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Consuelo
Consuelo
Consuelo
Livre électronique396 pages10 heures

Consuelo

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À propos de ce livre électronique

Il s'agit de la principale somme romanesque de George Sand, oeuvre de sa maturité (1842), dont elle renferme les secrets.

L'héroïne est une cantatrice. La première partie se déroule à Venise, c'est une nouvelle musicale avec une intrigue amoureuse ; la deuxième est un roman historique et fantastique, situé à Riesenburg ; la troisième, récit de voyage, d'aventures, musical et historique, se tourne vers Vienne, où se passe la quatrième, ainsi qu'à Prague, qui mélange tous les éléments précédents. L'action se déroule entre 1742 et 1755.

Consuelo est d'abord un roman d'aventures passionnant. Mais la trame soutient les idées historiques, sociales, politiques, esthétiques, musicales. La protagoniste est une fille du peuple, comme l'auteur par sa mère. Elle vivra entourée d'hommes, jusqu'à son mariage avec le comte de Rudolstadt.
LangueFrançais
Date de sortie7 déc. 2018
ISBN9782322091669
Consuelo
Auteur

George Sand

George Sand is the pen name of Amantine Lucile Aurore Dupin, Baroness Dudevant, a 19th century French novelist and memoirist. Sand is best known for her novels Indiana, Lélia, and Consuelo, and for her memoir A Winter in Majorca, in which she reflects on her time on the island with Chopin in 1838-39. A champion of the poor and working classes, Sand was an early socialist who published her own newspaper using a workers’ co-operative and scorned gender conventions by wearing men’s clothing and smoking tobacco in public. George Sand died in France in 1876.

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    Aperçu du livre

    Consuelo - George Sand

    Consuelo

    Pages de titre

    Notice

    I

    II

    III

    IV

    V

    VI

    VII

    VIII

    IX

    X

    XI

    XII

    XIII

    XIV

    XV

    XVI

    XVII

    XVIII

    XIX

    XX

    XXI

    XXII

    XXIII

    XXIV

    XXV

    XXVI

    XXVII

    XXVIII

    XXIX

    XXX

    XXXI

    XXXII

    XXXIII

    XXXIV

    XXXV

    XXXVI

    XXXVII

    XXXVIII

    XXXIX

    Page de copyright

    George Sand

    Consuelo

    Tome 1

    À madame Pauline Viardot.

    Notice

    Ce long roman de Consuelo, suivi de La Comtesse de Rudolstadt et accompagné, lors de sa publication dans la Revue indépendante, de deux notices sur Jean Ziska et Procope le Grand, forme un tout assez important comme appréciation et résumé de mœurs historiques. Le roman n’est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l’aventure, a-t-on dit ; il manque de proportion. C’est l’opinion de mes amis, et je la crois fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un décousu, mais dans une sinuosité exagérée d’événements, a été l’effet de mon infirmité ordinaire : l’absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand l’ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande consommation de livres nouveaux qui s’est faite de 1835 à 1845 particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l’avidité des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je m’intéressais vivement au succès de la Revue indépendante, fondée par mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis Ferdinand François et Pernet. J’avais commencé Consuelo avec le projet de ne faire qu’une nouvelle. Ce commencement plut, et on m’engagea à le développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle offrait d’intérêt sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d’une façon très hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie.

    Dès lors, j’avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et produisant aussitôt, pour chaque numéro de la Revue (car on me priait de ne pas m’interrompre), un fragment assez considérable.

    Je sentais bien que cette manière de travailler n’était pas normale et offrait de grands dangers ; ce n’était pas la première fois que je m’y étais laissé entraîner ; mais, dans un ouvrage d’aussi longue haleine et appuyé sur tant de réalités historiques, l’entreprise était téméraire. La première condition d’un ouvrage d’art, c’est le temps et la liberté. Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on s’aperçoit qu’on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse ; je parle du temps qu’il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers hasardeux et retrouver la ligne droite. L’absence de ces deux sécurités crée à l’artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à l’inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un travail de ce genre.

    Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu’on travaille aussi vite qu’on voudra et qu’on pourra : le temps ne fait rien à l’affaire ; mais entre la création spontanée et la publication, il faudrait absolument le temps de relire l’ensemble et de l’expurger des longueurs qui sont précisément l’effet ordinaire de la précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l’artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.

    Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d’agir avec cette complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se sont aperçus d’une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je m’étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après la voyageuse Consuelo. Je sentais là un beau sujet, des types puissants, une époque et des pays semés d’accidents historiques, dont le côté intime était précieux à explorer ; et j’avais regret de ne pouvoir reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j’avançais au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.

    Il y a dans Consuelo et dans La Comtesse de Rudolstadt, des matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c’est d’avoir entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient à foison dans les lectures dont j’accompagnais mon travail. Il y avait là plus d’une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement mes conquêtes.

    Tel qu’il est, l’ouvrage a de l’intérêt et, contre ma coutume quand il s’agit de mes ouvrages, j’en conseille la lecture. On y apprendra beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits, mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les préoccupations et, par conséquent, sur l’esprit du siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro : siècle étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des révolutions formidables !

    Que l’on fasse bon marché de l’intrigue et de l’invraisemblance de certaines situations ; que l’on regarde autour de ces gens et de ces aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n’ai rien inventé, un monde qui existe et qui a été beaucoup plus fantastique que mes personnages et leurs vicissitudes : de sorte que je pourrais dire que ce qu’il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui s’est passé dans la réalité des choses.

    George Sand.

    Nohant, 15 septembre 1854.

    I

    « Oui, oui, mesdemoiselles, hochez la tête tant qu’il vous plaira ; la plus sage et la meilleure d’entre vous, c’est... Mais je ne veux pas le dire ; car c’est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l’instant même cette rare vertu que je vous souhaite...

    – In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancti, chanta la Costanza d’un air effronté.

    – Amen, chantèrent en chœur toutes les autres petites filles.

    – Vilain méchant ! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier muet de l’orgue.

    – À d’autres ! dit le vieux professeur, de l’air profondément désabusé d’un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations d’enfants femelles. Il n’en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever les yeux sur l’essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n’est pas vous, signora Clorinda ; ni vous, signora Costanza ; ni vous non plus, signora Zulietta ; et la Rosina pas davantage, et Michela encore moins...

    – En ce cas, c’est moi... – Non, c’est moi... – Pas du tout, c’est moi ? – Moi ! – Moi ! » s’écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la grève par le retrait du flot.

    Le coquillage, c’est-à-dire le maestro (et je soutiens qu’aucune métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque professorale) ; le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur la banquette après s’être levé pour partir, mais calme et impassible comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin, cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s’en servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau indiscipliné. Puis avançant d’un air grave entre cette double haie de têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l’orgue, en face d’une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n’être pas distraite par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n’être incommode à personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe ; lui, solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.

    « Consuelo ? l’Espagnole ? » s’écrièrent tout d’une voix les jeunes choristes, d’abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l’indignation et de la colère au front majestueux du professeur.

    La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n’avaient rien entendu de tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s’apercevant de l’attention dont elle était l’objet, elle laissa tomber ses mains de ses oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre ; elle resta ainsi pétrifiée d’étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre ou quelque personnage ridicule n’était point, au lieu d’elle, la cause de cette bruyante gaieté.

    « Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s’expliquer davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le Salve Regina de Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda étudie depuis un an. »

    Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni embarras, suivit le maître de chant jusqu’à l’orgue, où il se rassit et, d’un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo, avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût jamais fait retentir. Elle chanta le Salve Regina sans faire une seule faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste, plein, soutenu ou brisé à propos ; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l’inexpérience et l’insouciance d’un enfant, ce que la science, l’habitude et l’enthousiasme n’eussent pas fait faire à un chanteur consommé : elle chanta avec perfection. « C’est bien, ma fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t’ai enseignée.

    – Si, signor professore, répondit Consuelo. À présent je puis m’en aller ?

    – Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie. »

    Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit éventail de papier noir, inséparable jouet de l’Espagnole aussi bien que de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien qu’elle l’eût toujours auprès d’elle. Puis elle disparut derrière les tuyaux de l’orgue, descendit avec la légèreté d’une souris l’escalier mystérieux qui ramène à l’église, s’agenouilla un instant en traversant la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en prit ; et, tout en le regardant droit au visage avec l’aplomb d’une petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme, elle mêla son signe de croix et son remerciement d’une si plaisante façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit à rire aussi ; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu’on l’attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l’église, les degrés et le portique en un clin d’œil.

    Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans la vaste poche de son gilet, et s’adressant aux écolières silencieuses : « Honte à vous ! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite fille, la plus jeune d’entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est seule capable de chanter proprement un solo ; et dans les chœurs, quelque sottise que vous fassiez autour d’elle, je la retrouve toujours aussi ferme et aussi juste qu’une note de clavecin. C’est qu’elle a du zèle, de la patience, et ce que vous n’avez pas et que vous n’aurez jamais, toutes tant que vous êtes, de la conscience !

    – Ah ! voilà son grand mot lâché ! s’écria la Costanza dès qu’il fut sorti. Il ne l’avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il ferait une maladie s’il n’arrivait à la quarantième.

    – Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès ! dit la Zulietta. Elle est si pauvre ! elle ne songe qu’à se dépêcher d’apprendre quelque chose pour aller gagner son pain.

    – On m’a dit que sa mère était une bohémienne, ajouta la Michelina, et que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir ici. On ne saurait nier qu’elle a une belle voix ; mais elle n’a pas l’ombre d’intelligence, cette pauvre enfant ! Elle apprend par cœur, elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons poumons font le reste.

    – Qu’elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui disputer ces avantages s’il me fallait échanger ma figure contre la sienne.

    – Vous n’y perdriez déjà pas tant ! reprit Costanza, qui ne mettait pas beaucoup d’entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.

    – Elle n’est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout ; et puis toujours si mal habillée. Décidément c’est une laideron.

    – Pauvre fille ! c’est bien malheureux pour elle, tout cela : point d’argent, et point de beauté ! »

    C’est ainsi qu’elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu’elles se consolèrent en la plaignant, de l’avoir admirée tandis qu’elle chantait.

    II

    Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d’années, dans l’église des Mendicanti, où le célèbre maestro Porpora venait d’essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu’il devait y diriger le dimanche suivant, jour de l’Assomption. Les jeunes choristes qu’il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces scuole, où elles étaient instruites aux frais de l’État, pour être par lui dotées ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître, dit Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le livre VIII des Confessions. Je n’aurai garde de transcrire ici ces adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te résoudre à reprendre les miennes ; et bien autant ferais-je à ta place, ami lecteur. J’espère donc que tu n’as pas en ce moment les Confessions sous la main, et je poursuis mon conte.

    Toutes ces jeunes personnes n’étaient pas également pauvres, et il est bien certain que, malgré la grande intégrité de l’administration, quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c’était plutôt une spéculation qu’une nécessité de recevoir, aux frais de la République, une éducation d’artiste et des moyens d’établissement. C’est pourquoi quelques-unes se permettaient d’oublier les saintes lois de l’égalité, grâce auxquelles on les avait laissées s’asseoir furtivement sur les mêmes bancs que leurs pauvres sœurs. Toutes aussi ne remplissaient pas les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s’en détachait bien quelqu’une de temps en temps, qui, ayant profité de l’éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus brillante fortune. L’administration, voyant que cela était inévitable, avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres artistes dont l’existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe à l’usage des seuls bohémiens.

    Bohémienne, elle ne l’était pourtant que de profession et par manière de dire ; car de race, elle n’était ni gitana ni indoue, non plus qu’israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans doute mauresque à l’origine, car elle était passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillité qui n’annonçait rien des races vagabondes. Ce n’est point que de ces races-là je veuille médire. Si j’avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je ne l’eusse fait sortir d’Israël, ou de plus loin encore ; mais elle était formée de la côte d’Ismaël, tout le révélait dans son organisation. Je ne l’ai point vue, car je n’ai pas encore cent ans, mais on me l’a affirmé, et je n’y puis contredire. Elle n’avait pas cette pétulance fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue les zingarelle. Elle n’avait pas la curiosité insinuante et la mendicité tenace d’une ebbrea indigente. Elle était aussi calme que l’eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles légères qui en sillonnent incessamment la face.

    Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable, elle portait toujours ses robes trop courtes d’une année ; ce qui donnait à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public, une sorte de grâce sauvage et d’allure franche qui faisait plaisir et pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il était mal chaussé. En revanche, sa taille, prise dans des corps devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune séduction. La pauvre fille n’y songeait guère, habituée qu’elle était à s’entendre traiter de guenon, de cédrat, et de moricaude, par les blondes, blanches et replètes filles de l’Adriatique. Son visage tout rond, blême et insignifiant, n’eût frappé personne, si ses cheveux courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L’être qui les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La beauté s’observe, s’arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La laideur s’oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes : l’une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale par une habitude de rage et d’envie : ceci est la vraie, la seule laideur ; l’autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n’évite et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le cœur tout en choquant les yeux : c’était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui s’intéressaient à elle regrettaient d’abord qu’elle ne fût pas jolie ; et puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette familiarité qu’on n’a pas pour la beauté : « Eh bien, toi, tu as la mine d’une bonne créature » ; et Consuelo était fort contente, bien qu’elle n’ignorât point que cela voulait dire : « Tu n’as rien de plus. »

    Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l’eau bénite resta auprès de la coupe lustrale, jusqu’à ce qu’il eût vu défiler l’une après l’autre jusqu’à la dernière des scolari. Il les regarda toutes avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de lui, il lui donna l’eau bénite avec ses doigts, afin d’avoir le plaisir de toucher les siens. La jeune fille rougit d’orgueil, et passa outre, en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d’audace, qui n’est l’expression ni de la fierté ni de la pudeur.

    Dès qu’elles furent rentrées dans l’intérieur du couvent, le galant patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait plus lentement de la tribune : « Par le corps de Bacchus ! vous allez me dire, mon cher maître, s’écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le Salve Regina.

    – Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani ? répondit le professeur en sortant avec lui de l’église.

    – Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a longtemps que je suis, non seulement vos vêpres, mais jusqu’à vos exercices ; car vous savez combien je suis dilettante de musique sacrée. Eh bien, voici la première fois que j’entends chanter du Pergolèse d’une manière aussi parfaite ; et quant à la voix, c’est certainement la plus belle que j’aie rencontrée dans ma vie.

    – Par le Christ ! je le crois bien ! répliqua le professeur en savourant une large prise de tabac avec complaisance et dignité.

    – Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m’a jeté dans de tels ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut dire que vous avez fait de votre école une des meilleures de toute l’Italie ; vos chœurs sont excellents, et vos solos fort estimables ; mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les beautés...

    – Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse, parce qu’elle ne les sentent point elles-mêmes ! Pour des voix fraîches, étendues, timbrées, nous n’en manquons pas, Dieu merci ! mais pour des organisations musicales, hélas ! qu’elles sont rares et incomplètes !

    – Du moins vous en possédez une admirablement douée : l’instrument est magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi donc.

    – N’est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu’elle vous a fait plaisir ?

    – Elle m’a pris au cœur, elle m’a arraché des larmes, et par des moyens si simples, par des effets si peu cherchés, que je n’y comprenais rien d’abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m’avez dit tant de fois en m’enseignant votre art divin, ô mon cher maître ! et pour la première fois, moi j’ai compris combien vous aviez raison.

    – Et qu’est-ce que je vous disais ? reprit encore le maestro d’un air de triomphe.

    – Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans les arts, c’était le simple.

    – Je vous disais bien aussi qu’il y avait le brillant, le cherché, l’habile, et qu’il y avait souvent lieu d’applaudir et de remarquer ces qualités-là ?

    – Sans doute ; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître ! votre cantatrice est seule d’un côté, et toutes les autres sont en deçà.

    – C’est vrai, et c’est bien dit, observa le professeur se frottant les mains.

    – Son nom ? reprit le comte.

    – Quel nom ? dit le malin professeur.

    – Et, per Dio santo ! celui de la sirène ou plutôt de l’archange que je viens d’entendre.

    – Et qu’en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte ? répliqua le Porpora d’un ton sévère.

    – Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m’en faire un secret ?

    – Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins vous le demandez si instamment.

    – N’est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible, que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de notre admiration ?

    – Eh bien, ce n’est pas là votre seul motif ; laissez-moi, cher comte, vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en musique, je le sais : mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du théâtre San Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix d’Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons ; que chez nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla ; et comme elle vous sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez prêt à capturer... Voilà la vérité, monsieur le comte : avouez que j’ai dit la vérité.

    – Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que vous importe, et quel mal y trouvez-vous ?

    – J’en trouve un fort grand, seigneur comte ; c’est que vous corrompez, vous perdez ces pauvres créatures.

    – Ah çà, comment l’entendez-vous, farouche professeur ? Depuis quand vous faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles ?

    – Je l’entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de leur vertu, ni de leur fragilité ; mais je me soucie de leur talent, que vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N’est-ce point une désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à comprendre grandement l’art sérieux, descendre du sacré au profane, de la prière au badinage, de l’autel au tréteau, du sublime au ridicule, d’Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini ?

    – Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille, sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j’ignore si elle possède d’ailleurs les qualités requises pour le théâtre ?

    – Je m’y refuse absolument.

    – Et vous pensez que je ne le découvrirai pas ?

    – Hélas ! vous le découvrirez, si telle est votre détermination : mais je ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l’enlever.

    – Eh bien, maître, vous êtes déjà à moitié vaincu ; car je l’ai vue, je l’ai devinée, je l’ai reconnue, votre divinité mystérieuse.

    – Oui-da ? dit le maître d’un air méfiant et réservé ; en êtes-vous bien sûr ?

    – Mes yeux et mon cœur me l’ont révélée ; et je vais vous faire son portrait pour vous en convaincre. Elle est grande : c’est, je crois, la plus grande de toutes vos élèves ; elle est blanche comme la neige du Frioul, et rose comme l’horizon au matin d’un beau jour ; elle a des cheveux dorés, des yeux d’azur, un aimable embonpoint, et porte au doigt un petit rubis qui m’a brûlé en effleurant ma main comme l’étincelle d’un feu magique.

    – Bravo ! s’écria le Porpora d’un air narquois. Je n’ai rien à vous cacher, en ce cas ; et le nom de cette beauté, c’est la Clorinda. Allez donc lui faire vos offres séduisantes ; donnez-lui de l’or, des diamants et des chiffons. Vous l’engagerez facilement dans votre troupe, et elle pourra peut-être vous remplacer la Corilla ; car le public de vos théâtres préfère aujourd’hui de belles épaules à de beaux sons, et des yeux hardis à une intelligence élevée.

    – Me serais-je donc trompé, mon cher maître ? dit le comte un peu confus ; la Clorinda ne serait-elle qu’une beauté vulgaire ?

    – Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de l’appeler, n’était rien moins que belle ? reprit le maître avec malice.

    – Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle était seulement laide, je pourrais l’adorer encore ; mais je ne l’engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté n’est parfois qu’un malheur, une lutte, un supplice pour une femme. Que regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi ?

    – Nous voici à l’embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n’en vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là ?

    – Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de l’embarcadère auprès d’une petite fille assez vilaine, n’est point mon protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise ; il a un goût passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de mon théâtre, et dans quelques années, j’espère être bien récompensé de mes soins. Holà, Zoto ! viens ici, mon enfant, que je te présente à l’illustre maître Porpora.

    Anzoleto tira ses jambes nues de l’eau, où elles pendaient avec insouciance tandis qu’il s’occupait à percer d’une grosse aiguille ces jolies coquillages qu’on appelle poétiquement à Venise fiori di mare. Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules blanches et modelées comme celles d’un petit Bacchus antique. Il avait effectivement la beauté grecque d’un jeune faune, et sa physionomie offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de la statuaire païenne, d’une mélancolie rêveuse et d’une ironique insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d’un blond vif un peu cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes autour de son cou d’albâtre. Tous ses traits étaient d’une perfection incomparable ; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux noirs comme l’encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au professeur. L’enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler et à les entremêler de petites perles d’or, il s’approcha, et vint baiser la main du comte, à la manière du pays.

    « Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien puérils pour son âge : car enfin il a bien dix-huit ans, n’est-ce pas ?

    – Dix-neuf bientôt, sior profesor, répondit Anzoleto dans le dialecte vénitien ; mais si je m’amuse avec des coquilles, c’est pour aider la petite Consuelo qui fabrique des colliers.

    – Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.

    – Oh ! ce n’est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l’eau les coquilles entassées dans son tablier ; c’est pour le vendre, et pour acheter du riz et du maïs.

    – Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute, Consuelo : quand vous êtes dans l’embarras, ta mère et toi, il faut venir me trouver ; mais je te défends de mendier, entends-tu bien ?

    – Oh ! vous n’avez que faire de le lui défendre, sior profesor, répondit vivement Anzoleto ; elle ne le ferait pas ; et puis, moi, je l’en empêcherais.

    – Mais toi, tu n’as rien ? dit le comte.

    – Rien que vos bontés, seigneur illustrissime ; mais nous partageons, la petite et moi.

    – Elle donc ta parente ?

    – Non, c’est une étrangère, c’est Consuelo.

    – Consuelo ? quel nom bizarre ! dit le comte.

    – Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto ; cela veut dire consolation.

    – À la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu’il me semble ?

    – Elle est ma fiancée, seigneur.

    – Déjà ? Voyez ces enfants qui

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