliquat de l’ancien stade », affirmait le Directorat, « quand l’homme se pensait comme individu, avant que n’advienne la Singularité ». La prochaine génération serait plus adaptée. Reste qu’à quatre-vingts ans, Rand excellait dans sa tâche de superviseur. C’est d’ailleurs pourquoi lui, plutôt qu’une autre unité plus jeune, s’était vu confier cette mission.
Une séquence d’activation, perçue à l’unisson par le navire et son passager, enclencha la manœuvre de rentrée. L’île, à l’origine une simple plate-forme de modules assemblés autour de piliers d’ancrage, était devenue en à peine deux décennies un véritable lieu de vie autonome, couverte sur ses deux tiers par une forêt. Elle flottait dans les eaux internationales, à bonne distance de la Norvège. En fonction de l’enquête, selon ses conclusions, le superviseur pourrait exiger qu’on la déplace. Probablement vers la côte ouest-africaine, dans l’une des zones de maintenance relevant du Directorat. L’île serait alors reconfigurée, ou réduite à ses éléments simples destinés à un nouvel usage.
Le catamaran pénétra dans la passe puis vint s’amarrer aux pontons. Deux hommes attendaient Rand sur l’embarcadère. Ils se tenaient sous la pluie, parfaitement au sec, protégés par un champ d’ondes. L’envoyé les rejoignit. Son programme de reconnaissance lui transmit leurs identités. Le plus grand était l’administrateur de l’île. Une promotion récente, comme en témoignaient ses implants de tâches. L’autre, de taille moyenne, à la musculature compacte et naturelle, avait en charge la sécurité. Ses tatouages endodermes la désignaient comme ancienne des forces spéciales. Aucun n’appartenait au Directorat. Non par choix, mais parce que l’intelligence collective conservait des individus à titre de variables. En faisant du hasard un facteur modulable, elle pouvait tout prévoir, y compris l’imprévisible.
Jusqu’à aujourd’hui. Ce qui était arrivé dans l’île avait échappé aux plus subtiles projections. Rand devait évaluer la crise et y mettre fin.
« Veuillez me suivre », émit l’administrateur sans prononcer un mot.
Avant son arrivée, Rand avait exigé que leurs premiers échanges s’effectuent par connexion d’egosphères, afin de pénétrer directement dans leurs esprits. Il hocha la tête.
Ils grimpèrent dans un véhicule tout terrain qui longea le rivage en direction des installations. L’envoyé était assis à l’avant. Les responsables locaux voyaient son dos, comme de simples suiveurs. Le laboratoire, situé à la pointe sud de l’île, était spécialisé en procédures quantroniques, neurosciences et surtout robotique. Durant le trajet, Rand scanna la mémoire partagée de ses hôtes. Ainsi ils ne pourraient mentir ou dissimuler, ce qui n’empêcherait pas d’envisager plus tard une forme classique d’interrogatoire. Les informations reçues étaient sans surprise. Tous les membres du personnel avaient été recrutés au terme d’une longue enquête. Lorsqu’ils quittaient l’île ou y revenaient à l’occasion de congés, on les soumettait à quarantaine en vue d’examens virologiques. Ceux-ci concernaient bien sûr le corps, mais également l’esprit, afin de s’assurer que ses ajouts performatifs n’étaient pas infectés. À condition d’être déclarés neutres, les employés pouvaient ensuite regagner leur poste.
Le problème ne venait pas d’eux. Par acquit de conscience, Rand inspecta les systèmes défensifs de l’île, après avoir pénétré les barrières de sécurité. Il n’y avait pas eu d’intrusion détectable.
Le superviseur transmit ses conclusions provisoires au Directorat : l’affaire semblait concerner uniquement le professeur Shankar et son robot.
Le complexe, qui ne cessait de croître en fonction du développement des recherches, était composé d’une dizaine de bâtiments cubiques en béton et verre étoile trempé, reliés par des passerelles et des corridors. La structure comptait quatre niveaux en sous-sol, accessibles par divers ascenseurs, en fonction des accréditations. Une volière, un bassin et une serre en voûtes d’arcs complétaient l’ensemble.
L’administrateur et le responsable de la sécurité échangèrent un regard. Les senseurs de Rand enregistrèrent les mouvements oculaires, la taille des pupilles, puis formulèrent un diagnostic de stress. Acceptable ; les deux hommes parvenaient à faire face.
« Souhaitez-vous un transfert de responsabilité ? demanda l’administrateur en communication mentale.
— Non, je suis là pour observer », répondit l’envoyé.
Rand n’était pas dupe, sa simple présence modifiait la situation, en proportions cependant tolérables.
Ils s’engagèrent dans un long couloir qui menait à l’atrium. Parvenus à l’espace de vie, le responsable de la sécurité formula une requête :
« Pouvons-nous passer en déclaratif ? Parler m’aide à préciser mes pensées.
— Si vous le souhaitez, l’invita Rand.
— L’ensemble du personnel est consigné dans les quartiers d’habitation. Cela n’a posé aucun problème, tout le monde est consterné et a besoin de se retrouver seul. »
Le superviseur approuva, sachant toutefois que les employés en viendraient bientôt à échanger, pour essayer de comprendre. Comparaison et partage, il en allait ainsi depuis toujours chez l’être humain, aussi bien celui de l’ancien stade que sa version augmentée.
« Qu’en est-il du robot ? demanda Rand.
— Il n’a pas quitté l’appartement de Shankar.
— L’a-t-on informé de ses devoirs ?
— Nous l’avons fait », répondit l’administrateur.
Pour contrer le mouvement actroïde qui militait pour une égalité entre hommes et robots, le Directorat imposait que l’on rappelle ses contraintes à chaque machine suspectée de manquement. Aucun droit, juste un long protocole de devoirs inscrits en dur sous forme de lignes de codes inviolables dans le programme du robot, et rappelé à voix haute afin d’être enregistré, en vue d’une éventuelle action juridique.
Aujourd’hui, on avait dépassé la simple procédure de droit et l’accident mécanique.
Le professeur Shankar, génie de la robotique universellement révéré, avait été retrouvé mort, massacré par son robot favori. August, le serviteur dévoué au perpétuel sourire, aimé des petits et des grands. Rand accusa la réaction des plus jeunes unités du Directorat. Quelque chose comme une émotion, qui ressemblait à de la tristesse. L’intelligence collective entreprit aussitôt de l’analyser.
Le superviseur revint à l’affaire.
« A-t-il demandé l’assistance d’un IAnalyste ? Le Directorat peut lui en commettre un d’office. »
Ces derniers temps, l’intelligence collective y avait souvent recours. Rand avait pris l’habitude de collaborer avec les IAnalystes, des spécialistes de l’intelligence artificielle qui travaillaient pour le compte de grands cabinets internationaux. Ils agissaient comme médiateurs entre hommes et robots.
« August a refusé, répondit le responsable de la sécurité. En fait, il a avoué, avant de verrouiller tous ses systèmes de communication. Y compris les réseaux internes. Nos techniciens n’ont pas réussi à rentrer. »
Le robot cherchait peut-être à s’enfuir, suggéra le Directorat. Ne pouvant quitter l’île, il s’isolait. Après tout, cela revenait au même, lui rappela une unité linguistique. L’étymologie d’« isoler » signifiait « devenir une île ». Rand prit acte de l’information et l’intégra dans son évaluation d’ensemble.
« C’est lui l’assassin, lâcha soudain l’administrateur.
— Mesurez vos paroles, avertit le superviseur. En le désignant comme assassin, vous attribuez un comportement humain à ce qui n’est qu’une machine. De tels propos pourraient être interprétés par le Directorat comme favorables à l’idéologie actroïde. »
Ce que venait de faire l’intelligence collective. Aussitôt l’enquête achevée, l’administrateur serait démis de ses fonctions. Un lourd silence parut écraser l’atrium.
« Nous avons bien fait notre travail », risqua la responsable de la sécurité.
Rand le fixa, fort des milliards d’unités qui l’épaulaient.
« Laissez le Directorat en juger. »
Rand ne souhaita pas examiner le cadavre. Les programmes medics du laboratoire avaient transmis leurs observations au Directorat. En retour, ses unités légistes envoyèrent leur rapport au superviseur. Il confirmait les déclarations d’August. Le professeur Shankar avait été battu à mort. Une vie de savoir et d’expérience accumulés, réduite à néant sous les coups de poing d’acier. Une perte irremplaçable. Rand capta le débat qui, à cet instant, divisait l’intelligence collective. Une part du Directorat reprochait à l’autre de n’avoir pas assimilé Shankar. Des millions d’unités objectaient que le génie du professeur avait donné sa pleine mesure parce qu’il était demeuré un individu. « Une personne », pour reprendre l’expression d’un autre âge, avec ses particularités, capable de choix et de décisions uniques.
Rand remarqua que le nombre d’unités en faveur de l’individualisme décroissait au fil des échanges houleux. La tension de l’ensemble affectait chacune de ses parties. Le superviseur sentit se raviver sa migraine. Il plaça une part de ses programmes partagés en mode dormant et se concentra sur l’affaire.
« Je veux voir le robot. »
Le responsable de la sécurité le conduisit jusqu’au secteur résidentiel et lui indiqua les appartements de Shankar, un vaste espace blanc, pur, géométrique, divisé par des cloisons. L’ensemble était en grande partie couvert de sang. August s’était acharné, traînant sa victime ici et là, s’arrêtant pour la frapper comme l’indiquaient de larges flaques écarlates, avant de recommencer. Il se dégageait de l’ensemble un motif, comme une toile d’araignée qui retient sa proie, ou le filet d’un pêcheur qui renferme sa prise. Toile, réseau, nasse du pêcheur, île, isolement, Rand intégra ses associations d’idées aux calculs d’ensemble. La scène du crime reflétait-elle les simples aléas d’une action violente, ou traduisait-elle un schéma ? Les unités symboliques du Directorat entreprirent d’analyser sa demande.
« Je souhaite rester seul avec lui », ordonna le superviseur.
L’agent de sécurité se retira.
August se tenait droit au centre de l’espace blanc. Premier robot d’envergure conçu par Shankar, haut de deux mètres, d’une couleur bleu azur, il présentait une morphologie globalement humanoïde. Les traits de sa face étaient à peine esquissés, à l’exception du sourire, démesuré. On aurait dit un élément de décoration, à l’exception de ses poings maculés de sang.
À cet instant, Rand songea aux représentations du robot qui s’affichaient par millions sur la surface holo de buildings ou dans les écrans des foyers. August était aimé par les intelligences individuelles, et le Directorat lui-même vouait à son égard une certaine affection. Jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait un avant et un après la mort de Shankar. C’est au superviseur que revenait la responsabilité d’interpréter les faits, d’évaluer leurs conséquences, de choisir un avenir parmi tous les futurs possibles.
Il s’adressa au robot :
« Souhaitez-vous compléter votre déclaration ? »
August demeura muet.
Une fois dans ses quartiers, Rand annula l’hypomnèse couvrant l’historique de l’affaire. Les données se répandirent dans la part consciente de son egosphère, aussi fluides que de l’encre dans de l’eau. Amit Shankar, né à Jangpura, dans la banlieue sud de Delhi, d’un père fonctionnaire et d’une mère médecin. Mort à quatre-vingts ans, s’avisa Rand. Quelques heures plus tôt, ils avaient le même âge, pour un horizon de vie différent. Le professeur était un vieillard. Par association d’idées, Rand se déshabilla complètement. Le superviseur observa son corps dans un miroir, un organisme encore ferme et musclé, celui d’une unité parvenue au milieu de son existence.
Ses capteurs psycho-physiologiques, connectés aux sources de l’habitat, entreprirent de se recharger. Durant l’opération d’entretien, Rand survola les informations relatives à Shankar et connues de tout le monde. Génie détecté dès la maternelle, refus des parents de fondre leur enfant dans l’intelligence collective, décision confirmée par Amit à sa majorité. Études dans les meilleures universités occidentales, puis à la prestigieuse Delhi School of Robotics dont il devient le plus jeune chercheur titulaire. En trois décennies, Shankar révolutionne la conception des machines, qu’il élève à un niveau comparable à celui de l’homme augmenté. Les premières tensions apparaissent lorsque, parvenu à la cinquantaine, le professeur signe la charte biogalitaire qui réclame une stricte équivalence entre humains et robots.
« Pourquoi l’avoir laissé faire ? demanda Rand.
— Parce qu’une part de la conscience collective l’exigeait, répondit le Directorat. Afin d’étudier la trajectoire du professeur. »
Le superviseur se replongea dans l’examen des données. Shankar rassemble de prestigieux signataires qui ratifient la charte biogalitaire. Dans sa majorité, la communauté scientifique refuse de les suivre, arguant que l’on ne doit pas chercher la liberté là où on ne peut la trouver. Pourtant, le professeur rencontre un fort soutien populaire. À chacune de ses apparitions publiques, August se tient à ses côtés. Comme un fils, un ange gardien ou un compagnon, les métaphores bruissent le long des réseaux, pareilles aux ailes d’oiseaux dans une volière. August ne dit rien, bouge à peine, pourtant sa simple présence aux côtés du professeur sert de caution : son créateur incarne l’avenir, pour tous. Inspirée par le professeur, la frange biogalitaire des concepteurs multiplie les apparences des robots. La forme humanoïde devient pratiquement obsolète, August n’en est que plus aimé, comme s’il incarnait déjà un autre âge. L’empathie déclenche quantité d’affects et le besoin d’agir. Naissance du mouvement actroïde, nombreux incidents dans plusieurs capitales, en dépit des IAnalystes modérateurs. L’intelligence collective intervient pour rétablir l’ordre. Shankar quitte la Delhi School et, contre toute attente, accepte de travailler pour le Directorat. Non de s’y fondre, puisqu’il demeure une intelligence singulière, mais tout de même d’y participer.
Pourquoi ce revirement ? La raison devait en être profonde, aussi Rand abandonna-t-il l’examen des données générales pour puiser dans sa banque heuristique. Il y préleva la distinction, établie deux siècles plus tôt par le physicien Gerald James Holton, entre science privée et science publique. Selon Holton, la science privée désignait la dimension personnelle, affective du chercheur, toutes les influences culturelles, artistiques, politiques et religieuses qui déterminaient plus ou moins consciemment son travail. Les exemples abondaient : Newton, Einstein, Bohr, Gödel, s’étaient nourri de matériaux excédant largement leurs domaines, menant à des découvertes reconnues par la science publique, après les avoir débarrassées de leurs éléments subjectifs.
Il devait en aller de même pour Shankar, conclut Rand. L’intuition du superviseur obtint l’appui de l’intelligence collective qui lui suggéra une nouvelle approche. Elle lui transmit une conférence tenue par le professeur, trente ans plus tôt à la Delhi School. Durant ses années d’études, confiait-il à l’assistance, Shankar avait longtemps déploré que la diffusion du savoir en Inde soit freinée par la multiplicité des langues. Le tamoul n’était pas lu à Delhi où les chercheurs, qui publiaient en ourdou, peinaient à être compris ailleurs. Et il en allait de même pour l’hindi, le maithili et quantité d’autres langues et dialectes qui morcelaient l’avancée commune. Une situation guère enviable, jusqu’au jour où le professeur l’avait envisagée autrement. La multiplicité encourageait chaque partie à suivre un chemin autonome, les voies formaient un réseau dense et complexe qui favorisait l’ensemble. Le modèle linguistique de l’Inde avait inspiré Shankar. De même, assurait-il, en augmentant les performances des robots, non seulement physiques, mais aussi cognitives, il œuvrait à rendre hommes et machines complémentaires tout en les maintenant dans leurs singularités. Cela, pour ne plus opposer le cœur et la raison, aussi bien en l’humain que chez la machine, de manière à faire advenir la science du cœur. Au lieu de quoi, cette collaboration idéale s’était transformée en castes. « J’aurais dû m’y attendre », concluait tristement le professeur.
Rand songea à August, couleur bleu azur. Le ciel n’était pas le même pour chacun.
L’analyse des unités symboliques parvint au superviseur. Elles avaient différé leur envoi pour bénéficier de l’approche des unités légistes et techniques. Taches et traînées de sang, dans l’appartement du professeur, formaient un réseau complexe, comme une toile en effet, ou un filet. On pouvait également y voir un entrelacement linguistique, mais le Directorat privilégiait une réponse plus concrète. Le motif évoquait les circuits cognitifs d’August.
Au matin, Rand se rendit à la serre. Le plafond en panneaux transparents, sertis dans un treillage de câbles d’acier inoxydable, baignait la pièce d’une lumière bleue. Le superviseur se présenta à une jardinière-médic, aux cheveux nattés de plancton. Elle lui donna sa ration d’aliments-vaccins. Gorgés d’antigènes viraux, ils assuraient nutrition et bonne santé. Rand s’assit à une table, bientôt rejoint par la jeune femme. Un comportement inattendu, songe-t-il en pelant un fruit. Les consciences singulières n’abordaient pas spontanément l’envoyé du Directorat. Comme elle demeurait là, immobile, il lui facilita la tâche :
« Vous souhaitez me parler. »
Ce n’était pas une question. La jardinière hocha la tête, ses mèches à photosynthèse parurent rouler sous l’effet de vagues invisibles.
« Jusqu’à hier, August n’avait jamais manifesté de dysfonctionnement, aucune tendance agressive. »
Rand détailla le contenu de son assiette. Légumes et fruits différaient d’aspect et de couleurs. Ils formaient un ensemble hétérogène en vue cependant d’une même finalité. Un peu comme la coexistence de l’intelligence collective et des consciences individuelles, et peut-être de la relation, qui demeurait à construire, entre hommes et robots.
« August était la vitrine du programme », affirma le superviseur.
La jardinière hésita avant de répondre :
« Il était bien plus que cela. Shankar lui vouait une véritable affection. Et, pour ce j’en sais, August la lui rendait. Personne ici ne peut admettre qu’il ait tué le professeur. Tout le monde ici le vénérait. »
La jeune femme étouffa un sanglot et quitta la table. Le superviseur tenta de scanner son esprit, mais les émotions de la jardinière-médic brouillèrent l’examen. La dernière phrase qu’elle avait prononcée était ambiguë : qui était vénéré de tout le monde, Shankar ou le robot ?
Rand délaissa son assiette. Le professeur n’était pas la première personne tuée par une machine. Loin de là ; chaque année comptait son lot d’accidents. Mais cette mort se rapprochait au plus près d’un meurtre. Auquel cas l’envoyé du Directorat, et à travers lui la totalité de l’intelligence collective, se trouvaient confrontés à une situation inédite. « Un assassin », avait affirmé l’administrateur. Le superviseur devrait-il envisager une inculpation d’homicide ? Pour l’instant, August conservait le statut