Respublica
Par Sophie Brice
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Aperçu du livre
Respublica - Sophie Brice
Respublica
Sophie Brice
Respublica
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01236-0
– Par les dieux, mais que fais-tu Anubis ?
Je m’étais réveillé en sursaut. Dans le petit jour naissant, deux billes vertes me fixaient.
Le petit chat se mit à ronronner.
C’était la première fois qu’il s’approchait de moi ; et son moment était mal choisi pour me faire une démonstration de tendresse.
– Il veut sans doute manger ! marmonna mon épouse.
Anubis entendit sa voix et ronronna de plus belle. Il s’approcha d’elle pour lui donner des coups de tête.
Je n’avais pas l’habitude de ces animaux. Leurs mœurs m’étonnaient. Comment un être si fuyant la veille pouvait se retrouver sur mon torse et me démontrer autant d’affection ?
Avec la tendresse d’une mère pour son nourrisson, Antonia se leva et prit le petit corps dans ses bras. Elle le posa sur son sein. J’eus l’impression que nous avions un troisième enfant.
J’aurais pu me rendormir mais le froid m’avait ragaillardi. Je quittai le cubiculum{1} et me dirigeai dans le jardin. Un tapis blanc avait recouvert mes mosaïques et ma fontaine centrale. La tombée de la neige était un spectacle si beau que je restai un moment à le contempler.
Le prompt réveil du dominus et de la domina n’était pas passé inaperçu.
Les paillasses se mirent à grincer : quelqu’un se leva et se cogna dans le noir. Des voix encore endormies se firent entendre ; les intonations étaient pleines de surprise et d’inquiétude. Hécube passa devant moi, une lampe à huile à la main. Elle me salua du bout des lèvres en baissant la tête.
Cornavus, mon garde du corps, lui emboîtait le pas. Je compris alors l’objet de leur embarras. Il me fit un signe de tête franc. Il est déconcertant d’avoir été surpris au sortir du lit. Était-il vraiment possible que Cornavus et Hécube eussent une liaison amoureuse ? Ma jeune esclave n’était pas laide mais sa timidité lui ôtait tout charme.
– Cornavus, pendant que tu t’adonnais au plaisir, n’importe quel rôdeur aurait pu entrer et égorger ton maître et sa famille !
– Pardonne-moi domine. La rue était calme, je ne me suis… absenté que quelques instants. Je te promets de ne plus recommencer.
Il baissait la tête. Dans le fond, ce grand garçon m’attendrissait.
Mais il aurait pu nous faire courir un grand danger. La situation politique subissait des changements tels que les rues n’étaient pas sûres, si elles le furent un jour à Rome…
La Nubienne se leva enfin. Avec sa démarche tranquille de reine, elle dégageait une assurance qui agaçait les membres de la maison. Son comportement m’exaspérait mais je n’avais qu’à poser mes yeux sur ses formes généreuses, sur ses cheveux épais et noirs pour me rappeler ce qui m’avait poussé à l’acheter. Elle connaissait mon trouble et savait s’en servir. Ses yeux arboraient une expression déconcertante qui mêlait l’aplomb et le respect. Ils me rappelaient sans cesse d’où elle venait.
En effet, Larissa n’était pas n’importe quelle esclave nubienne.
Je ne dis pas la vérité quand je parle de ses origines. Larissa était métisse. Son père était un esclave nubien et sa mère une servante égyptienne de Cléopâtre en personne. A la mort de la reine d’Égypte, Octave avait fait tuer ou vendu ceux qui avaient été au service du couple. Les plus riches familles, parmi les proches du nouveau pouvoir en place, avaient pu les acheter en esclavage.
Larissa était l’une de ces rescapées et servait dans ma maison depuis un mois. Elle avait emmené avec elle un vent nubien d’une chaleur passionnelle : mes esclaves masculins étaient devenus ses esclaves, mon fils, du haut de ses quatorze ans, était devenu plus doux et plus mature et ma fille, âgée de dix ans, s’était découvert une passion pour l’Égypte -raison pour laquelle elle m’avait fait adopter ce petit chat.
Elle agaçait ma femme au plus haut point.
– Peut-on savoir pourquoi tu as pris pour nutrix{2} cette Nubienne alors qu’elle est à peine plus âgée que ton fils ?
Je me souviens être resté coi devant une telle réflexion.
Cornavus traversa l’atrium{3}. Il tenait dans ses mains puissantes un objet cylindrique. Qu’avait-on déposé à ma porte au milieu de la nuit ? Pourquoi était-il inquiet ? J’allai à sa rencontre.
– Domine, on a déposé ceci devant ta porte… au moment où je me suis… absenté.
Je lui arrachai le rouleau de cuir. Je fis glisser le message qu’il contenait. Je reconnus le sceau de mon frère.
Gnaïus Aurélius Calvus à Publius Aurélius Pulcher.
L’Égypte t’attend à Ostie, dans la cabane du pêcheur que tu connais bien.
Quelle était cette idiotie ? Fallait-il que mon frère se soit totalement saoulé pour me faire envoyer un message aussi énigmatique au milieu de la nuit ?
– Cela s’est sans doute passé il y a peu, Domine, je ne me suis absenté que très peu de temps…
Je lui jetai un regard furieux. Je m’empressai jusqu’à la porte de la maison, mon esclave m’emboîta le pas.
J’ouvris en grand et le froid me mordit le corps entièrement. Cette fois je n’avais plus envie de plaisanter :
– Cornavus, la personne qui est venue déposer le message l’a fait au beau milieu de la nuit !
– Mais Domine, puisque je te dis…
– Tu me racontes n’importe quoi ! Regarde les empreintes laissées par les sandales dans la neige ; elles sont à peine visibles ! Il neige trop peu : voilà des heures que ce message est là !. Dans ton pays barbare de Germanie, n’as-tu jamais entendu parler de la neige ?
Il baissa la tête.
– Cornavus, je te prenais déjà pour un idiot et maintenant je découvre que tu es un menteur ! Sais-tu le risque que tu viens de faire courir à ma famille ?
– Ce n’est qu’un message. Et un message apporté par ton frère, j’ai reconnu la marque de sa bague. Je connais bien l’esclave qui apporte les messages ; il n’est pas méchant.
Le dieu Mars parlait à ma place.
– Encore une réflexion brillante ! Crois-tu que mon frère soit homme à plaisanter ? Gnaïus n’a pas le cerveau ramolli ! Crois-tu qu’il enverrait ses esclaves au beau milieu de la nuit par ce temps ? Quelqu’un se sera emparé de son sceau et l’aura utilisé pour je ne sais quel guet-apens contre moi ! Et maintenant, pire que tout : cet individu, quel qu’il soit, sait que ma maison est aussi bien gardée qu’un lupanar de Subure{4} !
Marcus s’était réveillé et s’était approché pour assister à la scène. Les cheveux décoiffés et les yeux encore bouffis de sommeil il me demanda ce qu’il se passait. Il tenait dans sa main le rouleau d’un parchemin.
– Tu as encore passé une partie de la nuit à lire, qu’est-ce que c’est ?
– Une petite histoire qui se passe en Grèce, c’est Erato qui me l’a prêtée.
Mon fils vouait un véritable culte à son maître d’école.
– Va me réveiller le Grec !
Il n’eut pas à s’exécuter. Démokritos parut à son tour.
– Que se passe-t-il, Domine ?
– Te voilà enfin !
Mon secrétaire n’affichait aucun embarras. De tous mes esclaves, Démokritos était le plus ancien.
– Va chercher de quoi écrire tout de suite ! Ho et puis non ! Tu vas plutôt te rendre directement chez Gnaïus et tu lui montreras ce que je viens de recevoir. Ce message est-il bien de lui ? J’en doute fort ! Demande-lui de mettre la main sur sa bague de chevalier ! Lorsqu’il verra qu’on la lui a volée, demande-lui qui il a rencontré ces derniers jours !
– Au milieu de la nuit, Domine ?
– Oui ! Et dépêche-toi !
Il se précipita dehors.
Le destinateur du message devait en savoir assez sur la vie des Aurelii ; il connaissait sans doute mon esclave et risquait de s’en prendre à lui.
– Démokritos : surtout ne parle pas aux gens que tu croises et fais vite ! Demande également à mon frère s’il peut me prêter deux ou trois gardes du corps. On ne sait jamais…
– Ne t’inquiète pas.
Son sourire était si rassurant qu’il me calma. J’eus un pincement au cœur. Certes Démokritos était un esclave mais à certains égards, il était plus proche de moi que mon propre frère. Je craignais de l’avoir mené tout droit à la mort.
– « Surtout ne parle pas aux gens que tu croises dans la rue », mais père, Démokritos n’est pas ta petite fille !
Aurélia se tenait devant moi les bras croisés. Une pince en ivoire retenait ses cheveux noirs et dégageait son front large. C’était la preuve d’une haute intelligence, m’avait dit Ismaël, un médecin juif. Je mesurais la véracité d’une telle parole : elle me rappelait sa mère. Aurélia avait ces mêmes grands yeux noirs qui brillaient d’intelligence et cet air réfléchi que ses sourcils épais dessinaient.
– Mon enfant, va te recoucher.
– Mais enfin, que se passe-t-il ici ?
– Ce n’est rien ! Nous en parlerons demain matin. Tu as les yeux cernés.
Je passai ma main dans ses cheveux. Je n’osais imaginer que les événements puissent tourner mal. Depuis des décennies maintenant le pouvoir était passé de mains en mains, plongeant la ville et ses occupants dans un bain de sang. Les citoyens avaient l’habitude des guerres civiles. Certes Octave était désormais le grand maître à bord de ce navire mais rien n’empêchait celui-ci de se retourner. Le peuple était en adoration devant cet homme mais des sympathisants de Marc-Antoine pouvaient élever un nouveau champion ; et alors ma famille se retrouverait au centre des conflits.
Ma fille obéit et retourna dans sa chambre. Antonia qui avait assisté à la scène, la prit par la main et la reconduisit. Aurélia saisit le petit chat. Cette scène me serra le cœur ; j’étais loin d’imaginer combien j’allais la regretter.
Cornavus se tenait à la porte, prêt à bondir sur le moindre passant. Il prenait soin de réparer sa faute. Au fond, je ne lui en voulais pas. Cela faisait plusieurs jours que la rue était calme et que mes visiteurs n’étaient que des clients{5} exagérément courtois. Je comprenais qu’un idiot ait préféré les bras tendres d’une femme à un poste ennuyeux. C’était un gladiateur autrefois : il était habitué à vivre dans l’action. A la troisième heure du jour, je me rendrais au temple d’Esculape{6}. Là se trouvaient de vieux esclaves malades dont les maîtres s’étaient débarrassés. J’en choisirais alors un pour garder la porte. Cornavus pourrait alors se concentrer sur son rôle de garde du corps.
Je m’installai dans mon bureau et parcourus les missives sur lesquelles je n’avais pas eu le temps de me pencher. Je prêtai une attention particulière à celle de mon collègue au sénat, Galbus, qui me demandait mon point de vue sur la motion qui allait être votée.
Le sénateur, L. Munatius Plancus faisait ouvrir une session. Son projet était d’attribuer à Octave le surnom d’ « Augustus ». Octave « le bon». A coup sûr, notre Princeps-Senatus voulait s’attribuer un titre qui le sacraliserait définitivement aux yeux du peuple. La démarche pouvait dénoter un certain désir de puissance, Galbus la jugeait réfléchie : ce surnom sonnait comme un rite sacré, il symbolisait le rétablissement du gouvernement législatif approuvé par les dieux.
Sa dernière phrase était éloquente et sage : « Un homme se définit aux yeux des autres par les décisions qu’il prend ». J’aurais rajouté : « et cèle ainsi son destin ». En effet, quel sénateur aurait assez de courage pour aller à l’encontre de l’homme le plus puissant de Rome ?
J’étais