Dictionnaire des Idées: Les Dictionnaires d'Universalis
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À propos de ce livre électronique
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Dictionnaire des Idées - Encyclopaedia Universalis
Universalis, une gamme complète de resssources numériques pour la recherche documentaire et l’enseignement.
ISBN : 9782852299344
© Encyclopædia Universalis France, 2019. Tous droits réservés.
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ABSTRACTION
L’abstraction est un concept philosophique qui a connu un grand développement dans la pensée de la seconde moitié du XIXe siècle, à travers différents domaines (épistémologie, psychologie, esthétique). Au début du XXe siècle, il a été associé étroitement aux changements radicaux qui se sont produits dans les arts, et dans la peinture en particulier, et a fini par désigner un art « qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit ou ne soit pas le point de départ de l’artiste », ainsi que l’a défini Michel Seuphor, principal animateur de la revue Cercle et carré, en 1931, dans son importante histoire de l’art abstrait (1949). À ce titre, on emploie souvent les expressions « art abstrait », « abstraction », « art non figuratif », « art non objectif » comme synonymes, bien que leurs acceptions ne se recouvrent qu’en partie.
• L’abstraction avant l’avènement de l’art abstrait
Le concept d’abstraction traverse presque toute l’histoire de la philosophie occidentale, d’Aristote (IVe siècle av. J.-C.) au Wiener Kreis (cercle formé à Vienne autour du physicien Moritz Schlick en 1923), en passant par le Moyen Âge (avec la querelle des universaux), et l’époque moderne (avec la réflexion sur les idées générales). À partir de la fin du XIXe siècle, l’idée d’abstraction devient très importante pour rendre compte du fonctionnement de l’esprit humain dans la pensée scientifique et dans l’approche psychologique de la pensée en général. La fortune qu’a connue la notion d’abstraction en art, à partir du début du XXe siècle, est inséparable de son essor dans les domaines qui viennent d’être évoqués, mais elle est aussi due à ses acceptions esthétiques et artistiques, acquises au XIXe siècle.
En effet, comme notion esthétique, « abstraction » figure dès 1843 dans le premier volume du Dictionnaire encyclopédique des beaux-arts (Conversationslexicon für bildende Kunst, 1843-1857) de l’architecte et critique Johannes Andreas Romberg, pour désigner « l’activité mentale par laquelle on ne retient dans la formation des œuvres d’art que ce qui correspond au but artistique déterminé, en laissant le reste hors de considération ». Sur le plan artistique, le terme faisait partie vers 1880 du vocabulaire tant des peintres que des historiens et des critiques d’art, avec des acceptions variées. Depuis la fin du XVIIIe siècle, il était en effet associé au beau idéal, parfois en étroite liaison (comme chez le peintre allemand Anton Raphael Mengs, 1728-1779) avec la formation des idées abstraites dans le langage. Aussi en est-il venu à désigner par analogie l’idéalisme en art : de même que le concept abstrait fait littéralement abstraction des détails et des accidents pour désigner l’idée générale (le concept de blancheur et non des objets blancs), de même, l’œuvre d’art devrait avoir pour but de s’élever au-dessus des accidents de la nature, pour viser directement à l’essence. Cet idéalisme constitue l’une des sources de la conception essentialiste de l’art abstrait que développeront certains artistes au XXe siècle. Cependant, « abstrait » et « abstraction » étaient également des termes d’atelier utilisés par certains peintres pour qualifier leur pratique ou les idées qui la sous-tendent. Ainsi, pour Gauguin par exemple, l’abstraction désignait notamment une œuvre faite de mémoire, et non plus devant le motif.
Il apparaît donc important de prendre en compte la protohistoire de l’abstraction en art, si l’on veut comprendre les enjeux de l’art abstrait sans s’en tenir à l’idée suivant laquelle il aurait surgi d’un seul coup. À cet égard, la fameuse anecdote racontée par Wassily Kandinsky – le peintre aurait découvert que « l’objet nuisait » à ses œuvres en contemplant dans son atelier un tableau d’une « beauté indescriptible [...] dont le sujet était incompréhensible », et qui s’avéra être une de ses propres toiles posée de côté contre un mur –, cette anecdote, donc, livrée dès 1913 dans ses Regards sur le passé (trad. franç., 1974), a fait beaucoup de tort en laissant entendre que l’« origine » de l’art abstrait serait accidentelle.
À cette découverte due au hasard, on associe généralement une autre « source » de l’art abstrait dans les réflexions théoriques de l’historien de l’art allemand Wilhelm Worringer (1881-1965), qui voyait dans l’abstraction une des deux principales tendances de l’art, l’autre étant l’Einfühlung – terme dont la traduction approximative est « empathie » (Abstraction et Einfühlung : contribution à la psychologie du style, 1908, trad. franç., 1978). Or cet ouvrage, publié quelques années avant que n’apparaissent les premières toiles abstraites, n’a cependant eu qu’une influence très limitée, voire nulle, sur les pionniers de l’art abstrait.
• L’abstraction en art, une notion ambiguë
Dès le XIXe siècle, la notion d’abstraction était utilisée en art avec des connotations parfois radicalement opposées, comme lorsque le terme servait simultanément à qualifier, et pour le revendiquer, et pour le critiquer, l’idéalisme en art. De plus, si en Allemagne la notion, dans ses différentes acceptions, avait une connotation favorable, en revanche, l’acception péjorative finit par l’emporter en France, au point que certains critiques favorables à l’art moderne (comme Apollinaire) éviteront de l’utiliser. L’ambiguïté sémantique du terme tient en partie au fait que, si abstraire signifie en ce sens retenir certains aspects (par exemple du motif) en faisant littéralement abstraction du reste, cette opération d’abstraction peut être considérée comme positive ou négative suivant le point de vue adopté.
Une autre source d’ambiguïté est que, depuis toujours, « abstrait » a été opposé à « concret », ce qui a donné lieu à de durables malentendus. Dans une « Lettre à un groupe de jeunes artistes de Paris », publiée par Le Courrier du dimanche le 25 décembre 1861, Gustave Courbet vilipendait l’abstraction assimilée à l’idéalisme, et revendiquait pour la peinture une approche matérialiste du concret. En ce sens, il anticipait largement sur les vifs débats qui auront lieu dans les années 1930 autour du terme « abstrait », avec la proposition corollaire de lui substituer l’expression « art concret », comme le fit le peintre et théoricien de l’art Theo Van Doesburg dans son manifeste de 1930, « Base de la peinture concrète ».
L’année suivante, dans les Cahiers d’art, Jean Arp récidivait, « À propos d’art abstrait », en une déclaration devenue célèbre : « L’homme appelle abstrait ce qui est concret. [...] Je comprends qu’on nomme abstrait un tableau cubiste, car des parties ont été soustraites à l’objet qui a servi de modèle à ce tableau. Mais je trouve qu’un tableau ou une sculpture qui n’ont pas eu d’objet pour modèle sont tout aussi concrets et sensuels qu’une feuille ou une pierre. » L’argument, assez frappant, est en fait double. D’une part, il vise à insister sur le caractère concret de l’art dit « abstrait », et ce à juste titre. Car de nombreux peintres reprochaient à l’art abstrait d’être desséché ou cérébral, et de produire des formes coupées des sens et de l’émotion. Parler plutôt d’art concret – Kandinsky adoptera lui-même un temps l’expression « peinture concrète » – avait notamment pour avantage de contrecarrer l’opinion souvent négative attachée à l’art abstrait, dont le terme était en partie responsable.
D’autre part, l’ambiguïté de la notion tient aussi à la définition de l’abstraction suivant laquelle, comme le notait Arp dans le paragraphe cité, « des parties ont été soustraites à l’objet qui a servi de modèle » au tableau. En ce sens, toute œuvre figurative constitue une abstraction, puisque l’on abstrait littéralement des détails de l’objet ou de la scène représentée. Or si l’argument a été utilisé fréquemment dans les nombreuses tentatives effectuées pour donner à l’art abstrait ses lettres de noblesse, en annexant un vaste pan de l’art universel, de la préhistoire aux arts primitifs, il a aussi été retourné contre les partisans de l’art abstrait. Car si, à la limite, toute œuvre d’art est le résultat d’un processus d’abstraction, l’art abstrait perd alors toute spécificité. Comme le déclarait Matisse à André Verdet en 1952 : « Il n’y a pas un art abstrait. Tout art est abstrait en soi quand il est l’expression essentielle dépouillée de toute anecdote. Mais ne jouons pas sur les mots. » Il est cependant difficile de se rendre à cette injonction, tant la notion, en raison de ses nombreuses connotations, s’y prête.
Une dernière raison des multiples querelles terminologiques qui ont fait rage autour de l’idée d’abstraction en art tient au fait qu’il s’agit d’un terme général, certes indispensable pour qualifier l’ensemble des tendances de l’art abstrait, mais insuffisant pour la même raison, la plupart des peintres concernés ne pouvant y reconnaître la spécificité de leur pratique. De plus, dès que l’art abstrait deviendra une mode, les principaux pionniers et les artistes les plus novateurs auront à cœur de s’en démarquer. Le fait explique ce qui, sinon, ne laisserait pas de surprendre : en effet, nombre de peintres ont refusé le label « art abstrait » pour en forger un autre, afin de rendre mieux compte de leur idiosyncrasie. Pour Kasimir Malévitch, ce sera « suprématisme » (1916) ; pour Piet Mondrian, « néo-plasticisme » (1921) ; et à la fin des années 1930, Robert Delaunay qualifiera son art d’« inobjectif »...
• Les principaux pionniers
L’élaboration de la notion d’abstraction en art s’est faite peu à peu et a connu bien des péripéties. En témoigne le cas de Kandinsky, qui a rédigé Du spirituel dans l’art (1912, trad. franç., 1949) avant de commencer à peindre des toiles non figuratives. C’est la raison pour laquelle « art abstrait » désigne d’abord pour lui un art dans lequel dominent les éléments plastiques, sans que la représentation de l’objet soit pour autant éliminée – comme dans La Musique (1909) de Matisse. Cela explique également pourquoi, lorsqu’il voudra par la suite se référer à l’art non figuratif, Kandinsky parlera d’art « purement abstrait », afin de le distinguer de l’acception qui vient d’être indiquée. Après l’avènement de l’art non figuratif, Kandinsky continuera de s’en faire le porte-parole à travers de nombreuses publications.
La réflexion théorique de Mondrian a connu moins d’hésitations, car il a commencé à écrire sur l’art en 1917, à un moment où l’art abstrait existait déjà et où il commençait lui-même à en produire. Un des principaux apports de ses premiers textes a été d’opérer une distinction entre « abstrait » et « abstraction », jusqu’alors souvent confondus. « Abstraction », à ses yeux, garde son vieux sens de « ce qui a été abstrait » de la nature, à laquelle il continue donc de renvoyer. Le terme désigne aussi les premiers efforts de Mondrian lui-même pour atteindre l’art abstrait, par schématisation et géométrisation. Mais une fois ce résultat obtenu, les œuvres suivantes ne renvoient plus à la nature et deviennent autonomes. D’où la nécessité d’un autre terme pour les qualifier : ce sera « abstrait », l’adjectif ne faisant plus référence, contrairement au substantif, au fait d’avoir été « tiré de ». D’où également sa conception du néo-plasticisme comme d’un art purement abstrait, au sens où la « Beauté purement abstraite [...] devra s’exprimer exclusivement par des lignes, des plans, des volumes et des couleurs qui se manifesteront par leurs qualités intrinsèques et non par leurs capacités d’imitation représentative » (« Art/Pureté + Abstraction, dans Vouloir, no 19, mars 1926). Il est à noter que Mondrian s’opposera très tôt à l’idée de l’art abstrait comme activité cérébrale coupée de toute réalité : à ses yeux, le néo-plasticisme est « abstrait-réel », au sens où il s’agit d’atteindre l’essence des choses et où la peinture abstraite constitue une nouvelle réalité, celle des rapports purs.
Malévitch, quant à lui, est resté à l’écart de ces querelles terminologiques, pour des raisons linguistiques. S’exprimant en russe, il a fait usage d’un terme sans équivoque, bespredmetnyi, qui signifie littéralement « qui n’a pas d’objet » et qualifie fort bien son fameux Carré noir (1915). La publication en allemand de son livre Die gegenstandlose Welt (Le Monde non objectif, 1927) a fait beaucoup pour répandre dans le vocabulaire artistique l’adjectif gegenstandlos, qui a la même extension sémantique que son équivalent russe. Dans les langues ne disposant pas d’un suffixe privatif, l’adjectif a été traduit par le néologisme « non objectif ». Malévitch a souvent décrit le suprématisme en référence à la toile emblématique de la rupture radicale qu’il a introduite : « Le suprématisme presse toute la peinture dans un carré noir sur une toile blanche » (dans Les Ismes de l’art, édité par E. Lissitzky et J. Arp, 1925).
• Développements ultérieurs
Après l’œuvre théorique et pratique des pionniers, la notion d’abstraction en art a connu de nombreux développements, surtout dans la période 1945-1955, tant en Europe qu’à New York. De nombreux débats se focalisent autour de l’opposition figuration/non-figuration. Ainsi s’affrontent longtemps les partisans d’une conception radicalement non objective de l’art abstrait, et ceux qui, rejetant cette position jugée dogmatique, récusent l’opposition entre figuration et non-figuration. Ces querelles, dans lesquelles le débat s’est souvent enlisé, ne doivent pas nous faire perdre de vue l’importance de l’idée d’abstraction en art.
Car si l’art abstrait a perdu la légitimation que lui donnaient l’attrait du nouveau et l’appartenance aux avant-gardes historiques, il n’en a pas moins bouleversé en profondeur et la peinture, et la théorie de l’art. La première en introduisant cette rupture par laquelle il ne s’agit plus d’imiter le monde extérieur, mais d’engendrer des rapports de lignes et de couleurs qui soient à eux-mêmes leur propre fin, et constituent des signes à part entière (ce qui implique aussi une dimension sémantique). La seconde, car il a modifié de façon durable jusqu’à la façon de penser de ses adversaires, comme le notait avec pénétration Meyer Schapiro dès 1937 dans « La Nature de l’art abstrait » (trad. franç. dans L’Art abstrait, 1996). Il nous a appris à regarder autrement l’art figuratif, comme constitué également de lignes et de couleurs, et a libéré ainsi l’art tout entier, mettant en avant ses composantes plastiques, occultées jusqu’alors derrière la mise en avant de ses aspects iconiques. D’où l’effet libératoire pour les pratiques visant à « l’exclusion de tout signifié extra-pictural », comme le note le peintre Albert Ayme dans le catalogue de sa rétrospective à l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris, en 1992.
De nos jours, si l’art abstrait a perdu l’importance qu’il a eue en tant qu’avant-garde historique, il n’en est pas moins toujours vivant et lorsqu’il n’est pas réduit à une citation stylistique, il continue de s’enrichir de nouveaux apports. On a pu suggérer à ce propos de parler plutôt de « post-abstraction » (comme le fait Christine Buci-Glucksmann dans Rue Descartes, no 16, Pratiques abstraites, en 1997) pour qualifier les pratiques abstraites de la fin du XXe siècle. Cependant, bien que l’abstraction ait été étroitement associée au modernisme, elle ne s’y réduit pas, de sorte que la notion d’abstraction – comme terme générique, et non pas évaluatif – garde toute sa pertinence pour qualifier des pratiques non figuratives ou non objectives.
Georges ROQUE
Bibliographie
W. KANDINSKY, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, éd. établie et présentée par P. Sers, trad. de l’allemand par N. Debrand et du russe par B. du Crest, coll. Folio Essais, Gallimard, Paris, 1989 (éd. or. 1912)
S. LEMOINE & P. ROUSSEAU, Aux origines de l’abstraction, 1800-1914, catal. expos., Musée d’Orsay-Réunion des musées nationaux, Paris, 2003
K. MALÉVITCH, Écrits, trad. du russe par A. Robel et présentés par A. Nakov, Ivréa, Paris, 1996
P. MONDRIAN, The New Art - The New Life : The Collected Writings of Piet Mondrian, textes rassemblés et traduits du hollandais par H. Holtzmann et M. S. James, Da Capo Press, New York, 1993
G. ROQUE, Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), coll. Folio Essais, Gallimard, 2003
M. SEUPHOR & M. RAGON, L’Art abstrait, 4 vol., A. Maeght, Paris, 1971-1974.
ACADÉMIES
Le terme académie vient du grec akadêmia qui désigne d’abord le jardin d’Akadêmos, à Athènes, dans lequel Platon, au IVe siècle avant J.-C., délivrait son enseignement, puis par extension l’école de Platon elle-même. Lorsque l’Académie française est créée en 1635, elle se place donc sous le patronage symbolique des Anciens, et en héritière d’une institution qui fait référence dans la culture européenne. Mais c’est l’Italie du XVe siècle qui lui fournit son modèle principal. À la suite de l’Accademia platonica formée autour de Marsile Ficin et Pic de la Mirandole en 1462 à Florence, nombre de sociétés savantes s’y sont créées dans le but de rassembler et de diffuser les connaissances. Tandis que certaines ont une visée encyclopédique propre à l’humanisme du temps, d’autres s’attachent à un domaine précis du savoir : l’Accademia della Crusca, fondée à Florence en 1583 à l’initiative de Leonardo Salviati, se consacre à la promotion du toscan. Des dizaines d’académies verront par la suite le jour en Italie.
• Une instance normative
C’est dans le sillage de cette institution que se place l’Académie française. À l’origine de sa création, il y a en effet le désir, manifesté par le cardinal de Richelieu, d’unifier et de normaliser la langue et la littérature nationales. À côté des lieux mondains ou privés d’élaboration de modèles de communication et de savoir, que sont les salons et les cabinets, le ministre de Louis XIII veut mettre en place une instance publique en charge de ce champ. Pour cela, il s’appuie sur un groupe d’hommes de lettres déjà formé depuis 1629 à l’initiative de Valentin Conrart, qui deviendra le premier secrétaire perpétuel de l’Académie française. Ce cabinet, auquel appartiennent Jean Chapelain et Guez de Balzac, est doté de statuts et officialisé par lettres patentes du roi. Sa mission est de rédiger un dictionnaire, une grammaire, une poétique et une rhétorique. Seul le dictionnaire verra le jour, mais tardivement, en 1694, alors que d’autres ouvrages répondant au même besoin auront déjà eu le temps de paraître. C’est davantage à l’occasion de querelles et de polémiques littéraires que la nouvelle institution trouvera à exercer son autorité et ses compétences. Ainsi, la querelle du Cid de 1637 constitue le véritable acte de naissance de l’Académie française, qui est amenée à intervenir pour trancher le conflit qui oppose Corneille à ses détracteurs. L’auteur se réclame du succès public de son œuvre pour répondre aux attaques portant sur sa non-conformité aux règles héritées des poétiques antiques. Le jugement de l’Académie fait référence en mettant en place une orthodoxie aristotélicienne et contribue, au même titre que les salons ou la cour, à fixer le canon de ce que les romantiques appelleront bien plus tard le « classicisme ».
Dès sa première intervention et conformément à son héritage étymologique, l’institution joue un rôle de conservation de la tradition. Cette valorisation de modèles passés, qui ne stimule pas le renouvellement des formes et des pratiques, provoque très vite de vives réactions critiques, souvent satiriques : en 1650, Saint-Évremond publie une Comédie des académistes ; en 1658, Furetière représente l’Académie en ville fortifiée enfermant la Princesse Rhétorique protégée par ses quarante barons. Mais le mouvement d’officialisation se développe avec la création de plusieurs autres académies : de peinture et de sculpture en 1648, des sciences en 1666, de musique en 1669, d’architecture en 1672. La France joue en outre le rôle de modèle pour d’autres pays européens, qui se dotent à leur tour d’institutions à vocation savante : l’Angleterre fédère divers groupes en une Royal Society for the Advancement of the Sciences en 1662 ; la Prusse met en place l’Académie de Berlin en 1700.
• Naissance d’une politique culturelle
En créant une institution de juridiction en matière linguistique, Richelieu entend poursuivre l’effort d’unification du pays déjà entamé avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui, en 1539, remplaçait le latin par le français dans les documents administratifs. La politique culturelle du cardinal ne peut donc être séparée de sa politique intérieure. En unifiant et en contrôlant la langue, il rend possible la constitution d’une identité nationale, qu’il peut tenter d’orienter à son gré. Les lettres patentes de 1635 affirment d’ailleurs que la nouvelle institution a pour but de servir « la gloire et l’embellissement de la France ». De fait, la mise en réseau d’un ensemble d’académies régionales contribue largement à diffuser la pratique d’un français commun. Mais ce processus d’unification ne va pas sans la mise en forme progressive d’un mythe de la grandeur nationale, qui passe par la maîtrise d’une langue strictement normée, jouant comme instrument de légitimation intellectuelle et sociale. La langue réglementée par l’Académie française des premiers temps est celle de l’honnête homme, en lequel s’allient finesse du goût, élégance du langage et modération des opinions. À partir de là, l’institution a connu au cours de son histoire un recrutement socialement très homogène. C’est pourquoi elle a souvent fonctionné comme agent de conservation non seulement littéraire, mais aussi morale, politique, et sociale.
Parce qu’elle est une instance publique de législation et de légitimation en matière littéraire, l’Académie française a des conséquences paradoxales pour les écrivains. En leur offrant un statut officiel, elle leur apporte une reconnaissance qu’ils n’avaient pas et, en faisant office de mécène, elle rend possible pour eux une autonomie nouvelle. Non seulement ces hommes de lettres peuvent vivre de leur pratique littéraire, mais ils sont aussi libérés de la dépendance qui les liait au bon vouloir de leurs protecteurs. En contrepartie, l’institution assujettit la sphère littéraire au pouvoir. La création de l’Académie française constitue autant l’acte de naissance d’un champ littéraire autonome que la mise en place d’une mainmise de l’État sur la littérature. Louis XIV devient d’ailleurs lui-même protecteur de l’institution, qu’il installe au Louvre, en 1672. Les séances d’intronisation sont rendues publiques et apparaissent comme de véritables cérémonies de consécration d’un auteur par le pouvoir. Or les choix n’ont pas toujours été conformes aux valeurs établies par la critique littéraire : Émile Zola s’y est présenté vingt-quatre fois sans succès. Le nombre des académiciens est fixé à quarante depuis 1639, et leur élection se fait par cooptation.
La logique qui préside à la création de l’Académie française est d’abord celle de la mise en place d’une norme qui rende possible la vie en commun. Mais son fonctionnement et son développement ont souvent orienté ses jugements vers la sacralisation d’un modèle unique, qui aboutit à l’exclusion de toute autre forme de pratique. Ceux qui n’ont pas adhéré à ce modèle ont donc souvent vu dans l’institution un lieu par nature antithétique de la littérature, entendue dans son sens romantique de pratique révolutionnaire, fondée sur une mise en œuvre de la transgression, ou de l’écart. À notre époque, les polémiques soulevées en France par les réformes de l’orthographe sont le signe des enjeux à la fois politiques et identitaires qui sont encore inscrits dans la langue et sa pratique. L’Académie française reste ainsi au cœur de conflits épisodiques, qui font apparaître une scission idéologique entre des conservateurs et des novateurs, ranimant régulièrement l’ancienne querelle des Anciens et des Modernes.
Tiphaine KARSENTI
Bibliographie
M. FUMAROLI, Trois Institutions littéraires [1986], Gallimard, Paris, 1994
H. MERLIN-KAJMAN, L’Excentricité académique, Les Belles Lettres, Paris, 2001
A. VIALA, Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985
F. YATES, Les Académies en France au XVIe siècle [1947], P.U.F., Paris, 1996.
ACADÉMISME
Le terme académisme n’est apparu en France que dans le dernier quart du XIXe siècle (en 1876, selon le dictionnaire), pour désigner une « observation étroite des traditions académiques », un « classicisme étroit ». Il vient ainsi rejoindre l’adjectif « académique », entendu en un sens tardif, péjoratif et non plus simplement descriptif, comme il l’était à l’origine, lorsqu’il marquait la relation à une académie. Apparu en 1839, ce sens renvoie à ce qui « suit étroitement les règles conventionnelles, avec froideur ou prétention » – synonyme en cela de « compassé », « conventionnel ».
Cette approche sémantique permet de constater, d’une part, que le terme possède d’emblée une connotation nettement négative ; d’autre part, qu’il est largement postérieur à la création des académies – dès le XVIe siècle en Italie, et dans le courant du XVIIe en France (1635 pour l’Académie française, 1661 pour l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1666 pour l’Académie des sciences). C’est dire qu’il signale plutôt le déclin du système académique, ou du moins le moment où son crédit, au mieux, se relativise, au pire, s’effondre.
• De l’académie...
Le mouvement académique, si puissant à la Renaissance et à l’âge classique, ne laissait nullement présager une si funeste inflexion. Créées à l’origine sur le modèle de l’akademia de Platon, les académies permirent à des lettrés, à des savants et à des artistes de mettre en commun leurs connaissances et de donner un minimum d’institutionnalisation à leurs activités, sans être soumis aux contraintes de l’université ni à la superficialité des salons mondains. Elles aidèrent également des arts considérés traditionnellement comme « mécaniques », donc inférieurs, à revendiquer un niveau « libéral », digne de l’attention des meilleurs esprits. Certaines d’entre elles purent même se ménager un soutien du pouvoir politique, auquel elles conféraient en retour un supplément de prestige – et rendaient, accessoirement, quelques services.
Cette « académisation » des activités intellectuelles et artistiques s’accompagna d’un double mouvement de professionnalisation. Pour les sciences et les lettres, traditionnellement « libérales », elle marqua une sortie de l’amateurisme, vers un mode d’activité plus spécialisé et rémunéré. Pour la peinture, la sculpture, l’architecture, réputées « mécaniques », elle permit le basculement du régime artisanal – celui du métier – au régime professionnel – celui des professions libérales. Désormais, les arts du dessin s’exercèrent, dans le cadre académique, sur le modèle de la médecine ou du droit, en tant que compétences intellectuelles (et non plus manuelles), rémunérées comme des services (et non plus comme des biens), faisant l’objet d’un enseignement collectif et théorique (plutôt que d’un apprentissage de personne à personne) sanctionné par un diplôme d’État (et non plus par la production d’un « chef-d’œuvre »), dans le cadre d’associations spécifiques dotées de règles déontologiques (et non plus de corporations) et selon une inversion des rapports de pouvoir permettant au praticien d’avoir autorité sur son client.
Or en France, l’apogée de ce système alla de pair avec sa perte. Supprimées après la Révolution en tant que vestiges de l’Ancien Régime, les académies furent très vite reconstituées, au tout début du XIXe siècle, sous la forme de l’Institut, divisé en plusieurs classes d’activités. Mais le numerus clausus imposé pour maintenir son prestige, corrélé à l’élévation de l’âge d’entrée de ses membres, contribua à accentuer les tendances de toute institution à la rigidification des codes, à l’orthodoxie doctrinale, à la transmission des traditions héritées du passé plutôt qu’à l’innovation. Et paradoxalement, c’est le prestige de l’institution qui, peu à peu, causa son déclin. En matière littéraire, l’Académie française fut de plus en plus convoitée, et rejointe par des personnalités n’ayant qu’un lointain rapport avec l’activité d’écrivain, mais qu’attiraient ce statut devenu honorifique. En matière artistique, le souci d’observer la hiérarchie traditionnelle des genres, et les codes picturaux associés au « grand genre » de la peinture d’histoire, firent dériver la production institutionnelle vers les « grandes machines » (ce qu’on appellera plus tard la peinture « pompier »), tandis que se développaient à la marge les nouveaux courants de la modernité.
• ... à l’académisme
Ce que l’on nomme alors, péjorativement, « académisme », consiste donc à la fois en un genre et en une certaine conception de l’art. Le genre, c’est la peinture d’« histoire », c’est-à-dire toute représentation d’un récit – historique au sens propre, ou encore mythologique, biblique, romanesque –, inscrivant les images dans un cadre fortement imprégné de littérature et, plus généralement, de discours, comme en témoignent les titres à rallonge et les gloses accompagnant inévitablement les notices dans les livrets des Salons. La conception est celle qui privilégie à la fois la reproduction des canons ou la tradition collective, plutôt que l’invention individuelle, l’idéalisation des formes plutôt que le rendu du réel, ainsi que le dessin et la composition plutôt que la couleur. En ce sens, la peinture « académique » – celle que taxeront d’« académisme » tous ceux qui ne se reconnaîtront plus dans ce paradigme classique – est tout sauf un respect mimétique de la nature. C’est, au contraire, le mépris de l’« effet de réel » propre aux genres mineurs – portrait, paysage et, surtout, scène de genre et nature morte –, au profit de l’exaltation des grands sentiments, des nobles attitudes, des drapés à l’antique et des décors théâtralisés.
L’impressionnisme balaiera cette conception en même temps qu’il abandonnera définitivement la peinture d’histoire – et ce n’est pas un hasard si l’apparition du dépréciatif « académisme » est exactement contemporaine de l’apparition de ce mouvement. Désormais, se verront privilégiés les sujets les plus propices à la recherche d’un effet de réel plutôt que d’une restitution des codes représentatifs, à l’invention de nouvelles formes de figuration plutôt que d’une transmission de la tradition, à l’exploration des possibilités plastiques plutôt qu’à la mise en forme de scènes idéales, à l’expression de la vision intérieure de l’artiste plutôt qu’à son habileté à se couler dans les canons. L’originalité deviendra un atout et non plus une déviance, la singularité sera désormais synonyme de qualité suprême et non plus de bizarrerie inqualifiable. Ce sera, en un mot, le triomphe du « régime de singularité », qui gouverne encore aujourd’hui notre appréciation de l’art, périmant définitivement le « régime de communauté » dont relevait la tradition académique.
• Un académisme sans académie ?
La notion d’académisme renvoie donc moins à des propriétés objectives – puisque les mêmes caractéristiques peuvent être perçues, selon les cas, comme une qualité ou comme un défaut – qu’au regard porté sur les œuvres. Cependant ce regard n’a rien de subjectif, d’individuel. Il est fonction de l’état d’une culture collective, d’un horizon d’attente, du paradigme artistique propre à l’époque où se forme le jugement – et non pas à l’époque de la création. Est-ce à dire qu’il peut y avoir académisme en dehors du système académique ?
La question se décline de deux façons : avant et après les académies. Avant la Renaissance, lorsque l’art s’exerçait en corporations (ou, exceptionnellement, en vertu de privilèges de cour), il existait bien en effet des conventions transmises de génération en génération, une suprématie de la peinture religieuse, une tendance à l’idéalisation des formes et des sujets, ainsi qu’un privilège accordé à la culture commune, tant iconographique que plastique. En témoigne, par exemple, la multiplication des Vierges à l’enfant ou des Annonciations, obéissant à un programme précis. Toutefois, le nombre et la variété des commanditaires ou des acquéreurs, ainsi que la dispersion géographique des artistes, autorisaient probablement de larges variations, des innovations personnelles – ce qui ne sera plus le cas au XIXe siècle, lorsque les chances de reconnaissance officielle (et notamment l’accès aux Salons de peinture parisiens) dépendront d’un tout petit nombre de pairs, contrôlant étroitement la conformité des productions à la norme académique.
Qu’en est-il enfin aujourd’hui, où l’Institut n’exerce plus aucun magistère, et où même la vénérable Académie de France à Rome, fondée en 1666, s’est convertie à l’art contemporain ? Les détracteurs de ce dernier l’accusent parfois de n’être – insulte suprême – qu’un « académisme », un nouvel avatar de l’art « officiel » ayant fait autrefois de Gérôme ou Bouguereau les grands artistes de leur temps, alors qu’ils incarnent aujourd’hui l’art « pompier ». C’est là un paradoxe, car rien n’est bien sûr plus opposé à la convention académique que la singularité triomphante, l’invention constante de nouvelles formes d’expression, la subversion des codes, l’exploration des expériences subjectives propres au monde de l’art contemporain. Toutefois, pour peu que l’on se place non plus à l’intérieur mais à l’extérieur de ce monde, alors le nouveau peut apparaître comme relevant d’une « tradition du nouveau », selon l’expression du critique américain Harold Rosenberg, et l’impératif de transgression comme une forme de convention, étayée par une intense production discursive et largement soutenue par les institutions d’État – exactement comme l’était la peinture d’histoire du temps des Salons. Là encore, c’est affaire de point de vue, c’est-à-dire de contexte de perception et d’énonciation.
Mais l’on n’est déjà plus là dans le domaine de l’analyse historique. S’il s’agit de demeurer sur le plan de la connaissance, il faut alors abandonner la dénomination d’« académisme », pour la réserver aux débats d’opinion.
Nathalie HEINICH
Bibliographie
N. HEINICH, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris, 2005
E. PANOFSKY, Idea : contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. de l’allemand par H. Joly, Préface de J. Molino, coll. Tel, ibid., 1989 (éd. or. 1924)
H. ROSENBERG, La Tradition du nouveau, trad. de l’américain par A. Marchand, coll. Arguments, Minuit, 1962 (éd. or. 1959).
ACTUALISME ET CATASTROPHISME
La géologie est une science qui a pour objet l’étude de la Terre et de son histoire. La reconstitution du passé de notre globe nécessite, à partir de l’étude de traces anciennes, l’élaboration d’hypothèses qui sont notamment fondées sur le principe des causes actuelles. Ce principe postule que les processus géologiques passés sont identiques à ceux que l’on observe actuellement (érosion, sédimentation, métamorphisme, volcanisme, séisme, orogenèse...). La doctrine qui découle de ce principe s’appelle l’actualisme.
Cette théorie, très en vogue au XIXe siècle, a eu des partisans qui ont poussé l’idée à l’extrême – c’est l’uniformitarisme : les causes anciennes sont non seulement identiques aux causes actuelles, mais elles sont également lentes, continues et de même intensité qu’aujourd’hui. De plus, cette thèse partait du principe que d’autres facteurs n’avaient pas pu exister dans le passé.
La doctrine que l’on confronte habituellement à l’uniformitarisme est le catastrophisme. Selon elle, l’histoire de la Terre est faite de périodes calmes interrompues par des cataclysmes qui ont façonné notre globe. Il est à noter d’ailleurs que, dès les débuts de l’humanité, les catastrophes ont contribué, à travers nombre de récits mythiques (le Déluge, l’Atlantide...), à la tentative d’expliquer le monde.
• Une opposition très ancienne
Les visions opposées de l’actualisme et du catastrophisme ont de tout temps plus ou moins coexisté. Et, tout au long de l’histoire des sciences de la Terre, on pourrait trouver chez les auteurs une inclination plus ou moins affirmée pour l’une ou l’autre doctrine, avec parfois un amalgame des deux.
Dès l’Antiquité, les idées des aristotéliciens se confrontent à celles des stoïciens. Les premiers pensent que les agents quotidiens, par leur action lente et continue, peuvent entraîner des changements dans la position des terres, des mers, des plaines et des montagnes. Ces changements lents et cycliques se compensent d’une région à l’autre et la Terre est globalement dans un état d’équilibre. Les seconds, en revanche, sont persuadés que le monde est fait d’une succession de périodes de destruction et de renouvellement. Dans les deux cas, la Terre est éternelle.
À la Renaissance, cette vision d’un temps infini est abandonnée au profit des idées judéo-chrétiennes : la Terre a un début (la Création), une histoire (dont le Déluge) et une fin (l’Apocalypse). C’est dans ce contexte que se développent les thèses diluvianistes de la fin du XVIIe siècle, notamment celles de Thomas Burnet (1635-1715), John Woodward (1665-1728) et William Whiston (1667-1752). Comme René Descartes l’a fait un peu plus tôt dans ses Principia philosophiae (1644), ces savants anglais proposent des théories de la formation de la Terre. À la différence du modèle cartésien, elles suivent littéralement les textes bibliques et accordent une importance majeure au Déluge, cataclysme responsable à lui seul de l’aspect actuel de notre globe. Parallèlement, quelques naturalistes s’attachent à décrire la nature (ce qui est l’un des fondements de l’actualisme) : Robert Hooke (1635-1703) envisage notamment que les fossiles pourraient permettre de dater les terrains anciens ; Nicolas Sténon (1638-1686) introduit le terme de « strate » et pose les fondements de la stratigraphie et de la tectonique ; Henri Gautier (1660-1737) développe ses idées sur le cycle érosion-sédimentation-orogenèse ; etc.
Au XVIIIe siècle, les successeurs des diluvianistes sont Nicolas Antoine Boulanger (1722-1759), Barthélémy Faujas de Saint-Fond (1741-1819), Horace Bénédict de Saussure (1740-1799), Déodat de Gratet de Dolomieu (1750-1801) ou Jean-André Deluc (1727-1817) ; ils sont partisans d’une explication du monde fondée sur des bouleversements brutaux. Ainsi, pour Deluc, les causes géologiques actuelles n’agissent que depuis quelques milliers d’années, soit fort peu de temps. À l’opposé, un certain nombre de leurs contemporains, comme Nicolas Desmarest (1725-1815), sont plutôt enclins à admettre l’uniformité des processus. Les prédécesseurs des catastrophistes ont toutefois permis de grandes avancées en géologie, même si l’on peut aujourd’hui remettre en cause leurs interprétations cataclysmiques. Ainsi, Boulanger peut être considéré comme le précurseur de la géomorphologie ; Saussure a démontré que la formation des montagnes nécessite des mouvements verticaux et horizontaux, etc.
• Le catastrophisme du XIXe siècle
Au XIXe siècle, des évolutions majeures se produisent dans les sciences de la Terre : la longue durée des temps géologiques est établie et la stratigraphie paléontologique se développe ; cette dernière permet des datations relatives des couches et l’identification de la succession d’événements.
L’interprétation de ces « archives de la nature » – comme on les nomme à cette époque – se révèle cependant fondamentalement différente selon les uns et les autres, notamment en raison d’a priori entièrement opposés sur l’histoire de notre globe ; ainsi l’une des divergences majeures concerne la continuité (ou non) et la cyclicité (ou non) des phénomènes géologiques. Les catastrophistes penchent pour le discontinu et l’évolutif alors que les uniformitariens sont plutôt partisans d’une vision continue et cyclique. Pour les premiers, la Terre a un début, elle évolue et son aspect passé, différent de celui d’aujourd’hui, peut s’étudier par les traces qu’il a laissées. Pour les seconds, la Terre subit des changements continus qui se compensent d’un endroit à l’autre : le globe est dans un état d’équilibre permanent.
Les catastrophistes sont principalement Georges Cuvier (1769-1832), Alcide d’Orbigny (1802-1857), Léonce Élie de Beaumont (1798-1874), Louis Agassiz (1807-1873), William Buckland (1784-1856) et Adam Sedgwick (1785-1873). Ils sont persuadés que la Terre a été façonnée par un plus ou moins grand nombre d’événements violents, de « révolutions » – ce terme est notamment employé par Cuvier en 1812 dès la première version du Discours sur les révolutions de la surface du globe.
Cuvier est le « catastrophiste » qui a eu la portée la plus large. Il n’est certes pas le premier à tenter une explication de l’histoire de la Terre fondée sur une série de cataclysmes naturels ; nombre de ses idées sont empruntées à Deluc, comme celle sur les temps anciens gouvernés par des processus géologiques différents de ceux des temps actuels. Pour Cuvier, le monde actuel est stable et sa conception est achevée. Mais il ne doit pas pour autant être considéré comme un savant rétrograde : il envisage des catastrophes ayant ravagé des parties entières du globe pour expliquer des coupures qu’il observe dans la continuité des faunes et des flores fossiles. Il positionne ainsi l’une de ces coupures entre l’époque dominée par les reptiles et celle qui voit l’essor des mammifères ; cette limite est reconnue à présent, avec nuances, comme celle qui sépare le Crétacé du Tertiaire (il y a 65 millions d’années) et elle est, en effet, une période d’extinctions massives d’espèces (dont les dinosaures qui en sont devenus pour le grand public des emblèmes). Deux des hypothèses les plus sérieuses retenues aujourd’hui pour rendre compte de ces extinctions sont d’ailleurs des catastrophes, celle de la collision d’une météorite avec la Terre et celle de gigantesques éruptions volcaniques sur le plateau du Deccan en Inde.
• L’apparition de l’uniformitarisme
Entre 1830 et 1833, le géologue écossais Charles Lyell (1797-1875) publie son ouvrage en trois volumes Principles of geology qu’il révisera et augmentera toute sa vie jusqu’à la dernière édition, l’année de sa mort, en 1875. Cette œuvre, qui est un réquisitoire contre la pensée catastrophiste dominante et une synthèse des connaissances géologiques de l’époque, aura un succès mondial, ce qui explique sans doute que l’on voit souvent Lyell comme le fondateur de l’uniformitarisme. Elle inspirera notamment Charles Darwin (1809-1882) pour élaborer sa théorie de l’évolution des espèces.
Lyell est très tôt persuadé que ses observations sur le terrain ne peuvent pas être expliquées par les théories catastrophistes. Pour lui, les processus géologiques en action sont restés inchangés : la Terre est stable même si elle subit des changements, ces derniers sont lents, constants, cumulés et ils se compensent. Les idées de Lyell sont déjà présentes dans les œuvres System of the Earth (1785) et Theory of the Earth (1795) de son compatriote James Hutton (1726-1797). Ce dernier, qui est considéré comme le père de la géologie moderne, conclut à des phénomènes permanents et de même intensité ainsi qu’à la nécessité d’étudier la nature actuelle pour comprendre le passé. Selon lui, la Terre, au cours de sa très longue histoire, est soumise à des cycles lents : érosion des continents, sédimentation au fond des mers, induration voire fusion de ces sédiments sous l’action de la chaleur, injection de ces produits en fusion dans les couches, remontée et formation de nouvelles montagnes.
Lyell n’est donc pas le premier uniformitarien. En revanche, il est l’un des seuls à pousser la doctrine à l’extrême. Un certain nombre de ses contemporains actualistes, opposés comme lui-même aux thèses de Cuvier, ne sont pas aussi catégoriques. Ainsi en est-il de Constant Prévost (1787-1856) et de toute une école française ; cette dernière est persuadée de l’intérêt d’étudier les processus géologiques actuels et préfère éviter d’invoquer des phénomènes imaginaires pour interpréter ses observations, mais elle ne croit pas que seules des causes lentes puissent rendre compte de l’état de la nature et elle ne refuse pas absolument de faire appel à des épisodes violents si elle le juge nécessaire. Nous sommes donc loin des vues uniformitariennes de Lyell et, paradoxalement, plus proches des idées de certains catastrophistes de l’époque, comme Élie de Beaumont, qui ne rejettent pas en bloc les concepts actualistes. Ils n’envisagent un cataclysme que lorsque les facteurs actuels ne sont pas satisfaisants à leurs yeux pour expliquer un événement passé. C’est le cas de la disparition et du renouvellement des faunes et des flores fossiles comme de la formation des montagnes.
• Évolution des pensées uniformitariennes et catastrophistes
À la suite de Lyell, les thèses uniformitariennes ou actualistes en géologie et les thèses évolutionnistes en paléontologie vont dominer ; les montagnes désormais s’élèvent et s’érodent, les transgressions et les régressions des mers modifient l’emplacement des terres, les continents dérivent...
La pensée catastrophiste est dénigrée. Les grandes phases d’extinction font l’objet d’une attention moindre, même si leur réalité ne fait plus guère de doute. L’intérêt se porte davantage vers le concept de continuité évolutive. Les crises responsables de modifications majeures dans les faunes et flores fossiles ne reviennent sur le devant de la scène qu’en 1980, lorsque est émise l’hypothèse, par des chercheurs américains, de la collision d’une météorite avec la Terre. Les événements imprévisibles et violents, sur la base de plusieurs observations convergentes, sont de nouveau envisagés dans certains cas comme explications plausibles.
Aujourd’hui, un certain consensus s’est installé, ce qui a permis aux deux approches de trouver leur place. La Terre n’est pas en équilibre permanent ; elle évolue, que ce soit notamment du point de vue de son refroidissement et de sa convection. Cette évolution est très lente et met toujours en jeu les mêmes cycles de processus : ruptures de continents et ouvertures d’océans, création de croûte océanique puis destruction, collisions continentales à l’origine de certaines chaînes de montagne, montée de panaches mantelliques... Ces phénomènes géologiques sont donc tout à la fois cycliques et en constante évolution. Ils sont également uniformitariens car ils sont lents et continus ; mais d’autres sont catastrophistes car ils sont violents et cataclysmiques comme l’hypothèse de très fortes éruptions volcaniques dans le Deccan ou celle de la collision d’une météorite pour expliquer les extinctions massives de la limite Crétacé-Tertiaire.
Par ailleurs, on n’affirme plus de nos jours que les processus passés et actuels ont été identiques en tous points. Ainsi, en est-il lorsqu’on postule que la vie serait apparue sur Terre il y a environ trois milliards d’années dans une atmosphère réductrice (pauvre en oxygène), bien différente de celle d’aujourd’hui. De même, on accepte l’idée que certains phénomènes n’existent que temporairement sur des périodes définies. Certains de ces processus rares, comme les glaciations et les inversions du champ magnétique terrestre, ont été identifiés mais d’autres se sont peut-être dérobés à notre sagacité par manque de traces ou par défaut d’interprétation.
Le principe des causes actuelles a été une étape fondamentale dans l’histoire de la géologie car il s’appuie sur l’observation de la nature. Il a permis l’émergence d’une science rationnelle par opposition aux cosmogonies fondées sur l’ingérence divine ou l’imagination. Une de ses applications, parmi de nombreuses autres, permet de reconstituer des niveaux anciens de mers ou des climats anciens à partir de coraux ou de flores fossiles. Mais le principe des causes actuelles ne doit rester qu’une des multiples voies lors de la formulation d’une hypothèse scientifique, car privilégier une seule approche peut se révéler restrictif et simplificateur.
Florence DANIEL
Bibliographie
C. BABIN, L’Histoire de la Terre expliquée par le catastrophisme. Du diagnostic au pronostic en géologie, coll. Inflexions, Vuibert-Adapt, Paris, 2005
V. DEPARIS & H. LEGROS, Voyage à l’intérieur de la Terre. De la géographie physique à la géophysique actuelle. Une histoire des idées, C.N.R.S., Paris, 2000
G. GOHAU, Une histoire de la Géologie, coll. Points Sciences, Seuil, Paris, 1990.
ALCHIMIE
Il n’y eut pas de pensée alchimique unique et identifiable comme telle, mais de nombreuses alchimies, en des lieux (Chine, Inde, Grèce, Égypte ancienne...) et périodes (Antiquité, période hellénistique, XIIe siècle chrétien, Renaissance...) divers. Les unes et les autres ont pour origine des techniques de contrefaçon par le traitement de surfaces (« teinture ») pour en modifier l’aspect : transformer un métal vil en métal noble, changer un minéral banal en une pierre précieuse...
De multiples difficultés, dues entre autres à ces diverses provenances, s’opposent à la formulation précise d’une doctrine de l’alchimie. L’alchimie arabe, entre les VIIe et XIe siècles, fut indubitablement l’apogée de cet ensemble de pratiques, à la fois réflexion naturaliste sur les choses et techniques de perfectionnement spirituel. Les alchimies du monde chrétien furent des savoirs occultes, proches tantôt de techniques artisanales comme la teinture, la céramique ou la métallurgie, tantôt du mysticisme d’un Maître Eckart, par exemple. Une telle alchimie spirituelle tient les opérations de l’Œuvre comme autant d’illustrations des étapes à franchir par l’âme de l’adepte, en quête de régénération. Un autre obstacle est la transmission par voie orale, du maître vers l’apprenti, de tout un fonds qui nous échappe à présent : formules magiques ; tours de main ; interprétations à donner aux recettes, aux indications de durée ; nature de la méditation.
Les textes alchimiques, manuscrits comme imprimés, ne brillent pas par la clarté. Y abondent les contradictions logiques, les paradoxes provocants, la coexistence de nombreux sens, et l’absence de correspondance univoque entre signifiants et signifiés. Manifestement, ils furent encodés ; mais les clés de décodage manquent. L’alchimie fut, on n’aurait garde de l’oublier, une science occulte, réservée à de rares initiés. Les vrais philosophes spagyristes, comme ils se nommaient, n’avaient que mépris pour les non-initiés, leurs imitateurs qu’ils désignaient du terme péjoratif de « souffleurs ».
L’alchimie a en commun avec les religions du Livre sa révérence envers des textes sacrés – son syncrétisme mettant sur le même pied, par exemple, la Bible et la mythologie grecque – tels que ceux du corpus hermétique, ainsi nommé en raison de leur attribution à un mythique Hermès Trismégiste.
Ces textes doivent être décryptés par l’adepte, ce travail d’interprétation faisant partie du Grand Œuvre voué à l’obtention de la Pierre, et de l’immortalité qu’elle garantit. Ainsi, l’alchimie fut une gnose, à laquelle on s’initiait sous la conduite d’un maître, réel ou imaginaire, par la patiente étude de textes étranges, par des manipulations sur la matière suivant des protocoles ordonnés, accompagnées d’une ascèse spirituelle.
• Quête d’une harmonie perdue
Comme d’autres savoirs occultes (astrologie), l’alchimie est quête d’une harmonie perdue entre l’homme et le cosmos. Elle porte la nostalgie d’un âge d’or, dans lequel l’humain se trouvait de plain-pied avec la nature, jouissait de ses richesses, n’était pas affligé par la vieillesse ou la maladie.
L’alchimie se préoccupe, par conséquent, de rétablir le point d’équilibre entre les quatre éléments primordiaux de la philosophie grecque, terre, air, eau et feu. Pour ce faire, elle poursuit un cinquième élément, lui aussi mentionné par Aristote, et donc nommé « quintessence ». Cette dernière, l’essence la plus subtile et la plus pure, est comme la clef de voûte de l’édifice, venant tenir la balance égale entre les quatre éléments, condition sine qua non au retour du bon équilibre des choses et du monde.
Participe de cette harmonie, qui fut aussi un principe général d’organisation du monde physique et moral, une théorie des correspondances. Les astres de la voûte céleste affectent les phénomènes observables sur notre planète. Des émanations de ces astres, leurs rayonnements, induisent comme une germination souterraine, engendrant les gisements des minéraux dans le sol, des métaux en particulier. De la sorte, le Soleil est le progéniteur de l’or, la Lune celui de l’argent, Mercure celui du métal du même nom, Vénus est la mère du cuivre, Mars engendre le fer, Jupiter l’étain et Saturne le plomb. La maturation de la matière dans le sol est un processus lent. Un exemple, apparenté à celui des métaux, est celui du cristal de roche. La pensée alchimique le conçoit comme résultant de la transformation de la glace emprisonnée dans les anfractuosités des roches. L’un des objectifs des opérations alchimiques est d’accélérer de telles métamorphoses, au moyen des diverses opérations de l’art.
• Transformation de la matière
Ces opérations s’effectuent dans divers récipients généralement en verre, tels que l’Œuf philosophal, censés représenter un modèle réduit du cosmos. Mais, en cela représentatif de la polysémie de tout vocable de la doctrine alchimique, cet Œuf philosophal désigne tantôt le contenant, tantôt le contenu, l’âme ou l’esprit de la Pierre.
Ce microcosme est un reflet du macrocosme. On reconnaît là une idée, familière aux théologiens médiévaux, pour lesquels l’homme, que fit Dieu, concentrait en lui l’essentiel de la création. Adam, le microcosme, était le reflet du vaste macrocosme. Ce faisant, les alchimistes, conduisant des opérations matérielles dans un ballon de verre, où divers phénomènes naturels, tels que le cycle de l’eau ou la putréfaction, étaient résumés, inventèrent le laboratoire, des siècles avant Galilée. La cornue est un récipient en verre, coudé, dont le nom fait allusion à la forme. C’est le réceptacle pour certaines des transformations que l’alchimiste fait subir à la matière, son laboratoire. La cucurbite est un autre récipient, souvent en verre, renfermant la matière œuvrée. Ce mot désigna ensuite la partie de l’alambic où l’on place la matière à distiller.
Mais revenons à la terminologie des quatre éléments. L’eau est le terme désignant tout liquide. Le dragon désigne le feu, qui dévore toute corruption. Une forme de feu lent, servant au chauffage doux de la matière, est le Feu de cendres, celui sur lequel l’Œuf philosophal est posé. Le bain-marie en est une variante. Marie la Juive est une figure mythique invoquée par des manuscrits de l’alchimie alexandrine. Le chauffage se fait dans un athanor, fourneau des alchimistes – en arabe, le four se dit al-tannur. L’esprit est un terme générique pour désigner les gaz (les airs) exhalés par la matière à divers stades de l’Œuvre. Le mot « gaz » du lexique moderne fut introduit au XVIIe siècle par l’alchimiste flamand Jan Baptist van Helmont (1579-1644). Il dérive de « chaos ». La terre est le nom générique de minéraux, souvent pulvérulents.
L’alchimiste travaille une matière première, indispensable à l’œuvre. Elle subit des transformations successives aboutissant, en principe, à la Pierre philosophale. Sa nature exacte était un savoir occulte. Il lui fait subir des changements d’états, qui le fascinent. La matière est pour l’alchimiste l’objet d’une méditation, tant structurale que philosophique.
La cristallisation est une très efficace purification ; l’ensemencement d’une mixture, généralement liquide, amorce la formation d’un solide pur. La distillation sépare les constituants d’un mélange liquide, que le chauffage évapore à des températures distinctes. Ensuite, il n’y a plus qu’à les condenser au refroidissement, pour les recueillir sous forme de liquide pur. Les alchimistes y recouraient fréquemment. L’alambic est un instrument de laboratoire, fait de métal et/ou de verre et permettant d’effectuer une distillation. La sublimation consiste en un chauffage dont le résultat est de faire monter une matière volatile en haut de l’alambic ; faire d’une terre une matière subtile et légère, un esprit.
La fixation est passage d’un fluide à l’état solidifié. L’adage était : « fixer le volatil ». La volatilisation dénotait le passage d’un solide à l’état de gaz, ou esprit. L’adage était : « volatiliser le fixe ». La digestion consistait à laisser tremper un corps dans un dissolvant approprié. La dissolution, pratiquée sous l’action d’un liquide ou eau, mue un solide en un liquide. Une fontaine qualifie un phénomène d’exsudation, lorsque des gouttelettes d’un liquide suintent d’un solide.
• Œuvre alchimique
L’Œuvre alchimique procède suivant deux parcours exclusifs l’un de l’autre. Dans la voie humide, les opérations matérielles s’effectuent sur une solution, c’est-à-dire sur un mélange liquide. Dans la voie sèche, les opérations matérielles se font en l’absence de tout solvant, dans un creuset ou dans un four.
L’Œuvre au noir est le premier stade de l’Œuvre, où il s’agit à la fois de donner à la matière un aspect noir et, sous l’aspect spirituel, de tuer le vieil homme. Elle s’effectue sous le régime de la Mélancolie, une humeur noire au signe de Saturne : notre moderne dépression. Elle correspond au stade initial de l’Œuvre, lorsque la matière est désignée par sa noirceur, causée par le chauffage suivant la voie humide. Le noir de la matière est dénommé aussi Tête de Corbeau, lorsque le Soleil et la Lune subissent une éclipse. On parle aussi de Putréfaction, « mortification » des deux corps, du fixe et du volatil. Il s’effectue plus tard une mutation, vers le blanc : une fumée blanche signale l’union du fixe et du volatil, du mâle et de la femelle.
L’Œuvre au rouge est le versant positif de l’Œuvre, aboutissant à la formation de la Pierre. En cas de succès, condition nécessaire mais non suffisante, la matière travaillée passe au rouge. Le paon, l’oiseau de Junon arbore de multiples couleurs, celles qui se succèdent à l’aube ou crépuscule, celles aussi qui sont observables au cours de l’Œuvre. Dans les images illustrant les textes alchimiques, une échelle à huit degrés symbolisait les huit subdivisions de l’Œuvre – qui comporte sept stades successifs.
Puisque l’alchimie vise un retour à l’harmonie, elle a comme objectif majeur la conjonction : cette union des contraires est une opération, matérielle, de combinaison entre deux composés chimiques, perçus comme complémentaires. Au registre symbolique, c’est une érotisation de la matière, vue symboliquement comme nuptialité (Noces du Roi et de la Reine). À l’instar de l’union d’Adam et Ève, les conjonctions sont assistées par un ferment, comparé parfois au Christ. La Pierre (ou Pierre philosophale) est réputée transformer, par simple contact, les métaux vils en métaux nobles, or et argent. Car l’adepte se fixe la transmutation comme autre objectif. Des minerais de plomb détiennent parfois un peu d’argent. De même, des minerais d’argent recèlent parfois un peu d’or. D’où, peut-être, l’idée de la transmutation.
La guérison des maladies, la prolongation de l’existence étaient au nombre des visées de l’alchimie. C’est ainsi qu’en Chine ancienne les patients ingéraient de l’or sous forme de suspension de particules (« or potable »). L’idée était de s’incorporer, de la sorte, l’inaltérabilité et la perfection du précieux métal. Une part des opérations alchimiques vise ainsi à préparer une panacée, remède universel contre les maladies et gage de vie éternelle. Surtout à partir du XVIIe siècle, des protochimistes visent la guérison des maladies par l’ingestion de divers produits chimiques. Ces iatrochimistes furent les ancêtres de nos pharmacologues.
Longtemps l’alchimie est restée dualiste : la matière était conçue comme issue des quatre éléments d’Aristote (eau, terre, air et feu) et comme résultant de la lutte ou de l’accord des deux principes complémentaires, le Soufre et le Mercure. Soufre ? Ce Soufre des philosophes est conçu comme un corps fixe animant les métaux au sein de la mine, et responsable de leur transformation graduelle. Mercure ? Ce métal fascine : surnommé « vif argent », c’est un liquide à la température ambiante. Il semble dissoudre d’autres métaux, en se les amalgamant. Certains de ses composés, oxydes ou sulfures, ont de brillantes couleurs. Il joua un rôle central dans l’alchimie, tant matériellement que symboliquement.
Paracelse (1493-1541), à qui nous sommes redevables de la médecine psychosomatique et d’un début de chimiothérapie, introduisit le Sel comme troisième principe alchimique. Mais quel sel ? Tout comme le Soufre et le Mercure, il ne s’agit pas du vulgaire sel, mais du Sel des philosophes. Le sel marin attira l’attention des alchimistes par sa fusion à température très élevée, combinée à sa dissolution extrêmement facile dans l’eau. Ils le reconnurent aussi comme prototype de toute une famille de composés, produits comme lui par l’union d’un principe mâle et d’un principe femelle. L’Œuvre alchimique consistant, d’une part à fixer le volatil, d’autre part à volatiliser le fixe, Paracelse définit le sel de mer comme un mélange des qualités de l’humide et du sec, du fixe et du volatil. L’humide serait le principe Mercure, le sec serait l’élément terre, et la combinaison d’un peu de Mercure et de davantage de Soufre permettrait de dissoudre ce dernier, avant d’engager le produit dans un nouveau mélange, avec la terre cette fois.
Dans la mouvance de Paracelse, on se figurait l’antimoine comme un mélange de mercure, de soufre et de sel. Il était l’un des ingrédients pour préparer la Pierre.
Le legs de l’alchimie est vaste et divers. Il inclut, outre une protochimie (préparations comme celle de l’acide chlorhydrique, esprit de sel, à partir du sel marin), toute une technologie (coupellation des métaux, distillation, sublimation...), une pharmacopée des simples, appliquant des extraits alcooliques de plantes au traitement de diverses maladies, voire, avec Paracelse, les tout débuts d’une médecine psychosomatique.
Chimie et psychanalyse sont aujourd’hui les deux rejetons, bien vivants et prospères, issus des deux branches de l’alchimie, matérielle et spirituelle. La physique quantique est sans doute le meilleur équivalent actuel de la prétention alchimique à dire la vérité du monde physique, envisagé comme un Tout harmonieux.
Pierre LASZLO
Bibliographie
E. CANSELIET, L’Alchimie expliquée sur ses textes classiques, Pauvert, Paris, 1980
FULCANELLI, Les Demeures philosophales, 1930 ; 3e éd., 2 vol., Pauvert, 1996
S. HUTIN, L’Alchimie, coll. « Que sais-je ? », 10e éd., P.U.F., Paris, 1999
P. LASZLO, Qu’est-ce que l’alchimie ?, Hachette, Paris, 1996
P. RIVIÈRE, L’Alchimie : science et mystique, De Vecchi, Paris, 2001.
ALÉATOIRE MUSIQUE
Introduction
On range sous la dénomination de musique aléatoire les pratiques compositionnelles qui rejettent totalement ou ponctuellement la fixité. Cette musique fondée sur le hasard et l’indétermination est née au cours des années 1950, en réaction au sérialisme intégral. La part d’indétermination et de hasard est désormais acceptée, annulant les oppositions binaires classiques : le continu ne s’oppose plus au discontinu, l’ordre au désordre, le hasard au contrôle. Toute idée de relation hiérarchisée dans le temps et dans l’espace est abandonnée.
1. L’œuvre ouverte
Le concept d’œuvre ouverte est spécifique aux compositeurs européens, qui sont inspirés par des recherches essentiellement littéraires (alors que les compositeurs américains sont surtout influencés par des recherches picturales). Des écrivains comme Stéphane Mallarmé ou James Joyce ont en effet totalement repensé la notion de forme en ne concevant plus l’œuvre dans un déroulement linéaire, avec un départ et une arrivée fixés pour toujours. Le « Livre » de Mallarmé – qui n’a ni commencement ni fin obligés et dont les pages peuvent être lues dans n’importe quel ordre – exerça ainsi une influence très forte sur Pierre Boulez, qui tenta d’en donner l’équivalent musical dans sa Troisième Sonate pour piano (1957).
Le contrôle de tous les paramètres de la partition avait fini par priver l’interprète de toute liberté. Pour sortir de ce carcan, des compositeurs comme Boulez, Luciano Berio ou Karlheinz Stockhausen ont proposé de laisser à l’appréciation de l’interprète le choix du parcours de l’œuvre, qui va reposer sur des éléments permutables.
L’œuvre ouverte désigne donc une œuvre mobile, c’est-à-dire à l’intérieur de laquelle plusieurs trajectoires sont possibles. Dans ce type de pièce, la structure n’est pas fixée une fois pour toutes mais change à chaque exécution en fonction de l’interprète, car c’est lui qui donne à l’œuvre une forme parmi les multiples possibilités que la combinatoire rend possibles. La partition constitue un véritable programme d’action : c’est une œuvre à faire et cela suppose un nouvel état d’esprit car l’œuvre ouverte entraîne une nouvelle répartition des pouvoirs entre le compositeur et l’interprète, dont le rôle se trouve revalorisé.
Stockhausen, qui cherchait à dépasser les principes stables de la tradition occidentale, expérimenta dans son Klavierstück XI (1957) la notion de processus ouvert générateur de l’œuvre : le compositeur propose un ensemble de dix-neuf séquences indépendantes de contenu déterminé pour ce qui est de la hauteur