Garibaldi
Par Ligaran et Charles de Saint-Cyr
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Aperçu du livre
Garibaldi - Ligaran
PREMIÈRE PARTIE
Au service de deux Républiques
I
Dans une petite maison basse, simple, modeste, charmante, pittoresquement située sur le rivage niçois et dont la blanche façade tout ensoleillée regardait gaîment les flots d’azur, naquit, le 4 juillet 1807, un enfant qu’on appela Giuseppe. Son père, Domenico Garibaldi, honnête capitaine au cabotage, descendait d’une vieille famille ligure qui comptait plusieurs générations de braves marins. Sa mère était une femme aussi remarquable par la beauté que par l’intelligence, et par la vertu que par la grâce exquise. Une parfaite union régnait entre les époux ; mais le souci que leur causait la médiocre réussite de leurs entreprises commerciales troublait singulièrement ce bonheur intime. Ils ne pouvaient faire instruire comme ils l’eussent désiré leurs quatre garçons. Toutefois ils mirent leurs soins à les entourer de bons conseils, de nobles exemples et s’efforcèrent de les diriger vers le bien, vers l’idéal, de les animer de l’ardent patriotisme dont brûlaient leurs propres cœurs. Jamais Giuseppe n’oublia les angoisses si touchantes de cette tendresse inquiète à laquelle il répondit par une affection que ne diminuèrent ni les années, ni les agitations de sa vie. Le souvenir de sa mère resta surtout profondément gravé dans son cœur et devint pour lui l’objet d’une sorte de culte. « Ah ! ma mère, écrivait-il bien longtemps plus tard, je suis fier de penser qu’elle aurait pu servir de modèle à toutes les mères, et n’est-ce pas tout dire ? » Et il ajoutait : « Un des regrets de ma vie est de n’avoir pu rendre heureux ses derniers jours et que mon aventureuse carrière lui ait causé tant de chagrin. »
« L’aventureuse carrière » avait, en effet, commencé dès l’enfance par une fugue concertée avec des petits camarades d’école dans le but ambitieux et vague d’aller « tenter fortune » à Gênes. Heureusement, le canot que montaient les imprudents gamins fut rejoint en face du rocher de la Condamine par le capitaine Domenico Garibaldi. On revint plus mortifiés que repentants.
Cette intrépide témérité dont le futur condottiere devait, au cours de son existence, donner des preuves si héroïques, se manifesta en maintes occasions, avant même qu’il eût atteint la période de l’adolescence.
Voici, entre beaucoup d’autres que je pourrais citer, un de ces traits de courage spontané.
Un jour, musant aux environs de la demeure paternelle, Giuseppe Garibaldi aperçoit une femme tombée accidentellement dans la grande fosse où l’on fait tremper le chanvre. D’autres eussent appelé à l’aide, eussent été chercher du secours, lui s’élance, se précipite dans la fosse profonde et parvient à sauver la femme.
Le sentiment de patriotisme qu’il avait, comme je l’ai dit, hérité de ses parents s’accentuait à mesure qu’il grandissait. Aussi constatait-il avec regret que Nice, redevenue italienne en 1814, persistât à rester française de cœur et de langage et parût s’occuper médiocrement de ce qui se passait par-delà les Alpes. Quant à lui, malgré les tendances de son entourage, malgré son peu de goût pour les études littéraires, il se mit à étudier passionnément sa langue d’origine.
À quinze ans, il effectua sa première traversée sous les ordres d’un capitaine dont l’extrême bonté lui donna de la vie une impression optimiste qui ne devait point s’effacer. Le second voyage eut lieu à bord de la tartane paternelle, la Sainte-Reparate et lui permit de visiter Rome, cette Rome qui déjà occupait son esprit, qui dès lors lui apparut comme la terre promise de l’Italie délivrée !
Puis, avec des intervalles pendant lesquels il complétait son instruction littéraire et son instruction technique, les traversées succédèrent aux traversées ; il essuya des tempêtes, il fit même naufrage. Son âme de marin s’exaltait au milieu de ces dangers et de ces émotions. En 1832, il fut reçu capitaine au long cours.
Pendant une de ses croisières, il se lia avec un jeune Génois qui partageait ses opinions et vivait les mêmes rêves. Aussitôt, les deux camarades échafaudèrent un plan merveilleux de rénovation nationale : « Colomb ne fut certes pas plus heureux de la découverte de l’Amérique que je n’eus de joie à rencontrer quelqu’un souhaitant la rédemption de la patrie, » a-t-il écrit en rappelant cet incident juvénile.
Quelque temps plus tard, il fit la connaissance de Mazzini, dont il épousa les idées avec tant d’ardeur que, lors des évènements de 1834, en Piémont, il se trouva au nombre des conjurés. Comme on avait besoin d’hommes énergiques pour tenter de soulever quelques équipages, Garibaldi n’hésita pas à s’engager dans la marine militaire sarde, sous un nom d’emprunt. Mais la conjuration fut découverte et il eut juste le temps de fuir.
Au moment où il allait être pris par la police de Gênes, il eut l’inspiration de se réfugier dans une fruiterie et de raconter franchement, à tout hasard, son histoire au maître de l’établissement. Cet homme était généreux, il fut touché de la confiance que le marin fugitif mettait en son hospitalité et il lui prêta des vêtements de paysan. Ainsi déguisé, Garibaldi sortit tranquillement du magasin et gagna l’une des portes de la ville. Dès qu’il l’eut franchie, il se jeta à travers champs, sauta les haies et les murs, et parvint aux montagnes. Arrivé là, il s’orienta à l’aide des étoiles et se dirigea du côté de Nice, se cachant pendant le jour, se remettant en route pendant la nuit. Enfin, il atteignit sa ville natale, y passa quelques heures chez l’une de ses tantes où sa mère vint l’embrasser. Au coucher du soleil, il reprit, accompagné cette fois de deux amis, sa course vers la frontière. Le Var était grossi par les pluies et il fut obligé de le traverser à la nage. Il était sur le territoire français, il était sauvé. Quelques jours après, il lisait pour la première fois son nom imprimé dans un journal qui mentionnait sa condamnation à mort. « C’est ainsi, remarque-t-il plaisamment, que commença ma vie publique. »
Garibaldi se retira à Marseille. Tout en y donnant des leçons pour vivre, il continuait à avoir la hantise des choses de la mer. Pour tromper l’ennui des heures de solitude, il se promenait sur le port, s’asseyait au bord du môle et regardait les voiles qui formaient là-bas des petites taches blanches entre le ciel et l’eau. Bientôt il n’y tint plus, abandonna ses élèves et, comme il ne pouvait plus naviguer sous pavillon italien, il prit du service à bord d’un bâtiment français, puis, quelque temps après, s’enrôla dans un équipage tunisien et passa en Amérique. On peut considérer ce moment comme le véritable début de sa romanesque carrière.
II
Peu après son arrivée à Rio de Janeiro (décembre 1836), il rencontra un compatriote nommé Rossetti avec lequel il sympathisa tout de suite. Les deux jeunes gens avaient des idées et des aspirations communes, une égale hardiesse dans le caractère ; très vite ils devinrent intimes. « Je suis fatigué de traîner une existence inutile pour notre pays, disait Garibaldi à son ami ; je sens que nous sommes réservés à de plus grandes destinées, nous sommes en dehors de notre élément. » Les deux camarades n’allaient pas tarder à y rentrer.
Le Rio-Grande qui est la plus méridionale des provinces brésiliennes, s’était révolté et avait proclamé la République. Garibaldi et Rossetti, enthousiasmés par le spectacle de cette lutte soutenue contre les forces réunies de tout un empire, arment un minuscule navire qu’ils baptisent symboliquement le Mazzini et, après avoir obtenu des lettres de course par l’entremise d’un Italien, secrétaire du président de la nouvelle république, embarquent avec douze compagnons et s’élancent, toutes voiles dehors, sur l’océan. Les voilà bien et dûment corsaires.
À la poupe de leur navire flotte fièrement le pavillon du Rio-Grande, le drapeau sacré de l’indépendance.
Nos jeunes corsaires tiennent à ce qu’aucun excès ne le souille et ils regardent comme un impérieux devoir d’établir à leur bord une discipline sévère, notamment en ce qui concerne les prises. Amour de la liberté, respect de la vie et des biens des vaincus sont deux principes que l’on retrouvera mis en pratique dans tous les corps commandés par Garibaldi.
Le premier navire capturé fut un bâtiment chargé de café, la Luisa, dont les passagers eurent très peur à la vue de l’accoutrement bizarre et de la mine rébarbative de certains matelots du Mazzini ; mais ils ne tardèrent pas à se rassurer, car on se contenta de les débarquer en leur laissant leur chaloupe et des vivres. On ne s’empara ni de leur argent, ni de leurs bijoux. Cependant, pour qu’ils n’eussent pas un moyen trop rapide de faire connaître l’aventure, on coula le Mazzini, tandis qu’on arborait le pavillon corsaire sur la Luisa.
Peu de jours après, la Luisa entra dans le port de Maldonado (Uruguay) où on l’accueillit triomphalement. Garibaldi demeura avec le bâtiment et l’équipage pendant que Rossetti gagnait Montevideo afin de régulariser les prises. Mais bientôt l’attitude des autorités de Maldonado à l’égard des corsaires changea complètement par suite d’une décision gouvernementale qui refusait de reconnaître le pavillon du Rio-Grande. Garibaldi fut contraint de se réembarquer ainsi que ses hommes et de s’éloigner.
Il se dirigea vers le Rio de la Plata dans l’intention de gagner les falaises de Saint-Grégoire situées au sud de Montevideo et d’attendre là Rossetti qu’il avait fait prévenir. La traversée, par une mer très grosse qui faillit plusieurs fois jeter la Luisa sur des écueils nombreux et mal connus, fut fort dangereuse. De plus, le petit bateau était entouré par des bandes de loups de mer dont les corps brunâtres empêchaient de reconnaître les récifs, ce qui gênait beaucoup pour gouverner. On finit cependant par trouver un abri favorable et l’on y jeta l’ancre.
On attendait Rossetti, mais Rossetti ne paraissait point et Garibaldi se demandait anxieusement ce qu’il était devenu . Cependant, les provisions de bouche auxquelles le bel appétit des douze jeunes gens vivant en plein air faisait de terribles brèches, diminuaient rapidement et il fallait, coûte que coûte, les renouveler. On apercevait bien à une certaine distance le toit d’une habitation ; mais la Luisa ne possédait point de canot. Garibaldi ne se déconcerta pas pour si peu ; il fit fabriquer une sorte de radeau très rudimentaire et, prenant avec lui un de ses hommes, parvint en dépit du courant et du vent, à accoster la terre. Laissant alors le radeau sous la garde du marin, il se dirigea vers la maison.
C’était le matin ; un soleil radieux éclairait des prairies s’étendant à l’infini et dont, sous le souffle de la brise, les herbes hautes ondulaient comme des vagues, cachant à moitié les innombrables troupeaux épars çà et là. Garibaldi s’arrêta émerveillé. Si forte fut cette première impression que lui causa la vue des pampas, qu’il se plaisait encore, quarante ans plus tard, dans sa retraite de Caprera, à en évoquer le souvenir.
Arrivé à la maison, autre étonnement. Il est reçu, en l’absence du maître, par une belle jeune femme qui lui parle de Dante et de Pétrarque, qui lui récite des vers espagnols composés par elle et lui raconte sa vie, les circonstances qui lui ont fait, à la suite de revers de fortune, quitter Montevideo où elle est née, sa rencontre avec celui qui devait devenir son époux, son mariage et l’existence heureuse, libre et large qu’elle mène actuellement. Garibaldi est enchanté et les heures passent dans la plus exquise des conversations. Enfin, le mari paraît et ne se montre pas moins accueillant que sa femme. Le lendemain Garibaldi embarquait sur son navire une quantité d’excellentes provisions de bouche.
Quelques jours après, survinrent des incidents beaucoup plus graves. On avait signalé deux grandes chaloupes, battant pavillon uruguayen. Étaient-elles amies ou ennemies ? La réponse à cette question fut une décharge de mousqueterie qui tua net l’un des douze. Aussitôt le combat s’engagea. Garibaldi, atteint d’une balle au cou, tomba. Carniglia, son second, prenant le commandement, réussit à repousser l’ennemi ; mais il était à craindre que celui-ci ne revînt en force, et la prudence conseillait de fuir en remontant le Rio.
Pendant qu’on virait de bord, Garibaldi était sorti de son évanouissement, mais, hélas ! sa blessure semblait mortelle. S’il y succombait, dans quelle situation allaient se trouver ses hommes ! Aucun d’eux n’avait navigué sur le fleuve, et ils ignoraient tout du pays. On étendit devant le blessé une carte et on le supplia de tâcher d’indiquer la direction à suivre. Machinalement et sans doute parce que le nom écrit en lettres plus grandes attira son attention, le blessé désigna d’une main défaillante Santa-Fé, sur le Parana. On obéit sans d’ailleurs aucun espoir, car l’Uruguay, le seul gouvernement qu’on croyait ami du Rio-Grande avait repoussé les corsaires. Ceux-ci n’étaient donc plus aux yeux de tout le monde que des pirates ; aucun doute sur le sort qui les attendait.
Afin de s’y soustraire les marins indigènes qu’on avait engagés désertent. Les Italiens restent seuls. Quant à Garibaldi, qui croyait sa dernière heure venue, il éprouvait une horreur affreuse à la pensée qu’on immergerait son cadavre ; aussi demanda-t-il avec instances à Carniglia de le faire, si c’était possible, transporter à terre après sa mort et de donner une tombe à sa dépouille. Les larmes aux yeux, le fidèle lieutenant lui en fit la promesse.
III
La Luisa continuait de remonter le fleuve, ayant pour perspective certaine d’être faite prisonnière. L’important était que l’équipage eût une captivité peu rigoureuse et surtout la moins longue possible. Gualeguay, ville argentine de l’Entre-Rios, réalisa ce programme et Garibaldi y fut très bien soigné ; la balle qu’il avait reçue au cou fut extraite et il guérit parfaitement.
L’internement dura six mois dans des conditions tout à fait agréables, chacun rivalisant de générosité envers les prisonniers. On permettait même au jeune capitaine des promenades à cheval, sous la seule condition de ne pas franchir un rayon de plus d’une douzaine de milles. Mais son âme impétueuse ne pouvait se contenter d’une demi-liberté. Il conçut et exécuta un projet d’évasion dont je ne peux mieux faire que de lui laisser raconter à lui-même les dramatiques péripéties.
« Un soir d’orage, je me dirigeai vers la maison d’un bon vieux qui habitait environ à trois milles de la ville. Je l’avais pris pour confident de mon projet. Il m’avait trouvé un guide sûr et des chevaux vigoureux. Je devais gagner l’Ibicuy, petit affluent de Gualeguay, où j’étais à peu près certain de trouver des bateaux en partance soit pour Buenos-Ayres, soit pour Montevideo. Nous