L’horloge des siècles
Par Albert Robida
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À propos de ce livre électronique
Suite à un cataclysme majeur, l’horloge des siècles se dérègle engendrant des accélérations du temps mais aussi des retours en arrière spectaculaires. En pleine révolution industrielle, les protagonistes sont eux aussi soumis à ces caprices du temps, rajeunissant et oubliant leurs troubles passés mais pour combien de temps ?...
Plus qu’un simple roman de science-fiction, on peut y lire ici une critique bien menée sur la société avide de progrès et sur son rapport au temps.
L’oeuvre visionnaire d’Albert Robida n’est pas sans rappeler celle de Jules Verne et préfigure celle de H.G. Wells.
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Aperçu du livre
L’horloge des siècles - Albert Robida
nouvelles
PROLOGUE
1
Dans l’attente des douceurs promises
Au Cercle International, le I. C., International-club, ancien House Rouling-Club, Cercle village ambulant des I. C. (chauffeurs internationaux), si brillant, si fastueux il y a peu d’années encore, dans ses hôtels de Paris, Londres, Berlin, Vienne et autres capitales.
Ce soir-là, étrange était vraiment la physionomie du fameux cercle. Des salons peu éclairés à côté de pièces noires et vides, un désordre très visible, des coins poussiéreux, et dans le désarroi des choses, une moins visible tristesse planant sur les gens éparpillés en petits groupes, causant à voix basse dans les coins, les sourcils froncés, les mains crispées sur des journaux ou des télégrammes d’agences.
Elles étaient loin, les joyeuses soirées d’autrefois, douze ou quinze ans auparavant, les belles chambrées, les fêtes réunissant les élites artistiques, les gais compagnons de tous les mondes. Ce soir-là, chez les vingt ou trente habitués du cercle, perdus dans l’immensité des splendides salons à l’air abandonné, toutes les têtes ont comme un rictus d’inquiétude, les fronts se plissent, les yeux, suivant le caractère, regardent à terre ou roulent furieusement sous les sourcils, tandis que les moustaches se hérissent.
Dans ce demi-silence fait de murmure des conversations à voix étouffée, une exclamation un peu plus forte fait lever ou retourner toutes les têtes.
— Si ce n’était que cela !
C’est au milieu d’un groupe de gens assis tête basse et bras pendants, un homme debout, qui vient de parler en appuyant sa phrase d’un geste brusque.
— Comment, si ce n’était que cela ? murmurent plusieurs voix, mais, cher Laforcade, si vous n’exagérez rien de votre situation, c’est la ruine !
— Mon Dieu, oui, mon bon Morandes, oui, cher monsieur Clémency, oui, Cazenal, vous l’avez dit, c’est la ruine, mais avant de m’en désoler, j’ai bien un ou deux trimestres devant moi. D’ailleurs, tant d’autres ruines doivent survenir et surviendront d’ici là ! tant d’écroulements, puisque l’édifice social vacille et craque sous nos pieds, puisque tout croule sur nos têtes ! Et rien à faire, vous le savez aussi bien que moi, personne n’échappera et les plus favorisés pourront tout au plus retarder leur petit écroulement dans la catastrophe générale !… L’industrie politique me répugne trop pour essayer de m’en tirer en m’enrôlant dans les bandes communistes qui ont conquis le pouvoir et demain vont brutalement et légalement jeter bas la vieille société que les siècles édifièrent, et – pour un temps – changer notre pays en quelque chose d’équivalent à un immense bagne ! Est-ce vrai ?
— Hélas !
— Puisqu’il le veut absolument, que le monde croule donc ! Moi, j’ai la tête à autre chose. Si vous me voyez aujourd’hui à peu près indifférent à mon petit effondrement personnel comme au malheur général, tous deux certains, complets et inévitables avant six mois, c’est que, voyez-vous, j’ai quelque chose de pire tout aussi certain pour demain, pour tout de suite !
— Mais quoi donc de plus effrayant ? fit celui que Laforcade avait nommé son bon Morandes, un monsieur haut en couleur, aux larges moustaches en croc et aux yeux enfoncés sous d’épais sourcils.
— Quoi de plus terrible ? murmura M. Clémency, homme maigre et chauve, à l’œil doux, à la barbe soyeuse, oui, quoi enfin ? car nous pensons tous comme vous sur l’agrément qui nous attend dans le monde qu’on veut nous faire.
— Parbleu ! appuya Cazenal en levant son lorgnon pour regarder Laforcade de ses yeux intrigués, et alors nous vous demandons ce que vous avez ?
— Tout simplement, mes bons amis, une instance de divorce ouverte de ce matin !
Cazenal, Clémency et Morandes stupéfaits se levèrent à demi en reculant leurs chaises.
— Vous divorceriez ? fit Morandes.
— … Avec M me Laforcade ! s’exclama Clémency.
— Avec qui voulez-vous que je divorce ? fit Laforcade avec un rire amer.
— Vous divorcez !
Les trois amis de Laforcade s’étaient levés et l’entouraient, parlant à voix basse, tandis que dans un groupe, à l’autre bout de la salle, on dépliait et l’on parcourait presque fébrilement des journaux et des télégrammes d’agences qu’un domestique du cercle venait d’apporter.
— Rien à faire ! rien à faire ! répondait Laforcade à quelques questions, tout est décidé… vie impossible… mieux vaut en finir !… Et pourtant, à l’heure noire où nous sommes, quelle force c’eût été, de trouver sous le toit misérable et démoli qui nous restera peut-être, l’affection consolatrice, le cœur aimant et dévoué quand même…
— Écoutez ! dit un de ceux qui parcouraient les journaux, bagarre à Puits Noir, le choc prévu a eu lieu, 30 morts, 168 blessés.
— Grévistes ?
— Mais non ! ceux qui voulaient travailler, et avec eux deux ingénieurs et un employé… les grévistes ont tiré… le maire a proclamé la loi martiale.
— Qui est-ce, le maire ?
— Parbleu, le député patron de l’Estaminet des Études sociales et libertaires.
— Je le croyais, au fond, l’homme de la société des Usines réunies ?
— Il le fut, mais tout est rompu… Je vois que vous ne connaissez pas la question, sachez que…
— Ça chauffe au Creusot ! dit un autre, ce matin au conseil du Grand syndicat Collectiviste des Mines, Forges et Usines du Creusot, il s’est encore tiré des coups de revolver, les mineurs assiègent les métallurgistes dans l’usine, deux hauts-fourneaux ont été démolis cette nuit… Une patrouille de garde civique a disparu, on a la plus grande inquiétude sur son sort…
— Et Saint-Étienne, pas de nouvelles ?
— Si ! quarante morts attribués à la faim, malgré les 15 000 kilos de pain distribués quotidiennement, une rue entière brûlée et un quartier saccagé…
— Et la Chambre ?
— Rien, coups de poing à la tribune, l’orateur jeté à terre, bras cassé, c’est tout… Ah ! si, coups de revolver dans les couloirs, un journaliste et un député…
— Sans résultats ?
— Non, un huissier a reçu une des deux balles… c’est tout, on continue à discuter.
— Moi, j’ai été en relations d’affaires avec cette région de mines et de hauts fourneaux, autrefois, quand il y avait des affaires… – Je connais la situation là-bas… Les Usines réunies, c’était un fief de grosse compagnie avec des ducs et princes de la finance à la tête, comme dans tout le Nord…
— Et ailleurs…
— Et ailleurs ! Résultat de l’industrialisme à outrance, il faut bien le reconnaître, état misérable des ouvriers, serfs de la grosse industrie, rivés à la chaîne, outillage de chair humaine criant la faim souvent et la désespérance, se révoltant parfois et dans ses soubresauts aveugles écrasant les sous-ordres, que dirigeaient d’en haut les vrais maîtres, internationaux et insaisissables…
— Les Usines réunies appartiennent à la maison Rixheim…
— Dites appartenaient ! Rixheim a, peu à peu, vendu ses parts, accélérant la crise prévue et lâchant le patron de l’Estaminet des Études sociales, son paratonnerre appointé… Comprenez-vous maintenant ?
Laforcade venait de prendre un journal, il s’asseyait, se calait comme pour s’enfoncer dans sa lecture, puis se levait brusquement, rejetait le journal, marchait de long en large pour revenir ensuite refaire de même dans un autre coin avec une autre feuille.
— Regardez-le, dit tout bas Morandes à Cazenal, le pensiez-vous touché à ce point sous son masque habituel de froideur et d’ironie ?
— Non certes, fit Cazenal, bien que nous soyons des amis de vingt-cinq ans… Je l’ai suivi depuis le commencement de sa carrière, depuis les tout premiers débuts assez brillants déjà, bien avant sa grande idée, les Usines d’énergie transmissible à toutes distances des lacs des Alpes et des Vosges… Nous étions intimes en ce temps-là, M me Laforcade, charmante, simple et douce.
— Parbleu ! le succès, la richesse folle dans les dix premières années les ont entraînés dans une existence de faste et de représentation, dans la grande vie factice, énervante, tuante… Laforcade toujours sur la brèche, industrielle ou mondaine, sans répit ni trêve, devenu l’homme atrabilaire et cassant, horriblement écœuré et fatigué que nous connaissons. M me Laforcade, mondaine détraquée, se raccrochant désespérément aux débris de son luxe aujourd’hui que les mauvais jours sont venus… De là, mésintelligence profonde et destructive dans le ménage, ruine morale…
— Et ruine matérielle complète, il vient de le dire !… Combien d’autres ont déjà été jetés à la côte depuis que la crise a pris ce caractère suraigu !
— Depuis que la vieille Europe affamée et ruinée, menacée de tous côtés, gênée par tous les meneurs socialistes dans sa lutte industrielle désespérée contre l’Asie et l’Amérique, se casse les bras elle-même ! Pour Laforcade nous savions tous combien il était touché ; mais je pensais qu’il pouvait durer encore…
— Vous parlez de ruine, ce me semble, fit un survenant, qui donc n’est pas ruiné aujourd’hui ? Ce n’est pas moi, toujours !
— L’heure est noire, mon pauvre ami…
— Il n’y a plus que de faux riches aux expédients, parbleu, en attendant la suprême culbute que la veulerie universelle, depuis le commencement de cette crise de désorganisation, et l’incroyable absence, à notre époque, de tout esprit de résistance, ont rendu inévitable. Devant tous ces essais d’application des théories collectivistes, chacun se rencogne et s’aplatit dans l’attente de l’heure violente qui va sonner.
— Il est trop tard aujourd’hui pour la résistance, l’orage va crever, attention à la secousse !
— Vous parlez, dit un survenant, de cette inquiétante série de tremblements de terre qui depuis trois mois couvre de ruines le Japon, les Indes et l’Amérique du Sud ? voici que des pays non volcaniques semblent entrer en danse aussi, des dépêches russes annoncent une espèce d’écroulement de l’Oural sur des centaines de lieues de longueur.
— Bah, c’est bien loin, vétilles ! Nous parlions d’autres tremblements…
— Mon cher, il s’agit d’une véritable perturbation cosmique, j’ai un ami à l’Observatoire, il paraît qu’on y est très inquiet… Vous vous rappelez ces savants qui paraissaient s’entendre en France, en Australie, en Amérique ou ailleurs, pour signaler il y a quelque temps des apparences de troubles dans la marche de l’univers, de vagues dérogations aux lois naturelles ? Eh bien ! cela s’accentue. Vous le voyez, on a eu tort de rire, mon ami me parlait ces jours-ci de la possibilité de catastrophes sur lesquelles il refusait de s’expliquer… mais les dépêches russes d’aujourd’hui me semblent justifier ses craintes…
— Balivernes ! Causons de menaces autrement sérieuses, vous avez vu le programme du Comité central de Vigilance ?
— Non, le Comité central devait se réunir en séance secrète pour l’arrêter…
— C’est fait, c’est la nouvelle de ce soir ! La séance a été courte, le programme contenant le minimum des réformes réclamées par le comité central a été voté par acclamation et sera porté demain matin au ministère… le ministère devra l’accepter ou tomber…
— Il acceptera !
— Parbleu ! On ne connaît encore que certains points de ce programme, les meneurs graduent leurs effets et veulent nous ménager des surprises… En attendant autre chose, on va toujours passer à la réalisation de la fameuse Conscription professionnelle tant réclamée par les meneurs et imposée en vertu du grand principe d’égalité : Instruction obligatoire, intégrale et égale pour tous jusqu’à quinze ans et à cet âge, conscription professionnelle. Il faut tant de maçons, tant de menuisiers, tant de mécaniciens, tant de couvreurs, le contingent de l’année les fournit au moyen d’un Conseil de désignation… Quelque chose comme l’ancien conseil de révision militaire d’autrefois… Ne riez pas, ne haussez pas les épaules, il y a, paraît-il, une foule de mesures accessoires très étudiées, par exemple : Formation de brigades volantes pour tous les corps d’états, brigades destinées à fournir les travailleurs supplémentaires réclamés passagèrement sur n’importe quel point ; – Obligation pour les conscrits industriels de rester au poste assigné, sauf autorisation de permuter ; – Accession en principe de tous à tous les grades à déterminer dans chaque profession, mais création de postes divers, de cadres dépendant de l’État…, etc., etc. Attendez avant de vous exclamer, tout est prévu, il paraît qu’il y a un petit article à la fin qui décrète la fermeture des frontières pour empêcher l’émigration, ou plutôt la désertion, plus tout un ensemble de mesures devant mater les résistances… Et ce n’est qu’une partie du programme, on ne connaît pas encore le détail du grand projet de loi de Liquidation capitaliste et d’Organisation collectiviste… Vous comprenez que devant ces perspectives, on ne songe guère à s’inquiéter des perturbations cosmiques qui causent tant d’émoi aux braves savants des Observatoires, je dirais même, mon cher, que votre ami l’astronome nous ferait plutôt venir l’eau à la bouche.
— Moi, disait à un de ses collègues un valet du cercle assis sur un billard, j’en ai assez de tous ces exploiteurs, il est temps que le règne de la vraie égalité commence, on m’a promis une place d’inspecteur au Ministère du Travail !
2
Désastres particuliers
M me Laforcade, négligemment allongée dans un fauteuil, dirigeait son face-à-main sur une feuille de papier timbré que lui tendait son avocat, M e Fardel, le député socialiste, célèbre depuis la grande grève d’Anzin qu’il sut conduire si artistement jusqu’à la dernière limite des forces des belligérants, et dont il sortit l’un des chefs reconnus du parti.
M me Robert Laforcade est une jolie femme, grande, bien faite, extrêmement élégante, à l’air évaporé, riant et parlant vite et haut, très vive, remuante à l’excès, et d’aspect à la fois très jeune et très fatigué. Peut-être, dans l’emballement qui semble sa manière habituelle, pourrait-on distinguer comme un désir de s’étourdir. Elle a trente-cinq ans et ne les paraît que par instants à certaines contractions nerveuses de la lèvre et certains plissements du côté des yeux.
— Très bien ! très bien ! dit M me Laforcade, je n’ai pas besoin de lire votre grimoire jusqu’au bout, je signe…
— Signez ! chère madame, encore quelques formalités que je m’efforcerai d’abréger, quelques corvées ennuyeuses que je tâcherai de vous éviter et votre divorce est une affaire faite…
— Parfait ! tâchez que je n’aie à m’occuper de rien. Nous autres pauvres femmes du monde, dont l’existence est une perpétuelle bousculade, hélas, est-ce que nous pouvons avoir seulement le temps de divorcer !
Le rire de M me Laforcade sonna un peu moins clair que d’habitude. Malgré ce rire et malgré l’ironie de son exclamation, son regard n’avait rien de bien gai.
— De me trouver l’adversaire politique du mari d’une aussi charmante Parisienne, j’éprouvais parfois quelques remords, fit M e Fardel, je vous suis vraiment reconnaissant de m’enlever cette gêne, désormais, je serai plus à l’aise…
— Pour achever de nous… de l’étrangler ! Vos comités, vos syndicats, vos délégations ne le ménagent guère, il me semble… Je ne suis pas au courant, j’ai vaguement entendu parler de… mais cela ne me regarde plus, bataillez à votre aise ! Je ne veux plus rien savoir des tracas de mon ex-mari… D’ailleurs, la vie est trop courte et trop remplie d’obligations… Je cours à ma voiture, j’ai cinq ou six five o’clock avant de rentrer, ensuite le dîner au Ministère des travaux publics… Vous y verra-t-on ?
— Pas au dîner. Une séance de comité à présider, nous avons cinq ou six grèves en cours, heureusement que j’ai des secrétaires, autrement, tout mon temps serait absorbé, mais j’aurai l’honneur de vous saluer